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Thèse pour obtenir le grade de Docteur

Délivré par l’Université Paul Valéry – Montpellier III

Préparée au sein de l’école doctorale


Et de l’unité de recherche RIRRA 21

Spécialité : Littératures française et comparée.

Présentée par Slimane Ait Sidhoum

LES RÉCITS DE VOYAGE EN ALGÉRIE DANS LA


PRESSE ILLUSTRÉE ET LES REVUES DU XIXe SIÈCLE
OU L’INVENTION D’UN ORIENT DE PROXIMITÉ

Soutenue le 09 décembre 2013 devant le jury

M. Pierre CITTI, Professeur émérite, Université de Montpellier III. Président


M. Anthony MANGEON, Professeur, Université de Strasbourg.
M. Jean-Marie SEILLAN, Professeur, Université de Nice.
Mme Marie-Ève THÉRENTY, Professeur, Université Montpellier III. Directrice de Thèse

1
REMERCIEMENTS

« Voyager, c’est aller de soi à soi en passant par les autres »

Proverbe targui.

Grand merci à Mme Marie-Ève Thérenty ma directrice de thèse qui a accompagné ce travail
pendant six ans avec patience et abnégation.
Je remercie également Mme Marie-Christine Rochmann pour ses conseils avisés.
Malika pour sa présence tout le long de ce parcours et son soutien indéfectible.
Á mon frère Hamou qui a permis ce long voyage en France.
Enfin, à toute ma famille, surtout Houria, Souad, Achour et à tous mes amis (es) qui m’ont
prodigué les encouragements nécessaires pour mener ce travail son terme.

2
Á la mémoire de mon père AREZKI.

Et à ma mère Keltouma.

3
Mots Clés : Algérie, Itinéraires, Sahara, Dahra, Ouled Nails, Autochtones,
Civilisation, presse illustrée, journaux, revues, voyageurs.

4
Introduction

5
L’Algérie, sous domination turque entre 1515 et 1830, a été pendant cette période
pratiquement interdite aux étrangers. Les livres produits sur le pays avant la conquête
française furent très rares. L’inventaire des ouvrages édités sur cette contrée barbaresque
montre une littérature sommaire et rachitique qui n’épouse pas les contrastes géographiques
multiples du pays et les richesses humaines et culturelles qu’il recèle:
Ainsi la pauvreté des représentations, des discours, des « pré- textes » consacrés en France à
l’Algérie avant la conquête, d’une part, et d’autre part la précocité et l’intensité de la mainmise
coloniale, telles sont les deux principales données qui, plus ou moins clairement comprise par
les voyageurs métropolitains, confèrent au « voyage en Algérie » un statut très particulier au
sein de la tradition du « voyage en Orient », à laquelle il semble apparemment naturel de le
rattacher1.

En effet, la prise d’Alger en 1830 par le royaume de France ouvre un large champ
d’exploration et de découverte du pays, où s’engouffrent toutes sortes de voyageurs venus
assouvir leurs rêves d’exotisme et d’aventures 2. La proximité géographique de l’Algérie avec
la métropole, qui s’inscrit dans une sorte de continuité ultramarine, fait de la Méditerranée
une frontière naturelle entre les deux pays. Cette contiguïté géographique a fait naître l’idée
de ce qu’on peut appeler « un Orient de proximité ». La France, grâce à sa nouvelle colonie,
dispose d’un Orient à portée de main où elle s’installe pour y mener une œuvre civilisatrice.
Une première personnalité peut être considérée comme l’ancêtre du voyageur en Algérie, il
s’agit d’Eugène Delacroix. Venu du Maroc, il arrive à Alger, à l’aube de la colonisation en
1833. Le peintre aura le privilège de pénétrer les intérieurs des maisons qui sont les lieux de
prédilection de la femme algérienne. Ses tableaux restent dans la lignée de ceux qui restituent
en peinture la vie quotidienne dans les harems d’Orient.
Le développement prodigieux des moyens de transport à partir de la deuxième moitié
du XIXe siècle comme le bateau à vapeur et l’installation d’un réseau de chemins de fer en
colonie, encourage diverses personnalités emblématiques à tenter l’expérience algérienne. Le
politicien Alexis de Tocqueville est le premier à apporter un soutien indéfectible au projet
colonial. Il conforte par ses écrits3 l’administration et l’armée qui sont à la recherche d’une
légitimité politique leur permettant de poursuivre l’entreprise coloniale en Algérie.
Le monde des lettres a aussi ses éclaireurs, avec des écrivains célèbres comme
Théophile Gautier, Alexandre Dumas, Edmond et Jules de Goncourt, Alphonse Daudet et Guy
de Maupassant. Le contact avec cette terre et sa population engendre chez-eux des récits et

1
Franck Laurent, Le voyage en Algérie, anthologie de voyageurs français dans l’Algérie coloniale (1830-1930),
Paris, Bouquins, Robert Laffont, 2008, p. 11.
2
Sylvain Venayre, Rêves d’aventures, Paris, les éditions de la Martinière, 2006.
3
Alexis de Tocqueville, Sur l’Algérie, Paris, GF Flammarion, 2003.
6
des impressions qui rompent avec l’idéologie coloniale et ses clichés avilissant les
autochtones. Par ailleurs, l’Algérie permet à Eugène Fromentin de se révéler comme un
écrivain qui compte, quand il publie en 1857, Un été dans le Sahara et Une année dans le
Sahel en 1858. Ses pérégrinations à travers les paysages algériens et son intérêt pour les
scènes de vie des autochtones renforcent sa vocation première d’artiste peintre, avec des
tableaux qui passeront à la postérité comme, Gorges de la Chiffa (1847), Caravane arabe
(1857), Bivouac arabe (1863) et le Fauconnier arabe (1863). Par ailleurs, les voyages en
Algérie ont donné lieu à un certain nombre de travaux universitaires, comme ceux publiés par
Philippe Lucas et Jean-Claude Vatin4, Denise Brahimi5 en enfin Franck Laurent6.
Mais dans la foulée de ces figures prestigieuses des arts et des lettres, un autre type de
voyageurs moins connus prend le relais. Ils appartiennent à quatre catégories professionnelles
où l’on retrouve des fonctionnaires, des militaires, des scientifiques et enfin des écrivains-
journalistes de second rang. Ils sont chargés de diverses missions sur le terrain par leurs
tutelles. Ils réalisent des relevés topographiques, des rapports administratifs, des recherches
scientifiques ou proposent des reportages pour la presse écrite. Nous pouvons ajouter une
cinquième catégorie qu’on pourrait appeler « les colons correspondants de presse ». Ils sont
représentatifs des Européens venus dans le cadre de la politique d’occupation des sols en
Algérie et du développement des colonies agricoles. En effet, Fortin d’Ivry et Vivant Beaucé
incarnent les deux figures les plus représentatives du colon en terre algérienne. Fortin d’Ivry a
publié un mémoire sur son expérience coloniale en Algérie7 et beaucoup d’écrits dans la
Revue d’Orient, il personnifie la réussite et le militantisme pour la poursuite de cette politique
d’occupation des espaces conquis sur le foncier tribal autochtone. Vivant Beaucé (1818-
1876), plus lucide et moins tenace, apporte une autre vision et critique la politique coloniale
qui fait appel à des immigrants européens sans leur offrir les conditions minimales d’une
installation digne en Algérie. Il fustige dans L’Illustration par ses écrits les atermoiements de
l’administration et rend compte de sa déception qui annonce l’échec de son projet. Cependant
ces catégories élaborées sur le critère de la profession ne sont pas figées. Certains voyageurs
circulent d’une catégorie à une autre comme on le verra avec François Roudaire qui est un
militaire mais se retrouve embarqué dans un projet scientifique grandiose qui est la réalisation
d’une mer intérieure, reliant le Sahara algérien au golfe de Gabès en Tunisie.

4
Algérie des anthropologues, Paris, Maspéro, 1975.
5
Guy de Maupassant, Écrits sur le Maghreb, Au Soleil, La vie errante, Paris, Minerve, 1988.
6
Le voyage en Algérie, anthologie de voyageurs français dans l’Algérie coloniale (1830-1930), op.cit.
7
T. Fortin d’Ivry, L’Algérie, son importance, sa colonisation, son avenir, Paris, Rignoux, imprimeur de la
Société Orientale, 1845.
7
Ces voyageurs ont beaucoup écrit sur l’Algérie. On verra que la formation du
voyageur, sa catégorie et la nature de sa mission influent sur la manière d’écrire, sur
l’idéologie que véhicule le récit produit au cœur du voyage ou de la mission, et enfin que ce
même récit produit une image de l’autochtone plus nuancée se modifiant au fur et à mesure
qu’on progresse dans le récit. Cependant, le voyageur est une entité subjective nourrie par une
culture qui a ses propres codes et produisant une grille de lecture conforme aux principes
acquis dans son environnement et dont il ne se défait que difficilement.
Cette multitude de voyages et de missions coïncide avec l’essor extraordinaire de la
presse au XIXe siècle. Les journaux et les revues contribuent à populariser les récits de
voyage, devenant le support par excellence du genre. Roland Le Huenen remarque qu’il est
difficile de cerner le récit de voyage car ses ressources sont vertigineuses:
Ce qui ajoute encore à la confusion c'est que le récit de voyage peut venir se fixer à l'intérieur
de formes discursives autonomes, présentant un statut défini en même temps que réglé par un
ensemble de codes spécifiques. On le retrouve intégré au contenu du journal (Montaigne,
Journal de voyage), de l'autobiographie (Chateaubriand, Mémoires d'Outre- Tombe), du
discours épistolaire (Sand, Lettres d'un voyageur), de l'essai ethnographique (Lévi-Strauss,
Tristes Tropiques), ou encore retranscrit dans une forme différente de celle de sa première
occurrence (Voyages au Canada de Jacques Cartier dont le récit rétrospectif reprend la matière
des différents journaux de bord). En même temps qu'il peut ainsi s'ajuster aux exigences d'une
telle prise en charge, le récit de voyage se fait lieu d'accueil pour des discours d'origine diverse
qui le parcourent et s'y articulent: les discours du géographe, du naturaliste et de l'ethnologue,
de l'administrateur et du militaire, du missionnaire, du marchand et de l'économiste, de
l'archéologue et de l'amateur d'œuvres d'art, chacun doté de son propre lexique et réitérant le
préconstruit de son idéologie. Le résultat sera tantôt un texte à la vision fragmentaire, au point
de vue étriqué, tantôt un tissu de voix éclaté que Chateaubriand, par exemple, recommandait à
son lecteur d'effeuiller suivant ses goûts et ses intérêts8.

Nonobstant sa propension à s’adapter aux différentes formes poétiques, c’est au XIXe


siècle que le récit de voyage devient plus canonique et se normalise grâce surtout à l’apport
des grands écrivains romantiques, comme le constate le même auteur quand il écrit:
Tel que nous l'avons décrit jusqu'à maintenant, le récit de voyage ne peut surgir que dans
l'après- coup d'un rapport au monde inéluctablement premier, incontournable dans sa priorité.
Quel que soit le type de la relation considérée, celle-ci se donne toujours comme le compte
rendu d'une enquête, le résultat d'une découverte. D'où le topos de la transparence du discours
réaffirmé à l'envie et accompagné d'une prescription véridictoire, même en cette époque
tardive du Romantisme9.

Concernant le voyage en Algérie, beaucoup de revues et de journaux ont servi de


réceptacle à ces récits de voyage. Pour notre recherche, nous avons dépouillé un certain
nombre de périodiques où nous avons puisé un corpus conséquent. Nous en avons retenu huit

8
Roland Le Huenen, « Le récit de voyage : l’entrée en littérature », Études littéraires, vol 20, n°1, 1987, p. 46.
9
Ibid., p. 52.
8
de ces périodiques, qui se répartissent entre revues, journaux et magasins. En premier, nous
avons consulté la Revue des deux mondes car sa naissance le 1er août 1929 coïncide à une
année près avec la colonisation de l’Algérie. Cette revue a été fondée par François Buloz, sa
ligne éditoriale et son positionnement idéologique sont définis comme suit:
Au croisement de l’histoire, de la littérature, et de la politique, elle souhaite dès l’origine,
incarner l’humanisme hérité des Lumières, cela dans un souci de connaissance, de curiosité
pour les sociétés extra-européennes, qu’il s’agisse de l’Amérique, de la Russie ou des mondes
africains, asiatiques. Avant que l’on ne parle d’ « ethnologie », la Revue des deux mondes se
veut aussi bien une revue de « voyage ». Il convient de prendre au pied de la lettre: le voyage
est un mode fondamental de la connaissance ; le récit a partie liée avec le commentaire. De là
ces innombrables récits de voyages qui constituent, dans la collection générale dans la Revue
un véritable patrimoine à l’intérieur du patrimoine10.

Comme, nous le constatons cette revue bimensuelle privilégie la réflexion et l’esprit


critique, en confrontant les différents points de vue qui s’expriment dans la société. Ainsi, la
revue devient un atelier ouvert où s’élabore et bourgeonne les nouvelles idées, un lieu investi
par des penseurs atypiques et un support idéal pour des textes inédits qui combattent les
normes imposées par les idéologies dominantes. Sur la mission civilisatrice de la France et la
politique coloniale qu’elle y mène en Algérie, la revue adopte des positions très nuancées
osant même des critiques contre le système colonial. Nous le verrons avec les textes du
général Eugène Daumas et ses sympathies arabophiles, le docteur Rouire et d’Arsène
Vacherot qui militent pour un réajustement de la politique coloniale en Algérie après plus de
soixante ans d’errance.
D’autres revues consacrent une large place aux écrits sur l’Algérie. Ainsi, quelques
années après la conquête d’Alger et plus précisément en 1843 naissait la Revue de l’Orient qui
était le bulletin mensuel de la société orientale et dont l’objectif est décrit dans la notice de la
BNF comme suit: « recueil consacré à la discussion des intérêts de tous les états orientaux et
des colonies françaises de l’Afrique, de l’Inde et de l’Océanie 11». La revue encourage les
Français à venir s’installer en Algérie et accompagne l’intensification du flux des Européens
qui prennent l’Algérie comme destination. La revue favorise par son propos la constitution
des grandes colonies agricoles. Elle publie par ailleurs des informations pratiques sur les
modalités de devenir propriétaire en Algérie. Elle permet, enfin de faire connaître les
domaines des colons et les aide à échanger sur l’optimisation des récoltes et les semences
qu’il faudrait sélectionner pour le sol algérien.

10
Revue des deux mondes, « Qui sommes nous ? », http://www.revuedesdeuxmondes.fr/home/whoarewe.php.
11
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1066360/f2.image.
9
Dans cette chronologie de la naissance des revues qui traitent de l’Algérie, l’on peut
remarquer une sorte de partage de tâches entre les divers périodiques. Après la propagande
dont fait preuve la Revue de l’Orient, pour la colonisation et la promotion de l’agriculture, la
Revue Africaine qui voit le jour en 1856, s’intéresse chaque mois à un autre domaine, celui de
l’histoire et de l’archéologie. En effet, la découverte d’un important patrimoine romain sur le
sol algérien, pousse la société historique algérienne à publier dans ce périodique les sites à
promouvoir et comment sauvegarder ce patrimoine qui fait la jonction entre le passé romain
de l’Algérie et une présence française continuatrice de l’œuvre latine en Afrique du nord.
Les écrits sur l’Algérie trouvent aussi leur place dans « les magasins », une forme de
journaux qui s’est développée en Angleterre et introduite en France par l’infatigable Édouard
Charton. Ce dernier créa en janvier 1833 Le Magasin Pittoresque à l’image du Penny
Magazine que fonda Knight à Londres en 1832. Charles Giol décrit cette presse directement
importée d’outre-manche et à laquelle l’on a ajouté une touche française comme:
Située au confluent de la presse encyclopédique, des revues littéraires, ou encore de la presse
féminine pour ses nombreux conseils domestiques, cette presse « fourre-tout », qui traite de
tout et de rien en un étonnant pot-pourri journalistique, constitue en effet un genre, en creux,
dont la définition ne saurait s’effectuer autrement que par l’absurde, au moyen d’une double
exclusion: en nous intéressant dans cet article à ce que, faute d’une expression plus heureuse et
plus précise, nous proposons de nommer « presse pratique généraliste »12.

Le Magasin Pittoresque, avec sa fréquence hebdomadaire, publie un grand nombre


d’articles hétéroclites sur l’Algérie. Cependant, ce périodique privilégie dans ses menus les

12
Charles Giol, « La presse coloniale métropolitaine », Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Eve
Thérenty et Alain Vaillant (dir), La Civilisation du journal, histoire culturelle et littéraire de la presse française
au XIXe siècle, Paris, Nouveau monde éditions, 2011, p. 574.
10
études ethnographiques sur la population autochtone et les récits qui héroïsent le soldat
français en Algérie avec ses conquêtes d’un territoire habité par des tribus réfractaires. L’écrit
journalistique évoque dans Le Magasin Pittoresque un chapelet de villes reprises à l’émir
Abdelkader.
D’autres hebdomadaires voient le jour dans le sillage du Magasin Pittoresque et
profitent des innovations techniques et éditoriales du moment en introduisant l’illustration.
Les dessins et l’art de la gravure servent à drainer le plus grand nombre de lecteurs. C’est
ainsi que le 4 mars 1843, Jean Baptiste Paulin et Édouard Charton créent L’Illustration, un
hebdomadaire qui innove dans sa manière d’envisager le travail journalistique:
Pendant un siècle, de 1843 à 1944, de la Monarchie de Juillet à la fin de la IIIe République,
L’Illustration, premier hebdomadaire illustré de langue française, a été le miroir de tous les
grands évènements ainsi que de la vie quotidienne en France et dans le monde.
Par l’image comme par le texte, L’Illustration rend compte de l'actualité sous tous ses aspects :
politique intérieure et extérieure des Etats, guerres, révolutions et mouvements sociaux,
exploration et colonisation, découvertes, expositions universelles, grands travaux,
personnalités, grandes affaires judiciaires, religions, sports, sciences et techniques, beaux-arts,
architecture, mode, arts décoratifs et bien d'autres13.

La modernité de ce périodique s’incarne par l’envoi sur le terrain de correspondants


pour recueillir l’information. On le verra en 1846 quand le reporter vedette de L’Illustration,
Adolphe Joanne arrive en Algérie pour faire une série de reportages sur la colonie qu’il a
intitulée « Un mois en Afrique ». Ce périodique s’intéresse, vu la conjoncture, lui aussi à
l’installation des colons en Algérie et le travail de mise en valeur des terres qu’ils
accomplissent. Il accorde aussi des espaces non-négligeables aux mœurs des autochtones et
aux progrès de la colonie dans tous les domaines.
Un autre hebdomadaire qui s’inscrit dans la même lignée que L’Illustration viendra
enrichir le paysage de la presse écrite le 18 avril 1857 : il a pour titre Le Monde Illustré et il a
comme directeur Charles Yriarte qui signera un certain nombre d’articles sur l’Algérie. Ce
périodique privilégie aussi à sa manière l’illustration par la gravure, le dessin et la
photographie et les informations générales. Il consacre dans ses différentes éditions beaucoup
d’articles à l’Algérie mais en mettant toujours en exergue le côté pittoresque du pays pour
nourrir l’exotisme de l’époque. L’hebdomadaire accorde aussi une grande importance aux
bouleversements urbains de la colonie et suivra avec attention le voyage de l’Empereur
Napoléon III lors de sa visite en 1865.

13
L’Illustration, « Introduction », http://www.lillustration.com/.
11
La deuxième moitié du XIXe siècle constitue un tournant pour la presse écrite car le
nombre des périodiques augmente et la presse spécialisée connaît de son côté un
développement remarquable. De ce bouillonnement médiatique émerge la presse de voyage,
une presse qui sera dédiée à l’aventure et à l’exploration accompagnant l’épopée coloniale et
son expansion. Elle consacre l’explorateur comme héros des temps modernes. Le Tour du
monde créé en 1860 devient la figure de proue de cette presse de voyage. Son fondateur
Édouard Charton sous l’égide de la librairie Hachette est connu pour être un précurseur dans
le domaine. Sa fréquence hebdomadaire permet de faire découvrir aux lecteurs des contrées
nouvelles et des pays lointains, faisant voyager l’imaginaire vers un ailleurs toujours
pittoresque et exotique. Les récits sont souvent accompagnés d’illustrations pour donner à
l’écrit un ancrage dans sa réalité géographique et ethnologique. Quelques mois après la
parution du Tour du monde, Édouard Charton écrit à l’un de ses amis pour lui expliquer les
raisons du succès de sa nouvelle publication et qui résume aussi l’esprit qui a présidé à la
création de ce journal et à son fonctionnement:
Nous avons, avec les meilleurs graveurs, les meilleurs illustrateurs de Paris : Français,
d'Aubigny, Thérond, Grandsire, Bida, Karl Girardet, Sabatier, Lancelot, Bérard, de Bar, Doré,
Moynet. Ils n'ont rien à inventer. Ils n'ont qu'à reporter avec art, mais fidèlement sur le bois,
les modèles dessinés, photographiés ou gravés qu'ils tiennent de nous, à moins que quelques
uns d'entre eux comme Messieurs Moynet et Bida n'aient à illustrer leurs propres voyages.
Nous joignons une carte spéciale à chaque relation, et nous tendons de plus en plus à en rendre
le travail simple et clair. Que vous dirais-je de plus, cher M. Bersot ? Je me réjouis du succès
et je m'en étonne à demi parce que la lecture des voyages vrais paraissait abandonnée pour
celles des aventures romanesques. L'attrait des gravures, le choix des récits, notre bonne
réputation, j'espère, nous amènent par milliers des esprits curieux de s'instruire. Voilà qui est
bien. Ayons courage. Le cœur me bat de me sentir heureux dans un de mes derniers combats
contre cette vieille ennemie du genre humain, l'ignorance, cause profonde d'inégalités et de
malentendus. Depuis l'âge de 18 ans, je n'ai eu d'autre passion sérieuse que celle de lui faire la

12
chasse, et j'ai cherché à tirer parti du langage du dessin qui pousse si vivement à travers l'œil
vers l'esprit14.

Le Tour du monde donne au voyage en Algérie une place de choix et des espaces
éditoriaux sans cesse renouvelés. Les voyageurs en Algérie abordent le pays dans le moindre
de ces recoins en commençant par les grandes villes et les régions emblématiques que sont la
Kabylie et le Sahara. Ensuite, les lecteurs découvrent des bourgades qui donnent l’impression
de surgir du néant.

Enfin le dernier périodique dans lequel nous avons puisé certains de nos textes est le
Journal des voyages de terre et de mer qui a été fondé en 1877 par Georges Decaux le
directeur de la librairie illustrée. Dans son numéro inaugural qui date de juillet, l’éditeur
confirme aux lecteurs la consécration du récit de voyage comme genre dominant et explique
sa philosophie éditoriale en ces termes:
Le goût de plus en plus marqué en France pour les récits de voyage et d’aventures est des
caractères de notre époque. Des évènements récents nous ont d’autre part démontré le danger
qu’il y avait à s’isoler des autres peuples et à en ignorer les mœurs, les coutumes et les
tendances. L’éditeur du Journal des voyages a donc voulu faire un journal qui satisfit à la fois
à ce goût et à la nécessité de connaître ce globe sur lequel nous agitons, et qui fut en même
temps accessible à tout le monde, aussi bien par les conditions matérielles que par l’esprit qui
y règnera. Le champ d’études est vaste est attrayant ; il embrasse la surface de la planète, il
comprend les profondeurs de la terre et des océans, ainsi que les espaces atmosphériques qui
nous enveloppent. Les matières si variées comprises dans le vaste champ de la géographie et
des voyages seront tour à tour abordées dans le Journal des voyages, dont chaque numéro, de
16 grandes pages in-folio, contiendra toujours une grande relation de voyage, une aventure de

14
Lettre à Bersot (19 mai 1860) publiée par le site : http://lire.ish-lyon.cnrs.fr/ESS/charton2.html#presse.
13
terre ou de mer (récit de naufrage ou de chasse périlleuse, etc.), un article sur l’histoire des
voyages, un attachant roman d’aventures, la géographie d’un département de la France, un
chapitre du Tour de la terre en quatre vingt récits, une revue des plus récents ouvrages de
voyage, et enfin une chronique des voyages et de la géographie. Il est certain qu’un semblable
plan ralliera les suffrages des lecteurs les plus difficiles, et que le Journal des voyages
deviendra rapidement la plus belle, la plus complète, la plus variée et la plus attrayante des
publications de son genre15.

Le journal respecte en qui concerne l’Algérie la fiche technique établie par l’éditeur
dès le préambule du premier numéro. Ainsi, les lecteurs découvrent des scènes de chasse, des
récits de voyage au Sahara et dans d’autres régions et un certain nombre études sur les mœurs
et la culture des autochtones.
D’autres textes puisés dans des mémoires, des romans 16 et des articles trouvés dans la
presse du XIXe siècle17 et particulièrement le journal Le Gaulois sont venus enrichir notre
recherche apportant les éclairages nécessaires et les contre-points au corpus pour comprendre
certains phénomènes et enjeux de l’époque, du point de vue historique ou politique. Il faut
signaler que certains romans de l’époque moderne ont choisi comme thématique l’époque
coloniale du XIXe siècle. Ces romans donnent la parole aux autochtones qui deviennent les
acteurs d’une histoire les concernant comme le fait l’académicienne algérienne Assia Djebar 18
et non des figurants presque passifs comme ils apparaissent par moment dans certains récits
de voyage. En effet, quelques voyageurs prennent les autochtones comme un élément d’un
décor pittoresque grandeur nature. La réhabilitation de l’autochtone se fait à l’époque
postcoloniale pour signifier que l’image de celui-ci doit aussi se décoloniser et retrouver un
ancrage dans la réalité de son pays indépendant. Assia Djebar dans son roman, L’Amour et la
fantasia décrypte le chant des femmes de la région de Cherchell pour trouver dans le fonds de
ce lyrisme qui se transmet de génération en génération la trace d’un ancien traumatisme 19. Le
chant des femmes qui se fait par la voix, c'est-à-dire oralement était peut être une manière de
répondre à l’inflation des écrits parus sur la prise d’Alger après 1830. Il nous est impossible
de faire ici l’inventaire de tous les écrits de cette bibliographie très riche 20. Enfin, les
nombreux récits que nous avons dépouillés se caractérisent aussi par une sorte d’ambivalence
dans le regard qu’a le voyageur sur l’autochtone car il oscille entre condamnation et
15
L’Éditeur, « Avis de l’éditeur », Journal des voyages et des aventures de terre et de mer, Juillet 1877 (T1, N1)
p. 2.
16
Fromentin, Eugène, Une année dans le Sahel, Paris, GF- Flammarion, 1991. Et Un été au Sahara, Paris,
France Empire, 1992.
17
Guy de Maupassant, Chroniques, Paris, Rive Droite, 2004.
18
Djebar, Assia, L’Amour et la Fantasia, Paris, Albin Michel, 1995.
19
Il s’agit des enfumades dans la région de Cherchell voir à cet effet , François Maspéro, L’Honneur de Saint-
Arnaud, Paris, Seuil, Col Points, 1993.
20
Pour plus de détails voir, Philippe Lucas, Jean Claude Vatin, L’Algérie des anthropologues, op, cit.
14
sympathie. Nous travaillerons sur cette attitude qui évolue du mépris à la compassion et de la
condamnation à la compréhension, en essayant de voir si le support a une quelconque
influence sur l’idéologie véhiculé par l’écrit.
Les récits de voyage en Algérie publiés dans les périodiques que nous venons
d’évoquer gardent une grande proximité avec la presse quotidienne qui en est « la matrice
médiatique21 » et se retrouvent contaminés par les innovations journalistiques qui s’élaborent
dans le quotidien. L’absorption de certaines formes apparues dans le quotidien comme le
feuilleton, l’interview et la fictionnalisation empruntée à la littérature, montre une influence
avérée de ce dernier sur les périodiques. Le voyageur en Algérie de par sa situation sur le
terrain et son éloignement des rédactions parisiennes n’est pas toujours sûr de trouver un
débouché médiatique à son récit. C’est pour ça que les récits qu’il propose sont écrits dans
l’après-coup. Les voyageurs le mentionnent dans le paratexte du récit pour différencier le
temps du voyage de celui de la rédaction. Cette écriture différée pousse les voyageurs à
gommer certains faits de l’actualité politique pour échapper à l’écueil de la péremption de
l’information. Par ailleurs le voyage en Algérie confère au voyageur le rôle de « rédacteur
spontané », une sorte de journaliste en free-lance de l’époque moderne qui profite de sa
présence dans un lieu inédit et témoin de faits intéressants pour les mettre à la disposition
d’une rédaction en attente de sujets novateurs. Le voyageur qui trouve un débouché
médiatique à son récit, peut utiliser cette notoriété que lui octroie la presse pour prétendre à
une progression dans la hiérarchie de sa profession. Les voyageurs permettent aussi à la
presse d’avoir toujours des sujets inédits.
Les périodiques qui publient les récits de voyage en Algérie, comme nous l’avons
évoqué plus haut, accordent une place de choix à l’illustration. Dans la lettre d’Édouard
Charton à son ami, il met en avant la pléiade d’artistes qui collaborent dans Le Tour du monde
comme un gage de succès de son périodique. Il est donc naturel que les récits de voyage en
Algérie soient toujours accompagnés d’illustrations. Les dessins ou les gravures sont réalisés
souvent par les voyageurs eux-mêmes ou sur des esquisses prises sur le terrain et auxquelles
l’illustrateur attitré du périodique donne la version finale en apportant sa touche
professionnelle. Dans certains voyages, les illustrateurs font partie de l’expédition. Les
périodiques ne lésinent pas sur les moyens et utilisent les nouvelles innovations techniques
dans le domaine pour montrer que l’illustration est aussi importante que le récit.

21
Marie-Ève Thérenty, La Littérature au quotidien, Poétiques journalistiques au XIX e siècle, Paris, Seuil, 2007,
p. 47.
15
Mais avant d’entrer dans le vif du sujet de ces récits de voyage, il faut sans doute
évoquer les conditions tout à fait spécifiques de leur production. En effet, la conquête d’Alger
en 1830 a posé un problème à la France dans le sens où beaucoup de débats ont eu lieu sur
l’attitude à adopter en Algérie. Est-ce qu’il fallait une occupation restreinte du territoire
conquis en se positionnant dans les villes côtières? Ou procéder à une occupation intégrale de
tout le territoire ? Cette question agite pendant de longues années les milieux coloniaux
jusqu’au retour du général Bugeaud, qui devient gouverneur, et prend en main les affaires
algériennes. Il tranche la question et met fin aux valses hésitations de la métropole sur l’avenir
de l’Algérie, en plaidant devant la chambre des députés en 1840 pour l’extension de
l’occupation en ces termes:
L’occupation restreinte peut elle donner la sécurité agricole ? Les événements de Mitidja ont
suffisamment prouvé le contraire […], l’occupation restreinte ne diminue en rien les forces de
l’ennemi, elle ne fait que les refouler un peu ; elle vous constitue dans un état constant de
défensive, qui vous établit dans une sorte d’infériorité, qui donne de l’audace aux Arabes et
les encourage à passer à travers vos postes, quelque multipliés que vous les supposiez22.

Le général Bugeaud reprend en main les opérations sur le terrain et mène des
offensives contre les tribus réfractaires. L’intensification de la lutte contre les autochtones
porte ses fruits et l’armée française vient à bout de toutes les résistances que les tribus locales
lui opposent sur le terrain. Ces opérations militaires avaient besoin d’une caution politique et
intellectuelle d’autorité qu’apporte Tocqueville. Celui-ci épouse la cause coloniale et devient
un inconditionnel et un acharné de la guerre pour en finir avec toute velléité de résistance des
autochtones. Mais asseoir une domination militaire sur le territoire conquis ne doit pas être
une fin en soi, et Tocqueville recommande aux autorités coloniales d’aller plus loin en
appliquant une autre stratégie : « si l’on veut dominer réellement l’Algérie, il est impératif de
la dominer civilement, c'est-à-dire de la coloniser. C’est pourquoi il ne faut pas attendre la fin
de la première entreprise pour entamer la seconde, qui est la chose principale 23 ». Les
suggestions faites par Tocqueville ont pour but de renforcer la présence française par le biais
de la colonisation de peuplement et la constitution de colonies agricoles. Ces idées seront
reprises par le général Bugeaud qui leur donne une existence réelle sur le terrain à travers son
fameux slogan du « soldat laboureur » qui a une double connotation dans l’imaginaire
populaire, à savoir que le soldat est d’origine paysanne et qu’après sa démobilisation, il est
capable de redevenir paysan. C’est sur cette proximité entre l’art de travailler la terre et l’art

22
Cité par Jeanine Verdès-Leroux, Les Français d'Algérie. De 1830 à nos jours, Paris, Éditions Fayard, 2001, p.
136-137.
23
Tocqueville, Sur l’Algérie, op. cit., p. 19.
16
de la guerre que le général Bugeaud a bâti les villages agricoles où se regroupent des soldats
ayant quitté la troupe et des agriculteurs venus de tous les pays d’Europe. Ces « soldats-
laboureurs » de par leur passé militaire peuvent travailler la terre et la défendre contre les
agressions venues des autochtones. La menace pèse sur les colons du fait des expropriations à
grande échelle faite sur le foncier des tribus et dont sont victimes les paysans algériens. Ce
grand rapt foncier permet à l’administration coloniale de favoriser la politique de la
constitution des colonies agricoles en distribuant des parcelles de terre à tous les candidats
colons. Nous verrons quel était le profil des candidats à cette aventure algérienne et les
diverses fortunes qu’ont connu ces candidats. Nous évoquerons par ailleurs les ratés et les
réussites de cette administration dans sa politique de colonisation et nous verrons si les
promesses faites aux colons ont été tenues.
Par ailleurs, les voyageurs héroïsent l’histoire de ces hommes venus d’Europe apporter
leur savoir-faire et leur abnégation en colonie, ils louent leurs sacrifices et mettent en avant
les réussites qu’ils ont obtenues sur le terrain. Et pour eux l’histoire de la conquête en général
est considérée comme le récit fondateur de la colonie. Cependant, ils essayent dans leurs
écrits de lui donner une autre tonalité, en un mot ils la retranscrivent autrement en
l’expurgeant des violences faites aux autochtones liées à cette période de la pacification. La
plume, dans sa grande magnanimité, occulte les drames et refait l’histoire. Ces opérations
d’ « invisibilisation » sont des moments cataplasmiques qui confèrent à la réalité coloniale un
semblant d’humanisme. Certains de ces voyageurs restent conscients qu’il est nécessaire de
considérer l’autochtone malgré une infériorité convenue comme un partenaire et qu’il doit
être traité comme l’égal du Français.
Á partir de ce moment là, l’Algérie coloniale devient une réalité avec ses structures
administratives qui s’inspirent des institutions françaises, la multiplication des villes de
garnison et le retour d’une paix relative sur tout le territoire rattachent l’Algérie à la
métropole. Cependant, des écrits comme ceux du docteur Rouire et Arsène Vacherot
constituent des critiques assez osées contre l’ordre colonial qui s’enracine en Algérie, car ils
pointent du doigt les errements de l’administration coloniale et sa méconnaissance flagrante
des réalités du pays. Guy Pervillé résume cette incapacité de l’administration coloniale à
améliorer le sort des autochtones en ces termes:
La IIIe République, née de la débâcle du Second Empire en septembre 1870, hérita de la
confusion entre la tradition républicaine et la politique d’assimilation, qui prétendait faire de
l’Algérie un prolongement de la France. Pendant soixante-dix ans, elle maintient ce principe
comme un dogme intangible. Elle fit pourtant preuve d’une certaine capacité d’adaptation en
accordant l’autonomie budgétaire à l’Algérie pour satisfaire les revendications du jeune
« peuple algérien » d’origine européenne. Mais elle fut incapable de réviser sa politique

17
indigène de façon à prendre en compte les aspirations de la population musulmane, qui resta et
devint de plus en plus majoritaire24.

La France, avec toutes ses victoires militaires sur le terrain et la persévérance dans la
construction d’un État colonial en Algérie, était à la recherche d’une légitimation de tous les
instants de sa présence et de son action. Les autorités coloniales avaient aussi besoin de
convaincre une opinion française qui ne voyait pas l’utilité des possessions ultra-marines car
il était ancré dans l’opinion qu’elles coûtaient plus qu’elles ne rapportaient à la métropole. Les
voyageurs en Algérie dans leur majorité soutiennent la politique coloniale et la présence
française en colonie. Ce soutien s’exprime à travers les récits qu’ils publient dans la presse
écrite. Ils mettent en avant la mission civilisatrice de la France, les réalisations en Algérie et
tous les bienfaits que les autochtones constatent au quotidien. Par ailleurs, les voyageurs-
archéologues s’emparent du passé latin de l’Algérie pour le relier à la présence française en
Afrique du nord en insistant sur une continuité historique entre les deux époques. Les vestiges
romains qui couvrent par leur diversité tout le territoire algérien sont la preuve de cette
jonction et de cet attachement de l’Algérie au monde européen. Cet engouement en faveur de
l’histoire se retrouve dans l’activité florissante des sociétés savantes qui sont nées en Algérie
et à travers des publications spécialisées comme la Revue Africaine. Les voyageurs-
archéologues comme nous le verrons sont subjugués par l’œuvre de Rome en Algérie mais
aussi, ils exhortent les autorités coloniales à s’inspirer du modèle romain pour durer en
Algérie. D’autres actions comme l’imposition de la langue française et la mise à l’écart des
langues autochtones participent de la construction d’une nouvelle identité en Algérie qui
rompent avec ce qu’elle est, c'est-à-dire : arabo-berbère et musulmane. Toutes ces actions
aideraient à l’intégration de l’Algérie dans le giron de la métropole.
Enfin toutes ses actions qui relèvent de la mission civilisatrice de la France en Algérie,
visent en théorie à améliorer le sort des autochtones qui vivaient dans une léthargie millénaire
et dont ils ne sont pas conscients. La présence coloniale a apporté l’instruction, des nouvelles
techniques agricoles, l’hygiène et l’amélioration de la situation sanitaire. Les voyageurs sont
unanimes à saluer les progrès de la colonie sur la voie de la civilisation, mais quelques- uns de
ses voyageurs émettent des avis contraires et des critiques pour montrer les insuffisances et
certains travers de cette politique. Là aussi, les discours des voyageurs divergent sur
l’appréciation globale de la mission civilisatrice de la France en proposant dans leurs écrits de
faire des haltes et des retours sur les hiatus constatés sur le terrain et la manière d’y remédier.

24
Guy Pervillé, La France en Algérie, Paris, Vendémiaire, 2012, p. 61.
18
Les voyageurs en Algérie n’explorent pas uniquement un territoire mais vont à la
découverte d’une population nouvelle pour eux, une humanité différente qui se caractérise par
une autre culture, des mœurs nouvelles et des pratiques religieuses atypiques et souvent
étranges. Ces différences suscitent l’intérêt et la curiosité. Le développement du sens de la
curiosité à l’époque n’est pas à négliger dans l’engouement pour les voyages et cette
découverte de l’ailleurs. Cette tendance de l’époque à aller vers la découverte de l’altérité
s’inscrit aussi dans une ancienne tradition de la culture occidentale, héritée de l’historien
grecque Hérodote (né vers 484 à Halicarnasse). Ce dernier a voyagé en Afrique du nord et en
Egypte et rapporté de ses pérégrinations des informations sur les peuples et leurs légendes. La
rencontre permet aux voyageurs de classer la population algérienne selon les théories raciales
du moment qui mettent les Européens dans la classe supérieure et le reste du monde dans un
état d’infériorité décroissant. Cette catégorisation se fonde sur la couleur de la peau de l’autre,
faisant de la pigmentation un facteur qui influe sur l’intelligence et le développement de la
société. La couleur de la peau engendre par ailleurs tout un lexique pour nommer l’autre dans
une perspective de le minorer. Ainsi l’autochtone algérien devient « l’indigène » et sous cette
appellation se décline d’autres appellations qui sont en relation aussi avec la religion de cet
autochtone. Par ailleurs, les voyageurs découvrent deux religions en Algérie qui se côtoient
depuis des centaines d’années à savoir : l’islam et le judaïsme. L’Algérien devient donc soit
« Arabe » s’il est musulman ou « Juif » s’il pratique le judaïsme et enfin « nègre » s’il est noir
de peau quelle que soit sa religion. Certains voyageurs s’adonnent au dénigrement quasi
systématique des Arabes, des Juifs victimes en plus de l’antisémitisme propre au XIX e siècle
et des Africains qui vivent en Algérie. Les voyageurs rejouent les anciennes querelles entre
les trois religions et affirment la suprématie de la sienne sur sa concurrente. Certains
voyageurs perpétuent ce qu’on:
Pourrait appeler cette fâcheuse tendance à voir le réel avec le filtre de sa culture la position du
missionnaire. En effet, les prêtres partis pour évangéliser les contrées lointaines décodaient le
lieu où ils arrivaient avec le bagage conceptuel chrétien, plus particulièrement catholique,
apostolique et romain. Quand un père blanc arrive en mission dans un pays africain ou sur le
continent chinois, il juge, jauge et condamne en regard des écrits testamentaires et des
Evangiles. Cette façon perdure chez nombre des touristes qui appréhendent aujourd’hui une
civilisation ou une culture avec des repères de leur esprit préfabriqué et enclos dans les limites
de leur temps, de leur époque et de ses travers25.

Les voyageurs font aussi d’autres découvertes qu’ils rangent dans la rubrique des
insolites du voyage comme les écrits consacrés aux filles des Ouled-Naïls, des femmes

25
Michel Onfray, Théorie du voyage, poétique de la géographie, Paris, Biblio essais, Le livre de poche, 2007, p.
60.
19
libérées des contraintes de la religion et qui ont des mœurs dissolues. Leur présence dans
l’espace public attire l’attention de tous les voyageurs qui voient dans cette rencontre
l’occasion d’approcher la femme autochtone cloîtrée dans des intérieurs inaccessibles.
Ce travail que font les voyageurs sur les populations avec leurs us et cotumes relève de
l’ethnologie. Cette discipline est omniprésente dans le récit de voyage et elle invite : « à la
découverte de l’autre, le recueil des faits marquants pour l’observateur, souligner encore ce
sentiment d’altérité et enfin construire une pensée permettant d’expliquer de façon
provisoirement satisfaisante cette altérité26». Les voyageurs s’acquittent de cette tâche de
façon empirique car ils sont sur le terrain et cette immersion est un des fondements de
l’ethnologie moderne telle que la définit Vincent Debaene dans son essai27. Cette étude de
près de la société autochtone se fait à l’aune de certains stéréotypes et idées reçues que les
voyageurs essayent de valider sur le terrain. Sobhi Habchi et Daniel-Henri Pageaux
expliquent la fonction du stéréotype qui est un recours pour les voyageurs en ces termes:
L’intérêt du stéréotype dans ce cas, est évident: il délivre une forme minimale d’informations
pour une communication maximale, la plus massive possible ; il est allé « à l’essentiel ». Il est
bien une sorte d’abrégé, de résumé, une expression emblématique d’une culture, d’un système
idéologique et culturel. Il établit un rapport de conformité entre une expression culturelle
simplifiée et une société : la promotion de l’attribut au rang d’essence appelle le consensus
socioculturel le plus large possible. Porteur d’une définition de l’Autre, le stéréotype est
l’énoncé d’un savoir dit collectif qui se veut valable, à quelque moment historique que ce soit.
Le stéréotype n’est pas polysémique ; en revanche il est hautement polycontextuel,
réemployable à chaque instant. Ajoutons que si l’idéologie se caractérise, entre autre chose,
par la confusion opérée entre une norme (morale, sociale) et un discours, le stéréotype
représente, à sa façon, une fusion et une confusion particulièrement réussie et efficace28.

Mais la réalité du terrain pour certains voyageurs s’avère autre et elle est en
contradiction avec les idées reçues que les voyageurs tentent de vérifier. Le voyage leur
permet de corriger ces idées-reçues et de faire preuve d’une honnêteté intellectuelle qui
réhabilite l’autochtone au fur et à mesure que le récit s’écrit. Enfin, le voyage en Algérie à
travers ce travail d’archivage des types humains qu’incarne l’autochtone dans sa diversité,
donne naissance au journalisme anthropologique.
Par ailleurs le voyage en Algérie sert de faire valoir à ceux qui l’entreprennent car
tout au long du récit, le voyageur fait son autopromotion et son autoglorification. Ce travail de
mise en valoir de soi a pour but d’attendre des retombées sur la carrière qu’exerce le
voyageur. Les voyageurs utilisent différentes stratégies de rédaction pour se mettre en avant
sans trop lasser le lecteur, ils montrent pour la plupart qu’ils sont des érudits et aussi des

26
Jean Servier, Que sais- je ? L’ethnologie, Paris, PUF, 1986, p. 4.
27
Sur l’histoire de l’ethnologie moderne voir, Vincent Debaene, L’Adieu au voyage, Paris, Gallimard, 2010.
28
Sobhi Habchi, Daniel-Henri Pageaux, Littératures et cultures en dialogue, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 34.
20
omniscients car le récit de voyage en lui-même est la quintessence de plusieurs disciplines qui
se rencontrent. Dans ce cas, la littérature voyage comme le dit Jean Claude Berchet:
Se fonde, au XIXe siècle, sur une double émancipation. Contre la prétention encyclopédique
du « tableau raisonné », de la synthèse objective à la Volney, elle revendique le droit à un
amateurisme qui semble le gage de la sincérité du narrateur. On refuse du même coup, sur le
plan formel, les contraintes de genre, pour emprunter au roman la diversité de ses techniques
narratives : lettre, journal, description, portrait, méditation lyrique, dialogue, etc. Mais leur
mise en œuvre, non soumise à une intrigue, est des plus libres ; il en résulte une cohésion
moindre, une déconstruction, une pratique de la discontinuité qu’on suppose reproduire le
rythme même de la vie du voyage29.

Toutes ces constatations posent un certain nombre de questions et d’interrogations


auxquelles nous tenterons de répondre en voyant successivement l’Algérie du voyage, puis la
création de l’Algérie coloniale et enfin le l’ethnologie en terre algérienne dans les récits de
voyage.

29
Jean Claude Berchet, Le voyage en orient, op, cit, p. 11.
21
PREMIERE PARTIE:
L’ALGÉRIE DU VOYAGE

22
Les voyageurs en Algérie partent de la côte et sur tous les sentiers à la découverte du
pays profond de la colonie. Mais ces périples se font d’abord au rythme des conquêtes
militaires si bien que l’extrême-sud du Sahara sera la dernière région qu’ils atteignent. La
France construit dans le même mouvement des villes et des garnisons qui constituent des
repères et des points d’appui pour s’enfoncer dans les terres et sécuriser les territoires conquis.
Les voyageurs à partir de la deuxième moitié du XIXe prennent des initiatives audacieuses et
sillonnent tout le pays. Ils produisent des récits de voyage qui font connaître une multitude de
contrées algériennes. Ces voyageurs qui ont différents profils, s’engagent des fois sur des
sentiers hasardeux et balisent des itinéraires inédits qu’ils ouvrent à la circulation.
Dans cette partie nous parlerons des profils des voyageurs qui ont parcouru l’Algérie
et nous accorderons une attention particulière à leurs biographies. Nous verrons aussi quels
sont les itinéraires qui ont été découverts par ces voyageurs venus en Algérie avec une
prédilection pour les périples sahariens. Enfin, nous examinerons comment la presse
quotidienne exerce une influence poétique sur les périodiques et dans quelle mesure le récit de
voyage récupère à son profit les techniques journalistiques de l’époque et certains procédés
littéraires.

23
Chapitre 1 : La typologie des voyageurs
Le flux des voyageurs vers l’Algérie s’intensifie à partir de la deuxième moitié du
XIXe siècle. Plusieurs raisons favorisent l’engouement des Français pour cette colonie.
L’Algérie connaît une stabilité politique constatée sur le terrain, qui fait suite aux victoires de
l’armée coloniale sur les tribus algériennes. La conquête de la Kabylie en 1857 marque la fin
de la pacification du territoire et de la pénétration des grandes étendues sahariennes. Ensuite,
les autorités coloniales construisent des villes-garnisons pour consolider les acquis
territoriaux. Tout le territoire algérien est placé sous l’étau de l’administration coloniale et par
extension le réseau des bureaux arabes s’étoffe. Les militaires français s’associent à des chefs
de tribus pour administrer les affaires des autochtones. Les conquêtes territoriales rendent les
déplacements à l’intérieur de la colonie plus facile et permettent de faire l’économie des
grandes précautions sécuritaires. Le réseau routier se densifie, grâce au recours à la main
d’œuvre autochtone, contrainte à aider l’armée dans sa tâche d’édification:
Le général Randon, qui avait servi sous Bugeaud, savait le prix des routes et de la contribution
que l’armée pouvait fournir à leur construction. « Comme les légions romaines » déclarait-il,
« nos régiments d’Afrique se servent aussi bien de la pioche que de leurs armes » […]
L’Algérie possédait, en 1851, un réseau de 3600 km, rayonnant principalement d’Alger vers
Médéa et Miliana, d’Oran vers Tlemcen et Mascara, de Constantine vers Stora et Biskra […]
Partout, le concours de la main-d’œuvre réquisitionnée fut considérable. Les corvées permirent
de suppléer aux déficiences financières soit en les rétribuant de façon dérisoire, soit en
imputant la charge aux centimes additionnels des tribus. Elles présentèrent les avantages et
permirent les abus du travail forcé30.

Toutes ces villes évoquées par Charles-André Julien dans cet extrait, Alger, Oran,
Médéa, Constantine et Biskra constituent des étapes de départs ou d’arrivées de longs périples
effectués par toutes sortes de voyageurs, à partir des années 1860. Ces routes permettent aussi
de rencontrer la diversité de la population algérienne. Les voyageurs ont pour mission de
sonder l’âme de l’autochtone et de la connaître. Ce désir de pénétrer l’intimité de l’Algérien
est un moyen pour les autorités coloniales de se prémunir contre tous les retournements
d’alliances et surtout de prévenir les rébellions en latence. Le voyage permet aussi de mettre à
jour des richesses insoupçonnées que recèle la colonie. Certains voyageurs en Algérie ont la
prétention d’être des pionniers dans ce domaine. Ils se présentent comme des éclaireurs et des
défricheurs d’itinéraires inédits. Ainsi, M. F. Foureau en 1893 est chargé par le gouverneur
général de l’Algérie, Jules Cambon, d’ouvrir une route entre El Goléa et In Saleh à l’extrême
est de l’Algérie, vers la frontière actuelle avec la Libye. D’autres veulent forcer la main aux

30
Charles André Julien, Histoire de l’Algérie contemporaine, 1/ Conquête et Colonisation, Paris, PUF 1979, p.
410.
24
autorités coloniales, et les amener à mieux considérer et jauger les potentialités et les
richesses de la colonie algérienne. Un voyageur se distingue en particulier : il s’agit de
François Elie Roudaire, le porteur du grand projet de la mer intérieure. Son rêve de relier le
Sahara algérien au golfe de Gabès en Tunisie suscite d’abord l’enthousiasme de toute la
France et des sociétés savantes, avant que l’opinion ne découvre qu’il est irréaliste, et
irréalisable pour les autorités coloniales. François Elie Roudaire n’abandonnera pourtant pas
ce projet jusqu’à sa mort. Victor Largeau est un autre voyageur tenace car il effectue plusieurs
séjours dans le Sahara algérien pour attirer l’attention des autorités coloniales sur les grandes
perspectives commerciales avec l’Afrique sub-saharienne et sur la nécessité de construire un
chemin de fer pour relier le nord algérien au Sahara. Victor Largeau de sa propre initiative,
entame des négociations avec les tribus Touaregs pour le passage des caravanes sur leur
territoire. Cela rejoint ce qu’écrit sur le sujet l’historien du voyage, Sylvain Venayre, quant
aux objectifs intéressés de certains explorateurs et voyageurs:
Dans les années 1860, un second discours vint se mêler à ce rêve du progrès par la
colonisation et les transports. Il postulait que les voyageurs étaient à l’origine de l’intervention
coloniale. Les explorateurs, en particulier, auraient tracé des routes que les armées coloniales
devaient emprunter après eux. En rapportant des récits de voyages dans des régions inconnues
des Européens, ils auraient identifié les richesses que les colons venaient ensuite faire
fructifier31.

Parmi les voyageurs ayant effectué un périple en Algérie, que nous avons retenus,
nous avons identifié le critère de la profession exercée, au moment où ils entreprennent le
voyage en Algérie. Ce critère s’avère déterminant, car il démontre que les voyageurs ne sont
ni en villégiature ni des plaisanciers, mais que le déplacement en colonie est lié à un statut
professionnel ou s’inscrit dans le cadre d’une mission de travail. Ces missions ont pour
objectif de répondre à une demande militaire, scientifique et/ou enfin administrative. Á partir
de là, s’imposait la nécessité de classer ces voyageurs en quatre catégories.
La première catégorie qui émerge du corpus par son importance et son déploiement sur
le terrain est celle des fonctionnaires, ils sont au nombre de sept32. L’administration coloniale
recrute des centaines de jeunes diplômés pour travailler en Algérie. Ils arrivent en Algérie
dans le but d’aider l’administration locale à se mettre aux normes françaises.

31
Sylvain Venayre, Panorama du voyage, Paris, Les Belles Lettres, 2012, p.110.
32
Ernest Zeys, « Voyage d’Alger au M’Zab », Le Tour du Monde, 1891. M.V Largeau, « Le Sahara Algérien »,
Le Tour du monde, 1881. Charles Roussel, « La condition et la naturalisation des indigènes en Algérie », Revue
des deux mondes, juillet/août- 1875. Pierre André Cochut, « Les Khouan, Mœurs religieuse de l’Algérie », Revue
des deux mondes, 15 mai 1846. Charles Daubige, « Le Mozabite, conte arabe », Revue des deux mondes,
septembre/octobre 1882. Charles de Varigny, « L’Algérie en 1896 », Revue des deux mondes,
septembre/octobre, 1896. Chrétien Blaser, « Voyage dans les colonies suisses à Sétif », Revue de l’orient et de
l’Algérie coloniale, tome 1, 1856.
25
La deuxième catégorie qui complète cette présence administrative est celle des
militaires. Ils sont dix voyageurs, officiers de l’armée coloniale33, dont ils constituent une élite
si l’on en croit les distinctions qu’ils obtiennent au cours de leur séjour algérien, puisque tous,
à l’exception du docteur A. Vigerie, s’honoreront d’avoir eu la légion d’honneur.
Les savants sont au nombre de quatre34 et forment la troisième catégorie, qui apporte
aux militaires et aux administrateurs la connaissance scientifique. L’ambition de cette classe
versée dans les sciences humaines, les humanités et les sciences savantes est de produire des
connaissances utiles pour le pouvoir colonial.
Enfin, les écrivains-journalistes clôturent ce large panel de voyageurs. Ils sont au
nombre de cinq35. Ils inscrivent leur venue en Algérie dans la tradition du voyage en Orient et
du sacre de l’écrivain par le journal. Dans cette quatrième catégorie, l’on retrouve une femme-
écrivain et qui se présente sous le pseudonyme de Jean Pommerol. En réalité, il s’agit de
Madame Farouel et son nom de jeune fille était Lucie- Henriette- Caroline Guénot. Son
anonymat montre la difficulté pour les femmes de voyager à l’époque, elle est la
contemporaine d’une autre célèbre femme de lettres : Isabelle Eberhardt36 qui a voyagé
pendant sept ans en Algérie. Madame Eberhardt était connue pour ses célèbres déguisements
en homme pour passer inaperçue et accomplir ses périples en toute tranquillité.
Pour mener à bien ce travail sur la typologie des voyageurs, nous avons puisé à
différentes sources. Nous avons privilégié les notices biographiques disponibles sur le site de
Gallica qui accompagnent les textes numérisés de notre corpus. Mais cette piste s’est avérée
infructueuse pour certains auteurs dont les notices biographiques étaient muettes (c'est-à-dire
non- renseignées). Alors, nous nous sommes tourné vers la bibliothèque nationale de France

33
Le commandant V. Colonieu, « Voyage dans le Sahara Algérien de Géryville à Ouargla (voyage effectué en
1862) », Le Tour du monde, paru en trois livraisons, 1863. Charles Féraud, « Visite au palais de Constantine »,
Le Tour du monde, 1877. Le commandant Duhousset, « Excursion dans la grande Kabylie, notes et croquis
recueillis entre la Méditerranée et le Djurdjura », Le Tour du monde, 1867. Le Dr Huguet et le lieutenant Peltier,
« Le sud de la province d’Alger (El-Goléa et les trois forts) », Le Tour du monde, N°9, 4 mars 1899. Le
lieutenant de L’Harpe, « Dans le sud Algérien, à travers les montagnes de l’Aurès et dans les Oasis du Souf », Le
Tour du monde, n°12, 23 mars 1901. Le général Marey, « Les Ksars du Sahara », Revue de l’orient, 1844, T5.
Rouire, « Les Indigènes algériens », La Revue des deux mondes, 15 janvier 1901. Dr A. Vigerie, « L’Oasis de
Bou-Saada », Le Tour du monde, n°18, 3 mai 1902. Eugène Daumas, « Algérie, Le Sahara, Organisation d’une
caravane », Revue de l’orient, 1845 (T15).
34
M. F. Foureau, « Ma mission chez les Touareg Azdjer », Le Tour du monde, n°17, 27 avril 1895. François Elie
Roudaire, « Une mer intérieure », Revue des deux mondes, mai 1874. Charles de Mauprix, « Six mois chez les
Traras », Le Tour du monde, 1889. Gaston Boissier, « L’Afrique Romaine, VI) La littérature Africaine », Revue
des deux mondes, 1894.
35
Charles Yriarte, « Le conteur arabe », Le Monde Illustré, 15/02/1862. Adolphe Joanne, « Un mois en
Afrique », L’Illustration, 27 février 1847. Louis Bertrand, « Les villes africaines, 1) Thimgad et 2)
Constantine », Revue des deux mondes, (1er juillet et le 1er Août 1905). Vivant Beaucé, « Scènes de la vie à
Cherchell», L’Illustration, 16 mars 1850. Jean Pommerol, « Au Sahara », Revue des deux mondes, Novembre-
Décembre 1906.
36
Isabelle Eberhardt, Sud oranais, Paris, Joël Losfeld, 2005.
26
et son service « Sindbad ». Ce service permet aux chercheurs d’interroger à distance des
bibliothécaires spécialisés. Les bibliothécaires nous ont fourni leurs sources à leur tour. Pour
la plupart des voyageurs, ils ont sollicité les archives départementales d’où sont originaires les
voyageurs. Sinon pour certains, ils ont eu recours au Bulletin administratif du Ministère de
l'Instruction publique, et aussi au Dictionnaire de biographie française, tome neuvième,
Paris, 1961, col. 336. Mais il faut reconnaître que les indications biographiques obtenues par
ce biais sont sommaires et se limitent pour beaucoup de voyageurs aux informations
contenues dans leur état -civil. Il est donc difficile de retracer le parcours d’une vie à partir
d’une date de naissance et de celle d’un décès. D’autres sources, comme le Service Historique
de la Défense située au château de Vincennes à Paris, nous ont fourni les états de service d’un
voyageur militaire de notre corpus, le général Victor Colonieu. Grâce aux documents du
SHD, nous avons pu suivre la carrière algérienne de cet officier. Nous avons aussi retrouvé
dans certains manuels historiques consacrés à la colonisation des éléments biographiques
précieux pour notre travail. Nous pouvons citer l’ouvrage de Jean-Louis Marçot sur la mer au
Sahara, et la mine d’informations qu’il contient sur le parcours du précurseur de ce projet,
François Elie Roudaire. Nous avons aussi retrouvé des articles de revues qui sont des sources
non négligeables sur la période coloniale en Algérie qui va de 1830 à la première guerre
mondiale. Il faut citer également deux dictionnaires incontournables pour notre travail sur les
récits de voyage et les voyageurs, à savoir le Grand Larousse du XIXe siècle et le Dictionnaire
illustré des explorateurs et grands voyageurs français du XIXe siècle. I, Afrique, 1988. Et,
enfin le site du ministère de la culture : http://www.culture.fr/Genealogie met en ligne des
informations biographiques intéressantes sur beaucoup de familles et personnalités françaises.
En effet, dans la rubrique « généalogie » des milliers de documents numérisés permettent de
retrouver les états de service des fonctionnaires, militaires et savants français ayant parcouru
les colonies et les départements et territoires d’outre-mer. Mais ces sources, quelles que soient
leur richesse et leur diversité, s’avèrent néanmoins inefficaces pour les voyageurs de notre
corpus qui ne sont pas prestigieux, ou pour ceux qui ont signé avec des pseudonymes, ou ont
utilisé en guise de signature leurs initiales. Tous ces aléas ont accru la difficulté d’établir une
typologie de voyageurs parfaite. Pour toutes ces raisons, nous avons renoncé à établir un
panorama statistique des voyageurs de notre corpus mais nous avons décidé d’élire pour
chaque catégorie un voyageur prototypique dont nous pourrions décrire de manière assez
exhaustive le parcours, ce qui nous permet d’établir une sorte de profil-type pour chaque
catégorie de voyageurs. Nous fournissons en annexe les données collectées sur certains
voyageurs. En étudiant des parcours individuels puisés dans les différentes catégories, nous
27
essayerons de comprendre les motivations et les attentes qui sont derrière ces multiples
voyages en Algérie.

Figure 1: « Un gué de la Tafna », Dessin d'Eugène Girardet, d'après une aquarelle de M G Lachouque et
un croquis de l'auteur. Charles de Mauprix, « Six mois chez les Traras », Le Tour du monde, 1889. (p.357)

A) L’Algérie des fonctionnaires ambitieux


La France garde en 1830, presque le même découpage administratif du territoire que
l’occupation turque de l’Algérie, avec trois départements phares, Alger pour le centre et le
sud, Constantine pour l’est et Oran pour l’ouest. Petit à petit, le nouveau pouvoir colonial
procède au démantèlement systématique des structures administratives héritées de la période
ottomane, pour mettre en place un nouveau fonctionnement semblable à celui de la métropole.
Pour assurer cette transition, des fonctionnaires viennent en grand nombre de France. Ils sont
jeunes et ils apportent un savoir-faire précieux acquis dans les grandes écoles et dans les
universités.
Beaucoup de ces fonctionnaires arrivent en Algérie, avec l’espoir de réussir des
carrières honorables, car tout est à construire dans la nouvelle colonie. Ce qui alimente cette
croyance est liée à l’ambition de la métropole de faire de l’Algérie une région prospère, ayant

28
un fonctionnement identique à celui de la France. Ces jeunes fonctionnaires sont considérés
comme des pionniers, qui participent à l’aventure coloniale. Dans l’imaginaire colonial,
l’Algérie représente la terre promise, un nouveau pays offrant les meilleures opportunités,
avec ses richesses naturelles multiples et non exploitées. L’immensité du territoire algérien
sert de révélateur à toutes les aspirations latentes.
Les jeunes fonctionnaires exerçant dans l’administration coloniale engrangent une
grande expérience au fil des années. Au fur et à mesure que les nouvelles villes naissent dans
le pays profond, la compétence et l’expertise qu’ils peuvent apporter sont sollicitées. Ils
n’hésitent pas à prendre les devants pour accepter toutes les missions proposées par leur
tutelle même si elles sont parfois périlleuses, car les parcours pour atteindre certaines contrées
ne sont pas tout à fait sécurisés. Il s’agit aussi pour ces fonctionnaires de résoudre certains
litiges avec les autochtones et d’affirmer l’autorité coloniale. Leur voyage, à l’intérieur de la
colonie, s’apparente à une aventure, qu’ils prennent soin de consigner par écrit. Leurs
observations donnent naissance à des récits de voyage, qu’ils destinent à une presse
gourmande de ce genre d’écrits.
Dans les récits de voyage qu’ils produisent, la mission sert de faire-valoir et ils
saisissent cette opportunité pour se mettre en scène. Ils montrent qu’ils sont dignes de la
confiance placée en eux en tant qu’éclaireurs, découvreurs d’itinéraires et de populations
atypiques. Ils n’hésitent pas à truffer leurs récits d’idées et de suggestions, une manière de
contribuer à petite échelle à l’exploitation des potentialités de cette nouvelle colonie. Mais
leurs récits deviennent aussi souvent des plaidoyers pour postuler à de hautes fonctions dans
l’administration coloniale. Ernest Zeys est un de ces fonctionnaires emblématiques dont le
parcours exemplaire en Algérie présente un intérêt particulier pour la recherche.
1) Un fonctionnaire emblématique Ernest Zeys
Ernest Zeys publie dans Le Tour du Monde de 1891 les notes de son voyage d’Alger
au M’Zab. En sous-titre de son article, il ajoute la précision suivante : « Chargé d’une mission
par M. Le Ministre de l’Instruction Publique ». Une autre mention enrichissant le paratexte
concerne l’année de l’accomplissement de cette tâche, à savoir 1887. Mais Ernest Zeys ne
divulgue pas aux lecteurs sa profession et encore moins les objectifs déclarés de sa mission.
Ce sont différents textes numérisés, retrouvés essentiellement en croisant différentes sources,
qui permettent de lever les ambigüités entourant l’œuvre et le parcours de ce magistrat, dont
toute la carrière s’est faite en Algérie.

29
Figure 2 : Hôtel du ruisseau des Singes », Dessin de Boudier, d’après une photographie, Ernest Zeys, « «
Voyage d’Alger au M’Zab », Le Tour du monde, 1891. (p. 291).

30
a) Une filiation judiciaire
François Frédéric Ernest Zeys naît en 1835 à Wissembourg dans le Bas Rhin, tout près
de la frontière allemande. Au moment de la naissance de son fils Ernest, Daniel Frédéric Zeys
exerçait à Wissembourg comme avocat avoué. Ursule Marie Thérèse Célestine Reinhard, son
épouse, avait vingt-huit ans lors de son accouchement. Elle n’avait pas de profession déclarée.
Quelques années plus tard, le père devient juge à Belfort. Un an avant sa mort, il publie chez
Delamotte en 1844, un mémoire de 48 pages intitulé Des Mutations de la propriété
territoriale, du régime hypothécaire et des procédures d'ordre, ou Essai d'un plan de réforme
sur ces diverses matières.
Le milieu familial dans lequel baigne Ernest, favorise l’instruction et le métier de son
père s’avère déterminant pour son avenir. Ernest Zeys passe son bac avec succès et rejoint
l’université de Strasbourg pour préparer une licence en droit. Il obtient son diplôme le 4
janvier 1858.
Quelques mois après, il prête serment d’avocat à la cour impériale de Colmar 37.
L’ambition du jeune Ernest Zeys n’est pas de rester en métropole mais de faire carrière dans
les colonies. En 1859, il pose sa candidature pour le poste de deuxième substitut à Pointe-à-
Pitre en Guadeloupe, mais le poste convoité échoit à un concurrent. Il ne désespère pas car il
sait que d’autres opportunités se présenteront pour aller travailler dans les possessions
françaises ultra-marines.
b) Une ascension prodigieuse
François Frédéric Ernest Zeys commence sa carrière de magistrat en Algérie. Il est
recruté au poste de juge de paix, le 2 janvier 1861, comme mentionné dans l’état de services
retrouvé aux archives nationales sous la notice n° L 2768045. Sa première ville d’affectation
est Bône (actuellement Annaba). Elle est située est située à 500 km à l’est d’Alger. Pour un
primo-arrivant aux colonies, cette prise de fonction dans l’une des villes les plus importantes
de la colonie représente un grand privilège. Florence Renucci, chargée de recherches au centre
d’histoire Judiciaire, nous éclaire sur les fonctions de juge de paix en Algérie :
La licence est à l’époque le diplôme requis pour accéder à la magistrature ou à l’avocature,
mais les justices de paix font exception à cette règle en métropole. Cette absence de pré-requis
universitaire s’explique par leur origine. Nées en 1790, les justices de paix sont alors confiées
à de simples citoyens, élus du peuple, afin de rapprocher les justiciables et de concilier les
parties. Elles perdent peu à peu leur caractère uniquement populaire, pourtant l’idée d’un

37
Beaucoup des éléments du parcours professionnel en Algérie du juge Ernest Zeys proviennent de l’article de
Florence Renucci, « Le meilleur d’entre-nous ? Ernest Zeys ou le parcours d’un juge de paix en Algérie », B.
Durand et M. Fabre (dir), La petite justice outre-mer, tome IV : justicia illiterata, Lille, CHJ éditeur, 2010, p. 68.
31
conciliateur issu de la société civile, qui ne possède pas nécessairement de connaissances
juridiques, persiste38.

Mais pour exercer en Algérie ce sacerdoce, une compétence universitaire en droit, du


niveau de la licence est exigée des candidats :
La particularité algérienne tient en fait à une condition prévue par l’ordonnance royale du 26
septembre 1842, selon laquelle l’obtention du grade de licencié est obligatoire pour remplir les
fonctions de juge de paix. Comment expliquer cette différence avec la métropole ? Il faut sans
doute y voir une volonté de s’assurer un certain niveau juridique car les juges de paix en
Algérie ont souvent des compétences plus importantes qu’en Métropole […] Ils doivent
posséder une vaste culture juridique française39.

Le juge de paix doit aussi avoir une connaissance parfaite du fonctionnement de la


société autochtone et du droit musulman qui continue de régir les litiges entre les Algériens.
La naissance, en 1848, du service de l’administration civile indigène renforce les pouvoirs du
Cadi musulman (un juge en arabe). Les autorités coloniales avaient créé les tribunaux
musulmans car les Algériens n’étaient pas considérés comme des citoyens français, à cause de
leur pratique de la religion islamique. Pour cette raison, la France leur avait réservé un statut
personnel à part.
Ernest Zeys intègre les exigences de l’administration judiciaire pour l’Algérie. Tout au
long de sa carrière, il se conforme à une ligne de conduite qui fait de lui un fonctionnaire
modèle. En effet, il apprend la langue arabe pour pouvoir comprendre les justiciables sans
passer par les traducteurs, un atout pour rendre ses jugements et éviter les quiproquos
linguistiques.
c) Une disgrâce passagère
L’État de services, retrouvé dans les archives nationales, mentionne qu’Ernest Zeys est
passé juge au tribunal de Bône le 31 janvier 1866, puis juge d’instruction le 1 er août 1870 et
enfin président du tribunal le 5 décembre 1870, toujours dans la même ville de Bône. Une
progression hiérarchique stupéfiante qui suscite autour de lui jalousies et questionnements. En
1872, Ernest Zeys connaît des moments difficiles dans sa carrière judiciaire algérienne. Ses
prises de position pro-républicaines sont mal appréciées par sa hiérarchie en Algérie. Une
lettre de dénonciation l’accusant d’être un laïque convaincu fragilise sa position. Le procureur
général Jean-Baptiste Rouchier profite de l’occasion pour le muter à Tlemcen, une ville de
l’ouest algérien, située à proximité de la frontière marocaine, à quelques 600 km d’Alger. Cet
exil, à proximité du Maroc, qui le conduit de Bône à Tlemcen, est vécu par Ernest Zeys

38
Ibid., p. 2.
39
Ibid., p. 2.
32
comme une disgrâce géographique, car il passe d’une ville côtière célèbre à un grand bourg de
l’intérieur du pays. Ernest Zeys illustre ses appréhensions sur la nouvelle région de son
affectation, dans un récit de voyage intitulé « Tlemcen ». Ce récit de voyage est publié par
Le Tour du monde en trois livraisons en 1875. Lors de ses pérégrinations dans la région de
Tlemcen, Ernest Zeys montre que sa découverte de cette région est le fruit du hasard :
Mais où est Tlemcen ? De temps en temps nous apercevons à travers la verdure sombre
quelques tours blanches, que le soleil du printemps inonde de lumière. C’est que nous
traversons une forêt, une véritable forêt d’oliviers, que les habitants du pays nomment le bois
de Boulogne. Nous nous engageons de plus en plus sous ces arbres séculaires, la gloire, la
beauté, la richesse de cette contrée privilégiée40.

La mise en scène qu’utilise Ernest Zeys dans ce récit est ironique. Il l’adresse à son
supérieur pour lui signifier que le lieu de son affectation n’est pas digne de son rang. Mais
Ernest Zeys proteste dans un anonymat total car il signe cet article avec le pseudonyme M. E.
de Lorral. Il s’agit ici de préserver aussi son obligation de réserve, et d’éviter de mécontenter
sa tutelle. Dans le même article, Ernest Zeys, alias M. E. de Lorral, parle de la population
avec laquelle il doit vivre et composer au quotidien. Tout au long de l’article, il ne cesse de
fustiger le double langage des autochtones et leur versatilité. En tant que magistrat, il est
obsédé par le respect de l’ordre et il ne supporte pas les menus larcins commis par les
Algériens :
Voici les étalages des Israélites. Ils vendent presque exclusivement des étoffes. Tout en
exerçant leur industrie, ils jettent des coups d’œil méfiants sur les allants et venants ; ils sont
toujours prêts à plier bagage en une seconde, au premier symptôme de nefra. Quelques
mécréants simulent une querelle ; on crie, on se bouscule, la circulation est interrompue, il
s’ensuit une bagarre pendant laquelle les auteurs du complot culbutent la tente d’un Israélite ;
celui-ci se dépêtre à grand-peine, et trop tard pour empêcher le pillage de ses marchandises.
Voilà la théorie de la nefra41.

Ernest Zeys passe cinq ans à Tlemcen mais au bout vient la consécration. Ainsi, le 6
avril 1877, il accède au poste de conseiller à la cour d’Alger. La disgrâce a agi comme un
accélérateur de carrière pour Ernest Zeys. Il devient par la suite président de chambre à la
cour d’Alger le 15 septembre 1883, puis premier président de la cour d’appel d’Alger le 2
octobre 1888.
L’ascension fulgurante vers les cimes de la hiérarchie judiciaire s’accompagne pour
Ernest Zeys d’une intense activité scientifique dédiée à son domaine de prédilection : le droit.
Il publie plusieurs traités et articles, dont un ouvrage consacré à sa première fonction, intitulé,
Les juges de paix algériens, paru en 1894 à Alger aux éditions Gojosso. Dans ce livre, il fait
40
M. E. de Lorral, « Tlemcen », Le Tour du monde, 1875, p. 306.
41
M E De Lorral, ibid., p. 335.
33
œuvre de pédagogie pour aider les juges de paix fraîchement nommés en Algérie à mieux
appréhender les réalités du terrain. Ernest Zeys les initie au droit commun et au droit
musulman42.
Cet ouvrage s’inscrit aussi dans la continuité de son travail d’enseignant à l’École de
Droit d’Alger. Cette école a été instituée par la loi du 20 décembre 1879 portant création de
quatre écoles spécialisées en Algérie : l’École de Médecine et de pharmacie, l’École des
Sciences, l’École des Lettres et l’École de Droit.
Ernest Zeys écrit une autre œuvre qui s’intitule Traité élémentaire de droit musulman
algérien (école malékite) : spécialement rédigé sur le cours oral fait à l'École de droit d'Alger
à l'usage des candidats au certificat inférieur de législation algérienne et de coutumes
indigènes, publiée chez A. Jourdan (Alger) en 1885-1886. Elle est digne d’intérêt car elle
s’inscrit dans son activité pédagogique : elle a trait à la connaissance du droit musulman
algérien. Ce droit diffère d’un pays musulman à un autre. En effet, en Afrique du nord et de
l’ouest, la législation suit les enseignements de l’Imam Malek Ibn Anas, un théologien ayant
vécu à Médine (en Arabie Saoudite) entre 711 et 795. Il en existe deux autres dans l’aire
islamique, qui sont le hanbalisme, une doctrine religieuse inspirée par l’Imam Ahmed Ibn
Hanbal (780-855) et le hanafisme, une école religieuse inspirée par l’Imam Abu Hanifa Al
Numan Ibn Thalit (699-767). Elles s’inspirent toutes du livre saint, Le Coran et des
enseignements du prophète Mahomet. Mais l’imam Malek se distingue des doctes des autres
écoles de pensée, en s’appuyant sur une troisième source: « les pratiques des premiers
habitants Musulmans de Médine ». Enfin le Malékisme est une école traditionnaliste car elle
favorise un certain mimétisme des anciens : en un mot, elle prêche de reproduire des
comportements datés, sans les passer par le tamis de la critique rationnelle. Les deux autres
doctrines, le Hanbalisme et le Hanafisme, prônent le recours à la raison dans les jugements.
Ernest Zeys récidive avec un nouvel ouvrage43, qui vient compléter la connaissance
des traditions juridiques musulmanes algériennes. Une fois ce traité publié, Ernest Zeys, qui
vient d’être fait chevalier de la légion d’honneur, le 14 juillet 1886, est chargé d’une mission
en 1887, par le ministère de l’instruction dans la région du M’Zab, une région du sud algérien
en plein désert, dont la ville la plus importante est Ghardaia. Ernest Zeys en rend compte aux
lecteurs du Tour du monde. Cette fois, il le signe avec son propre nom.

42
Florence Renucci, ibid., p.7.
43
Ernest Zeys, Législation mozabite, son origine, ses sources, son présent, son avenir. Leçon d'ouverture faite à
l'École de droit d'Alger, A. Jourdan (Alger), 1886.
34
Dans ses notes de voyage, Ernest Zeys met l’accent sur la beauté du paysage algérien,
pays qui incarne pour lui l’exotisme par excellence. Ainsi il écrit ces quelques lignes, quand il
franchit la steppe algérienne : « Le spectacle est grandiose. Ce n’est pas encore le désert, à
proprement parler, mais la nature nous y prépare. Les montagnes dont nous nous éloignons
semblent nous fermer l’accès du monde civilisé44 ». Il y a comme une peur latente chez le
voyageur de basculer dans le néant d’un monde sauvage. Ernest Zeys insiste sur les efforts
que doit faire la France pour civiliser l’Algérie. Il recommande la vigilance et la persévérance
dans l’œuvre que la métropole veut réaliser en Algérie. Mais rapidement Ernest Zeys rassure
le lecteur et se conforte dans ses convictions à lui, en s’émerveillant devant les progrès
réalisés dans la colonie et les bienfaits de la pacification menée par les militaires. Il montre
beaucoup d’admiration pour certains colons pionniers, qui ont construit ce pays, et
particulièrement pour un certain Cazelle et « le rôle éminemment utile qu’il joue dans le
pays45 ». À travers les louanges adressées à ce colon, il essaye de mettre en exergue son
propre parcours dans une sorte de réalisation par procuration.
Dans le même récit, il fait référence à Eugène Fromentin46, écrivain et peintre
prestigieux ayant voyagé en Algérie. Ernest Zeys souligne qu’il s’inscrit dans une tradition, et
il le prouve en écrivant : « Nous apercevons à l’ouest, le caravansérail de Guelt-es-Stel, notre
gîte pour la nuit, que Fromentin a vu construire47».
Dans ce long parcours, qui conduit Ernest Zeys à l’oasis de Ghardaia, il ne rencontre
que des cadis, les juges du droit musulman. On peut donc émettre l’hypothèse, à la lecture des
étapes de son périple, qu’il s’agit d’un voyage d’études pour approfondir ses recherches sur le
droit musulman. Vers la fin du parcours, il livre quelques bribes aux lecteurs du journal, sur
l’intérêt qu’il porte à certains manuscrits de droit musulman, détenus par des notables de
l’oasis de Ghardaia. Cette bibliophilie dénote la curiosité du magistrat Ernest Zeys et son
infatigable quête de la nouveauté et de la compréhension de la société autochtone.
Quelques années plus tard, les honneurs continuent de pleuvoir sur lui. Le magistrat
est nommé professeur à l’école de droit d’Alger, et il sera fait officier de la légion d’honneur
le 20 juillet 1895. Un couronnement mérité, car Ernest Zeys a voué sa vie au service de
l’administration judiciaire coloniale. Son décès survient en 1909.
Ernest Zeys a eu une carrière exemplaire en Algérie et une ascension qui a suscité à la
fois des jalousies et de l’indignation de la part de ses pairs. Nous l’avons vu lors de l’épisode

44
Ernest Zeys, « Voyage d’Alger au M’Zab », Le Tour du monde, 1891, p. 293.
45
Ernest Zeys, Ibid., p. 292.
46
Eugène Fromentin, Un été dans le Sahara, Paris, Plon, 1930.
47
Ernest Zeys, ibid., p. 295.
35
de Tlemcen, où pour des raisons politiques, il a été exilé dans une région un peu austère par
rapport au site de la ville de Bône. Mais Ernest Zeys animé d’une grande ambition, et d’une
compétence à toute épreuve, a persévéré sans être affecté par les aléas d’un parcours souvent
difficile. Son intense activité dans les domaines scientifique et journalistique en est la preuve.
Ernest Zeys a bien compris les codes, qui permettent de s’intégrer en colonie, en apprenant la
langue du pays et en s’intéressant de près au fonctionnement de la société algérienne, deux
gages qui ont fait sa réussite en Algérie.
2) D’autres fonctionnaires ambitieux
Dans cette catégorie des fonctionnaires ambitieux, quelques-uns se rapprochent par
leur parcours de celui d’Ernest Zeys. On peut citer à titre d’exemple Jean Roussel Despierres.
Les articles qu’il signe pour la Revue des deux mondes portent le nom Charles Roussel. Il est
magistrat et homme de lettres. Il naît le 14 octobre 1832 à Segonzac-en-Charente, fait ses
études au lycée de Cahors. Il débute sa carrière de magistrat en Algérie comme juge de paix à
Milianah, à l’ouest d’Alger, puis est nommé juge d’instruction à Oran. Il revient après ce long
séjour algérien en métropole pour prendre le poste d’avocat général à Lyon. En 1879, il est
nommé préfet de Constantine. Entre-temps, il publie en 1875 dans la Revue des deux mondes,
un article intitulé : « La naturalisation des indigènes en Algérie ». Son écrit constitue une
réponse aux protestations des autochtones algériens contre la promulgation du décret
Crémieux qui faisait accéder les Israélites algériens à la nationalité française, et les
conséquences engendrées par ce décret comme l’insurrection d’El Mokrani. Il faut rappeler
que ce Bachaga (un caïd qui a sous sa tutelle plusieurs tribus algériennes) déclare la guerre à
la France en 1870. Il ouvre ainsi un autre front pour l’armée coloniale occupée à affronter les
armées prussiennes qui se sont emparées de l’Alsace et de la Lorraine. El-Mokrani se révolte
contre la France pendant six mois. Les affrontements avec l’armée française font des
centaines de milliers de morts du côté algérien. L’intervention de Charles Roussel dans la
Revue des deux mondes constitue une contribution au débat sur la nécessité de promouvoir les
autochtones au rang de citoyen à part entière afin de prévenir toutes les révoltes à venir.
Un autre fonctionnaire fait sa carrière en Algérie comme administrateur colonial : il
s’agit de Léon Victor Largeau. Né en 1842 à Niort dans les deux Sèvres, il se fait connaître
en 1896, en publiant une série de reportages dans la revue Le Tour du monde consacrée au
Sahara. Avec son habit d’explorateur, il tente de décloisonner le Sahara en créant avec le nord
de l’Algérie des relations commerciales fluides. Sa mission échoue au sud d’Ouargla quand
des tribus de la région d’In-Salah refusent de le recevoir avec ses accompagnateurs. Il fonde
un immense espoir sur ses voyages dans le Sahara dont il évoque avec conviction les
36
possibilités commerciales florissantes et les bénéfices à tirer de ces transactions pour les
habitants du sud et pour les commerçants français. Cependant l’enthousiasme pour sa mission
qu’il montre dans ses articles semble s’estomper au fil des pages comme s’il subodorait son
échec. Mais il ne désespère pas et repart pour un nouveau projet qui concerne le tracé du
chemin de fer transsaharien. Ce nouveau projet ne peut lui aussi aboutir car les gens du sud
sont hostiles à la pénétration française. Victor Largeau explique les raisons de son échec par
le manque de moyens mis à sa disposition par l’administration coloniale et l’absence de
visions d’avenir audacieuses de la part de l’Etat français.
B) L’Algérie des militaires conquérants
Dès l’aube de la colonisation, les militaires prennent la plume pour dire la conquête de
l’Algérie48. Ils s’inscrivent ainsi dans une tradition littéraire bien ancrée dans les mœurs
françaises. Á travers la production prolifique des récits de voyage, des correspondances et des
traités49, ils démontrent, qu’ils valorisent leurs actions militaires sur le terrain, en lui donnant
un retentissement médiatique. Les militaires sont les premiers à avoir un contact réel avec le
pays, interrompant les échecs de certains explorateurs, comme la tentative de Norbert
Dourneaux Dupéré50 d’atteindre Ghadamès (ville située à la frontière libyenne). Car l’hostilité
des tribus algériennes, qui se payait au prix fort de la vie humaine, rendait périlleuse la
connaissance du terrain. Le défrichement du terrain devient de facto l’affaire de l’armée
coloniale. Á chaque avancée sur le territoire algérien, ils éprouvent le besoin d’héroïser leur
exploit. Á travers leurs écrits, les militaires transmettent leurs découvertes sur la société
conquise. Témoins privilégiés des réalités d’un pays longtemps autarcique, ils mettent à profit
ce contact violent pour le convertir en une littérature abondante. L’objectif comme l’écrit
Franck Laurent est de : « conquérir et décrire51 ».
Les récits de voyage de notre corpus reflètent cette progression à l’intérieur des terres
algériennes52, avec cette impression que la plume suit au galop les cavalcades des militaires.

48
Voir surtout les abondantes correspondances du Maréchal de Saint Arnaud publiées par Arnaud-Jacques
Leroy, Lettres du Maréchal de Saint-Arnaud, Paris, M. Lévy frères, 1858. Voir également la correspondance du
lieutenant colonel Lucien-François De Montagnac avec sa famille avant sa mort au combat le 22 septembre 1845
dans la région de Sidi Belabès, au sud de la ville d’Oran.
49
Eugène Daumas, Mœurs et Coutumes de l’Algérie, Paris, Sindbad, 1988.
50
Voir à ce sujet, Henri Duveyrier, « Le voyage au Sahara de Norbert Dournaux Dupéré, rédigé d’après son
journal et ses lettres », Bulletin de la société de géographie, août 1874.
51
Franck Laurent, Le Voyage en Algérie, Paris, Bouquins, Robert Laffont, 2008, p. 3-137.
52
Á partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, les itinéraires proposés dans les récits de voyage épousent une
géographie pacifiée avec le fin fond du Sahara comme dernière région explorée. Voir les récits du lieutenant F.
de La Harpe intitulés « Dans le sud algérien,à travers les montagnes de l’Aurès et dans les oasis du Souf », parus
dans le n°12 du 23 mars 1901 de la revue Le Tour du monde.
37
L’écrit agit comme un cataplasme réparateur sur les dévastations induites par la pacification 53.
Du champ de bataille surgit l’image du militaire qui dépose l’épée, et s’empare sans attendre
de la plume pour raconter ses exploits. Ces militaires écrivent à leur hiérarchie des rapports
sur leurs actions. Enfin, ils diffusent dans les journaux, quand ceux-ci ont besoin de matière
pour alimenter leurs rubriques54de récits héroïques, mêlant l’aventure à l’évasion. Les
journaux contentent ainsi des lecteurs friands de découvertes et d’immersion dans de
nouvelles contrées, où l’imaginaire vagabonde, repoussant les frontières vers des horizons
lointains.
Un autre souci taraude le militaire, celui de récolter un maximum d’informations et de
renseignements sur les habitants et le territoire conquis. Les militaires se transforment alors en
scientifiques omniscients, abordant tous les aspects de la vie des autochtones. Leurs plumes
acérées hantent d’autres champs que les champs de bataille, s’aventurant par exemple dans les
dédales de la botanique et de la zoologie. Derrière ces curiosités frénétiques, se cache le désir
irrépressible de percer les secrets d’un pays très vaste, qui ne cesse d’étonner par ses
ressources.
Les oppositions sporadiques à l’ordre de la colonie55constituent le souci permanent de
l’armée coloniale. Les coups de force émanant des tribus autochtones poussent les militaires à
étendre leur maillage sur le territoire. La stratégie consiste à installer des villes garnisons,
pour sécuriser les positions acquises, et les prémunir contre les velléités de reprise de
territoire, vivaces dans l’esprit des tribus.
Le docteur Huguet et le lieutenant Peltier expliquent dans un récit paru dans Le Tour
du monde, ce phénomène récurrent:
Les garnisons de ces forts ont pour mission d’empêcher ou de gêner les Rezzous, une tribu du
sud algérien très hostile à la présence française. La fonction de ces garnisons est d’assurer la
protection des caravanes. Mais la distance qui les sépare et leur éloignement d’El Goléa ne
permettent d’atteindre qu’incomplètement ce but56.

53
Voir à cet effet la correspondance du Maréchal de Saint-Arnaud et sa justification de la nécessité des
enfumades de la Dahra en 1848, lorsqu’il enferma les membres d’une tribu dans une grotte et y mit le feu pour
les empêcher de sortir. Tous périrent dans ce guet apens. Op. cit.
54
On assiste ainsi à la naissance de quatre journaux spécialisés dans les récits de voyage : Le Magasin
pittoresque, L’Illustration, Le Tour du monde, Le Journal des voyages.
55
On citera le soulèvement opéré par le Cheikh Bouamama, dans le sud d’Oran, contre les lois coloniales sur
l’interdiction de la transhumance pour les tribus nomades. Le Cheikh Bouamama organisa une grande opération
militaire le 22 avril 1881 contre le bureau arabe d’El Bayadh (Géryville), et assassina le lieutenant Wayne
Bruner et quatre de ses gardes. Voir à cet égard les chroniques de Guy de Maupassant parues dans Le Gaulois,
entre juillet et août 1881.
56
« Le Sud de la province d’Alger, El Goléa et les trois forts », Le Tour du monde, le 11 mars 1899, p. 106.
38
L’immensité géographique du pays complique l’efficacité très relative des villes de
garnison, ce qui incite à user d’une autre stratégie : on s’appuiera sur certaines tribus
autochtones loyales pour dompter les plus réfractaires.
Dans cette mise en scène de la victoire contre l’autochtone hargneux57, le militaire
colonial exalte son héroïsme en une véritable autoglorification. Il en fait un argument, qui
permet de convaincre tous les sceptiques que recèle l’opinion publique française. En même
temps reviennent comme un leitmotiv les mêmes griefs contre l’entreprise coloniale, à savoir
les coûts exorbitants pour le trésor public, et les retombées rachitiques pour la métropole.
Les militaires occupent une place prépondérante dans le corpus de notre recherche, car
ils ont produit une littérature prolifique sur le sujet de l’Algérie. Ce sont pour la plupart des
officiers supérieurs. Le parcours du général Eugène Daumas, qui est un algérophile
inconditionnel, donne une image du militaire conquérant, mais curieux de son milieu
d’immersion. Le général Eugène Daumas montre qu’il prend le temps de connaître la société
d’accueil et qu’il n’a pas cessé de mettre par écrit ses constatations.

Figure 2 : Soldats français et Spahis (soldats autochtones) », photo des amis du musée de Senlis
(http://a.senlis.free.fr/ams01.htm)

57
Voir à cet effet les correspondances de Saint -Arnaud et de Montagnac.
39
1) Un militaire conquérant et curieux Melchior Joseph Eugène Daumas
Eugène Daumas arrive en Algérie en 1835. Sa présence en terre algérienne fait naître
en lui la vocation d’écrivain : ses écrits embrassent beaucoup de domaines. Il fait ainsi œuvre
de sociologue, d’ethnologue et d’historien dans Mœurs et Coutumes d’Algérie58, qui regroupe
la somme de ses conclusions. Eugène Daumas s’intéresse également à la relation particulière
de l’autochtone avec son cheval. Il éprouve une grande fascination pour les cavaliers
algériens, ce qui donne lieu à l’élaboration d’un livre intitulé: Dialogues sur l'hippologie
arabe, les chevaux du Sahara qu’il a coécrit avec le héros de la résistance algérienne, l’émir
Abdelkader. Il publie certains de ses travaux dans la Revue des deux mondes. Á travers les
différents écrits de Eugène Daumas, se dégage une trajectoire exemplaire qu’il est utile de
suivre.
a)Une filiation militaire
Le général de division Melchior Joseph Eugène Daumas est né le 4 septembre 1803 à
Delémont en Suisse. Il est le fils de Marie-Guillaume Daumas, né le 24 septembre 1763 à
Cuisery en Saône et Loire. Le général de brigade Marie Guillaume a fait toute sa carrière dans
l’armée. Il a participé notamment à la campagne d'Amérique entre 1780 et 1782. Il est nommé
commandeur de la Légion d'Honneur en 1804 pour services rendus à la nation, quatre ans
après l’obtention de son grade de général de division. Á l’heure de la retraite, il s’est
reconverti dans le métier de viticulteur à Givry, en Saône et Loire, son pays natal, où il décède
le 30 mai 1838. La mère d’Eugène Daumas se nomme Thérèse Babé. Elle est la fille d'un
conseiller du prince évêque de Bâle. De par son ascendance, Melchior Joseph Eugène Daumas
appartient ainsi à un milieu privilégié.
Eugène Daumas part à Paris pour poursuivre des études de médecine. Il marche sur les
traces de son grand père François Daumas (1738 Ouroux-sur-Saône-1820 Varennes-le-
Grand), Il a exercé dans les rangs de l’armée du roi comme chirurgien. Eugène Daumas
connaît des difficultés dans la capitale. La vie estudiantine dévergondée, qu’il mène aux côtés
de son frère aîné, le détourne de son objectif initial. Il s’oublie dans une vie de noce,
abandonne ses études au profit des plaisirs éphémères. Son père, en militaire vigilant, voulant
mettre fin aux dérives de jeunesse de son fils, le rappelle à l’ordre et décide de prendre son
avenir en main. Il l’encourage à suivre une carrière militaire. Eugène Daumas s’engage
comme volontaire en 1822. Il est alors âgé de 19 ans. Il devient cavalier au 2e régiment de
chasseurs à cheval. Il accède au grade de sous-lieutenant à Amiens, le 3 janvier 1827. En

58
Eugène Daumas, Mœurs et Coutumes d’Algérie, Paris, Sindbad, 1988, avec une préface du sociologue
algérien, Abdelkader Djeghloul.
40
1829, il rejoint « l’école royale de Cavalerie » de Saumur. Sa formation militaire le
métamorphose. Selon l’article que lui consacre L’encyclopédie on line de l’Afrique du nord :
« Il est considéré par ses supérieurs comme ‘particulièrement apte à l’instruction’; et comme
un ‘ bon serviteur, exact, zélé’59 ». La métamorphose est complète pour le jeune Eugène
Daumas. Sa motivation bascule d’études de médecine sans intérêt pour lui vers les augures
d’une vie militaire passionnante. Ainsi il obtient le grade de lieutenant le 6 juillet 1831.
Cette résurrection, lui permet de s’inscrire dans une longue tradition familiale, qui
privilégie le métier des armes. Son père Marie Guillaume Daumas est en effet le neveu de
Louis Daumas né en 1733, qui a commencé comme sous-officier, avant d’atteindre le grade
de capitaine trésorier dans le régiment d’Enghien. Il a participé à la guerre de sept ans et
également à la campagne d’Amérique. Son père Marie Guillaume est aussi le neveu d'André
Daumas, d’abord sous-officier, puis capitaine dans un régiment corse. Les autres membres de
la famille ont eu le même parcours : guerre de sept ans puis participation à la campagne de
Corse. Eugène Daumas est affecté en 1835 au 2e régiment de Chasseurs d’Afrique, qu’il
rejoint comme capitaine instructeur.
L’appartenance d’Eugène Daumas à une longue filiation de militaires, où l’on retrouve
quatre officiers ayant participé activement à des batailles décisives dans la vie du royaume de
France, a été déterminante dans le choix du père² et dans la vocation du jeune Eugène
Daumas. L’adhésion du jeune Daumas aux vœux de son père renforce l’idée de l’héritage
professionnel.
b) Une réussite en terre algérienne
Eugène Daumas arrive sur la terre algérienne en 1835. Son arrivée coïncide avec les
débats qui agitent la nouvelle colonie, sur l’occupation restreinte ou totale du sol conquis. En
effet, deux points de vue s’affrontent, celui du maréchal Clauzel partisan acharné de la
colonisation totale du territoire, et celui du général Bugeaud qui était pour une occupation
restreinte, se limitant aux villes côtières. Les partisans de l’occupation totale l’emportent.
L’installation définitive de la France en Algérie devient une réalité tangible. L’expansion à
l’intérieur des terres s’inscrit dans une guerre de longue haleine, coûteuse en hommes et en
matériel. L’armée coloniale, pour faire face à l’insurrection permanente des tribus, dont la
plus représentative est celle des Hadjout localisée au sud d’Alger, a besoin de jeunes cadres
bien formés, capables de mener à bien la conquête, et aussi de conserver ce vaste territoire
dans le giron de la France.

