SOCIALE EN AFRIQUE.
INTRODUCTION
Mais les questions qui se posent, sont celles-ci : Qu’est-ce donc qu’un sacrifice ?
Quelle est sa fonction ? Quels sont ses enjeux ? Les réponses à ces questions semblent
aller de soi, tant la terminologie sacrificielle est entrée dans le langage courant. Ainsi,
1
avant même de décrire le sacrifice tel que le présente la Bible, il convient donc de
commencer par clarifier la question des définitions. Ce point est d’autant plus
important que, par un singulier retournement, l’acception profane est devenue, de
fait, une clé d’interprétation inconsciente pour déterminer la fonction du rite
sacrificiel et en a complètement faussé le sens. Nous allons ensuite commenter le
déroulement habituel des rituels sacrificiels dans l’AT afin d’en avoir une idée claire.
Enfin, par souci contextuel, nous aborderons la question des rituels sacrificiels dans
les cultures africaines et les enjeux qui s’en imposent. Le but est d’en tirer une
conclusion du point de vue socio-anthropologique.
Dans l’AT, le sacrifice est, tout d’abord, un don fait à Dieu. Il fait partie de ce que
l’AT qualifie de qorban, littéralement « rapprochement», un terme qui englobe toutes
2
Lire A. Marx, « Le Sacrifice dans la Bible : sa fonction théologique», Pardes, 2005/2 N° 39, p. 161 à
171.
3
Sur le sacrifice, voir notamment N. Neusch (éd.), Le sacrifice dans les religions (Paris, Beauchesne,
1994). Pour le sacrifice dans la Bible, voir Dictionnaire encyclopédique du Judaïsme (Paris, Robert
Laffont, 1996), art. « Sacrifices et offrandes » ou encore A. Marx, Les sacrifices de l’Ancien Testament
(Cahiers Évangile 111 ; Paris, Cerf, 2000). Pour une étude plus technique, qui intègre les commentaires
rabbiniques, voir le monumental commentaire de J. Milgrom, Leviticus 1-16 (The Anchor Bible 3 ;
New York, Doubleday, 1991).
2
les formes d’offrandes à Dieu, celles qui sont détruites et lui sont directement
transmises par combustion sur l’autel, celles qui sont versées au trésor du temple et
celles qui sont destinées aux prêtres et réservées à leur usage. Parmi ces offrandes,
seules les premières peuvent être qualifiées de « sacrifice » au sens strict du mot.
Pour caractériser le sacrifice proprement dit, la Bible emploie, plus précisément, deux
termes, qui sont complémentaires4.
Le premier, le plus fréquent, est zèbach, un dérivé du verbe zabach, (sacrifier),
dont provient également mizbéach ( autel). Utilisé, de même que zabach, dans un
sens générique recouvrant toutes les formes du sacrifice animal, ce terme désigne
aussi le sacrifice de communion, une catégorie de sacrifice où la matière sacrificielle
est partagée entre Dieu, les prêtres, le sacrifiant et ses invités. Zèbach représente le
sacrifice sous l’aspect du repas. Comme l’indiquent ses emplois profanes, zabach,
c’est tuer un animal et l’apprêter de manière à pouvoir le consommer. On voit ainsi la
nécromancienne d’Eïn-Dôr « sacrifier » un veau et cuire des pains, puis servir le tout
à Saül et ses compagnons qui étaient venus chez elle pour évoquer l’esprit de Samuel
(1 Sm 28, 24-25). « Sacrifier » désigne ici l’ensemble du processus de préparation du
veau, depuis sa mise à mort jusqu’à sa cuisson (Dt 12, 15 ; Ez 34, 3).