59
Propos attribués au général D’Arlanger sur http://encyclopedie-afn.org/
41
Eugène Daumas s’intègre dans cette vision coloniale et se distingue rapidement sur le
terrain des opérations, comme un valeureux soldat. Le 4 décembre 1835, quelques mois après
son arrivée, il reçoit une citation. Cette distinction confirme les propos élogieux prononcés à
son égard à la sortie de l’École Royale de Cavalerie de Saumur 60. Il reçoit également la croix
de chevalier de la légion d’honneur qui vient enrichir son palmarès, le 6 janvier 1836. La
carrière prometteuse d’Eugène Daumas lui attire beaucoup de sympathies, dont celle du
colonel La Moricière qui parraine les bureaux arabes. Ce service administratif mixte
fonctionne avec un capitaine de l’armée française et un caïd, le notable autochtone qui aide
les autorités coloniales dans la gestion quotidienne des affaires indigènes.
Il se produit un tournant dans sa carrière, lorsque le chef de la résistance algérienne,
l’émir Abdelkader (1808- 1883) paraphe avec le général Bugeaud, le 30 mai 1837, les accords
de la Tafna. L’armée française consent à abandonner certains territoires au chef de la
résistance algérienne. Il y établira un État algérien. En effet, l’article 3 stipule que « l'émir
aura l'administration de la province d'Oran, de celle du Tittery, et de cette partie de la
province d'Alger ».
Eugène Daumas devient consul de France auprès de l’émir dans son fief à Mascara,
considérée comme la capitale de l’État algérien. En effet Mascara est une ville de l’ouest
algérien, située à 600 km d’Alger. Sa désignation à ce poste sensible découle essentiellement
de sa connaissance de la langue arabe. Eugène Daumas a mis en effet à profit sa présence en
Algérie pour apprendre la langue du pays. Il comprend les avantages à tirer de l’appropriation
du langage de l’autre. Sans oublier que cette maîtrise lui permet d’avoir accès à la culture du
pays, et de pénétrer l’âme des autochtones. Ses qualités individuelles et son aptitude
intellectuelle conviennent à cette mission diplomatique de haute importance. De fait, les
historiens61 relèvent les incompréhensions fréquentes, dues aux traductions du traité de la
Tafna, de l’arabe au français et dans le sens contraire. Ces quiproquos, qui jalonnent les
relations entre le chef algérien et les autorités coloniales, rendent le travail d’Eugène Daumas
difficile et passionnant. Le point culminant de ce refroidissement dans les relations arrive
notamment quelques mois après la signature des accords, vers la fin de 1837, lors de la prise
de Constantine par l’armée française. Le chef algérien assimile cet acte à une agression
dirigée contre lui et son État car la région de Constantine faisait partie des territoires attribués

60
Voir supra la citation du général D’Arlanger.
61
Voir à cet effet les travaux de Charles André Julien sur l’histoire de la colonisation de l’Algérie et notamment,
Julien, Charles- André, Histoire de l’Algérie contemporaine, tome 1 seul : la conquête et les débuts de la
colonisation 1827- 1870, Paris, PUF, 1964.

42
à l’Émir. Ainsi, le 5 mai 1839, l’Émir, fort du soutien du sultan du Maroc, s’adjuge le
territoire situé entre Oujda et Tafna. Il tente un coup de force pour mettre sous sa domination
le Constantinois. Il y installe même un « khalifa» (mot arabe qui désigne l’adjoint de l’émir).
La France réagit à ce qui est considéré comme une provocation du chef algérien et organise
l'expédition des « Portes de Fer » en octobre 1839 ; la riposte de l’armée française met ainsi
fin aux accords de la Tafna qui n’ont tenu que deux ans.
L’échec de cet accord est dû au désir d’hégémonie, qui habite la France coloniale et à
l’aspiration de l’émir Abdelkader à l’indépendance de son pays. La reprise de la guerre entre
les deux belligérants met fin à la mission diplomatique d’Eugène Daumas.
c) La plume annihile le glaive
Après cette expérience diplomatique auprès de l’Émir Abdelkader, Eugène Daumas
engrange de grandes connaissances sur la société algérienne, sa langue, ses institutions
tribales et son histoire. Ce précieux savoir le rapproche du gouvernorat général. En 1841,
Eugène Daumas se voit confier la mission d’installer et de diriger les Bureaux arabes.
L’administration coloniale doit cette idée au Maréchal Bugeaud. D’ailleurs, Eugène Daumas
devient le plus proche collaborateur du maréchal. Il apporte aux bureaux arabes un autre
fonctionnement plus adapté aux mœurs et aux traditions algériennes. Cette tâche d’implanter
ces administrations mixtes dure de 1842 à 1847. Parallèlement à ses tâches bureaucratiques, il
continue de progresser dans la hiérarchie militaire. Ainsi, le 22 avril 1847, il obtient le grade
de colonel. Il dirige aussi dans le cadre de ses fonctions militaires un régiment des Spahis62
sur lesquels s’appuie l’armée française pour leur connaissance du terrain et des tribus
autochtones. Les fonctions administratives du colonel Eugène Daumas prennent de
l’importance au gouvernorat général où il est considéré comme « le monsieur Algérie ». En
1850, il revient à Paris, en métropole. Il travaille au Ministère de la Guerre, avant de rejoindre
le ministère de l’Algérie et des Colonies.
Eugène Daumas doit son ascension spectaculaire à sa spécialisation dans tout ce qui
touche de près ou de loin à l’Algérie. Mais aussi, comme le rappelle le sociologue algérien
Abdelkader Djeghloul63, « Daumas n’est pas un militaire d’opérette, mais un sabreur sans

62
Mot d’origine perse, qui vient de « sibahis ». C’est un corps créé par ordonnance du 2 juillet 1845, et qui est
composé de cavaliers autochtones et d’étrangers, sous le commandement de l’armée. Voir sur l’ensemble de ces
questions l’ouvrage du comte P. De Castellane, Souvenirs de la vie militaire en Afrique, Paris, Victor Lecou
libraire-éditeur, 1852.
63
Abdelkader Djaghloul est un chercheur en sciences sociales qui a longtemps enseigné à l’université d’Oran, il
est également l’auteur de la préface de Mœurs et coutumes d’Algérie, d’Eugène Daumas, publié aux éditions
Sindbad en 1988.
43
états d’âme qui n’hésitera pas à réprimer brutalement les opposants de Napoléon III, lors des
manifestations parisiennes d’octobre 185164 ».
Sur le terrain des opérations en Algérie, les états de service de Eugène Daumas que
détaille Abdelkader Djeghloul sont denses:
En 1840, il prend part aux combats de Sidi Ben Yacoug et Ouled Khalfa, en 1841, à celui de
Sidi Lakhdar, en 1842, il est présent à la bataille de la Chiffa et participe à la lutte contre les
tribus Ben Ismaïl et Ouled El Aziz. En 1844, il combat contre les Touarga, en 1847 il est aux
côtés du duc d’Aumale pendant la campagne contre Bougie et en 1849 il mène une expédition
contre les Ouled Naïl65.

Ces longues années de combat, le glaive à la main, ne lui interdisent pas de théoriser
ses observations sur la société algérienne. La plume d’Eugène Daumas supplante le glaive
pour donner lieu à des écrits prolifiques. C’est ainsi qu’il publie en 1853 un de ses ouvrages
les plus célèbres, qu’il intitule Mœurs et Coutumes de l’Algérie, aux éditions Hachette, livre
qui reste une référence historique incontournable pour connaître l’Algérie de l’époque
coloniale et précoloniale.
Dans cet ouvrage bien documenté, Eugène Daumas fait découvrir aux lecteurs les
multiples facettes de l’Algérie. Il aborde la colonie dans une perspective à la fois historique,
sociologique et ethnologique. Il divise son livre en trois parties. La première partie est
intitulée « Le Tell » ce qui veut dire l’Algérie fertile. Il y aborde la question « des races qui
peuplent l’Algérie ». Comme tous les écrits antérieurs et postérieurs, il insiste sur les
différences qui existent entre la population berbérophone et arabophone. Dans cette partie,
Eugène Daumas loue l’hospitalité de la population algérienne et en fait une vertu cardinale. Il
n’oublie pas aussi de parler des pratiques religieuses des Algériens pour permettre aux
Français de comprendre certains rites et habitudes qui leur semblent folkloriques.
Eugène Daumas consacre la deuxième partie de son livre à la Kabylie. Quatre
chapitres nourrissent la réflexion d’Eugène Daumas, à savoir l’entité géographique, la société
kabyle et sa principale force qui réside dans la solidarité clanique, sans oublier les institutions
kabyles et le fonctionnement démocratique qui les fonde.
La dernière partie du livre d’Eugène Daumas transporte le lecteur au Sahara. Il
consacre à ce vaste territoire neuf chapitres, évoquant tous les aspects pittoresques de la vie
dans le désert. Ainsi, le lecteur découvre les chevaux du Sahara, les mahara ou chameaux
coureurs, et comment s’organise une caravane. Les guerres fratricides entre les tribus sont
mises en exergue par l’auteur avec ceux qui en sont souvent à l’origine, les Touaregs.

64
Eugène Daumas, op.cit., p.15.
65
Eugène Daumas, op.cit., p.15.
44
L’article que publie Eugène Daumas en 1854, dans la Revue des deux mondes,
intitulé « Scènes de la vie arabe, la noblesse au désert », vient compléter son ouvrage sur les
Mœurs et coutumes de l’Algérie. Eugène Daumas confirme la fascination qu’exercent sur lui
le Sahara, ses habitants et leur mode de vie. Il montre son attachement à un monde qui est en
voie de disparition, malmené par la colonisation et la violence de la conquête. Eugène
Daumas prend prétexte de cet examen de la noblesse arabe pour affirmer dans son article des
positions politiques très tranchées, et une adhésion sans faille à la monarchie contre les idées
républicaines. Dès l’entame de son écrit, il annonce en ces termes son orientation idéologique:
En Orient, on croit […] à la vertu des races ; on regarde l’aristocratie non seulement comme
une nécessité sociale, mais comme une loi même de la nature. Personne ne songe, comme chez
les peuples de l’occident, à se mettre en révolte contre cette vérité qu’on accepte au contraire
avec une placide résignation66.

Eugène Daumas oublie le temps d’un article la mission civilisatrice de la France, et ce


qu’elle peut apporter comme valeurs et progrès à la société autochtone. Cette société minorée
et agressée qui évite les dérives politiques par ce qu’il appelle « une placide résignation »
devient pour lui une source d’inspiration. L’éloge du fatalisme des autochtones est élevé ici en
valeur digne d’être intégrée par les peuples d’Occident. Eugène Daumas milite pour un
échange réflexif des valeurs et des idées entre les deux rives. Ici, il s’adresse sans les nommer
aux libéraux et aux républicains, qui veulent remettre en cause un ordre social, qui n’a pas
besoin d’être réformé. Et pour donner le coup de grâce à ces agitateurs politiques, il invoque
le bon sens des « bergers arabes » qui disent : « La tête est la tête, la queue est la queue67»
avec tout ce que comporte comme connotation péjorative le statut des locuteurs de cette
expression.
Cet article d’Eugène Daumas est aussi une relecture de la poésie de l’émir Abdelkader.
Dans ses écrits, l’émir Abdelkader ne cesse de consacrer des louanges à la vie bédouine. En
témoigne ce long poème dédié au Sahara, où il essaye de montrer les vertus d’une vie
éloignée des tracas urbains imposés par la colonisation :
L’éloge du Sahara

Ô toi qui prends la défense des habitants de la ville


Et qui condamne l’amour bédouin
Pour ses horizons sans limites
Est-ce de la légèreté que tu reproches à nos tentes
N’as-tu d’éloges que pour des maisons de pierre et de boue
Si tu savais les secrets du désert
Si tu t’étais éveillé au milieu du Sahara

66
Eugène Daumas, « Scènes de la vie arabe, la noblesse au désert », Revue des deux mondes, 1854, p. 492.
67
Ibid., p. 492.
45
Si tes pieds avaient foulé ce tapis de sable
Parsemé de fleurs semblables à des perles
Tu aurais admiré nos plantes
L’étrange variété de leurs teintes
Tu aurais respiré ce souffle embaumé
Qui double la vie
Car il n’a point passé sur l’impureté des villes68.

Dans son œuvre, Eugène Daumas reformule de façon personnelle les idées de l’émir
Abdelkader, qu’il a côtoyé pendant deux ans. L’influence du héros algérien est palpable car
Eugène Daumas ne cesse de clamer son admiration pour les cavaliers, les chevaux et le
Sahara, trois éléments qui comptent aussi dans l’œuvre poétique et mystique de l’émir
Abdelkader.
L’application et l’exemplarité d’Eugène Daumas, lors de sa formation d’officier à
l’École de Cavalerie Royale de Saumur, le prédestinent à une grande carrière militaire. Son
affectation en Algérie lui ouvre la voie à une ascension fulgurante en colonie. Il commence
avec le grade de lieutenant pour atteindre en apothéose, vingt ans après, le grade de général
de division, le 11 août 1855. Les honneurs, que reçoit Eugène Daumas pour son parcours
algérien, sont nombreux. Différentes citations rehaussent son prestige. Ainsi, il est fait grand
officier de la légion d’honneur le 28 décembre 1857. Sa carrière est jalonnée de conquêtes
militaires sur le terrain et de missions importantes effectuées pour le compte du gouvernement
français. Eugène Daumas fait des incursions heureuses dans l’exploration scientifique du
terrain algérien, comme s’il donnait répit à son glaive en laissant s’exprimer sa plume. Après
cette longue vie, il meurt à Camblanes en Gironde le 29 avril 1871.
2) D’autres militaires conquérants
Dans cette catégorie des militaires conquérants, quelques-uns se rapprochent par leur
parcours de celui d’Eugène Daumas. On peut citer Charles Féraud, qui embrasse une carrière
militaire sur les traces d’un père, officier de la marine. Il naît à Nice le 5 février 1829. Charles
Féraud fait ses études au lycée de Toulon. Á l’âge de seize ans, le rêve d’aventure le saisit et il
décide de rejoindre l’Algérie, une colonie prometteuse. Il travaille comme commis auxiliaire
dans l’administration civile. Le contact avec la colonie et ses habitants lui permet d’apprendre
rapidement l’arabe. Il montre des prédispositions étonnantes pour cette langue et le 1 er août
1850, il devient interprète militaire auxiliaire de 2eme classe. Il fait ses premières armes au
commandement supérieur de la division de Bougie (ville côtière située à 250 km à l’est
d’Alger) et travaille avec les généraux Saint-Arnaud et Mac Mahon. Sa connaissance de

68
Poème donné en annexe de l’ouvrage d’Eugène Daumas, op.cit.
46
l’arabe et de la région du Constantinois l’amène à publier dans la revue Le Tour du monde en
1877« Visite au palais de Constantine », où il est présenté comme « interprète principal de
l’armée d’Afrique ». L’article vise un double objectif : d’abord atténuer les affres de la
violence subie par le peuple algérien conséquemment au drame de la colonisation, ensuite
montrer que le peuple algérien souffrait déjà à l’époque turque le martyre, du fait du régime
qui le gouvernait. Pour étayer sa démonstration, Charles Féraud prend comme exemple le
règne du Bey Ahmed69. Le récit regorge d’anecdotes et de faits qui chargent l’homme de tous
les crimes. Ainsi, la cruauté du Bey est résumée dans l’entame de la deuxième partie de son
long article: « El Hadj Ahmed ne se contentait pas de dévaliser et de piller les maisons de ses
sujets, il leur enlevait aussi leurs filles et leurs femmes70 ».
Charles Féraud est l’auteur de plusieurs ouvrages71où il synthétise son expérience
algérienne. Il prend sa retraite militaire en janvier 1880 et embrasse une nouvelle carrière dans
la diplomatie. Il devient consul général à Tripoli (en Libye) jusqu’en 1884 puis il sera affecté
au Maroc comme ministre plénipotentiaire à Tanger. Il obtient la légion d’honneur le 30
décembre 1882 et décède le 19 décembre 1889 au Maroc.
On peut aussi citer dans cette catégorie le général Victor Martin Colonieu. Cet officier
supérieur naît le 19 janvier 1826 à Orange ; il est le fils de Siffrein Hyacinthe Colonieu qui a
fait sa carrière dans l’administration en tant que receveur des contributions indirectes à Rodez.
Il entre à l’école polytechnique le 1 er novembre 1845 et rejoint le bataillon des tirailleurs
indigènes d’Alger le 25 avril 1854. Victor Martin Colonieu fait toutes ses classes en Algérie,
jusqu’à atteindre le grade de général de brigade le 11 mars 1879. Le terrain de prédilection du
général Colonieu est le Sahara algérien. Il écrit différents articles sur ses expériences
militaires sahariennes qu’il donne pour Le Tour du monde72.Dans ses récits de voyage, il met
l’accent sur les problèmes que posent les révoltes tribales de cette région et les moyens qu’il
faut mettre en œuvre pour les prévenir. Il insiste sur les difficultés à réussir la pacification
dans le Sahara et pour atteindre ce but, il préconise de mobiliser des troupes militaires
importantes. Victor Colonieu met en garde les aventuriers qui prennent des risques inutiles en

69
Régent turc de la région de Constantine qui a résisté à l’occupation française pendant six ans en lui infligeant
une cinglante défaite, sur les remparts de la ville, le 22 novembre 1836, avant que la ville ne soit conquise une
année plus tard par le colonel Corbin. Voir l’article de Charles Féraud, « Visite au palais de Constantine », Le
Tour du Monde, 1877.
70
Ibid., p. 241.
71
Laurent-Charles Féraud, Histoire des villes de la province de Constantine - Sétif, Bordj-Bou-Arreridj, Msila,
Boussaâda, réédition Paris, L'Harmattan, 2011, Annales Tripolitaines, Paris, Bouchène, réédition 2005. Histoire
de Bougie, Paris, Bouchène, réédition 2001. Les interprètes de l'armée d'Afrique (archives du corps), Paris, A.
Jourdan, 1876. Notice historique sur la tribu des Oulad-Abd-en-Nour, Paris, Alessi & Arnolet, 1864.
72
« Voyage dans le Sahara algérien de Géryville à Ouargla (voyage effectué en 1862) » à Paris par les éditions
Hachette.
47
voulant explorer le Sahara sans moyens adéquats. Dans cet article73, il indique la logistique
qui permet aux caravanes sahariennes d’affronter les conditions climatiques et géographiques
de la région. Après ses pérégrinations dans le désert, il fait une thèse de doctorat de droit en
1888 à Lyon intitulé, Les Actions populaires en droit romain; l’espionnage au point de vue du
droit international et du droit pénal français. Enfin, il devient grand officier de la légion
d’honneur le 4 mai 1889.
C) L’Algérie des savants métropolitains
Certains savants français sont porteurs de grands projets à réaliser dans cette nouvelle
colonie qu’est l’Algérie. Ils viennent avec l’idée d’un territoire vierge, où toutes les
expériences sont possibles. Cette idéologie, d’essence humaniste, tend à atténuer la violence
de la conquête coloniale qui s’est accomplie en faisant des centaines de milliers de morts.
Mais, avec la fin de la pacification, la paix retrouvée sur le territoire algérien ouvre une
nouvelle ère de reconstruction et de réconciliation. Les savants métropolitains inscrivent leurs
actions en Algérie dans la tradition héritée de la campagne d’Égypte. Les écrits et les études
sur l’Algérie étaient rares et insuffisants, d’où ce besoin concernant toutes les recherches. La
géographie, la cartographie et l’anthropologie sont des domaines que l’administration
privilégie.
François Roudaire arrive avec un projet grandiose et chimérique, dont il fera l’œuvre
de sa vie. Son idée consiste à réaliser une mer intérieure pour relier le Sahara à la
Méditerranée. L’État français s’enthousiasme pour ce projet et s’implique d’abord, puis,
devant l’ampleur des dépenses, se retire du projet. Mais François Elie Roudaire s’acharne
pendant plus de vingt ans à le réaliser. Sa ténacité à faire aboutir son idée mérite d’être
connue. Le parcours de François Elie Roudaire est exemplaire car il incarne l’opiniâtreté du
savant qui engage sa réputation et paie de sa personne.
1) Un savant opiniâtre
Le Sahara constitue plus des trois quarts du sol algérien. Il est une source de
fascination et une promesse d’aventures. Il aiguise l’appétit de toutes sortes de voyageurs. Ce
vaste désert est un lieu mythique aux multiples facettes. Il convient à la retraite des mystiques
et assure aussi une prospérité commerciale. La promulgation du décret de la colonisation du
19 septembre 1848 scelle l’avenir de l’Algérie, en l’intégrant dans le giron hexagonal. Un
climat euphorique, favorable à une Algérie française, se crée. L’ambition de la France est de
s’étendre au cœur de l’Afrique.

73
Ibid.
48
Figure 3: Figure n°5 : Couverture de l’ouvrage collectif dirigé par : Pierre Singaravélou, L’Empire des
géographes, géographie, exploration et colonisation XIXe et XXe siècle, Paris, Belin, 2008.

Dans notre corpus, le quart des voyageurs appartient à la catégorie des savants. Ils
incarnent ce que Sylvain Venayre appelle « les figures de la curiosité74 ». Gaston Boissier et
Antoine-Héron de Villefosse font des recherches sur le patrimoine historique et
archéologique. Ils ont pour objectif d’inscrire la colonie dans l’aire latine et veulent par leurs
écrits soustraire l’Algérie à l’Orient arabo-musulman. De son côté Fernand Foureau travaille
pour le gouvernement sur le projet d’ouvrir une route au Sahara, du côté de la frontière
libyenne.
François Roudaire est emblématique de cette catégorie de voyageurs car il concentre
tous les ingrédients du personnage romanesque qui connaîtra splendeur et misère. Le défi
qu’il se lance de réaliser « Une mer au Sahara » est un projet gigantesque qui convient à
l’esprit de cette fin de siècle, faite de grandes découvertes et d’inventions innovantes qui
subjuguent l’humanité. Son idée quitte les cercles initiés des sociétés savantes pour faire rêver
l’opinion publique comme le font « les héros de l’empire75 ». Le commandant François Elie

74
Sylvain Venayre, op.cit., p.165.
75
Edward Berenson, op.cit.
49
Roudaire employé à la carte de France suscite l’intérêt de la presse de l’époque. Dans un
article du Figaro daté du 10 mai 1879, le journal rappelle l’importance du projet en écrivant:
Ce fut par un article inséré dans la Revue des deux Mondes que le public savant fut initié aux
premières études de M. Roudaire. Ses projets dans un siècle aussi fécond en entreprises
gigantesques, devaient attirer l’attention des hommes les plus sérieux. M. de Lesseps en
signale, en juin et juillet 1874 l’importance à l’académie des sciences. En même temps, sur la
proposition de M Paul Bert, l’assemblée nationale, après avoir entendu M. le général Chanzy,
gouverneur de l’Algérie, accorda un crédit de 10000 Francs destinés à des études
préliminaires.

D’autres journaux suivent cette actualité comme la Revue des deux mondes et surtout
le Bulletin de la Société de Géographie qui s’intéresse à ses travaux sur une longue période
allant de 1873 à 1896.
a) Naissance d’une vocation
François Roudaire est un officier supérieur de l’armée française. Il est né à Guéret
dans la Creuse, le 6 août 1836. Il est issu d’une famille bourgeoise progressiste, très favorable
aux nouvelles idées qui agitent le siècle. Le père, François Joseph, de formation scientifique, a
exercé comme géomètre au cadastre, avant de s’occuper du musée d’histoire naturelle de
Guéret. Sa mère, Joséphine-Clarisse Poirier, est fille de notaire. La ville de Guéret est un chef-
lieu assez dynamique car il est pourvu en installations militaires et d’une école normale de
garçons. Guéret constitue alors un centre où se côtoient magistrats, militaires et enseignants,
ce qui favorise la création d’espaces sociaux et mondains, où les échanges intellectuels
permettent l’épanouissement de différentes classes de la population.
Ce climat général stimulant, un entourage familial motivant conduisent François Elie à
se diriger vers des études classiques à Guéret, où il obtient son baccalauréat, le 30 septembre
1853. Son père, soucieux d’ascension sociale, l’inscrit à Paris dans un collège privé dénommé
« l’institution Barbet ». Cet établissement prépare aux grandes écoles comme Saint-Cyr et
Polytechnique. En juillet 1854, Roudaire réussit le concours d’entrée à Saint-Cyr et signe un
engagement de sept ans avec l’armée, le 13 novembre 1854. Dans ce temple des grands
officiers, il intègre la sixième compagnie, promotion de Crimée. Ses notes tout au long de son
parcours le classent parmi les meilleurs de sa promotion. Il obtient à sa sortie le grade de
lieutenant d’état-major. Il rejoint la vie militaire active, et effectue plusieurs stages, d’abord
au régiment d’infanterie de ligne à Tours avant d’intégrer le régiment de chasseurs à
Valenciennes en 1860. N’ayant pas donné satisfaction dans ces régiments, il atterrit en Savoie
au Dépôt de la guerre. Ce service, comme le rappelle Jean- Louis Marçot, « travaille à la
nouvelle carte de France, plus précisément, le premier Bureau « géodésie, topographie, dessin

50
et gravure76 ». Il prend goût à ses nouvelles activités de mesure et sa hiérarchie pour une fois
apprécie son investissement et son rendement sur le terrain. En récompense de ses efforts, il
monte en grade pour devenir capitaine. Le 29 mars 1864, il participe à la mission géodésique
qui part pour l’Algérie. Jean- Louis Marçot explique les objectifs assignés à cette expédition
scientifique en Algérie en ces termes: « Il est envoyé en Algérie au printemps 1864 pour
cartographier la colonie par les moyens de la géodésie et de la topographie77 ». L’arrivée du
capitaine Roudaire en Algérie coïncide avec la mort à Alger, le 22 mai 1864, du gouverneur
général, le maréchal Aimable Pélissier, à l’âge de soixante-dix ans. Le parcours du maréchal
Pélissier est entaché par les « enfumades » qu’il a commises sur des populations de la Dahra,
le 18 juin 1845. Ce-jour là, il a asphyxié toute une tribu dans une grotte à 80 km à l’ouest
d’Alger. Son remplaçant Edward de Martimprey (1808- 1883) ne reste en poste que trois mois
durant. En septembre, le maréchal Patrice Mac Mahon, le futur président de la République,
prend le relais pour mettre fin à cette instabilité. Son passage au gouvernorat général donne
lieu à un mécontentement des colons, suite à certaines réformes qui visent à améliorer le sort
des autochtones.
b) Le projet d’une vie
Le climat politique général rend le séjour en Algérie du capitaine Émile Roudaire
difficile. Les conditions de travail ne sont pas optimales. L’expédition, dont fait partie le
capitaine Roudaire, appréhende le terrain. Le pays profond et le Sahara ne sont pas sécurisés
et les velléités belliqueuses des tribus sont une réalité que la pacification et les différents
accords, n’ont pas résorbée. Ainsi dans son récit de voyage au Sahara effectué en 1862, le
commandant Victor Colonieu78 évoquait de façon exhaustive les difficultés qu’il y a à
voyager dans le désert, et avertissait qu’une telle entreprise ne s’improvise pas. Une
préparation minutieuse devait être le gage de la réussite d’un tel projet. Par ailleurs, il
fustigeait l’amateurisme de certains dilettantes qui partent sans prendre toutes les précautions
nécessaires.
Un autre écueil, la maladie, se dresse sur la route de Roudaire en Algérie. Il contracte
le choléra à Alger en septembre 186779. Toutes ces embûches naturelles et humaines
n’empêchent pas Roudaire d’aller au bout de ses expériences sur la terre algérienne.

76
Les éléments biographiques du parcours de François Elie Roudaire qu’on trouve dans cette partie de notre
chapitre sont largement inspirés de Une mer au Sahara, mirage de la colonisation, Algérie et Tunisie (1869-
1887), de Jean Louis Marçot, Les Éditions de la Différence, 2003, p. 195.
77
J.- L. Marçot, op. cit., p. 197.
78
« Voyage dans le Sahara algérien, Le Tour du monde, 1863, paru en trois livraisons.
79
J.-L. Marçot, op. cit., p. 197.
51
Il rend public les résultats des travaux de sa première expédition faite dans le sud
algérien, dix ans plus tard, en mai 1874, dans la Revue des deux mondes sous le titre : « Une
mer intérieure en Algérie». L’article a un grand impact dans les milieux scientifiques de la
métropole et obtient des échos très favorables dans l’opinion publique.
Selon les observations du commandant François Elie Roudaire, il serait possible de
relier les régions du sud algérien, constituées essentiellement de zones désertiques et
steppiques, à la mer méditerranée du côté tunisien. Il s’agirait de percer l’isthme de Gabès
(port du sud de la Tunisie) et l’eau de la mer arriverait dans le Sahara et reprendrait l’espace
naturel d’où elle s’était retirée. Le projet devient l’objet de toutes les discussions, et donne
naissance à de grands espoirs. Il présente moult avantages pour la France. D’abord, il
faciliterait les liaisons commerciales avec le sud algérien par voie maritime, en atténuant les
distances. Ensuite cela permettrait la création d’un micro-climat tempéré avec ses retombées
bénéfiques sur l’agriculture et le tourisme qui commence à se développer en colonie et dans le
monde. Le projet ouvre des perspectives commerciales extraordinaires avec l’Afrique
subsaharienne. Par ailleurs, il permettrait à la France d’étendre son influence coloniale sur
cette partie de l’Afrique non encore conquise. Même la littérature s’empare de ce rêve pour le
fictionnaliser. Jules Verne en fait le sujet de son dernier roman, qu’il intitule L’Invasion de la
mer80. Jules Verne continue ainsi, jusqu’aux ultimes moments de sa vie, d’alimenter un
imaginaire friand en aventures et en attente continuelle des progrès novateurs.
En fait, François Roudaire avait découvert que le Chott Melghir, chef lieu de la région
des Zibans, dans la région de Biskra, distant de 450 km d’Alger, était situé à vingt-sept mètres
au dessous du niveau de la mer. Il émettait alors l’hypothèse que « ce bassin communiquait
autrefois avec la Méditerranée81 » et qu’il suffisait de creuser à Gabès dans le sud de la
Tunisie pour permettre à la mer de retrouver son itinéraire antique. Dans le compte rendu
qu’il destine à la Revue des deux mondes, il s’appuie ainsi sur des recherches historiques
anciennes, pour démontrer que la région des salins était autrefois occupée par la mer. Il
évoque notamment les écrits d’historiens romains82 sur le sujet et réfère également à
l’astronome et géographe grec Ptolémée : « Deux nouveaux lacs apparaissent dans Ptolémée,
le lac de Lybie et le lac des tortues, qui n’est autre que le chott Mel-Rir. N’y a-t-il pas lieu
d’en conclure que le niveau des eaux a continué à baisser, et que le grand bassin primitif s’est

80
Ce roman paraît en feuilleton en janvier 1905, dans le Magasin d’Éducation et de Récréation et s’achève le 1er
août de la même année.
81
François Elie Roudaire, « Une mer intérieure », Revue des deux Mondes, mai 1874, p. 327.
82
Roudaire cite également Hérodote.
52
subdivisé en plusieurs bassins distincts83». Poursuivant son travail d’investigation historique,
Roudaire affirmait que c’est sous l’action des torrents qui charrient des masses colossales de
graviers, que l’accès à la mer a été bloqué à l’intérieur des terres.
Pour confirmer cette idée grandiose, François Elie Roudaire effectue quatre
expéditions dans le sud algérien. Dans son article publié dans la Revue des deux mondes, le
commandant Roudaire défend son projet avec vigueur. Pour lui, la mer intérieure est
indispensable pour enrayer la soif, qui guette à tout moment un pays aride, et pour fixer une
population nomade à la recherche permanente de pâturages. Cette mer intérieure permettrait
aussi l’accélération de la construction du chemin de fer, qui relierait le Sahara aux régions du
nord et constituerait une ouverture sur l’Afrique subsaharienne. Roudaire, fort de ses
arguments, se forge une réputation de scientifique exigeant et inventif, ce qui lui vaut les
honneurs des institutions et des sociétés savantes (notamment de la société de géographie et
de l’académie des sciences). L’idée de ce projet grandiose enflamme les imaginations les plus
sceptiques sur l’avenir de la colonie. Il suscite l’enthousiasme de la hiérarchie militaire et
l’intérêt de l’administration coloniale. Le rêve inespéré d’accéder au Sahara par voie maritime
est à portée de main. Contourner le pays profond et la steppe prémunit contre les aléas des
expéditions coûteuses. Mais toutes ces distinctions et les reconnaissances unanimes ne
suffisent pas à sauver le projet.
c) Un projet utopique et irréalisable
En 1878, le capitaine Roudaire obtient le feu vert du Sénat français pour continuer ses
travaux en Tunisie. Il fait ses recherches dans la région de Gabès, une ville portuaire du sud
de Tunisie, située à proximité d’un golfe du même nom. Les résultats obtenus sur le terrain
montrent que le Chott n’est pas friable, comme le souhaitait l’expédition. Jean Louis Marçot
écrit à ce sujet :
Mais le 30 décembre, la sonde n°1 bute, au terme d’une percée de 38 mètres, sur une
formation dure. Á plus de 10 mètres au-dessus du niveau de la mer, elle a atteint le calcaire
crétacé, il constitue le socle du seuil, les autres sondages le vérifient : l’ancienneté des terrains
détruit l’hypothèse de la baie de Triton et leur dureté complique singulièrement le percement
du future canal84.

Á côté des aléas naturels défavorables, l’année 1879 voit des remous politiques entre
la France et le régime incarné par le Bey de Tunis. En effet, le premier ministre tunisien et
quelques fonctionnaires indélicats ont violé le domicile du consul de France, le baron Billing,
à Tunis. Cette nouvelle affaire consulaire précipite la mise sous-protectorat de la Tunisie et

83
Ibid., p. 331.
84
J.-L. Marçot, op. cit., p. 349.
53
fragilise la position du capitaine Roudaire et de son expédition sur le territoire tunisien. La
nouvelle donne politique, l’acharnement des contradicteurs à son projet et le massacre du
capitaine Flatters, tué avec tous les hommes de son expédition près d’Ouargla, à 650km au
sud d’Alger, en février 1881, mettent un terme à cette utopie coloniale.
Tenace, le capitaine Roudaire n’abandonne pas son projet et s’associe avec Ferdinand
de Lesseps (1805-1894), diplomate et grand entrepreneur français, à qui l’on doit le
percement du canal de Suez en 1869. Ce rapprochement entre les deux hommes vise à faire
aboutir le projet, en sollicitant des capitaux privés. L’expérience tourne court, surtout quand le
capitaine Roudaire soupçonne le vicomte de Lesseps de vouloir récupérer le projet à son
profit. Cet échec retentissant affecte la santé de François Elie Roudaire, qui meurt le 14
décembre 1885 à Guéret dans son pays natal.
François Roudaire aura défendu son projet d’ « une mer au Sahara » jusqu’aux ultimes
moments de sa vie. Il en a fait l’œuvre de son existence. Sa ténacité ne s’est pas démentie,
dénotant une ambition démesurée, qui lui aura fait perdre le sens des réalités. Il s’accroche à
ses premières observations, qui lui apportent la gloire et la renommée. Mais son projet s’avère
utopique et irréalisable car le terrain ne s y prête guère. François Elie Roudaire voulait
marquer le siècle par son idée généreuse en perdant de vue que les bonnes intentions ne
suffisent pas à bâtir les projets les plus prometteurs.
2) D’autres explorateurs infatigables
Dans le même ordre d’idées, Fernand Foureau a le profil de l’explorateur infatigable.
Il comptabilise neuf expéditions au Sahara et en Afrique. Fernand Foureau naît en 1850 à
Saint-Barbant. Il prépare l’Ecole Centrale avant de s’engager dans la guerre contre
l’Allemagne en 1870 et il arrive aux portes du Sahara en 1882. Il fait d’Ouargla la grande
oasis du sud algérien, son port d’attache. Ses expéditions lui permettent d’ouvrir des
itinéraires et de faire des relevés cartographiques pour rendre la circulation dans le grand sud
possible. Mais cela ne suffit pas, car cette possibilité de se déplacer dans le désert est entravée
par l’hostilité des tribus Touaregs. Il milite auprès des autorités coloniales pour les amener à
revoir leur position sur les hommes bleus qui ne sont pas aussi pacifiques qu’on le dit. Les
quatre reportages qu’il donne pour la revue Le Tour du monde retracent ses périples et ses
difficultés à bien mener sa mission parmi les Touaregs. Á partir de 1908, Fernand Foureau
obtient le poste de gouverneur de la Martinique. Un an avant sa mort en 1913, Fernand
Foureau est promu commandeur de l’ordre de la légion d’honneur.
Gaston Boissier est un voyageur qui met son savoir historique et philologique au
service de la politique coloniale. Il naît en 1823 à Nîmes. Son pays natal regorge de ruines
54
romaines et cela conduit Gaston Boissier à se passionner pour l’épigraphie romaine. Il entre à
l’école normale et devient professeur de rhétorique dans différents lycées. Sa grande activité
scientifique lui permet d’accéder à la chaire de poésie latine au collège de France. Gaston
Boissier occupe entre 1885 et 1906 la chaire d’histoire et de littérature latines. Il effectue de
grands périples en Algérie à partir de 1894. Ses pérégrinations à travers les villes romaines
deviennent des articles dans la Revue des deux mondes, où il évoque l’Afrique romaine et ses
promenades archéologiques. Avec de Villefosse et Louis Bertrand, il fera de la romanité un
argument de taille pour justifier la présence française en Algérie. En 1895, il devient
secrétaire perpétuel de l’Académie française et décède à Viroflay le 10 juin 1908.
D) Les écrivains-journalistes en colonie
L’Algérie bénéficie de l’aura qu’avait eue le voyage en Orient avec ses figures
emblématiques incarnées par Chateaubriand et Lamartine, et profite aussi de l’essor de la
presse au XIXe pour devenir une destination de choix pour les écrivains-journalistes. Ils
viennent en nombre dans un pays qui s’ouvre au monde et dont les vastes contrées vierges
sont autant de pages blanches à noircir. Cette catégorie navigue de façon heureuse entre la
littérature et le journalisme, comme le rappelle Marie-Eve Thérenty :
La collusion entre la sphère des gens de lettres et celle des « journalistes » est totale, puisque
la profession de journaliste n’existe pas en tant que telle- il faut attendre le 10 mars 1918 pour
que soit crée le premier syndicat de journalistes. Le journal est donc écrit essentiellement par
des hommes de lettres et des hommes politiques85.

L’actualité de la colonie et les évènements qui jalonnent son histoire, constituent des
sujets intéressants pour la presse à la recherche constante de l’inédit et du sensationnel. C’est
dans cette perspective que beaucoup d’écrivains- journalistes débarquent en Algérie, envoyés
par différents journaux et revues. Ils ont pour mission de couvrir l’actualité immédiate de la
colonie et ne se privent pas d’explorer la société en décrivant ses rites et ses spécificités. Cette
curiosité des écrivains-journalistes produit une multitude d’articles qui embrassent tous les
aspects de la vie en colonie. Adolphe Joanne est l’un des premiers écrivains-journalistes qui
vient en Algérie pour une durée déterminée avec comme objectif de fournir des articles à son
journal sur la situation de la colonie. Il est intéressant de retracer le parcours d’Adolphe
Joanne et de constater une nouvelle fois que le voyage en Algérie peut être considéré comme
un accélérateur de carrière pour ceux qui l’entreprennent.

85
Marie-Éve Thérenty, La Littérature au quotidien, Poétiques journalistiques au XIX e siècle, Paris, Seuil, 2007,
p. 13.
55
Figure 4: Couverture de « L’aventure coloniale » ouvrage dirigé par Jean- François Durand et Jean-
Marie Seillan.

Figure 5:Couverture du guide Joanne consacré à Alger.

56
1) Une vie dévouée aux guides de voyage
Adolphe Joanne est l’un de ces écrivains-journalistes qui arrivent en Algérie, envoyé
spécial de l’hebdomadaire L’Illustration. Son voyage coïncide avec l’arrivée en masse de
candidats-colons. Ce voyage en Algérie ouvre de grandes perspectives à Adolphe Joanne et
l’incite à aller à la rencontre de l’Afrique, après ses périples européens et notamment son
grand voyage en Suisse en 1841. Le séjour d’un mois en Algérie compte beaucoup dans la
carrière d’Adolphe Joanne qui devient « une marque » en donnant son nom à des guides de
voyage.
a) Changement de vocation
Adolphe Laurent Joanne est né le 15 septembre 1813 à Dijon. Á la naissance de son
fils, Bénigne Joanne tenait un commerce de bijoux et sa mère Françoise Decailly n’avait pas
de profession déclarée. Adolphe Joanne rejoint Paris à l’âge de quatre ans pour y faire son
éducation et ses études au collège Charlemagne. Il s’oriente vers des études de droit et réussit
à devenir avocat en 1836. En 1833, Adolphe Joanne s’essaye au journalisme et donne des
articles au Journal général de l’instruction publique. Son activité journalistique consiste à
faire des comptes rendus des cours qui se déroulent au Collège de France et les travaux de
l’Académie des Sciences. Á partir de 1836, il mène une double carrière entre plaidoirie et
journalisme. Au début, ses préoccupations thématiques restent très liées au droit et c’est ainsi
qu’en 1837, il entre au Journal des tribunaux, avant de rejoindre la revue Le Droit en 1838. Il
se fait remarquer par une série d’articles sur le droit en Angleterre. Il devient un spécialiste
reconnu du droit anglais et décide en 1839 d’abandonner les prétoires. Cette migration
professionnelle, lui permet de se consacrer entièrement et définitivement au journalisme.
En 1841, Adolphe Joanne publie un guide de voyage sur la Suisse86. Ce travail
remarquable contribue à lui donner une grande notoriété. La rencontre en 1843 avec Edouard
Charton fut décisive car elle permet à Adolphe Joanne de participer à l’aventure intellectuelle
de l’hebdomadaire L’Illustration où il occupe la fonction de rédacteur et sous-directeur.
b) Voyage en Algérie
Adolphe Joanne est un voyageur infatigable. Il ne cesse d’arpenter différents
itinéraires en France et en Europe. Il publie plusieurs guides qui attestent de son nomadisme
invétéré. En 1846, L’Illustration lui propose d’effectuer un voyage en Algérie et d’écrire une

86
Adolphe Joanne, Itinéraire descriptif et historique de la Suisse, du Jura français, de Baden-Baden et de la
Forêt Noire, de la chartreuse de Grenoble et des eaux d’Aix, du Mont Blanc, de la vallée de Chamouni, du
Grand St-Bernard et du Mont Rose, avec une carte routière imprimée sur toile, les armes de la confédération
suisse et des vingt- deux cantons, et deux grandes vues de la chaîne du Mont-Blanc et des Alpes Bernoises, Paris,
Paulin, 1841.
57
série d’articles sur la nouvelle colonie. Il embarque à bord du Pharamond avec sa femme et
un dessinateur pour rejoindre les côtes algériennes. Il débarque à Oran sur la rive ouest de la
méditerranée. Le voyage était harassant et la nostalgie de la France complique la traversée sur
une mer houleuse. Adolphe Joanne voyage dans une conjoncture pleine d’incertitudes et de
craintes qu’il exprime en ces termes : « Ce fut pour moi, un moment solennel. J’étais plus
qu’ému, j’étais triste. En jetant sur la France un dernier regard, j’avais pensé à son passé si
glorieux, à son présent si misérable et à son avenir si inquiétant87 ». Le changement de
continent accroit les appréhensions du journaliste-écrivain qui part à la découverte d’une autre
culture, d’un autre peuple et d’une autre géographie.
Sur place, le voyageur ne retrouve pas l’exotisme promis par le voyage en Orient. Le
climat est froid et la ville d’Oran en pleine construction prend les allures d’une ville française
de province. Pour évacuer sa déception, le voyageur se plonge dans l’histoire de la ville
d’Oran et rappelle aux lecteurs son passé espagnol. Il loue la résistance héroïque des Ibériques
pendant trois siècles devant les assauts répétés des autochtones et leur ténacité pour qu’ils
gardent cette enclave dans le giron de la chrétienté, comme il le montre dans cet extrait:
C’était de bons chrétiens et de braves soldats. Ils remplissaient avec une exactitude exemplaire
leur devoir religieux, et quand les infidèles venaient menacer leur culte et troubler leur repos,
ils les défendaient avec l’intrépidité d’une lionne à laquelle des chasseurs ont enlevé ses
lionceaux88.

Les vestiges de la présence espagnole sont incarnés par le fort de Santa-Cruz qu’il
s’empresse de visiter. Cette forteresse imposante surplombe la ville et la domine par sa
majesté. Adolphe Joanne, comme tous les autres voyageurs venus en colonie, approuve la
conquête de l’Algérie et fustige ceux qui en métropole ont trouvé à redire sur la pertinence
d’une telle entreprise. Il est favorable à la colonisation et à la présence en grand nombre des
agriculteurs-colons qui valoriseraient les terres agricoles restées en jachère par leur
inexploitation. Il ponctue sa longue série d’articles en évoquant la légende du Saint de la ville
« Sidi Abdelkader » dont l’aura et les bienfaits ont fait qu’il soit célébré à travers une
multitude de mausolées de la région ouest de l’Algérie. Ce Saint peut guérir toutes les
maladies :
Dieu lui a fait l’honneur de le choisir pour être ghouth, faveur insigne qu’il n’accorde que fort
rarement à des hommes d’une piété éprouvée, d’une vertu exemplaire, et qui n’ont pas la
légère peccadille sur la conscience. Faveur très peu enviable d’ailleurs si ce n’est pour un
véritable saint. Dans le mois de Safar, il descend du ciel sur la terre avec 380000 maux de
toutes espèces pas un de plus, pas un de moins. Or de ces 380000 maux le marabout que Dieu
a choisi pour ghouth en absorbe à lui seul 285000, c'est-à-dire les trois-quarts. Vingt autres

87
Adolphe Joanne, « Un mois en Afrique », L’Illustration, 27 février 1847, p.10.
88
Ibid, p. 12.
58
marabouts nommés Aktab se partagent consciencieusement la moitié des 97000 restants et le
huitième seulement du nombre total se répand sur la surface des pays musulmans89.

Adolphe Joanne termine son voyage en Algérie en s’intéressant à la vie des colons
primo-arrivants et explore les possibilités qu’offre la colonie pour cette catégorie d’européens
considérés comme des pionniers. Ce voyage en Algérie donne envie à Adolphe Joanne d’aller
à la découverte de l’Afrique.
c) L’homme des guides de voyage
L’exposition universelle qui se déroule à Londres en 1851, donne l’idée à Louis
Hachette de lancer une collection de guides de voyage. Hélène Morlier explique comment
Louis Hachette confie cette collection à Adolphe Joanne :
Louis Hachette engage le 1er octobre 1855 le principal collaborateur de l’éditeur Maison pour
en faire le directeur de sa collection de guides de voyage promise à un bel avenir. Adolphe
Joanne s’était déjà fait connaître grâce à son guide sur la Suisse publié chez Paulin en 1841.
Joanne avait passé successivement sept étés à parcourir la Suisse à pied, avec pour
compagnons un guide rédigé en allemand par Ebel et un autre publié en anglais par Murray.
Grâce à Adolphe Joanne, un guide très complet de la Suisse est offert aux voyageurs
francophones dès 1841. Cet ouvrage novateur reprend l’exactitude des renseignements fournis
par Ebel alliés à la clarté de l’organisation des itinéraires et des rubriques inspirés par Murray.
Joanne revendiquait leur héritage dans l’introduction des guides rédigés par la suite : L’Écosse
et l’Allemagne90.

Adolphe Joanne chapeaute dans ses nouvelles fonctions une équipe de rédacteurs dans
laquelle on trouve des écrivains célèbres comme Jules Janin et imprime aux guides un
nouveau style, plus clair et plus agréable à lire et pratique par son utilisation. En effet, le
guide de voyage doit donner des informations utiles aux voyageurs sur la destination, la
manière de s’y rendre en un mot faciliter un déplacement dans l’espace qui est souvent
inconnu pour le voyageur. En 1858, la collection des guides de voyage devient « les guides
Joanne » et à cette occasion, il lance la collection « L’itinéraire de l’Orient ». Il publie un
certain nombre de guides consacrés à l’Algérie, la Grèce et aux pays sous influence ottomane.
Il continue par ailleurs à faire des guides pour la France dans le cadre de la grande collection
l’ « Itinéraire général de la France ». Á sa disparition le 1er mars 1881, son fils Paul lui
succède à la direction des guides qui portent son nom.
2) D’autres écrivains journalistes en colonie
Parmi les écrivains prometteurs venus en Algérie, Mme Farouel est la seule femme-
écrivain de notre corpus. Elle signe ses articles pour la Revue des deux mondes avec le

89
Adolphe Joanne, ibid., p. 14.
90
Beaucoup d’éléments du parcours professionnel d’Adolphe Joanne proviennent de l’article d’Hélène Morlier,
« Les Guides Joanne : invention d’une collection ». In Situ, revue des patrimoines [en ligne],2011,
http://www.insitu.culture.fr/article.xsp?numero=&id_article=morlier-512.
59
pseudonyme de Jean Pommerol. Son nom de jeune fille était Lucie- Henriette- Caroline
Guénot. Elle a vécu quelques années dans la région de Sétif à l’est d’Alger et fit plusieurs
voyages dans le Sahara algérien. Elle publia une douzaine d’ouvrages dans la période
comprise entre 1894 à 1911. Le plus célèbre de ses livres reste, Une femme chez les
Sahariennes- Entre Laghouat et In-Salah, publié par Flammarion en mars 1900. Elle décède
le 22 novembre 1921.
Un autre écrivain arrive en Algérie en 1891, il s’agit de Louis Bertrand. Il a été élève à
l’école normale supérieure, avant d’obtenir l’agrégation au lycée d’Aix- en- Provence en juin
1889. En Algérie, il travaille dans différents lycées et obtient son doctorat des lettres en 1897.
Les dix années qu’il passe en Algérie marquent son œuvre littéraire. Il est à l’origine du
mouvement des algérianistes91. Les découvertes archéologiques faites en Algérie mettent à
jour un passé romain très important. Il s’enthousiasme pour l’œuvre de Rome en Algérie. Les
écrits qu’il publie dans la Revue des deux mondes rendent compte de ses pérégrinations à
travers les vestiges romains. Ses écrits se veulent interprètes de ce passé qui ne demande qu’à
s’exprimer et à s’affirmer. L’obsession de Louis Bertrand atteint son paroxysme quand il
occulte l’apport des autochtones à ce pays. La mission coloniale pour lui ne fait que renouer
avec ce passé romain, soudainement interrompu par ce qu’il appelle la parenthèse islamique.
Il fut élu à l’académie française en 1925 et l’on retiendra de son œuvre Le sang des races
1899 et L’invasion en 1907. Il s’éteint le 6 décembre 1941 au Cap d’Antibes.
Les quatre voyageurs que sont : Ernest Zeys, François Roudaire, Eugène Daumas et
Adolphe Joanne ont des profils différents. D’abord, ils n’exercent pas les mêmes métiers.
Ernest Zeys est un magistrat, qui a fait carrière dans l’administration judiciaire. François
Roudaire est un militaire, mais chargé d’une mission scientifique qui lui donne l’occasion
d’imaginer un projet grandiose à réaliser en Algérie, Eugène Melchior Daumas, un officier
brillant, qui a réussi un parcours militaire et scientifique exemplaire en Algérie et enfin
Adolphe Joanne, un avocat qui après une brève carrière au prétoire devient journaliste et
éditeur de guides de voyage. Les quatre voyageurs appartiennent à un milieu familial
bourgeois. Et pour trois d’entre eux, le métier du père est déterminant dans le choix de la
future orientation professionnelle qu’ils prennent. Ernest Zeys devient magistrat comme son
père. François Roudaire s’oriente vers l’exploration scientifique en s’inscrivant dans la
continuité de la formation scientifique de son père qui dirigeait un musée. Eugène Daumas
embrasse une carrière militaire dans la cavalerie sur instigation de son père. Un autre fait

91
Mouvement littéraire né dans la société coloniale qui s’est accaparée les terres agricoles des paysans algériens.
Le mouvement exalte l’œuvre des pionniers français sur la terre ingrate d’Algérie.
60
important à signaler concerne la maîtrise de la langue arabe chez deux des voyageurs
présentés : Eugène Daumas et Ernest Zeys92. Ces deux voyageurs commencent leur carrière
au bas de l’échelle hiérarchique, et l’Algérie coloniale leur permet de se révéler et de gravir
rapidement tous les échelons menant aux cimes de leurs corps d’origine. Adolphe Joanne,
après ce voyage en Algérie, se spécialise dans l’édition des guides de voyage en devenant
directeur de collection chez Hachette. L’Algérie est une colonie, où toutes les ambitions
peuvent se concrétiser. L’Algérie est aussi le lieu par excellence pour acquérir du prestige. En
effet, Ernest Zeys et Eugène Daumas obtiennent la légion d’honneur comme l’ont eu
beaucoup des voyageurs de notre corpus93. L’Algérie a été aussi un terrain fertile pour leurs
productions scientifiques. Enfin, l’Algérie est un lieu favorable aux réalisations les plus
audacieuses.

92
On peut ajouter à cette liste l’officier Charles Féraud, né le 5 février 1829 à Nice et décédé le 19 décembre
1888 au Maroc.
93
Charles Féraud en 1882, le commandant Victor Colonieu en 1889, le docteur militaire Huguet Joseph Julien
Aristide en 1902 et Fréderik de La Harpe en 1909.
61
Chapitre 2 : Les parcours d’une géographie pacifiée
L’Algérie est un vaste territoire qui a une superficie quatre fois plus grande que la
France. Elle présente avec elle d’essentielles différences telle la religion (la majorité de la
population est de confession musulmane), un ailleurs dépaysant par ses paysages et son
Sahara habité par une population hostile à l’Européen. La proximité géographique de
l’Algérie avec la France rend le voyage accessible et faiblement onéreux, d’autant plus que le
développement des relations maritimes a mis Alger à trois jours de traversée de Marseille.
Tous ces avantages sont mis à profit pour que l’Algérie devienne une destination attractive.
Les itinéraires innovants se lisent beaucoup dans la revue le Tour du monde qui, heureux
hasard, a vu le jour au moment de la fin de la pacification. Mais aussi dans différents autres
journaux, les lecteurs découvrent des itinéraires circonscrits à une région ou autour d’une
grande ville, comme le proposent, le Magasin Pittoresque, la Revue de l’orient, le Journal des
voyages et des aventures de terre et de mer, la Revue des deux mondes et la Revue Africaine.
De fait, des itinéraires inédits voient le jour dans le Sahel (désigne la plaine en arabe) et le
vaste Sahara, dernière région à être conquise.

62
A) Les chemins de l’ouest de l’Algérie

63
L’un des premiers itinéraires révélés par les voyageurs en Algérie prend la direction de
l’ouest de la colonie. Il chemine le long de la côte de la Méditerranée et il fait des incursions à
l’intérieur du pays. Ces villes de l’intérieur sont celles reprises à l’émir Abdelkader à partir de
1835. Les voyageurs font des haltes dans ces villes reconquises qu’ils sortent de l’anonymat
grâce à la presse. Les chemins suivis aboutissent à la frontière marocaine avec comme but
ultime du voyage la ville de Tlemcen et ses environs. Cet engouement pour la région ouest de
l’Algérie est aussi symptomatique de l’arrivée massive des colons sur les grandes étendues
fertiles de cette partie du territoire algérien. La presse médiatise ces centres urbains
nouvellement conquis entourés de riches plaines pour donner envie aux citoyens français de
continuer à venir s’y installer. Mais à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, la région
ouest perd de son attrait pour les voyageurs au profit du Sahara car elle est massivement
habitée par des Européens et les villes s’urbanisent à la française. Cependant, la région ouest
est évoquée à travers quelques récits parus dans Le Tour du monde, comme ceux consacrés à
Tlemcen par, Charles de Mauprix et M E de Loraal.
1) Les nouveaux fiefs coloniaux
La circulation entre les villes pacifiées est rendue possible par l’installation de
l’administration française et des garnisons militaires. Les tribus qui ont tenté de résister sous
la bannière de l’émir sont mises hors d’état de nuire si bien que les voyageurs n’éprouvent
aucune difficulté à les visiter ou à se déplacer d’un lieu à un autre. Les correspondants de la
presse écrite exploitent cette nouvelle possibilité pour aller à la découverte d’un chapelet de
bourgades qui rompt avec le triptyque : « Alger, Oran et Constantine », les plus grands centres
urbains de la colonie. Les villes algériennes présentent un intérêt certain pour les voyageurs
car elles recèlent encore les charmes de l’Orient, capables de nourrir l’imaginaire de lecteurs
féru d’exotisme. Mais aussi, ils constatent que la France commence à transformer ces villes,
leur donnant une apparence qui se rapproche des villes et faubourgs de la métropole, comme
le rappelle Franck Laurent quand il évoque les mythes fondateurs de cette nouvelle colonie
française:
Un mythe, ou plutôt deux, proches, se superposant, mais distincts quelque peu. Le mythe de
« la France au soleil », le mythe de « l’Algérie latine ». Le premier raconte cela : l’Algérie est
désormais, enfin, française. Non seulement parce qu’elle est constituée de trois départements,
mais parce que s’y est imposée l’essence intime de la sociabilité française, sa « civilisation »-
surtout dans sa variante méridionale. L’Algérie, c’est la France des bourgs, avec sa mairie et
son église, et la rivalité structurelle et structurante du maire et du curé (l’imam reste à l’écart
de leurs querelles)94.

94
Franck Laurent, Le Voyage en Algérie, Paris, Robert Laffont, 2008, p. XXVIII
64
Ces périples à travers les villes de l’ouest se retrouvent dans le Magasin Pittoresque,
qui de part sa richesse thématique et ses multiples rubriques, offre aux lecteurs de suivre un
parcours prenant comme point de départ Alger pour aboutir à Tlemcen. L’intérêt pour les
villes commence dans cet hebdomadaire en 1841 par la ville de Cherchell à l’ouest d’Alger.
Ainsi, le lecteur apprend que Cherchell passe sous l’autorité française le 13 mars 1840 et que
beaucoup de ses habitants ont été expropriés pour cause de rébellion. Le voyageur anonyme
comme la plupart des rédacteurs du Magasin Pittoresque, n’évoque pas les conditions dans
lesquelles il a voyagé. Par conséquent, il faut déduire que l’accessibilité de ce lieu est aisée.
Le journaliste fait un descriptif exhaustif de Cherchell aux lecteurs où présent et passé
s’entremêlent:
Scherschel, autrefois Juliae Caesaréa, est à environ dix huit lieues d’Alger par mer, et à une
distance un peu moindre par terre. C’est une bourgade de deux trois mille âmes, bâtie au bas
des ruines de la ville romaine, dont l’enceinte est assez bien conservée. L’ancienne Césarée
était avantageusement située pour commander à la Mauritanie centrale. La possession de cette
ville, adossée à des montagnes, rendait les Romains maîtres d’un très bon port, et leur ouvrait
l’accès à des plaines et des vallées […..] La moderne Scherschel, assise au bord de la mer, au
centre d’une plaine demi-circulaire, est redevable de sa construction aux Maures chassés
d’Espagne vers les dernières années du quinzième siècle95.

Á défaut d’une présence architecturale française très remarquée, le voyageur convoque


le passé romain de la ville pour suppléer à cette défection. Les ruines romaines sont un
palliatif adéquat à une conquête récente qui n’a pas encore marqué les lieux. Le voyageur-
journaliste s’habille en prospecteur pour mettre en avant les atouts de la ville et ce qui
l’entoure:
Les environs de Scherschel sont riants, arrosés et fertiles. Tout autour de la ville s’élèvent en
amphithéâtre de grands vergers, où croissent avec vigueur les figuiers, les orangers, les
grenadiers, les oliviers et les amandiers. Le reste est divisé en champs clos de haies vives et
bien ensemencés ; l’armée y a récolté en abondance du blé et de l’orge96.

Le journaliste énumère tous les produits agricoles qu’il est possible de cultiver dans
les alentours de Cherchell pour susciter des vocations de colons chez les Français de la
métropole. L’article prend une orientation idéologique pro-coloniale qui participait de la
propagande faite par l’administration coloniale pour convaincre le plus grand nombre
d’agriculteurs métropolitains hésitants à venir s’établir en Algérie. Le deuxième argument du
journal concerne l’évocation du passé latin de la région avec l’omniprésence des ruines qui
peut constituer un milieu favorable, nullement dépaysant pour les éventuels candidats-colons.
L’auteur rassure les futurs colons en insistant sur la présence des ruines. Les vestiges romains

95
Anonyme, « Algérie, Scherschel, ou Cherchell », Magasin Pittoresque, 1841, p. 9- 10.
96
Ibid., p. 10.
65
donnent l’impression de jouer un rôle protecteur contre tous les dangers qui émanent des
autochtones. Le journaliste suggère aux futurs colons de reprendre possession des lieux pour
assurer la jonction historique entre Rome et la France.
Toujours en 1841, un autre journaliste propose aux lecteurs de découvrir Mascara, une
ville située au sud de la ville d’Oran et qui a été conquise par l’armée française le 8 décembre
1835. Cette ville est intéressante pour le journal et les lecteurs car elle est le lieu de naissance
de l’émir Abdelkader et la capitale éphémère de l’État algérien crée par celui-ci en 1832. Le
journaliste raconte dans son article l’ascension de l’émir et la popularité dont il jouit dans son
fief. Les lecteurs apprennent comme pour Cherchell, que Mascara a un passé romain et
berbère. Par ailleurs, elle a les caractéristiques d’une ville orientale avec ses murailles qui la
protègent des assaillants extérieurs et qu’à l’intérieur des remparts:
Trois rues principales établissent des communications, l’une de l’est à l’ouest entre les deux
portes, l’autre du nord au sud, et la troisième contourne les murailles presque dans toute leur
étendue. Á chacune de ses rues principales aboutissent quelques petites rues et des impasses.
Sur les deux faces de la première des trois grandes rues, règnent de misérables boutiques
appartenant aux Juifs et aux Beni-M’zabs (tribu des bouchers, meuniers, charbonniers, etc.), et
quelques ateliers de forgerons maréchaux et armuriers. Les maisons de Mascara, bâties comme
celles des autres villes de l’Algérie, s’élèvent rarement au dessus du rez-de-chaussée, et sont
en général délabrées97.

Le journaliste trace les contours de la ville autochtone et ses multiples défauts. Il


critique la vétusté de Mascara qui est un signe avant-coureur d’une prochaine transformation.
Le journaliste veut hâter l’emprise harmonique de l’architecture française qui doit prendre le
relais pour sauver les lieux d’un péril certain. Cependant, ce chaos qui irrite l’âme du
journaliste est un stimulant qui le conduit à immigrer vers le Mascara extra-muros et à se
délecter de jardins et de vergers consolateurs qui s’y trouvent. Ses yeux s’apaisent devant la
beauté du spectacle offert par les arbres fruitiers et il s’empresse de mettre en avant la
vocation agricole de cette ville:
Les environs de Mascara, à une lieue à la ronde sont cultivés en jardins potagers, vignes,
figuiers de Barbarie et d’Europe, oliviers, amandiers, et coignassiers. Les récoltes y sont
généralement belles, et la végétation fort active. Le climat de Mascara est très sain, l’horizon
presque toujours pur et sans nuages98.

Enfin, le journaliste parle de la population autochtone et de sa diversité remarquable


entre musulmans et juifs:
La population de Mascara, évaluée autrefois à 8 ou 10000 âmes, est actuellement d’environ
2850 habitants, dont 700 arabes, 4800 hadars (citadins), 100 Beni-M’zabs, et 250 juifs. Huit

97
Anonyme, « Algérie, Mascara », Magasin Pittoresque, 1841, p. 129.
98
Ibid. , p. 129.
66
cents hommes peuvent s’armer pour la défense de la ville ; le nombre des cavaliers n’excède
pas quatre-vingts99.

Dans ses différentes livraisons le Magasin Pittoresque s’attache à faire découvrir


d’autres villes de l’ouest comme « Tlemcen100 » et « Mostaganem101 » mais selon un modèle
propre à cet hebdomadaire qui se fait toujours sur la base du même concept technique
éditorial. En effet, l’auteur commence par évoquer l’aspect historique, puis fait une
description de la ville, ensuite, il s’intéresse à la population avec ses différentes composantes
et enfin il valorise les potentialités agricoles.
D’autres journaux évoquent les villes de l’ouest comme L’Illustration où son envoyé
spécial Adolphe Joanne arrive à Oran en 1846. Le journaliste remarque la profonde
transformation d’Oran et sa ressemblance avec les villes françaises de province. En quelques
années l’empreinte française est partout, et supplante le caractère oriental de la ville
autochtone. Le journaliste s’enthousiasme pour le spectacle qui se déroule sous ses yeux:
Quelle vie ! Quel mouvement ! Quelle variété ! Toutes ces espèces de véhicules, ces omnibus,
ces fiacres, ces coucous dont j’ai déjà parlé, bourrés d’indigènes ou d’européens, des calèches
plus confortables remplies de femmes élégamment parées, des canons, des caissons, de
fourgons, d’immenses chariots de foin, des guimbardes pliant et criant sur le poids de leur
chargement, de jeunes officiers qui forcent à se promener au pas, pour montrer leur adresse,
leurs magnifiques chevaux arabes impatients de courir, de hardies amazones qui galopent à
franc étrier, des Espagnols qui jouent de l’éventail et de la prunelle, et qui n’ont pour coiffure
que leur mantille, des mauresques voilées escortées d’esclaves noirs, des Arabes qui passent et
disparaissent en un éclair, des détachements de troupes qui viennent de débarquer ou qui vont
s’embarquer, des soldats de toutes armes, des ouvriers de toutes professions, des marins de
toutes nations [….]. Toutes les races humaines, tous les types, toutes les langues, tous les
costumes, puis des caravanes de chameaux chargés de marchandises, des chevaux, des mulets,
des ânes employés au transport de matériaux de construction, des troupeaux de bœufs, de
moutons, de chèvres, en un mot un pêle- mêle, une circulation, un tumulte, une activité, une
chaleur, une poussière, dont on ne peut se faire une idée que lorsqu’on a été à pied, à cheval,
ou en voiture de Mers el Kébir à Oran102.

Le journaliste livre au lecteur un flot continu d’images qui montre une ville en
mouvement où les populations se mêlent de façon heureuse. La ville est dynamique, vaquant à
ses occupations multiples où les militaires et les civils apportent leur contribution à la
prospérité des lieux. En un mot, Adolphe Joanne montre à travers ce flux ininterrompu
d’humains et de bêtes ce que la colonisation a changé dans les habitudes d’un pays qui se
complaisait dans une profonde léthargie.

99
Ibid. , p. 130.
100
Anonyme, « Tlemsen », Magasin Pittoresque, décembre 1842, p. 385-386.
101
Anonyme, « Mostaganem », Magasin Pittoresque, avril 1844, p. 129-130.
102
Adolphe Joanne, « Un mois en Afrique », L’Illustration, 27 février 1847, p. 6.
67
Les premiers voyageurs en Algérie perçoivent déjà les prémisses des changements
introduits par la France dans le paysage algérien. Ils insistent par ailleurs sur les richesses
agricoles et la fertilité des sols qui sont les atouts indéniables de la colonie. Les voyageurs
prennent le parti de l’agriculture pour dire que c’est l’unique voie que doit suivre la colonie
pour se développer.

Figure 6: Dessin d'Eugène Girardet, d'après une aquarelle de M G Lachouque, Charles de Mauprix, « Six
mois chez les Traras », Le Tour du monde, 1889. (p. 357)

2) L’héroïsation de la conquête
Le Magasin Pittoresque profite de la conjoncture de guerre que le général Bugeaud
mène contre l’émir Abdelkader après la rupture des accords de la Tafna en 1837, pour
célébrer les exploits de l’armée française. Le journal évoque des batailles où l’émir a subi des
revers et salue la victoire des troupes qui ne cessent d’infliger revers sur revers au chef de la
résistance algérienne. D’abord, ce journal retrace l’histoire de la prise de la ville de Médéah
en 1840. Elle est la capitale de la province du Titteri, une région du centre-ouest de l’Algérie.
La situation stratégique du lieu reste déterminante pour contrôler les mouvements de la
population entre est-ouest et nord-sud:
Le 20 mai, le corps expéditionnaire quitta Médéah. Au passage du bois des oliviers, un
combat sanglant s’engagea ; on se fusilla à bout portant, et l’ennemi ne se retira qu’après une
lutte des plus acharnées. Dans cette journée mémorable, le 17e léger, commandé par le colonel
Bedeau, et le deuxième bataillon des Zouaves, sous les ordres du commandant Renaud, lui
firent éprouver des pertes immenses qui le mirent dans l’impossibilité de recommencer ses
attaques. L’armée passa la nuit au Téniah ; elle se porta, dans la matinée du 21, sur la ferme de
68
Mouzaïa, et de là sur Blidah, où elle arriva à six heures du soir, sans avoir eu à combattre. La
prise donne à la France une place qui coupe par le milieu les provinces orientales et
occidentales de l’espèce d’empire crée par Abd-el-kader ; elle promet de porter un coup
terrible à l’influence du jeune Sultan sur les Arabes soumis à sa domination 103.

Le Magasin Pittoresque se donne pour mission de suivre l’armée française dans ses
opérations de reconquête des territoires cédés jadis à l’émir Abdelkader et donne un
retentissement médiatique aux défaites de ce dernier.
Dans le même registre, le journal propose aux lecteurs un article consacré à la
résistance de « Mazagran », une forteresse qui se trouve à proximité de Mostaganem (ville
côtière de l’ouest pas loin de la ville d’Oran) :
Affaire du 13 décembre 1839 : - Vers les quatre heures du matin, les crêtes et les mamelons
entre Mostaghanem et Mazagran se couvrirent d’Arabes, au nombre d’environ 4000 cavaliers
et fantassins. Bientôt le bruit de la musique annonça l’arrivée du Khalifah de Mascara, el
Hadj- Mustapha ben Tami. Vers six ou sept heures, 15 à 1800 hommes, dont 1000 fantassins à
peu près s’approchèrent de Mazagran. Après avoir pris position dans les jardins de Nador,
l’agha de l’infanterie vint avec un soldat inspecter les murailles de la ville ; il donnait l’ordre
d’ouvrir la brèche à coups de pioche, dans la partie voisine du plateau, quand une balle
l’étendit roide mort. Aussitôt la fusillade commença. Le lieutenant Magnien, qui occupait
Mazagran avec une partie de la dixième compagnie du premier bataillon d’Afrique, avait
recommandé à ses troupes de ne faire feu que de très près. Cette recommandation exactement
suivie enhardit les assaillants, qui, attribuant à toute autre cause la rareté des coups partis des
rangs français, s’avancèrent vers la porte supérieure. Vigoureusement reçus alors par plusieurs
décharges successives, ils se retirèrent en désordre vers neuf heures et demie, après avoir eu
trente hommes tués et quatre vingt blessés. La garnison n’eut à déplorer que la mort du caporal
Dupont tué d’une balle à la tête104.

Dans cet acte héroïque de résistance le journaliste fait revivre le mythe de


« Massada », la forteresse construite par Hérode entre 37 et 31 avant J-C qui permit à une
poignée de rebelles juifs de vaincre une garnison romaine. Le journal loue l’intelligence
tactique de l’armée française qui vient à bout des bataillons prolifiques de l’émir Abdelkader
Le Magasin Pittoresque célèbre toutes les victoires acquises sur le terrain avec
ferveur. L’écrit hagiographique est là pour rassurer l’opinion échaudée par les attaques
menées contre les colons isolés. Il vise aussi à montrer la détermination de l’armée française
d’en finir avec tous les soulèvements des autochtones.

103
Anonyme, « Médéah, quatrième expédition, avril-mai 1840 », Le Magasin Pittoresque, 1840, p. 213.
104
Anonyme, « Défense de Mazagran », Magasin Pittoresque, avril 1840, p. 129.
69
B) Les chemins de l’est

70
Un deuxième itinéraire se dégage de cette géographie contrastée et il prend la direction
de l’est algérien. Cette région se distingue par sa corniche, ses reliefs, ses plaines et sa
proximité avec le Sahara. Pendant quelques années, elle a suscité la méfiance de la part des
autorités coloniales et des voyageurs à cause des défaites cuisantes subies sur les remparts de
Constantine en 1836 par l’armée coloniale. Les exploits héroïques du maréchal Perrégaux
redonnent espoir aux autorités coloniales. L’abondance des vestiges romains dans cette partie
de la colonie permet de donner une nouvelle image de cette région au passé latin très marqué.
Ce retour en grâce de l’est algérien donne naissance à des villages pour les colons et incite les
voyageurs à se saisir de l’amélioration des conditions sécuritaires pour partir à la découverte
des diverses richesses de la région. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, les parcours de
l’est retrouvent un nouveau souffle avec la découverte des vestiges des villes romaines. Les
voyageurs archéologues comme de Villefosse écrivent sur Tébessa dans Le Tour du monde, et
pour la Revue des deux mondes, Gaston Boissier et Louis Bertrand consacrent une longue
série d’articles sur le périple des villes romaines de l’est, jusqu’en Tunisie.

Figure 7 : Horace Vernet, " La prise de Constantine", Paris, Le Grand Palais.

1) Le développement des colonies agricoles de l’est algérien


La Revue de l’Orient qui est le bulletin de la Société orientale, consacre dès ses
premières parutions en 1843 beaucoup d’articles à l’Algérie. Dans la note de l’éditeur paru
dans le premier numéro, on peut lire ceci à propos des objectifs qui animent l’esprit de cette
revue, en effet : « Elle cherchera à mettre en évidence tout ce qui, dans les pays orientaux,
peut être utile aux progrès généraux de la civilisation et aux intérêts particuliers de la

71
France105 ». La Revue de l’Orient devient le porte drapeau de la propagande en faveur de
l’œuvre des colons en Algérie. Les articles des différents correspondants sur le terrain
racontent la vie dans les villages colons, les conditions d’installation des colons et souvent ce
sont des colons eux-mêmes qui sont sollicités pour parler de leurs expériences sur le terrain,
comme nous le constatons avec les nombreux articles de Fortin d’Ivry. La revue permet aussi
aux colons d’échanger des conseils techniques et de travailler sur l’amélioration des récoltes
et une meilleure utilisation des semences.
Le périple des villes de l’est commence à proximité d’Alger et au point précis de
l’embouchure de la rivière de la Réghaia. Le correspondant de la revue raconte l’histoire des
pionniers d’un village de colons. Il localise pour les lecteurs l’exploitation agricole, en
écrivant : « Le domaine de la Reghaia, situé à 28 kilomètres d’Alger, entre la route de Dellys
et la mer, a plusieurs milliers d’hectares de superficie 106 ». Le correspondant continue
l’exploration du domaine et décrit l’activité qui y règne pour restaurer les lieux qui permettent
d’accueillir les nouveaux arrivants:
En ce moment (septembre 1846), 25 ouvriers travaillent, sous la direction d’un ingénieur, à la
réparation des bâtiments. Il a fallu faire les transports par mer et par terre en arrangeant les
routes, établir une forge, ouvrir des carrières, établir un four à chaux, une briqueterie et
tuilerie ; on défonce la partie destinée à la pépinière, on rétablit l’orangerie. Les eaux sont
amenées pour l’arrosage. Une tribu arabe, composée de propriétaires dans la Mitidja, a été
établie pour la garde de la propriété et pour la culture d’une partie de terrains non remués
depuis sept ans107.

Le correspondant de la revue active le topos de la vacuité du territoire algérien qui a


besoin d’être mieux exploité. Et, il administre la preuve à travers cet extrait que la France et
les colons ne lésinent pas sur les moyens et les efforts pour construire ce pays et le sortir de
son arriération. Dans cette œuvre collective de civilisation et de développement, les
autochtones s’associent de leur côté à la tâche d’édification. Les colons incarnent dans la
revue l’image de l’illustre pionnier qui contribue par ses efforts et sacrifices au rayonnement
de la France colonial.
2) Des autres ressources de la région est
La Revue de l’Orient montre aussi qu’elle peut varier ses centres d’intérêt en évoquant
des questions autres que celles qui touchent à l’agriculture. Ainsi, grâce à un certain Fournel
qui exerce comme ingénieur des mines, les lecteurs découvrent la ville de Bône et sa région

105
A.Hugo, « But de la société orientale », Revue de l’Orient, 1843, p. 2.
106
T. Fortin D’Ivry, « Domaine de la Réghaia, note sur les commencements de colonisation qui y sont
entrepris », Revue de l’Orient, 1846, p. 120.
107
Ibid., p. 122.
72
qui est située sur la côte-est, vers la frontière avec la Tunisie. Cette région est présentée
comme ayant un grand potentiel agricole mais elle se distingue aussi par ses richesses
minières:
Les riches minerais de Bou-Hamra, de Belélita et des montagnes situées au nord du lac
Fetzara, ont été, à une époque reculée, exploités et traités sur place. L’emplacement où est
construite aujourd’hui la ville de Bône a été le siège de plusieurs usines de fer. En 1844, on a
trouvé des scories anciennes dans le sol de plusieurs rues, et l’on a appris depuis que les
fondations d’une maison de la ville avaient été creusées au milieu même d’un monceau et ses
scories. Mais en dehors de ces indices, qui ne sont pas d’une vérification facile, on peut citer
onze points différents où des masses de scories ne laissent aucun doute sur l’ancienne
existence d’usines placées dans le voisinage des beaux gisements que l’on vient d’indiquer 108.

La même région possède selon la Revue de l’Orient des ressources halieutiques non-
négligeable comme le corail et se fonde pour le prouver sur un document du Ministère de la
guerre, où l’on peut lire:
Cette pêche occupe en moyenne, chaque année, de 150 à 180 bateaux corailleurs, dont les
produits présentent une valeur approximative de 1,500,000 fr. Les pêcheurs sont presque tous
Napolitains, Toscans et Sardes. Ils paient chacun, et annuellement, une redevance de 800
francs au gouvernement français109.

La Revue de l’Orient se conforme aux objectifs annoncés dans son éditorial fondateur
d’appuyer le système colonial et de montrer par la même occasion que l’Algérie reste une
colonie indispensable pour la France et que la présence française doit se perpétuer en Algérie.
3) Bonnes nouvelles de l’est
La Revue de l’Orient tente par ailleurs de rassurer dans ses articles les colons en
Algérie et l’opinion en général sur l’état sécuritaire de la colonie. La revue donne en exemple
la région de l’est qui retrouve son calme après les velléités de certaines tribus de se révolter
contre le recouvrement de l’impôt. Elle montre dans ses colonnes que l’implication des caids,
relais de l’administration coloniale locale est très précieuse en ces termes :
Les nouvelles de la province de Constantine sont satisfaisantes. La démarche de Bou-Akkas-
ben-Achour paraît avoir ébranlé la confiance des Kabyles insoumis du massif des Babour. Il
ne leur est permis de douter de la force d’une nation à laquelle le plus puissant de leurs chefs
vient de faire acte de soumission. Chez les Djermouna et les Amouchas, dépendent de Sétif, le
mauvais exemple de leurs voisins avait quelques familles à refuser de payer l’impôt. Le caïd
de Saïd-ben-Abid s’est chargé de les ramener en leur enlevant quelques troupeaux qu’il se
manifestât un mouvement en leur faveur110.

La Revue de l’orient s’intéresse à toutes les régions d’Algérie et dans beaucoup


d’articles met en avant la région de l’est et les potentialités des villes qui la composent en les

108
Fournel, « Algérie, mines de fer des environs de Bône », Revue de l’Orient, 1846, p.115.
109
Ministère de la guerre, « Pêche du corail », Revue de l’orient, 1853, p. 121.
110
J.D’Eschavannes, « Colonies Françaises, Algérie », Revue de l’orient, 1851, p. 122-123.
73
faisant connaître. Le Revue a une orientation idéologique pro-coloniale et affirme à travers
ses écrits qu’elle soutient activement l’œuvre civilisatrice de la France en Algérie. Elle sert
par ailleurs de support à l’histoire coloniale qui s’écrit au jour le jour à travers le travail
pionnier des colons et de tous les experts qui apportent leur savoir au succès de l’entreprise
coloniale.
C) Le grand sud ou le Sahara rêvé
Le périple qui chemine du nord de l’Algérie à son sud aboutit inéluctablement au
Sahara. Les voyageurs traversent la plaine puis s’avancent dans la steppe avant de s’enfoncer
dans le grand désert ; ou simplement, ils sont dans le désert, puis font des jonctions avec
d’autres oasis et rejoignent de nouvelles bourgades. Ils font une série de haltes, où ils sont les
hôtes des caïds, de colons ou d’un administrateur égaré dans le pays profond. Dans la majorité
des récits, l’hospitalité revient toujours au caïd, ce qui éprouve son degré d’adhésion à
l’autorité coloniale. Les voyageurs mettent en évidence les progrès que la civilisation a
apportés aux populations, d’autres stigmatisent les insuffisances en suggérant les domaines à
mettre à niveau. Cependant, l’unanimité est de mise pour constater la précarité dans laquelle
vit la société autochtone. Certains insistent aussi sur les difficultés à surmonter pour réussir
des expéditions comme les leurs. Le voyageur vise l’héroïsation de son exploit face à une
nature inhospitalière et une population qu’on soupçonne d’une hostilité endémique. La revue
Le Tour du monde offre au voyage dans le Sahara une place de choix dans ses colonnes, en
diffusant une série d’articles programmé en feuilletons, qui tient en haleine les lecteurs du
journal. Les intitulés des récits illustrent la récurrence du mot Sahara111.
Sur les huit voyageurs ayant accompli pour Le Tour du monde un voyage au Sahara,
cinq sont des militaires112, ce qui s’explique par le fait qu’ils sont les premiers à accéder aux
villes conquises. La plume accompagne le glaive pour inscrire le territoire dans une
géographie coloniale qui a toujours soif d’expansion et de conquête.

111
Victor Colonieu, « Voyage dans le Sahara Algérien de Géryville à Ouargla (voyage effectué en 1862), Le
Tour du monde, 1863 ; V. Largeau, « Le Sahara algérien, Biskra, Touggourt, Rhadamès, Le Souf, Ouargla par
(voyage effectué entre 1874 et 1878) » Le Tour du monde, paru en 1881 en cinq livraisons ; Ernest,
Zeys, «Voyage d’Alger au M’Zab » Le Tour du monde, 1891. F Foureau, «Ma mission chez les Touaregs
Azdjer » Le Tour du monde, le 27 avril 1895, le 4 mai 1895, le 11 Mai 1895, 18 mai 1895. M M, le docteur
Huguet et le lieutenant Peltier, «Le Sud de la province dAlger( El-Goléa et les trois forts) » Le Tour du monde,
paru dans le n°9 du 4 mars 1899. M le lieutenant de L’Harpe, « Dans le sud algérien, à travers les montagnes de
l’Aurès et dans les oasis du Souf », Le Tour du monde, paru dans le n° 12 du 23 mars 1901. «Dans le Djebel
Amour » Le Tour du monde, le n° 42 du 18 octobre 1902 et le n° 43 du 25 octobre 1902. Le docteur A
Vigerie, « L’oasis de Bou-Saada » Le Tour du monde, paru dans le n° 18 du 3 mai 1902.
112
Le commandant V. Colonieu, le lieutenant Peltier, le lieutenant de L’Harpe, le docteur A. Vigerie.
74
Le Sahara se présente comme un endroit magique, fascinant et recèlant beaucoup de
dangers. Tous ces visiteurs téméraires rapportent les histoires de terribles soifs113. Victor
Largeau raconte la mort du frère de son guide en ces termes:
Un matin, un troupeau d’antilopes passa tout près du lieu où étaient établis les Châamba :
Ahhmed-ben-Amera courut à leur poursuite malgré les conseils de ses compagnons, et le soir
il ne rentra pas […] Le jour suivant s’annonça tellement redoutable que nul n’osa partir, le
matin, pour s’aventurer dans les dunes ; cependant, vers les trois heures de l’après midi, une
bonne brise du nord ayant ranimé les pauvres Châamba, trois d’entre eux partirent dans
différentes directions. Au crépuscule, ils se trouvèrent réunis au pied d’un ghourd élevé,
devant le cadavre momifié du malheureux Ahhmed 114.

Leurs récits sont truffés de vipères qui se tapissent dans le sable prêtes à bondir sur
l’explorateur ou sa monture115. Les bandits de grands chemins, en général des Touaregs,
peuplent les récits. Le lieutenant de L’Harpe dans l’un de ses récits, revient sur l’hostilité des
hommes bleus (expression qui désigne les Touaregs) envers les Français :
Combien d’explorateurs déjà ont péri sous leurs propres coups, après de dramatiques
péripéties dont on n’éclairera jamais le mystère ! Il y a tout à redouter de leur fourberie ;
généralement leurs guides sont des espions ou des traîtres, leurs entrevues des guets-apens,
leurs avances et leurs promesses des ruses ; quant à leurs présents, ce ne sont bien souvent que
ces pains de dattes, empoisonnés par la poudre du bettina116, et qui rendent fous ceux qui les
mangent117.

Les Touaregs guettent les caravanes pour les dépouiller en éliminant ceux qui les
conduisent118. Cela ajoute aux récits les ingrédients de l’aventure et du suspens qui
passionnent les lecteurs. Le Sahara fait des apparitions continuelles dans les récits de voyage.
L’immensité de cet espace désertique absorbe ainsi des rubriques entières avec une
insatiabilité gloutonne. La multiplicité des villes sahariennes, la richesse des paysages qui les
entourent, nourrissent cet imaginaire vorace de sensations fortes et d’émotions.
La recherche d’un dépaysement renouvelé incite à se frayer des itinéraires toujours
innovants. De nouvelles pistes apparaissent pour venir renforcer le réseau de routes que
l’armée coloniale sécurise. Elles relient les grandes oasis entre elles et d’autres ouvrent des
voies inédites pour rejoindre les grandes agglomérations du nord.

113
Largeau, Victor-Léon, « Le Sahara algérien, Biskra, Rhadamès, Le Souf, Ouargla », Le Tour du monde,
1881.
114
Ibid., p.42.
115
Voir à cet effet le récit d’Antoine Vigerie, « Dans l’oasis de Bou-Saada », Le Tour du monde. 1902.
116
C’est l’extrait des grains d’une plante toxique appelée « le concombre des ânes », qui pousse dans la steppe
algérienne.
117
Fréderik De L’Harpe , « Dans le sud algérien, à travers les montagnes de l’Aurès et dans les oasis du Souf »,
Le Tour du monde, 23 mars 1901, p.152.
118
Le souvenir de la mission du capitaine Flatters et le massacre dont il a été victime en 1863 par des tribus du
sud algérien est toujours vivace dans l’esprit des voyageurs. La littérature s’est emparée de ce thème pour le
fictionnaliser sous la plume de Jules Verne avec le roman L’Invasion de la mer, 1905.
75
Chacun de ces voyageurs appréhende le désert à sa façon. Dans une pédagogie qui se
veut dissuasive, certains déconseillent aux dilettantes de s’aventurer dans cette contrée
périlleuse. Par précaution, ils préconisent une logistique conséquente pour monter des
expéditions capables de déjouer les périls qui se dressent sur la route du voyageur. La logique
des caravanes bien équipées caractérise le dix-neuvième siècle. On le voit avec le voyage
Dans le Sahara algérien du général Colonieu qui reste emblématique car s’inspirant par bien
des aspects de la conquête de l’Égypte faite par Napoléon. Il faut rappeler que la caravane du
général Colonieu, regroupe autour de lui des savants, des militaires, des guides rompus aux
voyages difficiles et une logistique impressionnante119.
Au début du vingtième siècle, le voyage au Sahara devient presque banal. Il peut être
accompli par n’importe quel amateur de voyage. L’écrit balise les chemins. Les
recommandations du général Colonieu n’ont plus lieu d’être en cette nouvelle ère du siècle
naissant. Le parcours qu’effectue le lieutenant de L’Harpe, le 23 mars 1901, est un long
chemin qui part de Batna, ville située à 350 km au sud-est d’Alger, pour finir dans le Souf
tout près de la grande oasis d’Ouargla (ville située à 800km au sud d’Alger). Il fait la jonction
entre Batna et Ouargla. Il traverse des villes comme Batna et ses environs, qui sont des lieux
historiques abritant les vestiges romains (les villes antiques de Lambèze et Timgad). Son
deuxième périple, qui date du 18 octobre 1902, le conduit de la ville de Tiaret jusqu’au Djebel
Amour, montagne de l’Atlas saharien. Le docteur Antoine Vigerie, lui, en mai 1902, vient
pratiquement en touriste dans cette oasis appelée « la cité du bonheur » (traduction de l’arabe
Bou Saada). Il emprunte une diligence ordinaire pour atteindre la ville de Bou-Saada en
partant d’Aumale (Sour El Ghozlane actuellement construite sur les ruines de la ville romaine
Auzia), son périple ne durant pas plus qu’une journée. Vigerie trace ainsi un itinéraire qui
relie une région fertile et les prémices du désert, Bou-Saada se présente comme une porte
d’entrée, un seuil à franchir, ouvrant grand sur le Sahara algérien. Aumale, la ville du départ,
retrouve sa vocation antique de ville romaine qui forme le limes, une frontière créée par les
Romains pour empêcher les tribus nomades de remonter vers le nord fertile. D’autres
voyageurs opèrent des jonctions entre les différentes oasis, ils veulent densifier les réseaux de
pistes à l’intérieur du désert. Le Sahara et ses périls cèdent devant la détermination des
voyageurs. Mais pour réussir ces voyages sahariens, il faut des préparatifs spéciaux, nous les
examinerons dans cette partie et nous verrons comment s’organisent les équipées.

119
Ibid,, p. 166.
76
Figure 8: Minaret de la mosquée malékite à Ouargla- Dessin de G. Vuillier, d’après un croquis de
l’auteur, Victor Largeau, « Le Sahara algérien », Le Tour du monde, 1891.

1) Des caravanes imposantes


L’un des grands voyages dans le Sahara algérien est l’œuvre du commandant Victor
Colonieu. Il effectue ce périple en 1862 et son récit sera publié dans Le Tour du monde, en
1863, en trois livraisons. En cette période, la colonie reste marquée par le passage du général
Randon comme gouverneur, entre le 10 décembre 1851 et le 24 juin 1858. Colonieu
s’intéresse au Sahara selon Charles-André Julien pour deux raisons:
Il croyait aux possibilités indéfinies du trafic par caravanes que pourrait contrôler la France,
si elle tenait le désert en main. Il jugeait également nécessaire de soumettre une région, où
les agitateurs entretenaient des troubles qui se répercutaient jusque dans le Tell. Laghouat,

77
par où s’établissait la liaison entre le sud oranais et le sud constantinois, avait été une des
premières oasis qui eût accepté la domination française et jamais elle n’avait prêté son
concours à Abd el-Kader120.

Les écrits sur le Sahara du commandant Colonieu s’inscrivent dans les options
choisies et défendues par le général Randon où transparaît cette obsession de la maîtrise du
territoire. Ils sont une mise en garde continuelle contre l’aventurisme irréfléchi qui habite
l’esprit de certains téméraires. Sous la plume du commandant Colonieu, on peut lire au sujet
du voyage au Sahara:
Une traversée dans le Sahara exige, au départ une foule de minutieuses précautions. Tout oubli
devient irréparable. Nous croyons qu’il y aura un certain intérêt à donner ici quelques détails
sur les préparatifs de notre voyage et sur l’organisation de notre colonne. Cela donnera une
idée de la puissance des moyens à mettre en œuvre pour rendre possible un trajet pareil,
moyens qui doivent être en rapport avec les difficultés à surmonter, et dont se préoccupent
généralement fort peu les hommes qui journellement écrivent sur les relations à établir avec
l’Afrique centrale, sur l’envoi d’expéditions ou de caravanes au Soudan, sur l’organisation
d’une correspondance terrestre avec le Sénégal et autres questions analogues 121.

La critique aux allures pamphlétaires du commandant Colonieu s’adresse aux


voyageurs antérieurs, ces prédécesseurs dont l’aventure saharienne a été un échec
mémorable ; ainsi l’expédition conduite par l’archéologue Adrien Berbrugger (1801-1873).
Le voyageur-militaire tire les leçons des déboires du passé pour mettre fin à l’amateurisme et
aux tentatives hasardeuses qui caractérisent le voyage au Sahara. Le commandant Colonieu
propose de professionnaliser le voyage au Sahara et mise sur une logistique appropriée pour
en finir avec les attitudes farfelues. Il fustige aussi les écrits utopiques de certains qui tracent
des itinéraires fantaisistes, supposés capables d’ouvrir de nouvelles routes commerciales vers
l’intérieur de l’Afrique.
Dans un mémoire intitulé Les caravanes françaises au Soudan, relation du voyage
d’Ali-Ben-Mehrin, conducteur de la caravane de M. J. Solari, publié en 1863 chez Challamel
Aîné, le docteur A. Maurin, ancien maître de conférences à l’institut agronomique de
Versailles et chirurgien- adjoint à l’hôpital civil d’Alger, récapitule dans son introduction, en
s’appuyant sur les travaux du capitaine d’état-major de Polignac122, toutes les tentatives
effectuées pour joindre le Soudan. Il fait un inventaire exhaustif des voyageurs qui ont
échoué, et écrit à ce propos:

120
Charles-André Julien, Histoire de l’Algérie contemporaine, I) conquête et colonisation, Paris, PUF, 1979, p.
390.
121
Le commandant Colonieu, ibid., p.166.
122
Résultats obtenus jusqu’à ce jour par les explorations entreprises sous les auspices du gouvernement de
l’Algérie pou pénétrer dans le Soudan, Paris, Bastide, libraire, 1862.
78
On trouve, dans ce travail, deux périodes. La première commence en 1850 et va jusqu’en
1857. La seconde commence en 1857 et se poursuit jusqu’en 1862 […] La première tentative
est faite par M. Renaud, en 1850. Elle avorta par l’influence du cheikh N’Gouça, qui le fit
arrêter et l’obligea à repartir.[.. .] La seconde tentative fut faite à la même époque par M.
Berbrugger, qui a rendu à l’Algérie bien d’autres services, et qui, dans l’ordre scientifique,
peut être considéré comme l’un des hommes qui ont le plus contribué à l’élévation de la
colonie. Il visita la Tunisie, le Djerid, le Souf, l’Oued R’ir, les Oasis de Nefta, Touggourt et le
M’Zab. C’était beaucoup plus qu’on avait encore tenté, ce n’était pas encore assez pour ouvrir
les portes du Soudan123.

Le mémoire conforte les écrits du commandant Colonieu sur l’impossibilité


d’atteindre et de dépasser certaines parties du Sahara et notamment l’extrême sud-est. Les
tribus Touareg qui nomadisent dans l’espace saharien sont hostiles à tous les intrus, qu’ils
soient Français ou autochtones. Cependant, dans ce mémoire de A. Maurin, on peut découvrir
que le commandant Colonieu a lui-même échoué, lors d’un voyage précédent, à atteindre Ti-
mimoun. Ainsi, on apprend:
En 1860, le commandant Colonieu et le lieutenant Burin du cercle de Géryville, partirent avec
les caravanes de Sidi-Chikh, et allèrent jusqu’à Ti-mimoun, dont les portes leur furent
fermées. Nous ne saurions passer sous silence les lignes suivantes que nous trouvons
consignées dans le travail du capitaine de Polignac : « Il faut attribuer ce qui s’est passé à Ti-
Mimoun, moins au voisinage du chérif Ben-Abd-Allah et à des haines fanatiques qu’il avait dû
exciter, qu’aux inquiétudes des négociants de Ti-Mimoun, qui, intermédiaires actuels dans le
« commerce considérable » qui se fait entre le Soudan et le Maroc, craignirent de voir ce
commerce tomber entre les mains de nos marchands »124.

Le commandant Colonieu affirme de son côté n’avoir accompli qu’un seul voyage
dans le Sahara algérien, le voyage de 1862, un périple ayant eu pour point de départ Géryville
dans la steppe et qui s’achève à Ouargla, la ville cible située vers le sud-est algérien. Ainsi, il
semble avoir occulté sciemment le voyage qu’il avait tenté vers Ti-Mimoun, ville située au
sud-ouest par rapport à la destination finale du second voyage. Son récit de voyage prend dans
ce cas des airs de revanche sur le sort. Á travers un récit héroïque où rien n’est laissé au
hasard, il vise une réhabilitation immédiate devant sa hiérarchie et les soldats qu’il
commande. En niant l’évidence de son échec antérieur, il impressionne les lecteurs par sa
lucidité et son savoir-faire. Son texte devient une encyclopédie savante et innovante par sa
pertinence. Il se présente avec l’œil du visionnaire qui ne fait aucune concession au hasard et
ambitionne d’imposer son propre mode d’emploi comme un manuel à l’usage des futurs
explorateurs. En agissant dans l’après-coup, il estime qu’il change le cours des événements.
Cependant que l’écrit du moment est un palimpseste qui garde entre ses lignes la mémoire de

123
Ibid., p.1.
124
Le docteur A. Maurin, op. cit., p. 5.
79
l’échec précédent. Malheureusement le mémoire du docteur A. Maurin paraît lui aussi en
1863. On peut comprendre rétrospectivement la gêne du commandant Colonieu qui faisait de
sa lucidité et de son esprit d’organisation un atout dont les autres voyageurs étaient
dépourvus. L’écrit répare les travers d’une carrière et redonne de la vigueur aux réputations
les plus ternies.
Dans son récit, le commandant Colonieu s’attaque aussi implicitement, sans le
nommer, à un autre document rédigé par un certain Cid El-Hadj Abdelkader Ben Abou Bekr
et Touaty en 1851, Le Sahara et le Soudan, documents historiques et géographiques, traduit
de l’arabe en français par l’abbé Bargès125. Le traducteur note que le voyageur a pu recueillir
au cours de son voyage au Sahara parmi les tribus Touareg un alphabet inédit qu’il désigne
par le « Tifinagh »126. Le travail sur la langue berbère confère au voyage de Cid-El Hadj
Abdelkader le label d’une expédition scientifique. Par la suite, le même voyageur passe à des
considérations plus mercantiles : il chiffre les frais de son voyage à cinq cents francs, dont
cent quarante ont été utilisés pour acquérir de la marchandise et des provisions pour sa grande
traversée. Son périple commence à Biskra (ville située à 500 km au sud d’Alger) et se
prolonge jusqu’à Temacin (à 150 km au sud de Biskra). Mais juste avant son arrivée dans la
bourgade, les membres de la tribu Said-Ouled-Amer pillent sa caravane. Un grand notable du
Sahara, le cheikh Ahmed Ben-Aubeby, le prend sous sa protection et lui permet de traverser
le désert en toute sécurité. Il atteint même Tinbektou après seize jours de voyage. Cid-El
Hadj-Abdelkader s’émerveille dans ses notes de voyage des possibilités commerciales
offertes par cette ville spirituelle aux perspectives prometteuses. Les richesses que recèle cette
région, comme l’or et d’autres métaux précieux, sont à portée de main. Mais l’auteur du
document sur le Sahara et le Soudan perd de sa crédibilité lorsqu’il situe la ville de Djenné au
bord du Nil, alors que c’est une ville malienne se trouvant sur les bords du fleuve Niger. Or le
commandant Colonieu doit être sensible aux informations erronées que propagent les
voyageurs du Sahara en général et Cid El Hadj Abdelkader en particulier. La somme de 500
francs, dont parle le voyageur Cid El Hadj Abdelkader pour son expédition, est par exemple
dérisoire. Le commandant Colonieu cible aussi dans son récit la légèreté scientifique de
certains propos du voyageur autochtone sur la faune et la flore. Le voyageur, écrit-il, cite des
animaux et des plantes sans donner les descriptions d’usage et les informations utiles pour le

125
Publié à Paris au bureau de la Revue de l’Orient, de l’Algérie et des colonies par Just Rouvier, libraire-
éditeur en 1853.
126
Alphabet utilisé par les Berbères en général et les tribus en particulier depuis l’antiquité, il est consonantique
et connaît actuellement un essor remarquable grâce aux travaux de l’institut royal de la culture Amazighe de
Rabat au Maroc. Voir à cet effet les différents numéros de la revue Asinag, du même institut.
80
savoir scientifique. Pierre Bayard dans son dernier essai127, citant Frances Wood, met en
doute la crédibilité du récit de voyage de Marco Polo en Chine, en ces termes : « Le livre se
présente davantage comme une accumulation de fiches que comme le récit d’un véritable
voyage dont il serait d’ailleurs très difficile de reconstituer les étapes à partir des informations
incohérentes qui nous sont fournies128 ». La critique que donne à travers ce petit extrait
Frances Wood s’applique intégralement au récit de voyage de Cid El Hadj Abdelkader. Ainsi,
le voyageur livre aux lecteurs une série d’informations incohérentes où tous les ingrédients
qui constituent le récit du voyage sont absents, à part l’épisode où sa caravane fut attaquée.
On comprend les réserves du commandant Colonieu qui n’accorde pas beaucoup de crédit aux
affirmations du Cid El Hadj Abdelkader surtout quand il clame : « Les gens de Tinbektou
disent : « Si quelque Français venait au milieu de nous, nous le verrions avec plaisir et il
recevrait de notre part que de bons procédés et des gages de sécurité 129 ».
Le Cid El-Hadj Abdelkader fait preuve d’une certaine naïveté car pour lui les voies
entre l’Algérie et le Soudan sont ouvertes et ne présentent aucun danger. Il occulte les détails
pratiques qui peuvent aider un voyageur quelconque à entreprendre la traversée du Sahara.
Peut-être que les amitiés nouées avec les différentes tribus Touaregs et leurs chefs qu’il cite à
profusion, lui permettent d’évaluer le voyage à travers le Sahara comme une sorte d’excursion
tranquille. Son cas personnel ne peut être généralisé, ni pris pour un exemple à suivre. Ses
éloges envers ses protecteurs relèvent d’une subjectivité orientée. D’où les précautions dont
s’entoure le commandant Colonieu pour entreprendre son grand périple saharien. Les conseils
qu’il ne cesse de prodiguer témoignent de sa méfiance envers tous les écrits optimistes,
incitant à ouvrir des voies commerciales avec l’Afrique sub-saharienne. Car les caravanes
sont souvent attaquées et pillées pour ce qu’elles transportent. Donc, dire que les
commerçants du nord sont les bienvenus relève d’une forme d’angélisme que l’esprit
cartésien du militaire abhorre.
Les écrits du commandant Colonieu sont aussi une mise en garde adressée aux
autorités coloniales pour qu’ils modèrent leur enthousiasme, un optimisme exacerbé par les
potentialités commerciales très alléchantes qu’offrent le Soudan et le Sénégal aux
commerçants ambitieux. Le commandant Colonieu inscrit son voyage dans la perspective de
sécuriser les voies d’accès au Soudan par le Sahara.

127
Bayard Pierre, Comment parler des lieux où l’on n’a pas été, Paris, éditions de Minuit, 2012.
128
P. Bayard, op. cit., p. 27.
129
Cid El-Hadj-Abdelkader, « Sahara et le Soudan, documents historiques et géographiques », Paris, Just
Rouvier libraire-éditeur, 1853, p.10.
81
Le voyage au Sahara du commandant Colonieu participe à la propagande de la France
en faveur de sa colonie et de la réussite de sa mission civilisatrice. Il faut noter à cet égard que
l’année 1862 est une année cruciale pour la métropole avec la tenue à Londres de l’exposition
universelle. La participation algérienne sous l’égide de la France attire l’attention de la presse
anglaise. Le Times du 7 juin 1862 écrit sur la présence algérienne le commentaire
suivant : « La collection de ses produits est si complète et si variée, qu’on ne peut s’empêcher
de penser que le gouvernement a voulu convaincre ces Français obstinés qui doutent encore
de la valeur d’une telle possession ». L’exposition universelle de Londres permet ainsi
d’atteindre un double objectif. Le premier est de montrer à l’opinion internationale qui, au
moment de la conquête en 1830, a émis des doutes sur l’opportunité d’une telle entreprise,
que les progrès de la civilisation en Algérie sont bénéfiques pour les autochtones. Le
deuxième est de convaincre une bonne fois pour toute une opinion française frileuse sur les
retombées d’une telle démarche. L’utilité stratégique d’une colonie participe du prestige et de
la grandeur de la France. Or l’opinion publique reste fortement marquée par certains écrits
venus d’Angleterre et traduits en français 130, que l’historien Raoul Girardet résume en ces
termes:
L’argumentation est simple : la possession de colonies ne profite qu’à une petite minorité
d’individus, soldats, fonctionnaires, quelques négociants ; elle impose en revanche de lourdes
charges militaires et administratives au budget de la métropole ; augmentant ainsi le poids de
la fiscalité, elle constitue une entrave au développement général de l’activité industrielle et
commerciale131.

Le commandant Colonieu ritualise le voyage au Sahara. Il énonce un certain nombre


de précautions qu’il veut imposer aux futurs candidats du voyage au Sahara.
2) Les équipées légères
Les voyageurs qui arrivent après le commandant Colonieu abordent le Sahara avec un
esprit apaisé. La sécurité à tout prix n’est pas l’obsession première de ces voyageurs. C’est un
voyage presque banal même s’il exige toujours des précautions, comme on le décèle dans
chaque récit.
Victor Largeau arrive quelques années plus tard sur les traces du commandant
Colonieu. Il est administrateur colonial et son voyage s’étale sur une période de quatre ans
entre 1874 et 1878. Il publie son récit de voyage en 1881132. Ce voyage intervient après deux

130
Les écrits de Cobden et tous les théoriciens de l’école de Manchester, reliés en France par Frédéric Bastiat et
Jean-Baptiste Say,dont, le Traité d’économie politique, publié en 1826 est constamment réédité.
131
Raoul Girardet, L’Idée coloniale en France de 1871à 1962, Paris, Hachette littératures, 1972.
132
V. Largeau, « Le Sahara algérien », voyage effectué entre 1874 et 1878 et paru en 1881 en 5 livraisons, Le
Tour du monde.
82
événements majeurs pour l’histoire de France et de l’Algérie coloniale. Concernant la France,
le régime politique a changé:
L’avènement de la IIIe République marqua le triomphe de la colonisation par la suppression du
« régime du sabre » qui mettait obstacle à son essor. Sous le masque du patriotisme ou de la
défense de l’ordre établi, civils et militaires se livrèrent une lutte sans merci dont l’enjeu était
la conquête ou le maintien du pouvoir. Ni les uns ni les autres ne se montrèrent scrupuleux sur
le choix des moyens. Ainsi s’expliquent et l’arbitraire incohérent des civils et les intrigues
tortueuses des militaires. Pour les uns, il s’agissait de briser au nom de la liberté, les bureaux
arabes qui les empêchaient de satisfaire leurs appétits de terres ; pour les autres, de conserver
le rôle de garants de la sécurité, qui leur assurait une autorité sans contrôle, dussent- ils
associer les chefs indigènes à leur résistance133.

Victor Largeau publie le récit de son voyage en cinq livraisons dans la revue Le Tour
du monde mais admet à la fin l’échec de sa mission qu’il attribue d’abord au manque de
moyens financiers, ce dont il fait état en ces termes : « Bref, je recueillis, Dieu sait au prix de
quelles peines, une misérable somme de sept mille quatre cent francs, dont la plus grande
partie fut forcément dépensée en voyages préliminaires, en achats d’instruments, d’objets
d’équipement, de provisions134 ». La deuxième raison qu’il invoque est le refus des tribus
Touaregs de le laisser traverser leur territoire. La ville d’Ouargla reste la limite à ne pas
dépasser.
Fernand Foureau est un autre voyageur, qui entreprend son périple à partir du 20
novembre 1893. Il explique le but de son voyage en ces termes:
Le gouverneur général de l’Algérie, qui avait bien voulu m’honorer de sa constante
bienveillance et accorder des subsides à ma mission – de même qu’à celles que j’avais faites
antérieurement- me demandait en effet, au moment même de mon départ, de me diriger
d’abord sur El-Goléa, et de relever sans retard la route qui de cette oasis se rend à Aïn el
Guettara et rejoint ensuite In-Salah135.

Fernand Foureau, après avoir exposé l’objectif principal de sa mission, évacue la


question de la logistique et se focalise sur les honneurs et les relations privilégiées qu’il
entretient avec le gouverneur de l’Algérie:
Je dirais ici quelques mots de l’organisation habituelle de mes voyages dans le Sahara : je
n’emporte pour ma nourriture et celle de mes hommes que de la farine, du Kouskouss arabe,
de la graisse de mouton, du sucre et du café, quelques boites de conserves de poisson, mais
jamais de viande ni de vin ; j’estime en effet que le vin est un liquide inutile, sinon nuisible,
dans le Sahara ; quant à la viande, mes chasseurs suffisent généralement pour nous en
approvisionner. Il est indispensable du reste en ces pays de simplifier le plus possible les
bagages et de restreindre au strict nécessaire le nombre des animaux porteurs136.

133
Charles- André, Julien, op.cit., p.452.
134
Victor Largeau, ibid., p. 2.
135
Fernand Foureau, « Ma mission chez les Touareg Azdjer », paru en 4 livraisons dans Le Tour du monde le 27
avril 1895, le 4 mai 1895, le 11mai 1895, 18 mai 1895, p.193.
136
Ibid., p.193-194.
83
Le voyage de Fernand Foureau opère une nette rupture avec les expéditions étoffées
et impressionnantes par leur logistique. Il prône une caravane légère pour une mobilité
optimale, ainsi qu’une autonomie alimentaire qui s’appuie sur les richesses de la faune
saharienne. Les préparatifs du commandant Colonieu deviennent un lointain souvenir.
Au début du vingtième siècle, le lieutenant de L’Harpe envisage le voyage dans le
désert comme une visite touristique banale, mais il prend quand même quelques précautions.
Sa caravane emporte juste quelques accompagnateurs autochtones, une équipée légère pour
un long périple qu’il présente avec nonchalance:
Notre modeste caravane se compose de mon compagnon, d’un cavalier indigène, El- Béchir, et
d’un sokhar ( chamelier) ; deux chameaux portent les bagages, le sokhar a fait sa prière avant
de se mettre en route ; il égrène maintenant les quatre vingt-dix- neuf boules de son chapelet ;
espérons que sa piété nous méritera, pour les jours suivants, les sourires du soleil, et que ses
chameaux ne s’affolent pas en glissant sur les pentes argileuses que nous devons trouver en
quittant notre route carrossable137.

Dans cet extrait, le lieutenant de L’Harpe se montre moins prétentieux que son
collègue le commandant Colonieu car il se moule dans la culture locale. Il use d’un humour
corrosif, il joue les fatalistes en s’en remettant aux bonnes grâces du Dieu invoqué par son
chamelier. Le lieutenant envisage le voyage au Sahara comme un agrément.
À travers ces deux exemples, un contraste apparaît entre le voyage au Sahara au XIXe
siècle et celui beaucoup plus tardif du début du XXe siècle. Le premier a les allures d’une
mission militaire périlleuse, le second se déroule dans un esprit bien plus détendu,
s’apparentant au tourisme que popularisent les guides de voyage qui commencent à devenir à
la mode138. Ernest Zeys dans son périple entre Alger et le M’Zab en 1887 ignore ces
préparatifs et semble se mouvoir dans un espace balisé par les récits fondateurs d’Eugène
Fromentin139. Le peintre-voyageur dans sa découverte du désert n’évoque que le climat rude
de cette région. La chaleur rend la vie dans ces lieux très difficile.
Cependant, les voyages qui conduisent aux seuils du Sahara ne nécessitent pas des
moyens hors normes. Le docteur Antoine Vigerie l’exprime de façon exemplaire dans le récit
qu’il consacre à l’oasis de Bou-Saada140. Il suggère qu’il faut juste s’armer de patience, d’un
désir d’aventure et avoir l’esprit de découverte. La multitude de voyageurs, leurs multiples

137
Frédérik de L’Harpe, « Dans le Djebel Amour » Le Tour du monde, le 18 octobre 1902, p. 494.
138
A Pignel, Conducteur, ou Guide du voyageur et du colon de Paris à Alger et dans l'Algérie, avec carte
itinéraire, Paris, Debécourt, Librairie-Editeur, Alger Chez Bastide et Brachet, 1836, 248 p. L'auteur est ancien
fonctionnaire dans l'ex-régence d'Alger. Quétin, Guide du voyageur en Algérie. Itinéraire du savant, de l'artiste,
de l'homme du monde et du colon, Paris-Alger, 1848 (2e édition).
139
Un été dans le Sahara, Paris, Librairie- Plon, 1930. « Édité une première fois en 1857 chez Michel Lévy »
140
« L’oasis de Bou-Saada », paru le 3 mai 1902 dans Le Tour du monde.
84
motivations fabriquent sur une cinquantaine d’années un réseau dense de routes, de périples et
d’itinéraires qui ont tous pour finalité de dompter cet espace aride et périlleux. Le Sahara
représente un territoire stratégique car il ouvre de nouvelles perspectives à la pénétration
française en Afrique.

Figure 9: François Lauret, « Les Nomades » (collection particulière)

3) De quelques itinéraires innovants


Le voyage au Sahara connaît son essor à partir des années 1860. Cet engouement pour
le Sahara coïncide avec l’achèvement de la pacification du territoire et la fin de la politique du
sabre comme le soulignent Gabriel Hanotaux et Alfred Martineau à propos de la conquête de
l’Algérie : « La guerre finie, elle ne l’a été qu’en 1857, le sabre doit être laissé derrière la
porte comme le disait Vauban de son bâton de Maréchal141 ».
Le voyageur a une mission qui consiste à valider sur le terrain ce retour à la paix,
rendu possible grâce aux efforts de l’armée coloniale. La circulation des biens et des
personnes en toute sécurité reste le meilleur moyen de vérifier que le sabre est désormais
rangé dans le fourreau des horreurs du passé. Il faut rappeler que la consigne donnée aux
troupes de l’armée française est de se montrer extrêmement violent avec les autochtones pour
tuer en eux toute velléité de rébellion.
Le voyage dans le Sahara se démocratise sans aller au-delà de certaines limites qu’on
circonscrit à Ouargla, ville située à 800 km au sud d’Alger, dans l’extrême sud-est. Dans tous
les itinéraires proposés par Le Tour du monde, la ville d’Ouargla marque la frontière à ne pas

141
Gabriel Hanotaux et Alfred Martineau, Histoire des colonies françaises, tome 2, Paris, Librairie Plon, p.331.
85
dépasser. L’au-delà d’Ouargla se présente comme le pays farouche, où l’inconnu le dispute
aux mystères. Les périls sont légion, il faut juste éviter de s’y aventurer. Certains voyageurs
essayent de franchir cette ligne de la peur142. Ils font beaucoup de tentatives et ne ménagent
aucun effort pour y arriver en s’appuyant surtout dans leur démarche sur les relais locaux
formés par les tribus autochtones fidèles à la France.
Il faut rappeler que la zone située au-delà d’Ouargla appartient aux tribus Touaregs.
Elles nomadisent sur un territoire très large qui va de la Tripolitaine (la Libye actuelle) à l’est,
aux frontières du sud marocain à l’ouest, sans oublier toute la région sud qui va jusqu’au
fleuve Niger, englobant le Soudan et le Sénégal. Les Touaregs se répandent sur plusieurs pays
et le médiéviste Paul Zumthor explique ce phénomène par le fait que : « Le nomade est celui
qui séjourne hors des lieux ou plutôt le lieu, pour lui, se déploie dans l’espace 143 ». Il est donc
difficile de s’approcher de ce territoire sans avoir à affronter les redoutables Touaregs.
Les Touaregs ont un mode de vie à part qui ne cadre pas avec les us et coutumes des
sédentaires. La liberté acquise par le nomadisme dans les grands espaces fait que les Touaregs
ne sont pas prêts à abandonner cette facilité de se déplacer et à être dérangés dans leur
environnement. Les Touaregs ne veulent pas perdre non plus la main- mise sur le commerce
avec l’Afrique sub-saharienne. Ils refusent de céder aux ordres d’une administration étrangère
qui limite leur liberté de mouvement et introduit un contrôle strict sur leurs activités.
Le grand espace géographique dans lequel les Touaregs se meuvent est considéré comme un
espace vital144. Les Touareg mènent aussi des guerres incessantes contre les tribus du sud
comme les Ouleds Sidi Cheikh du Djebel Amour et les Chambas (localisés dans la région de
Ghardaia). Les Ouleds Sidi Cheikh du Djebel Amour et les Chambas nouent des alliances
instables avec l’administration coloniale. Le but que recherchent la France et ces tribus, est de
prendre l’ascendant sur les Touaregs. Le deuxième objectif est de permettre aux caravanes des
deux tribus citées de cheminer en toute sécurité vers Tombouctou, le grand centre commercial
qui fait la jonction entre le Sahara et les pays de l’Afrique du nord.
Les itinéraires ouverts par le voyage au Sahara s’orientent dans plusieurs directions.
Tous les intitulés des récits de voyage du corpus saharien présentent en exergue les étapes du
trajet. Ainsi, l’itinéraire est indiqué dans son intégralité par l’intitulé. Le titre accolé à un
voyage exotique suscite la curiosité du lecteur car il incite à se plonger dans le texte. Le

142
Ibid.
143
Paul Zumthor, La Mesure du monde, Paris, Seuil, 1993, p. 135.
144
Algérie- Actualité, Un hebdomadaire algérien des années quatre- vingt -dix a retrouvé une tribu Touareg de
l’extrême sud- est algérien dont les vieux membres ne savaient même pas que la France avait colonisé l’Algérie
pendant 130 ans.
86
lecteur voyage à l’intérieur de ces noms étranges, qui sont la promesse d’un exotisme
dépaysant. De fait, les noms des bourgades sont imprononçables, même pour le voyageur qui
est censé faire découvrir les lieux. Le corps de l’article recèle les étapes secondaires par
lesquelles on accède aux grandes oasis mises en avant dans le fronton des articles. En
dépouillant ces titres, on voit se dessiner deux façons d’aborder le Sahara. D’abord, on
découvre le voyage intra-saharien. Les voyageurs sont déjà immergés dans le Sahara et vont
d’un point à l’autre à l’intérieur de cet espace immense. Le périple proposé inscrit l’itinéraire
et le balise pour qu’il soit cartographié et devienne accessible à l’armée en cas de séditions.
L’itinéraire devient praticable et ouvert aux voyageurs de tous bords.
La deuxième façon qui se dessine à travers les récits, c’est le voyage aboutissant au
Sahara. Les voyageurs en général viennent du nord ou des régions fertiles. Ces voyageurs
s’engouffrent dans le grand désert pour se mouvoir dans un espace nouveau, plein de
mystères, pourvoyeur en aventures pleines de rebondissements auxquelles s’ajoutent des
rencontres insolites.
a) Les itinéraires intra-sahariens
Les voyages intra-sahariens consistent à se déplacer à l’intérieur de cet espace
immense qu’est le Sahara. Les voyageurs font la jonction entre les oasis à travers des
itinéraires peu sûrs car ils expriment souvent leurs appréhensions sur l’issue d’une telle
entreprise. F. Foureau confirme cet état d’esprit:
Lors des préparatifs de mon voyage de l’automne de 1893, j’avais l’intention de me diriger,
en quittant l’Algérie, vers le pays des Azdjer par la voie la plus courte, mais je ne pus, comme
on va le voir, mettre mon programme à exécution qu’avec un certain retard et après avoir fait
un énorme crochet145.

Les voyages au Sahara obéissent aux changements politiques que connaît la


métropole. Un fait marquant qui caractérise la gestion politique de la colonie est la grande
rotation des gouverneurs qui président aux destinées de la colonie146. Chaque gouverneur est
porteur d’une vision qu’il compte mettre en pratique en Algérie et de la mise en route de
nouveaux projets. Ainsi Victor Largeau qui arrive en Algérie en 1874 part au Sahara pour
promouvoir l’idée de décloisonner cette région. Il milite pour construire une voie ferrée qui
relierait l’Algérie au Niger, une idée qui va dans le sens des projets du nouveau gouverneur de
l’Algérie, le général Alfred Chanzy, qui s’attelle durant son mandat à réaliser de grandes

145
F. Foureau, ibid, p.193.
146
Entre 1863, début du premier voyage au Sahara et le dernier voyage effectué en 1902, pas moins de dix sept
gouverneurs ont dirigé l’Algérie. Voir également sur cet aspect des politiques des gouverneurs, Charles -André
Julien, op. cit.
87
œuvres pour développer la colonie. Les transports par rail permettent l’essor du commerce
entre le nord et le sud. Il s’agit de faire passer les caravanes du Soudan par l’Algérie au lieu
du Maroc et de la Tripolitaine.
Les itinéraires inter-sahariens sont au nombre de trois. Ils ont été effectués par Victor
Largeau, Fernand Foureau et le docteur Huguet et le lieutenant Peltier.

88
A) Le Sahara Algérien par Victor Largeau : Biskra – Touggourt – Rhadamès – Le Souf
- Ouargla (voyage effectué entre 1874 et 1878) et paru en 1881, en cinq livraisons147.

147
In Le Tour du monde.
89
La seule partie de la colonie qui intéresse Victor Largeau est le Sahara. Les voyageurs
agissent en explorateurs à la poursuite d’espaces novateurs. Après les considérations
théoriques sur les objectifs de cette exploration et la mission qu’il poursuit, le véritable
voyage de Victor Largeau ne commence pour lui que dans la ville de Biskra. Cette ville est
considérée par tous les voyageurs comme la porte d’entrée dans le grand Sahara. Le voyageur
prend le temps de promener le lecteur et de lui faire découvrir les richesses que recèle l’oasis
de Biskra et tous les progrès que la présence française a introduits dans l’espace urbain:
La ligne sombre, c’est la belle oasis de Biskra, avec ses deux villes : la ville française, ou
nouveau Biskra, délicieux séjour, garanti du brûlant soleil par les flots de verdure qui
jaillissent de ses luxuriants jardins et de ses squares magnifiques, et le vieux Biskra, dont les
sept quartiers, construits en briques d’argile séchées au soleil, sont dispersés dans la forêt de
palmiers comme autant de villages distincts148.

L’étape de Biskra et tout le discours descriptif et explicatif qu’elle a engendrés ne sont


qu’un tremplin pour se lancer sur la route du grand Sahara. Sur ce parcours qui semble
linéaire, le voyageur rencontre des jardins et des villages comme celui de l’Oued-Rirh. L’eau
qui jaillit des entrailles de la terre transforme les terres ensablées en jardins paradisiaques:
« Les figuiers, les abricotiers, les grenadiers, la vigne en treille y poussent
admirablement »149. Le voyageur, en service commandé, insiste sur les bienfaits de la
civilisation qui s’incarnent dans l’amélioration des techniques agricoles et des nouveaux
moyens d’irrigation. Mais dans ce déroulement heureux du parcours, quelques éléments
perturbateurs viennent gâcher le décor. Ces éléments sont les résidus de la civilisation
autochtone qui s’incarnent dans le désordre urbain:
Ces maisons qui sont mal construites ; la toiture en terrasse est faite de troncs de palmiers très
serrés sur lesquels sont étendues des djerids recouvertes d’une couche d’argile. Cette terrasse,
qui n’est point entretenue, est souvent à moitié effondrée ; mais, pour ma part, je n’ai eu qu’à
me féliciter de cette négligence partout où je l’ai constatée : les Sahariens ayant l’habitude
d’allumer du feu au beau milieu de leur salon pour délasser leurs hôtes, la fumée pouvait du
moins s’échapper par la toiture, chose impossible dans les maisons bien tenues, où elle n’a
d’autre issue que les portes150.

Les habitants du Sahara utilisent tout simplement des matériaux locaux pour construire
leurs maisons. Victor Largeau reste tributaire du discours de ses prédécesseurs sur la colonie.
Il joue sur les clivages entre le monde autochtone et le monde civilisé introduit par la
colonisation. Ce discours reste caractérisé par la propension à la comparaison entre la société
locale décrite comme archaïque et la civilisation coloniale qui a apporté à l’Algérie une

148
Ibid., p. 2.
149
Ibid., p. 21.
150
Ibid. , p. 21.
90
certaine harmonie et des améliorations dans tous les domaines de la vie. Les deux univers qui
se côtoient donnent l’impression de s’observer et que la civilisation viendrait à bout d’une
société déjà défaite.
À Ghadamès le voyageur Victor Largeau multiplie les rencontres avec les
commerçants. Il explique sa mission qui consiste à développer les relations commerciales
entre le Sahara et l’Algérie du nord. Il se réjouit d’avoir atteint un des objectifs de sa mission,
quand il écrit: « Je m’étais mis en relation avec les membres de la djemâa et du medjlès (deux
mots arabes qui renvoient au conseil des sages), ainsi qu’avec les principaux négociants: tous
se disaient prêts à commercer avec l’Algérie 151 ».
Victor Largeau ne s’attarde pas à Ghadamès et il explique cela en écrivant: « la saison
des chaleurs arrivant à grands pas, je fixai mon départ au 6 mars 152 ». Cet argument semble
un peu farfelu venant d’un voyageur averti comme Victor Largeau. Car son voyage continue
dans le Sahara et Ghadamès n’a pas de micro-climat particulier. Les températures dans toutes
les contrées sahariennes se valent.
Sur le parcours qui ramène Victor Largeau vers le Souf, sa caravane connaît quelques
avatars qu’il raconte : « lorsque, le 14 mars au matin, il s’agit de faire les préparatifs du
départ, on s’aperçut que trois chameaux et deux chamelles avaient disparu. Notre inquiétude
fut grande153 ». Quelques lignes plus loin, le voyageur rassure les lecteurs sur sa caravane qui
retrouve ses composantes et le voyage continue. Victor Largeau arrive en vue de son avant-
dernière étape :
Vers onze heures, comme nous approchions d’El-Oued, capitale du Souf, je vis venir à ma
rencontre, prévenu par un de mes hommes, le brave Si Mehmed Ben Touati, Khalifa de ce
pays : il était accompagné d’une vingtaine de notables. Ce jour-là, je dînai chez lui, et le
lendemain chez le cadi154.

La destination finale du voyage de Victor Largeau est Ain-çcalah. Mais en cours de


route Victor Largeau reçoit l’information qu’il n’est pas le bienvenu dans cette oasis de Aïn-
çcalah et il donne la raison invoquée par les Chambas pour lui interdire l’accès de cette
oasis : « Le vieillard nous apprit que j’avais été dénoncé à la Djemâa comme un espion ayant
réussi à se procurer des lettres de recommandation »155. Cet échec devant Ain-çcalah conduit
Victor Largeau à rebrousser chemin pour retrouver sa base de départ qui est la ville de Biskra.
En guise de fin de voyage, Victor Largeau livre ses conclusions aux lecteurs en ces

151
Ibid. , p. 53.
152
Ibid. , p. 54.
153
Ibid. , p. 58.
154
Ibid. , p. 60.
155
Ibid., p. 78.
91
termes : « Ce que j’ai vu dans mon troisième voyage et les renseignements que j’ai recueillis
confirment la possibilité d’établir une voie ferrée entre l’Algérie et le Niger, avec la certitude
de trouver des eaux abondantes, à condition qu’on ne s’écarte pas des vallées »156. Victor
Largeau contourne son échec personnel d’atteindre le Niger par le Sahara algérien, en
insistant sur la faisabilité du chemin de fer entre l’Algérie et le Niger.
Victor Largeau accorde une grande importance à son voyage au Sahara. Il croit en la
possibilité de décloisonner le Sahara. Il assure que la voie ferrée entre l’Algérie et l’Afrique
sub-saharienne n’est pas un projet utopique. Grâce un acharnement qui a duré quatre ans, et
les différents périples décrits, Victor Largeau ne cesse d’invalider certaines idées reçues sur le
Sahara. Mais le voyageur essuie un échec cuisant dans sa tentative de pénétrer certains
territoires tenus par les tribus Touaregs qui sont situés au-delà de l’oasis de Ouargla.

156
Ibid., p. 79.
92
2 Ma mission chez les Touareg Azdjer par M. F. Foureau, paru en quatre livraisons : le
27 avril 1895, le 4mai 1895, le 11 mai 1895, le 18 mai 1895.

93
Fernand Foureau arrive aux portes du Sahara157 en 1882. Il effectue neuf voyages en
tout dans le désert algérien. Il fait de l’oasis d’Ouargla son port d’attache. Le périple qui
mène Fernand Foureau chez les Touareg Azdjer s’avère tortueux. Il s’acquitte rapidement de
sa mission de relever la route : « J’avais expédié tous les renseignements sur la route et le levé
de l’itinéraire, j’étais donc entièrement libre de mes mouvements, et la mission mit aussitôt le
cap au sud-est afin de joindre le plus vite possible la Zaouia de Sidi-Moussa (Timassânine des
Touaregs)158 ». Les choses vont vite pour le voyageur Fernand Foureau. Les étapes se
succèdent et il passe tout près du poste d’Inifel et traverse l’oued Mia. Le parcours que décrit
Fernand Foureau a été suivi quelques années auparavant par la seconde mission Flatters. Il
s’agit ici pour Fernand Foureau d’éviter de tomber dans un guet-apens et de réussir sa
mission. Le voyageur semble évoluer dans un terrain connu:
Nous étions ici sur un ancien itinéraire déjà levé par moi en 1890, ce qui simplifiait mon
travail habituel de route ; nous devions le suivre pendant quelques jours et je revoyais avec
plaisir cette région de l’oudje que j’avais été le premier à parcourir et à faire connaître dans
mes missions de 1890 et de 1892159.

Fernand Foureau montre à travers cet extrait l’étendue de sa connaissance des routes
sahariennes et l’esprit pionnier qui l’anime. Son voyage agit dans la réparation des erreurs
commises par ses prédécesseurs, il met en avant un désir irrépressible de réussir. La première
victoire de Fernand Foureau est celle qu’il remporte en dépassant l’endroit où a été assassiné
le colonel Flatters. Fernand Foureau se recentre sur son objectif initial d’aller au-delà des
limites géographiques imposées par les tribus Touareg. Le voyageur Fernand Foureau arrive à
Temassanine (oasis saharienne) le 24 décembre 1893. Dans ce lieu proche de l’actuelle
Tunisie, il rencontre une caravane de Touaregs à laquelle il prête un chameau pour aider les
hommes à alléger leurs montures. Fernand Foureau multiplie les signes d’amitié envers les
hommes bleus dans l’espoir de bénéficier de facilités pour traverser les grands espaces dont
ils sont les maîtres incontestés.
Le voyageur décrit les paysages avec profusion. Cette manière de procéder maintient
l’intérêt du lecteur en éveil. Fernand Foureau perpétue l’art de la conversation qui connaît un
succès certain dans la presse en France dans la deuxième moitié du XIXe siècle160. Sur cette

157
Broc, Numa, Dictionnaire illustré des explorateurs et grands voyageurs français du XIX e siècle. Tome II.
Afrique, Paris : Ed du CTHS, 1988.
158
Ibid., p. 197.
159
Ibid., p. 198.
160
Voir à cet effet l’ouvrage collectif dirigé par Kalifa Dominique ; Régnier Philippe ; Thérenty Marie-Éve et
Vaillant Alain, La Civilisation du journal, histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle,
Paris, Nouveau Monde éditions, 2012
94
longue route qui s’étire vers l’infini, Fernand Foureau évoque le voyage de Duveyrier 161 en
ces termes : « Mon excellent et regretté ami, l’avait parcourue en ce point même, lors de son
magnifique voyage chez les Azdjer162 ». Fernand Foureau inscrit son périple dans la
continuité d’une tradition qui concerne « le voyage au Sahara ». Mais ce périple prend des
routes inédites comme il le fait savoir aux lecteurs : « Mon guide Targui Mohamed, bien au
courant des routes de caravanes du Sahara, ne connaît pas cette région et ne l’a jamais
parcourue163 ».
L’attente de Fernand Foureau et le sort de son voyage sont entre les mains de son
guide à qui sont arrivées plusieurs mésaventures, rapportées dans le détail par le voyageur.
Les lecteurs retrouvent ici une forme de topos propre au voyage dans le Sahara. Ce topos se
résume comme suit : la réussite d’un voyage au Sahara dépend du bon vouloir des
intermédiaires et de la manière dont l’émissaire apprécie le voyageur 164. La période d’attente
des émissaires Touaregs est vécue dans l’angoisse et Fernand Foureau doit adopter un
comportement particulier avant de rencontrer les Touaregs. Il met les lecteurs dans la
confidence :
On pourrait penser que mon devoir était d’aller recevoir ces arrivants, de leur présenter mes
compliments et de les assurer du plaisir que devait me causer leur venue à ma tente. Point du
tout, et tel n’est pas le cérémonial targui en pareille occurrence ; je devais au contraire ne point
paraître laisser le temps à tous ces gens de mettre pied à terre, de réparer les désordres causés
par la course dans leur toilette, car c’est au point auquel ils attachent une grande importance, et
ils ne paraissent jamais, du moins en ambassade, sans une mise très soignée […] Seul Abder-
Rahman, Targui comme eux, s’était avancé et les avait salués, puis s’était couché sur le sable
auprès d’eux sans proférer une syllabe165.

Le voyageur Fernand Foureau, d’après la description de ce cérémonial, se contente


d’acquiescer et de se conformer aux usages car la réussite de son voyage est en jeu. La
rencontre avec les émissaires Touaregs permet à Fernand Foureau de défendre sa mission et
d’exposer les intentions amicales de la France : « J’ai combattu vivement cette idée, en lui
démontrant que nous n’avions nullement besoin de nous installer dans un désert de pierres,
infertile et inhabitable pour tout autre que pour eux166 ». Lors de cette entrevue avec les chefs
Touaregs, le voyageur Fernand Foureau obtient l’assurance de poursuivre son voyage sur le

161
Henri Duveyrier, né le 28 février 1840 et mort le 25 avril 1892, avait déjà effectué un voyage en 1860 au
Sahara et il séjourne chez les Touaregs Azdjer en 1860 pour battre en brèche l’idée reçue qu’ils étaient hostiles à
la présence étrangère. Voir son récit, - Exploration du Sahara, Les Touaregs du nord -, Paris, Challamel Aimé,
libraire-éditeur, 1864.
162
Ibid., p. 208.
163
Ibid., p. 206.
164
Voir à cet effet le voyage au Sahara de Victor Largeau.
165
Ibid. , p. 210-212.
166
Ibid., p. 212.
95
territoire des Azdjer, mais pour cela il doit s’acquitter d’une somme d’argent : « Je versai
aussi les 500 francs pour mon droit de passage dont j’ai parlé plus haut167 ». Fernand Foureau
accepte toutes les conditions émises par ses interlocuteurs. Mais il doit revoir l’organisation
de sa caravane après les grandes dépenses financières consenties lors de cette partie décisive
de son périple:
Je ne pouvais continuer à supporter la solde de tous les hommes qui me restaient et je résolus
de les renvoyer en Algérie avec mon courrier et ceux de mes chameaux dont je n’avais plus
besoin. Je gardai donc seulement trois Chambba et vingt chameaux et réexpédiai tout le reste à
Ouargla168.

Fernand Foureau prend beaucoup de précautions et essaye d’optimiser les chances de


réussite de son voyage. Mais les perspectives s’assombrissent pour lui avec la réapparition des
chefs touaregs sur son chemin:
Ces notables ne se sont arrêtés ici que pour se faire nourrir et pour recevoir des cadeaux.
Ikhenoukhen me dit doucement- que c’est une nécessité - il y a encore deux ou trois
Imanghassaten- et que du reste il y va de mon intérêt et de la réussite de mes projets. Je fais
donc, à mon grand déplaisir, une nouvelle brèche à mes sacs de provisions et à ma réserve de
douros, qui diminue singulièrement169.

Le voyageur Fernand Foureau comprend bien tardivement qu’il est sujet à un racket
organisé par ses hôtes. Les Touaregs se montrent très voraces et en dernier lieu malgré la
prodigalité du voyageur Fernand Foureau, l’arrivée du Cheikh Ben Mohamed met un point
final à son périple:
Se présentant comme le propriétaire de l’oued Mihero et disant que Guedassen lui importe
peu, prétend empêcher les « infidèles » de passer sur son territoire. Il a le verbe haut et le geste
menaçant, et discute contre Moulay avec la dernière violence. Il nous faut camper ici entre les
berges élevées et abruptes du Mihero, au milieu de fourrés de tamarix, pour permettre à
Moulay de discuter et de vaincre, s’il est possible, la résistance de cet énergumène et de ses
acolytes. Nous avions marché malgré tout de l’avant, sur l’invitation même de Moulay, mais
devant l’opiniâtreté et la violence de ses adversaires, ce dernier avait dû rejoindre et nous prier
de nous arrêter pour qu’il pût palabrer nous rejoindre et nous prier de palabrer à son aise […]
Les prétentions de ce chérif consistent tout simplement à tuer tout Européen et surtout tout
Français qu’il rencontrera sur son chemin170.

Le 20 janvier 1893, Fernand Foureau tire les conséquences des atermoiements des
Touareg et décide de rebrousser chemin. Le voyageur met fin à son long périple et revient à
son point de départ Biskra.

167
Ibid. , p. 219.
168
Ibid. , p. 219.
169
Ibid. , p. 221.
170
Ibid., p. 222.
96
Fernand Foureau atteint certains objectifs. Mais concernant l’accès au territoire des
Azdjer, il échoue car les Touaregs se montrent intraitables sur l’ouverture de leur territoire
aux étrangers en général, et aux Français en particulier. Pour sauver son voyage, Fernand
Foureau se contente de décrire les mœurs et les coutumes des Touaregs. Ainsi, il transforme le
camouflet subi durant ce voyage en étude anthropologique exhaustive.

97
3 Le Sud de la province d’Alger (El Goléa et les trois forts) M M, le docteur Huguet et le
lieutenant Peltier paru dans le n°9 du 4 mars 1899.

98
Le duo de voyageurs composé du docteur Huguet et du lieutenant Peltier propose un
périple à la fin du siècle. Le voyage dont rendent compte ces deux militaires a été exécuté,
selon Le Tour du monde, entre 1897 et 1898. Le voyage du duo commence en plein Sahara à
El-Goléa, une région située près de la frontière libyenne. Les deux voyageurs agissent en
éclaireurs, ayant choisi un itinéraire inédit. Le docteur Huguet et le lieutenant Peltier mènent
d’abord les lecteurs à travers les dédales de la ville, où ils distinguent d’emblée la ville
autochtone et les apports urbains de la colonisation. La différence apparaît rapidement et voici
ce qu’écrivent les deux voyageurs :
Quoique beaucoup de maisons tombent en ruine, il existe encore de nombreux magasins. Si
poussé par la curiosité, on se fait ouvrir une de ces réserves, force est de se baisser pour passer
sous la porte ; on arrive ainsi dans une sorte de cave très spacieuse, en grande partie obtenue
en creusant le sol de la Gara. Dans chacun de ces taudis sont remisés au maximum deux sacs
de dattes et un sac d’orge : c’est ce que possèdent les riches171.

Cet extrait est exemplaire dans la mesure où il traduit l’opposition que ne cessent de
stigmatiser les voyageurs en Algérie, entre un univers autochtone voué à la disparition et le
monde nouveau introduit par la colonisation et qui représente l’avenir.
Les deux voyageurs insistent sur la difficulté de s’approvisionner en eau. Par
conséquent, il est fastidieux de faire pousser des fruits et légumes dans ce milieu hostile:
Á Miribel, cependant pourvu d’eau, même insuccès. On parle encore d’un pied de céleri qui a
bien voulu pousser ; mais de quels soins, de quelles précautions n’était-il pas l’objet ! Le
précieux végétal avait été mis à l’abri du sable et du siroco par une petite enceinte en terre
établie autour de lui, et qu’on élevait au fur et à mesure de la croissance de la plante 172.

Le docteur Huguet et le lieutenant Peltier réintroduisent dans le récit la thématique de


la rareté des ressources hydrauliques et remettent en cause l’optimisme de Victor Largeau. Le
duo de voyageurs s’intéresse aussi dans ce récit aux différents systèmes d’irrigation mis en
œuvre dans la région d’El-Goléa pour ravitailler les habitants et les animaux. Le duo de
voyageurs fait référence au système des Foggara, des galeries forées au pic et à la houe dans
des terrains aquifères qui drainent la nappe et amènent l’eau en contrebas pour irriguer les
palmeraies. Ce système ingénieux et original épuise cependant rapidement les nappes
souterraines et pousse les habitants de la région à rechercher tout le temps de nouveaux puits.
Les deux voyageurs louent la sécurisation des parcours, due à l’action de l’armée coloniale.
Ils parlent du fort Miribel que se partagent des soldats français et des spahis. Le duo ne tarit
pas d’éloges sur ces soldats locaux qui connaissent bien le terrain et les mœurs de leurs

171
Ibid., p. 98-99.
172
Ibid., p. 112.
99
concitoyens. Ils affirment que les spahis sont capables de rendre un grand service à l’armée
coloniale. Puis le duo poursuit sa route et la visite des garnisons. Ils atteignent Hassi Inifel qui
est « un petit bordj » (un fort en arabe) construit sur le même modèle que Miribel et ayant les
mêmes dimensions que ce dernier. « Á Inifel l’eau est excellente, mais peu abondante ; en
1896 on a été à la veille d’abandonner le fort pendant l’été, par suite du manque d’eau 173 ». Le
duo continue d’invalider les allégations du voyageur Victor Largeau 174 qui affirme la
disponibilité de l’eau au Sahara. La dernière étape du voyage du duo de voyageurs est le fort
Mac-Mahon (héros de la conquête de la Kabylie).
Comme chez les autres voyageurs, In Salah (In signifie en berbère le puits) demeure
l’oasis inatteignable pour l’instant. Le docteur Huguet et le lieutenant Peltier accusent dans
leur récit les Chambas (tribu autochtone) d’être derrière tous les coups de force que connaît la
région malgré la présence militaire française : « Espérons cependant qu’il nous sera donné un
jour d’occuper les Ksour, où les agitateurs et les pillards trouvent un refuge sûr et ont la
facilité d’écouler le produit de leurs rapines. Quand seront supprimés les recéleurs, on sera
bien près d’en finir avec les voleurs175 ». Le duo des voyageurs militaires reste obsédé par la
sécurisation du territoire et la punition des tribus rebelles à l’ordre colonial.
Le voyage au Sahara du docteur Huguet et du lieutenant Peltier est circonscrit à l’oasis
de El-Goléa et à ses environs, ce qui constitue un voyage au Sahara, qui va au-delà de l’oasis
de Ouargla. Le duo de voyageurs revient sur le renforcement de la sécurité dans la région par
la construction de trois forts et sur le rôle que jouent les garnisons dans la sécurisation des
parcours et la préservation des caravanes des coups de force des tribus bellicistes. Enfin, ils
mettent l’accent sur la création d’un corps d’armée autochtone que sont les Spahis. Cette
armée formée par des Algériens de la région apporte sa connaissance du terrain et des mœurs
locales. Les Spahis aident l’armée coloniale régulière à maîtriser le terrain et à se prémunir
contre les méfaits des tribus rebelles.
2) Le Sahara comme aboutissement du voyage
Le voyage au Sahara s’origine au nord. Les voyageurs prennent comme point de
départ les zones fertiles de l’Algérie. Deux voyageurs prennent ainsi le départ en dehors du
Sahara. Le docteur Antoine Vigerie visite l’Oasis de Bou-Saada en partant d’Aumale. Enfin
Fréderik de L’Harpe part de Batna pour le Souf.

173
Ibid., p.111.
174
Victor Largeau , « Le Sahara algérien », art. cité.
175
Ibid., p.113.
100
3) Dans le sud algérien, à travers les montagnes de l’Aurès et dans les oasis du Souf par
le lieutenant de L’Harpe, paru dans Le Tour du monde, n° 12 du 23 mars 1901.

101
Le lieutenant de L’Harpe effectue deux voyages dans le Sahara algérien. Le premier
commence à Batna (située à 350km au sud-est d’Alger), la capitale des Aurès, une montagne
de l’Atlas saharien et aboutit dans les Oasis du Souf, dans le sud-est vers la frontière
tunisienne. Le deuxième voyage du lieutenant de L’Harpe a pour point de départ Oran (située
à 450 km à l’ouest d’Alger) et pour arrivée Aflou dans le Djbel Amour, au centre du Sahara.
Placée au seuil de l’Aurès, dans une importante position, à l’entrée de la vallée principale qui
débouche sur le Sahara ; ville moderne, aux rues banales, très régulière et divisée, par une
muraille, en deux parties, l’une comprenant des bâtiments militaires, casernes, magasins,
hôpital, l’autre formant la ville proprement dite176.

Après cette présentation sommaire de la ville de départ, le lieutenant de L’Harpe se


fraye un chemin à travers la montagne de l’Aurès qui dispose d’un des plus hauts sommets
d’Algérie (Le mont Chélia situé à la hauteur de 2328m). Le voyageur montre son intérêt pour
les Aurès en ces termes : « Une des régions les plus intéressantes et les plus pittoresques de
l’Afrique septentrionale est, sans contredit, le massif de l’Aurès177 ».
Le lieutenant de L’Harpe traverse de nombreux villages sans s’arrêter en entraînant
dans son sillage le lecteur dans une sorte de course effrénée, montrant son impatience de
rejoindre le Sahara qui reste le but de ce grand périple. Il cite rapidement les villages traversés
comme Ali Yaya, Mora, Bouzina sans oublier de noter au passage qu’ils sont situés à
proximité « des champs d’orge et des jardins magnifiques les entourent 178 ».
Après cette grande balade écologique, le lieutenant de L’Harpe continue sa
progression heureuse, hâtant sa rencontre avec les prémisses du Sahara : « Nous descendons
pendant cinq heures à travers les pierres et les rochers, à travers l’argile nue, ravinée,
guillochée de mille façons : c’est le Sahara qui a débordé la plaine et qui a étendu son
domaine dans cette partie de l’Aurès 179 ». Le lieutenant de L’Harpe fait preuve d’une grande
impatience en voyant le Sahara dans tous les paysages qui se présentent devant lui. Le
voyageur militaire s’oublie quelquefois car il est saisi par la beauté des lieux qu’il traverse. Il
s’extasie devant les paysages et il s’abandonne dans des contemplations génératrices de
lyrisme qu’il ne se prive pas de noter:
Enfin nous apercevons la longue bande vert sombre de l’oasis de Mchounèche, et, en arrière,
d’énormes murailles, tourmentées et dénudées, mais splendidement colorées en vieil or, en
fauve et en rouge. Au soleil couchant c’est une féerie que cette forêt de palmiers dormant au

176
F, de L’Harpe, « Dans le sud algérien, à travers les montagnes de l’Aurès et dans les oasis du Souf » Le Tour
du Monde, 23 mars 1901, p. 134.
177
Ibid., p. 134.
178
Ibid., p. 134.
179
Ibid., p. 137.
102
pied des falaises de l’Ahmar-Kaddou, montagne dont le nom signifie « la joue rouge »,
parceque le soir elle s’empourpre de lueurs de fournaise et devient semblable aux joues
cuivrées des filles du désert180.

Le lieutenant de L’Harpe troque son fusil de conquérant fier de l’œuvre de son armée
contre une plume qui sait apprécier une certaine esthétique que recèlent les lieux vaincus et
pacifiés. Il arrive à Biskra, une étape intermédiaire pour de L’Harpe. Il ne consacre pas
beaucoup de descriptions à cette oasis. Il garde en mémoire, les propos de ses
prédécesseurs181. Le passage éclair par Biskra, conduit le voyageur militaire à s’intéresser:
Á ces échantillons de vues sahariennes, il faut ajouter la multitude d’oasis qui entourent
Biskra ; chacune son cachet particulier, Chtma, Drauh, Sidi-Okba, Keiran, Oumach, Ourlal,
Bouchgroun, Zaatcha, etc ; ici c’est un village délabré mais pittoresque, qui s’adosse à un
maigre bois de palmiers ; là des tumuli, des fûts de colonne, des soubassements de muraille
évoquent le passé d’une ville romaine disparue ; ailleurs c’est une ruelle tortueuse entre
boutiques hétéroclites, c’est un minaret grossièrement équarri dominant une place déserte [.. ]
c’est une ancienne Kasbah, c’est une simple butte d’argile, mais d’où la vue s’étend d’un côté
vers les abrupts rochers d’or bruni de l’Aurès, de l’autre vers l’horizon tranquille et libre du
désert182.

Cette excursion dans les environs de Biskra laisse chez le voyageur militaire des
sentiments mitigés. La beauté des lieux est immédiatement effacée par l’apparition dans le
paysage de quelques éléments nuisibles qui attentent à l’esthétique recherchée en venant dans
le Sahara. En revenant le soir vers Biskra, le lieutenant de L’Harpe se rend compte de la
précarité des moyens de transport allant le conduire à Touggourt sa prochaine étape. Il ne se
prive pas par la même occasion de confirmer que la femme autochtone manque d’élégance et
de prestance:
Ce qu’on appelle pompeusement diligence de Biskra à Touggourt n’est qu’un méchant break à
6 places, exhalant des plaintes lamentables et sonnant comme un paquet de ferraille à chaque
cahot. Comme compagne de voyage, nous avons avec nous une vieille femme arabe, ridée,
fanée, aux cheveux transformés en crins rouges par l’abus du henné183.

Le lieutenant de L’Harpe qui fait preuve parfois d’une grande lucidité se laisse tenter
par les clichés, les préjugés et le dénigrement systématique de l’univers autochtone.
Touggourt reste une étape importante dans le voyage au Sahara car c’est le bastion de
la culture de la datte en Algérie (deguelet nour). Ce détour par Touggourt, le lieutenant De
L’Harpe le met à profit pour visiter la palmeraie et décrire au lecteur ce qu’on peut y trouver:
« Les principaux monuments sont groupés autour de la place centrale. C’est d’abord la

180
Ibid. , p. 137.
181
V. Largeau, « Le Sahara algérien (voyage effectué entre 1874 et 1878) » Le Tour du monde, paru en 1881 en
cinq livraisons.
182
Ibid,, p. 142.
183
Ibid., p. 143.
103
mosquée appelée Djamaa-Kebir ; puis l’ancienne Kasbah servant aujourd’hui de caserne à la
garnison184 ».
Après huit heures de voyage, le lieutenant de L’Harpe arrive, enfin à Oued Souf:
« Nous atteignons le curieux petit village d’Ourmas et peu après, à dix heures, nous sommes à
El-Oued ; nous nous présentons au bureau arabe dont les officiers, comme sur tous les autres
points de l’Algérie, accueillent le voyageur avec une parfaite amabilité 185 ».
Le lieutenant de L’Harpe fait un long périple qui le conduit de Batna à Oued Souf dans
un esprit de totale décontraction. Le voyage au Sahara sous la plume de ce voyageur militaire
se banalise et ne nécessite aucune précaution particulière. Le lieutenant de L’Harpe fait
preuve lors de son parcours d’une connaissance historique remarquable, célébrant à chaque
étape les héros de la conquête qui ont rendu possible ce périple grâce à leur bravoure.

184
Ibid. , p. 148.
185
Ibid, , p. 150.
104
4) L’Oasis de Bou-Saada par M le docteur Antoine Vigerie, paru dans Le Tour du
monde du 3 mai 1902.

105
Le docteur Antoine Vigerie effectue un petit périple d’une journée qui le mène
d’Aumale à Bou-Saada. Là aussi le voyage se déroule pendant la belle saison c'est-à-dire au
mois d’avril:
Quand je débarquai à Bou-Saada par la voiture d’Aumale ; depuis vingt longues heures cette
pauvre guimbarde roulait en gémissant lamentablement à chaque cahot, dans un paysage
farouche d’une lugubre monotonie, succession de landes désertes et incultes rôties par le soleil
barrées ça et là d’âpres collines186.

L’itinéraire choisi par le voyageur militaire Antoine Vigerie se fait par diligence et ne
comporte aucune difficulté particulière. Dans son récit le voyageur ne subit que les affres d’un
orage violent caractéristique des régions sahariennes. Les avatars des intempéries
n’empêchent pas la diligence d’arriver à bon port. Antoine Vigerie livre ses impressions aux
lecteurs à la vue de Bou-Saada:
Pour le voyageur, cette première impression se double d’une surprise : située à 250 kilomètres
à peine du littoral, sur les confins de l’extrémité Ouest du Hodna, l’oasis appartient par sa
situation géographique à la région des hauts plateaux ; en réalité, c’est un coin du Sahara perdu
dans ces parages187.

Le docteur Antoine Vigerie trouve sa récompense dans l’émerveillement que suscite


en lui l’oasis de Bou-Saada surtout par la grande variété de sa flore:
Tout ce qui est vert se serre et s’épanouit sur ses rives : lauriers roses arborescents, buissons de
lentisques, tamarins, palmiers nains ou géants aux fruits très médiocres, cactus, figuiers de
Barbarie, abricotiers, piments rouges, tout cela pousse comme par enchantement et croit à vue
d’œil partout où cette terre grillée peut s’abreuver d’un filet d’eau 188.

Il découvre au seuil du Sahara une oasis qui ressemble à un fragment de paradis sur
lequel les affres du climat rude saharien n’ont pas de prise.
Le voyage d’Antoine Vigerie à Bou-Saada est en rupture totale avec le modèle du récit
construit par les militaires. Le voyageur ne parle ni de pacification, ni de sécurisation des
itinéraires. Il effectue son périple en archétype du touriste de l’ère moderne. Le voyage en
Algérie au début du vingtième siècle produit un nouveau type de voyageur qui considère la
découverte d’un lieu comme une curiosité et un loisir et non une mission à accomplir pour le
compte de l’Etat colonial.
c) Choses vues dans les périples sahariens
Lors des différents périples effectués à travers le Sahara, les voyageurs donnent à leur
déambulation une dimension d’exploration où la curiosité le dispute au pittoresque. Les récits

186
Vigerie, Antoine, « L’Oasis de Bou-Saada », Paris, Le Tour du monde, 3 mai 1902, p. 206.
187
Ibid, , p. 206.
188
Ibid. , p. 206.
106
sont truffés d’informations sur la faune et la flore. Les voyageurs qui traversent les grandes
étendues sahariennes donnent des indications scientifiques sur le milieu naturel. Le docteur
Huguet et le lieutenant Peltier recensent tous les travaux qui se mènent sur le terrain. Ils
louent la contribution non-négligeable des militaires à la connaissance de l’Algérie, lors de
leur voyage à El Goléa:
Dans ces régions désertes, ainsi que l’ont prouvé la plupart des ouvrages antérieurement
publiés sur le Sahara189, il existe une flore toute spéciale. Pour ne parler que des travaux
entrepris à ma connaissance, je dois dire que les officiers se sont passionnés pour les études
des plantes, j’entends de celles que la nature a spontanément disséminées sur la surface du sol.
On ne saurait croire au premier abord combien relativement nombreux sont les végétaux qui
vivent non seulement dans les endroits où la dune règne en maîtresse, mais encore près des
rochers dont les abords ont une apparence d’une aridité absolue. Le lieutenant Martial a,
pendant son séjour à Mac-Mahon, employé tous ses loisirs à étudier la flore de l’oued
Meguiden. Le capitaine Germain, dans un but plus défini, se consacre actuellement à l’étude
des végétaux qui croissent autour de Mac-Mahon. Ayant son escadron à Mehara, il a
soigneusement noté quelles plantes étaient les plus recherchées de ses animaux, il a étudié
leurs caractères botaniques et leur distribution dans les divers parages fréquentés par
l’escadron190.

Victor Colonieu injecte du pittoresque dans son récit saharien. Il parle des habitudes
alimentaires, étranges pour un Européen, qu’il découvre chez les autochtones à Ouargla. Ainsi
le voyage devient passionnant et plein de rebondissements. Il le montre en écrivant:
La place du marché d’Ouargla fixa notre attention. Ce marché n’est autre que la boucherie ;
aussi l’odeur du sang y prédomine-t-elle. Les viandes sont étalées en plein soleil et
disparaissent sous une nuée de mouches. La chair de chameau s’y vend communément,
quelquefois aussi la viande de chien. Toutefois il faut faire, au sujet de cette dernière, une
réserve : à tort ou à raison le bouillon fait avec de la viande de chien passe pour un remède
infaillible contre la fièvre, cette maladie qui sévit à Ouargla depuis mai jusqu’en septembre, et
ce n’est guère que comme médicament que cette chair se vend à cette époque191.

D’autres voyageurs, comme Victor Largeau et Ernest Zeys, mettent en avant la


présence de pionniers européens et l’œuvre qu’ils accomplissent dans des régions ingrates.
Mais chaque voyageur qui vient en Algérie cherche à donner à son périple les caractéristiques
de l’inédit et de l’innovation thématique pour faire toujours de la traversée du Sahara un
moment de découverte impérissable.

189
Il s’agit surtout des travaux sur la flore algérienne de Benjamin Balansa, effectués avec Kralik, Letourneux,
Mares, de la Perraudière, où ils explorent le sud de l’Algérie orientale et centrale : Biskra, Oued Ghir,
Touggourt, Ouargla, Metlili, le Mzab et Laghouat. Ce voyage est cité dans l’article de Sahraoui Bensaid et Aida
Gasmi, « 400 ans d’exploration botanique en zone méditerranéenne algérienne : Une histoire méconnue et
inachevée », Forêt méditerranéenne, n°3, septembre 2008, p.339-340.
190
MM. le Dr Huguet et le lieutenant Peltier, « Le Sud de la Province d’Alger (El-Goléa et les trois forts) », Le
Tour du monde, n° 9, 4 mars 1899, p.112.
191
M. Le Commandant V. Colonieu, « Voyage dans le Sahara Algérien de Géryville à Ouargla (voyage effectué
en 1862) », Le Tour du monde, paru en 1863 en trois livraisons, p. 184.
107
La traversée du Sahara brasse beaucoup de thématiques dont quelques aspects sont mis
en exergue dans les récits. L’un des thèmes qui revient comme un leitmotiv est celui des
bienfaits apportés par la civilisation française dans la nouvelle colonie. Cette civilisation
s’incarne dans des personnages bien spécifiques, représentés par le colon qui est l’agent
capable de la consolider sur le terrain. Les récits militaires qui ont permis la conquête du
territoire algérien constituent le deuxième volet qui émerge de ces thématiques. Les meilleurs
vulgarisateurs de cet héroïsme restent les voyageurs militaires qui, au détour de chaque
colline visitée, saisissent l’occasion de raconter combien la lutte a été acharnée contre les
tribus réfractaires. Enfin, les voyageurs se rendent compte que la réussite de la pacification au
Sahara reste toute relative tant que les tribus Touaregs refusent d’ouvrir leur territoire à la
pénétration française.
d) Personnages atypiques en quête de médiatisation
Le Sahara, quoiqu’en disent les voyageurs, reste un milieu hostile par son climat, sa
nature et les tribus qui le peuplent. Or ces difficultés ne doivent pas constituer une entrave à
l’exploration de ce territoire stratégique par la France. Les différents voyageurs montrent
l’attachement de la France à cette partie australe de la colonie à travers une multitude de
personnages qui constituent des relais à la présence française dans ces lieux éloignés des
grands centres urbains de la métropole et de la nouvelle colonie. Les colons de leur côté
mettent en valeur les terres en jachère et apportent un savoir-faire non négligeable qui permet
une meilleure exploitation des richesses de la colonie. L’esprit d’entreprise, dont font preuve
ces pionniers, étonne les voyageurs qui louent l’audace et la ténacité de ces compatriotes.
Enfin, tous ces efforts demeurent vains s’ils ne sont pas concrétisés sur le terrain par
l’adhésion des autochtones. Au Sahara, selon tous les voyageurs qui l’ont sillonné, la vie tient
à la disponibilité de l’eau et à l’existence des ressources hydriques. Celle-ci est avérée mais
pour la mettre à la disposition de tous, il faut faire appel aux puisatiers. Victor Largeau, lors
de son périple saharien décrit minutieusement leur travail et les périls qui les guettent
lorsqu’ils plongent dans les entrailles de la terre. Victor Largeau milite pour rendre le Sahara
plus fréquentable en invalidant les idées reçues qui courent au sujet de ce territoire. Les
terribles soifs, qui sont un frein à tout développement de la région, ne sont qu’un prétexte
fallacieux car l’eau existe et il suffit d’aller la chercher là où elle est. Pour convaincre son
auditoire, il consacre une grande partie de son récit au travail des puisatiers du Sahara : les
énormes efforts qu’ils déploient et les dangers auxquels ils s’exposent dans l’accomplissement
de leurs tâches.

108
Le puisatier, qui travaille sans lumière au fond du puits, n’est pas sans être exposé à de graves
dangers : il arrive qu’on le retire asphyxié par des gaz délétères, ou encore par l’eau, qui, dès
qu’il a percé la couche dure sous laquelle dort la nappe jaillissante, se précipite avec une telle
violence que le malheureux n’a pas toujours le temps de remonter 192.

Le voyageur est en admiration devant l’abnégation des jeunes puisatiers qui vont
chercher ce produit vital au péril de leur vie. Le voyageur fait un plaidoyer pour les progrès
réalisés dans l’Algérie coloniale et milite pour consolider la présence française sur ce
territoire.
Ernest Zeys, lors du long périple qui le mène d’Alger au M’Zab 193, découvre sur la
route de Ghardaia une sorte de - deus ex machina - en la personne du colon Mr Cazelle. Et les
louanges à son égard sont légion : « Je manquerais à un devoir de reconnaissance, si je ne
disais pas ce qu’est Mr Cazelle et le rôle éminemment utile qu’il joue dans le pays 194 ». Après
ce vibrant hommage, Ernest Zeys construit la légende du colon qui agit en pionnier,
triomphant de tous les obstacles:
Mr Cazelle est un de ces hommes. Tour à tour entrepreneur de transports, constructeur de
fermes, cultivateur, il passe ses jours et ses nuits sur la route de Médéa à Laghouat, déjeunant
chez son frère au caravansérail d’Aïn Ouessara, dînant chez son cousin à Gueltes-Stel, visitant
sa propriété des terres blanches et couchant parfois dans sa maison du rocher de sel, où sa
femme et ses enfants l’attendent souvent des semaines entières195.

Le colon apparaît dans ce portrait dithyrambique comme un héros des temps


modernes. Il a de l’abnégation et il est capable de sacrifier sa vie familiale. Le dévouement
pour la colonie reste son credo et ce sont ces hommes qui font de ce pays la promesse d’un
avenir radieux.
Antoine Vigerie, lors de son voyage dans l’Oasis de Bou-Saada, découvre que la ville
et ses alentours regorgent d’un reptile très dangereux : la vipère. Ce petit serpent fait des
ravages parmi la population. Mais les citoyens trouvent un héros incarné par un personnage
atypique : le chasseur de vipères réalise des prouesses en éliminant par centaines ce reptile. Le
voyageur le décrit comme:
Un type curieux, ce Mohamed Ben Saad avec sa grande bouche de carnassier où subsistent
seulement deux canines comme des crocs, sa courte barbe en broussaille et ses petits yeux
brillants et mobiles. Il faut le voir dans l’exercice de ses délicates fonctions, quand il apporte
gravement au « beylick » le produit de sa chasse, et admirer le flegme avec lequel,
méthodiquement, il vide sur le sol la peau de boue remplie du peu enviable butin, fixant de ses

192
Victor,Largeau, « Le Sahara algérien », Le Tour du monde, 1881, p. 30.
193
Ernest Zeys, « Voyage d’Alger au M’Zab », Le Tour du monde, 1891.
194
Ibid. , p. 292.
195
Ibid. , p. 292.
109
petits yeux d’écureuil le tas grouillant des reptiles enchevêtrés et repoussant du pied ou du
bout de son bâton les vipères trop vagabondes196.

Le chasseur de vipères devient à lui seul une attraction pour toute la ville. Il suscite
l’intérêt par sa dextérité et son savoir-faire dans la mise à mort de ces reptiles nuisibles. Le
voyageur apprend aux lecteurs qu’il y a deux façons de tuer les vipères. La première concerne
les petites : le chasseur leur écrase la tête entre ses doigts. La deuxième est plus originale :
« Pour les grosses, on a recours à la nicotine qui produit chez ces reptiles des effets
véritablement foudroyants197 ». L’agent de l’autorité par sa présence doit constater de visu la
mort des reptiles et procéder à la rétribution du chasseur. Le voyageur parle d’un autre
reptile : l’ourane, un saurien qui extermine toutes les vipères qu’il rencontre. À Bou-Saada,
les habitants trouvent dans les combats que se livrent ces reptiles entre eux un spectacle
distrayant et ils ne cessent des les confronter dans des lieux clos pour jouir de la mise à mort
des vipères. Enfin le voyageur évoque un autre redoutable arthropode : le scorpion, petit
animal perfide qui fait des ravages en ville car il peut être transporté par le vent, sans oublier
qu’il s’infiltre partout. Ses piqûres fréquentes ont des effets mortels sur la population. Le
voyageur Antoine Vigerie, à travers le personnage du chasseur de vipères, aborde la faune de
Bou-Saada dans ce qu’elle a de plus étonnant.
Les personnages qui ressortent de ces récits sont atypiques car ils ont un
comportement qui sort de l’ordinaire et fascinent leur entourage par les métiers qu’ils
exercent. Les risques qu’ils prennent leur permettent de dompter un milieu hostile. Cazelle
facilite la vie aux voyageurs qui se rendent dans le Sahara. Les puisatiers du Sahara par leur
travail offrent l’eau qui est source de vie et de convoitise. Enfin, Mohamed Ben Saad
débarrasse les citoyens de sa ville Bou-Saada des méfaits d’un reptile très nuisible.

196
Antoine Vigerie, « L’Oasis de Bou-Saada », Le Tour du monde, 1902, p. 207.
197
Ibid. , p. 207.
110
e) Les récits héroïques militaires
Les voyageurs militaires n’oublient pas dans le déroulement de leurs périples
d’évoquer les exploits de l’armée coloniale qui jalonnent les territoires sahariens. Les récits
militaires héroïsent la conquête et tendent à démontrer que la colonisation est une œuvre de

Figure 10: Horace Vernet, « Prise de la Smala d'Abd-el-Kader par le duc d'Aumale à Taguin , le 16 mai
1843 ».

longue haleine ayant nécessité beaucoup de sacrifices de la part des Français. Cet héroïsme,
mis en exergue, salue les victoires réalisées par les éléments qui forment l’armée coloniale sur
cette terre hostile. D’un autre côté, la conquête du territoire algérien par les militaires
engendre des drames individuels, comme la mort de certains soldats, les armes à la main,
tandis qu’ils essayaient de défendre la patrie française et les valeurs qu’elle incarne. Le
docteur Huguet et le lieutenant Peltier, comme nous le verrons plus loin, mettent en avant cet
aspect à travers leur périple dans El Goléa198.
Le premier voyageur militaire qui chemine à travers le Sahara est le commandant
Victor Colonieu. Quand, il arrive à proximité de la ville de Laghouat, les souvenirs de la
conquête le submergent:
À l’entrée, on voit encore les rampes par où M. Le général Pélissier fit passer les canons qui
battirent en brèche les murs de Laghouat. On voit les anciens bivouacs d’Abdelkader ; on vous
montre des mamelons auxquels est resté le nom de bandits célèbres qui détroussaient autrefois
les voyageurs : tel rocher se nomme le rocher du sang. À chaque pas des tas de pierres,
surmontés de quelques chiffons en loques, indiquent qu’un homme est tombé là sous une

198
Le Dr Huguet, Le lieutenant Peltier, « Le sud de la province d’Alger (El Goléa et les trois forts) », Le Tour du
monde, 1899.
111
traîtreuse balle ; enfin la légende fait du Kheng la demeure de Djenoun ou esprits nocturnes,
les uns bienveillants, les autres horriblement cruels199.

Le commandant Colonieu n’oublie pas son grade ni sa corporation. Les lieux qu’il
traverse sont l’occasion d’évoquer les exploits légendaires de l’armée coloniale, en rendant
hommage aux officiers qui ont vaincu les autochtones. Ici le commandant Colonieu met
l’accent sur la victoire de l’armée coloniale obtenue sur l’émir Abdelkader qui incarne la
résistance algérienne contre l’occupation française. Cette évocation suggère que personne ne
peut se dresser sur la route de l’armée coloniale sans y laisser la vie. Le voyageur militaire
continue son entreprise de dénigrement des autochtones en les accusant d’user de différents
stratagèmes dont la superstition pour dissuader les étrangers de s’aventurer dans la région qui
était au seuil du Sahara. Le voyageur militaire oppose par le biais de cet extrait la rationalité
de l’Occidental à la pensée archaïque des Algériens. Le commandant Colonieu tente de
justifier et de légitimer l’entreprise coloniale et les bienfaits de la civilisation française sur la
société autochtone.
Un autre voyageur militaire inscrit son parcours saharien dans la tradition de Colonieu,
héroïsant le rôle de l’armée. Il s’agit du lieutenant de L’Harpe. Le militaire s’enfonce dans le
massif montagneux des Aurès. Mais dès qu’il arrive au village de Narah, il devient plus disert
sur des faits historiques qu’il juge utile de rapporter dans son récit de voyage : « Nous allons
visiter l’emplacement du village de Narah, dont la prise, en 1850, fut un des glorieux faits
d’armes de Canrobert200 ». En bon militaire respectueux des exploits de sa corporation, le
lieutenant de L’Harpe n’épargne aucun détail au lecteur de la chute de ce village qu’on
pouvait considérer comme une citadelle imprenable:
Dès l’aube, les clairons sonnèrent l’assaut ; nos soldats épouvantèrent les Chaouïas par leur
impétueuse et subite apparition ; la résistance fut courte ; les fuyards se trouvèrent cernés de
tous les côtés. On mit le feu aux villages et les salves d’artillerie, qui disaient aux montagnes
notre victoire et notre vengeance, attisèrent l’incendie 201.

La référence aux victoires militaires participe de cette construction d’une nouvelle


mythologie d’une armée invincible que la plume des voyageurs réhabilite malgré les déboires
de la défaite de 1870 contre les troupes allemandes. En Algérie, l’armée française avec ses
exploits fait oublier toutes les humiliations du passé.

199
Victor Colonieu, « Voyage dans le Sahara Algérien, de Géryville à Ouargla », Paris, Le Tour du monde, 1863,
p.167-169.
200
Le lieutenant de L’Harpe, « Dans le sud algérien, à travers les montagnes de l’Aurès et dans les oasis du
Souf », Le Tour du monde, paru dans le n° 12 du 23 mars 1901, p.135.
201
Ibid. , p.136.
112
Les deux voyageurs militaires, le docteur Huguet et le lieutenant Peltier, qui
accomplissent un périple à travers le Sahara en 1899, atteignent El-Goléa, une oasis qui était
interdite à la présence européenne auparavant. Cet exploit donne au voyage du duo une saveur
spéciale, teintée de triomphalisme et d’héroïsme, qui s’inscrit une nouvelle fois dans la droite
ligne de la glorification de l’œuvre de l’armée coloniale sur le territoire algérien. Le récit
qu’ils donnent à lire aux lecteurs est un continuel aller-retour entre le monde autochtone qui
se distingue par la perfidie et l’univers colonial porteur de valeurs de grandeur et
d’humanisme. Ils insistent beaucoup sur le martyre des militaires qui ont donné leur vie à la
France. En visitant le cimetière d’El-Goléa, dédié à la mémoire des soldats morts, ils montrent
aux lecteurs que la conquête s’est faite aussi avec la perte de valeureux soldats tombés au
champ d’honneur. Le récit du duo évoque l’histoire du lieutenant Collot, un soldat lorrain tué
au cours d’un accrochage avec l’une des tribus de la région (ils parlent des Chambas):
M. le Lieutenant Collot, des tirailleurs sahariens, chargé du relevé topographique de la région
comprise entre El-Goléa et les forts, se trouvait le 31 octobre (il s’agit de l’année 1896), vers
une heure de l’après- midi sur les bords de l’Oued Ghalloucène (ou Kellouseu), à 33
kilomètres au nord du fort Miribel. Il était occupé à prendre des vues, ayant près de lui son
ordonnance qui tenait son cheval en main […] Tout à coup un spahi aperçut des méhara
marchant dans l’oued Ghalloucène […] L’officier ne pouvait les voir. Collot s’avança sans
défiance […] On l’entendit s’écrier : « Ouach tekoun ? » (Qui es-tu ?) La seule réponse fut un
coup de fusil tiré à 25 mètres, non point par l’Arabe qu’il voyait, mais par un autre caché
derrière un rocher. La balle atteint au bas-ventre l’officier, qui est tué sur le coup202.

Le récit de la mort du soldat colonial devient un récit exemplaire sous la plume du


duo, car il condense tous les clichés que charrient les souvenirs de voyage de notre corpus sur
le comportement nuisible des autochtones. Le lieutenant Collot est élevé au rang de martyre,
sa foi dans l’humanité de l’autre le pousse à s’exposer à la mort sans en avoir pris conscience.
Il a manqué de vigilance dans un milieu hostile. Les autochtones qui donnent la mort, eux,
sont classés dans la catégorie des assassins sans foi ni loi. Ils utilisent la ruse pour surprendre
les honnêtes gens. Les autochtones ont recours à des moyens réprouvés par la morale.
Le discours héroïque développé par les voyageurs militaires s’inscrit dans la
célébration d’une action à visée civilisationnelle. Il est au service d’une idéologie qui tend à la
domination de l’autre et à la négation de son humanité. Ici en l’occurrence des habitants de
l’Algérie coloniale à qui les voyageurs militaires dénient le droit de se défendre contre
l’agression coloniale. La violence de la répression qu’exprime le lieutenant de L’Harpe pose
la question de la barbarie. Les voyageurs par leurs écrits prouvent qu’ils sont des agents
idéologiques au service des desseins d’une république qui cherche à redorer son prestige.

202
Ibid, , p. 109.
113
Les voyageurs se livrent dans leurs périples sahariens à une sorte de concurrence entre
eux, avec comme objectif d’aller dans les contrées interdites. Ils ont aussi derrière la tête un
autre but qui est celui de découvrir le pittoresque et l’inédit capables de rendre leurs récits
plus attractifs et plus singuliers. Ils inscrivent ainsi leur voyage dans l’esprit de la revue, Le
Tour du monde, qui accueille leurs articles et recherche l’innovation et le renouvellement des
sujets.

114
Chapitre 3 : Quand le récit de voyage devient un feuilleton
L’essor de la presse quotidienne et les poétiques qui s’inventent en son sein,
contaminent les revues. En effet, comme l’explique Marie-Eve Thérenty, le quotidien
demeure la principale matrice médiatique dans l’innovation journalistique:
Au fil des recherches, il est également apparu que c’était le support le plus créateur de genres :
le premier-Paris, la chronique, le fait divers, le reportage, l’interview s’y sont développés,
alors que le magasin, la revue ont été finalement moins créateurs de formes ou se sont
essentiellement inspirés du quotidien203.

L’exemple le plus édifiant de cette circulation ou plutôt absorption par les périodiques
reste le feuilleton. Le formidable succès des Mystères de Paris d’Eugène Sue que publie le
Journal des Débats entre le 19 juin 1842 et le 15 octobre 1843, donne au feuilleton une
grande popularité auprès des lecteurs. Il devient le modèle éditorial qu’intègrent rapidement
certains périodiques dédiés à la littérature de voyage et d’aventures. Par ailleurs, il faut noter
que le récit de voyage obtient lui aussi une consécration éditoriale qui ne se dément pas tout
au long du XIXe siècle204. C’est dans cette perspective que Sylvain Venayre place le
journaliste et le voyageur sur un pied d’égalité et établit entre eux une parenté qui semble
avoir échappé même aux observateurs les plus avertis:
L’idée même d’une presse de voyage semble un pléonasme, tant la presse est liée au voyage
depuis ses origines. Médiatisant un évènement survenu ailleurs qu’à l’endroit où le lecteur en
prend connaissance, le journal est en effet lui-même voyageur et charrie avec lui bien des
représentations du voyage. Le journaliste également, à partir des débuts de
l’institutionnalisation de la profession à la fin du XIX e siècle, s’est rapidement incarné dans le
modèle de ce « reporter » directement issu de la figure du voyageur et pour lequel l’aventure
de Stanley retrouvant Livingstone en 1871 fournit un précédent héroïque205.

Cette proximité entre le journaliste et le voyageur n’empêche pas la création de


nombreux journaux de voyage qui s’imposent sur la scène médiatique pendant de nombreuses
années. Le même Sylvain Venayre dresse une liste quasiment exhaustive des titres créés dans
son article qui retrace la genèse de la presse de voyage:
Bien d’autres revues, dans le sillage de celle de Malte-Brun, se proposèrent de regrouper et
diffuser le savoir géographique. Il y eut, en 1818, un Journal des voyages, sous-titré Archives
géographiques du XIXe siècle, - mais il ne connut pas vraiment le succès, avant de se muer en
Revue des deux mondes. Il y eut, en 1857, un Journal illustré des voyages et des voyageurs. Il
y eut surtout, à partir de 1860, Le Tour du monde et à partir de 1861, son supplément L’Année

203
Marie-Eve Thérenty, La Littérature au quotidien, poétiques journalistiques au XIX e siècle, Paris, Seuil
« Poétique », 2007, p. 25.
204
Sur toutes ces questions voir, Sylvain Venayre, Panorama du voyage, 1780-1920, Paris, Les Belles Lettres,
2012.
205
Sylvain Venayre, « La presse de voyage », Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Eve Thérenty et Alain
Vaillant (dir), La Civilisation du journal, histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIX e siècle,
Paris, Nouveau monde éditions, 2011, p. 465.
115
géographique, dirigé par Vivien de Saint-Martin qui avait pris, pour un temps, la succession
de Malte-Brun aux Nouvelles Annales des voyages, après la mort de celui-ci en 1826. Il y en
eut beaucoup d’autres, de la Revue géographique [1872] à la Revue française des colonies et
de l’étranger, sous-titrée Gazette géographique [1885], en passant par les innombrables
revues locales206.

La plupart des titres cités plus haut par Sylvain Venayre publient en leur sein des récits
de voyage dont les péripéties se déroulent en Algérie. La multitude de voyageurs met en
avant, avec insistance, la richesse géographique, historique et humaine de la colonie.
Le récit de voyage consacré à l’Algérie comporte tous les ingrédients qui favorisent
l’aventure, la curiosité et le dépaysement. La longueur du récit épouse par conséquent la
forme du feuilleton. Le stratagème tient le lecteur en haleine en lui livrant des fragments de
voyage qui se suivent comme une série. Ainsi, le procédé maintient chez le lecteur le désir de
toujours en savoir plus. Ce qui rend, par ailleurs, commode l’intégration du feuilleton dans les
périodiques, ayant une parution autre que quotidienne, c’est l’espace important qu’exige un
récit de voyage. Son fractionnement en feuilleton permet au périodique d’équilibrer ses sujets
et de les varier à travers toutes les rubriques d’un même numéro. Ensuite le voyageur, héros
d’un périple qui le conduit à travers des contrées non connues jusque là, vit des aventures et
tente de percer le mystère de l’autre. Cette écriture passionne les lecteurs. L’auteur du récit de
voyage travaille comme un feuilletoniste. Il fait des découpages qui suscitent l’attente d’une
suite, certains ont même recours à la fictionnalisation pour crédibiliser ou justifier le retour
sur un itinéraire déjà connu.
Dans ce chapitre, nous nous proposons d’étudier certains aspects qui ont trait à la
poétique du récit de voyage. Nous accorderons une attention particulière à la contamination
par le feuilleton des journaux étudiés, ainsi que les formes journalistiques qui se déploient
dans les récits et enfin à l’illustration qui accompagne les récits.
A) La temporalité désincarnée et l’écriture différée
Les voyageurs manient la temporalité avec précautions. Ils fournissent quelques
indications sur la date du déroulement de leur périple. Après, ils ajoutent dans le paratexte
qu’il s’agit de souvenirs de voyage. Ces « seuils » comme les appelle Gérard Genette,
crédibilisent le récit en l’inscrivant dans une réalité spatio-temporelle existante pour le
différencier de la fiction. Ainsi, le lecteur comprend que le récit ne s’écrit pas au moment où
le voyage se déroule et qu’il repose sur des souvenirs ou des notes prises au préalable. Le
lecteur a affaire à une narration qui se fait donc, dans l’après-coup, et qu’on pourrait désigner

206
Ibid., p.467.
116
par « l’écriture différée » ou comme la définit Marie-Eve Thérenty par « l’écriture du
souvenir207 ». Á part la date de parution du récit dans le support de presse, et quelques
allusions à la date effective du voyage, le lecteur a l’impression de lire un récit factuel. Ainsi,
le temps du voyage n’a pas de prise sur le récit pour que celui-ci garde toute son actualité.
1) Le collaborateur occasionnel ou le rédacteur spontané
Les journaux dédiés au voyage comme Le Tour du monde utilisent des collaborateurs
occasionnels pour alimenter leurs rubriques en articles divers et variés. Il était difficile pour la
presse naissante de l’époque de s’appuyer sur des correspondants qui couvrent toute la planète
et dont l’organe de presse doit assurer une rémunération permanente et des frais de
déplacement onéreux. Le manque de moyens financiers et le fonctionnement artisanal des
journaux les poussent à faire appel à un réseau de rédacteurs hétéroclites. Pour les voyageurs
en Algérie, les rédacteurs sont militaires, administrateurs, savants et même des colons, comme
nous l’avons montré dans le premier chapitre de la première partie de notre travail. Ils ont été
très prolifiques en récits et études sur cette nouvelle contrée conquise par la France. Ils ont
apporté à la presse un autre regard et une nouvelle dynamique. Ces nouvelles plumes veulent,
elles aussi acquérir une notoriété éditoriale et leur arrivée massive dans l’univers de la presse
met fin à la main mise des écrivains sur les journaux. Ainsi, le journal ou la revue profitent de
l’immersion du collaborateur sollicité pour bénéficier de sa connaissance du pays. Ce modèle
est inspiré par les nombreux quotidiens français qui : « en province, avant 1830, des
correspondants locaux- la plupart du temps bénévoles - fournissent des informations de
proximité en échange d’un abonnement gratuit 208 ». Cela pose la question du statut de
l’Algérie dans le traitement médiatique qui lui est réservé, car comment doit-on prendre un
envoi d’informations ou d’articles qui viennent d’Algérie ? Nous partons du principe qu’il
s’agit d’abord et avant tout d’un département français. L’information correspond par
conséquent ici à une nouvelle locale, venant d’un territoire qui appartient à la métropole.
L’Algérie coloniale peut aussi se prévaloir de sa position géographique ultra-marine pour
s’apparenter à une contrée relevant du domaine international. Ce statut hybride se retrouve
décliné dans la presse et les revues. Les quotidiens et les hebdomadaires traitent de
l’information provenant de la colonie dans un esprit qui allie l’information, la découverte et le
dépaysement, comme nous pouvons le lire dans cet article paru dans Le Monde Illustré du 15
avril 1865:

207
Marie-Eve Thérenty, « Actualité/Antiquité : Le grand écart de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem » L’Itinéraire
de Paris à Jérusalem de Chateaubriand, Un « Voyage avec des Voyages » Journée d’études organisée par Marie-
Ève Thérenty et Stéphane Zékian, http://www.fabula.org/colloques/document413.php, p. 9.
208
Pierre Van Den Dungen, ibid. , p. 628.
117
La ville de Tuggurt (ou plutôt Toggorth, comme prononcent les Arabes) est située à 52 lieues
au sud de Bisk’ra, c'est-à-dire à environ 130 lieues de la mer ; elle est la capitale de l’Oued
Bihr. On appelle Oued Bihr le groupe des Oasis qui s’étendent au sud de Bisk’ra […] Tuggurt
a été occupée par la France en 1854. Elle fut conquise par une colonne sous les ordres du
colonel Desveaux, actuellement sous-gouverneur de l’Algérie.

Ici, l’on pourrait émettre l’hypothèse que les journaux ne disposant pas d’informations
exhaustives sur ce qui se passe à travers le monde, encouragent les initiatives individuelles qui
amènent des articles nouveaux et intéressants. Á partir de là, nous pouvons parler du
« rédacteur spontané » qui détient des informations inédites et qui contacte les rédactions
parisiennes pour proposer des articles. La coopération avec le public montre les limites de la
presse et des médias en général même à un moment où les temps modernes offrent des
moyens nettement plus importants qu’au XIXe siècle. Il est impossible d’être présent partout
où l’information l’exige. Cette manière de procéder a amené beaucoup de rédacteurs issus des
professions militaires, de la science et de l’administration qui étaient en Algérie à oser prendre
la plume pour tenter l’expérience de la presse. Le rédacteur spontané qui réside dans une
région lointaine de Paris bénéficie de l’avantage d’être en mesure de nourrir le journal en
écrits exotiques, très recherchés par les rédactions. L’inconvénient de l’éloignement pose la
difficulté de prendre contact avec les rédactions qui ont élu domicile à Paris, le centre
névralgique de la presse en France. Prenons l’exemple du commandant Louis Émile
Duhousset qui a écrit « Excursion dans la grande Kabylie » pour le compte du journal Le Tour
du monde en 1867, sur des souvenirs qui datent de 1864. Les trois ans qui s’écoulent entre son
périple et la publication de son récit sont consacrés aux contacts avec la rédaction du journal,
la mise en forme de son récit et la préparation des illustrations qui s’inspirent de ses dessins et
des croquis qu’il a accumulés lors de son périple. Le commandant Louis Duhousset expose
aux lecteurs dès l’incipit les principes qui guident son écriture en déclarant : « Quant à moi, je
parlerai seulement des choses que mes différentes fonctions dans la Kabylie m’ont forcé
d’étudier consciencieusement, et que j’ai fixées dans ma mémoire à l’aide de notes ou de
dessins pris sur place209 ». Cet extrait montre que le rédacteur spontané est en situation
d’attente. Les notes sont une preuve d’un projet éditorial en gestation. Et l’occasion offerte
par le journal permet d’utiliser ces notes et de les développer pour en faire un texte qui obéit
aux normes du récit de voyage et à la ligne éditoriale du journal. Edouard Charton210 créateur
infatigable de titres, exprime sa philosophie et sa vision professionnelle dans la lettre de

209
Le commandant Duhousset, « Excursion dans la Grande Kabylie », Le Tour du monde, 1867, tome 16, p. 273.
210
Sur la vie et l’œuvre d’Edouard Charton, voir : Marie-Laure Aurenche, Edouard Charton, et l’invention du
« Magasin pittoresque » (1833-1870), Paris, Honoré Champion, 2002.
118
l’éditeur du 30 juin 1860 parue dans Le Tour du monde en ces mots: « Notre ambition est
qu’on estime nos récits pour leur sincérité, leur intérêt varié, leurs enseignements de toute
nature, sans aridité et sans pédantisme ». Le journal joue donc un rôle pédagogique et éducatif
à l’égard du public des lecteurs. Les journaux dédiés au voyage nourrissent par ailleurs
l’imaginaire du lecteur avec des aventures palpitantes, des lieux pittoresques et des
personnages atypiques dont il n’est pas familier. Ce journal par son esprit innovant plaît aux
lecteurs et fait leur bonheur des collectionneurs, comme l’écrit Jean-Pierre Bacot : « Cette
publication originale sera, plus que toute autre, conservée par ses abonnés et elle présente
aujourd’hui à nos yeux un triple attrait historique, géographique et esthétique 211 ».
Les objectifs tracés par Édouard Charton restent la recherche de l’inédit et de
l’innovation. Les critères qu’il met en avant, tous les journaux de voyage se les approprient et
les mettent en pratique dans la conception de leurs menus. La floraison des titres et l’essor de
la presse dans la deuxième moitié du XIXe siècle amènent de nouvelle plumes à la presse
écrite et consacre le travail du rédacteur spontané.
2) La sous- traitance de l’information
Les rédacteurs spontanés savent qu’ils détiennent des atouts non négligeables en
vivant en Algérie. La colonie constitue un tremplin idéal pour se faire publier dans la presse.
L’Algérie coloniale demeure un sujet inépuisable et son actualité intéresse toujours les
lecteurs et les rédactions. En effet, le pays procure un dépaysement intégral à quelques
encablures de la métropole. La proximité géographique rapproche la colonie de la France
même si elle s’en éloigne par ses mœurs et coutumes. Ainsi les pratiques religieuses des
Algériens sont une source de curiosité permanente de la part des métropolitains. La période du
ramadan où les autochtones doivent jeûner de l’aube au coucher du soleil (sans manger et
sans boire) suscite interrogation, étonnement et même un soupçon d’ironie chez les
voyageurs, surtout quand il s’agit de déterminer le début de la période du jeûne comme tente
de l’expliquer Victor Colonieu:
A Tadjrouna, dès le coucher du soleil, des groupes de chercheurs de lune se formèrent sur la
terrasse du ksar et sur le devant des tentes de notre camp. Nous nous mîmes de la partie avec
nos lunettes. Une grosse demi-heure se passa ainsi, personne ne voyait rien, quand tout à coup
on entendit crier : la voilà ! Et tous aussitôt d’accourir. L’œil de lynx qui avait le premier
aperçu le petit trait blanchâtre du croissant ne put réussir à convaincre les autres qu’en prenant
un fusil et indiquant par la visée le point où il distinguait l’astre ; bientôt après il n’y avait plus
de doute pour personne, et le jeûne était décrété pour le lendemain212.