L’autre terme dont se sert la Bible est minchah, présent, tribut. Dans ses emplois
profanes ce terme caractérise le présent que le sujet ou le vassal remet à son suzerain
en signe d’hommage et de soumission. La rébellion, à l’inverse, se traduit par le refus
d’offrir une minchah. Ainsi les opposants à l’élection de Saül, qui contestent sa
capacité à libérer Israël de la domination philistine, refusent de lui apporter une
minchah (1 Sm 10, 27) et le roi Osée, après son alliance avec l’Égypte, cesse de verser
au roi d’Assyrie la minchah, le tribut annuel, auquel il était assujetti (2 R 17, 3-4). La
minchah apparaît ainsi comme une marque de reconnaissance de la suzeraineté
divine, un aspect sur lequel le Lévitique mettra tout spécialement l’accent. De là
l’obligation faite à tout Israélite de se présenter trois fois par an devant son Dieu et de
lui apporter un présent (Ex 23, 15b.17 ; 34,20b.23-24). Minchah, au sens étroit,
désigne l’offrande végétale5.
Les sacrifices ne sont pas, pour autant, destinés à nourrir Dieu. La Bible ne
considère jamais que le sacrifice a pour fonction d’assurer la subsistance de Dieu. Le
psalmiste le dit clairement : Dieu n’a nul besoin de sacrifices, lui à qui appartiennent
4 Marx, ibid.
5 Ibid
3
tous les animaux (Ps 50, 10-13). Et le prophète renchérit : tous les arbres du Liban et
tous ses animaux n’y suffiraient pas (Is 40, 16). Le repas auquel on invite Dieu ne sert
pas à son alimentation, il est essentiellement un geste de vénération. Et il est
l’expression d’un désir de convivialité et donc, d’une relation plus forte, plus
profonde, plus personnelle que celle qui pourrait résulter de l’offrande d’un simple
présent.
Comme on ne paraît pas devant un roi terrestre sans lui apporter un présent qui le
dispose favorablement envers le suppliant, de même on ne paraît pas devant l'Éternel
les mains vides (Ex 34:20). C'est le sens évident des premiers sacrifices mentionnés
dans la Bible, ceux de Caïn et d'Abel (Ge 4:3-5, cf. Jug 6:17-21 13:13-21,1Ro 3:4 et
suivants, etc.).
Sous cette signification générale percent d'anciennes notions qui n'étaient peut-
être pas toujours conscientes chez les sacrifiants et qui ont fini par disparaître
complètement pour faire place à des notions plus spirituelles. Ces anciennes notions
expliquent la raison pour laquelle on offrait à Dieu certaines choses plutôt que
d'autres, les termes que l'on employait pour exprimer l'effet produit sur la divinité et
le sens que l'on donnait aux sacrifices dans des occasions spéciales.
4
façon particulière. Peut-être aussi ne continuait-on à les présenter parce qu'ils étaient
la coutume antique et sacrée d'adorer l'Éternel, et ne se mettait-on pas en peine de
savoir pourquoi Dieu voulait être adoré de cette façon-là plutôt qu'autrement. En tout
cas, le sacrifice était l'acte religieux par excellence, celui dans lequel et par lequel
l'homme s'approchait de son Dieu et se mettait en relations personnelles avec Lui6.
En outre, les sacrifices ne créaient pas seulement un lien entre les hommes et
Dieu ; ils unissaient plus étroitement les hommes entre eux. Les mêmes sentiments
animaient ceux qui se présentaient ensemble devant l'autel, et dans le repas qui
suivait les participants mangeaient des mêmes victimes dont une partie avait été
offerte à la divinité. Ils se sentaient un devant Dieu. Les sacrifices réguliers étaient
donc des fêtes de famille ou des fêtes d'une communauté plus étendue dans lesquelles
s'affirmait tout à nouveau la solidarité des membres les uns avec les autres. (cf. 1Sa
1:1 9:13 20:6). Les sacrifices individuels devaient être rares dans l'ancien Israël, sauf
occasions spéciales (Jug 6:19 et suivants, Gédéon ; 1Ro 3:4, Salomon, etc.). Dans les
repas qui accompagnaient les sacrifices de communauté, la joie pouvait dépasser
quelquefois les bornes du permis ; voir les reproches d'Héli à Anne (1Sa 1:13 et
suivant). Pourtant des règles assez sévères étaient imposées à ceux qui voulaient
s'approcher de l'autel : il fallait laver ses vêtements, s'abstenir de tout ce qui était
impur (Ex 19:10 et suivants), et même avoir auparavant renoncé aux relations
conjugales pendant quelques jours (1Sa 21:5, cf. Ex 19:15).