211
Jean - Pierre Bacot, La Presse illustrée au XIXe siècle : une histoire oubliée, Limoges, Pulim, 2005, p. 95.
212
Victor Colonieu, « Voyage dans le Sahara algérien », Le Tour du monde, 1863, p. 170.
119
Tous les intervenants regardent le pays comme une contrée neuve, recelant toutes les
curiosités, qu’il faut absolument soumettre à toutes les sciences de l’époque. Le but principal
qui sous-tend ce traitement scientifique intensif est la conquête totale du territoire algérien et
la domination de sa population, comme l’explique Franck Laurent 213. Mais ces intervenants
procèdent autrement dans leurs écrits en plaçant le débat sur le terrain de la connaissance que
l’on doit avoir de la colonie pour vivre en bonne intelligence avec les autochtones. Il s’agit
aussi de montrer que l’instabilité que connaît la colonie ne sert pas les desseins de la France.
Par ailleurs certains voyageurs stigmatisent la métropole et ses habitants qui ignorent les
affaires de la colonie. Cette valeur scientifique qu’ils apportent, attribue à leurs textes une
certaine autorité, et cache le désir d’une consécration médiatique future. Le voyageur ne
lésine pas sur les moyens pour mettre en avant les embûches rencontrées et l’héroïsme dont il
a fait preuve pour produire un tel récit. Le commandant Duhousset l’écrit dès l’incipit :
Je sais combien il est difficile de faire un travail complet sur la Kabylie pour avoir la
prétention de n’omettre ou de heurter dans ce que je vais dire, à propos de l’origine des
peuples de cette contrée, aucune des opinions émises sur le même sujet. Malgré les recherches
les plus sérieuses, l’histoire de la Kabylie est demeurée incertaine et confuse jusqu’au jour où
il nous a été possible d’en réunir quelques parties, grâce aux anciens documents et à la
découverte de certains points de repère que la connaissance exacte du sol nous a permis
d’établir comme indiscutables214.

Le commandant Duhousset valorise son article comme novateur par les thématiques et
les observations qu’il a faites sur le terrain. Il disqualifie tous les travaux qui ont été faits
avant lui sur la Kabylie. Le commandant Duhousset vise particulièrement les écrits du prince
Nicolas Bibesco qui a publié en 1865 une série de reportages dans la Revue des deux mondes,
intitulée « Les Kabyles du Djurdjura ». Le prince Nicolas Bibesco fait une étude exhaustive
sur la Kabylie, où il mêle l’histoire, la géographie, la politique, les coutumes et les mœurs,
une étude plus fournie que celle proposée par le commandant Duhousset. L’on peut même
soupçonner le commandant Duhousset de sous-traiter les informations que donne le prince
Nicolas Bibesco. Quelques exemples confirment le travail de recyclage des informations
auquel s’adonne le commandant Duhousset et qui s’apparente même à du plagiat. Le prince
Nicolas Bibesco écrit à propos de l’organisation de la société kabyle : « Ainsi l’ensemble des
dechras forme l’arch, l’ensemble des archs forme la Kebila »215. Le commandant Duhousset
évoque le même thème en écrivant : « L’ensemble de plusieurs dechras prend le nom

213
Voir à cet effet l’introduction de Franck Laurent, op.cit.
214
Ibid., p. 273.
215
Nicolas Bibesco, « Les Kabyles du Djurdjura, I) La société kabyle avant la conquête », Revue des deux
mondes, 1865, p. 570.
120
d’arch216». Le prince Nicolas Bibesco continue sa description du fonctionnement de
l’institution tribale kabyle:
Cependant au sein du village ou dechra, véritable unité politique, se distinguent et s’agitent
des unités secondaires dites Kharoubas, dont chacune comprend un groupe de plusieurs
familles ayant une origine commune et conservant entre elles des rapports intimes de fraternité
[…] chaque Kharouba se nomme un représentant ou tamen qui sert d’intermédiaire entre elle
et l’autorité exécutive217.

Le commandant Duhousset trouve la parade en paraphrasant le prince Nicolas


Bibesco. Ce procédé stylistique atténue les effets du plagiat. Ainsi, l’idée développée par
Bibesco devient :
L’ensemble des individus d’une même famille, notre clan celtique, s’appelle Kharouba ;
chacune des Kharoubas qui composent le village ou dechra choisit parmi ses membres un
dhamen qui doit la représenter aux réunions du conseil municipal, défendre ses intérêts en un
mot, être pour elle responsable ou répondant218.

Le commandant Duhousset utilise d’autres stratagèmes pour discréditer le travail de


son concurrent. Ces manœuvres lui servent à masquer sa supercherie et il aspire à fourvoyer la
vigilance des puristes. D’abord, dans le paratexte de présentation de son excursion en
Kabylie, il évoque 1864 comme l’année de l’accomplissement de son voyage. Il démontre par
cette date, l’antériorité de son périple kabyle par rapport à la parution des écrits du prince
Bibesco dans la Revue des deux mondes. Il court-circuite, ainsi, à rebours le travail du prince.
Ensuite, il explique qu’il a emmagasiné suffisamment de notes lors de son voyage et ses
lectures pour en proposer la quintessence, sous forme d’un travail plus synthétique et qui
répond aux questionnements des lecteurs. Par ailleurs, l’empressement du commandant
Duhousset à parler de la Kabylie montre que certains sujets ont été largement couverts
auparavant mais restent très prisés par les rédactions même pour une seule édition. D’ailleurs,
le journal, Le Tour du monde, durant toute son existence éditoriale ne consacre que deux
numéros aux écrits sur la Kabylie219.
Cette escarmouche journalistique que provoque le commandant Duhousset, conduit le
lecteur à voir se profiler la rivalité entre les deux périodiques les plus célèbres de l’époque.
Surtout qu’ils se positionnent presque sur le même créneau du voyage et de l’ethnologie.
L’épisode du recyclage des informations et des sujets que nous venons d’évoquer, dénote
l’engouement que suscite la presse et la consécration que les rédacteurs attendent comme

216
Ibid. , p.274.
217
Ibid. , p. 571.
218
Ibid., p.274.
219
Le commandant Duhousset, « Excursion dans la grande Kabylie, notes et croquis recueillis entre la
Méditerranée et le Djurdjura », Le Tour du monde, 1867.
121
retour sur publication. Cela conduit à user de différents moyens pour se faire publier dans la
presse écrite. La frénésie de cette « écriture de la reconnaissance » conduit même à usurper
des titres quand certains signent leurs articles. En effet, Antoine Vigerie publie un récit de
voyage dans Le Tour du monde, intitulé, « L’oasis de Bou Saada » et accole à son nom la
qualité de « docteur » et après des vérifications sur des archives220, il s’avère qu’Antoine
Vigerie n’est qu’un infirmier à l’hôpital militaire de Constantine. Antoine Vigerie brouille les
pistes en mettant juste l’initiale de son prénom. Il est clair que cette manœuvre d’Antoine
Vigerie vise à forcer la main des responsables du journal pour se faire publier. Antoine
Vigerie intègre le fonctionnement des médias qui déjà à l’époque privilégiaient les plumes qui
avaient des fonctions prestigieuses dans le domaine public. Il s’agit ici d’une relation
pragmatique, le média profite de la notoriété du rédacteur et le rédacteur profite de la
notoriété du journal pour espérer avancer dans sa carrière.
3) Le hors-temps du voyage
Les journaux de voyage ont une approche différente de l’actualité de celle des
quotidiens et des autres journaux. La première spécificité vient de la périodicité. En général,
le journal de voyage paraît avec une fréquence hebdomadaire ou mensuelle, voire même
annuelle comme L’Almanach du colon algérien des villages de Marengo et Novi. Ce numéro
est paru en 1841 et « contient le récit détaillé du voyage du douzième convoi, les discours
prononcés, des détails géographiques et statistiques sur l’Algérie, etc 221 ». Cette périodicité
pousse les rédacteurs à adopter une poétique, qui préserve le contenu du journal de voyage de
la péremption des nouvelles, comme l’exprime si bien Chateaubriand : « J’arrivai à Paris
avant les nouvelles que je donnais de moi : j’avais devancé ma vie222 ».
Une autre caractéristique des journaux du voyage et qu’ils fonctionnent sur
« l’écriture du souvenir » comme l’explique Marie-Eve Thérenty. En effet, dès que l’on
aborde les récits de voyage et surtout ceux publiés par Le Tour du monde, certaines précisions
para-textuelles viennent confirmer cette « écriture du souvenir » ou cette « écriture
différée »223. La plupart de ces récits de voyage s’accomplissent à partir de missions sur le
terrain que les voyageurs effectuent pour le compte du gouvernement français, la hiérarchie

220
Site du ministère de la culture : http://www.culture.fr/Genealogie.
221
A Marengo, A Paris, Chez Pierre Hue, 1849.
222
Cité par Marie-Eve Thérenty, « Actualité/Antiquité : Le grand écart de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem »
L’Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand, Un « Voyage avec des Voyages » Journée d’études
organisée par Marie-Ève Thérenty et Stéphane Zékian, http://www.fabula.org/colloques/document413.php, p. 4.
223
V. Colonieu, « Voyage dans le Sahara Algérien de Géryville à Ouargla (voyage effectué en 1862) », Le
Tour du monde, paru en trois livraisons, 1863. V Largeau, « Le Sahara algérien par M V Largeau (voyage
effectué entre 1874 et 1878) », Le Tour du monde, paru en cinq livraisons, 1881. Ernest Zeys, « Voyage d’Alger
au M’Zab (voyage effectué en 1887 », Le Tour du monde, 1891.
122
militaire ou pour une société savante. Donc, à première vue, ils n’ont pas de relations précises
avec la presse. Cela renforce l’idée du rédacteur spontané dépositaire d’un récit potentiel qui
intéresserait la presse. Ainsi, certains récits de voyage qui se retrouvent dans la presse, ne
sont là que par le fruit du hasard. Il faut rappeler qu’aucun voyageur ne fait allusion dans son
périple à une prise de notes sur le vif ou à un récit qui s’écrit en accompagnement des étapes
du voyage. Les voyageurs semblent entretenir oralement le lecteur:
Mais silence ! Voici les musiciens, ils s’accroupissent sur des coussins, en demi-cercle, et le
concert, la great attraction de la soirée, commence aussitôt. Les artistes n’exécutent que des
morceaux d’ensemble. Ces mélodies, bizarres pour nos oreilles raffinées, ne sont que des
lambeaux de phrases ; elles ne parviennent pas à composer un thème, et se reproduisent des
heures entières sans le moindre changement. Le tambour frappe le rythme, et semble le maître
de la situation224.

Les lecteurs découvrent souvent dans le para-texte le commanditaire du périple. Ernest


Zeys annonce avec son « Voyage d’Alger au M’Zab » publié en 1891 par Le Tour du monde
qu’il le fait sous l’égide de sa tutelle. Il ajoute en bas du titre la mention suivante : « Chargé
d’une mission par le ministre de l’instruction publique en 1887 », cette précision le prémunit
contre d’éventuels démêlés avec sa hiérarchie et en même temps rehausse son prestige auprès
du journal et des lecteurs. Mais en filigrane, les voyageurs caressent le rêve de se faire publier
et visent une certaine notoriété médiatique. Ernest Zeys, joue le jeu de l’omniscience, tout au
long de son périple. Il fait étalage devant le lecteur de son savoir et de son érudition, justifiant
la position qu’il occupe dans le champ universitaire en tant que professeur de droit et grand
spécialiste de la législation musulmane, comme il le proclame quand il rencontre un juge de
droit musulman:
Le temps n’est plus heureusement, où les Mozabites nous refusaient avec une invincible
opiniâtreté même la vue de leurs livres. Et puis nous ne sommes pas des profanes aux yeux du
cadi ; nous sommes des confrères, des collègues. Il sait qu’il a devant lui un haut magistrat, un
professeur de droit musulman225.

La lecture à postériori des récits de voyage de ces rédacteurs spontanés à travers la


presse montre qu’ils ont saisi les enjeux poétiques qui s’élaborent dans la presse. Les auteurs-
voyageurs évitent de faire référence à l’actualité immédiate. Victor Largeau lors du périple
qu’il effectue dans le Sahara algérien entre 1874 et 1878 et que publie Le Tour du monde en
cinq livraisons en 1881, ne cite pas la révolte du Cheikh Bouamama, chef d’une tribu du
Sahara algérien. Cette insurrection s’inscrit pourtant dans la durée, car elle commence en
1873 et ne s’éteindra qu’en 1908. Et, l’on peut dire autant de tous les autres voyageurs qui

224
E de Lorral, « Tlemcen (voyage effectué en 1874) », Le Tour du monde, 1875, p. 325.
225
Ernest Zeys, ibid., p. 306.
123
sont partis dans le Sahara durant toute cette période226. En quelque sorte, le débouché
médiatique et les supports déclenchent « l’écriture du souvenir » ou « l’écriture différée ».
Cette écriture larvée a besoin de révélateur. Elle permet par ailleurs, une grande liberté dans la
construction du récit, un récit où l’éditeur de presse intervient pour le conformer aux normes
et à la ligne éditoriale du journal.
Les journaux de voyage se nourrissent de l’écriture différée en ayant en perspective la
recherche de sujets novateurs et de contrées inédites. Ils se méfient de l’actualité pour garder
aux articles leur fraîcheur car ils savent qu’il peut se passer des jours ou des mois avant qu’ils
ne parviennent à trouver le moyen d’acheminer les courriers de leurs correspondants lointains.
L’occultation de l’actualité politique par le récit de voyage participe aussi d’une forme de
propagande pour montrer une colonie attractive où règne une paix durable.
B) Le voyage en feuilleton

La deuxième moitié du XIXe siècle voit naître une floraison de journaux de voyage.
Cet essor accompagne toutes les conquêtes et les découvertes de territoires inconnus jusque
là. Le public devient friand de cette littérature qui permet l’évasion et le dépaysement par la
lecture. La presse de voyage sollicite les explorateurs pour rendre compte de leurs expéditions
en terres lointaines. Les récits qu’ils produisent, raccourcissent les distances et enferment pour
le bonheur des lecteurs des continents en entier dans des rubriques en papier journal et à
moindre frais. Sylvain Venayre montre que d’autres stratégies éditoriales, permettent
d’entretenir cette vogue du récit de voyage et de consolider son succès, en ces termes:
C’était une bonne affaire pour les patrons de presse qui acceptaient de financer le voyage de
l’écrivain en échange du récit de ce dernier - un cas remarquable étant celui de Georges Sand,
dont Buloz paya le rapatriement d’Italie en France contre quelques Lettres d’un voyageur
publiées par la Revue des deux mondes, anecdote qui inaugura la formule du reporter que
Nerval et surtout Gautier expérimentèrent ensuite227.

L’explorateur apporte son expertise scientifique aux péripéties du voyage et l’écrivain


met au service du récit de voyage des poétiques innovantes comme l’émergence de sa
subjectivité. Dans cette partie du chapitre, nous nous intéresserons à la manière dont le récit
de voyage devient un feuilleton et intègre d’autres « formes et matières journalistiques228 ».
1) Le récit de voyage en feuilleton
La presse de voyage diffère dans son format et sa périodicité de la presse quotidienne.
D’abord, au niveau de la pagination, les journaux de voyage offrent plus d’espace aux

226
F Foureau, « Ma mission chez les Touareg Azdjer » (voyage en 1892- 1893) publié en 1895. Les voyages du
lieutenant de L’Harpe et Le Dr Huguet et le lieutenant Peltier en 1899.
227
Ibid., p. 469.
228
La civilisation du journal, ibid., p. 1759.
124
rédacteurs. Les récits de voyage par leur longueur et leur inscription dans une temporalité
dilatée peuvent se décliner en épisodes sur plusieurs numéros comme l’explique Sylvain
Venayre :
Cette mode du récit de voyage contribua grandement à mettre en place l’esthétique du roman-
feuilleton. Le genre plastique qu’est le récit de voyage se prêtait en effet particulièrement bien
à la publication par fragments et les écrivains et les directeurs de journaux qui s’y sont essayés
ont pu y trouver, au début des années 1830, un champ d’expérimentation dans lequel s’est
forgé le roman-feuilleton du XIXe siècle229.

Cette fragmentation du récit de voyage suscite chez les lecteurs des attentes et aiguise
leur curiosité. Mais aussi, elle permet aux périodiques de voyage de varier leurs menus et
d’équilibrer les différentes rubriques qui sont consacrées à différents continents et embrasser
une multitude de régions du monde. Ainsi, si nous examinons le sommaire d’un journal
comme Le Tour du monde, nous nous apercevons que la table des matières du volume 2 de
l’année 1860 (année de la parution du journal) qui va de juillet au mois de décembre,
comporte quatre pages. L’importance du sommaire donne une indication sur la richesse de la
matière journalistique que recèle ce volume du journal. Ainsi, ce numéro commence par un
voyage en Italie qui date de 1843 et intitulé « Un mois en Sicile ». L’auteur de ce récit est
Félix Bourquelot (archiviste paléographe, 1815-1868). Le journal adjoint au titre la mention
« Inédit », pour montrer qu’après dix-sept ans le texte proposé aux lecteurs reste vraiment
d’actualité et digne d’intérêt. L’autre aspect qui attire l’attention réside dans l’éclectisme des
lieux, des pays et des rédacteurs. L’imagination des lecteurs enjambe les continents et les
espaces sans rencontrer de frontières. Le voyage par procuration permet aux lecteurs de
s’identifier à l’explorateur et aux voyageurs.
Les voyageurs en Algérie reprennent certains aspects de la technique du feuilleton car
leurs périples se déroulent en plusieurs étapes et à chaque halte surgissent des péripéties
nouvelles qui passionnent les lecteurs. F. Foureau, lors de son voyage au Sahara, fait
cheminer avec lui les lecteurs à travers des contrées sauvages et dangereuses. Il transcrit
fidèlement les négociations qu’il mène avec les membres des différentes tribus pour accéder à
la région de Ghadamès:
Ce n’est qu’assez longtemps après leur arrivée que je vais saluer les notables et leur adresser
quelques mots de bienvenue. Un de mes hommes, prenant la parole au nom des Chambba de
l’escorte, leur indique, en un assez long discours, nos intentions pacifiques et le désir qu’ont
les Arabes de vivre en paix avec les Touareg et de les voir commercer chez eux en toute
sécurité230.

229
Ibid., p. 469.
230
M. F Foureau, « Ma mission chez les Touareg Azdjer », Le Tour du monde, n°17, 27 avril 1895, p. 212.
125
Le voyageur entretient l’espoir d’atteindre sa destination de livraisons en livraisons.
Mais dans l’avant dernière partie de son long périple, le voyageur informe les lecteurs sur le
ton de la déception en ces termes :
Après deux jours d’interminables palabres, dans lesquels Ikhnoukhen conduisait la discussion,
les Kebar finirent par décider que je ne serais point conduit à Ghât ni à Ghadamès, ainsi que je
le leur demandais; mais comme il fallait avant tout assurer la sécurité de l’Européen qui s’était
confié à eux, qu’ils avaient reçu, qui avaient visité leurs femmes et leurs tentes, ils déclarèrent
qu’un certain nombre de Kebar m’accompagneraient pendant deux ou trois jours pour me
venir en aide au cas où je tomberais dans quelque embûche231.

D’autres voyageurs en Algérie comme le commandant Colonieu et Victor Largeau 232


recourent à cette technique de la fragmentation du récit pour alimenter les attentes des
lecteurs.
Par ailleurs, il est possible d’affirmer que le feuilleton se nourrit de certaines
thématiques puisées dans les récits de voyage. En effet, quand C. Lévêque écrit les mystères
d’Alger, roman feuilleton paru dans Le Radical algérien, entre le 17 octobre 1897 et le 15
décembre 1897, il propose aux lecteurs une grande excursion dans la ville d’Alger avec ses
bas fonds. Il montre tous les dangers que recèle la ville autochtone, considérée comme le
refuge d’une humanité marginale et malfaisante. Dans la continuité des péripéties qui arrivent
au héros Jacques, le lecteur se retrouve à voyager en Kabylie où il prend conscience que cette
région est réfractaire à l’ordre. Ce roman-feuilleton emprunte aux récits de voyage en Algérie
la découverte de certains périples évoqués dans la presse de voyage et les réserves émises sur
les mœurs des autochtones.
Lise Dumasy-Queffélec explique comment fonctionne le feuilleton :
L’ensemble des diverses rubriques qui constituent le feuilleton se répartissent en trois groupes,
correspondant aux trois rôles complémentaires assurés par celui-ci avec, bien sûr, des
recouvrements partiels entre ces groupes : les rôles d’information culturelle, d’information/
divertissement anecdotique, et de séduction/ divertissement littéraire [romans et nouvelles]233.

Ainsi, les trois groupes décrits ci-dessus se retrouvent dans le récit de voyage et
souvent se chevauchent. L’interpénétration des rubriques renseigne sur l’étanchéité des
frontières et sur la circulation des thèmes et des rôles qui peuvent se mêler allègrement dans
un même récit. D’abord le rôle d’information culturelle permet aux voyageurs de renseigner
les lecteurs sur les mœurs et habitudes des habitants des pays lointains. Il favorise le contact

231
Ibid. , p. 224.
232
Se référer au 2eme Chapitre de la 1ère Partie.
233
Lise Dumasy-Queffélec, « Rubriques et fonctions du feuilleton au XIXe siècle », Dominique Kalifa, Philippe
Régnier, Marie-Eve Thérenty et Alain Vaillant ( dir), La Civilisation du journal, histoire culturelle et littéraire
de la presse française au XIXe siècle, Paris, Nouveau monde éditions, 2011, p. 928.
126
avec l’autre et son approche par le biais de l’écrit. L’altérité s’invite dans l’univers du lecteur,
comme nous pouvons le lire dans une série d’articles sur les villes algériennes publiées par le
Magasin Pittoresque. Ainsi dans un récit qu’un anonyme consacre à la ville côtière de
Mostagnem, nous pouvons lire:
La population musulmane et juive de Mostaganem est généralement industrieuse. Les femmes
brodent, pour les Arabes, des bonnets dont la ville fait un grand commerce avec l’intérieur.
Les hommes sont des artisans, cultivateurs ou commerçants : ils fabriquent principalement des
tapis, des couvertures, des haïks (tuniques de laine), et de la bijouterie […] C’est à
Mostaganem que tendent naturellement à affluer les produits des vallées du Chélif. Les Arabes
s’y rendent de préférence à cause de la proximité ; ils y amènent des bœufs et des moutons ; ils
prennent en échange des calicots, des foulards, des soieries, des mouchoirs de coton et des
toiles imprimées, de la soie, des verroteries, de la quincaillerie et des bonnets brodés. Les
premiers chevaux indigènes dont nous ayons pu faire l’acquisition ont paru sur le marché de
cette ville234.

Ensuite vient la rubrique de divertissement anecdotique, cette dernière est


indispensable dans un récit de voyage car elle maintient l’intérêt pour le voyage et lui donne
sa vivacité. Elle rend les péripéties très attractives. Lise Dumasy-Queffélec montre que
l’anecdote nourrit et irrigue les souvenirs de voyage 235. L’anecdote accentue la dramatisation
des faits et restitue l’insolite du voyage qui devient dépaysant et attractif pour les lecteurs. Les
voyageurs alimentent leurs récits en anecdotes et faits insolites pour échapper à la monotonie
des paysages et du déroulement linéaire d’un périple. Le côté anecdotique entretient l’intérêt
du lecteur et le pousse à toujours savoir plus sur la suite du voyage. Ainsi dans le récit qu’il
consacre au palais du Bey de Constantine, Charles Féraud qui est interprète principal de
l’armée d’Afrique, sème dans son écrit beaucoup d’anecdotes stigmatisant le despotisme de ce
potentat local. Dès le préambule, Charles Féraud annonce que:
Grâce à ces divers témoignages j’ai pu apprendre quelques scènes d’intérieur étranges et faire
revivre la figure d’El Hadj Ahmed bey, l’une des plus caractéristiques, et, il faut bien le dire
dès à présent, l’une des plus odieuses de la période turque qui a immédiatement précédé
l’occupation française236.

Après cette mise en condition des lecteurs sur les mystères qu’il compte mettre à jour,
le voyageur militaire remet en mémoire les faits insolites :
L’exemple suivant donne une idée des expédients odieux qu’il employa. Une vieille femme,
née dans la maison qu’elle habitait et qui tenait à y finir ses jours, ne voulut s’en défaire à
aucun prix. En présence de cette obstination, le Bey la fit enfermer chez lui dans une étroite
prison et la priva progressivement d’air et de lumière. Elle résista quelque temps, mais il fallut
bien qu’elle cédât à la violence ; un taleb complaisant rédigea une déclaration par laquelle la
cession de l’immeuble convoité était consentie. La pauvre vieille femme, exténuée par les
privations de tout genre qu’elle avait souffertes n’obtint sa liberté qu’en promettant de ne plus
234
Anonyme, « Mostaganem », Magasin Pittoresque, Tome XII-avril 1844, p. 129.
235
Ibid., p. 930.
236
Charles Féraud, « Visite au palais de Constantine », Le Tour du monde, 1877, p. 226.
127
remettre jamais les pieds à Constantine. Elle fut conduite en Kabylie où elle ne tarda pas à
mourir de misère237.

D’autres indications para-textuelles viennent enrichir le corps du texte pour signifier


que le récit de voyage se décline en feuilleton, lorsqu’à la fin d’une partie du récit, le lecteur
est averti par la mention suivante : « La suite à la prochaine livraison238 ». Ce renvoi au
numéro suivant aiguise la curiosité du lecteur et crée une tension chez lui pour hâter le
dénouement de cette entreprise. E. de Lorral dans son périple atteint la frontière marocaine en
visitant le village de Marnia. Á la fin d’une partie de son récit, il écrit à ce sujet:
Marnia a une importance extrême au point de vue commercial. Le Maroc est à douze
kilomètres seulement, et c’est à Marnia que les Marocains viennent s’approvisionner d’objets
manufacturés, et nous vendre, en échange, leurs produits variés. Ils voyagent par petites
caravanes, car les frontières ne sont pas toujours sûres, et parcourent des centaines de
kilomètres pour acheter un bidon en fer-blanc ou pour conduire leur cheval au maréchal
ferrant239.

Cette chute qui attend une suite dans le prochain numéro, laisse perplexe le lecteur sur
la prochaine destination du voyageur, ira-t-il au Maroc ? Ou prendra-t-il une autre direction ?
Le voyageur dans le numéro suivant reprend son récit là où il l’a laissé:
14 avril. Après une nuit de repos bien nécessaire, nous jetons un dernier coup d’œil sur Marnia
et nous repartons. Nous gravissons le revers du Filhaoucen. D’épouvantables fondrières
rendent cette ascension pénible; à six kilomètres de Marnia, on trouve la Mouilah, très
profondément encaissée et bordée de lauriers-roses240.

La fin d’une partie du récit et sa reprise annoncent que le voyageur et ses


accompagnateurs rebroussent chemin et ne rentrent pas au Maroc. Les coupures introduites
par la rédaction ne semblent pas obéir dans ce cas à l’impératif du suspens. Le découpage en
feuilleton de ce voyage à Tlemcen s’inscrit dans la logique de l’organisation générale du
journal. C’est la pagination impartie au récit dans l’ensemble du journal qui détermine sa
fragmentation. Pour preuve, ce même récit de voyage comporte une petite intrigue sur
l’assassinat d’une jeune fille. Le voyageur tente avec ses interlocuteurs de retrouver
l’assassin. Cette enquête n’est pas mise en évidence. Le responsable du journal la relègue au
rang de l’anecdote pour maintenir l’intérêt du lecteur en alerte. Le côté anecdotique fait
progresser le récit dans deux directions : d’abord l’aide qu’apporte le voyageur au jeune Ali

237
Ibid., p. 227.
238
E. De Lorral, « Tlemcen », Le Tour du monde, 1875.
239
Ibid., p. 336.
240
Ibid., p. 337.
128
en lui permettant de retrouver sa famille : puis, la capture de l’auteur d’un crime crapuleux et
le triomphe de l’amour.
L’introduction du procédé du feuilleton dans les journaux de voyage permet de
consacrer aux récits de voyage un plus grand espace éditorial qui manque dans un quotidien.
Elle donne envie aux lecteurs de suivre le parcours du voyageur avec plus de curiosité. La
fragmentation dans certains journaux de voyage se fait sur le critère d’un découpage qui ne
tient pas compte des enjeux et des péripéties du voyage.
2) Le voyageur- reporter
Les journaux de voyage mettent l’aventure et l’exploration au cœur des thématiques
qui dominent leurs menus. L’aventure invite à l’évasion et à la découverte de l’altérité et de
l’ailleurs. Le temps n’a pas de prise sur elle, car elle est imprévisible et inattendue. Elle se
rencontre dans les espaces les plus improbables et même dans les lieux les plus banals.
Certains récits de voyage racontent des périples ayant duré plusieurs années en embrassant
des régions plus grandes que la métropole. Ainsi, si nous examinons de près les voyages
sahariens, nous nous rendons compte que cette temporalité s’élargit, et prend tout son temps
pour s’accomplir. Dans cette perspective spatio-temporelle, une nouvelle forme journalistique
naissante comme le reportage est capté par le récit de voyage, une forme qui balbutie dans
cette deuxième moitié du XIXe siècle foisonnante. Le reportage essaye de se frayer un chemin
vers la consécration journalistique. Pascal Durand évoque la genèse du genre et toute la
mythologie qui l’entoure en ces termes:
Genre phare du journalisme contemporain, voué à la collecte et à la vivante mise en texte des
informations et des impressions captées sur le terrain des évènements, le reportage se confond,
dans l’esprit du public et des gens de presse, avec toute une imagerie héroïque dont il convient
de se défier, qu’il s’agisse de la dimension aventurière qu’on lui prête si volontiers, du cachet
de vocation dont il est marqué chez ses principaux représentants, du profit qu’il retire d’être
indexé en général sur sa forme la plus consacrée, celle du « grand reportage », ou encore du
fait que, placé dans les meilleurs des cas à l’intersection du champ journalistique et du champ
littéraire tant en France qu’aux Etats- Unis, il semble cumuler les deux espèces de capital
symbolique prévalant de part et d’autre : la chasse à l’information de première main et le
travail d’écriture241.

Á partir de cette définition que donne Pascal Durand, le récit de voyage semble se
rapprocher du reportage par la forme et le fond. Les voyageurs ressemblent à des enquêteurs à
l’affût du moindre détail novateur et susceptible d’intéresser les lecteurs. Ils donnent des
informations multiples qu’ils recueillent sur le terrain exploré. Ils font découvrir une autre

241
Pascal Durand, « Le reportage », Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Eve Thérenty et Alain Vaillant (
dir), La Civilisation du journal, histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle, Paris,
Nouveau monde éditions, 2011, p. 1011.
129
réalité dont le lecteur n’est pas familier. Mais Marie-Éve Thérenty nuance ce propos en
écrivant :
Cependant ces récits de voyage ne constituent pas des reportages, car nulle actualité ne
contraint ces déplacements, nul évènement à répertorier ne soumet l’article à une véritable
urgence. Plus que le contrat imposé par le directeur du journal, c’est un ethos qui permet en
effet de différencier nettement voyageur et reporter. Leur intention respective diverge
profondément. Là où le voyageur s’intéressera au pérenne (études de mœurs des habitants,
descriptions des monuments, vision pittoresque du paysage), inscrivant généralement un large
feuilleté de récits de voyage antérieurs ou de guides touristiques, le reporter souhaitera rendre
compte de l’évènement, la publication accélérée de son texte dans le journal constituant
l’épreuve de validation du reportage242.

Le récit de voyage comme le reportage s’impose par l’urgence de la découverte et le


désir de l’exploration qui entourent certaines contrées, surtout lorsqu’il s’agit de situations de
guerre ou de conquête coloniale, comme le fut l’Algérie. Ainsi, le commandant Duhousset
entraîne les lecteurs dans un périple en Kabylie et donne des indications géographiques et
historiques qui permettent de mieux comprendre le relief de cette région réfractaire à la
colonisation et restitue le décor des lieux qui permettent de mieux se familiariser avec les
paysages atypiques d’une colonie exotique. Il fait de longues descriptions du fort
« Napoléon » qui est une garnison militaire érigée en plein cœur de la Kabylie et trace
l’itinéraire pour arriver à Tizi-Ouzou, la capitale de la Kabylie. Il joue le guide en indiquant
fidèlement le chemin qui y mène :
Une route de voiture relie aujourd’hui le fort Napoléon au poste militaire de Tizi-Ouzou (le col
des genêts). Ce nom est porté à la fois par un village de deux cents à trois cents habitants, et
par un Bordj ou fort situé au sommet d’un col à deux trois kilomètres de largeur environ,
encaissé entre deux hautes chaînes de montagnes. Il a été bâti par les Turcs sur des ruines
romaines ; de fortes murailles forment ses remparts, et dans leur épaisseur sont ménagés
quelques réduits casemates servant de chambres à la garnison, la porte ouverte sur la vallée est
pratiquée sous une large voûte qui en défend l’accès. Au milieu de la cour se trouve une
Koubba et un puits243.

Par ailleurs, il faut préciser que le récit de voyage, depuis le début du XIXe siècle et le
fameux Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand, connaît l’irruption de la
subjectivité de l’auteur du voyage dans ses écrits. Le voyageur sature son récit d’impressions
et d’avis qui deviennent des compagnons incontournables. Rémy Martan, qui travaille pour le
Journal des voyages, parle de son périple dans les hauts plateaux algériens de l’accueil qui lui
a été réservé près de Tiaret, région céréalière située au sud d’Alger, par le Caïd local. Il
commence par planter le décor en donnant ses impressions sur le paysage qui s’imprime

242
Marie- Eve Thérenty, op.cit., p. 293-294.
243
Le commandant Duhousset, « Excursion en Kabylie », Ibid., p. 276.
130
devant ses yeux, en ces termes: « Jamais je n’oublierai le féérique spectacle qui s’offrit à notre
vue au détour du chemin244 ». Avant qu’il n’arrive à décrire le festin préparé à son honneur :
Un instant après, nous étions reçus par le chef arabe. Tout le monde a entendu parler de
l’hospitalité orientale, je n’étonnerai donc personne en disant que nous fûmes accueillis de la
façon la plus cordiale et qu’on nous retînt à déjeuner, la fête ne devant commencer que vers
une heure ; mais assurément, bien des gens hésiteront à me croire si je certifie que là, presque
dans le désert, on servit aux convives, accroupis sur de splendides tapis de Tiaret, d’excellents
gigots rôtis arrosés de Bordeaux et de Champagne. A vrai dire, nous repoussâmes ces mets
trop européens et, à notre demande, on nous donna une énorme écuellée de kouskous : c’était
détestable, mais bien couleur locale245.

Le voyageur parle en son nom et de son voyage et il confirme la tendance à devenir le


héros de sa propre histoire et l’artisan d’une aventure qui s’écrit à travers les péripéties du
voyage. Le voyageur Rémy Martan condense dans son récit tous les ingrédients du reportage
où l’informatif le dispute à l’anecdotique. Comme beaucoup de voyageurs qui parcourent
l’Algérie dans ses multiples sentiers, il a une attitude ambivalente envers la nourriture des
autochtones. Ce problème, que posent les habitudes alimentaires des Algériens et l’uniformité
des plats servis, devient un topos du voyage en Algérie.
Le récit de voyage ne se soumet pas à l’urgence de l’actualité. Il constitue en revanche
un atelier primordial où le reportage en devenir s’est élaboré et a pris son essor pour devenir
une des formes journalistiques les plus nobles.
3) Des formes littéraires
Le récit de voyage fait des incursions sur le terrain littéraire. Il emprunte à la littérature
des formes comme l’art épistolaire que définit Marie-Claire Grassi comme suit : « Le mot
épistolaire vient du verbe grec epistellein, qui signifie « envoyer à ». Par extension, il désigne
tout ce qui concerne la lettre246 ». Certains récits de voyage s’écrivent en une série de lettres
qui racontent les péripéties d’un voyage. Le plus représentatif du genre reste Eugène
Fromentin avec son œuvre, Un été au Sahara, publié en 1857 aux éditions Plon à Paris. Le
voyage de l’écrivain-peintre s’égrène sous forme de lettres qu’il destine à un correspondant
imaginaire. L’importance de ce texte dans la littérature du voyage en Algérie est due au fait
qu’il inaugure les périples sahariens. Dès lors, le texte devient incontournable pour tous ceux
qui veulent aller sur ses pas à la découverte de l’immensité de cet espace. Mais cet art
épistolaire qui a eu ses moments de gloire dans le passé, surtout au XVIIIe siècle, avec des

244
Rémy Martan, « Une fantasia au Marabout de Sidi-Hussein », Journal des voyages, 1886, p. 379.
245
Ibid. , p. 379.
246
Marie-Claire Grassi, Lire l’épistolaire, Paris, Dunod, 1998, p. IX.
131
romans comme Les Liaisons dangereuses247, est celui qui convient le mieux à l’art de
voyager, dans une certaine mesure, si l’on se fie à la définition qu’en donne le philosophe
Cioran : « la lettre, conversation avec un absent, représente un événement majeur de la
solitude248 ». Le voyage par son inscription dans une longue temporalité est propice à la
nostalgie du pays natal et des proches. Les voyageurs émerveillés souvent devant des
paysages féeriques ou des lieux paradisiaques éprouvent le besoin de partager de telles
émotions avec les proches. L’art épistolaire constitue la passerelle la plus indiquée avec les
absents car il atténue les affres de la solitude et de l’éloignement. Quand les voyageurs
traversent les contrées inexplorées et coupées de toute civilisation et les déserts immenses qui
recèlent de potentiels périls, le procédé scripturaire devient salvateur. Il permet d’avancer et
de vaincre toutes les réticences.
Beaucoup de voyageurs en Algérie choisissent l’art épistolaire pour dire le pays qu’ils
visitent et ses mœurs. Pour certains le destinataire reste mystérieux ou inconnu. Il est peut être
juste l’avatar d’un être cher ou d’un disparu qu’ils tentent de ressusciter le temps d’un voyage
périlleux. Ainsi Jean Pommerol parle à une correspondante a anonyme qu’il désigne par
« Chère amie ». Dès le début, le lecteur comprend qu’il y a une certaine intimité entre l’auteur
et sa correspondante, comme le montre le début de sa lettre: « Votre dernière lettre, chère
amie qui me connaissez depuis l’enfance, s’informe avec une grâce charmante de mon état
sentimental, et veut savoir à tout prix quels sont mes « romans » du désert249 ». L’auteur-
voyageur essaye de répondre aux sollicitations de sa correspondante de lui faire part de ses
aventures amoureuses parmi les femmes autochtones qui se cachent sous les tentes. Le désir
de percer les mystères de la femme algérienne demeure vivace depuis la venue du peintre
Delacroix à Alger en 1832 et l’exécution de sa fameuse toile, Femmes d’Alger dans leur
appartement. Avant d’accéder aux doléances de l’amie qui veut connaître ses romances ou les
relations amoureuses que peut nouer un étranger avec les femmes autochtones nomades, le
voyageur donne des indications sur le lieu où il se trouve comme le font en général les
voyageurs qui rendent compte pour un journal du périple accompli. Dans ce récit de voyage, il
s’agit en l’occurrence de « Ain-el-Foukani », une bourgade qui se trouve quelque part dans le
grand désert algérien (tout près de Ghardaia). L’auteur mentionne par ailleurs, la date de
l’envoi de son courrier. Dans ce récit l’auteur-voyageur parle de la condition féminine dans le
milieu nomade et sédentaire du Sahara. Il démontre à sa correspondante qu’au fur et à mesure

247
Choderlos de Laclos, Les liaisons dangereuses, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 2011.
248
Cité par Geneviève Haroche-Bouzinac, L’épistolaire, Paris, Hachette supérieur, 1995, p. 3.
249
Jean Pommerol, « Au Sahara », Revue des deux mondes, novembre-décembre 1906, p. 629.
132
que le récit progresse, il est arrivé à pénétrer l’intimité des femmes autochtones. Sa situation
d’étranger en mission officielle lui a ouvert les tentes et les cœurs des femmes cloitrées. Ce
privilège dont il bénéficie dans une société qui enferme les femmes, lui permet de recueillir
les confidences des épouses et les secrets d’alcôve. Il avoue à la fin qu’il y a même la jeune
princesse du désert, fille d’un haut dignitaire tribal qui s’est entichée de lui, et que noblesse
oblige, il a décliné l’amour de cette dame. Il explique à l’intermédiaire envoyée par la
princesse qu’il ne peut donner cette suite à la demande princière car il est tout le temps en
voyage et qu’il ne peut inscrire cette relation dans la durée.
Les journaux de voyage intègrent en leur sein beaucoup des formes qui ont fait la
notoriété des quotidiens, comme certains aspects du feuilleton. Mais cette absorption des
formes s’adapte au format des périodiques. Par ailleurs, les journaux de voyage s’aventurent
aussi sur le terrain de la littérature pour permettre aux récits de voyage de se dire autrement,
c’est à dire avec des procédés littéraires qui les rapprochent du roman. Jean Pommerol, alias
madame Farouel, qui a longtemps vécu en Algérie et fait plusieurs voyages au Sahara, utilise
la fiction pour dire la condition féminine autochtone.
C) Les illustrateurs comme compagnons du voyage
La presse de voyage demeure ainsi à l’écoute de toutes les innovations qui enrichissent
le monde de la presse car elle se donne une vocation « encyclopédiste » par la masse
d’informations et de connaissances qu’elle apporte aux lecteurs. En examinant de près les
récits de voyage, et les illustrations qui l’accompagnent, nous comprenons le but de cette
innovation iconographique. Les dessins rendent le voyage plus vivant et plus proche. Ils
permettent au lecteur d’avoir une idée sur les lieux et leur incarnation. Certaines gravures
restituent des scènes de vie des sociétés visitées. Beaucoup d’illustrations sont réalisées en
s’appuyant sur les souvenirs du voyageur. A son retour, avec l’aide du dessinateur attitré de la
revue, le voyage se reconstitue en images. D’autres sont réalisées in-situ quand l’illustrateur
fait partie du voyage. Il s’agira pour nous dans ce chapitre de voir l’importance de
l’illustration dans certains journaux de voyage et des instantanés saisis par l’artiste-
illustrateur et ce qu’a apporté l’illustration dans la connaissance des lieux visités.
1) L’illustration comme agrément du voyage
Les récits de voyage, qui paraissent dans les journaux et les revues spécialisés dans le
domaine du voyage et de l’aventure, absorbent par leur volume des espaces toujours
importants. Leur lecture peut devenir fastidieuse. L’irruption de l’illustration ou du dessin, au
milieu des longues descriptions permet au texte et au lecteur de « respirer ». Thierry Gervais
parle de l’utilité de cette combinaison entre le texte et l’image qui « servent ensemble à la
133
transmission d’un message et à la distraction de son public 250». Le but des illustrations est de
rendre la lecture agréable et ludique. Il s’agit de maintenir l’attention du lecteur éveillée et son
intérêt toujours aiguisé.
Théophile Gautier, écrivain et journaliste, qui connaît bien la presse a vite compris
l’utilité de l’illustration dans la vie d’un journal et pour le lecteur. Il écrit à ce sujet:
Notre siècle n’a pas toujours le temps de lire, mais il a toujours le temps de voir ; où l’article
demande une demi-heure, le dessin ne demande qu’une minute. Il suffit d’un coup d’œil
rapide pour s’approprier l’enseignement qu’il contient, et le croquis le plus sommaire est
toujours plus compréhensible et plus explicite qu’une page de description […] 251.

Les propriétaires de journaux comprennent assez vite l’importance de l’illustration et


de son apport au monde de la presse. Il faut noter par ailleurs qu’Edouard Charton qui a créé,
Le Tour du monde et le Journal des voyages, a été un précurseur dans le domaine car il a fait
traverser à cette technique picturale la Manche, comme le rappelle Jean-Pierre Bacot :
C’est en 1843 que L’Illustration introduisit en France cette nouveauté qui allait durer un
siècle, transposée de L’Illustrated London News, nouveauté installée d’entrée comme
institution et née à Londres fin 1842. Son développement allait être encore plus large que celui
de la première génération, touchant en effet l’Amérique du Nord, puis l’Océanie. Edouard
Charton, qui était de cette nouvelle aventure aux côtés d’Adolphe Joanne, Alexander Paulin et
Jean-Jacques Dubochet, s’en retira très vite passionné qu’il était par la transmission des
connaissances culturelles, qu’il continuait à assurer avec Le Magasin pittoresque, bien
davantage que par le journalisme qui trouva dans ce modèle un nouveau champ
d’expression252.

Cette nouvelle presse du voyage s’émancipe de la presse traditionnelle par sa


spécialisation dans l’aventure et l’exploration. De surcroît, elle bénéficie de toutes les
innovations en cours. L’art de l’illustration sous l’égide de Édouard Charton devient
incontournable et un argument de vente très convaincant. Il s’impose comme un agrément qui
donne au journal des allures plus esthétiques et plus captivantes, mais aussi fait œuvre de
pédagogie en rendant les connaissances accessibles quand les textes sont ardus.
Parmi les journaux de voyage qui fondent leur stratégie éditoriale sur l’illustration et
dont la notoriété ne se dément pas sur presque une cinquantaine d’années, il y a Le Tour du
monde. Le journal est créé par Édouard Charton en 1860. Ce journal incarne par sa richesse
thématique et la diversité de ces rédacteurs, une nouvelle manière de faire le journalisme et de

250
Thierry Gervais, « La presse illustrée, 2. Les premiers magazines illustrés, de la gravure à la photographie »,
Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Eve Thérenty et Alain Vaillant ( dir), La Civilisation du journal,
histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIX e siècle, Paris, Nouveau monde éditions, 2011, p.
457.
251
Cité par Jean Pierre Bacot, La Presse illustrée au XIXe siècle, une histoire oubliée, Limoges, PULIM, 2005, p.
80.
252
Ibid. , p. 447.
134
parler des voyages et de l’aventure. Le Tour du monde devient la référence dans le domaine
du voyage et inspire d’autres journaux comme Il Giro del mondo, giornale di viaggi e costumi
de Milan.
Jean-Pierre Bacot donne d’autres pistes pour comprendre le succès de ce journal.
Ainsi, il écrit :
En présentant plusieurs comptes rendus de voyage par parution mensuelle, chacun d’entre eux
se poursuivant sur plusieurs numéros, utilisant nombre de gravures, puis de photographies, Le
Tour du monde est donc un grand employeur d’artistes. Cette publication originale sera, plus
que tout autre, conservée par ses abonnés et elle présente aujourd’hui à nos yeux un triple
attrait historique, géographique et esthétique253.

L’introduction de l’illustration dans le monde de la presse écrite fait franchir aux


journaux de nouveaux paliers. Cette frénésie pour l’illustration donne naissance à une
multitude de journaux qui intègrent dans leur titre le mot magique de « Illustration » comme
on peut le remarquer dans cette série de journaux, Le Monde illustré, et L’Illustration.
Ainsi à travers l’illustration qu’elle soit dessin, gravure ou photographie avec
l’invention du daguerréotype, ce procédé de l’art pictural s’impose dans la presse comme un
procédé révolutionnaire qui donne à la presse un nouveau visage plus attirant et plus
pédagogique.
2) Le voyageur, illustrateur de son propre voyage
Le voyageur initialement ne prévoit pas d’illustrateur dans son expédition. Á partir du
moment où un voyage quelconque attire l’attention des éditeurs de presse et les intéresse
parce que le périple est inédit ou novateur, il devient éligible à la publication dans la presse.
Ce débouché médiatique pousse le voyageur à faire appel à ses souvenirs et à d’éventuelles
notes prises lors du voyage pour qu’il passe au cap de la rédaction du récit de voyage. Les
journaux de voyage avec le développement de l’illustration ne peuvent pas proposer une
relation de voyage sans faire intervenir cette dernière. Les rédactions font travailler des
illustrateurs attitrés. Elles les sollicitent à l’occasion pour accompagner l’écrit avec des
dessins. Là aussi, les journaux pour rendre crédible les récits, font appel aux souvenirs des
voyageurs ou à certains de leur croquis pris sur le terrain. Le meilleur exemple de cette
« création artistique collective » qui nécessite la collaboration de différents artistes, est
donnée par Charles de Mauprix. En effet, il propose pour Le Tour du monde, un récit de

253
Jean Pierre Bacot, op, cit., p. 95.
135
Figure 11: « La moisson et le dépiquage », dessin de Stop, d’après un croquis du commandant Duhousset,
« Excursion dans la grande kabylie, notes et croquis recueillis entre la méditerranée et le Djurjura », Le
Tour du monde, 1862.

voyage intitulé, « Six mois chez les Traras, tribus Berbères de la Province d’Oran » et
qu’il fait paraître en 1889. Nous apprenons que les illustrations de ce voyage ont été réalisées
par trois personnes, comme nous pouvons le lire dans le premier dessin qui se trouve au-
dessus du titre du récit de voyage et qui représente le mausolée de « Sidi-bou-Nouar ». La
légende du dessin mentionne qu’il a été élaboré par Eugène Girardet. Cet artiste peintre a
beaucoup séjourné en Afrique du nord et surtout en Algérie à partir de 1879. Le voyageur a
affaire donc à quelqu’un qui connaît le terrain et les lieux. Les croquis ramenés par le
voyageur ne servent que d’aide-mémoire pour restituer l’authenticité des lieux. Le deuxième
artiste qui collabore à la confection de la gravure est M. G. Lachouque, un aquarelliste, et
enfin l’auteur qui joint à son récit les esquisses de son voyage. Cette coproduction artistique
136
montre l’importance qu’accorde le journal à l’illustration car il sollicite deux figures
orientalistes très connues de la scène artistique française. D’un autre côté, Le Tour du monde,
prouve qu’il donne la même importance au texte qu’à l’image. Le pari fait par Edouard
Charton sur l’illustration comme le montre Jean-Pierre Bacot, se trouve renforcé à travers
l’exemple que nous venons de donner.
Mais il existe des cas exceptionnels où le voyageur est l’illustrateur de son propre
voyage, comme le commandant Duhousset qui a effectué une grande tournée en Kabylie en
1864. Il donne au journal, Le Tour du monde son récit de voyage qu’il intitule « Excursion
dans la grande Kabylie, notes et croquis recueillis entre la Méditerranée et le Djurdjura » et
paru en 1867. Le récit que propose le commandant Duhousset comporte vingt gravures ou
dessins. Sur cette vingtaine d’illustrations, le commandant Duhousset en réalise neuf pour le
journal qu’il signe de son nom. Les onze qui restent, appartiennent à l’illustrateur Stop.
L’intervention dans ce cas de l’illustrateur montre que certaines scènes nécessitent une
maîtrise et un doigté que l’auteur ne possède pas. Nous pensons surtout à toutes les scènes où
il s’agit d’illustrer les activités des groupes humains. Ces scènes sont laissées à Stop qui les
prend en charge. Ainsi, tout commence par « Halte à la fontaine254 » où le lecteur découvre le
commandant Duhousset sur son cheval, en train de boire de la main d’une jeune fille.
Enfin le commandant Victor Colonieu lors de son voyage dans le Sahara algérien
effectué en 1862, indique en bas de page que: « Les auteurs des dessins sont M M. Alfred
Couverchel et de Lajolais, qui tous deux ont fait le voyage de Géryville à Ouargla avec
l’expédition255».
L’illustration dans la presse devient une affaire sérieuse à travers cette collaboration
collégiale et artistique. Elle montre la place prépondérante accordée à l’illustration dans les
journaux en général et celle de voyage en particulier, une place qui la met au même niveau
que le texte. Les illustrations donnent un panorama complet de la vie en colonie, avec des
paysages multiples, des scènes de vie, différents personnages et les métiers qu’ils exercent.
Les femmes sont représentées et les enfants. Les illustrations immortalisent le quotidien des
Algériens et l’environnement qui les entourent.
3) Quand la photographie devient illustration
L’invention de la photographie par Louis Daguerre et son perfectionnement par
William Fox-Talbot dans les années 1840 confirment les progrès techniques, que connaît le

254
Le commandant Duhousset, « Excursion dans la grande Kabylie, notes et croquis recueillis entre la
Méditerranée et le Djurdjura », Le Tour du monde, 1867, p. 277.
255
V.Colonieu, « Voyage dans le Sahara Algérien, de Géryville à Ouargla », Le Tour du monde, 1863, p. 161.
137
XIXe siècle. La presse de son côté s’impose comme un laboratoire où se cristallisent toutes les
nouveautés et où prennent forme les meilleures initiatives. Ainsi, après le dessin, c’est autour
de la photographie de s’associer aux textes et de donner à la presse une dimension nouvelle
qui l’installe dans l’objectivité. La photographie permet à la presse de voyage de donner corps
au rêve, car:
Cette rencontre entre la presse et la photographie est généralement présentée par
l’historiographie comme une évidence : par son processus technique, la photographie aurait
produit des représentations plus authentiques qui ne pouvaient manquer de rencontrer la quête
d’impartialité de la presse d’information. Au- delà des discours d’impartialité, l’analyse des
photographies publiées révèle des critères esthétiques, techniques et économiques qui
interviennent dans l’usage de la photographie par la presse256.

Le critère de « la représentation authentique » qu’utilise Thierry Gervais à propos de


l’introduction massive de la photographie prend tout son sens dans la presse de voyage. Ainsi,
la photographie permet par son procédé révolutionnaire de capture par le biais de l’usage du
négatif et du positif. Elle fige sur du papier des lieux ou des personnes saisis sur le vif. La
photographie restitue l’authenticité et / ou la réalité des situations. La photographie par son
rapprochement de la réalité des choses aide à crédibiliser les récits de voyage qui se déroulent
dans des ailleurs lointains jamais vus jusque là. Elle apporte la preuve de l’existence de ces
lieux et des habitants qui les peuplent et donne à voir cet ailleurs dans ce qu’il a d’exotique et
de merveilleux. La photographie contribue à mettre fin aux récits fantastiques et fantaisistes
dont regorge la littérature de voyage.
La presse de voyage s’empare donc de l’illustration pour crédibiliser le récit et
permettre aux lecteurs à travers la photographie de se familiariser avec les lieux et les
populations. Il s’agit pour le voyageur d’avoir la possibilité de faire l’économie des longues
descriptions. La photographie peut en une seule prise figer un paysage, une scène de vie, un
portrait, de la faune et de la flore. Mais la presse n’a pas encore les moyens de reproduire les
photographies telles qu’elles sont prises. Ces dernières doivent passer par les mains des
illustrateurs attitrés des journaux d’où l’expression qui sature les légendes des dessins de
presse « d’après photographie » comme le constate Thierry Gervais257. L’illustrateur du
journal s’appuie sur la photographie pour produire un dessin qui accompagne le texte. A partir
de là, la photographie prend des dimensions artistiques nouvelles car entre les mains de
l’artiste, elle subit des retouches qui expurgent de toutes les impuretés imputées à un matériel
256
Thierry Gervais, « Poétique de l’image, 2. La photographie au service de l’information visuelle ( 1843-
1914) », Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Eve Thérenty et Alain Vaillant ( dir), La Civilisation du
journal, histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle, Paris, Nouveau monde éditions,
2011, p. 851.
257
Thierry Gervais, Ibid., p. 851.
138
qui n’est pas encore au point. Le dessin gagne en clarté et les lieux photographiés se
présentent sous leur meilleur jour. L’illustrateur de l’époque du XIX e siècle agit comme un
spécialiste actuel travaillant sur des logiciels comme photoshop pour retoucher et améliorer
les photos. L’expression « d’après photographie » côtoie dans le même article ou récit de
voyage, comme nous l’avons montré plus haut, une autre expression « d’après le croquis de
l’auteur ». Le meilleur exemple qui illustre l’usage et la combinaison de toutes ces techniques,
reste le récit de voyage du commandant Duhousset en Kabylie258. Ces deux expressions
montrent que les journaux mettent à contribution toutes les ressources iconographiques à leur
disposition pour donner une illustration parfaite aux articles qu’ils publient.
Enfin, le dessin, le croquis et la photographie n’ont qu’un seul objectif : celui de
rendre les connaissances véhiculées par le texte accessibles, moins ardues et plus attractives
comme l’écrit Fabrice Erre :
L’introduction de l’image dans la presse permet la construction d’un discours commun avec le
texte. Leur complémentarité enrichit le propos et lui donne un surcroît de force. Les « hommes
de lettres » et les patrons de presse du XIXe siècle accordent une grande importance à cette
occasion d’atteindre leurs objectifs culturels et commerciaux : diffuser un message plus
synthétique et plus attractif que celui de l’écrit seul, toucher des masses n’ayant pas accès au
journal259.

La presse de voyage apporte un nouveau souffle à la presse écrite par les différentes
innovations qu’elle met en branle. Dans le domaine des ressources humaines, elles intègrent
de nouvelles catégories comme les militaires qui apportent un savoir-écrire nouveau. Dans le
domaine iconographique, elle absorbe les nouvelles techniques comme la photographie et
l’adapte aux exigences du récit de voyage. Enfin, elle s’accapare des poétiques de la presse
quotidienne pour mieux les enraciner dans d’autres périodicités et des supports plus
volumineux. Dans notre recherche nous avons donné un large éventail des illustrations parues
dans la presse du XIXe siècle pour accompagner tous les chapitres de ce travail.
La conquête militaire favorise la conquête civile du territoire et son ouverture à la
circulation des voyageurs et des explorateurs. L’Algérie devient une contrée où l’on peut
voyager sans prendre de risques.

258
Le commandant Duhousset, « Excursion dans la grande Kabylie, notes et croquis recueillis entre la
Méditerranée et le Djurdjura », Le Tour du monde, 1867.
259
Fabrice Erre, « Poétique de l’image, 1. L’image dessinée » Dominique Khalifa, Philippe Régnier, Marie-Eve
Thérenty et Alain Vaillant ( dir), La Civilisation du journal, histoire culturelle et littéraire de la presse française
au XIXe siècle, Paris, Nouveau monde éditions, 2011, p. 835.
139
DEUXIÈME PARTIE:
LA CREATION DE L’ALGERIE COLONIALE

140
Il faut attendre quatre ans après la conquête d’Alger pour rendre effectif le
rattachement de l’Algérie à la France. Guy Pervillé rappelle les circonstances qui ont conduit
à l’accomplissement de cet évènement, quand il écrit :
Enfin, l’ordonnance du 22 juillet 1834 proclama pour la première fois l’annexion des
« possessions françaises dans le nord de l’Afrique », et en organisa l’administration sous
l’autorité d’un gouverneur général militaire, subordonné au ministre de la guerre. Le
gouvernement y assumait le pouvoir législatif sous forme d’ordonnances, et se réservait le
droit de le déléguer au gouverneur général, comme dans les comptoirs du Sénégal et de
l’Inde260.

Cet acte politique donne naissance à l’Algérie coloniale qui s’incarne par la
transformation totale du paysage urbain. Près d’Alger, la capitale de l’ancienne régence
turque, une ville coloniale voit le jour en dehors des murs de la casbah, le fief des
autochtones. Á l’intérieur du pays, les villages algériens subissent une sérieuse
métamorphose, avec l’édification de nouvelles infrastructures. La mairie, l’Église, la poste et
l’école font leur apparition dans un décor auparavant austère. La garnison militaire, pivot du
dispositif colonial, sécurise les lieux des éventuelles attaques venant des tribus velléitaires.
Ces acquis urbanistiques servent à enraciner la présence française en Algérie. L’opinion
publique assiste à l’émergence d’un grand département français qui promet prospérité et
notoriété à l’hexagone. L’édition261, qui connaît un dynamisme remarquable, s’empare de cet
évènement historique pour l’enraciner dans les mémoires.
Certains voyageurs venus en Algérie reprennent cette histoire de la conquête, les
étapes de l’expansion et en font le récit fondateur de la colonie. Les écrits s’accumulent et
deviennent nombreux. Il s’agit pour nous de voir, ou ce récit prend en compte toutes les
séquences de la conquête et de la pacification, ou si au contraire, les voyageurs le remodèlent
en corrigeant la réalité par l’écrit. Puis, dans un deuxième temps, nous étudierons si les
voyageurs adhèrent à l’idée de la mission civilisatrice de la France en Algérie et comment ils
voient les aspects de cette civilisation se mettre à l’œuvre sur le terrain en colonie. Enfin, on
analysera comment les voyageurs légitiment cette entreprise coloniale en Algérie pour qu’elle
réussisse et s’inscrive dans la durée.

260
Guy. Pervillé, La France en Algérie, 1830-1954, Paris, Vendémiaire, 2012, p. 32.
261
Voir à cet effet, un ouvrage anonyme : Notice statistique et historique sur le royaume et la ville d'Alger.
Résumé des meilleurs documents anciens et récents sur ce pays, Clermont-Ferrand, Thibaud-Landriot, 1830. Un
ouvrage anonyme intitulé, Réflexions sur la prise d’Alger, Marseille, Rouchon imprimeur, 1830. De
Quatrebarbes, Théodore, Souvenirs de la campagne d'Afrique, Paris, G.-A. Dentu -1831. Khodja Hamdane, Le
Miroir, Aperçu historique et statistique sur la régence d’Alger, Paris, Sindbad, 1985. Nettement, Alfred, Histoire
de la conquête d'Alger : écrite sur des documents inédits et authentiques, Paris, Lecoffre fils ,1867.

141
Chapitre1 : Une réécriture de l’histoire de l’expansion coloniale
L’Algérie intègre le giron de la France et acquiert le statut de colonie. Si l’on se fie à
la définition que donne le Nouveau dictionnaire de la langue française, élaboré par Pierre
Larousse au XIXe siècle, le mot « colonie » fait référence à « une population qui sort d’un
pays pour aller en habiter un autre262 ». Á partir de là, l’objectif est clair pour la France : faire
de l’Algérie une colonie de peuplement dès la publication du décret de la colonisation qui date
du 4 mars 1848. Ainsi, les autorités coloniales ouvrent le territoire algérien à une nouvelle
population qui partage le territoire et les ressources naturelles avec les autochtones. Pour
réussir ce bouleversement démographique, la France l’accompagne d’un certain nombre de
mesures qui permettent aux métropolitains et à des établissements financiers français
d’acquérir des biens immobiliers et des terres agricoles en colonie. Les tribus autochtones
propriétaires de ce foncier se défendent avec acharnement contre les expropriations, et
finissent par abdiquer devant la force de frappe de l’armée coloniale. Les victoires sur le
terrain des soldats engendrent une Algérie pacifiée. La conquête devient aussitôt une épopée
héroïque qui a besoin d’être scandée par des plumes, et des écrits favorables à l’entreprise
coloniale. Cette tâche revient en premier aux historiens puis aux thuriféraires de la
colonisation263 et à certains voyageurs qui arrivent en Algérie. La présence sur le sol algérien
de ces voyageurs venus de France, les pousse à s’informer sur toutes les séquences de
l’expansion coloniale. Ils décrivent les circonstances qui ont conduit à la maîtrise de ce
territoire. Ils se permettent aussi de critiquer la politique coloniale comme le fait Théophile
Gautier, quand il écrit lors de son séjour en colonie: « L’Algérie est un pays superbe où il n’y
a que les Français de trop264 ». Le constat de Théophile Gautier ressemble à une boutade mais
sous-entend que l’entreprise coloniale connaît de multiples travers. Par ailleurs, le récit de
voyage devient un palliatif rectifiant les errements de l’administration et les violences des
militaires. L’écriture permet d’introduire dans cette histoire faite de beaucoup de violence des
haltes salvatrices atténuant certains effets négatifs de la colonisation par la force.
Nous examinerons donc comment les voyageurs ont parlé de l’expropriation subie par
des autochtones en occultant les violences inhérentes à ce processus qui permet aux autorités
coloniales de disposer à leur guise du territoire algérien. Nous verrons aussi quelles sont les
conditions réelles offertes aux colons pour s’installer en Algérie et si elles sont conformes à la

262
Paris, Larousse et Boyer, 1856, p.106.
263
Alexis de Tocqueville, Sur l’Algérie, Paris, Garnier Flammarion, 2003.
264
Cité par Franck Laurent in, Le voyage en Algérie, Anthologie de voyageurs Français dans l’Algérie coloniale,
Paris, Robert Laffont collection « Bouquins », 2008, p. 146.

142
propagande coloniale que les voyageurs contribuent à diffuser et enfin nous analyserons
comment s’est faite l’héroïsation du colon-pionnier dans les récits de voyage.
A) L’expropriation mode d’emploi
La France coloniale s’autorise par différents moyens légaux et illégaux en Algérie à
déposséder les autochtones de leurs terres. Certains voyageurs prennent conscience de cet
épineux problème et décrivent dans leurs écrits ces processus de spoliation ingénieux et
injustes. Cependant, ils omettent de parler de la violence qui est consubstantielle à ces
expropriations.

1) La bataille du foncier
Dès le début de la conquête de l’Algérie, le foncier devient un enjeu majeur, qui
défavorise les Algériens et les prive de leurs terres. Les habitants d’Alger quittent leur ville
devant les destructions commises et la violence des soldats. Un témoin autochtone raconte
dans un livre les préjudices subis par les Algérois en ces termes:
La moitié de l’armée française était logée militairement dans les jardins (ou maisons de
plaisance) des habitants de la ville. Rappeler ici que les propriétaires de ces habitations n’ont
jamais reçu aucune indemnité ; qu’ils n’avaient pas la faculté de jouir de leurs propriétés, que
l’on détruisait les portes pour les brûler, que l’on arrachait les grilles de fer pour les vendre,
que l’on fouillait sous les parquets pour chercher des trésors imaginaires, c’est dire la vérité !!
Enfin, on a dévasté les jardins et les habitations à un tel point qu’ils ne pouvaient plus servir.
Tout ce que je raconte n’est ni amplifié ni exagéré, mais il faudrait voir tout ce saccagement
pour s’en faire une idée exacte265.

Le même témoin complète ce tableau noir en ajoutant un peu plus loin : « C’est là une
des causes principales qui décidèrent les propriétaires à se dessaisir de leurs biens aux

265
H. Khodja, Le Miroir, Paris, Sindbad, 1985, p. 200.
143
conditions qu’on leur offrait et moyennant un vil prix 266». Ainsi les propriétés, maisons,
jardins et terres agricoles changent de main. Cette braderie à grande échelle des possessions
autochtones suscite l’intérêt de toutes sortes d’aventuriers et de trafiquants venus dans le
sillage de l’armée d’occupation. Sans attendre les nouvelles traversent la mer et arrivent en
France, décrivant un territoire vacant, où l’on peut devenir propriétaire à moindre frais en
acquérant des terres agricoles dans les plaines fertiles qui jouxtent la ville d’Alger. Les
convoitises des métropolitains s’attisent et la colonie devient un énorme marché où règne
l’anarchie immobilière:
En dépit du péril, les Européens poursuivirent les spéculations et les tentatives de colonisation
dans la Mitidja. La fièvre des transactions par rentes annuelles gagna, outre les hommes
d’affaires et les sociétés capitalistes de la métropole, des fonctionnaires, des magistrats et des
officiers. La plupart, reconnaissait Drouet d’Erlon, n’avaient « ni l’intention ni les moyens de
cultiver », mais voulaient faire un gain en revendant aux compagnies « le plus cher possible ».
Les acheteurs étaient fréquemment dupés. La compagnie rouennaise se plaignait de n’avoir
trouvé qu’une seule propriété dans la montagne, alors qu’elle en avait acquis 36 dans la
plaine267.

La France victorieuse compte exercer sa souveraineté totale sur le territoire conquis.


Pour être en conformité avec les lois, elle invoque le code du domaine institué en métropole
en 1790 et travaille à la constitution d’une réserve domaniale publique en Algérie. Ces lois
puisées dans le droit français lui permettent dans un premier temps d’aliéner les biens du
Beylik. En un mot, toutes les possessions foncières de la régence turque reviennent de droit à
l’administration coloniale. Ces vastes terres fertiles et boisées servent d’espace à la France
pour s’établir. L’administration coloniale utilise d’autres procédés pour récupérer de
nouvelles terres appartenant à des particuliers et aux tribus autochtones.
La France recourt en Algérie à la procédure du séquestre des terres appartenant aux
populations vaincues. Elles deviennent un butin de guerre, et la presse de l’époque ne se prive
pas de donner des exemples concrets:
Les habitants de Sherschel268, qui l’ont abandonnée au mois de mars 1840 pour se joindre aux
ennemis de la France, n’ayant pas reparu depuis la prise de cette place, un arrêté du gouverneur-
général de l’Algérie, du 29 septembre 1840, a ordonné le séquestre et la réunion au domaine de
l’État de toutes les propriétés situées dans la ville et dans la zone de défense de son territoire,
qui n’auraient pas été réclamées au 1 er octobre. Il a prescrit en même temps la formation d’une
colonie composée de cent familles. Chaque chef de famille recevra une maison dans la ville et
dix hectares de terre dans la banlieue, à la charge de réparer la maison et de cultiver les terres
dans l’année 1841269.
266
H. Khodja, op,cit., p. 200.
267
Charles- André. Julien, Histoire de l’Algérie contemporaine, 1/Conquête et Colonisation, Paris, PUF, 1964, p.
121.
268
Ville côtière située à 90 km à l’ouest d’Alger (ancienne Césarée) comportant aussi un important site de
vestiges romains.
269
Anonyme, « Algérie, Scherschel, ou Cherchell », Magasin Pittoresque, 1841, p. 10.
144
Les délais qu’accorde l’administration coloniale aux habitants de la ville pour réintégrer
leurs demeures sont très courts. Ils renseignent sur la volonté française de hâter la
séquestration des biens de ces opposants pour qu’ils soient versés au domaine public.
Á côté des multiples spoliations qui affectent les autochtones, la France entreprend des
grands travaux de construction pour mettre la colonie au diapason de la métropole. Ainsi,
l’espace dans les villes acquiert une coloration française qui réjouit l’âme des voyageurs. Le
dépaysement se réfugie dans certains quartiers autochtones des villes qui ont survécu aux
transformations. Les quartiers et leurs habitants algériens rappellent aux visiteurs le
pittoresque d’un certain Orient. Mais, le lieu où la francisation du paysage urbain est le plus
visible, reste incontestablement Alger, comme le constate un voyageur :
Les nouvelles rues sont larges, bien alignées ; les maisons qu’elles séparent sont bien
construites à la française, et ornées des belles boutiques, comme seraient celles de nos villes de
province. Les anciennes rues sont curieuses à visiter pour un étranger : elles sont étroites,
tortueuses, obscures et fraîches.270.

Les différentes infrastructures qui naissent sur le sol algérien, demandent plus
d’espaces et plus de foncier à récupérer. Le domaine public s’avère incapable de répondre à la
voracité de la construction qui s’empare de la colonie. L’État français distribue des terres
fertiles aux colons qui arrivent de France. La satisfaction de ces besoins incessants conduit
l’administration à trouver un nouveau moyen d’aliéner les biens des autochtones. Ce nouveau
moyen se fait par le biais de la législation en invoquant « l’utilité publique » un dispositif
juridique imparable qui a l’avantage de « mettre la main » sur une infinité de domaines sans
dépenser le moindre centime. En effet l’administration considère les accaparements comme
un droit et refuse d’indemniser ceux qui ont été touchés. Khalfoune Tahar, juriste de
formation, explique dans un article la perversité de ce système qui se veut conforme à la loi:
Toutefois, il convient de souligner que la notion d’utilité publique, fondement juridique de
l’expropriation, est ici fort discutable. Même si les terres expropriées deviennent ainsi
propriété de la collectivité - ce qui les rapproche évidemment de l’objectif pour lequel elles ont
fait l’objet de mesures d’expropriation-, mais le fait qu’elles aient été concédées par la suite à
des particuliers, leur ôte en principe toute qualification d’utilité publique. Quand bien même
les terres concernées étaient devenues momentanément biens de l’État, il est tout de même
difficile d’admettre en l’espèce que l’expropriation, ayant finalement servi les intérêts de la
colonisation, répondait à l’objectif d’utilité publique dans le sens où cette expression est
couramment employée271.

270
J.C, « Souvenirs d’Alger », Revue de L’Orient et de l’Algérie coloniale, 1844, p. 239-240.
271
Tahar Khalfoune, « L’Algérie : champ d’expérimentation favori de(s) théorie(s) du domaine », colloque Pour
une histoire critique et citoyenne. Le cas de l’histoire franco-algérienne, 20-22 juin 2006, Lyon, ENS LSH,
2007, http://colloque-algerie.ens-lyon.fr/communication.php3?id_article=258, p. 9.
145
Toutes ces mesures désarçonnent les autochtones et le mode de fonctionnement qu’ils
connaissent depuis des siècles. Pour dire les choses autrement, les Algériens n’ont que leur
terre pour vivre et se retrouvent subitement incapables de se nourrir. Il faut rappeler que
l’économie du pays s’appuie sur l’agriculture et l’élevage du bétail. Cette situation atteint son
paroxysme lors de la famine de 1868. L’archevêque d’Alger sensible à cette catastrophe,
alerte l’opinion publique par écrit:
Les colons de mon village, m'écrit le Curé de Mahelma, viennent d'être les témoins du fait
suivant : une voiture chargée de fumier était en marche pour se rendre aux champs et des
Arabes en arrachaient des débris de feuilles de choux et des pelures de navets qu'ils secouaient
et dévoraient avidement272.

D’autres fléaux s’abattent sur la colonie. Car cette année 1868 se distingue aussi par
des épidémies qui touchent toute l’Algérie et des tremblements de terre qu’enregistre le nord
du pays. L’ampleur des dégâts laisse la France dans l’expectative, car elle se trouve
confrontée à une crise sans précédent et dans l’impossibilité de trouver les solutions
adéquates. Le docteur Alphonse Marie Rouire résume bien la situation qui prévaut en Algérie,
après près d’un siècle de colonisation:
Ignorant au début les mœurs et les coutumes des populations ainsi que leurs conditions
particulières d’existence, nous avons été entraînés à toutes sortes d’errements. Ne connaissant
ni l’organisation de la propriété indigène ni les règles du Coran qui régissent cette propriété,
nous avons dépossédé les indigènes d’une notable fraction et de la meilleure partie de leurs
terres. Nous avons transformé leurs institutions administratives, civiles et judiciaires, et avons
cherché à y substituer les nôtres sans tenir compte des différences de climat, de genre de vie et
d’habitudes. Il en est résulté chez la généralité des indigènes une situation matérielle que tout
le monde aujourd’hui convient de regarder comme fort précaire273.

Les annexions intégrales de certains territoires appartenant à des tribus réfractaires


engendrent morts d’hommes et disparition de tribus entières. L’exemple le plus édifiant
concerne les propriétaires qui habitent à proximité de la plaine de la Mitidja.
Certains historiens rappellent que l’entrée en lice de certaines nouvelles sciences
comme l’ethnologie et l’anthropologie dans l’univers colonial, a paradoxalement contribuée à
occulter l’étude des phénomènes de violence et des massacres à grande échelle subis par les
autochtones:
L’histoire de l’Algérie au XIX e siècle est avant tout marquée par la violence, violence de la
conquête puis de la domination coloniale. Le poids accordé à la dimension culturelle de la
colonisation, dans le sillage de la critique de l’orientalisme par Edward Saïd, a sans doute
éloigné pour un temps les historiens de l’analyse de la violence en actes. Cette tendance a été

272
Mgr Charles Lavigerie, Au sujet de la famine en Algérie, Luçon : Imp. F. Bideaux, 1868, p. 4.
273
Alphonse Marie Rouire, « Les indigènes Algériens », Revue des deux mondes, 1er avril 1909, p. 410.
146
renforcée par le succès de l’anthropologie historique des situations coloniales qui a privilégié
les « tensions » internes aux empires et les formes de négociation qu’elles ont fait naître274.

Les voyageurs s’essayent à ce que Martine Lavaud désigne par « le journalisme


anthropologique275 », où ils s’attardent sur les descriptions physiques et les comportements
quotidiens des sujets autochtones. La société indigène devient de facto un champ
expérimental qui trouve son prolongement dans les récits de voyages, comme le montre Jean
Poirier quand il parle de l’essor de cette science à l’époque:
L’ethnologie s’affirme progressivement au XIX e siècle, cependant qu’un mouvement parallèle
aboutit à l’avènement des sciences humaines. Mais plusieurs étapes peuvent être distinguées
dans l’évolution des idées. La publication de la doctrine comtiste, et sa vulgarisation à partir
de 1830, ouvrent une ère nouvelle ; un autre seuil peut être décelé, à la charnière du grand
XIXe siècle (celui de l’histoire des mœurs et non de la chronologie) qui s’ouvre peut-être vers
1800, mais qui ne finit qu’à la première guerre mondiale ; 1859-1860 est ainsi un seuil marqué
par la coïncidence d’un grand nombre d’évènements ethnologiques significatifs ; 1859 est
l’année où Broca prononce sa leçon inaugurale, l’année aussi de la fondation en Allemagne,
par Lazarus et Steinhal, de la revue Zeitschrift für Völkerpsychologie. L’étude scientifique de
l’homme commence à se diversifier bien que les chercheurs proviennent des horizons les plus
divers et que les spécialisations ne soient pas encore arrivées ; chaque branche de la recherche
prend un développement particulier, sinon autonome276.

La pacification du territoire algérien dure une quarantaine d’années. Et durant ce demi-


siècle, les autochtones algériens opposent une farouche résistance à l’envahisseur français
pour sauvegarder leur périmètre géographique. Dans beaucoup d’ouvrages historiques parus a
posteriori, le lecteur découvre l’existence d’une série d’insurrections tribales contre la
présence française. On peut citer l’exemple de la tribu des Ouffia qui fut exterminée en deux
jours, du 6 au 7 avril 1832 près d’Alger à El Harrach, les enfumades de la Dahra à l’ouest
d’Alger en 1845. Les récits privés des militaires sont truffés de détails sur la conquête
coloniale. Ils racontent avec exhaustivité l’opposition qu’ils rencontrent sur le terrain des
opérations. Par ailleurs, ils n’oublient pas d’adjoindre à leurs récits les atrocités commises lors
de cette immersion dans le pays profond algérien. Ils ne lésinent pas sur les mots pour
exprimer et assumer la violence qu’ils sèment au gré des batailles livrées sur le terrain. Il
existe une différence entre les récits que rapportent les journaux et ceux que les militaires
destinent à leurs familles. L’officier Lucien-François de Montagnac l’écrit de façon explicite
dans une lettre qu’il destine à son oncle:

274
Hélène Blais, Claire Fredj et Emmanuelle Saada, « Un long moment colonial : pour une histoire de l’Algérie
au XIXe siècle », Revue d’histoire du XIX e siècle, n°41, 2010/2, p. 12.
275
Martine Lavaud, « Archiver l’humanité : sciences, illustration et reportage anthropologique à l’aube du XX e
siècle »
276
Jean Poirier, Histoire de l’Ethnologie, Paris, Presses Universitaires de France, 1984, p. 23-24.
147
J’ai abandonné un moment la peau et le cœur de sauvage qui me recouvrent, et me dirige
aujourd’hui pour m’entourer des douceurs de l’affection que je retrouve toujours si pure, si
solide chez vous, mon brave oncle. J’avais bien besoin de ces bonnes lignes pour chasser un
peu tous les souvenirs de mort, de misère, de scènes d’horreur dont nous accablons les
malheureuses populations que nous poursuivons à outrance277.

Or les voyageurs militaires se contentent dans leurs récits journalistiques de célébrer


les victoires sur les tribus autochtones. Ils évoquent aussi les sacrifices des militaires pour que
l’Algérie coloniale existe. Les voyageurs civils n’assument pas la violence commise sur le
terrain des opérations par les militaires. Ils l’éludent en la laissant dans les récits héroïques
écrits par ceux qui ont participé aux campagnes victorieuses contre les autochtones.
Autrement dit, ils veulent montrer dans leurs écrits qu’ils agissent comme des chroniqueurs
qui ne rapportent que ce qu’ils voient, des chroniqueurs qui constatent que la colonisation est
un fait admis dans un pays soumis car le déroulement du voyage se fait en temps de paix et
dans un pays pacifié. Mais par ailleurs les autochtones qui l’habitent, peuvent à tout moment
rompre ce fragile équilibre et nuire à cette paix durable.
En occultant cette violence et les atrocités engendrées par la conquête, les voyageurs
réécrivent à leur manière l’histoire de la colonie. Ils racontent une histoire partielle et
sélective. Le docteur Rouire évoque dans son long article consacré aux indigènes algériens
« les confiscations de 1871278» qui « furent plus désastreuses pour les indigènes279 ».
Cependant, il ne donne pas plus de détails sur ce désastre et il passe sous silence ce qui s’est
passé à ce moment là en Algérie. En effet cette date coïncide avec la fin de l’insurrection des
tribus algériennes du nord et de Kabylie, conduite par El Mokrani, qui se révoltèrent contre le
système colonial et les dépassements constatés sur le terrain. L’armée française réprime dans
le sang cette rébellion. Les tribus perdent des centaines de milliers de leurs hommes valides.
Et pour punir les tribus réfractaires, la France spolia leurs meilleures terres, aggravant ainsi la
situation précaire des Algériens qui venaient de connaître une horrible famine et une
sécheresse sans précédent. Ces omissions et/ ou effacements sont une constante qui s’inscrit
dans la durée et jalonnent l’histoire de France. Le meilleur exemple au XIX e siècle est
l’histoire du tableau de Gustave Courbet, L’atelier du peintre, « Allégorie Réelle »
déterminant une phase de sept années de sa vie artistique (et morale)280. Dans la version
initiale de ce tableau, Courbet peint Charles Baudelaire au premier plan et à ses côtés sa
maîtresse haïtienne Jeanne Duval. Quand Baudelaire veut se présenter à l’académie

277
Franck Laurent, op.cit., p. 117.
278
Ibid., p. 431.
279
Ibid., p. 431.
280
Exécuté en 1855, Huile sur toile de 361cm x 598 cm et qui se trouve au Musée d’Orsay.
148
française281, il demande à son ami Courbet d’effacer Jeanne Duval de l’œuvre à cause de la
couleur de sa peau et de son origine. Le poète et le peintre mettent en pratique « le processus
d’invisibilisation ». Les voyageurs procèdent de la même façon car ils rendent invisibles dans
les écrits les souffrances des autochtones et les violences commises par l’armée coloniale.
Au XXe siècle, « ce processus d’invisibilisation » continue à travers l’institution
universitaire française. Ainsi l’historien Benjamin Stora, spécialiste de l’histoire
contemporaine de l’Algérie, parle de l’abandon par les chercheurs français de l’histoire
coloniale après les indépendances des anciennes colonies, en ces termes:
C’est un paradoxe intéressant : dans les années 1950-1960, l’Algérie coloniale était devenue
une sorte de laboratoire d’analyse, sur le système colonial, sur le rôle de la violence ou la
notion d’engagement ; un exercice d’analyse devenu traditionnel. Puis ce fut un champ
inoccupé, un territoire délaissé par les chercheurs français282.

En un mot l’évacuation du lieu colonial vide la mémoire de sa substance historique. Le


même problème se pose dans l’univers du cinéma français. Les films qui traitent de la guerre
d’Algérie sont peu nombreux dans une filmographie française très prolifique des années
cinquante et soixante. La comparaison avec les autres conflits s’affirme comme
disproportionnée :
Contrairement aux deux guerres mondiales qui constituent des sujets de prédilection des
réalisateurs, et malgré un certain retard à évoquer la seconde dans toute sa vérité, les guerres
de décolonisation et en particulier la guerre d’Algérie restent encore assez largement
méconnues283.

Dans l’édition quelques résistances apparaissent, comme le souligne Sylvère


Mbondobari284 dans un article où il analyse « l’invisibilité du colonialisme » dans la série
d’ouvrages, intitulée Les lieux de mémoire285, que publie Gallimard en sept volumes. Il
constate que « s’il est un reproche récurrent dans la réception de la monumentale œuvre éditée
par Pierre Nora, c’est bien celui de n’avoir pas suffisamment pris en compte l’histoire
coloniale de la France, notamment la quasi-absence de l’Afrique dans son repérage des lieux
de mémoire286 ». La même remarque peut être adressée à Marc Ferro qui a signé Le Livre noir

281
Voir le roman de Fabienne Pasquet, L’ombre de Baudelaire, Arles, Actes-Sud, 1996.
282
Benjamin Stora, Les guerres sans fin, un historien, la France et l’Algérie, Paris, Stock, 2008, p.28.
283
Catherine Gaston- Mathé, « Le règne de la censure », Cinémaction, Revue de cinéma et de Télévision, Guy
Hennebelle (dir) Mouny Berrah, Benjamin Stora, La guerre d’Algérie à l’écran, Paris, Corlet- Télérama, 1977,
p. 39.
284
Sylvère Mbondobari, « Prose postcoloniale et enjeux mémoriels, Discours, Mythes, et mémoire coloniale
dans 53cm et Petroleum de Sandrine Bessora » in Anthony Mangeon (dir), Postures postcoloniales, Domaines
africains et antillais. Paris, Karthala- MSH-M, p. 95- 124.
285
Pierre Nora, Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1984-1992, 7 vol.
286
Ibid., p. 104.
149
du colonialisme287. Il a complètement omis de parler du « code de l’indigénat » qui est en fait
un régime qu’on a appliqué dans les colonies sans l’aval de l’assemblée nationale française.
L’historien Olivier Le Cour Grandmaison 288 qualifie ce mode de gouvernance de
« monstruosité juridique », car il s’agit d’un dispositif répressif qui a été adopté le 28 juin
1881 pour gérer le quotidien des colonisés. En 1887, il a été généralisé dans toutes les
colonies françaises. Il introduit une forme de ségrégation entre les Européens et les sujets
indigènes. Les articles qui le régissent acculent les autochtones dans une sous-humanité
caractérisée. Ce code instaure la responsabilité collective et généralise les mesures de
représailles contre tout manquement à la loi. Ce code comporte un système des amendes et
des peines. Il sévit contre les autochtones qui refusent de se faire vacciner. Il punit ceux qui
construisent de façon illégale dans leurs douars et il emprisonne ceux qui sont coupables
d’outrages aux agents publics. Le deuxième volet du code décrit le système des taxes et
travaux forcés. Le code permet aux autorités coloniales de réquisitionner des travailleurs
autochtones pour différents travaux et la loi permet aussi de mobiliser dans le cadre de la
conscription des autochtones en cas de guerre.
Or, nos voyageurs civils disent aux lecteurs et à l’opinion publique que la colonisation
s’est faite sans heurts comme le fait Fortin d’Ivry quand il parle de la conquête militaire:
Dans les premières années de l’occupation partielle, nos corps d’armée, surchargés d’artillerie
et de bagages, chassaient régulièrement devant eux, dans les plaines basses ou sur les plateaux,
une cavalerie voltigeante pour laquelle la fuite était une tactique naturelle. Ils refoulaient
quelques montagnards dans le haut de leurs vallées, et ils arrivaient à ruiner quelque ville à
notre propre détriment, comme Medeah ou Milianah, et quelques gourbis bâtis en branchages,
dont les Kabyles ne se souciaient guère plus que de quelques fagots. L’emphase du bulletin
s’exerçait sur la quantité de terrain parcourue, sur le souvenir de lieux occupés par les
Romains, sur la fuite des masses de cavaliers ennemis, et sur la soumission illusoire de
certains individus ; tandis que la seule compensation chétive d’une perte toujours cruelle de
soldats était la trouvaille de quelques silos qu’on savait peu utiliser à cette époque 289.

L’écrit donne l’illusion que les Français étaient attendus avec impatience sur ce
territoire. Ils suggèrent aussi en filigrane que les quiproquos nés entre l’administration et les
autochtones sont dus à la mauvaise volonté des Algériens qui ne réalisent pas la chance qu’ils
ont de rencontrer la civilisation par le biais de la colonisation. Les autochtones restent attachés
à un droit d’essence divine et religieuse, contre le droit positif que propose la France pour
améliorer le sort des populations de sa colonie.

287
Paris, Robert Laffont, 2003.
288
De L’indigénat, Anatomie d’un « monstre » juridique, le droit colonial en Algérie et dans l’Empire français,
Alger, Saihi édition, 2011, p. 5.
289
Fortin d’Ivry, « L’Algérie, son importance, sa colonisation, son avenir », Revue de l’Orient et de l’Algérie
coloniale, 1845, T8, cahier 29, p. 57
150
2) La réorganisation du domaine autochtone

Après les confiscations par la force, la France introduit dans sa démarche d’occuper
tout le territoire algérien, un cycle légal. Cette légalité qui sied à un État civilisé doit passer
par le droit. Les changements politiques en France influent sur la politique menée en Algérie.
Ainsi, l’avènement du Second empire et la politique arabe de Napoléon III, qui rêvait
du royaume arabe290, impulsent une nouvelle dynamique dans le traitement des sujets
autochtones. Une autre politique foncière se met en place en prenant en compte les usages et
coutumes locaux qui régissent la propriété chez les Algériens. Les études menées sur le terrain
permettent de comprendre le mode de fonctionnement de la société colonisée. Á partir de là,
un changement dans la manière de gérer le foncier se concrétise par l’adoption du « sénatus-
consulte » le 22 avril 1863 qui « a curieusement reconnu aux tribus, pour la première fois, le
droit de propriété sur les terres arch291, makhzen292, sebaga293, alors qu’elles n’exerçaient sur
elles, jusque-là, qu’un droit de jouissance perpétuel. Ce droit de propriété concédé aux tribus
retire par conséquent à l’État son droit de propriété éminent sur ces biens 294 ».
Cette parenthèse permet aux autochtones d’arrêter l’hémorragie de la perte de leurs
biens. Les nouvelles lois encouragent les autochtones à faire leur entrée sur le marché du
foncier. Ils deviennent propriétaires de certaines parcelles ou domaines agricoles perdus et se
reconstituent une réserve foncière conséquente. Le docteur Rouire exprime une certaine
satisfaction dans son article quand il parle de ce processus qui avantage pour une fois les
Algériens :
Plus significative encore dans cet ordre d’idées, est la part que prend l’élément kabyle, dans
les transactions foncières. Il n’est pas d’économies qu’il ne fasse pour arriver à récupérer
partie des terrains dont on le dépouille. Si la colonisation officielle l’exproprie de ses terres et
si la colonisation privée lui en achète, lui aussi rachète des terres295.

Ce nouveau phénomène de la reconquête foncière est très intéressant dans le sens où il


dénote un esprit de renouveau qui s’empare de la société algérienne épuisée par un demi-
siècle de guerre et de violence extrême. Les paysans algériens qui ont assisté pendant des
années à l’amenuisement de leur patrimoine, se montrent déterminés à se rendre maître de
toutes les terres mises en vente par le domaine ou par les colons. Ainsi, entre 1877 et 1888, les

290
Annie Rey-Godzeiguer, Le royaume arabe, la politique algérienne de Napoléon III, Alger, SNED, 1977.
291
Se dit des biens de la collectivité appartenant à la tribu et ne peut être vendu.
292
Se dit des biens appartenant aux militaires turcs.
293
Le mot est utilisé dans la région d’Oran et se dit des biens de la collectivité appartenant à la tribu et ne
pouvant être vendus.
294
Ibid., p. 6.
295
Rouire, « Les indigènes Algériens, La nécessité d’un programme politique nouveau et l’avenir des races
indigènes », Revue des deux mondes, 1909, p. 633.
151
Européens cèdent aux Algériens plus de 3373 hectares296. Mais selon le docteur Rouire, la
terre coûte toujours plus cher à l’autochtone car le foncier reste un enjeu crucial en colonie et
fait l’objet d’une spéculation féroce qui aiguise tous les appétits.
Or l’administration coloniale ne voit pas d’un bon œil ce processus de reconquête
entrepris par les autochtones. La France coloniale ne manque pas de ressources législatives
qui ne cessent de léser l’autochtone. Le docteur Rouire relève dans son article, la promptitude
de l’administration coloniale à garder l’avantage sur les autochtones, quand il récapitule
l’historique des spoliations:
En fait, depuis 1840, année où prévalut l’idée de la colonisation officielle, pas une année ne
s’est écoulée sans que, par un procédé ou par un autre, avec un zèle inégal et à travers des
fluctuations d’opinions, l’administration n’ait cessé de poursuivre son but. L’éviction des
premiers possesseurs du sol a suivi depuis cette époque une marche continue et il est curieux
d’en relever, décade par décade, les étapes progressives. De 1841 à 1851, la colonisation
officielle étant inaugurée, 115000 hectares sont distraits pour créer ou agrandir des villes et
villages. De 1851 à 1861, 250000 hectares sont aliénés. De 1861 à 1871, on concède près de
400000 hectares ; de 1871 à 1881, 401099 hectares ; de 1881 à 1891, 176000 hectares […] En
somme, c’est sur 5 millions d’hectares que des limites ont été apportées, depuis la conquête, à
la jouissance, ou aux facultés légales d’exploitation du sol par les indigènes. 297

L’historien Guy Pervillé corrobore les propos du docteur Rouire quand il affirme que:

D’autre part, la législation favorisa les acquisitions privées. Après le sénatus-consulte de 1863
(qui avait servi à accélérer la division de la propriété tribale, contrairement à l’intention de
Napoléon III) la loi Warnier du 26 juillet 1873 soumit l’établissement de la propriété
immobilière et foncière au droit civil français, selon lequel « nul n’est tenu de rester dans
l’indivision ». Ainsi l’achat de la part, même minime, d’un copropriétaire indigène obligea
souvent des familles entières à céder leur bien pour un prix dérisoire298.

La tentative de réorganisation du foncier en Algérie n’introduit aucune amélioration


notable dans le sort des autochtones.
3) Des perversités de l’utilisation du numéraire
L’inflation des lois foncières conduit les autochtones à se retrouver dans des situations
inextricables et de fragilité extrême. Ainsi, ils perdent leurs terres en contractant des emprunts
à des taux prohibitifs. L’habitude des trocs fausse chez les autochtones la représentation qu’ils
se font de la valeur numéraire des biens introduites par la colonisation.
Par ailleurs, ils découvrent le numéraire que proposent des spéculateurs. Certains se
défont de leurs terres pour des prix dérisoires dans l’espoir de jouir des choses qu’on peut
acquérir avec de l’argent. Mais comme ils n’ont pas l’habitude de manier les billets, ils le
dépensent très vite. Les conséquences sont néfastes pour eux car ils se retrouvent sans

296
Ibid., p. 633.
297
Ibid., p. 429.
298
Guy Pervillé, op.cit., p. 69.
152
ressources. Ils passent rapidement du statut de propriétaires à celui de travailleur saisonnier.
Arsène Vacherot privilégie dans ses écrits l’autochtone qui a ce statut de travailleur
saisonnier, désigné par le vocable arabe de « Khammès », et exprime ses craintes par-rapport à
l’accès à la propriété des autochtones, car comme il l’affirme:
Nous sommes menacés de perdre le principal résultat qu’il devait amener, c'est-à-dire
l’extrême morcellement de la propriété. S’il faut en croire certains indices, le gouvernement
serait décidé à exclure du partage toute une classe, la plus nombreuse, la plus digne d’intérêt,
la seule laborieuse, celle des khammès. Cette mesure serait grave. Elle enlèverait à la grande
majorité de la population arabe la source la plus féconde de la production, le sentiment de la
propriété ; elle retarderait indéfiniment le rapprochement des Européens et des indigènes,
rapprochement qui ne s’est encore produit qu’en territoire civil 299.

La France coloniale s’autorise par différents moyens légaux et illégaux en Algérie à


déposséder les autochtones de leurs terres. Cette nouvelle politique foncière ruine les
autochtones et engendre chez eux plus de précarité et de dénuement. Les voyageurs constatent
sur le terrain l’étendue des dégâts causés par les lois scélérates produites pour satisfaire ce
désir d’expansion coloniale.
Dans leurs écrits, certains militaires comme le lieutenant de L’Harpe et le docteur
Rouire proposent une autre manière de procéder qui respecte les traditions locales et les
coutumes des autochtones. Ils émettent des réserves sur les bienfaits de la civilisation qui pour
certaines pervertissent les Algériens. Ainsi, le lieutenant de L’Harpe affirme qu’ « aujourd’hui
tout est changé : les jours de marché, à Biskra ou à Touggourt, ne voit-on pas des fils du
désert s’asseoir dans le cabaret d’un vil youtre et demander au « poison roumi » l’absinthe
une ivresse qui les transforme en brutes inertes300 ? ». Plus loin, le lieutenant De L’Harpe
ajoute : « Il ne nous appartient pas à nous, simples touristes, de développer cette question :
l’avenir de l’État social des Arabes d’Algérie 301 ». Le lieutenant de L’Harpe se décharge de sa
fonction officielle de militaire pour endosser l’habit du touriste qui ne peut pas influer sur le
cours de l’Histoire, en filigrane, Il suggère à l’administration coloniale de prendre en charge
les problèmes qui sont nés suite à l’occupation de l’Algérie. Le lieutenant De L’Harpe
continue de montrer sa lucidité sur la situation des autochtones en citant:
Un auteur très autorisé en la matière302 : « Que des fois, durant ces longues années de solitude,
passées loin de tout centre civilisé, nous nous sommes demandé si l’état social musulman,
destiné à disparaître, n’assure pas à l’individu plus de bonheur que la civilisation ne pourra lui

299
Arsène Vacherot, « L’Algérie sous l’empire, les indigènes et la colonisation », Revue des deux mondes, T83,
1869, p. 187.
300
Frederik de L’Harpe, « Dans le sud algérien, à travers les montagnes de l’Aurès et dans les Oasis du Souf »,
Le Tour du monde, N° 13, 30 mars 1901, p. 145.
301
Ibid., p. 145.
302
Il s’agit du lieutenant-colonel Villot qui a publié, Mœurs, coutumes des indigènes de l’Algérie, Alger,
Jourdan, 1888.
153
en donner ! » « En réfléchissant à l’attrait des plaisirs, aux nombreuses industries que le luxe
développe, aux salaires élevés payés par le commerce, nous nous disions que ces institutions
ne résisteraient pas longtemps encore. « Bientôt, dans les villes algériennes, on verra accourir
de nombreux indigènes se disputant les salaires ; on les verra bientôt prendre des habitudes
d’ivrognerie et de désordre ». La civilisation amènera son cortège d’inégalité dans la
répartition des biens, son luxe insolent et ses misères répugnantes, dont les boulevards de nos
grandes cités offrent déjà le déplorable spectacle ».

Mais, cette lucidité dont font preuve, le docteur Rouire, le lieutenant de L’Harpe et le
lieutenant-colonel Villot est absente chez les autres voyageurs. L’occultation de toute trace de
violence dans les récits permet à ces voyageurs d’atténuer les effets de la conquête sur les
autochtones. Ils veulent en quelque sorte introduire des séquences salvatrices plus humaines
pour corriger l’Histoire par l’écrit. Ils inventent une autre réalité possible où l’autochtone,
malgré une infériorité convenue, est traité comme l’égal du Français.
B) Des conditions de l’installation des colons
Les autorités coloniales disposent en Algérie d’un vaste territoire ce qui les amène à
encourager l’implantation d’Européens pour servir d’auxiliaires à l’entreprise coloniale. La
promulgation du décret de la colonisation en septembre 1848 propose d’aider ces pionniers à
s’installer. Ils viennent pour revaloriser les terres et contribuer à apporter un savoir faire
agricole dont les autochtones sont privés. Mais cette installation se fait souvent dans des
conditions difficiles et engendre beaucoup de désillusions.
1) L’implantation de l’Européen en Algérie
L’idée de faire de l’Algérie une colonie de peuplement obéit à la logique de
l’occupation intégrale du pays à long terme. La réussite de cet objectif colonial passe par une
importante présence militaire et l’aide que peuvent apporter les civils européens pour la
sauvegarde du territoire. Le recours aux citoyens européens vise aussi à modifier la
démographie de l’Algérie et à créer un rapport de force qui penche en faveur du colonisateur.
Mais l’armée coloniale qui gère le pays conquis, voit d’un mauvais œil l’arrivée anarchique
de centaines d’Européens en Algérie, à l’aube de la conquête. Elle veut réguler ce flux
migratoire en préparant des conditions d’installation adéquates aux nouveaux arrivants.
Ainsi, le quotidien La Presse, montre son enthousiasme à peupler l’Algérie, quand elle écrit
dans ses colonnes:
Espérons que le beau fait d’armes du général Bugeaud mettra enfin un terme aux pensées
douteuses et incertaines. Le moment est venu d’ouvrir cette campagne décisive qui doit fixer
le sort de notre colonie. La saison des pluies et des fièvres n’arrive guère que dans deux mois,
et ces deux mois suffiront, et au-delà au maréchal Clauzel pour en finir avec Abd-el-Kader, et
pour reculer au-delà de l’Atlas, non pas la limite de nos positions effectives, mais le cercle de
prestige qu’exerce la domination française en Afrique. L’Europe entière n’attend que cette
décision pour faire d’Alger une colonie européenne, soumise aux Français, en y versant

154
l’excédent de sa population. Qu’on donne seulement aux colons la sécurité, et ils afflueront de
toutes parts sur ce riche territoire, d’où la civilisation doit se répandre peu à peu et gagner de
proche en proche au moins tout le littoral de l’Afrique303.

Ce plaidoyer est assez représentatif des positions de la presse française qui soutient le
fait colonial après avoir émis des réserves sur l’expédition d’Alger en 1830.
Mais cette implantation des Européens en Algérie pose un certain nombre de
problèmes. Les demandes sont nombreuses et l’administration coloniale embryonnaire qui se
met en place, édicte des critères d’éligibilité au statut de colon en Algérie. Pour les colons qui
arrivent en Algérie avec des moyens financiers, elle distribue dix hectares de terre car elle
considère qu’ils sont en mesure de construire la maison où ils habiteront. Quant aux
militaires ayant quitté l’armée et qui veulent s’établir en colonie, ils bénéficient de six
hectares. Enfin, la troisième catégorie est celle des colons qui sont dépourvus de moyens
financiers, eux ils obtiennent quatre hectares304. Le second est relatif à la sécurité de ces
exploitations dirigées par les colons et cernées par les tribus locales. L’armée ne peut pas
surveiller toutes les fermes et prévenir les attaques des autochtones. Elle veut limiter les
attaques qui ciblent les domaines tenus par les Européens. Mais deux de ces pionniers s’en
tirent mieux que tous les autres et apparaissent comme le modèle à imiter:
Les « colons en gants jaunes305 » se montrèrent les plus entreprenants. Vialar et Tonnac
acquirent en février 1835 l’h’aouch Khadra (la « ferme de la verdure », près de Rivet),
domaine de 300 hectares, où Tonnac se fixa dans une maison fortifiée d’où il dirigea
l’exploitation en s’habillant et vivant à l’arabe. En avril, il vantait à Vialar l’herbe de ses
prairies et, en 1836, ensemençait 200 hectares en blé. Il se félicitait de ses relations avec les
indigènes mais il n’hésitait pas à aller faire le coup de feu contre les tribus de la montagne
dont il redoutait les incursions306.

Durant les cinq premières années qui succèdent à la conquête de l’Algérie, les
Européens occupent beaucoup d’autres secteurs d’activité que les autochtones ne connaissent
pas. Ils amènent dans leurs bagages un savoir-faire qui correspond aux exigences de la vie
française délocalisée et tous les services qu’ils peuvent rendre aux soldats de la troupe. Dans
cette euphorie qui s’est emparée de la presse pour applaudir l’installation des Européens en
colonie, Fortin d’Ivry, colon et membre de la société orientale, décrit dans une lettre qu’il
adresse à un certain Horeau les avanies de l’aventure coloniale en ces termes:
J’ai revu le Fondouk, bourg nouveau fondé à l’extrémité de la Mitidjah (route de Constantine),
dont j’avais vu au mois de juin les premières baraques et les habitants bien portants en

303
Le 10 août 1836, p. 3.
304
Sur l’ensemble des questions liées à l’installation des colons européens, nous renvoyons à l’ouvrage de
Gabriel. Hanotaux et Gabriel Martinau, Histoire des colonies françaises et de l’expansion de la France dans le
monde, Tome II, L’Algérie, Paris, Plon, 1929-1934.
305
Ce sont des aristocrates légitimistes qui ont refusé la monarchie de Juillet et qui se sont installés en Algérie.
306
Charles André-Julien, op.cit., p. 122.
155
espérant en l’avenir ; mais les sauterelles, le vent du désert et les miasmes des marais se sont
rués sur lui, et trois mois après, le Fondouk n’était plus qu’un vaste cimetière avec quelques
malades ou mourants ayant à peine la force de gémir sur les morts307.

L’enthousiasme de la presse est compréhensible dans le sens où la colonisation ouvre


des perspectives aux chômeurs en France et en Europe. Cependant, la réalité du terrain est
autre pour les colons car ils subissent les affres d’une nature impitoyable et d’un climat
inclément. La vie des colons-pionniers reste tributaire des caprices d’un environnement
souvent inadéquat.
2) L’ère du colon-soldat
Cependant la signature du traité de la Tafna le 30 mai 1837 entre l’émir Abdelkader et
l’armée française remet en cause la politique des concessions accordées aux nouveaux
arrivants européens. Cet accord entre la partie algérienne et française stipule le partage du
territoire algérien. Les autorités coloniales jouissent des régions et villes côtières et l’émir
Abdelkader garde l’intérieur des terres. La souveraineté du chef de la résistance algérienne
commence au sud d’Alger et comprend tous les territoires qui vont de la frontière marocaine à
la frontière tunisienne. La France tient à respecter les accords signés avec l’émir. Le chef
algérien de son côté ne tergiverse pas sur l’intégrité territoriale que lui confère le traité de la
Tafna. La trêve que les deux parties observent pendant quelques mois est rompue, suite à une
mauvaise interprétation des articles de l’accord. L’émir Abdelkader se rend coupable du
massacre de la tribu des Ben Zetoun, qui habitent au sud d’Alger. Elle était sous son
administration, l’émir l’accuse d’être favorable à la conquête de l’Algérie et de collaborer
avec l’armée coloniale.
Les incursions et la mobilité de l’émir Abdelkader mettent à mal les espoirs coloniaux
de la France et des Européens, comme le rapporte Guy Pervillé:
Cette première colonisation, limitée aux environs d’Alger (collines du Sahel et plaine de la
Mitidja, jusqu’aux insalubres marais de Boufarik), fut presque anéantie par l’offensive de
l’émir Abdelkader à la fin de 1839. Le général Bugeaud en alors un bilan très sévère. « Nous
nous agitons depuis dix ans pour faire les choses du monde, je ne dirai pas les plus futiles,
mais les plus infructueuses », déclara-t-il à la chambre le 15 janvier 1840308.

Le général Bugeaud revient en Algérie le 22 février 1841. Il hérite du poste de


gouverneur militaire de la colonie. Dès son arrivée à Alger, il relance la politique de
colonisation mais sous une autre forme. D’abord, il préconise la pacification totale du
territoire algérien et ne tarde pas à mettre en pratique sur le terrain la politique de la terre

307
Fortin d’Ivry, « Algérie- Etat de la colonisation », Revue de l’orient, T9, 1846, p. 172.
308
Guy Pervillé, op.cit., p. 37.
156
brûlée. Cette stratégie terrorise les tribus réfractaires et annonce la pacification de l’Algérie.
L’horreur atteint son paroxysme sous sa gouvernance. Il donne des instructions fermes pour
affamer les tribus guerrières. La politique de terreur facilite les soumissions des différentes
tribus. Il ne croit pas à l’efficacité des colons civils car ils ne peuvent pas se défendre, ni
garder leurs terres devant les incursions des tribus autochtones. Le maréchal Bugeaud note
dans son mémoire que:
Les colons civils, on ne saurait trop le répéter, ne pourraient s’établir, et encore moins se
soutenir par leurs propres forces et isolément. Croire qu’on arriverait en laissant faire le temps
et avec une dépense annuelle de cinquante millions, serait préparer la ruine de nos finances, et
poursuivre la plus déplorable utopie, peut-être, qu’un peuple eût jamais rêvée309.

Par ailleurs, le maréchal Bugeaud met en exergue la bravoure des Algériens. Il


reconnaît leur farouche résistance à l’armée coloniale. Autrement dit, la seule option qu’il
propose d’opposer à la détermination des tribus est l’option militaire. La meilleure alternative
est de compter sur ce qu’il appelle le « colon-soldat ». La constitution de cette nouvelle
catégorie doit s’appuyer sur les troupes coloniales. Le maréchal Bugeaud définit dans son
mémoire le profil du « colon-soldat » comme suit:
Dans l’armée de France, bien des soldats rêvent l’Afrique ; dans l’armée d’Afrique, beaucoup
seraient disposés à demeurer, en présence de chances d’établissement et d’avenir. Les sous-
officiers et soldats libérés qui gémissent de leur repos (il y en a des milliers), seraient heureux
de ressaisir une carrière dont les issues leurs sont fermées ; ils se montreraient d’autant plus
pressés d’y rentrer, que la récompense y devancerait le service. Enfin, dans quelques-unes de
nos provinces, où les populations se distinguent par la ténacité, l’énergie, la force physique,
par plus de sève, de travail, et un peu de caractère aventureux qui sied si bien aux entreprises
lointaines, les colons militaires trouveraient encore un recrutement précieux. Avec de la
nouveauté, des dangers à courir, des obstacles à surmonter, on aura toujours sous la main un
stimulant puissant ; et la preuve, c’est que, toutes les fois qu’il s’est agi de grossir nos
bataillons d’Afrique ou d’alimenter nos colonies des grandes mers, ni la distance, ni le climat,
ni les Arabes, ni la fièvre jaune, cet autre ennemi de notre humanité, n’ont chez nous attiédi le
zèle. Il n’y a point d’inquiétude à craindre de ce côté. Le signal donné, il est probable qu’il y
aura foule pour y répondre. Et, si par impossible, on ne pouvait d’abord réunir que 9 ou 10000
hommes, il suffirait encore pour implanter dans les zones actuelles un excellent noyau de
populations310.

Une fois les colons-soldats recrutés, le maréchal Bugeaud prévoit de les regrouper
dans des villages, qui ne doivent pas être éloignés les uns des autres. La proximité entre ces
lieux de vie permet d’organiser une riposte efficace aux tentatives d’incursions des
autochtones. La construction de chaque village doit prendre en compte sa capacité à repousser
toutes les attaques en attendant que les secours arrivent.

309
Weil, Œuvres militaires du maréchal Bugeaud, Duc d’Isly, Paris, Librairie militaire de L. Baudoin et Ce,
1883, p. 238.
310
Weil, op.cit., p. 236.
157
Le projet très ambitieux en théorie ne reste pas lettre morte mais se concrétise sur le
terrain. Le maréchal Bugeaud, fort de son passé de héros des guerres napoléoniennes et des
conquêtes africaines, met fin à la résistance de l’émir Abdelkader 311. Mais c’était une lutte
acharnée et le commandant Colonieu, lors de son voyage au Sahara, n’omet pas d’évoquer les
stratégies utilisées par l’armée coloniale pour contrer le chef de la résistance algérienne en ces
termes:
Mohamed- Ben-Abdellah, marabout important des Traras, avait joué un certain rôle politique
dans la subdivision de Tlemcen. En 1843, présenté au général Bedeau par un chef influent de
notre maghzen, comme un homme assez puissant pour contre-balancer la puissance d’Abd-el-
Kader. On l’avait nommé khalifa de Tlemcen avec un traitement annuel de dix-huit-mille
francs. On s’aperçut bientôt de la nullité de son action au point de vue de l’intérêt de notre
312
occupation, et, tout en tolérant l’homme, on n’attendit qu’une occasion pour écarter le chef .

Le règne du maréchal Bugeaud se caractérise par une violence extrême. Ses officiers
pratiquent les enfumades à grande échelle contre certaines tribus dans les grottes de la Dahra,
des montagnes situées à l’ouest d’Alger 313. Il demeure sept ans en Algérie, au poste de
gouverneur militaire de la colonie. Cette durée lui laisse la possibilité de mettre en application
son programme annoncé dans son mémoire314. Homme pragmatique, il profite du savoir-faire
des membres de la troupe pour transformer la colonie et la doter des infrastructures de base.
Les militaires sous son impulsion construisent les routes pour faciliter les déplacements entre
les villages et les villes. Ces routes ont un but pratique et stratégique pour les militaires car
elles favorisent l’accès rapide aux zones de tension. Il résout le problème crucial de l’eau, en
creusant des puits partout où les ressources hydrauliques manquent. Il installe des canaux
d’irrigation pour faire face aux sécheresses récurrentes en Algérie. Il prend conscience du
manque de forêts en Algérie et décide de lancer des grandes campagnes de reboisement. Il
fonde par ordonnance des villages sur la côte comme : Fouka et Mehelma à l’ouest d’Alger à
proximité de la plaine de la Mitidja. Mais les dix mille colons-soldats qu’il espérait n’étaient
pas au rendez-vous. Les conditions de vie et de travail dans ces villages étaient exécrables:
Les colons de Aïn-Fouka furent astreints au travail en commun durant trois jours par semaine
qui furent employés bien moins aux travaux des champs qu’à fournir des ressources à la
collectivité, par la participation à l’édification de l’obstacle, la fabrication du charbon et
l’extraction ou la confection de matériaux de construction. Ce fut une forme aggravée de la vie
de caserne qui provoqua démissions et désertions315.

311
Sur la guerre entre Bugeaud et l’émir Abdelkader, voir le chapitre IV de l’ouvrage de Charles-André Julien,
op.cit., p.168-209.
312
Victor Colonieu, « Voyage dans le Sahara algérien », Le Tour du monde, 1863, p. 162.
313
Sur l’ensemble de ses questions, voir l’ouvrage de François Maspéro, « L’honneur de Saint-Arnaud » Paris,
Points-Seuil, 2000.
314
Voir supra.
315
Charles-André Julien, op.cit., p. 236.
158
Les conditions de vie des colons en général restent très précaires ce qui rend réticent
beaucoup de métropolitains à venir tenter l’aventure coloniale en Algérie. Chrétien Blaser
montre lors de sa visite de la colonie suisse de Sétif que les colons s’en tirent moins bien que
les ouvriers : « qui pour le moment, peuvent le plus sûrement compter prospérer sont les
charrons, les maréchaux, les selliers, menuisiers, boulangers, bouchers, cordonniers, maçons,
marchands, charretiers316 ».
Les colons agriculteurs rencontrent beaucoup de problème sur le terrain, ce qui rend
l’échec de cette aventure pour certains inéluctable.
3) Le rêve algérien des colons européens
La fin de l’utopie du colon-soldat ne décourage pas le maréchal Bugeaud. Bien au
contraire, il poursuit son travail de bâtisseur. Il se consacre dans la Mitidja à l’assèchement
des marais. Ainsi les soldats revalorisent les terres en créant de nouvelles surfaces agricoles.
Á côté de ces œuvres qui mettent la colonie au diapason de la métropole, le maréchal
Bugeaud a tout le temps gardé son sabre hors de son fourreau. Il n’a cessé de sévir contre les
autochtones réfractaires à l’ordre colonial. Il vient à bout de la résistance des tribus du centre
de l’Algérie et de l’ouest. Il pacifie le territoire, et la paix retrouvée ouvre la voie à
l’installation des colons civils et suscite l’enthousiasme des thuriféraires du système colonial.
Ainsi, Fortin d’Ivry le fait savoir dans un article paru dans le Bulletin de la société
orientale, quand il laisse sa plume s’épancher sur le sujet:
Ce n’est plus une colonie, mais un empire magnifique, à deux journées des ports français, qu’il
s’agit de peupler et de coloniser. Car la conquête en est faite et assurée, bien qu’on en dise,
malgré les difficultés et les révoltes qui se répèteront toujours avec moins d’intensité peut-être
pendant un quart de siècle317.

Fortin d’Ivry est lui-même colon, membre de la société orientale depuis 1843. Il est
propriétaire d’un grand domaine à l’est d’Alger dans la commune de la Réghaia. Les
correspondances qu’il entretient avec la société orientale et la revue qu’elle publie, la Revue
de l’Orient et de l’Algérie et des colonies, montrent que l’un des buts poursuivi par les
sociétaires de cette association est de favoriser la venue des Européens en Algérie. Par
ailleurs, cette revue est aussi un « recueil consacré à la discussion des intérêts de tous les états
orientaux et des colonies françaises de l'Afrique, de l'Inde et de l'Océanie ». Fortin d’Ivry
donne des informations sur les terres revalorisées, et les terrains disponibles qui peuvent

316
Chrétien Blaser, « Voyage dans les colonies suisses à Sétif », Revue de l’Orient, 1856, p. 311.
317
Fortin d’Ivry, « L’Algérie, son importance, sa colonisation, son avenir », Revue de l’Orient, T8, cahier 29,
1845, p. 56.
159
intéresser les potentiels colons. Il décrit également les cultures susceptibles de réussir sur le
sol colonial. Tout ce travail de propagande met en avant l’amélioration de la situation
sécuritaire et les facilités accordées par l’État français aux Européens. L’Algérie attire à partir
de là, beaucoup de candidats. Ces derniers savent notamment que le transport est gratuit et
qu’une concession agricole les attend à leur arrivée.
Adolphe Joanne, chroniqueur en vogue qui travaille pour l’hebdomadaire,
L’Illustration, raconte sa traversée sur le bateau « Le Pharamond » lors de son voyage en
Algérie effectué en 1846. Ainsi, il écrit à ce propos:
Pourquoi la chambre des Députés ne protègerait-elle pas les classes pauvres sur mer comme
sur terre contre la rapacité des compagnies particulières et la honteuse indifférence de l’État ?
Pourquoi n’exigerait-elle pas que ces soldats et ces colons qui vont peut être mourir pour la
France, qui n’ont pas comme les voyageurs des chemins de fer, le choix entre plusieurs
moyens de transport et qui subissent certainement les douloureuses épreuves du mal de mer,
soient au moins, pendant la traversée, mis à l’abri du vent, de la pluie, du froid et des vagues ?
Les rationnaires sont les passagers de 3e classe dont l’État paye les frais de voyage. Ils se
composent en majeure partie de militaires qui viennent de rétablir en France leur santé
délabrée, et qui vont reprendre leur corps, d’honnêtes et laborieux artisans de diverses
professions, enfin de cultivateurs pour qui quittent avec joie le pays natal, heureux d’avoir
obtenu une concession de terre, comme si le champ un culte dont le gouvernement leur fait
l’aumône ne devait pas être leur tombeau318.

Cet extrait est emblématique des attentes des nouveaux colons qui croient dans le rêve
algérien. Ils endurent les pires avanies, voyageant dans des conditions inhumaines et exposent
leurs vies à un péril certain. Adolphe Joanne montre le peu de considération de la part de
l’État pour cette catégorie de ses citoyens, qui viennent peupler et développer un grand
territoire. Les soldats de leur côté n’échappent pas à ce traitement bestial en empruntant ce
bateau alors qu’ils sont censés défendre la colonie et sauvegarder ce territoire dans le giron de
la mère patrie.
Toutes ces péripéties ne découragent pas les candidats au rêve algérien. Ainsi, la
colonie attire dans son sillage beaucoup d’autres nationalités. Le lecteur apprend la diversité
de l’origine des colons qui s’installent en Algérie. Après les Espagnols, les Maltais, il existe
aussi des colonies suisses en Algérie. Les Helvétiques se localisent à Sétif à l’est d’Alger, une
région fertile des hauts plateaux qui produit essentiellement des céréales. Cet exemple montre
que l’Algérie suscite un engouement de la part de tous les Européens. Chrétien Blaser, de
nationalité suisse et potier de son état, se charge de relater son voyage parmi ses compatriotes
à l’administration de la compagnie suisse à Genève. Ainsi, il constate que :
Le sol affecté à la colonisation consiste en bon terrain arable et en prairies et jardins fertiles.
Partout on trouve de nombreuses et riches sources de bonne eau, et jamais elle ne manque à

318
Adolphe Joanne, « Un mois en Afrique », L’Illustration, 27 février 1847, p. 11.
160
l’usage domestique et à l’abreuvement du bétail. Par contre, pendant la saison de l’été, toutes
les sources, fontaines et ruisseaux, ne suffisent pas à l’irrigation des fonds qui en sont
susceptibles ; les plus petits d’entre ces derniers tarissent même, tandis que, pendant les trois
autres quarts de l’année, les champs et les prairies reçoivent l’humidité dont ils ont besoin et
conduisent leurs produits à maturité319.

Le voyageur suisse fait dans sa relation une sorte de rapport exhaustif sur les colonies
suisses. Il ressort de cette tournée une grande satisfaction. Il loue les conditions dans
lesquelles se trouvent ses compatriotes. Il n’oublie pas d’énumérer tous les avantages dont ils
bénéficient et toutes les commodités mises à la disposition des colons suisses. Ils ont une
facilité à avoir des crédits, leurs enfants peuvent aller dans les écoles. La religion protestante
est présente à travers des pasteurs qui assurent le culte pour les croyants. Le voyageur dresse
un tableau presque idyllique des colonies suisses, nonobstant le climat algérien qui se
caractérise par des grosses chaleurs en été, un climat rude qui indispose les gens du nord et
occasionne un manque d’eau préjudiciable pour les cultures estivales sans oublier qu’il
compromet souvent la saison des labours.
L’installation des colons européens en Algérie a été un long processus semé
d’embûches. La France coloniale se confronte en Algérie à une situation inédite quand elle
transforme le territoire conquis en colonie de peuplement. Cette population européenne qui
vient de différents horizons, rencontre beaucoup de difficultés, dont la sécurité reste le point
cardinal. Les tribus que l’armée coloniale exproprie, n’admettent pas facilement le fait
colonial, qui les spolie de leur seule richesse et se défendent farouchement dans l’espoir de
récupérer leurs biens. Enfin, la France déplace la bataille sur le terrain juridique. Elle édite un
certain nombre de lois et d’ordonnances qui vont dans le sens de toujours enrichir le domaine
public en terres autochtones.
C) De la valorisation du domaine colonial
Les nouveaux colons se rendent compte que la vie en colonie n’est pas une sinécure.
L’installation dans les lieux qui leur sont affectés, se fait en versant beaucoup de sang, de
sueurs et de larmes. Les terrains gagnés sur les marais, la garrigue et les maladies contractés
au contact du sol, font de la colonisation une entreprise difficile. Mais les aléas rencontrés
sont mis en évidence par les voyageurs pour héroïser l’action pionnière des colons. Les
voyageurs au contact du terrain se rendent compte du décalage qui existe entre la propagande
coloniale et la réalité d’une Algérie conquise au forceps. Leurs écrits proposent une voie

319
Chrétien Blaser, « Voyage dans les colonies suisses à Sétif », Revue de l’orient et de l’Algérie, 1856, T3, p.
309.
161
médiane qui atténue les travers de l’entreprise coloniale et redonne espoir aux colons et aux
autochtones.
1) Le profil du colon algérien
L’État français comprend que le seul salut viendra par le recours à une main d’œuvre
européenne qualifiée qui lui permet de mettre en valeur le territoire algérien. Il décide dès lors
de mettre en place, une politique de recrutement de futurs colons. La France introduit des
critères de sélection très draconiens. Le colon doit posséder un savoir-faire agricole et il faut
qu’il soit en mesure d’avoir un capital pécuniaire qui le prémunit contre les aléas de la vie en
Algérie en attendant qu’il fasse sa première récolte. L’administration coloniale favorise dans
ses recherches un certain profil de colons. Le vœu le plus clairement établi concerne
l’émigration venue du nord de l’Europe. Les cibles que vise cette politique, sont les
populations allemandes et suisses. La France veut aussi à travers ces conditions s’inspirer du
modèle américain où l’on compte une émigration venue essentiellement du nord de l’Europe.
Cette politique de rendre l’Algérie attractive, nonobstant les barrières qu’elle dresse devant les
populations du sud de l’Europe, s’inscrit dans les objectifs dévolus à la commission Bonet de
1833, comme le souligne Emile Temine:
Les colons doivent être recrutés non seulement parmi les Français, mais aussi parmi les
étrangers, notamment les Allemands aux qualités solides, les Maltais et les Mahonnais moins
recommandables, mais s’adaptant facilement au pays. Du reste, il serait imprudent de se
montrer exigeant pour la qualité là où on a besoin de quantité320.

Or les voyageurs oublient de faire référence à certains faits historiques qui sont
derrière l’installation de beaucoup de colons. Il s’agit de circonstances politiques
exceptionnelles comme la révolution de 1848. La contestation eut pour conséquence la
fermeture des ateliers nationaux qui engendre une crise sociale inextricable. Le nombre de
chômeurs augmente et incite le peuple de Paris à se révolter en juin de la même année. La
crise se dénoue en proposant d’éloigner les agitateurs de la métropole. Parmi les solutions qui
s’offrent à la république, il y a celle qui consiste à déporter une partie des protestataires en
Algérie. Ainsi l’on assiste au « débarquement de 20000 parisiens « épurés » et des condamnés
de juin 1848321 ».
Á côté de cette catégorie politique on retrouve la frange victime de la crise
économique qui vient peupler l’Algérie. Vivant Beaucé en artiste et fin observateur de la
condition humaine dresse le profil des colons qui font le voyage avec lui dans son reportage :
320
Emile Temine, « La migration européenne en Algérie au XIXe siècle : migration organisée ou migration
tolérée », Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, 1987, Volume 43, N°1, p. 42.
321
Bertrand Jalla « Les colons d'Algérie à la lumière du coup d'État de 1851 », Afrique & histoire1/2003 (Vol.
1), p. 123-137. URL : www.cairn.info/revue-afrique-et-histoire-2003-1-page-123.htm. p. 128.
162
Sur les 150 individus qui composent le bateau il n’y en a peut être pas 20 qui aient reçu
quelque éducation. Á l’exception de cette minime fraction, tous les colons appartiennent à la
classe ouvrière, presque tous sont poussés à l’émigration par le manque de travaux. D’autres
chefs de nombreuses familles qu’ils ne peuvent alimenter, vont essayer un état où ils pourront
employer leurs bras dont ils sont maîtres, s’appuyant sur cette version que pour faire un bon
cultivateur, il est utile d’avoir beaucoup d’enfants. D’autres sans but précis, sans aucune
ressource, attendent tout de l’inconnu, de l’occasion. Puis quelques commerçants ruinés par la
crise de février, puis enfin ceux qui n’ont trouvé que cette porte sur le chemin du désespoir, en
un mot mon ami, il n y a pas là de grande infortune qui ne trouve son écho322.

Comme le montre cet extrait, le profil du colon qui vient en Algérie, reste celui d’un
Français en situation précaire qui voit en la colonie, l’ultime issue. Les exigences restent des
vœux pieux qui ne trouvent aucune traduction sur le terrain.
Mais comme le montrent les statistiques fournies par la Revue algérienne et coloniale,
le bulletin du Ministère de l’Algérie et des colonies de juillet-décembre 1860, la population
européenne est en constante augmentation. Ainsi d’après la même revue, entre le 31 décembre
1859 et le 30 juin 1860, la population européenne est passée de 202496 à 208476, soit 5980
habitants de plus en six mois. Le rédacteur de l’article attribue cette croissance
démographique à deux motifs essentiels qui sont « l’excédent des naissances sur les décès et
l’excédent des arrivées sur les départs323 ». Ce tableau comparatif fournit des données très
exhaustives par rapport aux nationalités des colons et leur localisation sur le territoire
algérien. Sur les douze nationalités présentes en Algérie, on peut citer : les Français, les
Espagnols, les Portugais, les Anglos-Maltais, Anglais et Irlandais, les Belges et les
Hollandais, les Allemands, les Polonais, les Suisses, les Grecs et divers autres nationalités
non-identifiées. Dans le classement que propose le Ministère de l’Algérie et des colonies, les
Allemands arrivent en 8ème position et les Suisses en 10ème position. En 1860, trente ans
après le début de la colonisation de l’Algérie, la population allemande ne compte que 6643
habitants, soit un peu moins de 4% de l’ensemble des Européens présents en Algérie et les
Suisses moins de 1%. Les autorités coloniales qui ont pris l’orientation de privilégier
l’émigration allemande et suisse, échouent dans leur entreprise. Et, comme le montre bien
dans son article Emile Temine324, c’est les Maltais et les Espagnols, indésirables au départ qui
réussissent à s’implanter en colonie. La cause de cet engouement des Européens du sud pour
l’Algérie réside dans les possibilités offertes aux ressortissants de ces deux pays de faire des

322
Vivant Beaucé, « Journal d’un colon », L’Illustration, 16 mars 1850, p. 10.
323
« État comparatif de la population Européenne de l’Algérie au 30 juin 1860 » La Revue algérienne et
coloniale, Série 1, Tome 3, 07-1860 et 12-1860, p. 443.
324
Sur l’ensemble de ces questions voir l’article d’Emile Temine « La migration européenne en Algérie au
XIXe siècle : migration organisée ou migration tolérée », Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée,
1987, Volume 43, N°1.
163
allers/ retours avec leur pays d’origine. Au départ les Espagnols travaillent comme des
saisonniers en colonie avant de retourner dans leurs régions d’origine. Or, au fur et à mesure
que le temps passe, ils rachètent des fermes et s’installent définitivement en colonie. Les
Maltais de leurs côtés occupent le secteur de la pêche avant d’élargir leur éventail d’activités.
La grande capacité d’adaptation des Maltais et des Espagnols leur permet de se frayer des
positions très enviables dans la hiérarchie sociale coloniale. Vivant Beaucé évoque dans son
récit comment s’effectue l’insertion des Maltais en Algérie contrairement aux nouveaux venus
français qui attendent le bon vouloir de l’administration pour les aider:
Le dimanche le Maltais met une chemise propre. Il lisse ses cheveux, baisse son pantalon,
soutenu par une large ceinture rouge, met des souliers quelquefois même des bas, et se
promène ou flâne et boit dans les cabarets. Dans la semaine, le Maltais est rude travailleur. Il
va à la pêche de la bonite, qu’il vient ensuite vendre sur le marché. Il vous promène en barque
sur la mer, et si vous aimez les oursins sources ou châtaignes de mer, dans l’eau jusqu’à la
ceinture, il remuera pour vous en trouver, des morceaux de rochers énormes. Le Maltais va
chez le colon maraîcher, lui achète ses fruits et légumes, et les revend ensuite ce qu’il veut. Si
vous voulez des grenades ou des oranges de Blidah, des citrons de Milianah, vous n’en
trouverez que chez les Maltais. Si vous voulez des figues sèches, le Maltais a sûrement les
plus belles. Si vous voulez vous défaire de votre garde-robe ou de votre mobilier, le Maltais
vous achètera l’une et l’autre. Mais n’allez pas vous repentir ou, pour une cause quelconque,
vouloir devenir acquéreur de ce que vous lui avez vendu il n’y a qu’un instant. Vous payeriez
le double du prix qu’il vous en donné325.

Les statistiques du Ministère de l’Algérie et des colonies effleurent à peine le sujet des
colons qui rebroussent chemin après avoir tenté l’aventure algérienne. En effet, beaucoup de
colons ne réussissent pas l’aventure de s’établir en Algérie, comme le note Arsène Vacherot
dans un article critique paru dans la Revue des deux mondes :
L’immigration est arrêtée depuis longtemps, l’aveu s’en échappe même des bouches
officielles. Nous ne dirons pas que l’émigration commence, parce que sans doute ce serait
donner trop de portée à un fait qui paraît devoir rester isolé ; mais enfin il s’est produit un
véritable mouvement d’émigration. Cent colons agriculteurs de la province d’Oran ont quitté
l’Algérie au mois de novembre 1868 pour aller se fixer au Brésil. C’est là, nous le voulons
bien, un accident plutôt qu’un symptôme ; le fait n’en est pas moins regrettable et même
affligeant pour un cœur français326.

Le rédacteur s’en prend également à la gestion bancale de la colonie et fustige la


mauvaise exploitation qui est faite des ressources de l’Algérie. Il n’oublie pas de souligner la
précarité dans laquelle vivent les autochtones et le peu d’intérêt que l’administration accorde à
leur bien-être. Il rappelle aussi le rôle nuisible que jouent les caïds dans la maltraitance de

325
Vivant Beaucé, « Scènes de la vie à Cherchell, le dimanche à Cherchell, les Maltais, les Espagnols, les
Arabes, les Nègres, la soirée au bal », L’Illustration, 30 mars 1850, p. 10.
326
Arsène Vacherot, « L’Algérie sous l’empire, les indigènes et la colonisation », La Revue des deux mondes,
septembre 1869, p. 174.
164
leurs concitoyens car ils sont « pour l’immoralité, pour la cupidité, ils sont restés à peu de
choses près ce qu’ils étaient avant la conquête française 327».
Cependant les autorités coloniales n’abdiquent pas devant les aléas d’une colonisation
qui ne suit pas un déroulement heureux. Elles essayent devant les difficultés de trouver la
parade pour maintenir le cap de l’attractivité de la colonie. L’objectif reste le même : faire
venir les Européens en Algérie. Ainsi à partir de la deuxième moitié du XIX e siècle, elles
mettent en place une nouvelle stratégie de séduction en direction des Allemands et des Suisses
comme le montre Émile Temine:
Cela concerne d’abord la propagande faite en faveur de l’émigration. Elle s’est
considérablement développée au cours des années cinquante. Il ne fait pas de doute que
l’administration française a encouragé et même financé nombre de publications destinées à
l’édification des futurs migrants, par exemple le guide éditée en 1853 par le baron Weber,
Del’Algérie et des migrants328, ou la brochure parue en 1855 également en Allemagne, et
rédigée par De Buvry, membre de la société centrale d’émigration et de colonisation de Berlin,
L’Algérie et son avenir sous la domination française329.

Il s’agit aussi comme le montre Emile Temine dans son article pour l’administration
coloniale d’équilibrer le flux migratoire des colons venant de l’Europe du sud. L’option de
favoriser les Européens du nord signifie pour l’administration qu’elle veut inverser la donne
démographique en faveur d’une certaine catégorie d’Européens. Mais, aussi cette
administration veut des agriculteurs professionnels et non des aventuriers qui n’apportent rien
à la colonie, comme le dit cette information parue dans Le Gaulois n°275, daté du 6 avril
1869, où il est dit que:
L’honorable ministre de l’intérieur vient d’écrire à tous les préfets pour les aviser que le
gouvernement de l’Algérie cherche en ce moment à augmenter la population de la colonie et
qu’il désirerait que les nouveaux colons fussent de préférence, des agriculteurs de la
métropole.

Et, comme nous l’avons vu dans le précédent chapitre, si les spoliations des terres
agricoles se poursuivent, il faut qu’elles trouvent les bras adéquats pour les travailler.
2) La désillusion des colons
Beaucoup de Français vivant en métropole continuent de croire dans le rêve algérien.
Les difficultés que connaît la France et l’instabilité politique amènent des vagues incessantes
d’émigrants. La colonie devient une alternative pour résoudre les problèmes de chômage qui
s’accumulent au fil des crises politiques et sociales. La presse accompagne par ses articles les
transferts de population entre les deux rives de la Méditerranée. L’hebdomadaire
327
Ibid. , p. 180.
328
Maurice Di Costanzo, L’émigration allemande en Algérie au XIXe siècle (1830-1890), Aix, 1985. (Mémoire)
329
Ibid., p. 35.
165
L’Illustration consacre une large part de son espace à cette émigration économique. Ainsi l’on
pouvait lire dans l’une de ses éditions datée du:
14 octobre 1848
Dimanche dernier, est parti du quai de la Râpée, le premier convoi des colons algériens
expédiés à l’aide de l’important crédit récemment ouvert au Ministère de la Guerre par
l’Assemblée Nationale (NDLR : crédit de 50 MF adopté à l’assemblée le 19 septembre). Le
convoi se composait de 200 familles formant un total de 800 personnes (NDLR : il y aura plus
de 870 personnes à l’embarquement). Le général la Moricière, suivi de ses aides de camp, a
été les passer en revue, leur remettre un drapeau, et a assisté à leur embarquement. En confiant
les couleurs nationales à l’un des colons, M.Gosselin, officier de la garde nationale de Paris, le
Ministre a fait entendre les plus nobles, les plus sympathiques paroles330.

Ces arrivées massives renforcent la présence des Européens en colonie et constituent


un facteur d’enracinement de la France en Algérie au côté de la présence militaire. Mais entre
les exigences de l’administration qui peine à trouver les profils adéquats et les nationalités
voulues, d’autres problèmes surgissent. En effet, les colons de leur côté découvrent qu’ils ont
été bernés et s’inquiètent des conditions d’accueil désastreuses qu’ils trouvent sur place.
Vivant Beaucé raconte l’accueil et les réalités coloniales, telles qu’il les a d’abord entendues
de la bouche de l’homme de l’église:
La petite collation terminée, on nous annonça que le curé de Cherchell désirait nous dire
quelques mots et nous donner quelques conseils. Il parut en effet et nous adressa un petit
discours dans lequel il loua beaucoup notre résolution, nous engageant à nous armer de
courage, courage nécessaire pour supporter les vicissitudes de notre nouvelle position. Sous un
climat meurtrier, nous dit-il, quelques-uns de vous succomberont. Ne les pleurez pas trop
longtemps, ne les plaignez pas, ceux-là seront les élus de Dieu. Beaucoup de petits enfants
iront au ciel former une nouvelle légion d’anges, ne les regrettez pas, pauvres que vous êtes
venus chercher ici, et que vos enfants partageront, est une vie de labeur continuel, semée de
déception, une vie enfin souvent plus pénible que la mort331.

Vivant Beaucé garde de son expérience algérienne comme colon, un souvenir amer. Il
exprime dès son arrivée sur le sol algérien sa désillusion et dénonce les promesses non tenues
par les autorités françaises envers les huit cent cinquante colons dont il fait partie. Dans ses
écrits pour l’hebdomadaire L’Illustration intitulés, « Journal d’un colon », il raconte la
précarité qu’ils vivent au quotidien dans le village qui les accueille : « Mêmes réclamations
que la veille, mauvaise qualité des vivres, petites quantités332 ». Il termine ses chroniques par
ce constat amer qui va l’amener à retourner en France :
Vous verrez que malgré les mauvais éléments qui composaient notre colonie, il y avait une
bonne volonté que la direction n’a pas su mettre à profit, et que si les malheureux colons ont
souvent mérité le blâme, la direction fut cent fois plus coupable qu’eux par sa brutalité

330
Vivant beaucé, « Départ des premiers colons vers l’Algérie»,http://jeanpaulmarchand.pagesperso-
orange.fr/illustration/802-journal-d-un-colon-par-vivant-beauc-27.pdf, p. 1.
331
Vivant Beaucé, « Scènes de la vie à Cherchell», ibid., p. 13.
332
Ibid. , p. 14.
166
systématique, son mauvais vouloir et son incapacité incroyable. Vous verrez par quelles
alternatives d’espoirs et de déceptions, de joie et de chagrin, il nous a fallu passer avant
d’arriver à l’effarant dénouement de ce drame, où la misère et la mort jouent les principaux
rôles333.

L’administration coloniale fait preuve de beaucoup d’amateurisme et de précipitation


dans ses appels incessants aux émigrants européens. Elle ne semble pas mesurer l’ampleur des
moyens à mettre en œuvre pour accueillir les vagues successives de nouveaux arrivants. Le
mérite dans certains cas revient aux colons qui sont tenaces et s’entêtent à s’implanter en
colonie.
3) La légende du colon algérien
Une fois le terrain propice, les colons occupent les localités agricoles de toutes les
régions du nord de l’Algérie. L’État leur fournit une concession agricole, en échange, ils
doivent disposer d’une somme d’argent pour construire leur maison. Ils s’installent sur des
terres fertiles pour la plupart et expérimentent des techniques agricoles jamais utilisées jusque
là. Ils améliorent la production et s’appuient sur une main d’œuvre locale bon marché.
Certains voyageurs s’emparent de ce thème pour glorifier l’œuvre des colons en Algérie. Ils
deviennent des acteurs qui comptent de l’histoire de la mère patrie. Leur histoire commence
souvent en France, au moment où le colon s’arrache à sa famille et à sa terre natale pour
inscrire son nom dans la légende de l’aventure coloniale. Le colon se montre lucide par
rapport à un avenir incertain sur une terre dont il ignore beaucoup de choses. Le colon Vivant
Beaucé le note dans une lettre émouvante où il annonce qu’il perd beaucoup en quittant la
métropole. Il se demande même s’il a fait le bon choix. Ses appréhensions transparaissent
dans ses écrits:
Une heure s’est écoulée depuis que je vous ai donné le baiser d’adieu. Vous l’avez compris, je
m’en doute : malgré ma résolution apparente, ce n’est pas un serrement de cœur inexprimable,
sans un déchirement profond que je me suis arraché à vos bras. Que de liens brisés, que
d’espérances à jamais détruites ! C’est dans cette dernière étreinte seulement que j’ai mesuré
toutes mes pertes : huit années de travaux désormais inutiles, l’ébauche d’une réputation
acquise Dieu sait au prix de quelles privations, de quelles insomnies. Vous tous enfin mes
amis dont la mer va me séparer, vous pour qui j’ai travaillé, vous pour qui je tenais à l’honneur
de réaliser le rêve de jeunes années : un nom connu ! Or je sais les difficultés, les fatigues qui
m’attendent, je sais que ma main habituée à d’autres travaux ne se fera qu’à grand peine aux
mancherons de la charrue, mais ce pain durement acheté selon toute apparence, je le dois à
mes enfants334.

Cette histoire ressemble à une fiction avec tous ses ingrédients : une situation initiale
qui le voit aller vers un ailleurs incertain et plein de périls : une action concrète, avec ce qu’il

333
Ibid. , p. 1
334
Vivant Beaucé, « Le journal d’un colon », L’Illustration, 16/03/1850, p. 10
167
endure en colonie une victoire sur toutes les vicissitudes. Son histoire qui reste méconnue ne
sera révélée que par les récits de voyage. L’épopée des colons devient indispensable au récit
national. D’ailleurs le docteur Rouire le proclame dans l’article qu’il consacre aux « Colons
de l’Algérie » où il met en avant l’esprit pionnier et tous les sacrifices que les colons ont
consentis pour donner à la colonie ses lettres de noblesse. Par ailleurs, il regrette que:
Le rôle qu’ont joué nos colons, celui qu’ils jouent encore, est ignoré et c’est avec juste raison
qu’on a pu dire, en se plaçant à ce point de vue, que l’Algérie est un pays inconnu à la France.
Cette ignorance des hommes et des choses de la colonisation algérienne est même un fait
tellement acquis que des rapporteurs du budget de l’Algérie, et des plus éminens 335, n’ont pas
craint d’avouer « qu’ils ignoraient de notre colonie à peu près tout ce qu’un Français en
ignore généralement, c'est-à-dire presque tout. » Une telle ignorance a causé et cause encore
les plus graves préjudices à notre colonie et à la métropole. Elle a fait naître les préventions les
plus grandes à l’égard de nos colons et les idées les plus erronées relativement à leur œuvre 336.

Le docteur Rouire se charge de réparer cette injustice historique grâce à son article.
Son écrit réhabilite les hommes, en l’occurrence ici les colons et leur œuvre en terre conquise.
Ainsi, il se propose d’alimenter la mémoire collective avec un matériau symbolique qui peut
être un motif de fierté pour maintenir la cohésion de la nation. Et afin qu’il donne à son récit
le retentissement qu’il mérite, il cite l’exemple du colon Pirette, un valeureux citoyen qui
possède une ferme au sud-est d’Alger, dans la région de l’Arba. Cette histoire exemplaire naît
après que l’émir Abdelkader a rompu le pacte de la Tafna. Á l’occasion, l’armée demande aux
colons isolés au milieu des autochtones de quitter leur ferme. Ils doivent rejoindre Alger où ils
bénéficieront de la protection de l’armée. Pirette ne veut pas abandonner ses terres et demeure
sur place. Dans son récit, le docteur Rouire insiste sur l’attachement à la terre des colons
qu’ils ont abreuvé de leur sang et de leur sueur. Les colons considèrent cette terre comme leur
car elle a été conquise de haute lutte. Bravant les dangers qui le guettent, il fait face à
l’attaque des autochtones. Pirette ne veut rien céder de ses biens. Il se sert de son arsenal qui
se compose de cinq fusils, deux cents cartouches et de la poudre. Astucieux, il place les cinq
fusils à cinq fenêtres différentes pour donner l’illusion du nombre aux assaillants. Ces
derniers ne tardent pas de passer à l’action. Mais, rapidement, ils sont surpris par les tirs
nourris qu’ils reçoivent. Pirette passe d’une fenêtre à l’autre, ce qui effraye ses adversaires. La
puissance de feu que dégage le colon leur fait perdre plusieurs hommes, ce qui les amène à
suspendre leurs attaques. Pirette tient tête à une centaine d’assaillants et parvient en fin de

335
Burdeau, L’Algérie en 1891, Hachette. Note préliminaire, p. 11.
336
Rouire, « Les colons de l’Algérie, I- La phase héroïque de la colonisation », Revue des deux mondes, 1901, p.
339-340.
168
journée à quitter sa ferme. Le bilan de cette résistance héroïque est qu’il a infligé à ses
adversaires des pertes considérables. Quand il arrive à Alger, il devient un héros.
Le docteur Rouire raconte l’histoire d’un deuxièm16e colon qui habite la Mitidja. Il
s’agit de M. de Tonnac. Ce colon a une autre trajectoire qui peut servir d’exemple de
coexistence avec les autochtones. Comme le rappelait plus haut l’historien Charles-André
Julien, M. de Tonnac est tellement adapté à son milieu qu’il s’habille comme les Arabes.
Grâce à son tact et son savoir-faire, il réussit à se faire accepter par les autochtones dès le
départ :
Il les invite à prendre le café, distribue des gâteaux aux enfants et, quand leur méfiance est
endormie, il leur dit qu’il est venu de France pour vivre au milieu d’eux qu’il sait gens sérieux
et fidèles croyans; qu’il a acheté le haouch et qu’il entend ne rien changer aux usages et aux
redevances en se substituant à l’ancien propriétaire337.

Á travers ce parcours, le docteur Rouire présente aux lecteurs une deuxième figure
exemplaire de colon. M.de Tonnac incarne l’agriculteur qui se fond dans son espace naturel et
qui vit en intelligence avec ses voisins. Ainsi le docteur Rouire souhaite mettre fin à l’idée
reçue que le colon n’est jamais accepté par les autochtones. Le colon sous la plume du docteur
Rouire rentre dans la légende, et devient une icône du sacrifice et de la ténacité. La figure du
colon acquiert les attributs du héros de la nation qui défend les terres conquises, sauvegarde
l’ordre établi colonial et suscite chez les autochtones, sympathie et inspire le respect. Ainsi le
colon incarne l’exemple à suivre dans une colonie où les autochtones sont réfractaires à
l’ordre établi338.
L’histoire des colons européens participe du mythe de la mise en valeur d’un pays en
jachère. L’héroïsation de l’esprit pionnier fait naître la légende du colon mais derrière cette
glorification, des drames sont occultés. La mort d’un certain nombre qui a succombé aux
maladies, d’autres ont échoué dans leur entreprise mais leur nombre n’a jamais cessé
d’augmenter jusqu’à l’indépendance de l’Algérie en 1962.

337
Ibid. , p. 346.
338
Voir à cet effet l’hebdomadaire des colons de la région centre intitulé, Le Réveil des colons qui se présente
comme un journal républicain et radical, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6253241m.image.langFR.r=colons.
169
Chapitre 2 : La civilisation délocalisée
La France une fois installée en Algérie doit se donner une légitimité pour y rester. Elle
se sent investie de la mission de diffuser sa civilisation dans les pays qui en sont dépourvus.
L’un des fondements de cette mission est la promotion des droits de l’homme comme le
rappelle Dino Costantini :
La protection des droits inaliénables de l’homme – et en particulier ceux concernant la liberté,
la propriété, l’intégrité de la personne (« sûreté ») et la résistance à l’oppression- est déclarée
par l’article 2 comme « le but de toute association politique ». L’annonce solennelle de
l’ouverture de l’« âge des droits » revêt donc un caractère doublement universel : d’un côté,
elle pointe l’universalité des composants du genre humain en rappelant leur égalité naturelle ;
de l’autre, elle fixe la conservation des droits humains comme l’objectif universel de toute
entreprise politique. L’énonciation de ces devoirs, qui concernent l’ensemble du genre
humain, dépasse donc immédiatement les frontières de la France339.

Il s’agit pour nous de voir si les voyageurs contribuent par leurs écrits à cette œuvre de
légitimation ? Ensuite voir comment la thématique sur les « bienfaits de la colonisation »
contamine le discours des voyageurs sur l’Algérie, et nous nous demanderons comment les
voyageurs représentent les effets de cette civilisation française sur les autochtones.
A) Les transformations du paysage algérien
L’Algérie possède un grand territoire et le pays ressemble à un paysage pittoresque
d’où émergent quelques villages, des forêts, des plaines et le Sahara. La France introduit dans
cet espace des infrastructures dont elle a besoin pour gérer la colonie si bien que se modifient
certaines réalités géographiques.
Nous étudierons les transformations apportées au paysage algérien à travers l’exemple
de la ville coloniale et le double sentiment qu’elle suscite chez les voyageurs entre fascination
et déception, puis nous verrons comment le rail permet de désenclaver des régions entières. Il
faut rappeler que les autorités coloniales ont choisi l’option agricole pour l’Algérie et le
développement du chemin de fer permet d’acheminer le produit des récoltes vers les villes et
les ports algériens pour les exporter en Europe. Par ailleurs, des voyageurs comme Victor
Largeau militent dans leurs écrits pour la construction d’une ligne de chemin de fer entre
l’Algérie et l’Afrique sub-saharienne. Le rail représente un atout à promouvoir et il est le
moyen de transport de l’avenir. Enfin nous parlerons du voyage de Napoléon III en Algérie.
L’Empereur est connu pour ses sympathies envers les autochtones et sa visite en colonie
inaugure une nouvelle ère porteuse d’apaisement et de réformes pour améliorer le sort des
Algériens. La venue de Napoléon III enterre la politique du sabre et met un terme à la

339
Dino Costantini, Mission civilisatrice, le rôle de l’histoire coloniale dans la construction de l’identité
politique française, Paris, éditions la découverte, textes à l’appui/ études coloniales, 2008, p.22.
170
violence de la pacification. Elle donne lieu à des réflexions sur la remise en cause de la
politique coloniale à travers des écrits comme ceux de Vacherot et Rouire.
1) Représentations de la ville coloniale
L’Algérie compte quelques villes côtières célèbres depuis l’antiquité. Alger, la
capitale, existait déjà à l’époque romaine et s’appelait « Icosium ». Alger était aussi un grand
comptoir commercial à l’époque phénicienne. Oran, sur la côte ouest, fut une possession
espagnole entre 1509 et 1705. Á l’est, la ville de Constantine a eu son heure de gloire à
l’époque numide. Elle était la capitale du grand roi berbère « Massinissa »340. Toutes ces
villes gardent entre leurs murs les influences des différents apports civilisationnels qui ont
traversé leurs espaces respectifs. Les Ottomans qui ont régné sur l’Algérie près de trois siècles
se sont beaucoup préoccupés de leur sécurité en édifiant des forts autour d’Alger et des
capitales de province. Ces infrastructures militaires servent de position de défense contre les
incursions des tribus autochtones réfractaires et repoussent tout danger qui guette le pouvoir
ottoman.
Beaucoup de voyageurs abordent la colonie par la mer. En général, ils débarquent à
Alger et c’est ce moment magique et fondateur qu’ils immortalisent dans leurs écrits. Mais
Adolphe Joanne, auteur célèbre de guides de voyage et chroniqueur très en vue de
l’hebdomadaire L’Illustration, opère une rupture avec cette tradition bien ancrée dans le
voyage en Algérie en débarquant à Oran, fin 1846 à bord du Pharamond ; ce déplacement
vers l’ouest de la capitale de la colonie est en lui-même un indice très révélateur des
changements que connaît l’Algérie, car il indique que l’activité portuaire est très florissante
sur toute la côté algérienne. L’abord par Oran se veut aussi une façon d’affirmer que le pays
recèle d’autres villes importantes et qu’il est totalement pacifié par l’armée coloniale. Il
renseigne aussi sur la tentative de travailler sur le renouvellement de la poétique du récit de
voyage. Le nouvel hebdomadaire L’Illustration donne aux lecteurs une piste novatrice en
établissant que le voyage en Algérie peut commencer ailleurs qu’à Alger.
Adolphe Joanne joue sur la corde sensible des lecteurs en usant d’un lyrisme
patriotique grandiloquent. En exacerbant son attachement à la mère patrie, sa plume
s’alimente aux sources du nationalisme : « Je l’avoue, j’eus la faiblesse d’être profondément
ému en voyant s’abaisser et disparaître peu à peu les côtes et les montagnes de la Provence. Il
est plus pénible de quitter sa patrie par la mer que par terre341 ». Joanne reprend à son compte

340
Marie France Briselance, Massinissa, le Berbère, Paris, La Table Ronde, 1990.
341
Adolphe Joanne, « Un mois en Afrique », L’Illustration, 27 février 1847, p. 10.
171
les lieux communs de la littérature classique342 qui présente le voyage par la mer comme une
odyssée annonciatrice de périls. Il appréhende les péripéties qui pourraient l’empêcher de
revenir au pays natal. Mais il effectue une traversée agréable et ses appréhensions sont vite
levées par la vie sur le bateau. Après trois jours de traversée, Adolphe Joanne accoste sur les
rivages oranais. C’est alors qu’il laisse le champ libre à sa déception de ne pas être dans un
lieu dépaysant. En effet, il aspirait à l’Afrique et il se retrouve en France :
Prétendrez-vous que l’Afrique n’est pas une terre française, un pays civilisé ? Levez la tête et
jetez les yeux sur les maisons qui bordent le quai. Elles ont toutes une enseigne
caractéristique : Café du Grand Balcon, Estaminet des Mille Colonnes, Au rendez-vous des
Braves, Á la Rencontre des Bons Enfants, 3 billards, Regardez toutes les tables sont occupées
et bien garnies, partout on rit, on boit, on chante, on joue, on crie, on s’enivre comme en
France. Á voir ce spectacle et entendre ce bruit, on se croirait à la barrière des Trois
Couronnes ou à la butte Montmartre. Décidément l’Afrique n’est plus l’Afrique 343.

Adolphe Joanne résume bien dans cet extrait tout le chemin parcouru par la
colonisation en Algérie et les transformations qui frappent même l’œil le moins exercé.
L’Afrique et l’Orient qu’il est venu chercher ont été ensevelis par les transformations urbaines
à caractère français. Le paysage de la ville d’Oran prend selon le voyageur le relief des villes
de la métropole et les habitants ressemblent dans leurs habitudes aux citoyens français. Á l’en
croire donc, en quelques années, la ville coloniale aurait évincé par le déploiement de ses
formes et de son style moderne presque toutes les marques d’une ville autochtone. De fait les
autorités coloniales ont recyclé certaines infrastructures autochtones déjà existantes pour
satisfaire les exigences du moment, comme le remarque Norbert Bel Ange : « l’administration
française, pour se loger, récupère, restaure, transforme des maisons maures ou d’anciens
couvents espagnols344». L’administration s’accapare les biens autochtones et généralise la
procédure du séquestre, comme elle le fait à Alger. L’exemple le plus édifiant d’expropriation
en faveur des Européens en Algérie touche en effet la grande mosquée d’Alger, dénommée
« Ketchawa » : cet édifice religieux devient, à partir de 1832, la cathédrale catholique d’Alger
et subit toutes sortes de transformations qui la dépouillent de son identité islamique.
L’administration française, au bout d’une vingtaine d’années, a remodelé l’espace
urbain algérien. La ville, conçue par les Ottomans avec ses ruelles étroites et mal éclairées, ne
répond pas aux exigences d’une modernité en vogue en Europe. La ville coloniale, selon les
conquérants, obéit à une nouvelle rationalité, qui essaye d’intégrer un certain nombre de
demandes des habitants. C’est ce que constatent Odile Goerg et Xavier Huetz de Lemps : « La

342
Homère, L’Odyssée, Paris, Flammarion, 2009.
343
Ibid., p. 5.
344
Norbert Bel Ange, Oran sur Méditerranée, Helette, Jean Curutchet, 1998, p. 53.
172
ville est un phénomène total où se condensent l’économique et le social, le politique et le
culturel, le technique et l’imaginaire et, partant, toute approche fractionnée qui privilégierait
un domaine unique aux dépens des autres manquerait de pertinence345». C’est cet esprit de la
ville considérée comme un tout qui guide la politique urbaine de la France en Algérie. Il s’agit
de valoriser confort, fonctionnalité, convivialité…
Toujours à Alger, un opéra style néo-baroque voit le jour le 29 septembre 1853. Il a
été imaginé par les architectes Charles Fréderic Chassériau et Justin Ponsard. L’opéra est situé
en plein centre ville et tout près du front de mer. Il devient un lieu incontournable de la vie
culturelle algéroise.
Quelques années plus tard, un autre voyageur arrive à Alger et fait les mêmes constats
sur les bouleversements urbains et la manière dont s’estompe la ville autochtone, jadis
florissante. Maxime Vauvert, journaliste dans Le Monde illustré, trouve la capitale de la
colonie en chantier. Il écrit, dans le numéro du 11 janvier 1862, sur les « travaux exécutés à
Alger pour l’ouverture du boulevard de l’Impératrice » et il exprime de profonds regrets
devant la disparition du charme oriental de la capitale de la régence:
Quand on se trouvait transporté en trente-six heures d’Europe en Afrique, du quai de la
Canebière au débarcadère de la marine d’Alger, et cela sans autre transition pour l’œil que
l’aspect du ciel et de la mer, l’étonnement était grand à la vue des constructions étrangement
pittoresques qui bordaient les quais de la rade les unes sur les autres jusqu’à la Kaasba. La
fantaisie mauresque, que ne tempérait point une édilité amoureuse de l’uniformité, surprenait
le voyageur par ses caprices architecturaux. L’étrangeté de ces demeures aux portes basses et
cintrées, décorées de terrasses et d’une véranda couverte dont les poutrelles s’appuyaient
souvent aux soliveaux de la maison vis-à-vis, contrastaient violemment avec nos constructions
françaises à quatre ou cinq étages, dotées de nombreuses croisées et de toits sombres et en
pente. Le maréchal était surpris et l’artiste était émerveillé. Á l’avenir, la surprise sera moins
grande, l’admiration plus mitigée. On débarquera à Alger, comme on débarque au Havre ou à
Marseille, sur de larges quais vis-à-vis d’immenses magasins de denrées coloniales à l’abri du
soleil, sous des arcades pareilles à celles de la rue de Rivoli.

Les voyageurs se rendent compte qu’ils sont venus en Algérie mais sans retrouver le
dépaysement tant recherché dans un orient de proximité. La nouvelle colonie les déçoit par sa
conformité à un espace métropolitain qui s’uniformise même au-delà des mers. Alger devient
un chantier perpétuel qui ne cesse de mordre sur son identité mauresque et orientale comme
l’exprime plusieurs années plus tard le journaliste du Monde illustré :
Le vieil Alger s’en va. La mer battait ses murs, les flots montaient jusqu’à la grande mosquée.
On a reculé la mer, on a fait des quais immenses, on bâtit en ce moment le gigantesque
boulevard de l’impératrice, les constructions européennes envahissent de toutes parts la ville
haute, et les vieux remparts tombent sous le marteau des démolisseurs346.

345
Odile Goerg et Xavier Huetz de Lemps, « La ville coloniale XVe- XXe siècle », Histoire de l’Europe Urbaine
-5, (dir ) Jean Luc Pinol, Paris, Points Seuil Histoire, 2003, p. 8.
346
L V, « D’Alger à Blidah en chemin de fer », Le Monde Illustré, le 4 octobre 1862, p. 212.
173
Ce grand chamboulement dans la vie de la colonie que décrivent les voyageurs fait
écho à ce qui se passe au même moment en France et à Paris plus exactement avec le baron
Georges Eugène Haussmann. Le préfet de la capitale de l’empire a entamé les grands travaux
qui se répercutent sur les grandes villes de la mère patrie. Ces villes se métamorphosent
comme l’écrit Nicolas Chaudun dans son avant-propos:
Haussmann : le nom tombe sous le sens. Comme le verbe qu’on en a fait. Haussmann, c’est
Paris ; Haussmaniser, c’est percer, aérer, désengorger,,, c'est-à-dire libérer les flux, ceux des
biens comme des personnes, de l’eau, du gaz, celui des capitaux tout autant…. Haussmaniser,
c’est projeter le chaos ancestral en pleine lumière347.

Maxime Vauvert traduit dans son article l’esprit haussmanien qui imprègne la ville
d’Alger quand il conclut : « En se promenant sous les arbres de cette avenue grandiose, on
aura une vue magnifique : d’un côté la Méditerranée, de l’autre les hauteurs de la ville
mauresque et les cimes lointaines de l’Atlas 348».
La ville coloniale devient une réalité. Construite selon les normes françaises, elle
supplante dans l’espace la ville autochtone et la relègue à une sorte de périphérie où les
locaux continuent de mener leur existence et leurs activités de prédilection. Théophile
Gautier, de retour en Algérie après dix-sept ans, parle de cette ville autochtone qui se secoue,
sortant d’une longue nuit de sommeil, et ouvre ses yeux sur un nouveau jour:
Avant que la ville française s’éveille, car la marche du bateau a été si rapide, que nous sommes
arrivés aux premières lueurs de l’aube, nous escaladons les rues escarpées de la vieille ville
moresque. Là, rien n’est changé. Á peine quelque maison européenne s’est-elle hasardée à mi-
côte parmi ce dédale de ruelles blanchies à la chaux, si étroites parfois, que deux ânes chargés
n’y peuvent passer de front. Les étages surplombent encore étayés de poutrelles et les maisons
se touchent par le haut. Des portes basses, mystérieuses, s’entrebâillent à demi et les dormeurs
se sont couchés le long des murs s’ébrouent dans leurs burnous. Les Biskris 349, portant leurs
vases de cuivre, vont chercher l’eau des fontaines ; les Négresses, enveloppées dans leurs
haïks quadrillés de blanc et de bleu, s’accroupissent sur quelque marche à côté de leurs pains
en forme de galette, le marchand croise ses talons au fond de l’alcôve qui lui sert de boutique,
après avoir arrangé en pile ses pastèques et ses bottes de piment350.

Théophile Gautier semble dire aux lecteurs que pour rencontrer la ville autochtone, il
faut se lever tôt. Ce moment de la journée est propice aux meilleures surprises. Plus tard, le
soleil et les bruits urbains pourront éclipser la ville mauresque au profit du clinquant de la
ville coloniale.

347
Nicolas Chaudun, Haussmann, Georges Eugène, préfet-baron de la Seine, Arles, Actes-Sud, 2009, p. 11.
348
Ibid., p. 6.
349
Ce mot désigne les habitants de la ville de Biskra, située dans le désert algérien, qui exercent à Alger le
métier de portefaix.
350
Théophile Gautier, « Inauguration du chemin de fer Alger-Blida », Le Moniteur Universel, 24 août 1862.
174
Ainsi la nostalgie de la ville orientale qui s’empare des voyageurs a quelque chose de
romantique et devient une forme de topos du voyage en Algérie. La prééminence de la ville
coloniale sur la ville autochtone déçoit les voyageurs. Ils sentent à travers ce chamboulement
architectural la perte d’un univers exotique et dépaysant qui s’effiloche à mesure que les
travaux avancent dans les villes de la colonie.

Figure 12: Couverture de l’ouvrage de Malek Alloula, Alger, photographiée au XIXe siècle, Paris, Marval,
2001.

2) L’introduction de la vapeur ou la colonie sur les rails du développement


L’Algérie, en accédant au statut de département français, bénéficie de toutes les
innovations techniques que connaît la métropole. L’administration coloniale et le ministère de
l’Algérie et des colonies s’emploient à mettre le territoire conquis au diapason des normes
françaises. Durant la deuxième moitié du XIXe siècle, le développement des transports
terrestres par le biais des chemins de fer introduit dans la vie des gens d’importants
changements, avec une nouvelle perception de l’espace et la vitesse qui réduit les distances,
comme l’explique Sylvain Venayre:
Nul doute que les vitesses furent alors accrues les chiffres en témoignent et que la forme
même des voyages fut bouleversée, depuis l’expérience neuve de la foule des gares jusqu’à
l’ensemble des procédures qui guidaient le passager dans les compartiments. Il n’empêche
que, depuis la célébration de la célérité jusqu’à l’expression des sentiments ressentis devant le
défilement du paysage en passant par le vœu d’une meilleure communication entre les
hommes et les nations, annonçant un temps de concorde universelle, les figures maîtresses de
ce discours dataient de l’époque précédent celles des grandes routes droites et de la navigation
à vapeur sur les fleuves351.

351
Sylvain Venayre, Panorama du voyage 1780- 1920, Paris, Les Belles Lettres, 2012, p. 60.
175
Tous les avantages qu’apportent les chemins de fer conviennent à l’immensité du
territoire algérien. Le rail permet en Algérie de relier des villes assez éloignées les unes des
autres comme Alger et Oran ou Alger et Constantine. Les chemins de fer ouvrent des
perspectives de disponibilité rapide aux produits agricoles et aux autres marchandises.
C’est en 1862 que le chemin de fer perce le paysage algérien sur une quarantaine de
kilomètres. Pour cette occasion exceptionnelle, la compagnie de chemin de fer de Blida invite
une personnalité prestigieuse, à savoir Théophile Gautier, pour qu’il couvre l’évènement. Le
but recherché par cette compagnie de transport est de donner un grand retentissement
médiatique en France et en Europe à cette réalisation. Théophile Gautier décrit dans son
article les fastes de l’inauguration, et la mobilisation des personnalités qui comptent, à
commencer par le gouverneur qu’il désigne par son titre militaire de maréchal. Mais son
article est très court, et il se contente de suivre le rythme de la locomotive qui traverse la
Mitidja à une grande allure. Sa plume, comme prise de vitesse, survole le paysage qui défile
sous ses yeux pour ne produire qu’une prose minimale et complaisante pour les esprits
brillants. Cependant, il s’enthousiasme pour l’introduction du chemin de fer en Algérie en y
voyant une promesse d’un avenir radieux, surtout quand il écrit:
Le soleil du 15 août 1862 se leva au bruit des salves d'artillerie qui annonçaient les solennités
du jour. L'Algérie pour célébrer dignement avec toute la France la fête e l'Empereur, ajoutait
au programme des réjouissances ordinaires, l'inauguration de son premier chemin de fer. Cette
première ligne de rails qui réunit Alger à Blida n'est point longue: cinquante kilomètres; mais
c'est le commencement d'un réseau qui va bientôt s'étendre de tous les côtés sur le territoire de
notre belle colonie : c'est un avenir plein de promesses qui s'ouvre pour la France africaine352.

Théophile Gautier se montre très laconique dans ses descriptions, comme lors de son
premier voyage353. Cependant, dans son reportage, il reprend à son compte la rhétorique
officielle qui glorifie le colon pionnier et son œuvre grandiose en Algérie:
C’est d’abord de vastes espaces à demi-dénudés ; des troupeaux nombreux y paissent l’herbe
rare, et parmi des bouquets de verdure apparaissent les douars des indigènes et les habitations
des colons… Après les immenses jachères, voici des vignes, des champs de tabac : c’est la
campagne de Boufarik un ancien marais dont nos laboureurs ont fait une Normandie. Voici les
orangers de Blida ; le train s’arrête, accueilli par la mousqueterie d’une troupe de cavaliers

352
Théophile Gautier, « Inauguration du chemin de fer d’Alger à Blida », Le Moniteur Universel, 24 août 1862.
353
Ebahi par le spectacle ou tétanisé par le climat algérien, cela ravive en lui 1845 comme le rappelle à propos
de son premier voyage en Algérie Véronique Magri-Mourgues : « De ce voyage qui dure environ deux mois, il
nous reste un ouvrage inachevé, embryon de ce qui devait s’appeler Voyage pittoresque en Algérie : Alger,
Oran, Constantine, la Kabylie, annoncé pour janvier 1846. Il ne verra jamais le jour : seuls sont publiés des
fragments sous le titre « Scènes d’Afrique, Alger, 1845 » dans la Revue de Paris d’avril-juin 1853. Véronique
Magri-Mourgues, « Le Voyage en Algérie de Théophile Gautier : une approche stylistique », Bulletin de la
Société Théophile Gautier, n°29, « La maladie du bleu » : « art de voyager et art d’écrire chez Théophile
Gautier » 2007, p. 17.
176
arabes, postés dans une attitude pittoresque sur une crête ; une grande affluence d’Européens
et d’indigènes mêlait au pétillement de la poudre les acclamations les plus chaleureuses 354.

Quelques mois plus tard, en octobre 1862, c’est l’hebdomadaire Le Monde Illustré qui
remet en mémoire la ligne de chemin de fer entre Alger et Blida en lui consacrant un
reportage plus étoffé que celui de Théophile Gautier. L’auteur, qui signe par les initiales L.V.
embarque les lecteurs dans une excursion qui prend le temps de célébrer les différentes haltes
de la locomotive. Le journaliste voyageur fait alterner dans sa description les progrès
fulgurants de l’urbanité, qui sont un signe de civilisation, et l’enracinement de la colonie dans
une forme de rusticité bucolique dénotant une authenticité qui la rattache au monde agricole,
sa vocation première. Le journaliste livre aux lecteurs les avantages qu’apporte la vapeur en
colonie :
Le chemin de fer d’Alger à Blidah, livré au public le 8 septembre dernier, est une promesse
sérieuse pour l’avenir. Le réseau des chemins de fer algériens doit être mis promptement en
voie d’exécution et contribuer à la régénération de cette vieille terre africaine, qui fut si riche,
si féconde, si splendide, que les empereurs romains ne voulaient plus y envoyer de bannis,
prétendant qu’il y retrouvaient Rome tout entière355.

Le journaliste du Monde Illustré poursuit son excursion en livrant impressions et


évocations. Le voyageur quitte Alger et sa banlieue. Il permet aux lecteurs de faire irruption
dans la très fertile plaine de la Mitidja, un lieu symbolique pour la colonisation qui triomphe
sur les avanies de la nature et des humains. Ces grandes plaines sont des lieux emblématiques
de lutte entre la civilisation et la barbarie des autochtones. Au fur et à mesure que le train
progresse dans cet espace conquis de haute lutte, le journaliste énumère les villes naissantes et
les métamorphoses de la terre agricole. Il présente aux lecteurs la ville de Boufarik qu’il
désigne comme:
Le point le plus important entre Alger et Blidah, ville de 4000 âmes, entièrement moderne sur
un sol plat. Les maisons sont basses, les rues droites, bien alignées, bordés de trottoirs et
ombragées de beaux platanes. L’eau y circule partout. Le marché de bestiaux y est très
important, c’est comme une ville du nord de la France : l’œil s’y repose sur des vergers où
croissent les arbres d’Europe. Mais quelle volonté, quelle persévérance, quel dévouement, il a
fallu pour obtenir un tel résultat, pour chasser la fièvre qui a fauché les générations qui
venaient là356.

Á travers les envolées lyriques de la glorification de l’œuvre française en Algérie, le


journaliste montre l’utilité des chemins de fer et leur importance. Ils permettent d’aller à la
rencontre d’une France qui se construit dans le pays profond algérien et hors des murs

354
Ibid.
355
L.V, « D’Alger à Blidah en chemin de fer ! », Le Monde Illustré 04 /10/1862, p. 212.
356
Ibid., p. 214.
177
d’Alger. Enfin le chemin de fer avec ses locomotives est une parabole très significative dans
la vulgate colonialiste car il sert à arrimer la colonie à la civilisation et à la lancer sur les rails
de la modernité en l’extirpant de l’archaïsme autochtone.

Figure 13: [Reproduction d’une partie de l’article, « D’Alger à Blidah en chemin de fer » paru dans Le
Monde Illustré du 4/10/1862.

Par ailleurs l’enthousiasme des voyageurs épouse l’état d’esprit de l’époque qui voyait
dans le développement du rail en France une formidable avancée technique et une
démocratisation du voyage, comme l’écrit Sylvain Venayre :
Á la réflexion, la véritable innovation apportée par les chemins de fer, dans le domaine des
représentations, concerne la proclamation, résolument nouvelle, de l’égalité devant les
transports. Á partir des années 1850, il était devenu commun d’entendre que le train avait crée,
chez tous les Français, quelle que soit leur fortune, le besoin de voyager357.

3) Le voyage de Napoléon III en Algérie


La colonie algérienne connaît une série de réalisations urbaines, agricoles et
industrielles qui renforce son statut de département français. Elle bénéficie d’un transfert

357
Sylvain Venayre, op. cit., p. 60.
178
technique novateur comme le constatent tous les voyageurs qui se succèdent sur ce territoire.
Ainsi « dès 1830, un premier vaisseau de guerre à moteur servit lors de l’expédition d’Alger ;
en 1844, l’amiral prince de Joinville, fils de Louis-Philippe Ier, préconisait l’abandon total des
vaisseaux de ligne, au profit d’une flotte de vapeurs à roue 358 ». Comme nous le voyons, il y a
une volonté politique d’utiliser les innovations techniques pour résoudre les problèmes de
transport. Le premier bienfait de la vapeur est la diminution du temps de voyage entre Alger
et Marseille. La réduction du temps de voyage augmente le flux incessant des biens et des
personnes. En trente-six heures, la colonie devient accessible aux Français désirant s’y rendre.
Ce temps, relativement court, efface les difficultés d’antan et fait de l’Algérie une sorte de
continuité marine de la métropole. Les ports de la colonie se modernisent et se mettent aux
normes pour pouvoir accueillir les voyageurs et les marchandises. Toute cette révolution, qui
ne cesse de battre en brèche un monde autochtone vétuste, a besoin de la présence symbolique
d’un homme d’État et d’une personnalité prestigieuse pour valider et pérenniser tous les
progrès qui ont été réalisés. L’accession au pouvoir de Napoléon III marque aussi la fin des
gouverneurs issus des rangs des militaires et le retour des politiques aux commandes en
colonie. Napoléon III confirme par une série de réformes, comme le Sénatus-consulte de
1863, qui réorganise la propriété foncière en Algérie, et il confirme ses sympathies
arabophiles dans une lettre du 6 février 1862359 qui résume son programme pour la colonie. Il
effectue deux voyages en Algérie. Le premier est de courte durée et n’excède pas deux jours.
Il débute le 17 septembre 1860 mais il sera interrompu le 19 septembre de la même année,
suite à la grave maladie de la sœur de l’impératrice, la duchesse d’Albe. René Pillorget décrit
dans un article consacré au voyage impérial la fébrilité qui s’empare de la colonie :
Depuis plusieurs semaines, on y fait de fiévreux préparatifs et le 17 septembre au matin, un
lundi, toute la ville se trouve réveillée par des musiques militaires, notamment par les

358
Sylvain Venayre, op. cit., p. 52.
359
« Lorsque la Restauration fit la conquête d'Alger, écrit-il, elle promit aux Arabes de respecter leur religion et
leurs propriétés. Cet engagement existe toujours pour nous... D'un autre côté, quand même la justice ne le
commanderait pas, il me semble indispensable, pour le repos et la prospérité de l'Algérie, de consolider la
propriété entre les mains de ceux qui la détiennent... La terre d'Afrique est assez vaste les ressources à y
développer sont assez nombreuses pour que chacun puisse y trouver place et donner libre essor à son activité,
suivant sa nature, ses meours et ses besoins. Aux indigènes, l'élevage des chevaux et du bétail, les cultures
naturelles du sol. Á l'activité et à l'intelligence européennes, l'exploitation des forêts et des mines, les
dessèchements, les irrigations, l'introduction des cultures perfectionnées, l'importation de ces industries qui
précèdent ou accompagnent toujours les progrès de l’agriculture. Au gouvernement local, le soin des intérêts
généraux, le développement du bien-être moral par l'éducation, du bien-être matériel par les travaux publics…
Voici, Monsieur le Maréchal, la voie à suivre résolument, car, je le répète, l'Algérie n'est pas une colonie
proprement dite, mais un royaume arabe. Les indigènes ont comme les colons un droit égal à ma protection et je
suis aussi bien l'Empereur des Arabes que l'Empereur des Français… ». Citée par Georges Spilmann, « Le
Royaume Arabe d’Algérie » disponible sur le site : www.napoléon.org.
179
tambours de la milice l’équivalent algérois de la garde nationale et les troupes sont peu à peu
déployées : turcos, zouaves, spahis, chasseurs de France360.

Durant ce premier séjour, Napoléon III ne pourra inaugurer que le boulevard de


l’impératrice à Alger : un boulevard sur le front de mer d’Alger conçu comme la vitrine d’un
empire triomphant et d’une colonie ayant définitivement rejoint le giron de la mère patrie.
Il faut attendre 1865 pour voir l’empereur revenir en Algérie. Cette deuxième visite
s’annonce sous de bons auspices et ne sera perturbée par aucun imprévu. Elle commence le 4
mai 1865 et ne s’achève que le 10 juin 1865. De ce séjour, René de Saint-Félix écrit:
Le long séjour de sa majesté en Algérie est un des événements qui comptent dans l’histoire, et
qui, pour moins passionner l’esprit public que les péripéties d’une guerre victorieuse, ne
laissent pas cependant projeter dans l’avenir de ses éclats lumineux dont le faisceau de rayons
va toujours s’élargissant. Les guerres de Crimée, d’Italie, de Chine, du Mexique ont
glorieusement fait pénétrer le progrès dans les parties du monde les plus diverses et les plus
éloignées : l’assimilation définitive de l’Algérie à la France, présagée par la présence
impériale, la nationalisation (qu’on nous passe le terme) d’éléments distincts, ennemis les uns
des autres, et par conséquent du progrès, devoir inéluctable de l’humanité, constitueront-elles
un résultat inférieur en importance à celui des vastes entreprises militaires que les peuples ont
admirées ? Ici comme en algèbre, formuler la question c’est la résoudre361.

Dans cette dédicace introductive à son livre, René de Saint- Félix scelle définitivement
le sort de l’Algérie à celui de la France et semble ne laisser planer aucun doute sur la réussite
de la mission civilisatrice de la France en Algérie.
De son côté, la presse accompagne le voyage impérial dans ses pérégrinations
coloniales. Le quotidien Le Siècle, daté du 6 mai 1865, note en page deux, que « Sa Majesté
est en bonne santé » et ajoute plus loin que, lors de son retour des environs d’Alger, « il a été
l’objet d’une ovation de la population ». Les journaux insistent sur la popularité du souverain.
Le Monde Illustré de son côté accorde une large place à cette visite, il donne de larges échos à
tous les déplacements effectués par le souverain. Léo de Bernard qui couvre l’événement pour
Le Monde Illustré, met en avant dans son reportage, lui aussi, l’accueil chaleureux réservé à
Sa Majesté et la ferveur qui entoure la personne de l’empereur. Les fastes des festivités
organisées en l’honneur de l’empereur sont décrits dans le détail : « depuis trois jours la ville
était en émoi, dans l’attente du bal et des fêtes et illuminations qui devaient l’accompagner.
Toute l’aristocratie militaire, civile et artistique y est convoquée 362». La visite ne serait pas
complète sans que l’Empereur ne goûtât aux saveurs exotiques de la colonie :

360
René Pillorget, « Les deux voyages de Napoléon III en Algérie, 1860- 1865 », Revue du Souvenir
Napoléonien, n°333, février 1989, p. 30.
361
René de Saint-Félix, Le voyage de S. M. L’Empereur Napoléon III en Algérie de S M. L’Impératrice mai-
juin 1865, Paris, Eugène Pick, De L’Isère, Éditeur, 1865, p. 5-6.
362
Léo de Bernard, « Voyage de S M l’Empereur en Algérie », Le Monde Illustré, 27 mai 1865, p. 5.
180
Le souper a été splendide, et au milieu des délicatesses, comme disent les Allemands, on
remarquait des galantines de gazelles, des pièces froides de chameau et d’autruche, des
émincées de doux, lézard délicat du sud. Pendant toute la durée du bal, Sa Majesté n’a cessé
de s’entretenir avec chacun et ce n’est que fort tard, après le souper, que l’Empereur est parti,
emportant et laissant un souvenir durable de cette magnifique réception363.

Léo de Bernard introduit à travers cet extrait quelques nouveaux éléments qui
renseignent sur la richesse de l’art culinaire des autochtones. Une rupture s’opère de fait, par
le biais des mets raffinés locaux présentés à l’Empereur, avec les plaintes souvent émises par
différents voyageurs sur l’uniformité des plats qui leur sont proposés dans les périples
algériens.
Le journal suit l’Empereur à la trace et note que Sa Majesté mène au pas de charge sa
visite, jusqu’à épuiser son entourage et les journalistes. Léo de Bernard loue le dynamisme de
l’Empereur et la curiosité qui l’anime pour tout découvrir et savoir de l’œuvre française en
Algérie : « La rapidité avec laquelle l’Empereur parcourt les points les plus intéressants des
provinces d’Alger et d’Oran nous oblige à revenir un peu sur nos pas pour ne pas trop retarder
la publication de quelques intéressants épisodes364 ». La plume du journaliste s’essouffle
devant le rythme qu’impose Sa Majesté, ce qui l’oblige à faire des pauses pour pouvoir relater
ce voyage passionnant et ne rien perdre des choses à voir et à entendre. Dans son périple en
dehors d’Alger, l’Empereur accorde une attention particulière aux progrès de l’agriculture et à
l’implication des colons dans le renouveau agricole de la colonie. L’Empereur confirme, en
faisant une halte au monastère des moines trappistes, l’attachement de l’Afrique du nord à la
religion chrétienne : « Sa Majesté a rendu visite aux révérends pères trappistes, qui ont
entrepris de défricher l’aride plateau de Staouéli, et y ont créé un établissement religieux et
agricole, aujourd’hui en pleine prospérité365». La rencontre que fait l’Empereur avec tous ces
acteurs prouve que tout le monde œuvre de son mieux pour rendre cette terre plus riche et plus
accueillante. L’intérêt du souverain pour l’agriculture enracine l’Algérie dans sa première
vocation d’être le nouveau grenier de la métropole. L’Empereur, dans sa grande mansuétude,
rend hommage aux colons pionniers qui ont fait de grands sacrifices pour valoriser les terres,
et tout cela le touche profondément:
Visiblement ému, à l’aspect de cette magnifique affirmation des forces vives de la
colonisation, l’Empereur avait hautement exprimé son admiration pour cette transformation
merveilleuse et, comme pour en donner, aux yeux de tous, un éclatant témoignage, il venait

363
Ibid. , p. 5.
364
Ibid., p. 4.
365
Ibid., p. 6.
181
d’attacher de sa propre main, la décoration de la Légion d’Honneur sur la poitrine de deux
colons366.

Ce voyage impérial le conduit aussi au Sahara. Il visite la ville de Biskra qui, comme
nous l’avons vu dans les chapitres précédents, constitue le point de départ pour tous les
périples du désert algérien. De cette étape à Biskra, F., l’auteur du livre sur le voyage de
l’Empereur367 ne retient que les aspects folkloriques, comme la ferveur de l’accueil et les
tenues bigarrées des autochtones, sans oublier l’excursion où il inspecte les champs abritant
les palmiers producteurs des « dattes de la lumière », une appellation d’origine contrôlée. Le
voyage de l’Empereur sous la plume de F. se transforme en grandes mondanités. L’auteur ne
voit que fastes, réceptions, et honneurs rendus au souverain. Le voyage de l’Empereur en
Algérie devient un prélude à la naissance d’une nouvelle épopée napoléonienne. Elle s’inscrit
dans la lignée de celle de Bonaparte. L’un a conquis presque toute l’Europe, le deuxième est
adulé par les autochtones d’une colonie perfide et la preuve se lit dans le livre de F. quand, il
écrit :
L’Empereur était donc seul au milieu de la foule, sans gardes, sans escorte, entouré de colons,
encourageant leurs espérances, glorifiant leurs travaux, en communion intime de sentiments et
d’émotions avec ce peuple, dont les acclamations se confondaient dans une immense
explosion d’enthousiasme368.

Le voyage de Napoléon III sert d’abord à redorer son blason. Il veut faire oublier son
coup d’état qui a transformé la deuxième république en second empire. Napoléon III en se
montrant proche du peuple inaugure aussi une nouvelle ère qui annonce la fin de
l’autoritarisme du régime impérial. D’un autre côté, le voyage du souverain fait de l’Algérie
un territoire à part entière de la mère patrie et réconcilie les métropolitains avec leur colonie.
Les voyageurs se joignent au concert de louanges dont bénéficie Sa Majesté l’Empreur
et mettent en exergue la popularité du souverain auprès des autochtones qui sont sensibles à
la politique Arabophile prônée par Napoléon III.

366
F, Voyage de SM Napoléon III en Algérie, contenant la relation de séjour de sa Majesté dans les trois
provinces, le texte des proclamations, discours, adresses, etc…..etc…qui se rattachent à ce mémorable voyage,
avec des notices historiques et géographiques. Alger, Bastide -libraire, 1865, p. X.
367
F, op. cit., p. X
368
F, op. cit., p. X.
182
Figure 14: Reproduction d’une partie de l’article consacré au voyage de l’Empereur Napoléon III, paru
dans Le Monde Illustré du 27/05/1865.

183
B) L’œuvre de civilisation et ses effets sur les autochtones
L’Algérie est un vaste pays qui donne l’impression de souffrir d’une vacuité chronique
et sidérale. Le pays est en friche369, et il mérite que ses potentialités soient exploitées.
L’œuvre coloniale en Algérie introduit l’instruction. La France apporte des améliorations dans
le domaine des soins et de l’hygiène, ces deux derniers facteurs contribuant au bien-être de la
population en réduisant la mortalité galopante. Par ailleurs, les garnisons militaires installées
dans les nouvelles villes et nouveaux villages sécurisent le territoire. La France, patrie de la
Déclaration universelle des droits de l’homme, prend au sérieux sa vocation de propager ses
idéaux à travers ses possessions coloniales comme l’explique Dino Costantini :
La nature spécifique du génie français impose à la France, plus fortement qu’aux autres
nations européennes, le caractère moral de l’entreprise coloniale. Sa mission est celle
d’étendre les « lumières » de la civilisation française, afin d’ « éclairer les chemins où
trébuchent douloureusement les races moins fortunées que la sienne370»371.

La mission civilisatrice de la France trouve-t-elle dans le récit de voyage et les articles


de presse un terreau fertile ? Dans quelle mesure contamine-t-elle ces écrits ? Les voyageurs
viennent-ils avec cet esprit conquérant qui minore la société autochtone ? Il s’agit pour nous
de montrer leurs réactions face aux répercussions sur la vie des autochtones de l’action
coloniale.
1) Le diagnostic et le remède par la civilisation
Les écrits sur l’Algérie établissent d’abord un diagnostic alarmant sur la situation qui
prévaut dans la société autochtone. Puis ils proposent en guise de remède l’application des
normes civilisationnelles françaises. Ainsi, il est aisé de justifier la présence française sur ce
territoire.
Certains voyageurs analysent les archaïsmes de la société algérienne à l’aune des
théories raciales et de la supériorité des Européens sur les Algériens. Ils croient que les
autochtones sont victimes de tares liées à leur race372. Les voyageurs citent souvent la
fainéantise comme le mal absolu qui ronge la société autochtone. Un voyageur anonyme
appuie cette affirmation dans un article du Magasin Pittoresque, consacré aux « Conteurs
Arabes » et que le journal publie à la page 71:

369
Jean-Loup Amselle, L’Art de la friche, Essai sur l’art africain contemporain, Paris, Flammarion, 2005.
370
A. Sarraut, Grandeur et servitude coloniales, Paris, Les éditions du Sagittaire, 1931, cité par Dino Costantini,
Mission civilisatrice, Le rôle de l’histoire coloniale dans la construction de l’identité politique française, Paris,
La Découverte, 2008, p. 88.
371
D. Costantini, op. cit., p. 88.
372
Voir le chapitre 8 de la troisième partie.
184
La population mâle d’un village reste tout au long du jour à flâner sous les vignes, les figuiers,
les dattiers, errant paresseusement. Les plus actifs récitent à demi-voix les versets du Coran, et
le grand nombre dorment sous les branches touffues qui leur offrent à la fois abri et nourriture.

Dix ans plus tard, c'est-à-dire en 1853, Eugène Fromentin dans son récit de voyage
nuance les propos du journaliste-voyageur du Magasin Pittoresque, quand il écrit :
« L’intrépidité de nos chameliers est admirable ; singulière race ! Par goût, la plus paresseuse
de la terre ; quand il le faut, la première pour supporter la fatigue ; gourmande au-delà de
toute expression, et se passant volontiers de manger comme d’une chose inutile373 ».
Les préjugés persistent au début du XXe siècle. Les efforts français pour transformer
les mœurs des Algériens auraient-ils été vains ? Ainsi un certain Hurleaux, visitant Ouargla
dans le Sahara algérien, écrivait : « Au sein de cette population hétérogène, les Arabes
prédominent par leur paresse et leur indolence374 ». Ce constat démontre que l’autochtone est
figé dans son état naturel et que les effets de la civilisation n’ont pas beaucoup de prise sur lui.
La persistance de ce stéréotype arrange la présence française dans ce pays, comme plus tard le
dénoncera F. Fanon : « Le colonialisme se bat pour renforcer sa domination et l’exploitation
humaine et économique. Il se bat aussi pour maintenir identique l’image qu’il a de l’Algérien
et l’image dépréciée que l’Algérien avait de lui-même375 ». Mais le maintien de ces
stéréotypes ne constitue-t-il pas en même temps l’annonce d’un échec de la politique
coloniale menée en Algérie?
Les voyageurs stigmatisent aussi les croyances obsolètes des autochtones qui minent
leur existence. La différence des pratiques religieuses entre les Européens et les autochtones
est un sujet de friction. L’Islam comporte beaucoup d’interdits qui ne sont pas toujours
compréhensibles et laissent les voyageurs perplexes comme l’écrit Achille Arnaud dans Le
Monde Illustré du 12 avril 1862 au sujet de l’art figuratif : « Aucune image, aucun autel ne
décore l’intérieur des temples musulmans. Le Koran interdit la reproduction par la peinture ou
par la sculpture de tout être qui vit et n’ordonne aux prêtres aucun sacrifice religieux ». Le
voyageur s’emmêle les pinceaux entre la tradition chrétienne et la tradition musulmane si bien
qu’il essaye de retrouver dans l’Islam, les rites chrétiens. Le voyageur ignore jusqu’au nom du
religieux qui officie dans une mosquée. Cependant le rédacteur anonyme du Magasin
Pittoresque s’intéresse à la pratique du Ramadan et ce qu’elle engendre sur ses adeptes
musulmans:

373
Eugène Fromentin, Un Eté dans le Sahara, Paris, Plon, 1930, p. 85-86
374
Hurleaux, « L’Oasis de Ouargla », Le Magasin Pittoresque, 1917, p. 46.
375
Frantz Fanon, L’An V de la révolution algérienne, Paris, La Découverte, 2001, p. 12. Cité par D. Costantini,
op. cit., p. 230.
185
C’est que nous sommes aux fêtes du Beiram ; le mois de rhamdan vient de finir, et avec lui le
long jeûne imposé par la loi de Mahomet à tout fidèle croyant. Hier encore cette population,
aujourd’hui si gaie et si heureuse, était morne et triste, ces hommes étaient accroupis,
silencieux, pâles, sans pipe, sans café, sur le seuil de leurs boutiques376.