Sur le rituel du sacrifice, les lois anciennes ne donnent que de rares indications.
Elles précisent que le premier-né de la vache ou de la brebis, qui appartient de droit à
l'Éternel, comme les prémices de la moisson et de la vendange, ne peut être présenté
à l'autel que huit jours après sa naissance (Ex 22:30) ; elles interdisent de cuire un
chevreau dans le lait de sa mère (Ex 23:19 34:26, De 14:21), d'offrir avec du pain levé
le sang de la victime sacrifiée et de garder sa graisse jusqu'au matin (Ex 23:18).
1992.
5
D'après Ex 34:25, cette dernière prescription vise spécialement le sacrifice de la
Pâque. La défense de cuire un chevreau dans le lait de sa mère avait sans doute pour
origine une croyance superstitieuse ; ce n'était pas affaire de sentiment. L'emploi du
pain levé était autorisé dans certains sacrifices (Am 4:5).
Le Deutéronome n'est guère plus explicite que les premières législations. Il donne
la liste des animaux purs et impurs (De 14:4-20) ; il fixe la part qui revient aux
prêtres dans les sacrifices d'actions de grâces et leur attribue la jouissance des
prémices (De 18:3 et suivant); il ajoute, pour la présentation de ces dernières qui
doivent être tout d'abord déposées devant l'autel (De 26:1-11), une très belle liturgie
indiquant la manière de procéder, avec la prière à prononcer par l'Israélite. C'est un
morceau unique en son genre avant l'exil.
Pour avoir quelques renseignements précis sur le rituel des autres sacrifices, il faut
recourir aux livres historiques7. Les principaux passages sont Jug 6:19,2113:15,20, qui
parlent des holocaustes de Gédéon et de Manoah, le père de Samson, et 1Sa 2:12,17,
qui raconte la façon fâcheuse dont les fils d'Héli réclamaient leur part dans les
sacrifices d'actions de grâces. Il résulte de ces passages que la chair des victimes était
ordinairement bouillie avant d'être brûlée sur l'autel, soit tout entière (holocauste),
soit en partie (la graisse dans les sacrifices d'actions de grâces), que les prêtres
recevaient ensuite leur part et que le reste servait au repas des sacrifiants. Les fils
d'Héli en revanche voulaient avoir de la viande crue pour pouvoir la rôtir, et ils se
servaient eux-mêmes dans la marmite, avant qu'elle fût entièrement bouillie et avant
qu'on eût brûlé la graisse sur l'autel. C'est le sens le plus naturel du passage 1Sa 2:12-
17. D'autres interprètes le comprennent autrement : ils pensent que la graisse était
brûlée crue sur l'autel, et que les fils d'Héli réclamaient leur portion en viande crue
avant même que l'Éternel fût servi (voir verset 158) ; mais l'ensemble du passage n'est
pas favorable à cette interprétation, qui est suggérée par le désir de faire disparaître
toute différence entre la coutume ancienne (viande bouillie) et la coutume
postérieure qui était de brûler crue la chair présentée à l'autel (voir Lévitique).
7 Ibid
6
viande était consacrée crue à l'Éternel et mangée rôtie par les sacrifiants. Il est du
reste possible que le rituel ne fût pas le même dans tous les sanctuaires et qu'il y eût
différentes manières de présenter la chair à l'autel.