Cet extrait montre les affres que subissent les musulmans pendant le Ramadan et la
difficulté de pratiquer cette religion qui est inclémente pour les voyageurs.
Les voyageurs ne comprennent pas la ferveur que montrent les Algériens pour l’Islam,
même si certains rites comme ceux des Aissaouas, une confrérie religieuse, suscitent leur
curiosité377. Edmond Doutté met en avant le côté mystérieux qui émane du spectacle qu’il
décrit en ces mots : « Il n’est point de touriste qui, ayant visité l’Algérie ou la Tunisie, n’ait
assisté à leurs étranges exercices378 ». L’auteur suggère en filigrane que ces rites relèvent de la
magie et de la sorcellerie qui rappellent de mauvais souvenirs aux lecteurs, férus d’histoire du
Moyen âge européen. La presse ne cesse de médiatiser ce côté folklorique qui renforce
l’aspect pittoresque de la colonie. Ainsi M. V. du Monde Illustré montre une forme de
jubilation quand il parle d’un rite étrange qu’il a observé dans les rues d’Alger :
Tous les ans, à certaines époques, on remarque dans les rues d’Alger un énorme lion conduit
par des arabes et des nègres et tenu en laisse par une corde en poil de chameau. Ces indigènes
vendent des amulettes et reçoivent des aumônes pour le compte d’un marabout qui est en
grande vénération dans toute la province d’Alger379.

Ce folklore, qui privilégie des pratiques inhabituelles pour l’œil occidental, suscite
l’intérêt et la curiosité du voyageur qui trouve matière à alimenter son récit:
D’ailleurs, ce sont ces investigations de terrain qui semblent être à l’origine de l’étude de
l’Islam maraboutique encore ignoré et qui nécessitait un traitement plutôt sociologique
qu’islamologique. Les deux voyages de Edmond Doutté au Maroc (Marrakech et En tribu) ne
pouvaient pas ne pas déboucher sur des travaux tels : Magie et religion dans l’Afrique du Nord
ou Les Marabouts, tant l’observation lui a révélé la prééminence de cet Islam dont les signes
sont les mausolées et les lieux de culte maraboutique ainsi que les pèlerinages et les moussems
cultuels380.

Cet « islam polymorphe381 » plaît aussi car il est un facteur exotisant pour les lecteurs,
friands qu’ils sont d’aventures et des sensations que procurent les voyages lointains. Par
ailleurs ce folklore et ces pratiques bizarres mettent la société autochtone dans une forme
d’archaïsme que la civilisation française doit dompter. Ces questions sont récurrentes depuis

376
Anonyme, « Une fête musulmane », Le Magasin Pittoresque, décembre 1843, p. 405.
377
Voir, Edmond Doutté, « Les Aissaoua à Tlemcen », Châlons- Sur- Marne, Imprimerie Martin- frères, 1900.
378
Ibid., p. 5.
379
M.V, « Le lion du marabout », Le Monde Illustré, 2 janvier 1864, p. 7.
380
Farid Zahi, « La religion de l’autre : miroirs et paradoxe de l’aventure coloniale », Les cahiers de la SIELEC,
n°7, L’aventure coloniale, dir. Jean- François Durand, Jean-Marie Seillan (Paris, Editions Kailash, 2011) p. 337.
381
Ibid., p. 337.
186
la controverse de Valladolid de 1527 en Espagne, qui opposa le dominicain Bartolomé de Las
Casas et le théologien Juan Ginès de Sepulveda, sous le règne de Charles Quint382. En effet
comme l’explique Jean Sévry dans son livre : « ces Sauvages, oui ou non peuvent-ils avoir
une âme ? Si oui, il ne serait plus question de les traiter comme des bêtes383». Dans le cas
algérien comme pour les Amérindiens, le colonialisme inaugure l’ère du prosélytisme pour
une christianisation de la colonie. Ce travail sur la transformation de la foi locale en foi
chrétienne est dévolu à la communauté des pères blancs, qu’on désigne aussi par les
« Missionnaires d’Afrique », un ordre religieux fondé en 1868, à Maison Carrée dans la
banlieue d’Alger (actuellement El-Harrach), par l’archevêque d’Alger Monseigneur Lavigerie
(1825-1892). Cette communauté religieuse obtient des résultats probants en Kabylie en
réussissant à convertir des centaines de gens de cette région384. Et parmi les familles
chrétiennes les plus emblématiques de la Kabylie, la famille « Amrouche »385 vient toujours
en premier à l’esprit.
Par ailleurs, les voyageurs s’intéressent de près aux conditions de vie des autochtones
et à leur savoir faire. Ils s’offusquent tout le temps de la précarité dans laquelle végètent les
Algériens et des moyens rudimentaires dont ils se servent pour faire face au quotidien. Les
voyageurs conviennent que ces outils sont dépassés et s’interrogent sur leur pérennisation,
alors qu’il y a mieux. Mais comment un Européen peut-il demander à un nomade vivant loin
de toute urbanité qu’il se conforme à un mode de vie occidental ou citadin ? Le magistrat
Ernest Zeys, muté par mesure disciplinaire386 et qui signe à l’occasion avec le pseudonyme de
E. de Lorral pour Le Tour du monde, exprime un sentiment ambivalent lors de la réception qui
lui a été faite par un notable autochtone. Il s’attendait à un repas traditionnel mais il se
retrouve convier à un festin hybride d’où le charme exotique est exclu:
La table est dressée à l’européenne. Hélas ! Encore un désenchantement. Je me réjouissais de
m’accroupir autour du tifour (petite table basse), de me laver les mains dans le plat de cuivre
circulant à la ronde, d’entendre le chef de la famille prononcer la prière accoutumée (Dieu soit
loué qui a fait sortir le pain de la terre !), de le voir couper un chanteau de pain et le distribuer

382
Jean Sévry, Un voyage dans la littérature des voyages, la première rencontre, Paris, L’Harmattan, 2012.
383
Ibid., p. 21.
384
Sur l’ensemble de ces questions voir Jean Claude Ceillier, Histoire des missionnaires d’Afrique, Pères
blancs : de la fondation par Mgr Lavigerie à la mort du fondateur, 1868- 1892, Paris, Karthala, 2008.
385
Cette famille, malgré son prestige littéraire, souffre en Algérie jusqu’à présent d’une forme d’ostracisme de la
part du pouvoir et de beaucoup d’Algériens qui ne leur pardonnent pas leur conversion au christianisme. En effet
Marguerite Taos Amrouche a été invitée au festival panafricain d’Alger en 1969 pour donner un récital de chants
berbères anciens et au moment de rentrer sur scène, les organisateurs lui ont signifié qu’elle était indésirable
pour ce festival. Elle a malgré tout pu faire son récital dans une cité universitaire sur les hauteurs d’Alger pour le
bonheur des étudiants de l’époque. En effet, la famille compte trois écrivains, Jean El Mouhoub Amrouche,
Sous le feu, la cendre, poèmes, Paris, Non- Lieu, 2012 ; Marguerite-Taos Amrouche, Solitude ma mère, Paris,
Losfeld, 2006 ; Fadhma Aith Mansour Amrouche, Histoire de ma vie, Paris, La Découverte, 2005.
386
Voir à ce propos le chapitre 1 de la première partie.
187
par fragments à tous les convives, de plonger une cuiller de bois dans l’unique plat posé au
centre de la table. – Non ! nous avons de vulgaires couverts en ruolz, des assiettes de faïence :
dès lors, les mélanges insolites et saugrenus sortis de la cuisine de notre hôte ne sont plus
justifiés, et ce repas n’est plus qu’un long contre-sens387.

Toutes ces manières qui irritent l’occidental doivent être bannies pour harmoniser les
comportements. Mais le voyageur ne propose jamais à son hôte une alternative aux
manquements à la bienséance observés, et semble le laisser se complaire dans son ignorance,
alors qu’il est censé véhiculer et représenter la civilisation française.
Dans la même thématique qui touche à la nourriture, le journaliste du Magasin
Pittoresque trouve à ce qu’il appelle les restaurants arabes un charme particulier. L’hygiène y
est respectée et les plats qu’on y sert capables de concurrencer ceux des restaurants en France:
Ce restaurant arabe est des plus élémentaires ; il ressemble beaucoup à ces cuisines en plein
vent qu’on voit encore çà et là à Paris, dans des quartiers populeux, et qui tendent chaque jour
à disparaître pour faire place à des établissements plus confortables, mais aussi moins
pittoresques. La ressemblance n’est pas complète cependant, et s’il fallait faire un choix, il
serait tout en faveur de ce « Restaurant arabe » : d’abord parce qu’il est inondé de soleil, c'est-
à-dire de poésie ; ensuite parce que chacune des choses qu’on y consomme à une apparence de
propreté assez engageante, difficile à rencontrer dans les réfectoires parisiens en plein vent ou
entre quatre murs388.

Les voyageurs tiennent des discours différents sur la société autochtone et sa capacité
à s’intégrer à la civilisation française. Chacun apporte son regard suivant son expérience et sa
vision de l’altérité. Les préjugés sont mis à rude épreuve car pour certains, ils ne résistent pas
à réalité. Comme le montre Eugène Fromentin qui voit chez l’autochtone des aptitudes de
noblesse et d’application au travail très louables. Les voyageurs découvrent la religion
musulmane et comprennent que la difficulté vient de ses préceptes qui sont rigoureux.
D’autres voyageurs sont attirés par le savoir faire des autochtones dans certains domaines
comme la restauration. Á travers ces différents contrastes qui traversent la société autochtone,
la mission civilisatrice de la France en Algérie sait ce qu’elle doit opérer comme changements
et transformations.
2) Les progrès de l’hygiène en colonie
L’un des problèmes récurrents que soulèvent les voyageurs dans leurs périples
algériens concerne l’hygiène et les conditions de vie des autochtones. Cependant le
déploiement de la France sur le territoire algérien commence à porter ses fruits. Une manière
de dire que la civilisation est en marche. Et le voyageur E. de Lorral ne tarde pas à l’écrire
dans son récit. Ainsi, l’hygiène prend ses quartiers dans les villes et améliore le quotidien des

387
E. de Lorral, « Tlemcen », Le Tour du monde, 1875, p. 324-325.
388
Anonyme, « Un restaurant Arabe », Magasin Pittoresque, 1861, p. 356-357.
188
gens qui peuvent par la même occasion prendre exemple sur leur environnement.
L’introduction de la voirie éloigne toutes les pestilences de l’espace urbain et l’atmosphère
devient respirable et agréable pour tous les habitants. La ville de Tlemcen bénéficie des
progrès de l’hygiène dans le milieu urbain:
Tlemcen est donc privilégié, mais la ville n’est pas belle, tant s’en faut. Il y a eu cependant
progrès depuis la conquête. Voici ce qu’écrivait un témoin oculaire en 1842 : « Á notre
arrivée, Tlemcen présentait l’aspect morne et triste d’une ville en ruine. Comme avant son
occupation par les Français, il n’existait pas d’hygiène publique, nous avons trouvé les traces
de cette incurie, de cette insouciance qu’ont les indigènes pour l’amélioration de leur bien être
ou la conservation de leur santé. Aussi les rues et les places étaient-elles alors de véritables
voiries, des réceptacles d’immondices déposées là par chacun, sans aucun souci de blesser les
sens du voisin dont la délicatesse, du reste, n’en était sans doute nullement incommodée ; des
flaques de boue, au milieu desquelles on trouvait quelquefois des animaux morts, fermentaient
au soleil et infectaient au loin la colonne atmosphérique. L’intérieur des maisons, grâce au peu
de répugnance de leurs propriétaires, se ressentait nécessairement de ce hideux entourage. La
vie se passait au milieu d’eaux croupissantes, mêlées aux débris d’animaux en putréfaction ou
à des amas de fumier en décomposition. Les anciens égouts étaient obstrués, le produit des
latrines publiques et privées et les eaux sales, ne trouvant plus de libre écoulement, restaient en
stagnation dans les rues et sur les places. Quelquefois les conduits d’eau potable se crevaient
et alors un horrible mélange infectait les eaux destinées aux usages domestiques389.

Cet extrait résume à lui seul la manière dont une ville moderne doit être gérée. La ville
autochtone subit une grande mutation et se voit débarrassée de ses vieux oripeaux. La ville
coloniale, qui vient se greffer sur l’ancienne ville orientale, engendre de nouveaux
comportements et de nouveaux gestes qui participent au bien-être. Mais, il est souvent
difficile pour les autochtones de se défaire des réflexes acquis depuis des siècles. Ils ont donc
besoin d’une « remise à niveau » tout comme d’ailleurs les Français d’Algérie:
Les Algérois sont mal préparés, la chaussée est comme le trottoir un lieu de sociabilité. La
police n’ose pas arrêter les voitures de l’armée qui font la course, parfois sur le trottoir. Les
tramways sont de longs convois lents, surchargés de grappes humaines qui se dispersent sur la
chaussée à l’arrêt. Les accidents sont si nombreux en 1924 et 1925 que les autorités réagissent.
Des « semaines de la circulation » sont lancées, appuyées par la presse. Des agents de police
parisiens viennent éduquer les Algérois. Flattés d’être à pareille école, les Algérois répondent
par une discipline étonnante, car Alger ne saurait se comparer à Paris390.

Les transformations pratiques introduites par la technique engendrent une période de


flottement. La population a besoin d’un certain laps de temps pour intégrer les
bouleversements apportés par les innovations dans leur quotidien. Les autochtones, qui
découvrent une multitude de techniques et d’objets, semblent submergés et dans
l’impossibilité de tout assimiler. Les voyageurs les somment d’aller vers la technique et les
objets. Nous avons vu dans le chapitre 1 de cette deuxième partie, comment l’attrait des objets

389
E. de Lorral, ibid., p. 310.
390
Jean Louis Planche avec la collaboration de Jean Jacques Jordi, « Alger, espace de la France », Alger 1860-
1939, Le modèle ambigu du triomphe colonial, Paris, Autrement, Collection Mémoires, 1999, p.140.
189
apportés dans le sillage de la colonisation, avait ruiné beaucoup de paysans. Á partir de là, il
faut donner un certain répit aux autochtones pour comprendre tous les changements qui se
produisent dans leur vie quotidienne.
Beaucoup de publications vers la fin du siècle dressent un état des lieux de la situation
en colonie. Les réalisations françaises sont mises en avant pour affirmer que la mission
civilisatrice est une réussite. Un mémoire intitulé La France coloniale, qui aborde les
questions historiques, géographiques et commerciales, recense dans le détail l’œuvre française
dans toutes les colonies. Le mémoire se présente comme un ouvrage d’inventaire et
d’hommage à l’empire colonial. La partie que le mémoire consacre à l’Algérie est rédigée par
Pierre Foncin qui occupe le poste d’inspecteur général de l’université en Algérie. Il donne
beaucoup d’informations pratiques et des statistiques nombreuses. Il consacre un chapitre aux
établissements de santé en colonie. Ces derniers s’inscrivent dans la continuité des progrès de
l’hygiène en Algérie. Ainsi, le lecteur peut lire :
Les hôpitaux militaires sont au nombre de 60, dont 10 ambulances et 3 hôpitaux thermaux. Il y
a 17 hôpitaux civils, 1 ambulance et 7 asiles pour les vieillards et les incurables. Les malades
civils sont admis dans les hôpitaux militaires des villes où il n’existe pas d’hôpital civil et
réciproquement. Il y a un service public de secours pour les enfants trouvés ou abandonnés et
pour les orphelins pauvres391.

La prédominance des établissements militaires prouve que l’existence et le maintien


des conquêtes est subordonné à une forte présence des troupes de soldats. Par ailleurs, la
médecine française devient le recours incontournable pour les autochtones qui ont découvert
ses vertus et son efficacité, comme le rappelle le commandant Colonieu:
Il nous fut facile de comprendre combien il serait important qu’un médecin fût toujours
attaché à ces petites colonnes dans le sud. Malgré l’imperfection de notre science médicale et
l’exiguïté de nos moyens curatifs, les indigènes n’avaient confiance qu’en nous pour leurs
maladies. Nous fîmes usage d’une soixantaine de grammes de sulfate de quinine et nous
eûmes la consolation de ne perdre aucun homme de la colonne392.

Les autochtones apprécient la politique de santé et d’hygiène que la France applique


en Algérie. Les voyageurs minimisent de leur côté les bouleversements introduits par toutes
les techniques et les méthodes françaises sur la vie des autochtones. Ils perdent de vue que
l’adaptation aux nouveaux modes de fonctionnement coloniaux demande du temps et
beaucoup de pédagogie.

391
Pierre Foncin, « L’Algérie », La France coloniale, Histoire- Géographie- Commerce,( dir.) Alfred Rambaud,
Paris, Armand Colin, 1888, p. 62.
392
Victor Colonieu,« Voyage dans le Sahara Algérien de Géryville à Ouargla », Le Tour du monde, 1862, p. 188.
190
3) Les paradoxes de l’instruction publique en colonie
L’enseignement en Algérie avant la colonisation était dispensé dans les écoles
coraniques. Elles-mêmes étaient rattachées aux confréries religieuses qui étaient légion sur le
territoire algérien. L’instruction se faisait sur la base des préceptes du Coran et des dires du
prophète Mahomet, comme le souligne un mémoire publié par le ministère de la guerre en
1838:
Avant 1830, l’étude des sciences était à peu près nulle dans la régence d’Alger. La lecture,
l’écriture et le texte du koran étaient seuls enseignés dans les écoles maures : pour les enfants
israélites, l’éducation était exactement la même, à cette différence près que la bible était
substituée au koran et les lettres hébraïques à celles de l’écriture arabe 393.

Mais à partir de 1830, le gouvernement français construit des écoles pour la


communauté française qui s’installe en colonie394 et intègre au sein de ces établissements
scolaires des autochtones algériens de confession musulmane et juive. La reprise en main de
l’instruction en Algérie date de 1833, ainsi est née:
Une école d’enseignement mutuel pour l’étude de la langue française, de l’écriture, et du
calcul, et une chaire de langue arabe furent donc instituée à Alger, aux frais du gouvernement,
et un inspecteur de l’instruction publique fut chargé de veiller à la bonne direction des études
dans les divers établissements d’éducation, soit publics, soit privés, qui étaient déjà ou
paraissaient devoir être fondés395.

Dans son rapport le Ministère de la guerre fait part des réticences des autochtones à
envoyer leurs enfants dans les écoles françaises. Ce phénomène s’inscrit dans la durée, c'est-
à-dire jusqu’à ce que l’Algérie accède à l’indépendance. L’administration a beau multiplié les
injonctions qui concernent la scolarisation obligatoire, mais elle n’arrive pas à faire fléchir la
position des autochtones. Les résistances et les stratégies mises en pratique par la société
autochtone s’inscrivent dans la durée parce que les Algériens ne voient pas l’utilité d’envoyer
leurs enfants dans les écoles pendant toute la journée, alors qu’ils ont mieux à faire dans les
champs ou les pâturages. Ensuite, la population scolaire féminine reste rachitique du fait des
préjugés religieux et de la logique d’enfermement dont sont victimes les femmes dans la
société musulmane. En Kabylie, beaucoup de parents déclarent que leurs filles sont mortes
pour ne pas les envoyer à l’école396. Le rapport du Ministère de la guerre illustre la défiance

393
Ministère de la guerre, « L’instruction publique », Tableau de la situation des établissements français dans
l’Algérie, précédé de l’exposé des motifs et du projet de loi portant demande de crédits extraordinaires au titre
de l’exercice 1838, Paris de l’Imprimerie Royale, Février 1838, p. 249.
394
Sur l’ensemble de ces questions nous renvoyons au mémoire du Ministère de la guerre, op.cit.
395
Ministère de la guerre, op.cit.,p. 249.
396
Le sociologue algérien Aissa Kadri évoque les appréhensions des autochtones au début à l’égard de
l’instruction en écrivant : « Dans l’histoire de l’imposition de l’école française en Algérie, 1883 396 marque pour
de nombreux analystes, historiens et sociologues, une césure entre deux grandes phases qui sont généralement
191
des autochtones à l’égard de l’instruction prodiguée par les Français en ces termes : « Cette
appréhension était poussée si loin qu’il arriva à des enfants maures de refuser la décoration de
l’école, qu’ils avaient méritée par leur assiduité, de peur qu’on les soupçonnât de s’être fait
chrétiens397 ».
Par ailleurs les autorités coloniales semblent frileuses dans le domaine de l’instruction
des autochtones et émettent des réserves sur l’enthousiasme qui accompagne les lois de Jules
Ferry. Pierre Forcin, l’inspecteur général de l’université en Algérie, a même rédigé un
ouvrage sur le sujet en 1883, qu’il a intitulé, L’Instruction des Indigènes en Algérie398. Sur
celui-ci, un certain M. R. de La Blanchère donne la note critique suivante:
L’auteur de cet important opuscule constate d’abord que l’instruction primaire, pour les
Européens, est bien organisée. Faut-il maintenant instruire les Indigènes ? Les objections sont,
d’abord qu’ils sont rebelles à l’instruction, ensuite qu’entre leurs mains elle ne serait qu’une
arme dangereuse. Mais M. F. ne s’y arrête pas ; car cette instruction ne serait plus celle qui se
donnait avant la conquête, nulle au point de vue de la science, et fanatiquement musulmane. Il
rappelle ensuite l’expérience des écoles arabes-françaises, dont les résultats, inégaux, n’ont été
sérieux que sur peu de points. Etudiant ensuite l’essai tenté en Kabylie d’un meilleur régime, il
rappelle ce qui a déjà été fait, et ce qui se prépare pour l’avenir : les premières mesures prises,
puis la mission de M Masqueray en Kabylie, la fondation de nouvelles écoles (1880-1883), et
leur caractère essentiellement laïque, indépendant de toute idée de prosélytisme chrétien et
résolument opposé à toute ingérence musulmane. Il note les excellentes dispositions des
Kabyles et leur désir de l’instruction pratique, et espère que leur exemple pourra être suivi
dans l’avenir par les autres indigènes, gratuit, entouré de toutes les garanties, confiés à des
maîtres choisis, donné dans les écoles préparatoires et principales. Cette dernière partie, la plus
développée et de beaucoup la plus importante, est une étude de détail, qu’il est nécessaire de
lire dans l’original399.

Ce condensé critique de l’ouvrage donne un aperçu global des inquiétudes et des


attentes de l’administration coloniale concernant le système éducatif qu’on veut instaurer en
colonie. Les appréhensions de M. Forcin sont légitimes si l’on se place dans une perspective
historique futuriste. En effet, moins d’un siècle plus tard, la déclaration du premier novembre
1954400, acte fondateur de la révolution algérienne contre le colonialisme français, qui appelle
le peuple à se soulever contre l’occupation, a été rédigée dans la langue de Molière. En un
mot l’éducation nationale a formé les futurs rebelles contre le système colonial. Les chefs de
la révolution algérienne ont appris les valeurs universelles que véhicule la révolution française

identifiées pour celle antérieure à cette date comme celle du refus scolaire de la part de la population locale et
pour la période qui suit comme celle de la progressive montée d’une demande scolaire qui ne devient
véritablement franche qu’à partir de l’entre-deux-guerres.
In , http://www.archivesnationales.culture.gouv.fr/chan/chan/series/pdf/F17-12325-12337.pdf, p.5.
397
Le Ministère de la guerre, op.cit., p. 250.
398
Pierre Forcin, L’Instruction des Indigènes en Algérie, Paris, Gérard Chamerot, 1883.
399
M. R de La Blanchère, « Bibliographie Africaine », Bulletin de Correspondance Africaine, Alger, École
supérieure des Lettres d’Alger, troisième année 1884, Imprimerie de l’association ouvrière, P Fontana et Cie, p.
82.
400
Yves Courrière, Les fils de la Toussaint, Paris, Fayard, 1968.
192
à l’école. Ensuite, M. Forcin insiste pour concentrer les efforts de scolarisation sur la Kabylie,
car c’est une société très ouverte sur les autres. Mais le but est de prendre la relève et de
profiter du travail des pères blancs fait sur le terrain. Ces Jésuites ont créé des écoles et ont
converti un nombre important d’autochtones au christianisme. M. Forcin se montre
intransigeant sur la laïcité dans le système scolaire, pour que l’Etat mette l’instruction à l’abri
des enjeux idéologiques des doctrines religieuses. Les voyageurs, quant à eux, n’insistent pas
beaucoup sur l’instruction dans la mission civilisatrice de la France en Algérie car ils savent
les conséquences qui pourraient se produire d’une massification de l’enseignement. Ils restent
au niveau des apparences qui peuvent frapper l’œil comme dans les transformations urbaines
ou les progrès de la santé chez la population.
Rares sont les voyageurs en Algérie qui évoquent l’instruction publique et la
construction des écoles pendant la colonisation car les lois de Jules Ferry ne commencent à
s’appliquer que vers la fin du siècle. Un deuxième motif vient plaider en faveur de l’absence
de cette thématique a trait aux lieux visités, perdus dans le désert ou la campagne et qui sont
situés loin de toute agglomération importante. Une autre raison peut être invoquée et elle
concerne la priorité donnée aux éléments exotiques qui rendent le récit plus attirant et plus
passionnant.
Cependant deux voyageurs font exception et évoquent l’instruction publique à leur
manière. Le premier est un voyageur anonyme qui publie un article dans Le Magasin
Pittoresque en 1864. Dans son récit, il montre les bienfaits de l’instruction pour sceller
l’entente entre Français et Algériens et il n’oublie pas de souligner la méfiance des
autochtones à l’égard de l’institution scolaire comme évoquée plus haut. Ainsi, le voyageur-
journaliste montre un enthousiasme débordant quand il parle du collège d’Alger :
Le collège marche progressivement vers ce but utile ; les jeunes Arabes, mêlés avec les élèves
européens qui fréquentent le Collège, dans les récréations, les classes et tous les
enseignements, adoptent promptement les mêmes habitudes de vie et de langage, les mêmes
principes de moralité, fraternisent en toutes circonstances, et préparent ainsi les bases du
rapprochement et de l’association des deux races. La plus grande difficulté consistait à gagner
la confiance des familles indigènes qui, soupçonneuses et défiantes, surtout en matière de
religion, et craignant d’ailleurs quelques tentative de prosélytisme, pouvaient refuser
d’envoyer leurs enfants au Collège401.

Au début du XXe sicle le docteur Rouire dans son mémoire revient sur les
appréhensions de certains à instruire les autochtones. Il se montre au contraire très favorable à
la nécessité d’instruire les autochtones. Il affirme sa position sans ambigüité :

401
Anonyme, « Le Collège arabe- français d’Alger » Magasin Pittoresque, 1864, p. 381.
193
Nous devons aussi chercher à les rapprocher de nous au moyen de l’école et en leur faisant
sentir qu’il y va de leur intérêt. Quoi qu’on ait dit, ce rapprochement est possible, car ils sont
perfectibles. Divers indices montrent même que, malgré les conditions inférieures dans
lesquelles se trouve la généralité d’entre eux par suite de leur appauvrissement, le relèvement
du monde musulman algérien est manifeste : les indigènes s’instruisent, travaillent et ont pris
conscience qu’ils se créeront ainsi un avenir402.

Les voyageurs font des observations très pertinentes et louent les remèdes que recèle la
civilisation française. Les progrès de l’hygiène viennent à bout de la mortalité galopante, mais
l’instruction rencontre sur le terrain certaines difficultés liées aux appréhensions des
autochtones et au manque d’infrastructure pour scolariser les enfants. Les voyageurs
privilégient le côté clinquant qui rappelle la métropole même si l’exotisme oriental recherché
se dissout dans des paysages urbains un peu surfaits pour le décor naturel et originel. Ils
oublient aussi de soulever les problèmes posés par l’introduction des nouvelles techniques en
colonie. Ces techniques nécessitent une adaptation des autochtones pour qu’ils en intègrent les
fonctionnements et qu’ils aient les comportements adéquats vis-à-vis de ces changements.
C) De quelques ratés de la mission civilisatrice
En 1860, après la chute de la Kabylie, la France dispose d’une emprise quasi totale sur
le territoire algérien. Quelques évènements cependant viennent mettre en difficulté les succès
coloniaux. Il est utile de rappeler que le soulèvement des tribus du nord en 1870, sous l’égide
du bachagha El Mokrani, et pendant six mois, a failli remettre en cause le processus de la
colonisation. L’écrasement de cette révolte par l’armée coloniale redonne le moral aux
troupes après la débâcle de la guerre contre les Allemands. Mais à partir de cette date
charnière qui correspond à la fin du Second Empire et à la disparition du mythe du royaume
arabe cher à Napoléon III, certains introduisent quelques critiques dans ce déroulement
idyllique de la séquence coloniale et pointent de la plume les travers de la politique coloniale
et ses imperfections. Ils proposent de réinventer une autre relation avec les autochtones en
tenant compte de leurs spécificités culturelles et linguistiques. L’autochtone devient partenaire
à part entière et non un serviteur corvéable à merci.
1) L’autochtone algérien, une altérité à réhabiliter

Depuis l’arrivée des Français sur le sol algérien, beaucoup d’intervenants dans tous les
domaines ont produit une littérature foisonnante sur le pays et ses habitants. Ce savoir
multiforme sur l’Algérie a un but que rappelle Franck Laurent dans son anthologie quand il
titre un de ses chapitres : « Conquérir et décrire 403». Il montre dans son anthologie la frénésie

402
Ibid., p. 411.
403
Franck Laurent, op. cit. p.3.
194
qui s’est emparée des Français dès l’aube de la conquête pour découvrir le pays et disséquer
l’âme de ses habitants. Dans le cas de l’Algérie, les voyageurs et les autres intervenants
décrivent les comportements, les habitudes et les coutumes de la société conquise, pour que la
colonisation accède à l’intimité et à la sensibilité des autochtones. Toutes les connaissances
accumulées faciliteront la domination et la réussite de la mission civilisatrice de la France.
Mais l’approche de l’altérité autochtone reste fondée sur des préjugés raciaux, et la supériorité
de la civilisation française que mettent en avant tous les voyageurs. Le soldat Henri Duveyrier
montre ainsi que les autochtones sont incultes, malgré le contact avéré qu’ils ont avec la
métropole et sa civilisation. Il suggère une sorte de déterminisme atavique que même un
séjour prolongé en métropole ne peut effacer ou gommer. Ainsi, pour lui, les Algériens ne
savent pas apprécier les belles œuvres d’art, comme s’ils avaient un déficit de bon goût et des
carences dans la perception des choses esthétiques:
J’étais à Methlily, la ville la plus misérable que j’aie encore vue, l’hôte de Sy-Mohammed-
ben-Mouley-Ismaïl, petit fils du dernier sultan de Ouargla et homme d’un extérieur qui
annonce la distinction de son origine. J’avais déjà fait sa connaissance à Ghardaya. Nous
avons causé de Paris, qu’il connaît ; mais, comme tous les autres indigènes, il avait été plus
frappé par le jardin des fleurs et Mabile que par les monuments ou les inventions qui font notre
véritable supériorité et sur quelques autres nations. Le Muséum cependant l’avait fort
impressionné. Nous avons passé en revue quelques-uns des gros animaux de la ménagerie, au
grand ébahissement des administrés de Sy-Mohammed qui ne pouvaient pas comprendre que
l’on pût garder des serpents aussi terribles, des lions, des tigres, des panthères pour le plaisir
de les regarder. Ils étaient d’avis qu’on devait les tuer404.

Cette propension à considérer l’autochtone comme un être inférieur réveille certaines


consciences parmi ceux qui sont venus en Algérie. Les propos qu’ils tiennent sur les
autochtones sont plus nuancés et évitent le manichéisme qui semblait inhérent à ce genre de
littérature auto-valorisante. Le Dr Rouire dans son long mémoire, publié par la Revue des
deux mondes, constate les dégâts de la colonisation sur le devenir des autochtones et tous les
chamboulements que la France a introduits dans la vie de cette population dominée:
Rien ne fut modifié dans les institutions civiles et sociales des indigènes, mais il n’en fut pas
de même des institutions économiques qui les avaient régis jusqu’alors. Les sanglans épisodes
qui avaient caractérisé la lutte avec Abd-el-kader avaient créé un état- d’esprit nouveau chez
les vainqueurs. Trop de sang avait été versé des deux côtés, trop de destructions et de ruines
accumulées, trop de haines inexpiables suscitées ; et nos officiers, ne pouvant faire abstraction
d’un passé récent en étaient venus à considérer que la défiance et la rigueur vis-à-vis des
populations qu’ils étaient chargés désormais d’administrer était un devoir impérieux
commandé par les circonstances. Ils croyaient que, pour maintenir la domination française, il
n’y avait plus d’autre moyen que d’installer le plus possible de garnisons et de postes dans le
pays, et comprenant d’autre part que l’armée, quelque élevés que fussent ses effectifs, ne
pourrait jamais suffire seule à cette besogne405.

404
M. Henri Duveyrier, « Voyage dans le pays des Beni-Mezab », Le Tour du monde, 1861, p. 183.
405
Rouire, « Les Indigènes Algériens », Revue des deux mondes, janvier-avril 1909, p. 415.
195
Le docteur Rouire dresse ainsi un bilan presque catastrophique de l’action coloniale en
Algérie. Un pouvoir, qui ne fonctionne qu’en recourant à la force des armes, la répression et
les brimades, ne saurait durer. Il met en garde les autorités coloniales contre leur aveuglement
et les mauvais traitements qu’ils font subir aux autochtones. Ce sont ces mauvais traitements
qui engendrent des révoltes sporadiques de la part des habitants d’Algérie. La pacification,
qu’on ne cesse de louer, ne résout pas les problèmes de stabilité.
L’altérité autochtone semble juste une curiosité exotique pour l’administration
coloniale et certains de ses chantres comme les administrateurs et les militaires. Cette altérité
sert de mise en valeur à la supériorité raciale de l’Européen sur l’autochtone. Comme
l’Algérien ne maîtrise pas les codes de la civilisation occidentale en général et française en
particulier, il est par conséquent normal de le coloniser. Mais cette colonisation et son
corollaire la mission civilisatrice de la France ne réussissent pas à hisser l’autochtone à la
hauteur des lumières qui fondent la vocation universelle de la France.
2) Les travers de la civilisation française en Algérie
La mission civilisatrice de la France en Algérie n’a pas eu les résultats escomptés.
L’autochtone est en déshérence totale, spolié de sa terre, il a subi les affres des épidémies, de
la famine406, et une incurie totale pour ce qui est de l’instruction. L’Algérien, qui est le
premier interlocuteur sur son sol de cette colonisation, est tenu à l’écart de toute décision. Les
propos des intervenants, sur le terrain et au contact des autochtones, propagent cette idée de
« peuple- enfant » qui a besoin de tuteurs. Frantz Fanon (1925- 1961) psychiatre antillais de
son état, qui a longtemps travaillé dans des établissements de santé mentale en Algérie,
analyse cette idéologie coloniale paternaliste. Considéré comme l’un des théoriciens de la
révolution algérienne contemporaine (1954-1962), il écrit à ce sujet:
Le peuple colonisé est idéologiquement présenté comme un peuple arrêté dans son évolution,
imperméable à la raison, incapable de diriger ses propres affaires, exigeant la présence
permanente d’une direction. L’histoire des peuples colonisés est transformée en agitation sans
aucune signification et, de ce fait, on a bien l’impression que pour ces peuples l’humanité a
commencé avec l’arrivée de ces valeureux colons407.

Cette mise à l’écart de l’autochtone conduit l’administration coloniale française à


négliger la culture locale et les valeurs qui fondent la société algérienne. Au nom de la
mission civilisatrice, l’administration s’implante dans le paysage sans ménagements. La
violence de la conquête a détruit les vestiges d’une culture locale inédite. Mostefa Lacheraf,

406
Voir le chapitre précédent de la même partie.
407
Cité par Dino Costantini, op, cit., p. 238.
196
un intellectuel algérien qui a beaucoup travaillé sur la société rurale algérienne, analyse cette
confrontation entre la civilisation française et son vis-à-vis algérien en ces termes:
Le problème peut se résumer comme suit : la France trouve en face d’elle une société bien
organisée, à la civilisation propre, parfois comparable à celles du bassin méditerranéen, peut-
être imparfaite dans son développement, mais dont l’amour de la liberté, l’attachement à la
terre, la cohésion, la culture, le sens patriotique, les ressources et les idéaux communs à
défendre contre l’ennemi national, donnent leurs preuves tout au long d’une guerre de
conquête de près de 40 ans408.

La prétention des autorités coloniales de diffuser la civilisation française pour


améliorer le quotidien des autochtones reste un vœu pieu. Franck Laurent évoque les réserves
qu’on peut lire dans beaucoup de textes sur l’action française en Algérie qui rejoignent les
appréhensions du docteur Rouire:
Or, cette dévalorisation plus ou moins marquée de l’Algérie indigène n’est pas compensée par
une exaltation de la jeune colonie et du peuple nouveau. On cherchera ailleurs les monuments
écrits de l’empire colonial français : dans certains mémoires d’administrateurs, certains
rapports ministériels ou parlementaires, certaines enquêtes journalistiques…Mais on ne trouve
guère de trace d’un tel triomphalisme dans les récits des écrivains-voyageurs de cette époque.
« L’œuvre française » n’y est que fort rarement exaltée. Les réalisations techniques ou
économiques sont peu évoquées, quand elles ne sont pas critiquées pour leur peu de pertinence
(l’architecture et l’urbanisme) ou leur médiocrité (les chemins de fer algériens acquièrent ainsi
une réputation épouvantable)409.

La multiplicité des voyageurs et des intervenants crée une sorte de chorale discordante
sur le point de vue que chacun adopte par rapport à l’évolution de la situation en colonie. La
persistance de la pauvreté des autochtones contraste avec les richesses supposées du pays. Le
statut de l’intervenant joue un rôle très important comme nous l’avons montré tout au long de
ce travail de recherches. Les administrateurs ou les militaires, par les postes qu’ils occupent,
observent un minimum d’obligation de réserve et essayent de préserver la doctrine qui préside
à la conquête de ce territoire. Ils disent que la colonisation apporte beaucoup à l’autochtone,
mais qu’il est nécessaire de procéder à certains réaménagements dans la politique menée sur
le terrain. Le but de ces critiques est d’optimiser les chances de la réussite du projet colonial
en Algérie. D’autres écrits comme ceux de Maupassant et du docteur Rouire agissent comme
des mises en garde sur les dérives de cette politique pénalisant les autochtones car elle les
opprime.
3) Des réformes inefficientes

La mission civilisatrice de la France en Algérie a remis en question tout le


fonctionnement politique, social et culturel de la colonie. La refonte de l’univers juridique et

408
Mostefa Lacheraf, L’Algérie, nation et société, Alger, SNED, 1978, p. 24.
409
Franck Laurent, op. cit., p. XX.
197
l’arsenal législatif mis en place évacuent les lois traditionnelles autochtones millénaires,
même si elles en sauvegardent quelques-unes, qui concernent le statut personnel et la
propriété. Les réformes introduites dans le contexte algérien visent à mettre en adéquation la
colonie avec la métropole. La nouvelle organisation de la société algérienne selon les normes
françaises a pour finalité de rendre le quotidien des autochtones harmonieux, en conformité
avec ce qu’exige une modernité importée. L’un des objectifs de cette politique coloniale
consiste à assimiler les autochtones à la culture et aux valeurs de la nation française. Et,
pourtant, cette politique rend perplexe le docteur Rouire qui rappelle dans son mémoire
qu’elle est un échec:
Notre erreur fut d’avoir voulu imposer nos goûts, nos mœurs, nos lois, nos habitudes d’esprit à
une race qui a, de la famille, de la société, de la propriété, des conceptions différentes des
nôtres, et d’avoir cru qu’il suffisait d’étendre les institutions françaises aux indigènes pour en
faire des Français, comme si l’on pouvait couler dans tous les esprits dans le même moule,
incliner tous les peuples sous les mêmes lois, imposer les mêmes règles à des Français et à des
Africains, à des sédentaires et à des nomades. Avec notre tendance à tout généraliser, nous
avons cherché à réaliser partout l’uniformité et la symétrie. Nous avons eu même la prétention
de leur faire parcourir tout d’un coup le chemin qui sépare le Coran de nos codes. Mais les
moeurs ne se modifient pas du jour au lendemain, surtout lorsque les coutumes civiles et
religieuses sont intimement liées les unes aux autres, et il ne faut donner à un sol que la
semence qui lui convient410.

Le docteur Rouire fait le diagnostic de l’homme de terrain, qui a longtemps vécu en


Algérie. Il décrit le désarroi dans lequel se trouve la société autochtone sommée de se
franciser sans délai, et ne comprend pas l’aveuglement des autorités coloniales qui ignorent
les résistances qu’oppose la société. Ainsi cette société réfractaire développe des stratégies
qui résistent à l’offensive en faveur de l’assimilation, car elle continue à puiser dans le droit
coutumier et musulman son fonctionnement. La société autochtone se trouve confortée dans
sa démarche par le sénatus-consulte du 5 juillet 1865. Ce texte comporte cinq articles411 qui
régissent le statut personnel et la naturalisation des autochtones algériens. Mais selon Judith
Sarkis, ces cinq dispositions ont créé beaucoup de problèmes liés à leur application sur le
terrain. Les tergiversations de la France rendent l’accès à la citoyenneté difficile:
Tournant dans l’histoire de l’Algérie coloniale et dans l’histoire du droit français, le sénatus-
consulte de 1865 instaure une séparation entre nationalité et citoyenneté en Algérie en
distinguant les citoyens des sujets « indigènes », et devient le socle d’un système juridique
discriminatoire en Algérie française et dans le reste de l’empire. Cette différenciation s’appuie
sur les différences entre droit civil français d’une part et droits coranique, coutumier et
mosaïque de l’autre. Pour les promoteurs du texte, on trouve, au fondement de

410
A. Rouire, « Les Indigènes Algériens II, La nécessité d’un programme politique nouveau et l’avenir des races
indigènes », Revue des deux mondes, Mars-Juin 1909, p. 616.
411
J. E. Sartor, De la naturalisation en Algérie (Sénatus-Consulte du 5 juillet 1865) Musulmans, Israélites,
Européens, Paris, Retaux-Frères, libraires et éditeurs, 1865, p. 61-62-63-65.
198
l’incompatibilité entre les systèmes juridiques, le « droit » à la polygamie et à la répudiation
aux quels les sujets indigènes doivent renoncer pour devenir citoyens412.

Comme le montre Judith Sarkis, le sénatus-consulte complique la tâche du législateur


et celle de l’autochtone par les exceptions introduites. L’instauration d’une justice aux
multiples facettes engendre des hiatus et des quiproquos qui conduisent à créer deux collèges :
les citoyens et les sujets dans un État qui prône l’égalité.
Dans le statut personnel particulier qu’on accorde aux autochtones car il est régi par le
droit musulman et le droit coutumier, un point semble faire l’unanimité contre lui : il s’agit de
la polygamie que l’Islam privilégie. Cette permissivité de la loi coranique qui autorise
plusieurs épouses pour un seul homme, suscite l’indignation :
Dans la continuité de Montesquieu, la polygamie est associée au despotisme ; elle est
également tenue pour nocive pour la santé, suivant la plupart des médecins de l’époque. Ces
dénonciations rejoignent les critiques religieuses de la polygamie, telles celles de Louis de
Bonald. On lit ainsi, sous la plume des collaborateurs de la Revue de l’Orient, dans le cadre
d’une entreprise de soutien aux intérêts catholiques en « Orient », un catalogue des effets
négatifs de l’Islam sur la « civilisation orientale ». Comme les moeurs familiales sont au cœur
de sa vision politico-religieuse, le journal voit dans la polygamie « un obstacle à la
civilisation »413.

Cette idéologie renforce l’idée de l’incompatibilité de l’Islam avec la modernité et la


civilisation. Elle devient une idée reçue qui traverse les siècles. Elle réapparaît même à
l’époque contemporaine en France avec les problèmes liés aux banlieues des grandes villes,
où vit une partie de la population qui est de confession musulmane. En effet, certains
politiciens français de droite et de l’extrême droite stigmatisent les musulmans en prétendant
qu’ils refusent les lois de la république en s’accrochant à leur identité religieuse et à leur
origine414.
Par ailleurs, l’existence d’une forte communauté juive donne à la France l’idée de les
émanciper. Il faut rappeler que, sous la domination turque, ils avaient le statut de « Dhimi ».
C'est-à-dire qu’ils vivent sous la protection du souverain musulman et en échange de cette
magnanimité, doivent payer un impôt au trésor public. La promulgation du décret Crémieux
en 1870 permet ainsi à la communauté juive de s’élever dans la hiérarchie sociale algérienne
en obtenant la nationalité française. Quelques années plus tard, avec la montée de
l’antisémitisme, la communauté juive en Algérie devient la cible de la haine qui s’empare de
la colonie à l’occasion des élections municipales de 1898. Et déjà un quotidien américain, The

412
Judith Sarkis, « Propriété, polygamie et statut personnel en Algérie coloniale, 1830-1873 », Revue d’histoire
du XIXe siècle, n° 41, 2010/2, p. 27.
413
Ibid., p. 30.
414
Sur l’ensemble de ces questions voir : Gilles Kepel, Banlieue de la République. Société, politique et religion à
Clichy-sous-Bois et Montfermeil, Gallimard, Paris, 2012.
199
Jewish south, de Richmond en Virginie, parle de cette atmosphère de haine en ces termes :
« les dernières nouvelles dont nous disposons et qui viennent d’Algérie datent de mardi. Ce
jour là à Uzez-le-Duc et Fortassa, les portes des magasins juifs ont été forcées et les
marchandises saccagées 415 ». Le gouvernement de Vichy remet en cause ce décret à partir du
7 juillet 1940 et il sera remplacé par le « statut des Juifs ». Le débarquement des alliés à Alger
en 1942 permet le rétablissement du décret Crémieux le 20 octobre 1943.
Sur le terrain et à l’épreuve de la réalité, les réformes et l’arsenal juridique
compliquent la tâche des Algériens. Cette profusion de lois qui s’abat sur la société, et que
l’administration applique avec rigueur aux autochtones, crée des tensions au sein de la société,
habituée qu’elle était à une forme de liberté sous la régence turque. La civilisation française
devient synonyme de répression et de restriction dans une société acculée par des lois qui la
desservent.
Ainsi la mission civilisatrice de la France en Algérie ne fait pas progresser la colonie
vers plus de justice et d’équité. Les lois promulguées sont un chapelet d’interdictions et de
restrictions des libertés. La vocation universelle des droits de l’homme que propose la France
coloniale se fonde sur la suspicion et la disqualification de l’autre. L’autochtone ne tire aucun
bénéfice de cette civilisation qui le maintient dans un statut de sujet du grand Empire colonial
sans perspective qu’il échappe à sa condition de citoyen de seconde zone.
Les voyageurs justifient la présence de la France en Algérie en louant sa mission
civilisatrice en colonie. Mais l’argument civilisationnel ne résiste pas à l’épreuve des faits.
Certes, le paysage urbain subit des transformations, de nouveaux moyens de transports
arrivent en colonie et l’hygiène fait son apparition dans un univers qui en était dépourvu, mais
l’instruction reste embryonnaire et ne concerne qu’une élite jusqu’à l’indépendance de
l’Algérie. Le droit introduit par la France en Algérie conforte l’autochtone dans sa situation de
sujet.
On pourrait à la rigueur se passer de guide ; il suffirait de suivre les poteaux télégraphiques qui
s’alignent à perte de vue et sont comme le symbole de la civilisation pénétrant dans le désert.
Une brise continue fait vibrer harmonieusement leur fils. Pendant quarante heures, dans le
silence des sables où tous les bruits sont étouffés, nous n’entendons rien autre que cette
monotone chanson des fils télégraphiques : elle nous accompagne comme la plainte
mystérieuse des djinns de cette région416.

415
« The latest details to hand from Algeria are dated Tuesday. On that day at Uzez-le-Duc and Fortassa, the
doors of Jewish shops were forced and the contents were sacked” The Jewish south, july 09,1897 ( Richmond-
Virginia), p. 3.
416
Le lieutenant Frédérik de L’Harpe, « Dans le sud Algérien, Á travers les montagnes de l’Aurès et dans les
Oasis du Souf », Le Tour du monde, 30 mars 1901, p. 150.
200
Le docteur Rouire occupe une position singulière parmi les voyageurs en Algérie, car
il adopte toujours une position critique vis-à-vis de l’œuvre coloniale en Algérie. Les autres
voyageurs voient dans la colonisation une chance pour l’Algérie de se mettre au diapason de
la métropole. La réalité du terrain montre que les réformes introduites ont beaucoup plus
pénalisé les autochtones pour favoriser les Européens d’Algérie.

201
Chapitre 3 : Á la recherche de la latinité perdue
L’Algérie est un pivot de la politique coloniale de la France car elle a permis de
donner naissance à une colonie de peuplement. Cette colonie doit résorber le chômage dont
souffre la population française et en même temps elle sert de refuge aux contestataires
politiques417. Mais à côté de ces arguments d’ordre politique et économique pour se maintenir
en Algérie, la France invoque l’histoire antique pour renforcer sa quête de légitimité en
s’appuyant sur le passé latin de l’Algérie. En effet, la découverte sur le territoire algérien d’un
certain nombre de sites qui renferment des vestiges romains, pousse la propagande coloniale à
instrumentaliser le passé lointain de l’Algérie. Le leitmotiv de cette idéologie coloniale est le
suivant : la France est là pour perpétuer l’œuvre de Rome.
Cette histoire entre la terre africaine et Rome est née à la fin des guerres puniques en
l’an – 146 avant JC. Cet évènement conduit le grand empire romain à occuper l’Afrique du
nord. Adolphe Dureau de La Malle rappelle dans quelles circonstances s’est effectuée cette
occupation :
L’an de Rome 608, Scipion Émilien a détruit Carthage, occupé tout son territoire, et cependant
le sénat romain ne le garde pas tout entier : il détruit toutes les villes qui avaient aidé les
Carthaginois dans la guerre, agrandit les possessions d’Utique qui l’avait servi contre eux, fait
du surplus la province romaine d’Afrique, et se contente d’occuper les villes maritimes, les
comptoirs, les colonies militaires ou commerciales, que Carthage avait établis depuis Syrte
jusqu’au-delà d’Oran. Rome, de même que la France jusqu’à ce jour, prend position sur la
côte, et ne s’avance pas à l’intérieur418.

Les fouilles archéologiques et les études faites sur les sites romains419 révèlent des
villes prospères, ayant une activité commerciale intense, qui se double d’une vie culturelle
très riche. Les recherches montrent aussi la multitude d’autochtones associés à la vie de la cité
dans une harmonie exemplaire. Les tenants de la colonisation méditent la stratégie romaine,
qui réussit à intégrer tous ces différents peuples dans son giron.
Les voyageurs archéologues, comme Gaston Boissier, Henri de Villefosse et Louis
Bertrand, souscrivent à l’idée reçue que les problèmes rencontrés par l’entreprise coloniale
peuvent être résolus par les enseignements qu’on peut tirer du passé antique et de l’expérience
des autres nations. L’autre preuve qu’ils apportent pour étayer cette croyance concerne les
apports autochtones à la latinité. Les voyageurs mettent en avant la bonne réception faite à la

417
Louis-José Barbançon, « Les transportés de 1848 (statistiques, analyse, commentaires) », Criminocorpus,
revue hypermédia [En ligne], Les bagnes coloniaux, Articles, mis en ligne le 01 janvier 2008, consulté le 03
septembre 2013. URL : http://criminocorpus.revues.org/148 ; DOI : 10.4000/criminocorpus.148
418
Adolphe Dureau de La Malle, L’Algérie, histoire des guerres des Romains, des Byzantins, et des Vandales,
Paris, Firmin- Didot frères, p. 14.
419
Nabila Oulebsir, Les Usages du patrimoine : monuments, musées et politiques coloniale en Algérie, Paris, Ed.
de la Maison des sciences de l’homme, 2004.
202
civilisation romaine en Algérie et son inscription dans la durée. En effet, l’Algérie a vécu près
de quatre siècles sous la domination de Rome. La longévité de la présence latine est un facteur
important pour les voyageurs. Il les conduit à déduire que le caractère autochtone est
compatible avec la civilisation romaine:
Saint-Augustin raconte qu’il reçut sa première instruction à Thagaste, où il était né, et qui était
un fort petit municipe. Quand le maître de Thagaste n’eut plus rien à lui apprendre, on
l’envoya tout près de chez lui, à Madaura, où les écoles étaient plus florissantes ; et comme il
y obtint beaucoup de succès, sa famille, quoique très pauvre, lui fit achever ses études à
Carthage. Il y avait même des personnes qui ne s’en tenaient pas là […] il leur fallait passer
par les écoles de Rome420.

Un autre fait vient renforcer cette exaltation du passé latin algérien : c’est la naissance
de la Revue africaine à Alger en 1856, qui se présente comme : « Le journal des travaux de la
société historique421 ». Elle accompagne sur plus d’un siècle les fouilles archéologiques et la
valorisation du patrimoine historique de la colonie.
Nous accorderons tout au long de ce chapitre une attention particulière à la description
du processus de légitimation de la colonisation par le recours au passé romain de l’Algérie et
à sa diffusion à travers les récits de voyage. Car, c’est certainement là qu’on décèle avec
pertinence cette création politique, et les spécificités de ses objectifs idéologiques. L’enjeu est
de convaincre une opinion française perplexe, et de rassurer les Européens installés en
Algérie.
A) Les vestiges romains au secours de la colonisation
La presse de voyage intègre dans ses colonnes tous les discours scientifiques produits
au XIXe siècle Elle se fait l’interprète de l’évolution des connaissances humaines, comme le
soulignait Edouard Charton avec son célèbre slogan d’« Éduquer et distraire » les lecteurs.
Parmi, les disciplines qui enrichissent le récit de voyage dans sa dimension de rapporter les
faits anciens, il y a l’Histoire et l’archéologie. Jean Pierre Reboul rappelle comment
l’archéologie est devenue une science, en ces termes:
D’annexe de l’histoire, l’archéologie devint au cours du dix-neuvième siècle une science à part
entière, même si divers blocages génèrent longtemps son développement. Ainsi le but des
fouilles demeurait souvent la découverte de « beaux objets », même pour Schliemann, le
passionné découvreur de Troie, d’où la perte irrémédiable de beaucoup d’informations […]
L’archéologie finit cependant par s’institutionnaliser, en dépit des moqueries de Flaubert
dans Bouvard et Pécuchet, ce qui passa par la création d’importantes écoles à l’étranger. La
plus ancienne est l’Ecole française d’Athènes, fondée en 1846, bientôt imitée par le Deutsches
Archäologisches Institut, l’American School of Classical Studies, la British School of

420
Gaston Boissier, « L’Afrique Romaine, VI) La littérature Africaine », Revue des deux mondes, 1894, p. 241.
421
A. Berbrugger, « Introduction à la Revue africaine », Revue africaine, n°1, Alger, 1856, p. 1-11.
203
archaeology, l’École italienne… (« Comment devient-on archéologue »). Elles furent
richement dotées, pour soutenir le prestige à l’étranger des grandes nations européennes 422.

Figure 15: Temple dit de Minerve (façade principale)- Dessin de G. Moynet, d’après une photographie,
Paru dans Le Tour du monde, juillet 1880. (p. 21).

Le voyage en Algérie permet à l’archéologie de trouver sur le territoire de la colonie,


un terrain propice aux fouilles et à la découverte d’un patrimoine millénaire, ici, il s’agit en
l’occurrence des ruines romaines. Á partir de la deuxième moitié du XIX e siècle, l’Algérie
voit affluer sur son sol : les voyageurs archéologues. Dans leurs récits, ces voyageurs
archéologues s’attardent devant les vestiges romains, rencontrés au cours de leurs périples. La
partie de l’Algérie visitée, qui renferme le plus de sites, dans les récits de voyage, est le côté
oriental, qui trouve son prolongement en Tunisie, et comprend le site punique de Carthage. Le
récit de l’académicien Louis Bertrand est à cet égard très édifiant 423, car il suit un périple qui
va de Timgad à Carthage. Les écrits développant cette thématique romaine veulent ainsi
établir que la France n’est pas en terre inconnue. Ils démontrent que la conquête de l’Algérie
est un juste retour des choses sur une terre originellement latine et chrétienne. Les douze

422
Jean Pierre Reboul, « Histoire de la discipline », http://www.archeologiesenchantier.ens.fr/spip.php?article11.
423
Louis Bertrand, « Les villes africaines, 1) Thimgad et 2) Constantine », Revue des deux mondes, (1er juillet et
le 1er août 1905).
204
siècles d’Islam ne sont qu’une une parenthèse futile, qui se referme avec la colonisation et
qu’on évacue d’un coup de plume.
1) Tentative de construction d’une identité latine dans l’Algérie coloniale
L’exaltation du passé latin commence avec l’œuvre de pacification du territoire. Le
premier à s’emparer de ce thème est le général Saint Arnaud424. Il découvre, à travers ses
pérégrinations militaires de soldat conquérant, des villes romaines entières et bien
conservées425. Le spectacle offert par les vestiges le pousse à attirer l’attention de ses
supérieurs sur le passé historique romain de la colonie. Il exhorte les autorités coloniales à
s’inspirer de l’œuvre romaine en Afrique du nord. Ce regard sur le passé aide à dompter le
pays et à inscrire la colonisation dans la durée:
L’Afrique est formée de deux chaînes de montagnes sensiblement parallèles; deux systèmes de
vallées se trouvent compris entre ces chaînes et le littoral. Cette configuration avait commandé
l’occupation romaine. Ce peuple habile avait occupé tous les ports de la côte de l’Afrique, de
Carthage jusqu’au fleuve Malva. Il avait tracé sur les plateaux qui séparent les deux chaînes de
l’Atlas une longue voie, dont tous les points étaient occupés par d’importants établissements,
de chacun desquels partait une voie secondaire qui aboutissait au port le plus voisin. Tous les
établissements que j’ai fondés dans la province de Constantine ont été dictés par la pensée de
refaire l’occupation romaine426.

Louis Bertrand arrive en Algérie en juin 1889. Il est à l’origine du mouvement des
algérianistes, une doctrine littéraire qui exalte l’œuvre des colons pionniers dans la
construction de l’Algérie et son développement fulgurant. Les découvertes archéologiques
en Algérie mettent à jour un passé romain très important, le conduisent à proclamer que la
France est la digne continuatrice de l’œuvre de Rome en Algérie. Les écrits qu’il publie dans
la Revue des deux mondes rendent compte de ses pérégrinations à travers les vestiges romains.
Ses écrits font revivre ce passé lointain et oublié mais présent par ses nombreux vestiges.
L’obsession de Louis Bertrand atteint son paroxysme quand il occulte l’apport des
autochtones de ce pays. Dans ses récits, il rend compte ainsi de son périple à travers les villes
romaines d’Algérie. Il inscrit son voyage dans les pas du Maréchal de Saint-Arnaud. Sa plume
s’épanche pour produire des récits apologétiques sur l’Algérie romaine. Il met en exergue le
degré atteint par la civilisation romaine, et s’émerveille devant l’œuvre accomplie sur le
territoire algérien:
Mais de même que la forme idéale du mort revivait dans l’effigie gravée sur la stèle funéraire,
la forme de la ville détruite s’est imprimée à tout jamais au lieu même de sa sépulture. Cette
forme, conçue par le génie ordonnateur de Rome, est quelque chose de si parfait qu’elle

424
François Maspéro, L'Honneur de Saint-Arnaud, chronique historique, Paris, Le Seuil, 1993.
425
Voir aussi à cet effet, Douel ( Martial), L’Algérie romaine. Forums et Basiliques. Timgad-Djemila-
Khemissa- Madaure- Cherchell- Tipasa. Paris, Société d’éditions géographiques, maritimes, et coloniales, 1930.
426
François Maspéro, op. cit., p. 146-147.
205
semble indestructible comme les vers et les poèmes consacrés, sur qui le temps n’a plus de
prise427 !

En effet, cela l’amène à considérer l’Algérie comme « la Berbérie latine ». Son


idéologie vise à déposséder l’Algérie des constantes de son présent, qui la font appartenir à un
orient musulman où les choses spirituelles se disent en arabe et en berbère. Gérard Chalaye,
dans un article consacré à l’œuvre de Louis Bertrand, intitulé « Les Nouveaux Mondes »
algérianistes (1891-1939) »428, parle de la vision et de la position de l’académicien sur
l’Algérie, en ces termes : « L'autre demi paradoxe, c'est que pour Bertrand, cette conquête
n'en est pas une car la France et l'Europe n'ont fait que reprendre le bien légitime qui leur
avait été dérobé par le monde arabe et par l'Islam429 ».
Le passé romain de l’Algérie fournit à cet effet un argument de taille pour dire à
l’opinion française et à l’adresse des autochtones, que la colonisation poursuit une œuvre
commencée il y a vingt siècles, et interrompue par l’arrivée de l’Islam. Il faut rappeler que
l’islamisation de l’Afrique du nord remonte au VIIIe siècle. Elle s’est faite par les conquérants
arabes, venus à bout de la résistance berbère conduite par la reine Kahina, de confession juive.
Les Romains se sont installés en Algérie, dite alors « Numidie » à partir de 25 avant J.C. et y
sont demeurés jusqu’en 430 après J.C. Ils ont bâti un réseau dense de villes sur la côte et à
l’intérieur des terres, comme Tipaza et Cherchell à l’ouest d’Alger ou Timgad et Lambèse au
sud-est de la capitale. D’autres ruines mises à jour marquent ce qu’on appelle les limes,
constituées de villes garnisons, pour séparer les régions fertiles des territoires des nomades
insoumis à l’autorité des Romains. On peut citer Ain Grimidi, située dans la région de Sidi-
Aissa à cent cinquante kilomètres au sud d’Alger. Le géographe, Mr Dureau de la Malle avait
écrit à ce sujet un livre fort utile en 1852 pour comprendre le passé antique de l’Algérie :
L’Algérie : histoire des guerres romaines, des Byzantins et des Vandales430. Cet ouvrage
devient une référence pour les autorités coloniales et tous les voyageurs qui viennent en
Algérie.
Le processus de légitimation a un deuxième destinataire, à savoir la population
autochtone, qui n’arrête pas de remettre en cause par la guerre, qu’elle mène avec des moyens
431
rudimentaires, l’ordre établi. Ce peuple « enfant » doit accéder à la maturité, grâce à la

427
Louis Bertrand, « Les Villes Africaines, Timgad » Revue des deux mondes, 1er juillet 1905, p. 176.
428
Article à paraître.
429
Ouvrage collectif dirigé par Jean François Durand, Les Nouveaux Mondes, un mythe fondateur des
littératures de l'ère coloniale, Actes du colloque de la SIELEC, à paraître.
430
PARIS, Librairie de Brairie De Firmin Didot frères, imprimeur de l’institut, 1852.
431
Dino Costantino, Mission civilisatrice, le rôle de l’histoire coloniale dans la construction de l’identité
politique française, Paris, Éditions de la découverte, 2008, p. 101.
206
France, qui lui permettra de devenir « un peuple adulte»432. Et pour sortir de sa léthargie, il a
besoin de se raccrocher à la nation française et à ses valeurs, rompant avec un déjà-là
millénaire autochtone. L’identité dans le contexte colonial français se décline en termes d’
« assimilation », comme le rappelle Norbert Dodille, quand il écrit :
C’est qu’en effet, l’assimilation s’inscrit dans une logique de la République, qui veut aller vers
la reconnaissance de la citoyenneté et l’égalité des droits pour tous les habitants du territoire
français, qu’il soit métropolitain ou ultra-marin. Idéal qui ne sera vraiment atteint que par la loi
de départementalisation de 1946433.

Cette identité doit aussi avoir une existence administrative. L’état civil et la loi de
1882 qui le généralise sur tout le territoire algérien parachèvent l’édifice. Les recensements de
la population autochtone deviennent plus faciles, et les identifications par les noms, les
prénoms et les dates et lieux de naissances contribuent à mieux quadriller les flux humains. Le
fait de donner à ce peuple une généalogie, et des filiations permet de mieux contrôler les
mouvements de cette population qui hésite entre une sédentarisation utilitaire, et un
nomadisme atavique.
L’imposition de la langue française dans l’espace public et l’administration occulte les
langues vernaculaires. Dans les écoles qui commencent à voir le jour, le français remplace
l’arabe classique, langue véhiculaire du Coran et des enseignements religieux. Le récit de
Victor Largeau prouve que la diffusion de la langue française est générale en Algérie. Elle
atteint même les contrées les plus lointaines. Nous le voyons à travers son texte de 1881, « Le
Sahara Algérien », et plus précisément quand il évoque l’oasis de Biskra, située à près de 500
kilomètres au sud d’Alger. Il montre l’engouement très appréciable que suscite le français,
malgré l’éloignement de Biskra : « Presque tous les fils des chefs indigènes du pays ont passé
par l’école de M. Colombo, et son enseignement est tellement goûté, que même des Arabes
adultes ne craignent pas de se faire ses disciples434 ».
L’utilisation du français dans l’espace public a pour conséquence de restreindre et de
réduire le champ linguistique des autochtones. La langue berbère est celle qui en souffre le
plus. Les Amazighes (terme qui veut dire « hommes libres »), habitant les montagnes, doivent
faire face à un double handicap, apprendre le français en passant par l’arabe 435 pour
communiquer avec l’administration.

432
Ibid., p.101.
433
Norbert Dodille, Introduction aux discours coloniaux, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2011, p.
60.
434
Victor, Largeau, « Le Sahara Algérien », Le Tour du monde, 1881, p. 4.
435
Les Français qui voulaient s’adresser aux habitants de la région utilisèrent des traducteurs parlant l’arabe,
alors que cette langue était aussi étrangère que le français pour les Kabyles. Sur l’ensemble de ces questions
207
Beaucoup de voyageurs se rendent compte de la diversité de la population algérienne
en parcourant le pays. Cette diversité est le résultat d’un brassage millénaire à travers les
multiples contacts avec les différents envahisseurs. En 1894, Gaston Boissier relève dans une
série de reportages publiée par la Revue des deux mondes, qu’il intitule « L’Afrique
Romaine », une ressemblance frappante entre certains Algériens et beaucoup d’Européens. Il
accorde aux autochtones une attention particulière pour les rapprocher de la nation française,
lorsqu’il écrit:
Mais ce qui m’étonnait surtout, pendant que je regardais cette foule, c’est d’y rencontrer, sous
la chéchia, tant de bonnes figures que je croyais reconnaître. J’y remarquais à tous les pas de
petits hommes trapus, aux yeux bleus, aux cheveux blonds ou rouge, à la face large, à la
bouche rieuse qui ressemblaient tout à fait aux habitants de nos villages436.

Ce processus entamé avec la résurrection du passé romain de l’Algérie constitue un


fondement de la stratégie coloniale qui entend se pérenniser en Algérie. L’identité latine de
l’Algérie reste, comme nous l’avons montré, une construction théorique, qui a trouvé sa
fortune dans les écrits. Sur le terrain, quelques actions voient le jour, comme l’instauration de
l’état-civil le 23 mars 1882, le but poursuivi étant de maîtriser et d’encadrer la population
autochtone.
D’autres initiatives pour renforcer l’Algérie coloniale et lui donner une identité latine,
sont mises en pratique comme la politique de francisation des lieux dits, villes et villages
autochtones. Les nouvelles dénominations servent à implanter dans ces endroits une nouvelle
âme qui s’identifie au changement d’appellation. Dominique Dussidor, écrivaine, ayant
enseigné en Algérie dans les années 1970, parle de ce phénomène en ces termes dans son
roman:
L’administration française avait renommé les communes. Les colons européens s’installaient à
Belle-Fontaine, Col-des-Oliviers, Eaux-Chaudes, Frais-Vallon, leurs enfants naissaient à
Molière, Maison-Blanche ou Maison-Carrée, ils étaient baptisés à Pascal, grandissaient à
Montesquieu et allaient à l’école à Rabelais, ils travaillaient et se mariaient à Saint-Cloud,
Strasbourg, Tocqueville, Victor Hugo où on les enterrait.[…] Nomination n’est pas
assimilation : ces noms avaient fabriqué les leurres d’une coexistence437.

Cependant les voyageurs donnent l’impression de ne pas tenir compte de cette


tendance à baptiser les lieux en les francisant ; ils cherchent à garder cette part d’exotisme qui
existe dans les dénominations arabe et berbère.

linguistiques, voir Khaoula Taleb Ibrahimi , « L’Algérie : coexistence et concurrence des langues », L’Année du
Maghreb, Dossier L’espace euro-maghrébin, I / 2004, CNRS Editions, p. 207-218.
436
Gaston Boissier, « L’Afrique Romaine (promenades archéologiques en Algérie et en Tunisie), 1) Les
Indigènes », Le Tour du monde, 1894, p. 288.
437
Dominique Dussidour, S.L.E. Récits d’Algérie, Paris, La Table Ronde, 2012, p. 17.
208
La tentative de construction d’une identité latine en Algérie est vouée à l’échec, car
l’accès à la citoyenneté française des autochtones demeure un écueil insurmontable, comme le
rappelle, Patrick Weil :
Lorsque par ordonnance royale du 24 février 1834, l’Algérie est devenu officiellement,
annexée à la France, cette liaison est interrompue. Les indigènes musulmans ou juifs sont
français. Mais, ils ne jouissent ni des droits civils, ni des droits politiques : ils ont une
nationalité de sujet, par défaut en quelque sorte, fondée non pas sur l’attribution de droits mais
sur le fait que « placés sous la souveraineté directe et immédiate de la France, ils sont dans
l’impossibilité de pouvoir en aucun cas revendiquer le bénéfice ou l’appui d’une autre
nationalité : d’où il suit nécessairement que la qualité de Français pouvait seule désormais être
la base et la règle de leur condition civile et sociale438.

Concrètement, les autochtones sont maintenus loin des centres de décision par la
création au sein des municipalités du deuxième collège qui donne moins de droits et plus de
devoirs et d’obligations aux Algériens.
L’imposition de la langue française comme langue dominante ne fait que renforcer la
méfiance des Algériens à l’égard du système colonial. L’État civil est vécu comme une
domination et une humiliation de la société autochtone.
Enfin, pour la propagande coloniale, l’identité latine millénaire de cette terre doit
servir de marqueur fort, capable de fédérer tous les Français autour de l’idée de l’Algérie
française. Le récit de voyage prend toute son importance car il réhabilite un passé oublié de
l’Algérie et sauvegarde par les mots un patrimoine archéologique dont il faut prendre soin.
2) Le passé romain fascine les voyageurs en Algérie
Beaucoup de voyageurs reprennent à leur compte l’exaltation du passé latin de
l’Algérie. Les récits de voyage produits intègrent cette thématique et la vulgarisent auprès du
grand public. Beaucoup de sociétés savantes et d’associations culturelles emboîtent le pas à ce
mouvement qui agit en faveur de la renaissance du passé antique de l’Algérie. Le but
poursuivi est d’infléchir l’opinion en faveur de la légitimité de la présence française en
Algérie.
Louis Adrien Berbrugger, archéologue et président de la société historique algérienne,
dans l’introduction du premier numéro de la Revue africaine, dresse un état des lieux de la
science historique en colonie et des étapes qui ont conduit à la naissance de cette société
savante qu’il dirige et de son organe officiel. Il évoque notamment les tâtonnements de la
France coloniale et les balbutiements des travaux historiques. Il préconise, vu son importance,
de faire reposer le travail sur le patrimoine sur des bases scientifiques. Louis Adrien

438
Patrick Weil, Le statut des Musulmans en Algérie coloniale, Une nationalité française dénaturée, San
Dominico( Italie), European University Institute, Badia Fiesolana, 2003, p. 3.
209
Berbrugger veut donner de solides assises aux recherches historiques et aux fouilles
archéologiques :
Quant aux études historiques proprement dites, la seule trace des préoccupations dont elles
pouvaient être l’objet, se trouve dans un arrêté du 16 décembre 1831, par lequel le général
Berthezène accorde à un sieur Sciavi, qui s’intitule antiquaire, l’autorisation de faire des
fouilles dans les maisons et jardins du domaine. Aucune réserve, d’ailleurs, n’est stipulée en
faveur de l’État ; de sorte que cette tentative rentre plutôt dans le domaine du brocantage que
dans celui de la science ; car le sieur Sciavi, malgré son titre pompeux d’antiquaire, ne paraît
pas avoir d’autre but que d’importer ici une industrie désastreuse qui s’exerce sur une très-
grande échelle dans la régence de Tunis439.

L’introduction de Louis Adrien Berbrugger vise à soustraire le patrimoine aux


aventuriers qui en font commerce. Son écrit est une sorte de manifeste pour la sauvegarde et
la préservation du patrimoine.
Dans le même numéro de la Revue africaine, Le docteur Reboud fait un inventaire et
une description exhaustive des ruines trouvées à Djelfa, une ville qui se trouve à proximité du
Sahara. Ce travail indique que la société historique algérienne fait un recensement détaillé des
sites historiques. Le docteur Reboud montre à travers son article l’emprise des Romains sur
tout le territoire algérien. Son écrit combat l’idée reçue que les Romains ne s’établissaient que
sur la côte et qu’ils n’avaient pas une vision utilitaire de la géographie du pays. Cependant le
docteur Reboud minimise l’importance de ces vestiges comparée à la présence française
quand il écrit :
Des ruines romaines rares et peu importantes, quant au nombre et à l’étendue des postes
observés, mais, toutefois, pleines d’intérêt, parce qu’elles indiquent d’une manière certaine le
point où la puissance romaine s’est arrêtée, point que la domination française a déjà laissé
derrière elle et que, sans doute, elle dépassera bien davantage encore. Ces postes sont placés
sur les bords de rivières dont les eaux ne tarissent pas et semblent avoir été construits pour
défendre des cols ou des défilés440.

Quelques années plus tard, Héron de Villefosse introduit cette réminiscence historique
latine dans la presse de voyage. Son récit intitulé, « Tébessa et ses monuments 441», renoue
avec l’Algérie romaine. Dès l’entame de son périple, le voyageur reproche aux touristes qui
visitent l’Algérie de ne suivre que des circuits bien balisés, et de perdre de vue ainsi les
richesses du pays d’accueil:
Parlez à ces élégants touristes qui déjeunent bruyamment à l’hôtel d’Orient à Constantine
d’aller visiter quelques belles ruines au sud de la province. Si vous ne leur promettez pas une

439
A. Berbrugger, « Introduction », Revue africaine, n°1, Alger, 1856, p. 4.
440
Dr Reboud, « Notes archéologiques sur les ruines de Djelfa », La Revue africaine, n°1, Alger, 1856, p. 26.
441
Antoine,Héron De Villefosse, « Tébessa et ses monuments » Le Tour du monde, 1880.
210
excellente voiture, une route passable, bon souper, bon gîte et le reste, ils vous laisseront partir
seul, et….vous n’aurez pas à le regretter442.

Le voyageur utilise l’artifice de l’ignorance de l’Histoire et de la géographie, chez les


Français, pour les amener à s’intéresser et à découvrir les trésors cachés de l’Algérie. Le récit
de voyage devient un support pédagogique et un outil de vulgarisation d’une nouvelle science.
Antoine Héron de Villefosse donne à cette construction théorique de l’identité latine de
l’Algérie un prolongement concret sur le terrain. Il exhorte ses compatriotes à emprunter les
chemins sinueux de l’Algérie profonde pour voyager avec lui dans les dédales de la mémoire,
et se rendre compte que la présence française sur cette terre n’est pas le fruit du hasard. Dans
son écrit, Antoine Héron de Villefosse prend à témoins les lecteurs, et culpabilise les touristes
français du haut de son magistère d’archéologie pour leur ignorance. En historien averti, il
confond les touristes en villégiature, venus chercher l’exotisme en Algérie, avec un public
spécialisé, versé dans les sciences antiques. Il oublie que l’archéologie était une science
balbutiante dans les années 1880, dont le commun des mortels ne pouvait se représenter
l’utilité. Plus grave que cela, le XIXe siècle était connu pour avoir été une époque florissante
de pillage des sites antiques. Le récit de voyage de Héron de Villefosse joue un rôle de
sensibilisation envers cette opinion française, et met en garde les autorités coloniales contre le
péril qui guette ce patrimoine historique, laissé à l’abandon. Et, pour donner un impact réel à
son écrit, Héron de Villefosse, signale que les autochtones sont plus attentionnés que ceux qui
sont censés le protéger:
L’un des points les plus curieux et les plus intéressants de la province de Constantine est la
petite ville de Tébessa, située au sud-est de notre territoire, près de la frontière tunisienne.
C’est là que je voudrais conduire mes lecteurs et leur faire admirer les monuments romains
que les temps et les hommes ont épargnés. Hâtons-nous ; quelques uns sont déjà bien malades,
et depuis l’occupation française, ils ont eu plus à souffrir de la main des hommes que pendant
les douze siècles de la domination arabe443.

Ainsi le voyage en Algérie, vers la fin du XIXe, s’enrichit d’une nouvelle thématique
qui introduit le journalisme archéologique. Cette thématique permet au récit de voyage de se
renouveler, de s’enrichir et d’être un support efficace aux sciences qui commencent à se
populariser. Le récit de voyage reste un genre très réceptif aux innovations scientifiques et
théoriques qui agitent un monde en perpétuelle transformation.

442
Antoine,Héron De Villefosse, Ibid., p. 1.
443
Ibid.
211
3) Le circuit algérien des villes romaines
Les sociétés savantes, tous domaines confondus, montrent de l’intérêt pour l’Algérie.
Elles s’impliquent de façon volontaire, en souvenir aussi de la campagne napoléonienne
d’Egypte qui a mobilisé à son époque des centaines de savants partis dans le sillage de
l’armée française. Ces sociétés prennent part au projet de la colonisation de l’Algérie et à son
aboutissement sur le terrain:
Les arts et les sciences ont été intégrés très tôt dans le projet de colonisation de l’Algérie. Dès
les années 1840, ce territoire n’a pas été le domaine des seuls officiers et des seuls soldats, il a
été étudié, décrit et dessiné par des artistes et des savants venus de la métropole pour participer
aux expéditions militaires et apporter leur contribution à la marche conquérante de l’armée.
Alors que l’Algérie devenait le nouveau champ de leurs investigations en France, les méthodes
de l’histoire ancienne étaient en plein renouvellement, de même que de nouvelles sciences,
comme l’archéologie et l’épigraphie, commençaient à se développer. Celles-ci ont bénéficié au
XIXe siècle des résultats obtenus lors des recherches entreprises en Algérie. Les travaux
archéologiques des premières explorations de l’Algérie sont indissociables des réflexions
menées dans le domaine en France. En témoignent les multiples rapports sur les antiquités de
l’Algérie publiés à cette période- en particulier à partir de 1840- dans des ouvrages et des
revues spécialisées de la métropole : Les archives des missions scientifiques et littéraires, Le
bulletin monumental, la Revue archéologique, Les mémoires de la société nationale des
antiquaires de France ou les mémoires de l’Académie des inscriptions des belles-lettres, la
Revue archéologique444.

La revalorisation de l’archéologie permet aux vestiges antiques de devenir un enjeu


idéologique et un sujet de curiosité pour les voyageurs en Algérie. Chacun s’efforce d’y aller
de sa découverte et de sa restitution et/ou reconstitution d’une mémoire millénaire. La plume
redonne en quelque sorte un peu d’humanité à la violence du sabre.
D’autres voyageurs prennent le relais après Héron de Villefosse, empruntant, comme
lui, les sentiers de l’est algérien où la plupart des vestiges romains dorment au creux de
vallées, à flanc de montagne ou dans des lieux arides. Cette région orientale, semée de
monuments et de villes, jadis florissantes, conduit inéluctablement les voyageurs en Tunisie,
pour faire la jonction avec Carthage. En 1894, Gaston Boissier, interpelle ainsi les élus de la
nation française qui s’intéressent au présent de la colonie en oubliant son passé:
Naturellement ils étudiaient l’état actuel de l’Algérie et de la Tunisie ; ils comptaient les
hectares de terre cultivée, ils s’occupaient du rendement des blés ou des vignes et du
mouvement des ports, ils faisaient parler les colons et les indigènes, ils cherchaient à se rendre
compte de ce qui a été fait en un demi-siècle, et de ce qui reste à faire.[…] Pour savoir quel est
l’avenir de nos possessions africaines, et connaître les conditions véritables de leur prospérité,
suffit-il de s’enquérir du présent ? Je ne le crois pas. Il me semble que le passé aussi a le droit
d’être entendu445.

444
Nabila Oulebsir, Les usages du patrimoine : monuments, musées et politique coloniale en Algérie, 1830-1930,
Paris, Editions MSH, 2004, p. 17.
445
Gaston Boissier, « L’Afrique Romaine », Revue des deux mondes, 1894, p. 284-285.
212
Gaston Boissier, dès l’entame de son texte, souscrit aux critiques formulées par
Antoine Héron de Villefosse, en ajoutant à la liste des ignorants du passé historique de
l’Algérie, les hommes politiques en général, et les parlementaires français en particulier. De
par sa fonction d’enseignant, il décide de combler ces manques, en proposant un long périple,
à travers cette Algérie latine, que beaucoup de Français ne veulent pas voir ou méprisent.
Gaston Boissier scrute les vestiges, et se penche sur les ouvrages des historiens qui recèlent
une mine d’informations sur la présence romaine en Algérie. Il remet en perspective ce passé
englouti par l’oubli. Ainsi les quatre siècles de la présence romaine défilent comme un long
conte. Il relate les guerres puniques, le règne des souverains berbères et leurs relations
tumultueuses avec Carthage, et enfin comment les Romains s’installèrent sur la terre
africaine. Il poursuit, dans ce tour d’horizon, la recension de toutes les possessions romaines,
du Maroc à la Libye en passant par l’ancienne Maurétanie, aujourd’hui la partie ouest de
l’Algérie. Gaston Boissier livre aux lecteurs une cartographie exhaustive de la présence
romaine en englobant d’autres régions, qui apparaissent pour la première fois dans les récits
de voyage. Il met en exergue Cherchell, l’ancienne Césarée, située à cent kilomètres à l’ouest
d’Alger, et son fameux monument, Le Tombeau de la Chrétienne, ou ce qui est
communément appelé le mausolée royal de Maurétanie. Gaston Boissier le voit : « Au loin,
sur une des dernières montagnes du Sahel446 ». Ainsi sous la plume de l’académicien Gaston
Boissier, le lecteur apprend que tout le territoire algérien porte l’empreinte romaine. Ses écrits
et découvertes font connaître une autre région qui est l’ouest de l’Algérie où les Romains
s’établirent aussi.
Après ces deux voyageurs spécialistes en Histoire, l’intérêt pour le patrimoine romain
semble perdre du terrain avec le temps dans les journaux de voyage. Il est évoqué chez le
lieutenant Frederik de L’Harpe, surtout dans son voyage 447 vers le Sahara. De L’Harpe parle
de Timgad superficiellement, arguant que ce lieu a été étudié plusieurs fois. Mais ce
patrimoine trouve toujours refuge dans la Revue africaine qui en fait ses principaux menus.
D’ailleurs, dans cette revue, les lecteurs sont instruits sur la conduite à prendre en présence
des ruines ou de tout autre vestige. La revue devient un outil pédagogique formateur car les
rédacteurs n’hésitent pas à résoudre les énigmes que posent certaines inscriptions pour les
découvreurs. La revue ne néglige pas le patrimoine autochtone, et accorde une large place à
l’inventaire des vestiges arabo-berbère et musulman de l’Algérie. Ainsi, la revue ne verse pas

446
Ibid., p. 302.
447
M. le lieutenant de L’Harpe, « Dans le sud algérien, à travers les montagnes de l’Aurès et dans les oasis du
Souf » Le Tour du monde, n° 12 du 23 mars 1901.
213
dans un latinisme béat mais fait preuve d’une certaine objectivité historique qui prend en
charge toutes les séquences historiques de l’Algérie. Enfin, la Revue africaine propose aux
lecteurs une rubrique intitulée Bulletin bibliographique, qui présente tous les articles et les
ouvrages qui traitent du patrimoine.
Louis Bertrand, le chantre de la latinité algérienne, intègre le passé romain dans son
œuvre littéraire448. Les découvertes archéologiques l’intéressent au plus haut point. Il publie
dans la Revue des deux mondes, deux récits de voyage qu’il intitule, « Les villes africaines,
Thimgad » paru le 1er juillet 1905 et celui sur « Constantine » est daté du1er Août 1905. Dans
ses périples, Louis Bertrand fait de Timgad un passage obligé car pour lui c’est une « cité sans
histoire, une colonie militaire élevée d’un seul coup par la main d’œuvre des soldats. De là,
une certaine raideur administrative qui sent la discipline et la caserne, mais qu’on oublie vite,
tant cette impression s’efface sous le prestige de la majesté romaine 449 ».
Après la halte incontournable de Timgad, Louis Bertrand continue sa route vers l’est
pour atterrir à Constantine, où se trouve le site de l’antique Cirta, qui est l’emplacement
actuel de la ville de Constantine. Elle est la capitale de l’est algérien et de la Numidie, siège
du royaume du grand roi berbère « Massinissa ». Louis Bertrand reconnaît à cette cité son
inscription dans l’histoire universelle, quand il écrit:
Elle a connu tous les maîtres, adoré tous les dieux. Elle a été phénicienne, carthaginoise,
romaine, byzantine, arabe et turque : aujourd’hui la voici française, étiquette fictive qui
déguise un fond de population en majorité italienne, maltaise et même espagnole. [..]
Cependant, à travers tous ces changements de fortune, malgré l’empreinte de toutes les
civilisations qui l’ont conquise tour à tour, elle a gardé une physionomie tellement personnelle,
tellement irréductible qu’il suffit de l’avoir vue une fois pour ne plus l’oublier 450.

Avec ce reportage consacré à Constantine, Louis Bertrand achève le parcours des


villes romaines sur le sol algérien.
Les voyageurs archéologues livrent aux lecteurs une cartographie qui répertorie tous
les sites à découvrir, à visiter et à sauvegarder. Les périples proposés par les voyageurs
apportent un autre regard sur ce patrimoine et renouvellent les thématiques, en introduisant
l’archéologie comme science qui réfléchit et valorise le patrimoine. Le récit de voyage et la
presse spécialisée vulgarisent une science, qui était cloîtrée dans les académies et les sociétés
savantes. Elle est désormais à portée de main des lecteurs avec des périodiques comme la
Revue africaine. En effet, l’engouement pour l’archéologie est paradoxal car il s’agit

448
Le Sang des races, Paris : P. Ollendorff éditeurs, 1899.
449
Louis Bertrand, « Les villes africaines, 1) Thimgad », Revue des deux mondes, paru le 1er juillet 1905, p.156.
450
Louis Bertrand, « Les villes africaines, 2) Constantine », Le Tour du monde, paru le 1er août 1905, p. 651.
214
« d’étudier les choses anciennes 451 » dans un monde fasciné par les innovations techniques
qui ne cessent d’enrichir le quotidien des gens au XIXe siècle.
B) L’œuvre romaine comme exemple d’inspiration

Les voyageurs archéologues, après avoir découvert les vestiges latins sur le terrain,
invitent les autorités coloniales à s’inspirer de la politique menée par les Romains en Algérie.
Ils considèrent l’action romaine comme une réussite car elle leur a permis de s’installer près
de cinq siècles en Afrique du nord. Les voyageurs archéologues, à travers leurs écrits,
vulgarisent l’action romaine et la mettent à la disposition de l’opinion publique, en la publiant
dans les revues et les journaux. Ainsi, le voyage en Algérie donne l’opportunité à ceux qui
l’entreprennent en tant que militaires, administrateurs, ou savants de s’impliquer dans les
problèmes posés par la colonisation. Ce droit de regard que ces derniers s’autorisent, leur
donne l’occasion d’être très prolixes sur les solutions à adopter pour dépasser les différents
écueils posés à la colonisation dans la réalité. Ils savent que les autorités coloniales travaillent
depuis la conquête sur la maîtrise du terrain, et le contrôle de la population afin d’éradiquer
toutes formes de contestations. Ils remettent au goût du jour l’expérience romaine qui n’a pas
livré tous ses secrets.
Pour ces voyageurs les exemples d’inspiration sont multiples et embrassent tous les
domaines de la vie. Nous examinerons dans cette partie les différentes stratégies employées
par les Romains pour vivre en harmonie et en paix avec les autochtones. Ces stratégies sont
susceptibles, selon les voyageurs, d’aider les autorités coloniales à dépasser les problèmes
rencontrés sur le terrain et à pérenniser la présence française en Algérie.
1) Urbaniser pour vaincre
Dans l’imaginaire des voyageurs, l’Algérie reste un terrain vierge, qu’il faut sans cesse
alimenter en idées. La richesse des propositions et leur inflation arriment la colonie à la mère
patrie. Tous les voyageurs soutiennent le système colonial et militent pour la domination du
sujet autochtone et la maîtrise du terrain. Ainsi la première mesure préconisée par les
voyageurs-archéologues, sur laquelle il faut bâtir la stratégie coloniale, est l’urbanisation du
pays. Les Romains, disent-ils, ont compris l’utilité de bâtir des villes dès leur conquête de
l’Algérie. Ils ont envahi par cette opération le milieu naturel de l’autochtone et l’ont arraché à
son environnement. Ainsi, l’autochtone entre au contact de la civilisation et s’éloigne de la
barbarie. Le passage à l’urbanité favorise la pacification de l’âme indigène. La ville vient à
bout des instincts belliqueux des Algériens. Elle devient le remède idéal contre toutes formes
451
René Ginouvès, "L'archéologie et l'homme", Paris, Le grand Atlas de l'archéologie, Encyclopaedia
Universalis, 1985, p. 11-19.
215
de contestation. Gaston Boissier, lors de ses longues pérégrinations, où il constate de visu le
réseau dense des villes construites par les romains, renforce cette idée dans l’extrait suivant:
Il y avait certainement des villes en Afrique avant l'arrivée des Romains, mais elles n'y
devaient pas être en très grand nombre. Ils n'eurent pas de peine à comprendre que, s'ils
voulaient se rendre tout à fait les maîtres du pays et y détruire l'esprit d'indépendance et de
rébellion, il était de leur intérêt de les multiplier. Dans les campagnes, l'indigène, même
attaché au sol et devenu cultivateur et fermier, avait encore des contacts fréquents avec la
barbarie et pouvait s'y laisser reprendre ; dans les villes il lui échappait davantage. Comme il
vivait au milieu de la civilisation et presque uniquement avec elle, il arrivait plus vite à lui
appartenir tout entier452.

Mais cet esprit d’indépendance qui habite l’autochtone, et qu’il s’agit d’éradiquer en
urbanisant à outrance, peut être préjudiciable à la politique agricole que mène la France en
Algérie. Dans ces discours, les conséquences sur le travail dans les exploitations agricoles
sont évacuées, le voyageur ne mesurant pas les dangers d’une probable pénurie de main
d’œuvre. Il faut souligner la spécificité de cette agriculture algérienne et son importance pour
l’économie française, qui est tournée vers l’exportation : « On sait que la colonisation s’était
fondée sur le développement des cultures monétaires que l’union douanière destinait
essentiellement au marché métropolitain453 ». Or Gaston Boissier encourage, par ses écrits, la
création d’un prolétariat urbain docile qui mette fin à la paysannerie locale. Il réclame un
réseau de villes coloniales plus important, oubliant que la France conduit effectivement une
politique de construction massive de villes de garnison dans sa colonie. L’auteure Dominique
Dussidour rend compte dans son roman de cet effort d’urbanisation de l’Algérie par la France
coloniale: « L’État français met en place les structures d’une colonisation pérenne selon le
schéma urbain qui prévaut en métropole : tribunal, prison, salle des fêtes, cercle militaire,
hôpital français et dispensaire indigène, écoles, hôtel des postes, des impôts, caserne pour la
légion étrangère454 ».
Mais cette ville, construite en Algérie sur le modèle français, n’a pas d’âme selon
Louis Bertrand. Les villes françaises sont des centres urbains quelconques, sans aucun
caractère, ni cachet particulier. Lors de son périple à travers les villes romaines, Louis
Bertrand s’extasie devant l’œuvre architecturale antique latine. Il voit, dans l’œuvre française,
un manque d’affirmation qui disqualifie les constructions entreprises en Algérie. Elles ne
peuvent prétendre passer à la postérité. Louis Bertrand recourt à la comparaison entre les
vestiges romains et la ville coloniale pour faire ressortir l’aspect éternel de la civilisation

452
Gaston Boissier « L’Afrique Romaine, II) Timgad », Revue deux mondes, 1894, p. 1.
453
Isnard, « L'Algérie ou la décolonisation difficile », In Méditerranée, 10e année, N°3, 1969, p. 325.
454
Dominique, Dussidour, op. cit., p. 25
216
romaine. Pour lui, ce modèle antique se réincarne dans les villes italiennes actuelles. Ces
villes selon Louis Bertrand:
Ont une beauté architecturale qui nous humilie, c’est parce qu’elles ont conservé jalousement
la tradition de la métropole. Gardons-nous de revoir les nôtres, au sortir de Gênes ou de
Milan : elles nous paraîtraient des bourgades éphémères et misérables, dont les débris
anonymes seront dépourvus de signification pour l’avenir. Au contraire, l’Italien sait inscrire
sur des murs qui ne périssent point […] Ses bâtisses enracinées dans une terre sont comme des
titres de possession imprescriptible qu’il étale à la face des siècles 455.

Louis Bertrand tance la France sur son manque d’ambition pour la colonie. La France
considère son passage sur cette terre algérienne comme éphémère. Tout au long de son récit
de voyage, Louis Bertrand n’arrête pas de comparer les deux puissances conquérantes et de
conclure que la France fait preuve de dilettantisme. Elle ne prend pas au sérieux sa mission en
Algérie. Louis Bertrand ébloui par les monuments romains et leur architecture bien agencée,
ne se rend pas compte des transformations urbaines en cours dans la colonie. L’Algérie
devient un grand chantier à ciel ouvert, comme en témoigne le chamboulement architectural,
que connaît la ville d’Alger, capitale de la colonie à partir de 1860. Et les transformations
s’inscrivent dans cet esprit de ressusciter le passé romain, et d’écraser la ville algérienne,
héritée de l’époque ottomane. Ainsi les voyageurs expliquent-ils la subtilité des nouveaux
bâtisseurs de s’ancrer dans un présent fait de conquête et d’un passé latin qu’il ne faut pas
éluder:
Les références du modèle romain sont plus immatérielles et subreptices, car il importe de
séduire la mémoire. Plaques commémoratives, statues, sarcophages, ustensiles et pièces de
monnaie, toutes les traces de l’ancienne Icosium exhumées au hasard des fouilles sont
célébrées avec soin et révérence, car elles attestent, relèvent les discours, les articles, les écrits,
l’antériorité romaine par delà les siècles obscurs de l’Islam. Elles confirment le droit de la
France, fille légitime de Rome, à recouvrer la propriété de son héritage dont l’Islam l’a un
temps dépossédée. La conquête d’Alger et de l’Algérie par la France est un légitime retour
chez soi456.

Les voyageurs archéologues constatent que l’urbanisation de l’Algérie est insuffisante


par rapport à la grandeur du territoire et de l’œuvre romaine. Mais dans les faits, les villes
coloniales s’agrandissent et se multiplient. Elles sont aussi un instrument de régulation,
destiné à dompter le peuple et à l’intégrer dans un territoire policé.

455
Louis Bertrand, « Les villes africaines, II) Thimgad », Revue des deux mondes, 1er août 1905, p. 160.
456
Jean Jacques Jordi, Jean Louis Planche, Alger 1860-1939, Le modèle ambigu du triomphe colonial, Paris,
Éditions Autrement, Collection Mémoires 1999, p. 16.
217
2) En finir avec les dépenses militaires
Cependant des débats houleux agitent l’opinion française sur l’intérêt d’avoir des
possessions coloniales. Les griefs retenus contre les entreprises coloniales sont nombreux et
suscitent beaucoup d’interrogations, que rappelle Norbert Dodille:
Des questions parfois élémentaires. D’abord, faut-il vraiment coloniser, avons-nous besoin des
colonies ? La France entière ne s’est pas levée comme un seul homme pour répondre
favorablement à cette question, loin de là. Ensuite, cette expansion coloniale coûteuse, en or et
en sang, est-elle susceptible de rapporter en retour les fruits de son fol investissement ? Faut-il
ou non continuer de s’engager, et poursuivre avec ténacité la compétition internationale entre
les nations européennes ? Quels sont les liens que doit entretenir la métropole avec les
colonies tant sur le plan politique qu’économique457?

La présence française en colonie exige la mobilisation de troupes militaires


importantes qui constitue autant de déficit pour la sécurité interne de la France. L’engagement
de l’armée française contre la Prusse en 1870 en est la parfaite illustration, qui encouragea
certaines tribus Kabyles à s’insurger contre l’ordre colonial. L’insurrection embrasa toute la
partie nord de l’Algérie, pendant près de six mois, et cette guerre fit des centaines de milliers
de morts. De leur côté, les voyageurs archéologues continuent d’alimenter les autorités
coloniales en suggestions et en propositions. Gaston Boissier est intarissable sur tous les
sujets, même s’il ne s’éloigne pas de sa branche de prédilection, qui est l’histoire. En effet, en
remontant le temps, il se rend compte que les Romains ont conquis beaucoup de territoires
sans que cela ne porte préjudice à leur force militaire. Il s’émerveille devant leur manière de
déployer leurs troupes à travers ces vastes possessions. L’armée romaine s’appuie également
sur des troupes puisées dans un vivier autochtone:
C’était peu de chose quand on songe à l’étendue de l’empire ; mais en réalité les légions ne
formaient guère que la moitié de l’armée : elles ne devaient contenir que des citoyens romains,
et à côté d’elles d’autres corps de troupes furent organisés dont les rangs furent ouverts à ceux
qui ne jouissaient pas encore du droit de cité. Parmi les peuples que Rome avait soumis, il s’en
trouvait d’énergiques, qui ne s’étaient pas laissé vaincre sans résistance, et qu’elle avait appris
à estimer en les combattants […] Elle prit donc à sa solde les plus braves parmi les vaincus
[…] Elle en fit ses soldats458.

Gaston Boissier, comme nouveau venu en Algérie, semble oublier que l’armée
coloniale a créé, sous le commandement du général Yucuf459, de son vrai nom Valentini
Joseph, né en 1808 à l’île d’Elbe, un corps d’armée composé de soldats autochtones et appelé

457
Norbert Dodille, op.cit., p. 195.
458
Gaston Boissier, « L’Afrique Romaine, Promenades archéologiques en Algérie et en Tunisie, III)
L’administration et l’armée », Revue des deux mondes, 1er avril 1894, p. 489.
459
Voir à cet effet la biographie que lui consacre Edmond Jouhaud, Yousouf, esclave, mamelouk et général de
l'Armée d'Afrique, Paris, Robert Laffont, 1980.
218
les Spahis. A moins que, sans l’ignorer, Gaston Boissier ait voulu adresser une critique acerbe
à ce corps d’armée pour son inefficacité par rapport aux légions étrangères romaines...
Gaston Boissier, tout en cheminant à travers les villes romaines, continue de livrer ses
impressions. Après les moeurs politiques et l’insoumission atavique des autochtones, il aborde
le volet de l’administration et le rôle de l’armée en situation coloniale. Il réactive, lors de ses
pérégrinations, le vieux débat sur l’occupation restreinte datant de l’aube de la colonisation,
affirmant que la maîtrise totale du territoire algérien est plus que nécessaire. Les vertus d’une
telle stratégie permettent de contenir toute velléité de contestation chez les autochtones :
Le système de l’occupation restreinte n’a pas eu plus de succès chez les Romains que chez
nous. L’expérience leur montra vite qu’il ne leur était pas possible de se tenir dans les
frontières étroites qu’ils s’étaient tracées. Au temps d’Auguste, les Gétules ayant attaqué la
province furent vigoureusement refoulés dans leurs montagnes ; mais alors on s’aperçut qu’ils
étaient aidés par les Garamantes, qui habitaient derrière eux : qu’on le voulût ou non, il fallut
avoir raison des Garamantes pour être sûr que les Gétules resteraient tranquilles460.

Gaston Boissier reconnaît dans son récit que la terre algérienne, dont la superficie fait
quatre fois la France, est difficile à gouverner:
Un territoire si vaste, habité par des races guerrières, mal soumises, souvent peu civilisées,
n’était pas d’une administration facile. Aussi les Romains n’ont-ils pas trouvé du premier coup
le meilleur moyen de le gouverner. Comme nous, ils tâtonnèrent, ils hésitèrent longtemps entre
divers systèmes. Ce n’est qu’à partir du règne de Claude que le problème fut résolu, et le
gouvernement de l’Afrique définitivement organisé461.

Gaston Boissier livre aux lecteurs de longs développements historiques sur le


fonctionnement du régime politique romain de l’époque. Il parle des luttes que se livrent les
militaires et les civils pour la primauté du pouvoir et l’alternance chaotique qui en a résulté.
La parade est enfin trouvée, lorsque Rome opte pour une solution qui associe les civils et les
militaires : « Ils se décidèrent à séparer le territoire civil du territoire militaire; mais dans
chacun des deux le pouvoir fut laissé tout entier dans la même main462 ».
Il faut rappeler que l’Algérie, à partir de 1879, en a fini avec les gouverneurs
militaires. Alfred Givry inaugure une succession de gouverneurs civils. Ce retour des civils
aux affaires annonce la fin de la pacification et des grandes opérations militaires menées
contre les tribus récalcitrantes. Gaston Boissier admet qu’il est impératif d’associer les
militaires dans la gestion des affaires de la colonie, mais que chaque partie doit respecter ses
prérogatives. Par ailleurs, une troisième force s’invite sur la scène politique algérienne, et qui
pèse sur les institutions durant toute la présence française en Algérie, à savoir le puissant
460
Gaston Boissier, 1894, p. 484.
461
Ibid., p. 486.
462
Ibid., p. 487.
219
« lobby des colons ». Ils bloquent tout progrès vers l’émancipation des autochtones par leur
présence dans les municipalités. Ils ont aussi une influence législative par le biais de leurs
nombreux représentants au parlement algérien. Enfin, comprenant l’importance des médias,
ils créent des journaux dans toutes les grandes villes algériennes pour orienter l’opinion.
Parmi ces journaux on peut citer : Guelma-Journal, né le 25 janvier 1894, coïncidant avec le
voyage de Gaston Boissier, qui se présente comme un : « Journal Républicain
Indépendant463 » et un « Organe des intérêts de Guelma et de la région 464 ». Il faut rappeler
que Guelma est une grande ville de l’est algérien, située au nord de Constantine et ce journal
rappelle dans son premier numéro qu’il : « défend la sécurité des colons465 ». Et qu’il exige :
« Que le gouvernement se préoccupe de façon réelle de la situation pénible dans laquelle se
trouvent les agriculteurs, éleveurs et viticultures, et, par contrecoup direct, le commerce
algérien, situation que la presse de l’Algérie, les comices agricoles ont signalée à l'attention
des pouvoirs publics466 ».
Ainsi Gaston Boissier et les voyageurs archéologues ont-ils exhorté les autorités
coloniales à s’inspirer du modèle romain pour optimiser l’occupation du territoire et
rationaliser les dépenses.
3) Diviser pour régner
Avant l’arrivée des voyageurs-archéologues sur la terre algérienne, des esprits éclairés
avaient fustigé l’impatience des Français à soumettre l’Algérie. Dans cette catégorie se
distingue le géographe Mr Dureau de la Malle. Celui-ci avait consacré la deuxième partie de
son ouvrage, L'Algérie: histoire des guerres des Romains, des Byzantins et des Vandales467, à
ce qu’il appelait « Examen des moyens employés par les Romains pour la conquête et la
soumission de la Numidie ». Dans cette partie, il tient à rassurer les autorités coloniales sur le
bien- fondé de leur politique et des avancées constatées sur le terrain en comparaison avec les
Romains. Il écrit dans son introduction:
On s’étonne qu’en quatre années on n’ait pas soumis, organisé, assaini, cultivé toute la régence
d’Alger, et l’on oublie que Rome a employé deux cent quarante ans pour la réduire tout entière
à l’état de province sujette et tributaire; on oublie que cette manière lente de conquérir fut la
plus solide base de la datée de sa puissance. Cette impétuosité française, si terrible dans les
batailles, si propre à envahir des royaumes, deviendrait-elle un péril et un obstacle quand il
s’agit de garder la conquête, et d’achever lentement l’œuvre pénible de la civilisation?468.

463
Guelma-Journal, p. 1.
464
Ibid.
465
Ibid.
466
Ibid.
467
Publié à PARIS, par la Librairie de Firmin Didot frères, imprimeur de l’institut, rue Jacob 56, 1852.
468
Dureau de la Malle, op. cit., p.13.
220
Gaston Boissier ne cesse de s’extasier devant la civilisation romaine et croit que les
Romains disposent de toutes les solutions dont a besoin la colonisation en Algérie. Il
remarque l’organisation tribale, fondée sur le fractionnement, et les inimitiés des tribus les
unes envers les autres. Ainsi, il en déduit que chaque entité occupe un territoire, est inféodée à
un chef et se trouve souvent en guerre contre la tribu voisine. Gaston Boissier propose
d’alimenter les haines et de susciter les guerres entre les tribus. Il encourage, dans ses écrits,
la France à exploiter ces divisions et à les entretenir. Ces clivages exacerbés permettent de
durer sur le sol algérien. Il évoque dans son récit cette même stratégie employée jadis par les
Romains, en ces termes:
De tout temps les tribus des indigènes ont été divisées par des rivalités intérieures ; il leur était
encore plus difficile de s’entendre entre elles que de s’accorder avec les Romains ; la haine
même de l’étranger n’était pas toujours capable de les réunir. Ils attaquaient isolément et se
faisaient battre en détail. C’est ainsi que Rome n’a eu presque jamais à combattre en Afrique
qu’un ennemi à la fois, ce qui lui rendait la victoire plus aisée 469.

Ce mode de fonctionnement tribal complique la tâche de l’administration coloniale car


celle-ci ne dispose d’aucune donnée fiable pour comprendre la société, ou cerner les besoins
des éléments qui la composent. Ainsi comme l’écrit un statisticien algérien:
La société algérienne n’éprouve pas le besoin de se compter : pas de service militaire, pas de
fiscalité individualisée, absence d’instruction publique, la scolarisation relevant de la famille
[…] Il s’agit plutôt d’une intrusion de la modernité, dans un espace territorial et culturel où les
conditions économiques et sociales de la construction d’un État moderne sont loin d’être
réunies et ne sont même pas envisageables470.

Les autorités coloniales éprouvent beaucoup de difficultés à gérer de tels aléas.


Cependant elles ont trouvé quelques solutions sur le terrain pour surmonter les difficultés
inhérentes à la vastitude du territoire algérien et à la multiplication des tribus. D’abord, elles
instaurent une sorte d’administration mixte par le biais des bureaux arabes qui gèrent le
quotidien des algériens. Ensuite, elles s’appuient sur « les Spahis », des guerriers autochtones
familiers des stratégies guerrières des locaux. Le but de ce corps est de vaincre les tribus
réfractaires à l’ordre colonial.
La France, tout au long de sa présence en Algérie, met aussi en œuvre la politique du
diviser pour régner afin d’asseoir son pouvoir et de durer sur le sol algérien. Il n’est pas sûr
que le modèle romain ait servi d’exemple, mais la similitude des pratiques est patente.
Gaston Boissier et Louis Bertrand laissent paraître une grande impatience dans leurs
récits, par rapport aux objectifs non atteints par la France en Algérie, de soumettre et de

469
Ibid., p. 492-493.
470
Kamel Kateb, « La statistique coloniale en Algérie » Courrier des statistiques, n° 112, décembre 2004, p. 3.
221
dominer la colonie. Ils proposent des solutions que l’administration coloniale s’emploie à
mettre en œuvre depuis l’installation de la France en Algérie, mais soumettre un pays aussi
vaste et une population aussi variée, demande de la patience, de la persévérance et beaucoup
de diplomatie.
C) Eloge des apports autochtones à la latinité

Les autochtones ne cessent de montrer à l’administration française leur refus de l’ordre


colonial. Cette non-adhésion se manifeste par les différentes insurrections qui s’inscrivent
dans la durée. En réponse, les autorités coloniales imposent un statut personnel particulier qui
les réduit à l’état de sujet. Ils ont juste :
le droit de s’auto-administrer. Très vite il apparaît qu’il ne s’agit que de laisser les musulmans
sous l’application des lois personnelles et successorales dépendant des préceptes du Coran.
Dans tous les autres domaines, ils se voient soumis à un statut juridique d’infériorité 471.

Les voyageurs- archéologues trouvent cette situation anormale. Ils parlent d’une autre
politique possible envers les Algériens. Dans leurs récits, ils mettent en avant la compatibilité
de la civilisation romaine avec le caractère autochtone. Cette adhésion des locaux aux
préceptes culturels de Rome a enrichi cette civilisation d’écrivains, de politiciens et de
guerriers. Ces rappels expriment un désir profond de s’inspirer des recettes romaines pour que
l’entreprise coloniale trouve un nouveau souffle. Les voyageurs veulent en finir avec les
inimitiés créées par une politique improductive. Il s’agit donc de voir quelles sont les
stratégies employées par les Romains pour ramener le maximum d’Africains du nord dans le
giron de la latinité, et dans quelle mesure les autochtones ont contribué au rayonnement de la
civilisation romaine dans le monde.
1) De l’intégration des autochtones
Tous les voyageurs se rendent compte, au premier contact avec le pays, du sort peu
reluisant réservé aux habitants autochtones. Cette politique, faite de brimades et de mépris,
crée des tensions et pousse les Algériens à la méfiance et à la révolte.
Gaston Boissier continue ses longues pérégrinations dans le passé romain de l’Algérie.
Ainsi, il aborde tous les aspects liés à la vie de l’époque antique. Dans son dernier reportage
consacré « Á la conquête des indigènes », Gaston Boissier constate que la politique française
envers les Algériens est indigne et qu’elle ne fait qu’élargir la faille entre la France et les
territoires conquis :

471
Patrick Weil, « Le Statut des musulmans en Algérie coloniale, une nationalité française dénaturée », EUI,
Working Paper HEC, n°2003/3, p. 2- 3.
222
Mais il faut reconnaître aussi que notre succès n'est pas entier. Dans une partie de notre tâche,
qui n'était pas la moindre, nous avons tout à fait échoué. Après avoir vaincu les anciens
habitants, nous n'avons pas su les gagner. Aucune fusion, aucun rapprochement ne s'est fait
entre eux et nous ; ils vivent à part, gardant fidèlement leurs croyances, leurs habitudes et, ce
qui est plus dangereux, leurs haines. Ils profitent des avantages que notre domination leur
procure sans nous en être reconnaissants. L'Algérie contient deux populations voisines et
séparées, qui ne se disputent plus, qui paraissent même se supporter, mais qui au fond sont
mortellement ennemies l'une de l'autre, et qu'on n'imagine pas devoir jamais se confondre.
C'est une situation grave, qui rend notre autorité précaire, et donne beaucoup à réfléchir aux
esprits sages et prévoyants472.

En se plongeant dans l’histoire latine de l’Afrique du nord, Gaston Boissier démontre


que les conquérants romains traitaient mieux les autochtones. Le comportement civilisé des
Romains envers les habitants d’origine algérienne obéissait aussi à un pragmatisme bien
réfléchi. Les Romains possédaient une multitude de colonies à travers le monde et ils savaient
qu’ils ne pouvaient pas contrôler tous ces territoires. Leur sens pratique leur a permis de
conquérir les pays, et de laisser survivre les structures locales, qu’elles soient politiques,
administratives ou sociales. Ce mode opératoire limitait les affres de la domination, et
n’introduisait pas de bouleversements préjudiciables dans la vie de la colonie. Les
autochtones se sentaient en confiance et se rapprochaient inéluctablement des conquérants.
Gaston Boissier, en archéologue averti, retrouve dans les ruines des inscriptions qui attestent
que les autochtones choisissaient des noms romains pour se fondre dans le monde latin. Il
considère ces transformations patronymiques comme des preuves de ralliement à la grandeur
de Rome:
Mais s'ils ont continué d'y vivre, on dirait vraiment qu'ils aient tenu à se dissimuler et à se
déguiser. Au premier abord, les traces qui restent d'eux paraissent bien peu nombreuses.
Rappelons-nous que tout à l'heure nous avons relevé, dans l'Index du VIIIe volume du Corpus,
près de dix mille noms romains et tout au plus deux cents noms d'indigènes. Une pareille
différence paraît d'abord inexplicable ; je crois pourtant qu'en regardant la liste d'un peu près
nous arriverons sans trop de peine à nous en rendre compte. Assurément un grand nombre de
ceux qu'elle contient doit désigner des Romains de naissance, des gens qui étaient arrivés
d'Italie, eux ou leurs pères, pour se fixer en Afrique. Mais est-il sûr qu'ils avaient tous la même
origine ? Beaucoup, je crois, ne venaient pas de si loin473.

Dans l’Algérie coloniale les choses se passent autrement. Avec l’instauration de l’état-
civil en mars 1882, les Algériens gardent pour la plupart leurs patronymes d’origine.
Cependant, lors de cette opération de recensement et d’inscription des noms et âges des
Algériens, l’administration coloniale s’amuse à donner des patronymes de sens vulgaire ou
humiliant pour les personnes. La France coloniale, par cet acte, vise à maintenir les Algériens

472
Gaston Boissier, « L’Afrique Romaine, Promenades archéologiques en Algérie et en Tunisie, VII) la conquête
des Indigènes », Revue des deux mondes, 1894, p. 1.
473
Ibid., p 10.
223
dans leur condition de sujet. Cette manière de procéder n’améliore pas les relations entre les
autorités coloniales et les autochtones. Elle creuse encore les écarts entre administrés et
administrateurs.
2) Croire dans les vertus de la romanité
Les autochtones algériens de l’époque antique exprimaient un fervent désir d’aller vers
la latinité. Cet engouement se manifestait par leur installation massive dans les villes
romaines, construites à proximité des lieux habités par les grandes tribus algériennes. Les
archéologues, en étudiant les vestiges encore debout, se rendent compte de l’importance de
ces villes, qui sont impressionnantes par leur taille et les infrastructures qu’elles contiennent.
Les échanges entre les Romains et les autochtones sont tellement intenses, pendant les cinq
siècles de présence latine, qu’elles produisent une nouvelle population. Il conduit aussi à une
altération de la langue autochtone sous l’influence du latin. Par ailleurs, à en croire les
voyageurs-archéologues, ce brassage des populations donne à l’élément latin la résistance
physique propre aux contrées africaines. Ainsi se voient-ils en présence d’une population
nord-africaine métissée, enracinée dans un territoire mais ayant pour modèle Rome. Les
inscriptions retrouvées sur place récapitulent l’évolution de la conquête romaine à travers le
temps. Elles montrent un exode rural incessant pour jouir de la vie dans la cité et rompre avec
la condition de nomade. Gaston Boissier l’exprime dans cet extrait:
Est-ce à dire que l'élément indigène ait disparu ? Comment pourrait-on le croire ? Il y avait des
villes en Afrique avant l'arrivée des Romains, et quelques-unes étaient fort importantes. Les
campagnes y devaient être peuplées et cultivées, puisqu'elles produisaient déjà du blé en
abondance, et que les marchands y venaient de loin pour le commerce des céréales. Á quel
moment ces campagnes et ces villes se seraient-elles vidées de leurs habitants ? Est-il possible
qu'un beau jour on les ait tous exterminés ou renvoyés au désert, sans qu'il se soit conservé
quelque souvenir de cette exécution? Il faut donc croire qu'ils sont restés, et il n'est pas
douteux que, malgré l'affluence des étrangers, ils ont toujours constitué le fond de la
population de l'Afrique474.

Un autre aspect attire l’attention du voyageur-archéologue, et il concerne l’attrait


qu’exerce la langue latine sur les autochtones. Cette langue, qui au fil du temps, supplante le
berbère, la langue vernaculaire de l’Afrique du nord et le punique, parlé par les Carthaginois.
Le punique était la langue du commerce par excellence à cause des comptoirs installés par
Carthage sur toute la côte nord-africaine. Mais avec le temps le latin s’impose, mais un latin,
comme le rappelle Gaston Boissier, avec des sonorités numides:
Ce qui prouve encore mieux à quel point la civilisation romaine a pénétré l'Afrique, c'est que
presque partout on y a parlé latin. Comment cela a-t-il pu se faire ? On répète souvent la belle
phrase où Saint Augustin laisse entendre que Rome, la cité maîtresse, a pris ses mesures pour

474
Ibid., p. 8.
224
imposer au monde sa langue, avec sa domination. Cette phrase, si on la prend à la lettre, n'est
pas juste. Les Romains qui ont permis, autant que possible, aux vaincus de garder leurs lois, ne
les ont jamais forcés de renoncer à leur langue nationale. Ils l'exigeaient seulement quand ils
leur donnaient le droit de cité : et alors c'était nécessaire. On raconte que l'empereur Claude,
grand observateur des vieilles maximes, raya du nombre des citoyens un juge qui ne savait que
le grec. En réalité, les provinciaux n'attendaient pas toujours, pour parler latin, d'y être forcés ;
ils se servaient souvent de la langue des citoyens romains bien avant de l'être. C'est en latin, on
l'a vu plus haut, que les habitants de Gurza, qui n'était encore qu'une cité punique,
demandaient à Domitius Ahenobarbus de vouloir bien être leur patron. Les suffètes d'Avina,
de Thibica, de Calama, de Curulis s'exprimaient dans la même langue. A Leptis, on a trouvé
une inscription sémitique surmontée d'une dédicace à Auguste en beaux caractères romains475.

Cette interaction entre la civilisation locale et l’esprit latin crée une dynamique
nouvelle qui se traduit dans les faits par une intense activité intellectuelle en Afrique du nord.
Les autochtones s’emparent de cette culture romaine et participent activement à son
rayonnement. Gaston Boissier, dans un autre long article consacré à la littérature africaine,
dresse un inventaire exhaustif des apports autochtones à la civilisation romaine, tout au long
des siècles de leur colonisation. Il ressort de son étude que les autochtones encourageaient
leurs enfants à s’instruire dans les écoles romaines ouvertes en Afrique, car ils vouaient une
sorte de culte à l’art oratoire qui est l’éloquence et l’art de parler en public. Et, pour qu’ils
acquièrent ces compétences, le meilleur chemin à choisir était de rejoindre Rome, la ville
éternelle, qui offrait les garanties d’un enseignement de qualité. Gaston Boissier rappelle
qu’une fois installée dans la capitale de l’empire « s’ils ne se conduisent pas comme l’exige la
dignité des études libérales, on les embarque au plus vite pour les renvoyer chez eux 476 ».
Cette loi, ils la doivent à l’empereur romain Valentinien qui entend prémunir les Africaines
contre les tentations de la chair et la dépravation. Il énumère, à travers sa longue liste, des
orateurs connus comme Cornélius Frantou, né à Cirta, la ville actuelle de Constantine, et
Septimus Sevrus qui suscita l’enthousiasme des foules par ses prises de paroles en public.
Gaston Boissier s’attarde sur le parcours de Saint Augustin, un des pères de l’Église, et sur sa
remarquable ascension entre sa ville natale de Thagaste, vers la frontière tunisienne, et son
retour en Algérie comme Évêque d’Hippone (Actuellement Annaba grand port algérien à l’est
du pays). Car Saint Augustin, avant de devenir un théologien et un philosophe célèbre, avait
fait quelques séjours à l’étranger, loin de sa terre natale. D’abord à Carthage, puis à Rome, où
il apprit la rhétorique, la philosophie grecque, et les sciences religieuses. Cette formation dans
différents univers, entre le monde punique et romain, l’aida à produire une œuvre de première
importance, comme Les confessions. D’autres illustres lettrés d’origine numide se

475
Ibid., p. 11.
476
Gaston Boissier, « L’Afrique Romaine, La littérature Africaine », Revue des deux mondes, 1994, p. 242.
225
distinguèrent ainsi dans le monde romain par leurs qualités intellectuelles et leur contribution
au savoir universel.
Les voyageurs-archéologues idéalisent la relation qui se noua ainsi entre les
autochtones et les Romains. Certes les Africains du nord se montrèrent réceptifs à la
civilisation romaine mais il ne faut pas oublier les guerres de résistance à l’invasion latine, qui
durèrent des années, et furent coûteuses en vies humaines.
3) Le génie littéraire des autochtones
Comme nous l’avons vu, l’art de s’illustrer par la parole en public et de briller en
société, conduisit les autochtones à adopter la langue romaine pour un usage domestique et
quotidien. La priorité accordée à la rhétorique et à son acquisition dans la capitale de l’empire,
créa une relation quasi charnelle entre les Numides et la culture latine. Des vocations
littéraires naquirent chez les autochtones. Ils excellaient en poésie et dans l’art de raconter des
histoires, ce qui préfigure les prémisses de la littérature moderne. Rome reconnaissait le génie
littéraire des autochtones et leur réserva un traitement de faveur. La figure emblématique de
cette époque et qui retient l’attention de Gaston Boissier dans son étude, est sans conteste
Apulée de Madaure. Un lettré au destin singulier, né dans un petit village algérien de
l’extrême est, à proximité de la frontière tunisienne, où:
Les noms berbères y sont beaucoup moins nombreux que dans la ville voisine de Thibursicum
Numidarum (Khamissa) ; en revanche, on y rencontre des Julii, des Claudii, des Flavii, des
Corneliii, des Munatii, les plus grands de Rome. C’était sans doute un des foyers de
l’influence romaine dans la Numidie ; les lettres et les arts devaient y être cultivés477.

Il est élevé dans un environnement propice à la curiosité et à l’éveil des sens pour les
choses culturelles. Le père d’Apulée de Madaure est un acteur important de la vie politique
locale. Mais Gaston Boissier est perplexe sur l’ascendance de la famille d’Apulée : « Il serait
intéressant de savoir quelles étaient les véritables origines de cette famille, si elles
descendaient directement des anciens habitans du pays, ou si elle était venue du dehors s’y
établir avec les vétérans que Rome y envoya quand elle en fit une colonie478 ». Avec la
réserve émise sur l’origine familiale d’Apulée de Madaure, Gaston Boissier prouve que le
parcours de cet homme de lettres est exceptionnel, et qu’il ne cadre pas avec une extraction
autochtone. Les préjugés raciaux nés, sous la troisième république, continuent de contaminer
les récits produits durant cette période.

477
Ibid., p. 245.
478
Ibid., p. 245.
226
Apulée de Madaure hérite d’une fortune assez conséquente, que lui laisse son père. Il
utilise ces fonds pour voyager et parfaire sa formation. La première destination, qui semble
incontournable pour un Africain du nord, est Carthage. Dans cette Cité-État, il prend des
cours de rhétorique, une matière très prisée et enseignée avec fantaisie. Il découvre en
parallèle, dans la capitale punique, la philosophie. L’initiation à cette matière basée sur la
réflexion, et les questionnements multiples, le poussent à se rendre à Athènes, pour
approfondir ses connaissances dans le domaine. Ces longs séjours entre Carthage et le monde
hellénique, portent préjudice à sa fortune qui commence à décliner. Le grand périple continue
pour Apulée, nonobstant des problèmes financiers pour s’installer à Rome. La ville éternelle
constitue le point de ralliement des meilleurs esprits de l’époque. Apulée de Madaure a une
curiosité insatiable :
La philosophie ne l’occupait pas seule ; il étudiait avec elle l’histoire naturelle, l’astronomie et
l’astrologie, la médecine, la musique, la géométrie. Il avait une passion d’apprendre qui
s’étendait à tout ; il fallait qu’il cultivât tout à la fois toutes les branches de lettres et des
sciences. Pour ne parler que de la littérature, il n’y a presque aucun genre qu’il ait négligé. Il
écrivait des discours et des ouvrages philosophiques aussi aisément que des romans, des
dialogues et des vers de toute mesure479.

Cette intense activité intellectuelle lui donne confiance dans ses aptitudes, et il décide
de monnayer son savoir. Il enseigne d’abord le latin avant d’exercer comme avocat. Ses
différents emplois ne lui procurent pas la prospérité attendue. Habité par le doute, et les
errements de la précarité, il écrit Les Métamorphoses, un ouvrage où il évoque des fragments
de sa vie. Apulée raconte le chemin emprunté vers la rédemption. Il explique que, dans sa
jeunesse, il a abusé des plaisirs de la vie avec frénésie. Mais le temps de la maturité, venant
avec l’âge, lui fait découvrir la foi : « Il va se consacrer désormais sans partage à rendre
témoignage aux dieux et à prêcher la sagesse480 ».
Apulée revient en Afrique du nord, et se réinstalle à Carthage, loin du vacarme et des
tentations romaines. Il considère le retour au bercail comme le lieu le plus indiqué pour
pratiquer son savoir. Apulée ne reste pas longtemps chez lui, avant que le démon du voyage
ne le reprenne. Lors de ses périples, il vit des aventures qui méritent d’être connues. Ainsi, en
route vers Alexandrie, Apulée fait une escale à Oea, site de l’actuelle ville de Tripoli en
Libye, où il rencontre un ancien condisciple d’Athènes. Son camarade libyen lui permet de
faire valoir en public son éloquence et de montrer ses talents de grand orateur. Et, c’est le
début de la gloire tant souhaitée pour Apulée. Ses interventions plaisent en Libye, et son

479
Ibid., p. 246.
480
Ibid., p. 247.
227
escale de quelques jours se mue en plusieurs mois. Il convole même en juste noce avec la
mère de son ami libyen qui est plus âgée que lui. Une relation matrimoniale qui suscite les
sarcasmes et les interrogations sur les intentions du jeune Apulée. Les enfants de sa femme
l’accusent d’avoir usé d’artifices magiques pour séduire la pauvre femme. Selon Gaston
Boissier, les lois romaines punissent lourdement les gens soupçonnés de recourir à la magie. Il
se présente devant des juges pour plaider son innocence. Son aisance et sa connaissance des
rouages judiciaires en tant qu’avocat favorisent son acquittement. Mais, dans l’esprit du
public, Apulée n’est pas au dessus de tout soupçon car:
Un homme qui savait tant de choses, qui disséquait des poissons, qui magnétisait les enfans
qui guérissait les femmes épileptiques, lui était suspect. Malgré le charmant discours
d’Apulée, il conserva des doutes ; et qui sait ? Peut être Apulée tenait-il à lui laisser : il ne
devait déplaire à ce vaniteux de passer pour un homme qui a des pouvoirs secrets et qui au
besoin peut faire des miracles481.

Après cet épisode où la superstition de ses compatriotes prend le dessus sur la logique
et les constructions rhétoriques, Apulée continue à produire des discours qu’il partage avec les
lettrés des autres contrées de l’Afrique du nord. La postérité n’a gardé qu’une partie de ces
discours, dans une anthologie intitulée Florida. Gaston Boissier décrit cette œuvre comme
suit:
Celui qui a composé ce recueil n’était pas un homme de goût et un esprit bien sûr ; il s’est
plus d’une fois laissé prendre à de faux brillants ; il admirait plus que de raison les assonances
et les antithèses ; mais il faut beaucoup lui pardonner, puisque après tout, il nous permet de
nous rendre compte de ce qu’on pourrait appeler l’enseignement d’Apulée 482.

Apulée atteint la célébrité à Carthage. La Cité-État est le lieu qui connaît une activité
culturelle débordante. Les gens de la ville aiment se retrouver pour écouter les bons orateurs,
parler de philosophie, de littérature et de rhétorique. Et cet engouement pour les conférences
qu’il donne lui assure des revenus conséquents. Il fascine les auditoires par son éloquence, ses
connaissances et son brillant esprit. Dans son œuvre les Métamorphoses, il raconte cette
expérience avec le public et la réception qui est faite à ses discours. Mais l’œuvre la plus
importante d’Apulée, par laquelle il est resté très célèbre à travers les âges, reste L’Âne d’or.
Il produit une trame, qu’il adapte d’un conte grec, à laquelle il donne une version personnelle:
C’est l’histoire d’un jeune curieux, qui a vu par hasard une magicienne, en se frottant d’une
certaine pommade, se changer en oiseau et s’envoler dans le ciel ; il veut l’imiter, mais s’étant
trompé de flacon, il se trouve métamorphosé en âne. Heureusement il sait qu’il pourra
reprendre la forme humaine en mâchant des roses. Son mauvais sort veut qu’il ait beaucoup de

481
Ibid., p. 248.
482
Ibid.
228
peine à en trouver, ce qui retarde sa délivrance. Les aventures auxquelles il assiste jusqu’au
jour où sa figure lui est rendue sont le fond du roman483.

Le roman d’Apulée peint les moeurs de l’époque. Le héros se transforme en âne par
maléfice, mais se charge, à partir de ce poste d’observation, de rapporter tous les travers
qu’on cache aux êtres humains. Son roman donne la parole aux petites gens en reproduisant
leurs idées et leur langage. Gaston Boissier décèle, dans les écrits d’Apulée, un style atypique
par rapport à l’écriture conventionnelle de l’époque. Apulée use d’une langue saturée
d’éléments exotiques, qui indique aux lecteurs qu’ils sont en présence de quelqu’un dont le
latin n’est pas la langue maternelle. Albert Monceaux, normalien et agrégé de lettres, cité par
Gaston Boissier, affirme : « qu’il reproduit bien l’image de son pays natal […] qu’il aurait
l’air d’un Bédouin dans un congrès de classiques484 ».
Les lecteurs font connaissance avec d’autres hommes de lettres ayant brillé dans le
firmament de la littérature romaine. La plupart des lettrés que cite Gaston Boissier sont des
poètes. Ils sont nombreux et il retient Saint-Cyprien, Arnobe, Lactance, Saint Augustin. Le
jugement de Gaston Boissier est sévère car il leur dénie tout lyrisme, toute fantaisie, juste des
rhéteurs qui composent des vers boiteux. Le reproche fait à ces poètes nord-africains est de
maltraiter le latin, qui est une langue étrangère pour eux. Les libéralités qu’ils prennent avec
le latin montrent le caractère rebelle du peuple dont ils sont issus. Ils refusent de se soumettre
aux règles. Et Gaston Boissier de conclure : « chacun écrit à sa manière et selon ses goûts. Ils
sont en général moins soucieux d’élégance et de tenue, plus dégagés des règles, plus
personnels, et s’abandonnent davantage à leur génie propre. C’est, je crois leur véritable
originalité485».
Gaston Boissier dresse un large panorama historique englobant la littérature, la
politique et les aspects sociologiques, qui renseigne sur l’adhésion des autochtones à l’esprit
latin. La symbiose des deux peuples, romain et autochtone, rend possible l’inscription dans la
durée de la présence romaine en Afrique du nord. Gaston Boissier fait des allers-retours
incessants entre le présent colonial et le passé latin, attire l’attention des lecteurs sur
l’inexistence de l’écueil religieux à l’époque romaine. Cette situation a rendu la coexistence
possible :
L'obstacle pouvait-il venir de la religion ? C'est ce qui divise le plus ; c'est ce qui fait
aujourd'hui des indigènes nos mortels ennemis. Ils ne forment pas plus une nation qu'autrefois,
mais ils pratiquent une religion qui leur commande de nous haïr. C'est elle qui met entre eux

483
Ibid., p. 251.
484
Ibid., p. 254.
485
Ibid., p. 259.
229
et nous une séparation profonde, qui les réunit ensemble, malgré le goût naturel qu'ils ont de
vivre isolés, qui les rend défiants des bienfaits que nous leur apportons, qui fait qu'ils prêtent
l'oreille à tous ceux qui essayent de les soulever contre nous. La guerre qu'ils nous ont faite
pendant cinquante ans n'est pas une guerre nationale ; c'est une guerre religieuse. Rien de
pareil n'existait du temps des Romains486.

Ainsi les voyageurs-archéologues s’échinent à justifier la présence française par la


continuité d’une histoire romaine millénaire. Ils militent pour que la France reprenne le
flambeau de Rome en Afrique du nord. L’administration coloniale tente quelques actions de
francisation sur le terrain, pour expurger le paysage algérien des cultures ottomanes et
musulmanes, en y installant une autre civilisation. La construction des écoles, et la
scolarisation des autochtones dans la langue de Molière constituent un des éléments
névralgiques de cette politique. Mais l’instruction offerte à un nombre minime de jeunes
Algériens ne favorise pas cette politique d’assimilation. Dans le domaine public, la politique
répressive et discriminatoire dont sont victimes les autochtones, qui fait d’eux des sujets,
élargit la faille qui sépare l’administration des administrés algériens.
Les autochtones opposent à la mission civilisatrice de la France, une foi inébranlable
dans l’Islam car la religion est un des socles sur lequel repose une construction identitaire:
Ce n’est pas ta mission, Ô France chrétienne, d’arracher, pour prix de ton sang et de ta gloire,
les trésors des peuples vaincus ; ce n’est pas ta mission de les chasser devant toi pour te faire
place, en les livrant à la mort : ton génie est de communiquer, au prix du sacrifice, tes
sentiments et tes lumières. C’est là que tu as fait même pour tes erreurs ; c’est là ce que tu fais
encore par tes écrits, par ta parole, par ta langue restée celle du monde civilisé. C’est là ce que
tu es venue faire dans ce monde Barbare. Tu es venue non seulement y récolter de plus riches
moissons, mais y semer la vérité ; non pas y fonder ton pouvoir sur la servitude et la
destruction des vaincus, mais y former un peuple libre et chrétien487.

L’identité latine en Algérie demeure une construction théorique qui s’est diffusée à
travers les écrits. Elle trouve comme support, les livres historiques, les romans, les récits de
voyage, et les sociétés savantes, mais elle n’est pas relayée concrètement dans l’espace public.
La politique coloniale sur le terrain travaille pour la soumission de la société algérienne et non
pour sa promotion.
La mission civilisatrice de la France en Algérie se heurte à de nombreux obstacles
dont le plus crucial reste le problème du foncier. Les expropriations des autochtones
conduisent à la fracture avec l’administration coloniale et les réformes introduites à petites
doses ne font qu’élargir le fossé entre les Algériens et la France. Les voyageurs en Algérie
montrent à travers leurs écrits qu’ils sont très sensibles aux affaires de la colonie et n’hésitent

486
Gaston Boissier, « La conquête des Autochtones », Revue des deux mondes, 1894, p. 7.
487
M. Borrmans, « Lavigerie et les musulmans », in Bulletin de littérature Ecclésiastique, Cardinal Lavigerie,
colloque 6,7 et 8 Novembre 1992.
230
pas à évaluer ce qui a été fait sur le terrain par la France en Algérie avec un œil critique.
Beaucoup de ces voyageurs restent perplexes en voyant les résultats et n’hésitent pas à
proposer des solutions. Les voyageurs-archéologues se tournent vers l’histoire romaine pour
trouver les solutions aux problèmes du présent. Le passé romain pour eux reste une source
intarissable d’enseignement qui aide à surmonter les difficultés du moment et la preuve est
donnée par la longévité de l’occupation romaine sur la terre algérienne.

231
TROISIÉME PARTIE:
L’Ethnologie en terre algérienne

232
Le récit de voyage brasse une multitude de savoirs qui lui donnent une assise
scientifique auxquelles s’ajoutent des qualités littéraires indéniables. La curiosité est l’un des
moteurs du voyage car elle pousse les voyageurs à s’intéresser à l’altérité, selon des critères
établis sur la base de la morphologie physique, de la couleur de la peau et des pratiques
religieuses. Par ailleurs, le contexte colonial aiguise le goût de la comparaison entre les
Européens et les autochtones chez les voyageurs et les explorateurs, puis entre les différents
autochtones sous domination française. Il s’agit donc pour les voyageurs de comprendre ces
sociétés sous tutelle française pour aider l’administration coloniale dans sa gestion des
affaires autochtones. L’intérêt pour l’autre s’inscrit aussi dans l’essor des études
ethnologiques et anthropologiques qui a commencé très tôt dans l’histoire mais dont le
mouvement s’est accéléré à partir du XVIIIe comme le rappelle Jean Poirier en évoquant les
voyageurs et les comparatistes en ces termes :
L’ouverture du monde occidental sur l’outre-mer acquiert une dimension universelle : le
champ de la connaissance de l’homme exotique atteint l’ensemble des continents. Nous ne
pouvons rappeler ici l’histoire des contacts noués avec les populations « estranges ». Il nous
suffira d’évoquer les découvreurs de l’Océanie (Cook, Forster, Parkinson, La Pérouse,
Roggeveen, Vancouver), les premières explorations de l’Afrique avec les Ecossais J. Bruce et
Mungo Park, les voyages de Niebhur en Arabie, les missions d’Orient, de l’Amérique. Toute
une ethnologie « rétrospective » serait à faire à partir des documents rassemblés par les
explorateurs et les voyageurs qui ont écrit leur témoignage. Parmi les compilations et les
« histoires générales » qui paraissent alors, on retiendra les synthèses de Prévost et du
président de Brosses488.

Les voyageurs en Algérie privilégient cette rencontre de l’autochtone qu’ils essaient à


travers leurs écrits de rendre vivante en décrivant tous les aspects de sa vie et de son physique.
Le récit de voyage devient par conséquent le lieu où le journalisme anthropologique s’élabore
et prend son essor.
Nous verrons dans cette partie comment les voyageurs archivent la population
autochtone, puis nous examinerons cette notion de journalisme anthropologique et comment
elle se déploie à travers les récits de voyage en Algérie. Nous parlerons aussi des idées-reçues
comme l’antisémitisme et la supériorité des Européens qui persistent malgré la rencontre de
l’autre et comment par ailleurs d’autres voyageurs arrivent à modifier leur perception de
l’autochtone après une immersion parmi la population locale.

488
Jean Poirier, op, cit., p. 13.
233
Chapitre 1 :L’altérité autochtone ou la rencontre de l’autre
Les voyageurs français accordent une attention particulière à la diversité humaine qui
caractérise l’Algérie. S’appuyant sur les théories raciales en vogue, ils ont essayé de
distinguer les types humains en les rattachant à une géographie adéquate. Ainsi, au cours de
leurs pérégrinations, ils ont identifié chaque type humain à une région. Par exemple, au sud de
l’Algérie, sur les grandes étendues sahariennes, ils ont remarqué la domination des tribus
Touaregs. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, les voyageurs montrent à travers leurs
écrits une prédilection pour l’ethnologie et la géographie. En scientifiques improvisés, ils
procèdent à des classifications, décelant de façon arbitraire dans chaque type des qualités et
des tares. Par cette classification des populations, suivant leur distribution sur le territoire
algérien, et selon les langues qu’ils utilisent, un archivage a vu le jour, né de la confluence des
stéréotypes que chaque voyageur reprend à son compte.
Au nord, et sur la côte, les voyageurs repèrent un type humain proche de l’Européen:
c’est le Kabyle, décrit comme blond avec des yeux bleus auquel on concède la caractéristique
de s’acharner au travail et d’être prédisposé à l’assimilation aux valeurs françaises. Au centre
et dans les régions steppiques, le type humain dominant est brun. Il est assimilé au type arabe.
Il se caractérise par sa force physique mais il serait partisan du moindre effort. Il serait aussi
pratiquant convaincu, à la limite de la bigoterie, et inapte à intégrer la civilisation française.
Au sud, c’est le type humain noir, présenté comme dur au labeur, mais dont l’intelligence
serait très limitée. Les juifs, quant à eux, sont présents sur tout le territoire algérien. Ils sont
accablés de tous les clichés qui fleurissent à leur sujet en Europe : ils sont dits cupides,
poltrons, versatiles.
Au-delà de cette classification, les voyageurs français qui découvrent le territoire
algérien, font la rencontre de l’autre in situ. Ils consacrent la plupart de leurs écrits à des
catégories sociales différentes, avec un engouement pour les filles des Ouled Naïls qui
occupent un espace important dans beaucoup de récits. Celles-ci exercent une grande
fascination sur l’étranger par leurs mœurs atypiques qui les distinguent de la femme
algérienne classique. Leur omniprésence dans l’espace public, généralement réservé à la gente
masculine, intriguent tous les voyageurs.
Au cours de ces voyages dans le pays profond algérien, les voyageurs ont aussi affaire
à un autre interlocuteur qui est censé leur faciliter le séjour et le déroulement des périples
programmés : le caïd. Ce personnage qui joue le rôle de relais de l’administration auprès de la
population autochtone, devient par la force des choses une sorte de curiosité de voyage à

234
décrire, pour son comportement gauche ou obséquieux. Les voyageurs essayent
d’éprouver le degré de son allégeance à la cause coloniale ou sa propension à trahir, à la
première occasion. Nous examinerons dans ce qui suit comment s’effectue l’archivage du
type humain algérien, les multiples facettes de la fascination exercées par les filles des Ouleds
Naïls, le rôle du Caïd dans la société autochtone et son utilité pour l’administration coloniale
et enfin on verra comment la vague de l’antisémitisme que vit la France se délocalise en
Algérie, rapatriée en colonie par le biais des écrits et des voyageurs venus de la métropole.
A) L’archivage des types humains algériens
Les théories raciales, qui stipulent la supériorité des Européens par-rapport aux autres
peuples, s’enseignent dans les écoles de la Troisième république. Il faut rappeler que le
manuel scolaire, pour apprendre la lecture, destiné au cours moyen intitulé Le Tour de la
France par deux enfants489 popularise auprès des élèves des idées racistes. Ils peuvent y lire,
par exemple, le contenu suivant, qui récapitule et enracine ces théories :
Les QUATRE RACES D'HOMMES. - La race blanche, la plus parfaite des races humaines,
habite surtout l'Europe, l'ouest de l'Asie, le nord de l'Afrique et l'Amérique. Elle se reconnaît à
sa tête ovale, à une bouche peu fendue, à des lèvres peu épaisses. D'ailleurs son teint peut
varier. - La race jaune occupe principalement l'Asie orientale, la Chine et le Japon: visage plat,
pommettes saillantes, nez aplati, paupières bridées, yeux en amandes, peu de cheveux et peu
de barbe.- La race rouge, qui habitait autrefois toute l'Amérique, a une peau rougeâtre, les
yeux enfoncés, le nez long et arqué, le front très fuyant. - La race noire, qui occupe surtout
l'Afrique et le sud de l'Océanie, a la peau très noire, les cheveux crépus, le nez écrasé, les
lèvres épaisses, les bras très longs490.

Cette classification sert de référence aux voyageurs, qui viennent en Algérie pour
archiver la population locale. Ils appliquent cette théorie pour reléguer les autochtones au rang
de races inférieures. Par ailleurs, ces mêmes voyageurs pointent les différences, qui existent
entre les nombreux habitants. Cette obsession anthropologique a aussi pour but de voir quels
sont les groupes humains de la population autochtone, capables d’être assimilés et inféodés à
l’idée coloniale. Les voyageurs mettent en avant, le rôle incontournable de la France dans la
civilisation de ce peuple qui se débat dans les limbes de l’archaïsme primitif.

489
Elaboré par Augustine Fouillée en 1877 et publié sous le nom de G. Bruno, aux éditions Belin.
490
Augustine Fouillée, Le Tour de la France par deux enfants, Paris, Les éditions Belin, 1877.
235
236
Figure 16: Reproduction d’une partie de l’article, « Marchands d’Alger,- ouvriers, manœuvres » paru
dans le Magasin Pittoresque, année 1843.

237
1) Classifier pour sous-humaniser l’autochtone
Les voyageurs s’emparent de cette théorie raciale, qui structure le regard qu’ils portent
sur les autochtones. Cette théorie leur sert de modèle pour archiver la population algérienne.
Le commandant Victor Colonieu, lors de son grand voyage dans le Sahara algérien entre
Géryville et Ouargla, raisonne selon la théorie des quatre races quand il énonce:
La population d’Ouargla provient d’origines diverses. On peut distinguer quatre races
distinctes : les Arabes, les Mozabites, les Aratins et les Nègres. Les Arabes sont de la même
race que les nomades qui dépendent de l’oasis. Ils sont généralement peu fortunés. Les
Mozabites sont des réfugiés du M’Zab venus depuis des siècles s’installer à Ouargla pour y
commercer. Ils sont pour la plupart riches […] Ils étalaient un luxe insolent et des prétentions
aristocratiques basées sur leurs richesses. Forts intrigants par leur nature, ils étaient mêlés aux
questions politiques. Un complot fut formé pour punir leur conduite […] Une Saint-
Barthélemy fut décrétée d’un commun accord. La nuit fixée pour la terrible sentence, les Beni-
Brahim se levèrent comme un seul homme et massacrèrent tous les Mozabites de leur quartier
jusqu’au dernier […] Les Aratins sont une race à part ; ils sont les autochtones autrefois
dépouillés par l’invasion musulmane et assujetties à la glèbe à titre de fermiers […] Les signes
caractéristiques de leur race sont distincts, et leurs moeurs témoignent d’une sujétion bien
définie à un peuple conquérant différentes de l’esclavage. Enfin, les Nègres sont d’origine
soudanienne ; ils proviennent par la traite terrestre. La traite par caravane n’amène que des
femmes et des enfants491.

Le voyageur militaire montre qu’il existe au sein de la société autochtone des


tensions tribales, religieuses et que l’esclavage est une pratique courante.
Un autre voyageur M. E. de Loraal, illustre bien l’application de cette théorie lors de
son voyage à Tlemcen, quand il écrit :
Il y a, à Tlemcen particulièrement, deux races, non seulement différentes, mais tout à fait
hostiles, et c’est grâce à cet antagonisme que notre sécurité a été assurée dans le pays. - Les
Koulouglis, nés de pères de turcs et de femmes arabes, sont mal vus ; c’est à nous qu’ils
doivent de ne pas être persécutés [….] Les Haddars, nés de pères et de mères arabes, sont
pauvres, dégénérés, peu enthousiastes pour le travail492.

L’autorité coloniale joue sur certains clivages apparus suite au départ des Ottomans493,
en suscitant de nombreux conflits tribaux, pour asseoir son pouvoir et légitimer sa présence en
Algérie.
D’autres voyageurs trouvent qu’il existe un groupe humain en Algérie, qui peut
prétendre à l’assimilation, les Berbères. Le lieutenant de L’Harpe, nonobstant les quelques
égarements qui émaillent ses récits sur le Sahara algérien, parvient à trouver des qualités à
certains autochtones:
Les chaouïas qui peuplent l’Aurès, de race berbère comme les Kabyles et les Touareg, sont
essentiellement sédentaires et agriculteurs ; ils savent très bien tirer parti de leurs rudes

491
Victor Colonieu, « Voyage dans le Sahara algérien, de Géryville à Ouargla », Le Tour du monde, p. 191-192.
492
E. de Lorral, « Tlemcen », Paris, Le Tour du monde, p. 314, 1875.
493
L’Algérie était sous la protection de la Sublime Porte pendant trois siècles.
238
montagnes et irriguent leurs champs par des systèmes de canalisation souvent fort
ingénieux494.

Le voyageur renforce le mythe de la « politique kabyle de la France ». Il active l’idée


reçue que les Berbères ont été toujours favorisés par les autorités coloniales au détriment des
autres populations algériennes. Il faut rappeler que l’un des rares avantages accordé aux
Kabyles est l’encouragement à la scolarisation des enfants. José Lenzini qui vient de
consacrer une biographie à l’écrivain d’origine kabyle Mouloud Feraoun (1913-1962), écrit
qu’ « en 1891, l’Algérie compte environ 150 écoles indigènes dont un tiers dans le Djurdjura
(kabylie)495 ». Les voyageurs décèlent chez les Berbères une ressemblance physique qui les
rapproche des Européens. Ils n’oublient pas de mettre en avant certaines vertus, comme
l’acharnement au travail, considéré comme inexistant dans une société privilégiant la paresse.
Ces deux critères « bricolés » sur le tas, élèvent presque le Berbère au même rang que
l’Européen. L’historien Robert Ageron écrit plus tard à ce sujet:
Parmi ces idées reçues un bon nombre concerne l’opposition entre populations arabes et
populations berbères, et singulièrement l’originalité kabyle. Thème fécond qui va de la
description plus ou moins exacte du particularisme kabyle jusqu’à une vision manichéenne des
sociétés indigènes496.

Les voyageurs veulent prouver à travers leurs récits que les classifications qui
découlent des théories raciales sont endogènes à la société autochtone. Sur le terrain, la
supériorité des Européens s’avère incontestable, d’où le devoir des Français de travailler pour
mettre le colonisé au diapason de la civilisation. Cependant certains segments de la population
algérienne, représentés par les Berbères, peuvent servir de modèle d’assimilation car proche
par leur culture, leur manière d’être et leurs qualités physiques et intellectuelles des
Européens. Le monde autochtone pour le voyageur français reste un territoire qui ne suscite
que répulsion et méfiance. Mais comme l’aventure est passionnante, le voyage continue et les
préjugés se déploient sur l’immensité du territoire.
2) L’éthique perdue de l’autochtone
Les voyageurs venus en Algérie procèdent tout au long de leurs périples à des
comparaisons entre les Français et les autochtones. Ils décèlent chez les autochtones un
florilège de tares, qu’ils stigmatisent dans leurs récits. Le commandant Colonieu découvre
lors de son long voyage entre Géryville et Ouargla que « les occupations de la majorité des
494
Le lieutenant de L’Harpe, « Dans le sud algérien, à travers les montagnes de l’Aurès et dans les oasis du
Souf », Le Tour du monde, 23 mars 1901, p. 134.
495
José Lenzini, Mouloud Feraoun, un écrivain engagé, Arles, Actes-Sud- Solin, 2013, p. 53.
496
Charles Robert Ageron, « La France a-t-elle eu une politique kabyle ? » in Revue historique, Presses
universitaires de France, avril 1960, n° 223, p. 311.
239
habitants consistent en travaux de culture qui sont peu de choses et laissent de grands loisirs à
une population que le climat dispose déjà à la paresse497 ». Le voyageur militaire Victor
Colonieu fait intervenir le déterminisme géographique pour expliquer la paresse des habitants
du Sahara et par ricochet de tous les habitants de l’Algérie.
Les voyageurs traquent les moindres faits de l’actualité, de l’histoire et des
comportements capables des les conforter dans les idées préconçues qu’ils brandissent comme
des éclairages incontestables. Antoine Héron de Villefosse, lors de sa visite aux ruines
romaines de Tébessa (située à la frontière tunisienne), tout en s’extasiant devant l’œuvre
accomplie par Rome en Afrique du nord, relègue la population algérienne à l’état primitif de
l’humanité. Il accuse les autochtones d’être des anthropophages:
Lors de la dernière disette les chemins étaient littéralement jonchés de malheureux qui
mouraient d’inanition ; ils avaient préféré rester près de leurs tentes plutôt que de gagner les
chefs lieux de cercle où le gouvernement français leurs faisait distribuer des vivres [….] On
mangeait jusqu’aux ordures humaines, mais, détail plus horrible encore ! Les mères dévoraient
leurs enfants : elles se précipitaient sur le cadavre encore chaud pour calmer les tortures d’une
faim que rien ne pouvait assouvir. Un jeune garçon de douze ans, qui avait été recueilli par le
saint prêtre de l’endroit, m’a raconté, sans être autrement ému, qu’il avait mangé sa petite
sœur morte de faim, en compagnie de ses frères et sœurs. Les autres membres de la famille
avaient expiré à leur tour ; lui seul restait survivant, et grâce au dévouement de l’abbé
Delapard, il avait pu éviter le sort qui l’attendait 498.

Les preuves ainsi accumulées contre les pratiques archaïques et les comportements
inhumains des autochtones les mettent hors de l’humanité. Le voyageur latiniste insiste sur les
efforts de la France pour tempérer ces mœurs barbares mais les résultats ne sont pas probants.
Les voyageurs accablent les autochtones de tous les maux, sans jeter de regard critique
sur l’histoire immédiate de la métropole, où des faits similaires se sont produits. Antoine
Héron de Villefosse, archéologue connu, n’ignore pas l’histoire du naufrage de la frégate « La
Méduse499 », où un radeau appartenant à ce navire transportait des hommes, qui ont fini par
pratiquer l’anthropophagie sur l’un d’eux pour assouvir les affres de la faim. Le peintre
Théodore Géricault en a fait une toile en 1919 qu’abrite le musée du Louvre. L’argument de
l’anthropophagie ne résiste pas beaucoup à l’épreuve de la réalité. Mais pour rendre les
théories raciales viables et faire triompher la croyance de la supériorité des Européens sur les
Algériens, les voyageurs usent de tous les artifices pour reléguer les autochtones dans une
infra-humanité qui mérite d’être colonisée.

497
Ibid., p. 194
498
Antoine Héron de Villefosse, « Tébessa et ses monuments », Le Tour du monde, 1880, p. 24-26.
499
Navire, transportant le colonel Schmaltz, nouveau gouverneur du Sénégal et sa suite. Il fit naufrage aux larges
des côtes Mauritaniennes le 2 juillet 1816.
240
L’archivage des populations algériennes dans leur diversité permet de créer des
hiérarchies où l’Européen par ses qualités intrinsèques et la civilisation qu’il véhicule a le
droit de dominer le territoire colonisé et ses habitants. Les autochtones, qui sont au contact de
l’Européen, montrent à travers leur comportement et leurs agissements, qu’ils ont beaucoup
de défauts qui les éloignent de l’humanité. Les voyageurs exhortent les Européens à propager
leurs valeurs sur la terre algérienne, pour que les habitants jouissent de la civilisation et
accèdent à une humanité heureuse. Maurice Olender explique ce phénomène de mettre les
Algériens en marge de l’humanité, qui est courant chez les voyageurs venus en Algérie, en ces
termes :
La personne « racisée » est considérée comme différente par nature. On peut même l’exclure
du genre humain. Homme, femme, vieillard, enfant sont alors identifiés, à un autre absolu, un
autre de l’humain, un monstre à exclure, voire à éliminer. Dans une telle situation, où le
racisme devient la règle pour expliquer les conduites d’un individu, on décrète également que
chacun de ses agissements est l’expression de « la nature » et de « l’âme » qu’on imagine pour
sa communauté500.

Les exemples de l’inhumanité des Algériens sont multiples dans les récits de voyage.
E de Lorral lors de son voyage à Tlemcen est témoin d’une scène où un autochtone maltraite
son âne:
C’est le jour des émotions. En revenant sur nos pas, nous nous attirons un déluge d’invectives
en prenant contre son cavalier, la défense d’un âne infortuné que la loi Grammont 501 protège
bien mal en ce moment […]. La pauvre bête avance avec peine ; elle est exténuée et blessée au
flanc ; son bourreau enfonce dans la plaie vive l’extrémité d’un bâton pointu : c’est le
stimulant qu’il a imaginé et qui, paraît-il, est usité dans toute l’Algérie502.

Les tares stigmatisées dans les récits dénotent que les autochtones vivent dans une
grande déchéance morale et physique.
Les voyageurs tiennent tous un discours moralisateur et s’érigent en donneurs de
leçons. Ils tendent à démontrer que la société autochtone végète dans un sous-développement
chronique où les inégalités sont légion. La preuve que donne le commandant Colonieu
concernant la pratique de l’esclavage, renforce l’idée que la présence française adoucit les
mœurs barbares en propageant les idées de liberté et d’émancipation. Lors de son voyage
l’officier Colonieu donne cet exemple :
Les nègres d’Ouargla connaissent bien nos lois qui les affranchissent, et pas un ne demande à
en profiter. Que feraient-ils de leur liberté dans un pays où il faut s’ingénier pour travailler et

500
Maurice Olender, La Chasse aux évidences, sur quelques formes de racisme entre mythe et histoire, Paris,
Galaade éditions, 2005, p. 15.
501
Loi de 1850, punissant d’une amende de 1 à 15 francs et d’une peine de 1 à 5 jours de prison « les personnes
ayant fait subir publiquement des mauvais traitements aux animaux ».
502
Ibid. , p.366.
241
vivre ? Ils en seraient embarrassés, ils préfèrent rester ce qu’ils sont, ayant ici-bas une famille
qui est pour ainsi dire la leur et ne les abandonne jamais503.

Pour aller dans le sens de ce déficit chronique d’éthique, E. de Lorral qui fait découvrir
aux lecteurs la région de Tlemcen, relève une autre tare grave, qui porte préjudice aux
relations humaines nécessaires à l’équilibre des relations sociales. Il s’agit du non-respect de
la propriété privée. E de Lorral donne l’exemple des chapardages qui sont récurrents dans les
jardins privés, en racontant les faits suivants:
C’est là que je passe mes nuits pendant six semaines, au moment où le raisin mûrit. Il faut
travailler le jour et veiller la nuit. Les chacals, les Arabes sont de terribles vendangeurs, les
Arabes surtout, car ils arrachent le cep avec son fruit pour aller plus vite en besogne. Aussi dès
qu’une grappe est à point, nous courons la vendre au marché à raison de cinquante centimes le
kilogramme ; le bénéfice est joli, et autant de pris sur l’ennemi 504.

Les récits se suivent et se ressemblent et les voyageurs continuent de stigmatiser cette


éthique perdue de l’autochtone. Après l’esclavage et le non-respect de la propriété privée,
d’autres défauts viennent charger les habitants de la colonie. Charles Féraud, officier et
traducteur arabisant pour l’armée, évoque à travers l’histoire de la construction du palais de
Constantine, les frasques de Ahmed Bey, le régent de la province de l’est algérien. Charles
Féraud le montre sous son visage le plus cruel, en le présentant comme un potentat local,
dénué de toute humanité. Charles Féraud reste fidèle aux représentations des despotes
orientaux, qui oppriment leur peuple. Par ailleurs, il suggère que la colonisation est une
chance pour les autochtones car elle les débarrasse de ces tyrans. Dans le récit que fait Charles
Féraud, Ahmed Bey n’épargne personne : même sa mère est victime de sa tyrannie. L’autre
objectif poursuivi par Charles Féraud est de montrer aux lecteurs de la métropole, la condition
féminine dans les pays d’Orient. Les femmes sont donc opprimées par une société patriarcale
odieuse. Et le voyageur se charge d’étayer ce lieu commun, en l’illustrant comme suit:
Quant aux femmes qui se retirèrent chez le muphti, elles n’ont probablement pas dû
s’applaudir beaucoup de la chute de leur ancien maître ; car, dès leur arrivée, le muphti
commença par les dépouiller de tous les bijoux qu’elles avaient emportés et qui appartenaient
au bey. Je crois bien que, trafiquant de ces esclaves comme d’un vil troupeau, le prêtre
musulman les aura vendues par la suite à quelque chef de tribu505.

Dans cet extrait significatif, même les hommes de religion qui doivent apporter du
réconfort à leurs ouailles sont dénués de toute morale et agissent comme des prédateurs.

503
Ibid., p.192.
504
Ibid. , p. 309.
505
Charles Féraud, « Visite au palais de Constantine », Le Tour du monde, 1877, p. 252.
242
La cupidité est disséminée dans tous les récits pour mieux avilir les autochtones. Le
lieutenant Frédérik de L’Harpe, dans l’un de ses périples l’ayant conduit au Djebel Amour
dans le sud de l’Algérie, n’hésite pas à édifier les lecteurs, sur cet esprit mercantile qui
caractérise l’autochtone, en ajoutant une touche raciste à son écrit :
On sait que les nègres sont en général, fort jovials [sic] et pleins d’entrain ; ici leurs dignes
épouses nous paraissent avoir, très développé, ce caractère de leur race. Toute une marmaille
en loques nous a suivis ; moyennant quelques sourdis ils se laissent volontiers photographier,
et nous avons l’occasion d’en tirer quelques amusantes brochettes 506.

D’autres défauts, que les voyageurs assimilent à des tares, surgissent dans les
différents récits. A croire, que ces défauts communs à tous les humains sous toute latitude, ne
sont que l’apanage des autochtones.
Les voyageurs dans leur ensemble stigmatisent le manque d’hygiène des autochtones.
La malpropreté des Algériens est endémique. Leur regard se concentre sur tous les lieux
visités qu’ils décrivent comme insalubres et rongés par une saleté problématique. Antoine
Héron de Villefosse, en visitant les vestiges romains de Tébessa, montre sa répugnance envers
un autochtone qui a fait le voyage à ses côtés en ses termes : « Naturellement je pestais contre
lui, puisque nous avions été réduits, Georges Moynet507 et moi, à nous empiler dans l’intérieur
avec des Arabes malpropres508».
Le mensonge fait partie aussi des défauts imputables aux autochtones, d’où la
difficulté de les fréquenter. Charles de Mauprix, en bon voyageur arabisant, le vérifie sur le
terrain. Il confesse que la versatilité de ses interlocuteurs le fait souffrir, car ils changent
constamment d’avis. Il illustre son constat en racontant l’histoire d’un meurtre crapuleux et en
donnant la parole à un gendarme qui le conforte dans ses convictions :
Ce qu’il y a de drôle me dit le gendarme, c’est que, ce matin ces canailles-là ont dit qu’il avait
été tué, et puis maintenant ils disent qu’il sera tombé sur un rocher en sortant de sa maison, qui
est sur un escarpement. Oh ! Ces Arabes ! C’est si menteur ! Il n’y a jamais moyen de savoir la
vérité avec eux !...509

À ce défaut suprême, Charles de Mauprix en rajoute d’autres comme la perfidie et


l’obséquiosité. Lors de son voyage dans la région de Tlemcen, son récit empreint de
moralisme n’a aucune bienveillance pour les autochtones qui l’ont bien reçu chez eux.
Les différents voyageurs, qui ont défilé sur le territoire algérien tout au long de la
deuxième moitié du dix-neuvième siècle, ont été influencés par les théories raciales en vogue

506
F. de L’Harpe, « Dans le Djebel Amour », Le Tour du monde, 18 octobre 1902, p. 493.
507
Dessinateur et illustrateur, né en 1849 et ayant accompagné le voyageur lors de son périple à Tébessa.
508
Ibid. , p. 2.
509
Charles de Mauprix, « Six mois chez les Traras », Le Tour du monde, 1888, p. 398.
243
en Europe. L’ouvrage du comte Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races
humaines, publié en 1855, marque de son empreinte des générations entières. Le comte a
introduit le mythe « aryen » et le triomphe de la race blanche sur les subalternes comme la
race jaune et la race noire. Un autre théoricien qui marque le siècle par ses recherches est le
biologiste anglais Charles Darwin. Il écrira quatre ans plus tard, De l’origine des espèces et
popularisera sa théorie sur la sélection naturelle. Darwin enracine l’idée de la domination des
espèces les plus adaptées sur les autres, rapportée à la colonisation, elle donne la primauté aux
peuples civilisés et conquérants sur les vaincus.
Ainsi, en se fondant sur la classification des races enseignée dans les écoles, les
voyageurs trouvent un terrain fertile pour les mettre à l’épreuve. Ils s’acharnent à confirmer la
validité des théories qui mettent l’Européen en haut de la hiérarchie et le reste de l’humanité
dans les abysses de l’archaïsme. Le Camerounais Achille Mbembe, spécialiste de la période
postcoloniale, décèle dans les problèmes d’intégration que connaît la France actuelle une
continuité des tensions héritées de l’époque coloniale. Il affirme dans un entretien accordé à
Nathalie Philippe que l’esprit colonial de domination persiste dans la France d’aujourd’hui,
envers les anciens colonisés:
Disons qu’il y a une évolution inexorable de la société française vers le modèle d’une société
plurielle. Cette pluralité, cette multiplicité est à mes yeux une bonne chose - multiplicité des
origines, des héritages, des couleurs, des habitus culturels, des musiques, des cuisines, des arts
vestimentaires, des manières de parler et ainsi de suite. C’est justement parce que cette
pluralisation est inexorable qu’elle suscite tant de peurs et de crispations. C’est ce qui explique
l’étonnant désir de provincialisme, voir d’apartheid, ou encore le fantasme d’une
« communauté sans étrangers » qui se sont emparés d’une partie de l’esprit public. La
xénophobie d’État, l’instrumentalisation politique de l’islam, la sorte de « guerre sociale » que
l’on mène dans les banlieues contre les jeunes Français « issus de l’immigration », la
prolifération des explications culturalistes des phénomènes de discrimination sociale et raciale
- tout cela montre à l’évidence que les termes de la lutte sociale ont changé 510.

La France a du mal à se défaire de cette histoire compliquée de grand empire colonial


où les hommes qu’elle a maltraités pendant des années, deviennent des partenaires ou des
citoyens comme tous les autres.
3) L’antisémitisme délocalisé
Les juifs algériens, sous administration turque, ont eu un statut inférieur aux sujets de
confession musulmane. En vivant dans une société où domine la religion musulmane, les juifs
et les chrétiens deviennent des « Dhimmis ». Ce mot tiré de l’arabe peut être traduit par
« vivre sous la protection de ». Dans ce cas précis, le protecteur est le souverain musulman,
c'est-à-dire « le commandeur des croyants ». En échange d’un impôt payé à « l’hôtel des
510
Nathalie Philippe, Paroles d’auteurs, entretien avec Achille Mbembe, Ciboure, La Cheminante, collection
plein champ, 2013, p. 115.
244
finances », le trésor public chez les musulmans, les juifs peuvent vivre en paix et pratiquer
leur culte. Il leur est permis aussi d’entretenir leurs cimetières, gérer les bains rituels et
nommer leurs rabbins. Historiquement, la communauté juive est installée en Algérie, depuis
des millénaires. L’arrivée des juifs, en Afrique du nord, remonte à la destruction du temple de
Jérusalem en l’an 70 par Titus. En revanche, il est impossible de donner le nombre exact de
cette population, à l’aube de la colonisation française. L’absence, à l’époque, d’un
recensement fiable de la population autochtone, rend aléatoire d’avancer un chiffre
quelconque pour l’ensemble des habitants de l’Algérie 511.
Ainsi le lecteur apprend dans Le Magasin Pittoresque que sous le régime ottoman, les
Juifs devaient s’habiller de façon différente pour qu’ils puissent être identifiés facilement. Le
rédacteur anonyme du journal écrit à cet effet :
Parmi les portefaix, il en est de race juive, reconnaissables au caractère de leur figure et à leur
coiffure presque toujours composée d’une calotte noire et d’une cravate de même couleur
serrée autour de la tête en guise de turban. Ils portent le même costume que les Maures : les
couleurs seules diffèrent. Sous la domination turque, le noir et le bleu foncé étaient les seules
qui leur fussent permises. Depuis l’arrivée des Français, ils ont empiété sur les privilèges des
Maures, et adopté pour leurs vêtements les couleurs défendues512.

L’auteur essaye de convaincre le lectorat que la colonisation a affranchi les juifs de


leur situation de dominé dans un pays musulman. Tous les voyageurs voient dans le régime
colonial un progrès civique et une vie meilleure pour les autochtones. Le tout se traduit par
une amélioration des conditions de vie en général des autochtones et une émancipation des
catégories de la population asservies, comme les juifs. Ce discours triomphaliste sur les
bienfaits de la présence française s’effiloche avec le temps. Dans les faits, la conquête de
l’Algérie en 1830 exacerbe les sentiments anti-juifs en Algérie. L’antisémitisme qui sévit en
France se délocalise en colonie. Les juifs sont accablés de tous les maux. Les clichés qu’on
colporte contre eux comme la cupidité, la poltronnerie, leur versatilité, un manque de savoir-
vivre et leur ressemblance avec les autochtones musulmans, reviennent comme des leitmotivs
dans les récits.
Concrètement et sur le terrain des restrictions, les autorités coloniales sévissent en
supprimant les tribunaux rabbiniques en 1842, pour appliquer les lois coloniales et la primauté
du droit français. Un médecin français d’origine juive, en tournée en Algérie, résume l’état
d’esprit de l’époque et illustre le regard porté sur cette communauté :

511
Voir sur l’ensemble de ces questions de recensement de la population algérienne, Hamdan Khodja, Le Miroir,
Paris, Sindbad, 1985, p.45
512
Anonyme, « Juif porteur d’eau », Magasin Pittoresque, 1843, p. 382.
245
C’est une race exécrable, fourbe, avide. Ils joignent toute la bassesse de l’esclavage aux vices
les plus dépravés [...]. Ils sont d’un fanatisme outré et persécuteur [...]. Ils parlent l’arabe mais
paraît-il qu’ils le prononcent autrement que les Maures, et ils écrivent l’arabe avec des lettres
hébraïques qui [ne] sont pas les mêmes que chez nous. Je suis allé aussi dans plusieurs
synagogues qui sont très nombreuses ; les écuries en France sont plus propres que leurs
temples [...]. Aussitôt que paraît le sefer [le rouleau de la Torah], ils se jettent dessus et font
mille simagrées513.

Les tares relevées par ce médecin à l’aube de la colonisation deviennent récurrentes


dans les récits de voyage de notre corpus. Les voyageurs qui entreprennent de sillonner
l’Algérie, surtout à partir de la deuxième moitié du XIX e siècle semblent passer à côté d’un
évènement majeur, qui est la promulgation du « décret Crémieux » en 1870. Cette loi votée
par l’assemblée nationale, sur proposition d’Adolphe Crémieux, ministre de la justice,
accorde la citoyenneté française à tous les juifs algériens. La loi d’émancipation des juifs
d’Algérie décrétée sous le régime de la colonisation, n’est qu’un texte théorique, qui ne
prémunit pas la communauté juive contre les dérives antisémites que connaît l’Algérie durant
les trente dernières années du XIXe siècle. Il faut rappeler que le concept d’« antisémitisme »
a été utilisé pour la première fois, en 1879 par le journaliste allemand Wilhelm Marr. Ainsi
pour lui ce mot désigne:
La haine des Juifs, et des tendances politiques libérales, européennes et internationales des
XVIIIe et XIXe siècles, associées aux Juifs. Ce nouveau mot voulait désigner une haine des
Juifs modernisée, alliée aux nationalismes. Parmi ces tendances, on retrouve les notions
d'égalité des droits civils, de démocratie constitutionnelle, de libre échange, de socialisme, de
capitalisme financier et de pacifisme514.

L’antisémitisme apparaît comme une sorte de racisme ordinaire, évident car les
autochtones appartiennent à une catégorie humaine inférieure. Les relents antisémites liés aux
théories raciales décrites plus haut saturent les textes et s’inscrivent dans un climat général,
que connaît la France par la stigmatisation de la communauté juive. Les voyageurs venus de
France ou installés depuis quelques années déjà en Algérie, rapatrient cet état d’esprit fait de
haine et d’exclusion à l’égard de tous les autochtones. Le récit de voyage devient un vecteur
essentiel de transmission du racisme en général et de l’antisémitisme en particulier.
Les voyageurs se transmettent le relais, pour parler de la situation de la communauté
juive, poussant l’investigation à son extrême pour détecter les méfaits dont est capable cette
population. Ernest Zeys profite de son pseudonyme d’E de Lorral pour exprimer haine et
méfiance envers la communauté juive. Il occulte le décret Crémieux. Il propage son

513
« Lettre d’un médecin israélite de l’Armée d’Afrique », dans Archives israélites, VI, mai 1840. Cité par
David Nadjari, « L’émancipation à « marche forcée » : les Juifs d’Algérie et le décret Crémieux », Labyrinthe,
28 | 2007, 77-89.
514
Encyclopédie multimédia de la Shoah : http://www.ushmm.org/wlc/fr/article.php?ModuleId=32
246
antisémitisme par le biais de ses écrits. Le magistrat s’en prend à la fertilité des femmes juives
et à leur désir d’avoir toujours plus d’enfants. Cette démographie galopante dans la
communauté juive risque de mettre en péril la coexistence entre les communautés religieuses
qui composent la société autochtone. Le voyageur évoque dans son récit les visites effectuées
par les femmes juives, chez un saint local de la région de Tlemcen:
Ce sont des femmes qui viennent visiter le marabout et lui demander la fécondité. Chacune
d’elles traîne six enfants à sa suite ; il faut croire que c’est le septième qui se fait attendre. À
notre vue, elles se voilent précipitamment ; mais, à travers la laine blanche de leurs haïks, des
yeux curieux nous examinent en tapinois et des rires argentins se font entendre […] Chose
surprenante, Sidi Yacoub (Saint Joseph) est aussi vénéré par les juifs que par les musulmans
pour lesquels Aissa n’est autre que Jésus, et Lalla Mériem la vierge Marie. Récemment
l’autorité a dû intervenir pour empêcher une collision.- La race juive est si prolifique que nous
nous demandons en vérité quelle raison pouvaient bien avoir les juives de vouloir à toute force
pénétrer la Koubba, malgré l’opposition des musulmans515.

Le magistrat accuse la communauté juive de susciter les guerres de religion dont


l’Afrique du nord a été épargnée jusqu’à maintenant. Son texte traduit un état d’esprit et un
refus de reconnaître le décret Crémieux dont la promulgation est de fraîche date. En tant que
homme de loi qui se cache derrière un pseudonyme, il préserve son obligation de réserve.
Ernest Zeys trouve une méthode originale et astucieuse de montrer son opposition à ce texte
législatif. Il est aussi un futur prélude aux résistances qui naissent en Algérie, chez les pieds-
noirs au XXe pour bloquer toutes promotions civiques des autochtones. Ernest Zeys propage
aussi par le biais de son texte, l’augmentation exponentielle de la population juive qui peut
rompre les équilibres démographiques et lui donner la primauté sur les autres communautés.
Plusieurs années plus tard et dans un autre contexte, Ernest Zeys, magistrat de renom,
assume son antisémitisme franchement. Cette fois, il est chargé de mission par le ministère de
l’instruction publique et il propose aux lecteurs de la revue Le Tour du monde, de relater son
long périple au sud d’Alger. Il part d’Alger et traverse toute la steppe pour atteindre la ville de
Ghardaia. Dans ses pérégrinations, il promène le lecteur à l’intérieur du ghetto juif de cette
ville oasis, située à 600 km au sud d’Alger. Ernest Zeys donne une idée du lieu qui abrite la
communauté juive, en écrivant : « Les rues y sont malpropres, les maisons y sont
misérables516 ». Ensuite, le lecteur est invité à constater, que même le lieu de culte n’échappe
pas à la déchéance et à la dégradation par manque de savoir et par un surplus de laisser-aller,
inhérent à l’origine juive.
La synagogue, vieux monument sans caractère, est dans une saleté repoussante […] Des
plafonds, d’où pendent des lampes crasseuses, tombe une pluie de gouttelettes d’huile ; un

515
E. de, Lorral, « Tlemcen » Le Tour du monde, 1875, p.318.
516
Ernest Zeys, « Voyage d’Alger au M’Zab », Le Tour du monde, 1891, p. 314.
247
parapluie serait nécessaire pour circuler dans cet antre à peine éclairé. On nous montre la seule
curiosité de l’endroit : une vieille Bible écrite sur soixante-dix rouleaux de peaux de gazelle ;
c’est le plus admirable manuscrit que l’on puisse voir. Hélas ! le brave rebb qui le déroule
sous nos yeux émerveillés a lui-même les mains huileuses, et, quand il le replie, il le fait avec
tant de négligence, que la peau, froissée et entraînée à faux, gode et menace de se déchirer.
Soumise à un traitement aussi barbare, cette merveille de calligraphie, qui date de cinq siècles,
finira par tomber en lambeaux graisseux517.

Le voyageur du haut de son magistère suggère qu’un peuple qui malmène sa foi et les
biens symboliques qui apaisent l’âme, est indigne de faire partie de l’humanité.
Ce récit de voyage paru en 1891 dans Le Tour du Monde rend compte d’une mission
effectuée dans le Sahara par le magistrat Ernest Zeys en 1887. Le voyage coïncide à un an
près, avec la parution en France du pamphlet antisémite d’Édouard Drumont intitulé La
France juive, sous-titré « essai d'histoire contemporaine »518. Les cent quarante rééditions en
deux ans, de cet ouvrage, dénotent son succès populaire et une circulation intense dans
l’opinion. Il renseigne aussi sur un état d’esprit qui prévaut à une époque, où une communauté
est stigmatisée, et devient responsable de tous les maux qui rongent la société. Ce discours de
rejet envers la communauté juive s’exacerbe avec l’affaire Dreyfus qui commence en 1894. Il
atteint son paroxysme à Alger en 1898 avec la victoire aux élections municipales de cette ville
d’élus ayant eu comme programme et slogan, d’être « contre les juifs ». Ce climat qui monte
crescendo à partir de la défaite de l’armée française en 1870 contamine les récits de voyage et
devient un thème récurrent dont s’emparent d’autres voyageurs venus en Algérie.
Le même Ernest Zeys sort de sa réserve, et après sa critique acerbe contre la
sauvegarde du patrimoine religieux du judaïsme et sa dilapidation par méconnaissance, il s’en
prend aux aspects physiques, aux manières d’être, et à la saleté qui caractérisent la population
juive. Il englobe dans ces questions d’hygiène individuelle les femmes et les hommes, qui
forment la communauté juive. Il emploie des termes dépréciatifs où transparaît un grand
mépris. Il pousse sa haine jusqu’à mettre à l’index, certains métiers manuels exercés par les
juifs:
Les femmes non-voilées, sont assez belles, mais leur embonpoint est exagéré, et elles ont le
teint mat des créatures qui vivent dans un air vicié, sans prendre aucun exercice hygiénique.
Leur costume est, à peu de chose près, celui des juives d’Alger. Les hommes sont laids, mal
vêtus de vêtements à demi français, à demi indigènes ; ils portent presque tous des casquettes
de soie, dont le tissu disparaît sous une épaisse couche de couche de crasse. Ils exercent tous
les professions de tanneurs, de bijoutiers, d’armuriers, de cordonniers 519.

517
Ibid., p. 314.
518
Flammarion, Paris, 1986.
519
Ibid., p. 315.
248
Dans un récit de voyage paru en 1881 et effectué en 1878, l’explorateur Victor
Largeau s’inscrit dans la vague de l’antisémitisme ambiant. Pour lui, les premiers à avoir
développé ce sentiment raciste sont les musulmans. Mais cela ne le gêne pas de se rallier au
point de vue qui accable les juifs de tous les maux. Une stratégie à moindre frais qui traduit
une réalité préexistante à la colonisation française. Victor Largeau par son texte appuie et
valide tous les clichés qui ont cours sur la communauté juive en Algérie et ailleurs, en
écrivant :
Quant aux juifs, si haïs, si méprisés des Arabes, ils sont réellement ici, comme ailleurs en
Afrique (je dois le dire pour être vrai), haïssables et méprisables. Quelques-uns ne sauraient
avouer publiquement les métiers dont ils vivent ; d’autres font le commerce de bimbeloterie et
prêtent à usure : ce sont les moins malhonnêtes ; d’autres enfin vendent à vil prix, aux soldats
de la garnison et à la lie de la population indigène, des liqueurs indéfinissables dont les
pernicieux effets ne se font que trop souvent sentir, surtout pendant les mois les plus chauds de
l’année520.

Victor Largeau dresse un tableau sombre des défauts et des impostures dont sont
capables les juifs. L’auteur voyageur laisse même entendre que la communauté juive agit
comme une société secrète capable de nuire par ses pratiques occultes aux autres habitants de
la colonie. Dans cet extrait, Victor Largeau réactive et convoque tous les vieux clichés
antisémites pour justifier sa haine. Il inscrit sa démarche dans la logique des théories raciales
et se conforme à l’idéologie coloniale qui fonctionne sur la discrimination.
Le docteur A. Vigerie ajoute d’autres clichés pour dévaloriser le juif. Ainsi, ce
voyageur décrit un cafetier juif, qui offre comme distraction dans son établissement, des
danses exécutées par des prostituées appartenant aux Ouled Naïls521. Le cafetier est considéré
dans son local comme le maître de cérémonie : « le comptoir où trône un juif obséquieux à
barbe de roi assyrien522».
L’auteur voyageur utilise un autre cliché dans le texte. Il a trait au caractère du juif, en
indiquant qu’il est teinté de bassesse et de servilité. Pour lui, le juif est prêt à toutes les
compromissions pour arriver à ses fins. Enfin le voyageur remonte le temps historique pour
informer les lecteurs, que le personnage juif ressemble à un Assyrien. Cette allusion n’est pas
dénuée d’arrière-pensée, car elle renvoie le juif à sa terre d’origine qui se trouve au Moyen-
Orient. Déduction logique : le juif est un intrus sur cette terre et il doit être rejeté, malgré la
promulgation du décret Crémieux de 1870, qui a accordé la nationalité française aux juifs
d’Algérie.

520
M. V. Largeau, « Le Sahara algérien » Le Tour du monde, paru en 1881 en cinq livraisons, p.5.
521
Voir les filles des Ouled Naïls.
522
Le Docteur A Vigerie, « L’Oasis de BouSaada », Le Tour du monde, 1902, p. 214.
249
Les différents voyageurs assument un discours social contemporain qui est
défavorable à la communauté juive accusée de tous les maux. L’Algérie coloniale découvre
l’ampleur de ce phénomène importé de France, bien qu’un décret de loi ait accordé aux juifs
la citoyenneté française. Cet état de fait montre que les lois ne valent que par leur application
et leur acceptation par la société. Le régime colonial est fondé sur la domination de l’autre,
c'est-à-dire l’autochtone. L’antisémitisme trouve un terreau fertile dans une société coloniale
inégalitaire qui fonctionne sur la primauté des Français sur toutes les autres composantes de la
population algérienne. Même les magistrats dont le métier est d’appliquer les lois, sont
réfractaires aux textes législatifs et entrent en résistance contre les avancées en matière de
droits civiques. L’exemple le plus édifiant est donné par le juge Ernest Zeys.
Les voyageurs au cours de leurs pérégrinations sont attirés par les filles des Ouled-
Naïls qui sont présentes dans l’espace public. Elles donnent l’occasion aux voyageurs de
s’intéresser de près à la femme algérienne, même si cette catégorie de femmes n’est pas
représentative de toutes les femmes autochtones.

Figure 17: Ouvrage collectif publié publié à l'occasion de l'exposition Juifs d'Algérie, Musée d'art et
d'histoire du Judaïsme (28 septembre 2012 - 27 janvier 2013). Coédition MAHJ et Skira / Flammarion.

250
B) Fascination pour les filles de Ouled Nail523
Évoquer les Ouled Nail524, une tribu algérienne habitant aux confins du Sahara, c’est
parler de leurs coutumes. Ainsi, la tribu autorise ses filles à se prostituer pour se constituer
une dot avant le mariage. L’image singulière des filles des Ouled Naïl envahit les récits de
voyage, les reportages de presse ou la peinture de l’époque, pour devenir un topos du voyage
en Algérie. Dans une société, où les femmes sont pratiquement absentes de l’espace public,
les filles des Ouled Nail offrent à la curiosité de l’étranger tous les ingrédients de l’exotisme,
en permettant une approche assez libre de la femme algérienne et un assouvissement à
moindre frais525 des fantasmes liés à la femme orientale. Eugène Fromentin est le premier à
avoir ouvert la voie à l’inscription des filles des Ouled Nail dans le paradigme des
découvertes de ce nouveau territoire colonial. Lors de son deuxième voyage en Algérie
effectué en 1853, Fromentin les immortalise dans son récit rédigé sous forme épistolaire, Un
été dans le Sahara en ces termes : « Tu sauras que Boghari, qui sert de comptoir et d’entrepôt
aux nomades, est peuplée de jolies femmes, venues pour la plupart des tribus sahariennes
Ouled-Nayl, A’r’azlia, etc, où les mœurs sont faciles, et dont les filles ont l’habitude d’aller
chercher fortune dans les tribus environnantes526 ».
Des peintres sont partis sur les traces de Delacroix pour surprendre des femmes
algériennes dans leur intimité, où par le biais d’une approche dans l’espace public. Eugène
Girardet527 peintre, ayant séjourné plusieurs fois en Algérie, produit une toile de grandes
dimensions en 1904, qu’il intitule La Grande Caravane, où il accompagne des nomades dans
leur pérégrination, en mettant au premier plan les femmes de la tribu, à visage découvert.
Avec ce tableau de Girardet l’espace privé et l’espace public se rejoignent. La femme
s’enracine durablement dans le paysage artistique.
Les différents voyageurs aux multiples profils, qu’ils soient militaires, fonctionnaires
ou scientifiques, croisent les filles des Ouled Nail dans des lieux déjà identifiés par les
pionniers du voyage en Algérie. Ces voyageurs insistent dans leurs récits sur la présence des

523
Dans ce chapitre nous adopterons de temps en temps le mot des « Nailiates » pour parler des filles des
Ouled Nails, elle est leur désignation en arabe algérien.
524
Ouled se dit en arabe pour désigner les enfants, Naïl est le nom du fondateur de la tribu.
525
Selon certains historiens de l’art, Eugène Delacroix aurait payé pour pénétrer dans un appartement algérois et
peindre les femmes ; la même démarche est évoquée par Eugène Fromentin dans son récit de voyage : Un été au
Sahara en ces termes : « Quant aux femmes, démarches, pourparlers, raisonnements, rien ne réussit ; et quand on
voit que l’argent n’a pas prise sur elles, on peut être sûr que toute autre tentative échouera ». p. 189- 190.
526
Eugène Fromentin, Un été dans le Sahara, Paris, éditions Plon, 1930, p. 29.
527
Artiste peintre d’origine suisse né à Paris en 1853, il effectue huit séjours en Algérie à partir de 1879. Il
décède à Paris en 1907.
251
filles des Ouled Nail, comme un élément incontournable, qui ne peut échapper au regard du
visiteur.
L’engouement des voyageurs pour les filles des Ouled Naïl s’explique par leur
spécificité dans le paysage social algérien, un statut que décrit l’anthropologue Barkahoum
Ferhati comme « au demeurant problématique, à la fois réel et fantasmé528 ». Les filles des
Ouled Naïl présentent la singularité d’être les seules femmes autochtones, à exercer le métier
de prostituées et de danseuses dans les régions steppiques et sahariennes. Elles sont aussi
encouragées par leurs familles, dès leur jeune âge à pratiquer la prostitution pour se constituer
une dot. L’irruption des filles des Ouled Naïls dans l’espace public perturbe l’ordre colonial,
et met le monde autochtone devant ses propres contradictions car la femme n’a pas sa place
dans le monde des hommes. Il s’agit de voir dans quelle mesure les voyageurs, qui ont
beaucoup écrit sur les filles des Ouled Naïl, se sont limités dans leurs récits à évoquer les
aspects anecdotiques et folkloriques, inhérents à leurs conditions de courtisanes et de
danseuses. Ce regard superficiel des voyageurs sur les filles de Ouled Naïl laisse échapper
certains enjeux qu’il est de bon aloi de détailler.

Figure 18: Un jour de fête à Bou-Saada- danse des Ouleds-Naïls, dessin de Mignon, paru dans Le Tour du
monde, mai 1902.

528
« La danseuse prostituée dite « Ouled Naïl », entre mythe et réalité (1830-1962). Des rapports sociaux et des
pratiques concrètes ». Clio. Histoire, femmes et sociétés [En ligne], clio revues.org/584.
252
1) Omniprésence des filles Ouled Naïl
Les filles des Ouled Naïl occupent l’espace public et se retrouvent par ailleurs
représentées sur différents supports. Cela permet au large public de la métropole, de se
familiariser avec leur mode de vie particulier. Une production iconographique foisonnante
s’empare de ce thème, pour mettre en relief les mœurs atypiques des filles des Ouled Nail 529.
Le peintre le plus représentatif de cette vague orientaliste est Étienne Dinet (1861-1929), qui
s’est installé dans la ville de Bou Saada aux portes du Sahara 530. La proximité de sa ville
d’adoption avec Djelfa531 lui permet de côtoyer ces filles et d’en faire des sujets et des motifs
dominants de sa peinture. Beaucoup de ses tableaux sont restés célèbres, comme Ouled Naïl,
huile sur toile, de 1m x 81 cm, qui se trouve à Paris au musée d’Orsay, et Danseuses, une
huile sur toile, exécutée en 1904, et qui appartient à un collectionneur privé.
La photographie naissante reprend le thème des filles des Ouled Naïls grâce à
l’objectif du journaliste-photographe Émile Fréchon (1848-1921) qui se rend célèbre en
immortalisant Les Ouled Naïls à la cigarette en 1895. Cette photo représente trois filles des
Ouled Naïl, dont l’une d’elles essaye de se faire allumer sa cigarette par une de ses amies.
Louis Bertrand, l’écrivain algérianiste532, fait entrer les filles des Ouled Naïl, dans la
fiction romanesque. Dans son roman, Le Jardin de la mort, c’est l’enthousiasme qui
s’exprime en ce qu’il voit en elles les traces du passé : « Aussi, lorsqu’on cherche à savoir ce
que fut la courtisane antique, c’est peut être à ces femmes du sud qu’il faudrait le
demander533 ».
Louis Bertrand exploite le thème des mœurs dissolues des Ouled Naïl, en
contradiction avec la loi islamique534, pour suggérer que le fonds latin prévaut sur la terre
algérienne. Il montre la prédominance de la culture antique dans les comportements
quotidiens des algériens. Louis Bertrand prouve ainsi que la conquête islamique n’a pas effacé
le passé romain du paysage de la colonie.
Le peintre Etienne Dinet délaisse sa palette, pour la troquer contre la plume et coécrit
avec son ami Sliman Ben Ibrahim, un roman qu’il intitule, Khadra (la) danseuse des Ouled

529
Cette prolifique production picturale est disséminée à travers tous les grands musées du monde, Oscar
Spielmann, Quartier des Ouled Nail, Biskra,1937, huile sur toile, 146 x 62 cm, coll. Part. Marguerite Tadeschi,
Les filles de la douceur, 1919, huile sur toile,100x81 cm, coll. Part. Etienne Bouchaud, Quartier des filles, Ksar
de Boughari, dessin aquarelle 30 x 21 cm, coll. Part.
530
La dénomination arabe signifie celui qui donne le bonheur.
531
Ville au sud ouest d’Alger et fief de la tribu des Ouled Nail.
532
Mouvement littéraire, qui met en valeur le travail des colons pionniers dans l’exploitation des terres agricoles
et milite en faveur du rattachement de cette terre au passé romain.
533
Louis Bertrand, Le Jardin de la mort, Paris, Ollendorf, 1905, p. 111.
534
Les relations sexuelles sont interdites en Islam en dehors des liens sacrés du mariage.
253
Naïl, publié en 1910 aux éditions Piazza. La trame narrative décrite par l’éditeur,
parle « d’errance, d’amour, de vengeance, de mort et de fidélité ». Le roman est
ethnographique, destiné à un public français.
L’univers commercial récupère la renommée des filles des Ouled Nail et la réclame
pour les produits de beauté ne se prive pas d’en faire un vecteur attractif de vente:
Les affiches pour des crèmes « orientales », de la poudre pour les visage, des savons, des
parfums et des dentifrices représentaient de corpulentes femmes Ouled Nail, des danseuses
égyptiennes ou des beautés de Harem vantant ces produits qui promettaient de rendre leurs
utilisatrices irrésistibles535.