Un rituel particulier était celui des sacrifices d'alliance8. Les victimes étaient
coupées par le milieu, les morceaux séparés étaient placés en face l'un de l'autre, et
les contractants passaient entre ces morceaux (Ge 15:9,17, Jer 34:18). La forme n'est
pas la même dans Ex 24 : une partie du sang des victimes est offerte à Dieu sur l'autel
et l'autre partie est répandue sur le peuple (verset 6,8) ; mais le sens est identique :
les contractants sont unis par le fait qu'ils ont passé entre les mêmes victimes ou
qu'ils ont été aspergés de leur sang9. Le sang, surtout dans le cas d’un sacrifice pour «
le péché », servirait ainsi à expier les péchés. Cette interprétation s’appuie
notamment sur Lv 17, 11 : « Car la vie de toute chair est dans le sang, et moi je vous
l’ai donné sur l’autel pour faire l’absolution, kappér, de votre vie, car le sang, par la
vie, réalise l’absolution.» Or, si ce passage, comme le fait d’ailleurs déjà Gn 9, 4,
associe effectivement sang et vie, il est à noter qu’il n’y est pas question d’offrir une
vie à Dieu. C’est-à-dire, le sang n’est pas offert par le sacrifiant à Dieu, il est donné
par Dieu au sacrifiant, cela en vue de lui permettre de se réconcilier avec lui. Sa
fonction est, en somme, analogue à celle du sang pascal mis sur les montants et les
linteaux de la porte, et qui sert de signe, non d’offrande, pour protéger de la mort
ceux qui se trouvent à l’intérieur de la maison (Ex 12, 7.12-13). Le sang du sacrifice
pour le «péché» est, de même, destiné à faire pièce à tout ce qui est facteur de mort et
qui entrave la relation avec Dieu. En fait, le rite du sang, même s’il appartient à la
8
Ce qui est spécifique au judaïsme, c’est l’alliance entre Israël et son Dieu, YHWH. On peut voir cette
alliance dans des textes comme Ex 19–24 ou le livre du Deutéronome, qui suivent plus ou moins le
modèle dont nous venons de parler. Dieu a aussi scellé des alliances avec les patriarches, dont
Abraham en Gn 15 et 17. Mais le modèle habituel du pacte devait être adapté quand l’un des
contractants était la divinité. On ne peut pas vraiment prendre un repas avec son Dieu ou encore, dans
un contexte monothéiste, invoquer les autres dieux à intervenir en cas de rupture. C’est pourquoi le
texte de Gn 15 présente à sa manière la conclusion d’un pacte entre Abraham et son Dieu symbolisé
par le feu. De même que les contractants sacrifiaient des animaux et passaient entre leurs parties pour
signifier le pacte conclu (voir Jr 34,18) et invoquer sur eux le sort des animaux sacrifiés en cas de
rupture, ainsi font Dieu et Abraham.
9
7
phase proprement sacrificielle du rituel, n’est lui-même qu’un préalable au rite de la
combustion qui, lui, en est le point d’aboutissement.
10
Aux temps les plus reculés de l’histoire d’Israël, les premiers-nés de l’homme étaient immolés à la
divinité au même titre que les premiers-nés des troupeaux : l’épisode de Morija constitue la preuve
classique que, à l’époque et dans le milieu d’Abraham, le sacrifice des enfants premiers-nés faisait
partie du culte (Genèse 22). Cet usage fut, de bonne heure, réprouvé par la conscience israélite qui y
substitua l’obligation du rachat : celle-ci, qui apparaît déjà dans le Livre de l’Alliance (Exode 22.29 et
suivant, cf. Exode 13.12 ; Exode 34.19 et suivant), se trouve précisée dans le code deutéronomique
(Deutéronome 15.19 ; Deutéronome 15.23) et dans le document sacerdotal qui fixe exactement le prix
de rachat (Exode 13.1 ; Lévitique 27.26 et suivant, Nombres 18.15-18). (voir Dictionnaire biblique
Westphal).
8
10, Jr 7, 31 19:3 32:35, Eze 23, 37 ; 16 , 20). Le dieu auquel les enfants étaient sacrifiés
est appelé tantôt Baal, tantôt Moloc, parce que c'étaient les dieux qui réclamaient de
pareils sacrifices ; mais, d'après Jr 7, 31, les Israélites les offraient en réalité à leur
Dieu national, l'Eternel ; sans cela le prophète, parlant en son nom, ne dirait pas :
« chose que je n'avais point commandée et qui n'était point venue à ma pensée ». Les
sacrifiants eux-mêmes invoquaient sans doute pour justifier leurs sombres offrandes
le passage Ex 22, 29 : « Tu me donneras le premier-né de tes fils », qu'ils
interprétaient littéralement. Ézéchiel admet peut-être la même interprétation
(20:26), mais il a soin d'ajouter que Dieu n'a donné un tel commandement que pour
augmenter les péchés d'Israël : « afin qu'ils se souillent par leurs dons et que je les
mette en désolation ». Autant dire que ces sacrifices sont absolument contraires à la
vraie volonté de Dieu. D'après Ex 34, 20, les premiers-nés devaient être rachetés, et
c'est également le sens de Ex 22:29.
Mais, il convient de souligner que les sacrifices humains étaient contraires à tout
l'esprit de la religion d'Israël. Ils sont condamnés par la loi (De 12:31 18:10, Le
18:21 20:2 et suivants) et combattus énergiquement par les prophètes (cf. les
passages de Jérémie et d'Ezéchiel, cités plus haut, et en outre Mic 6, 7, Jer 3, 24, Ps
106:38). Jérémie en particulier est très vif contre le haut-lieu de Topheth dans la
vallée de Hinnom (voir ce mot), qui semble avoir été réservé aux sacrifices d'enfants
(Jer 7:3119:5, cf. 2Ro 23:10). On peut voir dans l'histoire du sacrifice d'Isaac (Ge 22)
une antique mise en garde contre de pareils sacrifices. Dieu a le droit de réclamer le
fils qu'il a donné, mais il ne veut pas qu'il soit mis à mort ; il le fait remplacer par un
bélier11.
11
R. de Vaux, Les sacrifices de l'Ancien Testament. Cahiers de la Revue Biblique, I, Paris, Gafoalda,
1964, 111 p..
9
rite indique que sa valeur résidait dans l'aspersion du sang, à laquelle on attribuait le
pouvoir de mettre les hommes à l'abri du châtiment divin.
Même si Emil Fackenheim, dans l’un de ses ouvrages, affirme que « l'homme
primitif avait peur de l'inconnu; il le peuplait donc de divinités colériques et
irascibles. Que leur colère fut justifiée ou non, il fallait apaiser leur courroux, ce qu'il
faisait en leur sacrifiant les produits des champs, les bêtes de moindre valeur comme
les volailles ou plus précieuses, comme le bœuf ou le bélier, et même ses propres
enfants, lorsque la fureur de la divinité était extrême12», l’homme africain , lui, croit
que les sacrifices rituels entretiennent des liens mystiques et lui permettent de
communier aux puissances de la nature13 et de se définir par sa relation à Dieu et aux
ancêtres.
Il ne faut donc pas se leurrer. Les pratiques sacrificielles en Afrique centrale, à
l’instar d’autres régions africaines, intimement liées à la notion de sacré, comme nous
l’avons vu dans l’AT, peuvent être appréhendées à plusieurs niveaux : d'une part,
celui de la magie et de la sorcellerie, d'autre part, celui des rituels qui tendent à
réactualiser le sacrifice primordial de deux créatures mythiques. En effet, les
pratiques sacrificielles font appel à des entités mythiques ou ancestrales. On les
invoque pour obtenir leur concours sous des formes multiples. Mais, quelle que soit
la nature de l'invocation (bénéfique ou maléfique), tous les rites de type sacrificiel
tendent à réaliser la jonction de deux plans d'existence : celui des désincarnés, dans le
monde supra-physique et celui des réincarnés, dans le monde physique14.
12 Lire E.L.FACKENHEIM, The Jewish Bible after the holocaust. A Re-reading, Indiana University Press,
1991.
13 Cf. MASAMBA MA MPOLO, La libération des envoutés, Yaoundé : Clé, 1976, p. 21
14
Cf. J.F. VINCENT, « Le sacrifice chez les Mofu ». Systèmes de pensée en Afrique noire, cahier 2, 1976,
p. 198.
10
La cosmogonie africaine destinataire des rites sacrificiels
Si dans l’AT, nous avons relevé que le destinataire du rite sacrificiel était
uniquement Dieu, dans la culture africaine, il peut être destiné à plusieurs entités
appartenant aux deux mondes (visible et invisible). Ces deux mondes n'en font
qu'un15. Ils se traduisent concrètement, pour l'homme, par le changement et le
mouvement incessant entre le "pays natal" (l'au-delà) et le "campement" (la terre),
entre lesquels l'homme effectue un va-et-vient : "nous venons, nous retournons".
Dans cette dimension de l'unicité du monde, la vie terrestre est considérée comme
une étape inférieure, conçue comme une chute de l'être en l'état où il est revêtu d'une
forme. L'homme se réfère à son passé immatériel par l'intermédiaire de la chaîne des
entités spirituelles sollicitées. Il vise à acquérir une faculté qui n'est à la disposition
des vivants que par des moyens de sacrifices rituels adéquats. Il devient, alors, un
manipulateur du sacré en faisant agir des forces supérieures à lui mais qui
demeurent, toutefois, sous son contrôle et en sa faveur, temporairement néanmoins.
En vue de réaliser la jonction des deux plans d'existence, on fait intervenir soit des
supports de symboles — dans le contenu desquels entrent des éléments d'origine
humaine, animale, végétale et minérale — soit des pratiques sacrificielles.
Ainsi, le rite sacrificiel se place au carrefour de la nature, de la société, de la
culture, de la religion. C'est une pratique périodique, à caractère public, assujettie à
des règles précises, dont l'efficacité extra-empirique s'exerce en particulier dans le
monde invisible. Il conduit l'homme à saisir dans un ordre autant qu'à la source d'une
puissance capable d'autres liens et d'autre ordre.
15
Voir O. GOLLNHOFER et R. SILLANS, « Recherche sur le mysticisme des Mitsogho, peuple de
montagnards du Gabon central (Afrique equatoriale) », Réincarnation et vie mystique en Afrique
noire, Paris, PUF, 1965, pp. 143-177
11
tous les valeurs du groupe. La diversité d'événements importants dans la vie sociale
en Afrique, explique plusieurs rites sacrificiels avec des fonctions très diverses.
Il y a des rites de sacralisation liée à la naissance, à l’initiation, au mariage, à la
mort, mais il y a également les sacrifices de la médiation des forces de l'univers
invisible et leur relation avec les vivants d'ici-bas dans la totalité de leurs activités
(moissons, chasses ou pêches), dans leur désir de cohésion (repas de communion), de
solution des conflits (palabre), de continuité lignagère ou clanique (mariage). Les
différents rites sociaux permettent à la société de se reproduire et aux individus de s'y
intégrer. Le rite sacrificiel est un acte visant l'abolition d'une forme du temps et à
imaginer une nouvelle manière d'être à soi-même et au monde. Il renferme un sens
de conversion du sujet et de sa participation à des forces qui le dépassent en son
immédiateté, conversion des circonstances et des conditions.
Comme souligné ci-haut, de même que cela se passe chez les juifs, il y a trois types
de rites sacrificiels très ancrés dans les cultures africaines :
- Le sacrifice expiatoire dont la finalité est de faire disparaître la malédiction. Ce
rituel sacrificiel est toujours précédé d'un aveu des fautes commises. Le lieu
normal où un tel sacrifice est offert est, soit la frontière du village quand c'est la
communauté qui est concernée, soir la croisée de chemin si l'expiation ne concerne
qu'un individu ou les membres d'une famille.
- Le sacrifice d'action de grâce. C'est un sacrifice pour dire merci. Cela a lieu quand
la communauté ou une personne a bénéficié de quelque faveur de la part de Dieu
(moisson, naissance, réussite sociale, etc).
- Le sacrifice de quête de faveur ou de prospérité est un composant essentiel du
rituel; il est un moment important, symboliquement pertinent, chargé de pouvoir ;
il est un acte qui doit permettre à ceux qui l'exécutent de dire quelque chose sur
eux-mêmes ou sur la société dont ils sont membres d'une part et d'autre part de
faire entendre des puissances dont les activités ne vont pas sans conséquence pour
l'état d'ordre ou de chaos du cosmos. L'acte sacrificiel demande ici l'usage d'un
support qui est souvent un animal domestique (mouton, poulet, etc).
L'interprétation donnée aux intentions qui animent les acteurs de l'événement
sacrificiel est très variable. L'objectif peut être la libération d'une force nécessaire
à la revitalisation du corps social, désir d'expiation des fautes collectives ou
individuelles, l'annulation d'une pollution, l'apaisement des entités spirituelles,
12
l'obtention de leur bienveillance, leur protection, communion avec elles ou
inversement les éloigner.
Pour cela, accroupi devant l'autel, le sacrifiant commence un long discours qui
comporte d'abord un "exposé des motifs" : genèse des faits et description du cas avec
toutes les précisions utiles. Vient ensuite l'énoncé des requêtes, c'est à dire la
formulation sans détours de ce que l'on attend : pitié, pardon, santé, enfants,
récoltes... biens dont la liste est évidemment sans fin, mais dont le choix doit rester en
rapport avec les compétences personnelles de l'entité devant l'autel de laquelle on se
présente. Enfin, pour terminer, sont décrits avec précision les dons qui seront faits en
retour : animaux qui seront sacrifiés, actions expiatoires diverses, bains de
purifications rituelles.
13
même famille. Par le sacrifice sanglant, l'Africain vise le rétablissement d'un ordre
perdu, l'expiation de péché, l'accueil, etc. Plusieurs circonstances peuvent faire l'objet
de sacrifice sanglant mais l'accès à la symbolique du sang requiert la compréhension
du rite. Car le sang en lui-même est vide de sens. C'est le rite dans une société donnée
et en une circonstance particulière qui revêt le sang de sens. Toute personne, bien que
n'étant pas présente au lieu du sacrifice mais qui mangerait de la viande de la victime
s'approprie mystiquement le mystère du sacrifice. Il devient lui-même participant et
bénéficiant de l'acte posé. Le sang matériau physique revêt une forme mystique pour
permet aux sujets de rendre leur vie sociale présente vivante et en harmonie avec tout
l'univers. C’est dire que dans la mort rituelle d'un animal, le sang recueilli puis
accompagné de parole ou de gestes change de substance. La matérialité n'étant pas
changeante, le sang du sacrifice n'est plus le sang biologique mais il devient ce que la
société veut qu'il soit : matériau de cohésion, de réconciliation, d'accueil, de
purification, de communication. Ce sang du sacrifice devient à cause du rite diffèrent
de tout le sang biologique. Le sens du sang sacrificiel reste tout de même l'apanage
des initiés. Toute personne étrangère à la sphère sociale peut ne pas accéder au
symbolisme de ce sang-là.
CONCLUSION
Tout au long de cette étude, nous retenons que sacrifier, c'est être dans la logique
d'un échange : l'homme donne ce qu'il a, et au maximum le sacrifice du sang pour
obtenir de la divinité des biens que seule la puissance créatrice peut distribuer : la
santé, la purification, la fertilité de la terre, la fécondité du bétail ou des épouses.
Toute la vertu du sacrifice réside dans l'idée que l'on peut agir sur les forces
spirituelles par l'offrande de biens matériels, offrande, bien entendu assortie de
prières, d'incantations, de suppliques. Le sacrifice passe même pour être un meilleur
moyen que la prière souvent ignorée.
Exégète, Anthropologue
16