La presse écrite de son côté, qui a connu un essor remarquable en France, durant la
deuxième moitié du XIXe siècle, intègre le sujet dans ses préoccupations éditoriales. Les filles
des Ouled Nail et leurs mœurs libertines sont un sujet récurrent dans la revue Le Tour du
monde. Quatre voyageurs, Victor Largeau, Ernest Zeys, le lieutenant Fréderik de L’Harpe et
le docteur A. Vigerie, ayant visité le sud algérien sur une période allant de 1881 à 1902, leur
consacrent des pages entières où transparaît un sentiment ambivalent, tantôt de fascination
tantôt de répulsion. Le lecteur, à travers les pérégrinations des voyageurs, pénètre dans une
intimité féminine interdite à tout regard et qui préserve les autochtones de l’œil voyeur de
l’étranger.
Les filles des Ouled Naïl emblavent tous les territoires qu’ils soient artistiques,
littéraires, commerciaux ou journalistiques, en continuant tout au long de la colonisation de
l’Algérie, d’attiser la curiosité des acteurs de la vie socioculturelle.
2) Une curiosité touristique nommée les filles des Ouled Naïl
Les filles des Ouled Nail constituent une véritable attraction, et le spectacle de danse,
qu’elles proposent est couru par toutes les catégories sociales. V. Largeau, qui a fait deux
voyages au Sahara en 1874 et 1878, propose aux lecteurs une visite guidée, avec moult
détails, dans le monde glauque des filles de Ouled Naïl. La description permet de visualiser le
rituel, qu’on doit suivre pour mériter ce spectacle fascinant, qui draine un nombreux public,
hétéroclite et enthousiaste. Car il est « le rendez-vous des désœuvrés de la ville et des envies
tant indigènes que colons, et civils que militaires. Le soldat, le touriste, le blanc, le noir, le
Berbère, l’Arabe s’y coudoient536 ».
Dans cette véritable typologie du spectateur des filles des Ouled Naïl, Victor Largeau
loue cette fraternité née à partir d’une représentation artistique marginale, qui a la capacité de
fédérer toutes les composantes humaines de l’Algérie coloniale. La chorégraphie des Ouled

535
Lynn Thornton, La Femme dans la peinture orientaliste, Paris, ACR Editions, 1993, p19.
536
M. V. Largeau, « Le Sahara algérien », Le Tour du monde, 1881, p. 6.
254
Naïl agit comme un acte salvateur qui abat toutes les barrières installées par la brutalité du
système colonial. Devant les prouesses artistiques des filles des Ouled Naïl, l’auteur
voyageur donne l’impression que le temps des antagonismes s’arrête, pour laisser place à la
symbiose, entre les différentes communautés. Les filles des Ouled Naïl arrivent par leur art à
désamorcer toutes les tensions sociales.
Le café maure, qui est le lieu de rencontre par excellence de toute cette humanité
oisive ou studieuse, joue un rôle de socialisation, en l’absence dans ces petites villes
d’espaces de rencontre dédiés à la culture ou aux sports. Le café maure est un lieu convivial
où toutes les barrières sociales tombent. On est loin des clubs privés anglais où pour se faire
admettre, il faut montrer patte blanche. Le café maure devient un espace démocratique, qui
permet en échange du prix modique d’une consommation de base comme le café, de côtoyer
toutes les hiérarchies. V. Largeau donne aussi l’horaire adéquat pour profiter du spectacle tant
attendu : « Dès que la nuit arrive une foule compacte, bruyante et variée se presse dans les
rues poudreuses trop étroites pour la contenir537 ». Les autochtones, vivant en dehors de la
temporalité instaurée par les progrès de la civilisation, ne ratent pas le moment tant attendu.
Les mots du voyageur décrivent une ambiance bon enfant. Il manifeste la joie qui se dégage
de ce mouvement rapide menant tout droit au café maure. La foule et son empressement sont
les gages d’une soirée qui promet d’être licencieuse et délicieuse. Dans cette attente de
l’entrée en scène des filles des Ouled Naïl, le lecteur sent la fébrilité et la ferveur qui s’empare
du spectateur. Tout le monde s’impatiente de voir les danseuses évoluer sur scène. Les filles
des Ouled Naïl sont des artistes accomplies car elles maîtrisent l’art de se faire désirer. Elles
jouent sur ce ressort, pour avoir chaque soir le maximum de spectateurs. Les voyageurs, à
travers leur récit, laissent percevoir cet art de l’orchestration et de la mise en scène.
L’intérieur du café maure de Biskra qui est censé servir de scène de spectacle est décrit
par Largeau de façon rapide et sommaire. Il semble donner la priorité à la chorégraphie qui va
se jouer devant ses yeux. L’auteur laisse supposer une forme d’asphyxie qui s’empare du
spectateur, l’empêchant de détailler le lieu. Cette sensation d’étouffement fait tomber devant
ses yeux un rideau, qui ne se lève qu’avec le début du spectacle. L’ambiance régnant à
l’intérieur du café met l’auteur voyageur dans les dispositions de quelqu’un qui va voir une
représentation théâtrale. La vision s’éclaircit un peu, pour laisser paraître deux détails
auxquels le voyageur accorde de l’importance. D’abord, la disposition des bancs autour de la
salle, rapidement pris d’assaut, par une foule de plus en plus nombreuse. Un autre détail attire

537
Ibid., p. 6.
255
le regard dans le café maure, le fourneau : « La vaste salle au fond de laquelle se dresse
comme un autel antique, le fourneau du qahouadji (cafetier), ne suffit plus à la foule des
clients538».
L’outil de travail du cafetier, jouant le rôle du médiateur, devient un autel qui accueille
les offrandes du sacrifice pour le dieu de la chorégraphie et de l’amour : Eros. Cette référence
à l’Antiquité romaine, souvent emblavée dans le texte, est un désir lancinant d’enraciner
l’Algérie dans un passé latin qui rejoint celui de la mère patrie la France, qui cherche une
légitimité en Algérie.
A. Vigerie en prenant le relais de V. Largeau quinze ans plus tard en visitant la ville
de Bou Saada, s’intéresse lui aux coulisses. Les filles des Ouled Naïl avant de s’exhiber en
public et de montrer leur talent chorégraphique, font toute une préparation en amont pour être
à la hauteur de leur réputation artistique :
La vie active ne commence que vers le soir ; alors chacune, comme une actrice avant la
représentation, regagne sa loge pour se faire belle, raviver le rouge des lèvres, les étoiles
bleues des joues, cerner les yeux avec le Koheul, revêtir ensuite l’ample Mehalfa 539 drapée à
l’antique ou s’engoncer dans la grande robe aux longs plis raides où flamboient de grandes
fleurs dorées.540

Toute cette agitation en coulisses montre que les Nailiates prennent au sérieux le
travail pour lequel elles se destinent, en étant conscientes de leur utilité sociale. Dans cette
recherche de la perfection, en ne négligeant aucun détail de coquetterie, elles démontrent
qu’elles ont intégré des codes scéniques venus d’ailleurs et qu’on a du mal à soupçonner chez
les indigènes.
L’auteur voyageur qui fait déambuler les lecteurs dans les dédales de la vie
quotidienne des Nailiates n’oublie pas de s’intéresser au lieu de la représentation. Ce théâtre a
tous les attributs d’un lieu mal famé : « Latéralement s’ouvre la salle de danse, long et étroit
boyau au sol nivelé qu’éclaire parcimonieusement une lampe fumeuse 541 ».
Le faible éclairage de la salle sur lequel insiste l’auteur voyageur rend compte d’une
atmosphère glauque, un univers malsain, car l’air est vicié par la dépravation des mœurs.
Cette préparation des lecteurs ressemble à des didascalies théâtrales pour pénétrer l’univers
artistique des filles des Ouled Naïl. L’orchestre produit une musique entraînante, qui
accompagne la chorégraphie, car le corps des Nailiates a un besoin pressant de rythme pour se

538
Ibid., p. 6.
539
Le mot en arabe s’écrit « Melehfa » qui veut dire voilette et non comme transcrit ci-dessus par l’auteur
voyageur.
540
M. le Dr A. Vigerie, « L’Oasis de Bou Saada », Le Tour du monde, 3 mai 1902, p. 214.
541
Ibid., p. 214.
256
mettre en mouvement. La lumière diminue à mesure que l’on s’éloigne du milieu pour laisser
apparaître les musiciens : « Dans la pénombre du fond adossé à une porte branlante, le barbare
orchestre fait rage542 ».
Cet orchestre est rudimentaire. Il ne comporte que deux musiciens jouant de deux
instruments bizarres et pittoresques. Le premier s’échine à souffler dans une Ghaita, une sorte
de cornemuse nécessitant un souffle long, pour pouvoir produire des notes de musique qui se
veulent harmonieuses. Le deuxième est un instrument à percussion, sorte de petit tambourin
nommé « Bendir » qui donne le tempo. L’association de ces deux instruments est censée
produire une musique capable de libérer les corps, de toute contrainte, pour se lancer dans une
farandole heureuse.
Pour permettre à toute cette foule bigarrée de jouir de ce spectacle savamment préparé,
les filles des Ouled Naïl rejoignent le milieu de la salle. Cette danse tant attendue ne tient qu’à
trois mouvements et l’auteur voyageur semble déçu de ne pas retrouver l’agilité et la
gracieuseté des danseuses d’opéras. La danse commence par des mouvements auréolés au
dessus de la tête. Ce geste langoureux des mains et plein de lascivité est un appel implicite
adressé au chaland pour qu’il se désinhibe et s’approche d’un corps offert sans retenue. Dans
cette gestuelle allant crescendo dans la suggestion, le deuxième mouvement est un
balancement des hanches dans tous les sens, comme si les filles mimaient l’acte d’amour avec
tout ce que cela suppose comme promesse de sensualité et de jeux érotiques fabuleux.
D’autres stratégies sont utilisées par les Nailiates pour aguicher le public. Victor
Largeau décrit comment les Nailiates, voyant encore le public réticent devant autant de
tentations, recourent aux clignements des yeux. Cette ultime estocade semble forcer toutes les
digues de résistances des spectateurs:
De leurs bras garnis de bijoux étincelants et de leur ceintures de soie chamarrées d’or, elles se
font comme des auréoles autour de la tête ; elles marchent en se balançant en avant et en
arrière, à droite et à gauche, avec des clignements d’yeux et des poses plastiques allant souvent
jusqu’à la dernière inconvenance.543

Victor Largeau n’oublie pas de mettre en exergue le jeu des mains saturées par les
bijoux. Cette exhibition d’objets précieux est aussi une manière d’affirmer aux spectateurs
célibataires que les filles se donnant en spectacle sont prêtes à convoler en justes noces. Car
comme le rappellent tous les voyageurs, ces filles se prostituent pour amasser la dot. Les
prétendants qui ne manquent pas dans le public sont ainsi édifiés. Pour clore ce spectacle qui
excite la libido et aggrave la frustration, il se produit un fait dont Victor Largeau rapporte les

542
Ibid., p. 214.
543
Ibid., p. 6
257
moindres détails : « Enfin, un spectateur ébahi, éperdu, bondissant soudain de son siège, va
déposer à leurs pieds dorés par le henné le tribut de son admiration, un cadeau quelconque,
généralement, une bourse544 ».
Les voyageurs retranscrivent le bouillonnement du public qui assiste aux danses des
Nailiates. La danse du ventre fait la part belle à la partie postérieure du corps. Le
frémissement des hanches ressemblant à un battement d’ailes d’oiseaux produit un effet quasi
érotique sur les spectateurs, il secoue l’âme du public. Tout cela sans que le buste ne bouge en
restant droit comme s’il était posé sur un socle. Le voyageur savoure le spectacle et il semble
communier avec les autres spectateurs. Il ressent une émotion particulière et il l’exprime en
écrivant : « Même la figure, cachée à demi par un foulard de soie tendu sur les lèvres, prend je
ne sais quel air énigmatique et fermé, et le calme de cette face glacée, impénétrable, dont les
yeux mêmes semblent voiler leur éclat, fait oublier la trivialité du geste545 ».
A. Vigerie se ravise et améliore son appréciation. La deuxième partie de la danse finit,
ainsi en apothéose. Il reconnaît que ces danseuses traitées comme de vulgaires filles sans
envergure ont un charisme certain transportant les âmes vers les cimes de l’extase. Elles
envoûtent les esprits les plus récalcitrants. Le moment le plus redouté dans ce genre de
spectacle féerique est cet instant fatidique où la danse s’achève car « le charme sera rompu,
l’idole s’humanisera et, tandis que de son air indifférent elle quittera la place, elle ne semblera
pas apercevoir quelque spectateur qui se lèvera et, silencieusement, la suivra546 ».
L’auteur-voyageur fait partager ses regrets aux lecteurs quand le dénouement du
spectacle devient effectif, car les danseuses retrouvent leur dimension humaine en retombant
dans la banalité de leurs conditions de prostituées.
3) L’ambivalence d’une fascination
Les filles des Ouled Naïl suscitent un sentiment mitigé chez les auteurs-voyageurs, un
sentiment ambivalent qui oscille entre fascination et déception. Ce sentiment est né du regard
superficiel, porté sur cette catégorie de la société autochtone. Les auteurs voyageurs écrivent
beaucoup sur les Nailiates, mais sans percer tous les secrets, qui les entourent. Ils pénètrent,
certes l’intimité des filles des Ouled Naïl, mais se limitent à des descriptions qui ont un arrière
fond intertextuel. Ils se laissent guider par des œuvres antérieures, comme s’ils avaient pour
mission de valider sur le terrain les observations de leurs prédécesseurs.

544
Ibid., p. 6.
545
Ibid., p. 214 -215.
546
Ibid., p. 214 – 215.
258
Tous les voyageurs qui ont séjourné en Algérie jusqu’au début du XXe siècle, sont
restés attachés à certains textes fondateurs du voyage en Algérie. Ainsi, Théophile Gautier et
Eugène Fromentin demeurent des références incontournables, quand il s’agit de revisiter les
lieux traversés par ces pionniers. A Vigerie lors de son séjour, dans l’oasis de Bou Saada, se
livre par écrit à une sorte d’esquisse très exhaustive de l’intérieur des filles des Ouled Naïl. Il
propose aux lecteurs une visite guidée dans l’intimité de ces filles. A. Vigerie, qui éprouve
une fascination particulière pour les filles des Ouled Naïl, emmène les lecteurs à la découverte
des appartements intimes de ces filles. Tempérant un peu l’enthousiasme des esprits au fait
des réalités algériennes, l’auteur voyageur ne parle plus d’appartement, qui sied à des femmes
respectables et ayant un standing social élevé : les filles des Ouled Nails habitent « des réduits
obscurs547 ». L’habitat dont il est question, renvoie à une précarité palpable et visible à l’œil
nu. La prostitution n’est pas un métier valorisant dans une société pauvre, où les poids de la
religion et de la tradition influent lourdement sur les comportements sociaux des individus.
Elles ne sont là que de façon provisoire pour atteindre l’objectif de ramasser la somme de la
dot du mariage qui confère l’honorabilité. Elles habitent près du centre ville de Bou Saada, ce
qui facilite la tâche à tous ceux qui veulent venir trouver auprès d’elles des moments de
tendresse. Le voyageur continue sa balade, en détaillant le réduit obscur : « Le mobilier est
des plus sommaires : un méchant lit de fer, recouvert de tentures criardes et remplacé le plus
souvent par un amoncellement de « frach548 » ou de « Zrabi549 » aux tons éclatants550 ».
Dans cet intérieur, où la laideur le dispute au désordre, les couleurs vives qui sont
supposées introduire un peu de gaîté, ne font qu’accentuer le climat suffocant de cet habitat
repoussant. Le lit bancal symbolise l’inconfort des lieux qui ne favorise nullement les
relations amoureuses de qualité. Ce réduit est aussi au niveau des hôtes, qui sont de pauvres
bougres. Le voyageur regrette les maisons closes des grandes villes françaises qui se
distinguent par un certain charme et confort, avec un décor bien agencé qui introduit dans
l’âme des visiteurs du bien être et de la sérénité. Le réduit obscur des Nailiates 551 est aussi un
fourre-tout:
Dans un coin, un petit foyer portatif « le nafeur », servant à la fois de fourneau de cuisine et de
brasero pendant la saison froide ; dans un autre angle le « sandouk » vert à clous de cuivre où
s’entassent les mehalfas, haiks et bijoux de parade aux murs, d’affreux « chromos », des
photographies de la maîtresse des céans, voire des découpures de journaux de mode, encadrant

547
Ibid., p. 214-215.
548
Literie.
549
Tapis épais.
550
Ibid., p. 214 – 215.
551
Dénomination des filles des Ouled Nail.
259
une petite étagère sur laquelle, dans un beau désordre, prennent place les menus objets de
toilette552.

Le réduit des Nailiates est aux antipodes de cette recherche du bon goût et de
l’esthétique. Le voyageur décrit une forme de vulgarité s’emparant des lieux qui répugnent
aux âmes sensibles et esthètes.
Au Maghreb et dans tout le monde musulman, la vie d’une femme n’a de sens
qu’assujettie à un mari et entourée de beaucoup d’enfants. Le mariage lui donne droit à la
respectabilité et engendrer une progéniture masculine la met sur un piédestal, en lui donnant
un statut social valorisant. Les filles des Ouleds Nails cumulent les paradoxes de la société
tribale, qui tient à ses traditions imprégnées de grande religiosité mais autorisent les filles de
la tribu à exercer le métier de prostituée. La morale de la tribu est bafouée, mais tout s’efface
devant le pragmatisme et les exigences de l’époque. Un autre problème que soulève cette
transgression, est le piétinement du tabou presque sacro-saint que représente la virginité dans
la société musulmane. En effet, il est exigé de l’épouse le lendemain de sa nuit de noces de
donner la preuve de la préservation de son hymen, qu’elle doit garder intact, jusqu’au moment
de convoler en justes noces. Or, avec les filles des Ouled- Nail les transgressions accumulées,
assouplissent les rigidités religieuses de la tribu. Les auteurs voyageurs nous montrent qu’ils
sont ignorants des mœurs qui régissent les lois du mariage musulman. Ils se contentent de
faire des descriptions superficielles, ils ne s’interrogent pas sur le fonctionnement réel de la
société autochtone.
A. Vigerie affûte son regard pour faire le portrait physique d’une Naïlia, histoire de
montrer que ce corps libéré de toutes les entraves recèle des attraits qui peuvent suborner
même l’Européen le plus aguerri:
Ce n’est pas qu’elle soit en général, dépourvue d’une certaine beauté physique : tatouée
d’étoiles bleues, et encadrée harmonieusement par deux grosses nattes d’un noir d’ébène, le
visage, s’il est bien rarement joli à nos yeux d’Européens, n’est jamais insignifiant grâce à
l’éclat des yeux, ordinairement fort beaux, et à la blancheur superbe des dents. Les mains sont
souvent d’un dessin et d’une finesse remarquables ; les formes sont loin d’être dénuées
d’élégance, ni de « race » – je parle des jeunes – mais au moral quelle déchéance !...553.

A. Vigerie met en évidence certaines qualités physiques qui peuvent rendre les
Nailiates redoutables et attirantes. Il rejoint par ailleurs le moralisme béat de V. Largeau qui
voyait dans la présence des Nailiates une plaie et une entrave aux progrès de la civilisation à
Biskra. L’auteur voyageur conforte l’opinion de son prédécesseur et apporte de nouveaux

552
Ibid., p. 214-215.
553
Ibid., p. 214 - 215
260
arguments sur les nuisances morales, qu’elles peuvent engendrer chez tous ceux qui seraient
tentés de les approcher. Les lecteurs, qui ont suivi les péripéties des Nailiates comme un
feuilleton haletant, attendent le dénouement final. L’auteur-voyageur tente de répondre à des
questionnements qui taraudent ces mêmes lecteurs comme : Quel est le destin qui attend les
Nailiates après avoir couru la fortune en se prostituant et en se dévouant corps et âme à la
danse ? Quelles sont les relations de ces voyageurs avec les Naialiates ?
Les Nailiates ne pensent qu’au mariage pour se racheter une conduite et retrouver une
respectabilité perdue. Les prétendants ne manquent pas comme le fait remarquer une nouvelle
fois A. Vigerie, en parlant du pactole amassé : « Les candidats ne manquent pas pour peu que
le petit Sandouk554 vert soit bien rempli et que les soltani brillent au front de la belle555 ».
Mais ces unions fondées sur l’intérêt et la cupidité connaissent des fins tragiques pour
les Nailiates qui espèrent une vie tranquille :
L’affaire est vite conclue ; mais de pareilles unions, on le conçoit, sont ordinairement peu
durables ; la vérité m’oblige à dire que les torts ne sont pas toujours du côté de la femme ; il
n’est pas rare qu’après avoir été outrageusement spoliée ou volée, la malheureuse Nailia soit
répudiée par son digne époux et obligée de se refaire une nouvelle fortune. Mais hélas ! L’âge
est venu. Adieu paniers !556

Dans aucun des reportages consacrés aux filles des Ouled-Nails, celles-ci ne sont
nommées. Elles sont des odalisques, puis deviennent alouettes naïves et enfin des almées, clin
d’œil aux voyages en Égypte. Les auteurs-voyageurs agissent comme des observateurs froids
ayant un recul assez objectif pour décrire une réalité vue et palpée. Ces filles ne sont qu’un
objet de curiosité qui vaut certes le détour mais dont on s’interdit la proximité. D’ailleurs le
docteur A. Vigerie le dit vers la fin de son récit consacré à Bou Saada : « L’Ouled Nail ne
gagne guère à être observée de près557 ».
Les auteurs-voyageurs insistent sur les mœurs bizarres des filles de la tribu des Ouled
Nails. Elles ont la jeunesse, la beauté farouche des contrées exotiques et puis exhibent leurs
charmes publiquement, transgressant les tabous d’une société imprégnée de religion. Tous ces
ingrédients suscitent la fascination des locaux et des étrangers. Les autochtones sont sevrés de
présence féminine dans l’espace public. Tout est fait dans la société algérienne pour que
l’intimité entre les deux sexes soit en quelque sorte criminalisée. Les spectacles
chorégraphiques que proposent les Nailiates sont une aubaine pour prendre une revanche
salutaire sur les archaïsmes et les pesanteurs de la religion. L’assiduité renouvelée aux

554
Mot arabe qui signifie : coffre.
555
Ibid.,,p. 215
556
Ibid., p. 216.
557
Dr A. Vigerie, Le Tour du monde, p. 215.
261
représentations nocturnes des Nailiates dans les cafés maures atténuent un tant soi peu la
frustration qui bride les âmes des autochtones. Les auteurs-voyageurs et les Européens
nourrissent eux aussi leur fantasme sur la femme orientale en s’intéressant aux Nailiates. Cet
intérêt reste un peu superficiel, les voyageurs ne s’intéressent qu’à l’aspect folklorique et
exotisant qu’ils peuvent retirer d’une rencontre avec des femmes atypiques.
Les filles des Ouled-Naïl deviennent un topos érotique qui montre la misère de
l’exotisme algérien, un exotisme au rabais qui est dépourvu des attributs d’un Orient
flamboyant par les fastes des sultans, la démesure des palais et les belles femmes que cachent
les harems. Les filles des Ouled Naïl sont victimes de leur adhésion au « stéréotype » que les
voyageurs véhiculent à leur sujet:
C’est selon la même logique du cercle vicieux, ou de la prophétie qui provoque sa propre
réalisation, que les membres de groupes stigmatisés en viennent à se conformer à l’image
dévalorisée que leur renvoie un environnement hostile. En intériorisant le stéréotype
discriminant, ils sont amenés à l’activer dans leur propre comportement 558.

Leur persistance à exercer le métier de danseuses et de prostituées confirment la


longévité des écrits les concernant sur près d’un demi-siècle.
Les voyageurs continuent leurs découvertes humaines et le voyage en Algérie fait
apparaître un personnage important qui rend service à l’administration et aide les voyageurs à
réussir leurs périples dans le pays profond.
C) La figure paradoxale du caïd
Sur le terrain, les voyageurs découvrent une altérité autochtone, incarnée par la
diversité des habitants de l’Algérie. Les mêmes voyageurs louent les qualités physiques de la
population algérienne, avec quelques réserves sur un tempérament supposé impulsif. Victor
Largeau l’exprime dans l’extrait suivant:
L’Arabe nomade est presque toujours bel homme : il est grand, sec, nerveux, bien pris, bien
proportionné dans sa taille ; drapé dans son burnous, sa démarche est lente et grave, son abord
froid, glacial, mais pour qui sait trouver son point faible, l’Arabe devient bientôt
communicatif, bavard : la glace fondue se change en eau bouillante et l’hostilité apparente en
un dévouement sans bornes, qu’il faut mettre aussitôt à profit, car la réaction est prompte 559

Les observations des voyageurs pionniers deviennent des vérités générales qui
corrompent tous les récits engendrés sur l’Algérie. Dans cette littérature de voyage abondante,
une figure émerge : celle du caïd. Il est défini en général comme le chef autochtone par
excellence, qui a une grande autorité morale sur un territoire et un groupe humain important:

558
Ruth Amossy, Anne Herschberg Pierrot, Stéréotypes et clichés, Langue, discours, société, Paris, Armand
Colin, 2011, p. 41.
559
Ibid., p. 35.
262
sa tribu. L’ascendant qu’il exerce dans la société algérienne fait de lui l’interlocuteur
privilégié des voyageurs qui découvrent le pays profond, par sa disponibilité et les différents
services qu’il rend. L’administration française trouve en la personne du caïd un appui
incontournable, pour dompter les velléités de résistance du peuple algérien, puis comme relais
efficace, qui gère les affaires quotidiennes des autochtones. Le caïd de son côté, contre
rémunération et préservation de ses intérêts, veille à l’application des lois françaises. Cet
arsenal juridique tend à se diffuser dans l’espace algérien, il renforce l’emprise sur le pays et
ses habitants. Mais, il arrive au caïd de se révolter avec sa tribu contre l’autorité française,
quand ses intérêts ou ceux de sa tribu, sont menacés. Á travers la figure ambivalente du caïd,
il est de bon aloi de réfléchir à la fragilité des alliances nouées par la France et au rôle du caïd
dans la favorisation du voyage dans le pays profond algérien et de mesurer sa capacité
séditieuse dans la préparation de certaines insurrections populaires en Algérie.

263
Figure 19: Prisonniers (chefs arabes et nègres) dans le bordj du Kaid de Ouargla.- Dessin de M. Vilfred
Couverchel, paru dans Le Tour du monde, juillet-décembre 1863.

1) Le caïd ou la noblesse intéressée


La société algérienne du XIXe siècle est complexe et multiple. Ainsi, il existe une
noblesse économique et une noblesse religieuse. La noblesse économique est d’abord rurale,
car le système économique prédominant dans le pays se base sur la production agricole. Le
milieu de la paysannerie est dominé par les grands propriétaires terriens, qui sont en haut de la

264
hiérarchie. Ils détiennent les exploitations agricoles qu’ils confient à des khamès560. Ces
métayers à leur tour font appel à des saisonniers agricoles, pour assurer les menus travaux,
comme l’ensemencement et les récoltes 561. Dans cette relation de travail en milieu agraire, la
primauté revient au détenteur des terres productives. L’Algérie, malgré les vicissitudes de
l’histoire, a une part urbaine. La vie citadine se confine dans certaines villes côtières et dans
les grands bourgs, qui sont des lieux de ralliements pour les paysans à la recherche de
marchés pour écouler leurs productions, ou désirant effectuer quelque autre transaction. Les
grands commerçants et les artisans forment la noblesse économique. Ils fournissent différents
services à la population, cumulant des fortunes qui leur permettent d’employer des ouvriers et
des portefaix occasionnels pour assurer la prospérité de leurs affaires. Les activités
économiques urbaines créent de fait une classe bourgeoise possédante et un prolétariat qui vit
de la force de son travail. Par ailleurs, il existe la noblesse religieuse. Cette classe utilise la foi
pour imposer son ascendant sur ses coreligionnaires. La légitimité de la noblesse religieuse
émane des confréries religieuses, qui sont nombreuses en Algérie562. Les chefs de ces
confréries, appelés aussi marabouts563, monnayent leur savoir religieux, qui subjugue une
population à majorité analphabète. Les saints fondateurs des confréries maraboutiques sont les
auteurs de miracles, qu’on se raconte jusqu’à nos jours. Un des saints protecteur du village de
Darna, en grande Kabylie, qui répond au doux nom de « Jeddi Abdelkaoui 564, selon la
légende « aurait demandé au soleil de ne pas se coucher pour pouvoir continuer de bénéficier
de sa lumière et arriver à bon port chez lui, et le soleil avait obéi sans coup férir 565 ». Pour
maintenir la population dans l’ignorance et perpétuer leur pouvoir maraboutique, les études
théologiques se transmettent dans la même famille de père en fils. Elles ne sont pas ouvertes
aux profanes566 et autorisent tous les abus. Le premier méfait est de se proclamer descendant
du prophète de l’Islam. La parenté avec le prophète donne à la famille une immunité à toute
épreuve. La connaissance des préceptes de l’Islam et des sciences religieuses procurent à leur
détenteur, une aura extraordinaire qui inspire le respect et la crainte. L’historien-voyageur

560
Métayer qui gère un domaine agricole et garde pour lui comme rémunération le 1/5 de la récolte.
561
Voir aussi à cet effet, « Les tribus privilégiées en Algérie dans la première moitié du XIXe siècle » In :
Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 21e année, n° 1, 1966, p. 44-58.
562
On peut citer la grande confrérie des Rahmania en Kabylie, fondée en 1744 par Sidi-M’hamed Ben
Abderhmane Bouqabrine. Cette confrérie eut une grande influence dans le grand soulèvement populaire contre le
colonialisme français en 1870.
563
Une sorte d’ascète attaché à une confrérie religieuse.
564
Qui signifie grand père Abdelkaoui.
565
Cette légende est toujours racontée par les vieux de ce village.
566
Désignés en arabe par le mot « Aouam » qui veut dire qui appartient au commun des mortels.
265
Héron de Villefosse raconte à ce sujet l’anecdote suivante, lors de son voyage effectué à
Tébessa, située à l’extrême-est de l’Algérie, à proximité de la frontière tunisienne:
Les oisifs indigènes dégustent tranquillement leur caoua sur le pas des portes et avaient avec
volupté le marc déposé au fond du petit coquetier qui leur sert de tasse. De temps en temps
cependant ils se relèvent et sortent de leur impassibilité apparente pour s’avancer vers un
personnage qui traverse la rue : ils lui embrassent la poitrine ou la main. C’est un marabout
vénéré, un chef de grande tente ou quelque puissant caïd que ses affaires amènent à la ville.
On échange à voix basse la série des salutations d’usage ; on dirait deux conspirateurs qui se
transmettent le mot d’ordre567.

Le pouvoir colonial, ayant décidé d’occuper tout le territoire algérien sans restriction,
comprend rapidement qu’il doit s’appuyer sur les tribus autochtones. Ce recours au système
d’organisation sociale traditionnelle obéit à un pragmatisme pratique qui tient compte des
réalités du pays. L’Algérie est un grand pays, et maîtriser tout le territoire relève de la
gageure, sans l’aide de la population autochtone. D’où l’idée de déléguer une partie du
pouvoir colonial aux chefs de tribus, communément désignés par le terme caïds, pour s’auto-
administrer en travaillant en étroite collaboration avec un officier administratif. Le pouvoir
colonial, pour être au plus près de la population autochtone, qui est disséminée sur tout le
territoire, construit les bureaux arabes568. Ce sont des entités administratives, qui servent de
relais entre les autochtones et les autorités coloniales. Les bureaux arabes misent sur la
proximité avec les autochtones du pays profond, pour récolter un maximum d’informations
sur la société algérienne. La connaissance de l’altérité autochtone permet une meilleure
appréhension des problèmes qu’engendre la violence de l’occupation française. D’un autre
côté, le rôle du caïd par son ascendant sur ses concitoyens concerne la prévention et
l’anticipation des mouvements de sédition qui peuvent naître dans certaines tribus. Mais,
malgré un certain dévouement pour l’autorité coloniale, il reste toujours suspect et méprisé
par les voyageurs, qui ont affaire à l’autochtone, au cours de leurs périples. Lors de son
voyage dans la région de Tlemcen, Charles de Mauprix montre aux lecteurs à travers un
dialogue édifiant, la manière dont sont traités les caïds:
- Comment t’appelles- tu ?
- Tahar Ben Zekri
- Et, il y a longtemps que tu es caïd des Beni-Ouarsous ?
- Non, trois mois
- L’ancien caïd est donc mort ?

567
Héron de Villefosse, « Tébessa et ses monuments », Paris, Le Tour du monde, 1880, p. 12.
568
La France en a construit une cinquantaine à travers l’Algérie à partir de 1844. Cette structure administrative
comprend pour son fonctionnement quotidien : un secrétaire arabe, nommé « Khodja », un secrétaire français, un
interprète, des officiers et un médecin. La sécurité des bureaux est assurée par des Spahis, un corps de militaires
formé par des soldats algériens.
266
- Lequel ? Bou Araoua ? il est mort, il avait plus de cent ans. Celui d’après, qui était avant
moi, Mohammed bel-Hassen, a été cassé ; je l’ai remplacé.
- Cassé ! pourquoi ? Qu’avait-il fait ?
- Le hakem de Remchi (l’administrateur, le chef, mot à mot : celui qui commande) l’a cassé.
Je ne sais pourquoi. »
« Je ne sais pas », c’est la réponse favorite de l’Arabe qui a peur de se compromettre, ou
craint de déplaire à son interlocuteur.569

La France coloniale comprend qu’une organisation administrative sur un territoire


immense et éclaté, est impossible sans une réactivation des structures tribales de gestion et
leur pérennisation. Le caïd est en général choisi pour son rang social, parmi cette noblesse
religieuse ou possédante. Le prestige dont il jouit dans sa tribu ou le groupe social auquel il
appartient est un gage de réussite de sa mission et une source de tranquillité pour l’autorité
coloniale.
2) Le caïd, fidèle serviteur de la France
Le voyage en Orient a des traditions bien ancrées dans les mœurs, que chaque
voyageur respecte. La réussite du voyage dépend le plus souvent des recommandations que le
voyageur arrive à se procurer, pour pouvoir circuler en toute quiétude dans le pays d’accueil.
Auquel cas, il faut joindre la compagnie d’un drogman570, qui est un autochtone, maîtrisant la
langue du pays, ou un drogman de carrière, ce dernier « est recruté parmi les personnes de
nationalité française, puis formé solidement dans une institution spécialisée, et ne saurait être
employé à titre individuel571 ». La prise d’Alger en 1830 par les Français, instaure de
nouvelles habitudes de voyage rompant avec ce qui se faisait avant. Les voyageurs qui
arrivent en Algérie, à partir de la moitié du XIXe siècle, n’évoquent jamais ces usages et
donnent l’impression d’évoluer en terrain conquis. Beaucoup des voyageurs, qui viennent en
Algérie sont de bons arabisants, nous pensons notamment à Eugène Daumas qui était consul
auprès du chef de la résistance algérienne l’émir Abdelkader et Charles Féraud, un militaire
de carrière sans oublier Charles de Mauprix. Pour les autres, la diffusion de la langue
française dans la nouvelle colonie permet de faciliter le contact avec la population autochtone.
Le recours au traducteur devient un phénomène marginal, et le plus souvent non évoqué dans
les récits de voyage572. Le voyage en Algérie ressemble à une excursion touristique573où le
voyageur ne semble rencontrer aucune difficulté particulière. Mais pour certains, l’immersion
dans le pays profond doit se faire avec la collaboration du caïd. Les voyageurs voient en lui le

569
Charles de Mauprix, « Six mois chez les Traras (tribus berbères de la province d’Oran) », Paris, Le Tour du
monde, 1888, p. 356.
570
Dérivé de l’arabe « Tordjman » qui veut dire « traducteur ».
571
Koichiro Hata, Voyageurs romantiques en Orient, Paris, L’Harmattan, 2008, p.240.
572
Nous pensons aux récits du lieutenant de L’Harpe, de Victor Largeau et du commandant Colonieu.
573
Voir le voyage de A Vigerie dans l’oasis de Bou-Saada, dans Le Tour du monde en 1902.
267
premier interlocuteur et le seul homme capable de dénouer les situations inextricables en
l’absence de l’autorité coloniale sur un territoire donné:
Dès le matin, tous mes Arabes sont là, et le chef du douar sur les terres duquel je campe, Bel –
Kassem, a amené ses hommes de garde, qui vont donner un coup de main pour rouler les
tentes, encore mouillées de rosée, et charger les mulets. C’est long, ce déménagement, et
comme je veux y assister, parce que c’est le premier, je suis réduit à m’asseoir sur un de mes
pliants et à lire un paquet de vieux journaux574.

Le voyageur semble content d’avoir trouvé l’aide nécessaire fournie par le caïd, mais
quelques phrases plus loin, il se ravise en tenant un autre raisonnement :
Entre temps, j’échange quelques mots avec Tahar, mais sa conversation est peu intéressante, et
en outre, caïd nouvellement promu, il craint terriblement de se compromettre, et tourne trop de
fois sa langue dans sa bouche avant de se décider à parler. Je le considère comme purement
décoratif, vu sa bonne tenue, ses habits neufs et ses prétentions à la politesse575.

Le caïd après usage devient futile dans le regard du voyageur. Cette ambivalence dans
le sentiment à l’égard des autochtones est récurrente dans les récits de voyage. Le caïd ne
mérite aucun égard, il a une présence folklorique et Charles de Mauprix suggère en filigrane
l’inutilité de cette fonction de relais entre l’administration et la population autochtone.
D’autres voyageurs trouvent que la rétribution reçue par les caïds est disproportionnée,
par rapport aux services qu’ils sont censés rendre aux voyageurs et à l’administration
coloniale.
Le caïd peut aussi fournir le gîte et le couvert aux voyageurs, en l’absence de
structures hôtelières dans la région visitée. Ainsi, il fait honneur aux traditions d’hospitalité,
qui ont fait la réputation des autochtones:
Le Cheikh Si Mahhmoud ben Kharfalla, de la famille des Ben Gana de Biskra, me fit le
meilleur accueil : il mit trois pièces à ma disposition, pour moi, mes hommes et mes bagages,
et il m’envoya, le soir, un plat de couscoussou au sucre et du café que j’aurais trouvé excellent
si l’eau saumâtre du pays ne lui avait communiqué son détestable goût576.

Mais cette hospitalité et cette disponibilité sont différemment appréciées par les
voyageurs. Certains montrent du mépris à l’égard de l’accueil, qui leur est réservé et de la
nourriture présentée. Charles de Mauprix répugne d’abord au logis de son hôte, et il
l’exprime sans ambiguïtés dans l’extrait suivant : « Le caïd me montre une grande hutte en
terre, assise au sommet d’un mouvement de terrain, avec un sentier tout droit, grimpant dans

574
Ibid., p. 358.
575
Ibid., p. 358.
576
Victor Largeau, « Le Sahara Algérien » Paris, Le Tour du monde, 1874-1878, p. 18.
268
un champ d’orge577 ». Concernant la nourriture, le voyageur Charles de Mauprix se montre
plus intransigeant, en défendant avec véhémence la cuisine française en ces termes :
Je voudrais bien aller camper au plus tôt ; malheureusement je prévois ce qui m’attend. « J’ai
fait préparer à déjeuner à la maison », me dit le caïd. Terrible situation ; qu’il est impossible
d’éluder ! Car sa politesse me fait un devoir d’être aimable ; et pourtant j’ai faim et j’aurais
mangé de si bon appétit un déjeuner fait sous mes yeux, d’après mes principes et mes
indications578.

Le voyageur oublie dans sa diatribe contre son hôte, la précarité dans laquelle vivent
tous les autochtones et qu’ils ne peuvent se mettre au diapason d’une certaine aristocratie
française avec son savoir-faire gastronomique certain. L’époque moderne montre que les
voyageurs du XIXe siècle sont intolérants, car ils ne respectent pas l’obligation de réserve et
les règles de la bienséance. Les voyageurs fustigent l’uniformité des plats proposés comme le
couscous. Même les ustensiles sont raillés car inadaptés, rudimentaires et sans esthétique. Le
voyageur Charles de Mauprix décrit ainsi le repas offert par son hôte : « À un point de vue plus
matériel, le Kouskouss était déplorable, ces rustiques y ayant mêlé à plusieurs reprises du
miel, du beurre, de la merga579 , de façon à en faire une bouillie nauséabonde580 ».
Le caïd peut aussi avoir une fonction protocolaire de représentant de l’administration
coloniale. Il est capable de rendre les honneurs à des hôtes importants, comme le sont les
voyageurs de notre corpus qui se rendent dans des contrées lointaines. Ernest Zeys qui se
présente comme « chargé d’une mission de M le Ministre de l’instruction publique 581 »,
raconte l’accueil qu’il reçut en arrivant à Ghardaïa :
Le caïd, un gros vieux bonhomme, rouge de visage, blanc de costume et de barbe ; le cadi, un
homme beau, jeune, à la barbe et aux yeux noirs comme du jais, nous attendent au seuil de ce
paradis terrestre qu’ils achèvent de meubler. Le caïd est à pied, nous le cueillons au passage ;
il monte pesamment dans notre break582.

Un autre voyageur militaire, le commandant Victor Colonieu, raconte dans son périple
saharien, son arrivée presque triomphale à Ouargla, une des villes limitrophes avec le
territoire périlleux des Touaregs, et le faste déployé par le caïd pour l’honorer, en ces termes :
Nous trouvâmes, rangés en bataille, les fantassins de l’oasis, drapeaux et musique en tête. Une
décharge générale de leurs armes fut le signal de notre bienvenue. Nous répondîmes au salut
par une fantasia effrénée. Une revue de ces fantassins eut lieu, après laquelle hommes de pied

577
Ibid., p. 362.
578
Ibid., p. 363.
579
C’est la sauce qui accompagne le couscous.
580
Ibid., p. 388.
581
Citation mise en exergue en sous titre du récit de voyage intitulé : Voyage d’Alger au M’Zab, publié dans la
revue Le Tour du monde en 1891.
582
Ernest Zeys, « Voyage d’Alger au M’Zab », Paris, Le Tour du monde, 1891, p. 304.
269
et hommes de cheval se mêlèrent, et nous allâmes installer notre bivouac près du Bordj de
l’agha583.

Le caïd joue un rôle important dans la colonie comme nous venons de le voir. Mais ce
qu’attend le plus de lui l’administration coloniale est bien résumée par Christian Phéline: « Le
rôle imparti aux adjoints indigènes: à la fois fréquents tyranneaux de leur douar et simples
supplétifs d’une administration qui attend d’eux un zèle proche de celui d’agents
d’information584 ».
L’administration coloniale est obsédée par le contrôle absolu, qu’elle doit exercer sur
la population. Les révoltes récurrentes des tribus algériennes montrent que la colonie est en
perpétuelle instabilité. Par ailleurs, les voyageurs de notre corpus qui ont eu affaire au caïd,
mettent en avant sa disponibilité et son hospitalité. Quelques-uns de ces voyageurs,
nonobstant les services rendus, le traitent avec mépris comme en conclusion Charles de
Mauprix :
Je savais bien qu’il fallait à ces sujets la permission de l’autorité française pour leur fête, mais
cet excès de platitude m’offusqua, car ce n’était plus là de la déférence, mais l’abaissement de
la tribu qu’il représentait. Et un sentiment de mépris monta en moi pour ces gens. Jusqu’alors
j’avais admiré la philosophie avec laquelle ils subissent notre pouvoir, souvent fort dur, et qui
se résume en ces mots : « Andek el-hak, enta hakem (tu as raison, c’est toi le maître). »
Aujourd’hui cette résignation, qui excitait ma pitié, me semble de l’aplatissement et soulève
mon dégoût585.

3) Le Caïd, renégat et traître à la France

L’occupation de l’Algérie et la soumission des tribus qui la composent, reposent sur


un équilibre fragile. Les révoltes des tribus algériennes, tout au long du XIXe siècle, n’ont
cessé de nourrir l’actualité et de remettre en cause une paix relative, imposée par la force.
L’une des révoltes qui a failli mettre fin à la présence française en Algérie, est celle conduite
par El Mokrani en mars 1871. Cette insurrection de quelques tribus algériennes de la région
de Kabylie, et du nord de l’Algérie, coïncide avec la guerre livrée par la France à
l’Allemagne. La mobilisation de toutes les troupes françaises et leur envoi au front mettent en
péril la sécurité du territoire algérien. El Mokrani, le héros de ce soulèvement, est un allié de
la France, car il avait le titre de Bachagha586, une sorte de caïd en chef, commandant une
coalition de tribus, qui ont prêté allégeance à la France. Sa proximité avec le pouvoir colonial,

583
Victor Colonieu, « Voyage dans le Sahara Algérien », Paris, Le Tour du monde, 1863, p. 181.
584
Christian Phéline, L’Aube d’une révolution, Margueritte, Algérie, 26 avril 1901, Toulouse, les éditions Privat,
2012, p.131.
585
Ibid., p. 388.
586
Titre emprunté à l’époque turque. Le mot se compose de « Bach » qui veut dire tête et Agha synonyme de
chef.
270
ne le prémunit pas contre certains soucis financiers. Ainsi, ayant contracté des dettes auprès
des établissements financiers, au moment des disettes provoquées par la grande sécheresse de
1866 à 1868587 pour aider ses concitoyens, il fut contraint de rembourser les sommes
empruntées rapidement, ce qui le mit en difficulté et en cessation de paiement.
L’administration coloniale lui retira ses titres honorifiques de grand caïd. Tout cela, le
mène à la révolte et à déclarer la guerre à la France. Á partir de mars 1871, El Mokrani
mobilise plus de deux cent cinquante tribus. La confrontation sur le terrain dure plus de huit
mois et se caractérise par une guerre acharnée, qui ne se termine, qu’au moment où les
troupes coloniales, arrêtent Bou-Mezrag588, le 20 janvier 1872. Cet exemple met à mal les
alliances contactées entre la France et les chefs de tribus. Elles demeurent très fragiles et liées
aux intérêts conjoncturaux. D’où cette méfiance à l’égard des caïds, qui se lit dans les récits
de voyage consacrés à l’Algérie. Tous les caïds évoqués n’ont pas l’envergure d’El Mokrani,
mais leur capacité de nuisance localement, donne du souci au pouvoir colonial, qui a peur de
l’effet d’entraînement.
Le voyageur militaire Victor Colonieu a rédigé une thèse en 1888 intitulée Les actions
populaires, en droit romain, l’espionnage au point de vue du droit international et du droit
pénal français589. L’on pourrait supposer que son séjour en Algérie des années durant,
l’inspira dans cette entreprise universitaire. En effet, il effectue un voyage dans le Sahara
algérien en 1863590 et lors de son périple, il fait une longue digression pour évoquer la
sédition d’un caïd qui répond au nom de Mohamed Ben Abdellah. Il le présente comme un
marabout, ayant une origine noble par alliance avec le prophète591 des musulmans. Le caïd est
originaire des Traras, une tribu berbère qui est installée dans les environs de Tlemcen.
L’histoire du caïd commence en 1843, il a été recommandé par un allié autochtone de la
France au général Bedeau (1804-1863) dans l’espoir de contrer l’émir Abdelkader 592. Les
autorités coloniales le nomment comme khalifa de Tlemcen avec un salaire conséquent. Mais
au bout de quelques temps, il ne donne pas satisfaction et échoue dans sa mission de réduire
l’influence de l’émir. Suite à cela, il quitte son poste et décide de faire un pèlerinage à la

587
L’Algérie a connu une grande sécheresse de 1866 à 1868, qui a causé famine et maladies, comme l’épidémie
du choléra. Voir l’article de Bertrand Thaithe, « La famine de 1866-1868 : anatomie d’une catastrophe et
construction médiatique d’un évènement », Revue d’histoire du XIX e siècle, n°41, 2012/2, pp. 113-127.
588
Bou-Mezrag est un chef de la résistance algérienne qui a succédé à El Mokrani après sa mort au combat le 5
mai 1871.
589
Thèse qu’il a soutenue à la faculté de droit de Lyon.
590
Victor Colonieu, « Voyage au Sahara », Le Tour du monde. 1863.
591
Voir à cet effet, la première partie de ce chapitre.
592
Chef de la résistance algérienne qui a mené une guerre de 17 ans contre les Français, avant de se rendre et de
finir ses jours en Syrie.
271
Mecque. Il revient de son périple religieux en 1848, et l’envie d’occuper la place laissée
vacante par la reddition de l’émir le tente. Il s’allie aux tribus sahariennes d’Ouargla pour
essayer de se débarrasser de la présence française. Son règne sur la région dure quatre ans,
mais en 1852, l’armée française lui inflige une sévère défaite, en reprenant cette grande oasis
qui est une étape importante, pour le commerce avec l’Afrique sub-saharienne. Les autorités
coloniales nomment à sa place un khalifa qui préside aux destinées d’Ouargla avec l’aide de
l’armée française. Le commandant Colonieu salue en conclusion la bravoure des militaires en
écrivant : « honneur aux hommes de guerre et d’intelligence qui ont présidé et travaillé à cette
extension de nos limites […]. C’était toute l’Algérie à nous, sans restriction, sans
exception593 ».
Le commandant Colonieu évoque vers la fin de son voyage, le but de sa mission au
Sahara, en insistant sur la nomination des caïds et le recouvrement des recettes fiscales :
« Quinze jours après notre arrivée à Ouargla, la mission politique de notre colonne était
accomplie, l’impôt était versé et les hommes de désordre en notre pouvoir 594 ».
Le caïd est un élément très important, dans le dispositif de domination voulue par la
France. Par, son appartenance aux grandes tribus, il arrive à leur faire admettre le fait colonial
comme inéluctable. Ainsi, beaucoup de tribus prêtent allégeance aux autorités coloniales. Son
immersion dans la société autochtone et ses fonctions de chef incontesté sur ses congénères, le
rendent incontournable pour toute relation avec le pays profond. Les voyageurs qui sillonnent
le pays, ne peuvent réussir leur voyage sans l’aide active des caïds. Mais cet élément
important dans le processus de la domination coloniale peut toujours remettre en question les
alliances contractées avec la France, si ses intérêts sont touchés. La sécurité sur le territoire
algérien est un enjeu de tous les instants pour la France coloniale.
Les voyageurs en Algérie appliquent les théories raciales en vogue en Europe sur la
société autochtone et procèdent à l’archivage des autochtones. Sur le terrain, certains
voyageurs confirment les idées reçues qui concernent les tares des autochtones comme la
fourberie, la propension au vol en un mot la population locale vit sans éthique. Par ailleurs,
l’antisémistisme trouve un Algérie un écho favorable. Mais d’autres voyageurs que nous
verrons dans les chapitres suivants atténuent par leurs propos ces préjugés définitifs et

593
Ibid., p. 164.
594
Ibid., p 195.

272
considèrent l’autochtone comme un partenaire. Le journalisme anthropologique propose une
vision des autochtones plus nuancée, rendue possible par le terrain.

273
Chapitre 2: Le récit de voyage entre écriture journalistique et écriture savante
L’appartenance des voyageurs à différents-corps de métier conditionnent et
influencent leur manière d’écrire. Ainsi, le fonctionnaire travaille sur le registre du rapport
administratif en donnant les statistiques et les descriptions basées sur l’observation minutieuse
des comportements vis-à-vis de l’autorité coloniale. Les militaires ont une propension à faire
revivre les épisodes héroïques de la conquête de ce nouveau territoire et les moyens que
l’armée coloniale met en œuvre pour mieux « dompter » la population locale. Par ailleurs, les
savants s’emploient à comprendre la société autochtone, son histoire et la géographie du pays.
Ils s’intéressent aussi à la faune et à la flore.
Ensuite l’écriture des voyageurs dépend évidemment du support auquel ils envoient
leurs articles. Le fait d’écrire pour des revues comme Le Tour du monde destinée au grand
public fait adopter à tous les voyageurs un style où la narration est dominante pour susciter la
curiosité et l’adhésion des lecteurs. Cette écriture peut parois renforcer les clichés et les lieux
communs qui ont cours en métropole sur les colonies. Ainsi le lecteur se rassure dans ses
convictions et ces lectures comblent sa recherche de l’exotisme que l’Orient de proximité
d’Algérie, décrit de manière réaliste, pourrait ne pas satisfaire. Par ailleurs, les écrits parus
dans la Revue des deux mondes et les autres revues sont plus élaborés. Les auteurs prennent le
temps de la réflexion et approfondissent tous les sujets qu’ils traitent. Les auteurs sont en
général des spécialistes dans les domaines qu’ils évoquent. Ces écrits se distinguent aussi par
leur exhaustivité.
Nous allons voir comment l’écriture se fait suivant la corporation à laquelle appartient
le voyageur et dans quelle mesure la publication dans la presse aide à l’ascension hiérarchique
des rédacteurs, et enfin on étudiera la mutation du récit de voyage vers une sorte d’écrit
savant.
A) Les écritures corporatistes
Le voyage en Algérie apporte à la presse de nouvelles plumes. Ces plumes injectent
dans la presse du voyage leur savoir faire, leur expérience et une vision qui rompt avec les
postures des écrivains et des journalistes professionnels. Car, comme le montre Sandrine
Lemaire, les écrits de la presse coloniale sont caractérisés par leur éclectisme et leur
diversité. Le lecteur peut trouver dans ces revues et journaux des:
Actes officiels, renseignements commerciaux, adjudications, avis de mutations, demandes
d’emplois, chasses, expéditions et découvertes, combats et conquêtes territoriales, peuples
extraordinaires et meours barbares; de la Crimée au Mexique, de l’extrême- Orient à l’Afrique,
de la Guyane aux pôles, la « presse coloniale » au XIXe siècle est une notion aux contours
flous qui regroupe une grande variété de sujets et de territoires. Il s’agit initialement d’une

274
presse qui mélange les récits d’expéditions, d’aventures, de découvertes géographiques, les
« portraits » de peuples catalogués le plus souvent comme étranges, voire barbares, de même
que les descriptions de contrées lointaines ou de conflits « exotiques »595.

L’origine corporatiste influe sur la manière d’écrire et d’envisager le récit de voyage.


Les voyageurs ont un regard qui est tributaire des objectifs que leur assigne leur hiérarchie. Il
s’insère dans la logique de la politique coloniale de domination. Dans ce chapitre, nous
étudierons comment se décline cette écriture corporatiste dans le récit de voyage.
1) L’écriture martiale
Beaucoup de militaires troquent le sabre pour la plume et racontent un territoire
conquis de haute lutte. Les militaires participent de façon active aux journaux de voyage car
ils sont les premiers à accéder à certaines régions qu’ils viennent de soustraire aux
autochtones algériens. Les militaires balisent de nouveaux itinéraires et cheminent avec leurs
caravanes à travers des pistes périlleuses. Quand ils publient un récit dans la presse, ils
apportent la preuve de la réussite du voyage qu’ils ont entrepris. Mais, d’autres militaires ont
péri dans des conditions obscures et atroces en s’approchant de lieux non-sécurisés ou
uniquement parce qu’ils ont été trahis dans leur confiance par une tribu ou par un guide
indélicat.
Les militaires recommandent dans leurs écrits la vigilance à tout moment car les périls
sont nombreux dans un milieu étranger plein de mystères. Cependant, les militaires
n’accordent que peu de confiance aux tribus autochtones. Dans les récits se met à l’œuvre
alors une « rhétorique de la vigilance » qui sature les écrits. Cette « rhétorique de la
vigilance » est introduite dans les textes par ce qu’on pourrait appeler un « lexique de la
défense et de la mise en garde ». Ce lexique se décline par des prédicats, des substantifs et
certains adjectifs d’intensité. On retrouve cette rhétorique chez le duo de voyageurs le docteur
Huguet et le lieutenant Peltier. Ils expriment cette prudence dès l’entame du récit qu’ils
consacrent à « El-Goléa et les trois forts596 ». Le duo écrit d’abord à ce sujet : « El- Goléa, en
arabe « la forteresse », justifie bien son nom. Certains indigènes se servent encore, pour
désigner ce point, du mot Ménéa, qui signifie « château- fort aux abords inaccessibles597 ».
Les mots comme : « château fort » et « inaccessible », montrent aux lecteurs que les militaires
occupent des positions sur le terrain et qu’ils sont prêts à les défendre devant le danger des

595
Sandrine Lemaire, « La presse coloniale métropolitaine », Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Eve
Thérenty et Alain Vaillant ( dir), La Civilisation du journal, histoire culturelle et littéraire de la presse française
au XIXe siècle, Paris, Nouveau monde éditions, 2011, p. 516.
596
Le docteur Huguet et le lieutenant Peltier, « Le sud de la province d’Alger (El-Goléa et les trois forts) », Le
Tour du monde, N°9, 4 mars 1899.
597
Ibid., p. 97.
275
assauts que projettent d’entreprendre les autochtones. Plus loin dans le texte, nous retrouvons
tout un lexique qui a trait à la défense. Le duo utilise ce lexique pour décrire l’intérieur de la
bourgade d’El Goléa : « des constructions en partie terminées révélant l’existence d’un centre
militaire fortifié598», ou encore : « Dans les premiers temps de notre occupation, le service des
subsistances militaires les utilisait comme magasins. Sans doute, c’étaient des abris bien
rudimentaires et il fallait exercer une surveillance de tous les instants pour empêcher les vols
de farine et d’orge599 ».
Des mots comme : « abri » « surveillance » « subsistance » et « surveillance »,
montrent que les militaires sont sur la défensive. Le duo de voyageur développe dans ce récit
l’idée que l’armée coloniale est assiégée par la présence des autochtones et que pour que les
soldats s’en sortent, il faut renforcer la défense des positions acquises.
Un deuxième aspect de l’écriture martiale se dévoile dans les textes. Il s’agit de la
« rhétorique héroïque ». La conquête de l’Algérie donne lieu à la célébration des hauts faits
d’armes des soldats français. Les voyageurs militaires traversent des lieux, lors des différents
périples qui donnent l’occasion de rappeler que la pacification du territoire n’a pas été facile.
La rhétorique héroïque, elle aussi se décline par une inflation de mots chez Victor Colonieu600
qui fait référence à l’héroïsme. Ces mots se concentrent et se regroupent comme une armée
aux rangs serrés prête à affronter l’ennemi sur le terrain. Ainsi, sur la même page, nous
pouvons lire des mots comme : audace (p.164), hardiment (p. 164), intelligence (p.164),
témérité (p.164) et une expression comme : « la puissance des moyens601 ». Toutes ces
qualités sont attribuées aux militaires français. L’officier drape les soldats conquérants dans
ces qualificatifs valorisants pour signifier qu’ils peuvent vaincre tout ennemi, même le plus
redoutable sur le théâtre des opérations.
D’autres voyageurs militaires évoquent les épisodes héroïques de l’armée française en
Algérie. Là, aussi, nous pouvons citer le lieutenant de L’Harpe dans les deux voyages qu’il
effectue au Sahara. D’abord, lorsqu’il traverse la montagne des Aurès, il décrit la capitulation
des autochtones en ces termes : « Les premiers villages rencontrés : Bahli, El-Haoua, Chir,
dans la vallée de l’oued Abdi, effrayés par l’apparition de nos troupes, à cette époque, dans un
pays pareil, firent leur soumission602 ». Le voyageur montre aux lecteurs la puissance de
l’armée française et la crainte qu’elle inspire. Dans certains cas, elle n’a pas besoin d’user de

598
Ibid., p. 97.
599
Ibid., p.100.
600
V.Colonieu, « Voyage dans le Sahara Algérien, de Géryville à Ouargla », Le Tour du monde, 1863.
601
Ibid., p. 166.
602
Le lieutenant de L’Harpe, « Dans le sud Algérien, à travers les montagnes de l’Aurès et dans les Oasis du
Souf », Le Tour du monde, n°12, 23 mars 1901, p. 135.
276
ses armes et de son savoir-faire stratégique, c’est sa réputation qui défait l’ennemi. Il suffit
juste qu’elle soit présente sur le terrain pour vaincre.
Un troisième phénomène apparaît dans l’écriture martiale, c’est « la rhétorique du
stratège ». Les voyageurs-militaires appartiennent à la catégorie des officiers lorsqu’ils
publient dans la presse de voyage. Ils sont aguerris par les combats sur le terrain.
L’expérience de la guerre en Algérie leur donne une assurance à toute épreuve. L’aura de la
victoire les accompagne et ils la reproduisent dans leurs écrits en dominant le sujet qu’ils
traitent. Cette écriture en surplomb rappelle le champ de bataille où ils dirigent les opérations
en sachant où ils vont et comment doivent évoluer les péripéties de l’affrontement avec les
ennemis. Le général Marey use dans son journal de campagne de cette « rhétorique du
stratège », lorsqu’il rend compte d’une opération dans le Sahara algérien:
Le 18, nous entrâmes dans le Gebel-Amour ; nous n’en sortîmes que le 21. En arrivant à
Tejmout, où je trouvai réunis le kalifa et les chefs principaux, Tedjini ne vint pas, mais envoya
plusieurs des principaux d’Aïn-Madhi, un cheval et une lettre de soumission. Je déployai avant
d’entrer au bivouac notre colonne sur les plateaux qui précèdent ; elle présentait ainsi un
développement considérable, qui donna confiance aux nôtres et inspira la crainte aux
émissaires qui venaient nous observer603.

Ils savent déjouer tous les pièges tendus par l’immersion en milieu hostile. La perfidie
des autochtones est une donnée qu’ils prennent en compte. Ils montrent qu’ils ont retenu les
leçons du passé. Ils rappellent au souvenir des lecteurs les militaires victimes d’une forme de
naïveté en faisant confiance aux autochtones. Le duo de voyageurs que sont le docteur Huguet
et le lieutenant Peltier raconte, dans leur récit de voyage604, l’assassinat du lieutenant Collot
par la tribu des Chambas qui nomadise dans le Sahara Algérien. L’officier militaire était allé
faire un relevé topographique avec un petit détachement de soldats et des éléments de cette
tribu lui ont tiré dans le dos. Le lieutenant Peltier montre qu’il est très prudent et qu’il agit en
stratège protecteur de la vie de ses soldats. Il écrit dans cette perspective:
Des sentiers peu fréquentés réunissent les forts entre eux. Quelques officiers ont suivi cette
route pour se rendre de Mac-Mahon à Miribel et à Inifel ; mais il n’est pas prudent de s’y
aventurer sans une escorte suffisante, et, dans ce cas, un fort approvisionnement d’eau est
indispensable605.

Les mêmes préoccupations se retrouvent chez le commandant Colonieu qui montre à


travers ses écrits qu’il est le leader d’un groupe et un chef incontesté. Il commande à tout le
monde. Il contrôle tout et tous ses subordonnés lui obéissent. Le déroulement de son récit

603
Le général Marey, « Les Ksars du Sahara », Revue de l’Orient, 1844, T5, p.35.
604
Ibid., p. 109.
605
Ibid., p. 112.
277
prouve que les décisions ne sont prises que par lui et que toute collégialité est exclue. Cette
rhétorique qu’on peut qualifier aussi « d’écriture de la domination » donne au texte l’aspect
d’une feuille de route dont le déroulé est tracé d’avance ne laissant rien au hasard, faite pour
une exécution sans aucune discussion.
L’écriture martiale s’invite dans la presse coloniale en général et la presse de voyage
en particulier. Elle a ses codes et sa rhétorique. La fonction des rédacteurs détermine la
poétique mise en œuvre dans l’espace textuel. La guerre contre les autochtones se gagne sur le
terrain car il faut dompter l’adversaire et dans les écrits qui célèbrent les exploits. L’objectif
de ces récits est de convaincre une opinion française très réservée sur le rêve impérial.
2) L’écriture administrative
Une autre catégorie de voyageurs marque les écrits sur l’Algérie du bout de sa plume.
Il s’agit des voyageurs qui viennent de la haute administration. Ils pratiquent l’écrit tous les
jours car les fonctions qu’ils occupent se nourrissent de comptes rendus et de rapports. En
effet, les fonctionnaires doivent toujours laisser des traces écrites car l’administration a ses
obligations et produit un large panel de documents comme « des circulaires, des notes de
service, des plaintes, des jugements, des réquisitions, des dossiers, des ordonnances, etc. 606 ».
Cette expérience acquise dans les bureaux déteint sur l’écriture de ces voyageurs. Ils rédigent
des récits où apparaît « une rhétorique de la précision » et de l’inventaire qui prend le dessus
sur l’esthétique littéraire dont la presse reste friande par ailleurs, à travers le feuilleton et la
chronique. L’écriture administrative prétend aussi à l’exhaustivité car chaque détail compte et
tous les renseignements qu’on récolte sont précieux et susceptibles d’être exploités par les
différentes administrations. L’éclectisme du journal en général et de la presse coloniale en
particulier, comme l’a montré Sandrine Lemaire 607, autorise toutes les audaces génériques, du
moment qu’il y a un service à rendre aux lecteurs. Dans les récits sur l’Algérie produits par
cette corporation, la colonie devient un objet qui suscite toutes les curiosités et dont il faut
connaître tous les méandres. Au début du vingtième siècle le docteur Rouire donne à la Revue
des deux mondes608, une série d’articles qui se présente comme une évaluation globale du
projet colonial sur une période de soixante-dix ans. Ces écrits rédigés par le docteur Rouire
font le bilan de près d’un siècle de présence française en Algérie. Les articles étudient et
analysent « le résultat global609 » du projet colonial en Algérie. Ainsi comme le souligne

606
Christel Coton et Laurence Proteau, « Introduction : La division sociale du travail d’écriture », Les paradoxes
de l’écriture, Christel Coton et Laurence Proteau (dir.) Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012, p. 9.
607
Ibid., p. 515.
608
Les numéros de septembre et octobre 1901.
609
Le Petit Robert, dictionnaire de langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2003, p. 255.
278
l’académie de Paris : « Le bilan, qu’il soit plutôt positif ou négatif, permet également de
rendre compte de l’action menée, d’en tirer des enseignements et d’en imaginer les
ajustements possibles610 ». Les écrits du docteur Rouire satisfont à la démarche proposée par
l’académie de Paris. D’abord, il reste très perplexe sur la manière d’administrer les
autochtones et regrette presque et en termes à peine voilés le système mis en place par les
Turcs qui lui semble plus efficient que la gestion française. Il le démontre en écrivant:
Le Divan s’appuyait en outre sur la caste des marabouts, personnages religieux auxquels il ne
ménageait pas les avantages temporels, et, en échange, se faisait renseigner par eux sur les
faits et gestes des grands chefs indigènes à l’influence desquels ils faisaient contrepoids. Ce
système ingénieux de gouvernement, grâce auquel une poignée d’étrangers avait su maintenir
sous son autorité toute la contrée, réalisait, avec le minimum de dépenses et de personnel, le
maximum de profits611.

Le docteur Rouire ose relever un point négatif très important dans le bilan qu’il fait de
la présence française en Algérie et il concerne la mauvaise gouvernance de la colonie. Cette
mauvaise gestion politique se traduit par l’inscription dans la durée des révoltes des
autochtones contre le système colonial. Cette tension palpable dans le climat algérien perturbe
l’harmonie qui doit exister entre les autochtones et les Européens. Par ailleurs, le docteur
Rouire voit dans la construction des écoles en Algérie un élément de rapprochement entre les
autochtones et la France coloniale. Enfin il propose quelques solutions pour ajuster la
politique coloniale en Algérie. Et le point essentiel sur lequel, il insiste c’est l’effort que
doivent faire les Européens pour s’imprégner de la culture algérienne. Il exhorte les autorités
coloniales à se rapprocher des autochtones car « la question des indigènes est la question
capitale en Algérie612 ».
Le souci d’accomplir une mission et de la réussir sous l’égide d’une administration
apparaît chez d’autres voyageurs de la même corporation. Ils montrent à travers leurs écrits
qu’ils sont sur le terrain au service d’une tutelle et qu’ils appliquent à la lettre les
recommandations qui leur sont faites. Ainsi, de ce sens du devoir et de la hiérarchie, naît une
« rhétorique de l’obéissance » qui se décline par des expressions et des mots qu’on retrouve
dans les récits. Le suisse Chrétien Blaser publie un rapport dans la Revue de l’Orient et de
l’Algérie coloniale, sur l’installation des colons suisses dans la région de Sétif (ville située à
300 km à l’est d’Alger). Chrétien Blaser effectue sa mission sous l’égide de l’administration
de la compagnie suisse à Genève. Dès l’entame de son récit, Chrétien Blaser exprime cette

610
Rubrique: Pourquoi et comment faire un bilan d’un projet :http://www.ac-
paris.fr/portail/jcms/p1_336546/pourquoi-et-comment-faire-un-bilan-d-un-projet.
611
Rouire, « Les Indigènes algériens », Revue des deux mondes, 15 janvier 1901, p. 412.
612
Ibid., p. 411.
279
obéissance, quand il parle de son voyage, en écrivant : « je l’exécutai613». Le verbe
« exécuter » est polysémique et prend ici un double sens, il indique l’accomplissement du
voyage mais sous-entend aussi l’obéissance à un ordre ou la soumission à une injonction.
Dans ce récit, dès le départ l’ordre se mue en action. Le voyageur se montre par la même
occasion reconnaissant envers le commanditaire du voyage : « aidé de l’administration de
Genève et de ses employés614 ». Un peu plus loin, il énumère les étapes de son voyage qui a
duré plus de six semaines pour justifier les frais de sa mission et la longueur du périple. Il
avoue que les résultats de ses pérégrinations n’ont été élaborés qu’après la fin de sa
mission: « De retour à la maison le 10 novembre j’ai essayé de rédiger une courte relation sur
mes observations à Sétif et aux environs615 ». Chrétien Blaser donne tous les détails possibles
pour satisfaire les exigences d’une administration qui semble omnipotente et ayant l’œil
partout et sur tout. Cette « rhétorique de l’obéissance » se retrouve aussi chez M. F. Foureau
qui effectue une mission chez les Touaregs. Dès l’incipit de son récit, il explique qu’il fait un
long détour pour tenir une promesse. Il s’agit pour lui de faire la reconnaissance d’une route
pour le compte du gouverneur général de l’Algérie qui s’est toujours montré très généreux
envers lui. Mais, le voyageur explique qu’il n’y a pas que l’intérêt financier qui prime dans ce
long détour en écrivant : « Il y’avait là un intérêt algérien et français en jeu et l’hésitation ne
m’était pas permise616 ». Le voyageur s’en sort par une pirouette sémantique et démontre aux
lecteurs qu’il n’est pas intéressé et qu’il agit pour l’intérêt général pour évacuer le profit
personnel qu’il attend de cette mission.
La thématique des finances devient vitale chez un autre voyageur qui en fait un
leitmotiv de son voyage. Il s’agit de Victor Largeau qui a effectué plusieurs séjours dans le
Sahara algérien pour le compte de sociétés commerciales et savantes européennes.
L’explorateur défend le projet de la construction d’une ligne de chemin de fer à travers le
Sahara. Dans ses récits, il ne lésine pas sur les remerciements à ses bienfaiteurs qui ont permis
à son voyage de se réaliser : « Grâce à M. Gustave Révilliod, de Genève, dont l’appui me fut
toujours si précieux, je pus me présenter, à Paris, à plusieurs hommes éminents617 ». Mais au
détour d’une phrase, le même Largeau se plaint des aides financières rachitiques qu’il reçoit
pour un si noble et bénéfique projet que celui de décloisonner le Sahara et les perspectives
commerciales qu’il ouvre pour la colonie et la France:

613
Chrétien Blaser, « Voyage dans les colonies suisses à Sétif », La Revue de l’Orient et de l’Algérie coloniale,
tome 1, 1856, p. 308.
614
Ibid., p. 308.
615
Ibid., p. 308.
616
M. F. Foureau, « Ma mission chez les Touareg Azdjer », Le Tour du monde, 27 avril 1895, N°17, p. 193.
617
Victor Largeau, « Le Sahara algérien », Le Tour du monde, 1881, p.2.
280
De son côté, M. Hertz me mit en rapport avec toutes les personnes que mes projets pouvaient
intéresser. Les encouragements ne me manquèrent pas, mais ce furent hélas ! Presque tous des
encouragements platoniques. Bref, je recueillis, Dieu sait au prix de quelles peines, une
misérable somme de sept mille quatre cent francs, dont la plus grande partie fut forcément
dépensée en voyages préliminaires, en achats d’instruments, d’objets d’équipement, de
provisions618.

Cette thématique des finances est absente chez les voyageurs militaires qui sont mieux
dotés en moyens pour voyager. L’expédition du commandant Colonieu et l’impressionnante
caravane qu’il a constituée pour son voyage au Sahara ou les équipées légères du lieutenant de
L’Harpe montrent cette différence entre les deux corporations 619.
L’écriture administrative se distingue par sa tendance à produire des récits sous forme
de rapports ou des bilans, en un mot une écriture qui s’apparente à un acte administratif. Le
voyageur décrit avec minutie les objectifs qui lui ont été assignés. Les voyageurs expriment
aussi par écrit une obéissance sans limite à leur tutelle et prouvent qu’ils ont un sens très
développé de la hiérarchie.
3) L’écriture scientifique
L’Algérie ouvre des perspectives intéressantes aux voyageurs qui ont un profil de
scientifiques car la colonie est un pays en friche par sa faune, sa flore, sa géographie et la
richesse de sa société. En effet, elle recèle des potentialités scientifiques et expérimentales
insoupçonnables qui ne demandent qu’à être connues. Les voyageurs savants et lettrés sont
nombreux à avoir écrit sur l’Algérie620. La plupart d’entre eux appartient à la catégorie des
voyageurs- archéologues, qui viennent exhumer le passé romain de l’Algérie et misent sur la
revalorisation de ce patrimoine pour que la France s’enracine en Algérie. Ces voyageurs-
explorateurs viennent aussi mettre à l’épreuve du terrain les connaissances acquises en
Europe. Martine Lavaud écrit à ce sujet:
Parce que le reportage scientifique résulte d’une mutation déterminante de l’histoire des
sciences, soit le passage de la sédentarité contrôlée du laboratoire à l’aventure du terrain, le
scientifique en chambre et le journaliste se rencontrent dans une même impulsion
expérimentale. Mais encore faut-il s’entendre sur la notion de « reportage scientifique », les
textes devant être passés au filtre de trois conditions minimales : quête de l’information sur le
terrain, pacte déontologique garantissant l’authenticité des sources, inscription du déplacement
dans la temporalité pressante de l’actualité621.

618
Ibid., p. 2.
619
Voir le chapitre 1 de la première partie.
620
Voir à cet effet le premier chapitre de la première partie de notre travail.
621
Martine Lavaud, « Archiver l’Humanité : Sciences, illustration et reportage anthropologique à l’aube du XX e
siècle », Marie Eve Thérenty, Guillaume Pinson (dir), Autour de Vallès, l’invention du reportage, N°40, 2010, p.
131.
281
Ces savants voyageurs publient leurs récits dans la presse de voyage qui accorde des
espaces importants au genre et notamment au Tour du monde. Dans la deuxième-moitié du
XIXe siècle beaucoup de publications spécialisées à vocation scientifique enrichissent le
paysage médiatique. L’on peut citer : la Revue africaine, consacrée à l’archéologie et à
l’histoire de l’Afrique du nord, sans oublier la Revue d’anthropologie et La Nature622 qui
accompagnent l’essor de disciplines comme l’anthropologie et toutes les autres sciences
expérimentales par la publication des travaux et des enquêtes que les scientifiques mènent sur
le terrain. Les voyageurs savants tendent à travers leur activité journalistique à rendre
accessibles au public les disciplines, où ils excellent. Ils procèdent à un travail pédagogique
de transmission de leur savoir, surtout qu’à l’époque, comme le rappelle Marie-Laure
Aurenche:
Dans un siècle marqué par les bouleversements politiques, les progrès techniques et la
généralisation de l’instruction, l’expression moderne de « presse de vulgarisation » est
impropre pour désigner toutes les publications qui ont diffusé les connaissances au XIX e
siècle623.

La presse de voyage, par ses contenus, stimule la curiosité et popularise l’esprit


d’aventure chez les lecteurs et les jeunes générations. Elle devient par la même occasion un
réceptacle idéal pour propager toutes les découvertes et les progrès de la science. Ainsi,
chaque voyageur privilégie le domaine qu’il connaît le mieux ou sa spécialité, et il en fait la
thématique dominante de son écrit. Le journal Le Tour du monde est marqué par cette
spécialisation. Ce journal consacre beaucoup d’écrits à l’Algérie avec deux thèmes qui
dominent les récits publiés : la découverte du Sahara, qui donne lieu à beaucoup de récits sur
des problématiques comme le climat, la géographie, l’eau, la faune et la flore. Le deuxième
point concerne les fouilles archéologiques effectuées en Algérie. La conquête du territoire
donne lieu à la mise au jour de sites romains importants qui relient le passé latin au présent
colonial. La fascination qu’exerce le Sahara sur les voyageurs, leur permet de se confronter à
la réalité de la pénurie de l’eau qui y sévit. Á partir de là, les voyageurs font de la quête des
points de ravitaillement en eau leur point de convergence. Par ailleurs, ils s’intéressent aux
techniques qu’utilisent les autochtones pour exploiter les ressources hydrauliques et
notamment l’irrigation des jardins. Cet intérêt est lié à la mise en exergue des stratégies de
survie que déploient les habitants du Sahara pour dompter un milieu hostile. Victor Colonieu

622
Citées par Martine Lavaud, idem, p. 131.
623
Marie Laure Aurenche, « La presse de vulgarisation ou la médiation des savoirs » Dominique Kalifa,
Philippe Régnier, Marie-Éve Thérenty et Alain Vaillant ( dir), La Civilisation du journal, histoire culturelle et
littéraire de la presse française au XIXe siècle, Paris, Nouveau monde éditions, 2011, p. 383.
282
lors de son voyage au Sahara explique dans le détail la façon d’exploiter cette eau puisée dans
les nappes souterraines:
La nappe artésienne est celle qui est la plus généralement utilisée pour l’arrosage des quinze
cent mille palmiers de l’oasis. Ses eaux sont amenées à la surface par près de quatre cents
puits que les indigènes appellent des sources. Le forage de ces derniers est tout à fait primitif ;
on y va bonnement comme pour un puits ordinaire très large. La seule difficulté consiste dans
l’épuisement constant à opérer des eaux de la couche stagnante, afin de pouvoir s’enfoncer.
On arrive ainsi à mettre à nu la dernière croûte rocheuse qui recouvre la nappe jaillissante ;
quelques coups de pic percent cette croûte ; aussitôt un torrent s’échappe de l’ouverture,
comble rapidement le puisard, et ses eaux, parvenues à la surface du sol, trouvent des rigoles
qui vont les distribuer aux palmiers altérées624.

Dans cet extrait le voyageur militaire Victor Colonieu utilise un champ lexical
spécialisé qui a trait à l’hydraulique comme : « nappe, artésienne, puits et rigoles » et aux
techniques de forage comme : « surface, forage, couche stagnante, s’enfoncer et nappe
jaillissante ». Ce champ lexical novateur enrichit le vocabulaire et les connaissances des
lecteurs. Victor Colonieu dynamise la narration de son voyage en variant les thèmes abordés
lors de son périple. Le Sahara pose d’autres problèmes que celui de la soif comme la sécurité
des parcours et l’accès à certains lieux que détiennent les tribus Touaregs. Norbert Dodille
récapitule le déroulement d’un récit d’exploration au Sahara en ces termes:
Parmi les autres moments forts du récit d’exploration, on peut compter (ou compter sur, en
tant que lecteur amateur) des épisodes de combats, souvent inégaux, les souffrances subies par
les explorateurs (la faim, la soif, les maladies comme le scorbut, la dysenterie ou le
paludisme), souffrances qui les érigent en martyrs, mot souvent employé par les narrateurs
d’anthologies, et qui font des explorateurs de véritables saints laïques, l’égarement consécutif
à l’incompétence ou la trahison des guides, l’immobilisation ( qui peut durer jusqu’à plusieurs
mois) provoquée par le refus d’un chef arabe ou africain de laisser passer l’expédition, la
fondation de postes surmontés par le drapeau français, etc625.

Les récits de voyage sahariens se rapprochent du déroulé proposé par Nobert Dodille.
Comme nous l’avons vu dans les chapitres précédents, chaque voyageur ayant effectué un
périple dans le Sahara algérien a subi une ou plusieurs péripéties. Qu’il s’agisse de
l’héroïsation du martyre des soldats français (voir le récit du lieutenant Peltier 626), ou de
l’interdiction signifiée à une expédition d’accéder à un territoire où règnent les tribus

624
Victor Colonieu, « Voyage dans le Sahara algérien, de géryville à Ouargla », Le Tour du monde, 1863, p.184.
625
Norbert Dodille, op. cit., p.44.
626
M M, Le Dr Huguet et le lieutenant Peltier, « Le Sud de la Province d’Alger (El Goléa et les trois forts) » Le
Tour du monde, N° 9 du 4 mars 1899.
283
touaregs, comme ce fut le cas pour les expéditions conduites par les explorateurs Foureau627 et
Victor Largeau628, le voyage au Sahara s’apparente à une odyssée.
Par ailleurs les voyageurs-archéologues font de l’histoire et de l’archéologie les
thématiques qui dominent leurs récits. Le lecteur renoue à travers la presse de voyage avec le
passé romain et la gloire de cet empire qui s’étendait sur trois continents. Les voyageurs-
archéologues exhument la ville romaine qui a laissé des vestiges sur la terre algérienne. Ils la
font revivre par le biais de leur savoir en s’appuyant sur les observations faites sur le site. P.R
sont les initiales d’un voyageur-archéologue qui a publié « Une ville entière exhumée du
sable : Timgad629 », il offre aux lecteurs une véritable balade dans une ville antique. Il
procède à une reconstitution à partir des ruines pour retrouver et décrire les endroits
stratégiques où se déroulait la vie urbaine, comme « le capitole » « l’arc de triomphe », « le
quartier du théâtre630 » et le lieu incontournable où se font les débats et se prennent les
décisions à savoir : « le forum631 ». Le voyageur introduit à l’occasion un lexique de
l’urbanité romaine dont les lecteurs ne sont pas familiers. Le récit de voyage replonge les
lecteurs dans un univers qu’ils n’ont pas l’habitude de côtoyer. Ils déambulent avec le
voyageur-archéologue au milieu des ruines dans une sorte d’excursion virtuelle. Le voyageur-
archéologue joue les guides et emmène les lecteurs par la main :
Continuons notre promenade sur le Cardo ; nous arrivons à son extrémité sud, à son point de
jonction avec une voie traversant la ville dans toute sa largeur, de l’est à l’ouest, et qui est la
voie du Decumanus Maximus. En général, le point d’intersection de ces deux voies principales
déterminait dans toute ville romaine, à peu d’exceptions près, l’emplacement du Forum, qui
était en quelque sorte le centre de la vie de la cité632.

La visite guidée continue à travers les ruines comme le fait un vrai guide des temps
modernes. Le journal Le Tour du monde accompagne cette exploration de la ville romaine
avec des illustrations faites à partir de photographies, comme dans les prospectus actuels ou
les guides de voyage. La presse de voyage confirme sa vocation d’éduquer et de distraire, elle
renforce par ailleurs l’esprit de curiosité chez les lecteurs.
Pour la corporation des journalistes-écrivains, nous avons déjà vu dans le chapitre trois
de la première partie les caractéristiques de leur écriture et toutes les techniques qu’ils mettent

627
M F, Foureau, « Ma mission chez les Touareg Azdjer », Le Tour du monde, parus en 4 livraisons : le 27 avril
1895, le 4 mai 1895, le 11 mai 1895, 18 mai 1895.
628
M V Largeau, « Le Sahara algérien », Le Tour du monde, (voyage effectué entre 1874 et 1878) et paru en
1881 en cinq livraisons.
629
Le Tour du monde, N°27, 4 juillet 1903.
630
Ibid., p. 313.
631
Ibid., p. 315.
632
Ibid., p. 315.
284
en œuvre pour produire leurs récits avec la contribution bien sûr des toutes les autres
catégories.
Les écrits de la presse dans la deuxième moitié du XIXe siècle restent largement
tributaires du statut professionnel des rédacteurs. Ils apportent un vécu professionnel et une
expertise spécifique à leur domaine d’intervention. La multitude de rédacteurs nourrit
l’écriture journalistique et lui permet d’être diverse. Nous avons vu à cet égard, comment la
presse capte tous les discours qui structurent l’espace public pour les retranscrire dans ses
colonnes. La presse écrite du XIXe siècle continue d’être un laboratoire grandeur nature, où
s’élaborent des poétiques et se forgent les techniques d’écriture novatrices.
B) L’implication subjective ou l’invention de l’autopromotion
Le récit de voyage devient sous la plume des différents voyageurs, l’aventure d’un
homme immergé dans un milieu présenté comme hostile et qui essaye après moult difficultés
de mener à bien et à terme une expédition. Le voyageur saisit cette occasion rêvée pour se
mettre en valeur et prouver qu’il est digne d’accéder à de hautes fonctions. Dans leurs récits,
ils multiplient les avis sur le fonctionnement de la colonie et les critiques sur les travers et les
errances de l’administration coloniale. Ils se présentent comme ayant un talent certain et
capables d’apporter un savoir faire et une expertise avérée. Cette autopromotion qui s’empare
des voyageurs coïncide avec la défaite contre l’Allemagne et la fin du Second Empire. Le
nouveau régime incarné par la IIIe République se donne pour mission de dynamiser le pays et
de faire renaître un sentiment national en berne. Norbert Dodille explique la stratégie mise en
œuvre par les tenants du pouvoir de l’époque en ces termes:
La IIIe République remet au goût du jour le culte des Grands hommes. Cette expression,
expliquée par les ouvrages de Jean-Claude Bonnet, Jacques Neefs et de Thomas W.
Gaehtgens, pour la période 1750- 1850, convient bien à la IIIe République qui la revivifie,
souvent avec éclat, comme au moment des funérailles nationales de Victor Hugo (1885). Or,
ces grands hommes de l’histoire de France font singulièrement défaut à la tête d’une
république jugée corrompue et médiocre aux yeux de beaucoup633.

Les voyageurs comprennent que l’époque a besoin de héros et il n’y a pas mieux que
le voyage périlleux et inédit pour inscrire son nom parmi les figures emblématiques de la
nation.
Nous allons voir comment le voyage libère la subjectivité du voyageur du carcan de
l’obligation de réserve et conduit à utiliser le voyage comme un acte d’autopromotion et dans
quelle mesure cette autopromotion permet aux voyageurs de progresser dans la hiérarchie de
leurs fonctions.

633
Norbert Dodille, op. cit., p. 47- 48.
285
1) La subjectivité assumée
Le voyage en Algérie devient l’aventure d’un homme qui la revendique en
s’exprimant en son nom Mais le voyage comporte de nombreux risques dont les voyageurs
prennent conscience avant même de s’engager dans une telle entreprise. Les voyageurs savent
qu’ils vont au devant de dangers et par conséquent ils doivent prendre quelques précautions
comme de bien choisir les compagnons et la logistique qui leur sert durant leur périple. Le
voyage est synonyme d’audace et ils n’en manquent pas. Cette témérité est une qualité
nécessaire pour atteindre le but ultime et arriver à bon port. Jean Sévry résume bien les
motivations qui poussent les voyageurs à chercher l’aventure, en ces termes:
Dans tout voyage, il y a un désir ardent de s’arracher à la grisaille du quotidien, à une vie où
tout semble réglé à l’avance. Il s’agit de se dé-payser. Le voyage a ceci de merveilleux qu’il
nous invite à sortir des bornes du raisonnable, il implique toujours un petit brin de folie, une
course vers le large, vers des ailleurs où l’on pense que l’on pourra mieux respirer. Mais de
façon paradoxale, ce désir de s’en aller à quelque chose de fortement angoissant, puisque cela
représente un saut dans l’inconnu634.

Comme nous l’avons souligné en introduction, à côté des motivations existentielles, il


y a des motivations professionnelles et des ambitions individuelles qui viennent s’ajouter pour
que toutes les réticences s’effacent devant les obstacles et laissent place à l’accomplissement
du voyage. Tous les voyageurs en Algérie donnent à leur périple une touche personnelle pour
qu’il s’inscrive dans le registre de l’inédit et trouve un débouché médiatique dans la multitude
de journaux de voyage. Le voyageur ne perd pas de vue cet aspect éditorial stigmatisé par le
désir insatiable des journaux qui recherchent des récits recelant des histoires haletantes. Les
lecteurs aiment s’embarquer pour les contrées lointaines et se réaliser à travers l’exploration.
Les voyageurs privilégient cet aspect novateur du voyage et du parcours. Il renforce chez eux
le côté pionnier et gratifie la vanité des auteurs par la reconnaissance des lecteurs et des
institutions. Á partir de là, on peut dire que les voyageurs en Algérie restent fidèles à la
tradition inaugurée par Chateaubriand, lors de son fameux périple L’Itinéraire de Paris à
Jérusalem, comme le rappelle Sylvain Venayre:
L’idée générale qui domine, concernant L’Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand,
publié en 1811, est que celui-ci constitue une rupture dans l’histoire du récit de voyage, pour
la raison principale que l’auteur y a introduit, d’une façon inouïe jusque-là, la personnalité du
voyageur. Avant l’Itinéraire, en quelque sorte, le récit était centré sur les connaissances qu’à
des titres divers on pouvait rapporter du voyage ; après l’Itinéraire, la subjectivité du voyageur

634
Jean Sévry, Un voyage dans la littérature des voyages, la première rencontre, Paris, L’Harmattan, 2012, p.10
286
l’emporterait sur l’objectivité du savoir, ce qui ferait du texte de Chateaubriand le premier des
grands récits de voyage du XIXe siècle, avant ceux de Lamartine, Dumas, Hugo, Stendhal,
Sand, Gautier, Nerval, Flaubert et tant d’autres635.

Les voyageurs usent du « je » sans modération dans les récits pour montrer qu’ils ont
une âme de conquérant. Ils montrent que l’on peut monter une expédition civile dont le but est
de nouer diverses relations avec les tribus autochtones. Les voyageurs favorisent cette
manière civilisée d’aborder l’altérité car elle ne mobilise ni troupes ni arsenal de guerre. Le
voyage permet la découverte d’autres territoires sans déployer les sabres ou verser du sang. Le
voyage se substitue à l’action militaire et humanise la présence française en colonie. Les
voyageurs préfèrent la stratégie de la négociation à celle des armes. Il suffit de se présenter en
ami : « En effet, si l’on fait un cadeau, dans la plupart des cas, ce n’est pas spontanément,
mais par calcul, afin de pouvoir faire commerce avec les indigènes : la gratuité n’est plus de
mise636 ». Victor Largeau, lors de son périple saharien, procède de la même façon et écrit à ce
propos:
Dans la soirée, je reçus les visites des notables de la ville, des membres de la djemâa et des
membres du medjlès, espèce de chambre de commerce, puis celles du gouverneur lui-même,
Si Mohhammed bou Aïcha, du bach-agha commandant le rhazou( la garnison turque), et de Si
el Hhadj Attiya : à ce dernier et au gouverneur je remis les lettres que j’avais pour eux, lettres
qui me recommandaient aux autorités et aux notables de Rhadamès comme un homme ayant
pour seul but de créer des relations commerciales entre les Algériens et les Rhadamésiens637.

Victor Largeau s’accorde une place prépondérante dans cet extrait faisant de lui un
personnage important. Il démontre par les audiences qu’il accorde à différentes délégations
issues des structures locales de gouvernance des autochtones, qu’il dispose d’une aura et d’un
pouvoir d’influence non négligeable. Il fait preuve dans son récit d’un enthousiasme qui
dépasse l’entendement en croyant que les routes des contrées sahariennes lui sont ouvertes.
Mais à la fin, il déchante et se retrouve face à la réalité qui veut les Touaregs ne veulent pas
céder sur le monopole qu’ils détiennent sur le commerce avec l’Afrique sub-saharienne. La
vanité du voyageur se trouve mise à mal, suite à l’échec de ce voyage. Mais le voyageur reste
fidèle à son projet et conclut son récit par un vœu qui s’apparente à un testament : « Qu’on se
hâte, car, on ne saurait trop le répéter, tout l’avenir de la France est en Afrique 638 ». Victor
Largeau surestime sa capacité à amadouer les tribus Touaregs qui ont compris que l’ouverture

635
Sylvain Venayre, «Les figures du voyageur dans L’Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand »
L’Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand, Un « Voyage avec des Voyages » Journée d’études
organisée par Marie-Ève Thérenty et Stéphane Zékian, http://www.fabula.org/colloques/document413.php, p. 1.
636
Jean Sévry, op.cit., p. 101.
637
Victor Largeau, « Le Sahara Algérien, Biskra-Touggourt-Rhadamès-Le Souf-Ouargla », Le Tour du monde,
1881, p. 49.
638
Ibid., p. 80.
287
de leur territoire aux caravanes françaises était un prélude à leur colonisation. L’explorateur
Fernand Foureau639 tente la même expérience que Victor Largeau. Il parcourt le Sahara
pendant des années pour essayer d’établir des relations commerciales avec les tribus touaregs
mais en vain.
Une autre manifestation de la subjectivité des voyageurs s’incarne dans leur prétention
scientifique à tout connaître et de tout maîtriser. Leur seule présence est synonyme de
civilisation, ils véhiculent l’esprit français et les valeurs que recèle la société française.
L’univers autochtone leur semble primitif et rudimentaire par son fonctionnement archaïque.
Ils peuvent dompter la nature et l’âme de l’Algérien grâce à leur savoir et à la force que leur
confère la domination coloniale de l’Algérie. Charles de Mauprix montre l’ascendant qu’il a
sur les autochtones en les traitant comme des sujets. Il exprime cette supériorité sans détour
en ces termes:
A une certaine distance, retardés par les chargements hétéroclites qui ballottent sur leur dos :
caisses, tentes, chaises et tables, mes mulets, talonnés par leurs conducteurs ; puis, à pied, les
asses, portant chacun un objet quelconque ; un vieux Bédouin, tout délabré, tient comme une
relique, à deux mains, ma lampe à pétrole, et sa barbe grise, à chaque pas, frotte le verre et
l’abat-jour en zinc, où sont peints des oiseaux extraordinaires. Abd-el-kader, mon nègre,
portant mon fusil sur son dos, roule des yeux blancs sur toute cette pouillerie qu’il commande
d’un air seigneurial, et enfin, fermant la marche, paresseux, indolent et mou, Jean, mon
cuisinier, traîne ses grandes jambes à travers l’alfa640.

De son côté, Ernest Zeys, magistrat célèbre en colonie, laisse libre cours à son
imagination pour donner aux lecteurs un aperçu de son savoir littéraire. Cela vient s’ajouter à
son érudition en droit et sa maîtrise de la langue arabe. Après avoir fait référence à Eugène
Fromentin tout au long de son récit, il devient poète quand il se retrouve à proximité de
Ghardaia. Son âme poétique se révèle à la fin de son voyage, et il se permet même de parodier
Le petit bleu de Gyp641 en écrivant:
Gyp a écrit un livre délicieux, Le petit bleu ; qu’on me permette de dire qu’ici en ce jour de
printemps, la nature a écrit du Grand Vert ; je ne saurais mieux résumer mon impression. Les
amandiers, poudrés de blanc, les grenadiers avec leurs petites flammes, protestent seuls contre
cette orgie de verdure642.

Le voyageur-archéologue P.R se soustrait dans son récit à l’utilisation du « je » pour le


remplacer par le pronom personnel « nous ». Ce pronom a une double fonction, car il peut

639
M F Foureau, « Ma mission chez les Touareg Azdjer », Le Tour du monde, parus en 4 livraisons : le 27 avril
1895, le 4 mai 1895, le 11 Mai 1895, 18 mai 1895.
640
Charles de Mauprix, « Six mois chez les Traras (Tribus Berbères de la province d’Oran) » Le Tour du monde,
1889. p.360.
641
De son vrai nom, Sibylle Gabrielle Riquetti, Le Petit bleu, Paris, Calmann- Lévy, 1888.
642
Ernest Zeys, « Voyage d’Alger au M’zab » Le Tour du monde, 1891, p.304
288
exprimer la majesté ou la modestie. Dans le cas de ce voyageur- archéologue P.R, c’est le
nous de modestie qui prévaut, comme il le montre dans son récit sur la ville antique de
Timgad :
Pour permettre au lecteur de nous suivre facilement dans la visite de la ville, d’après nos
photographies, nous avons divisé l’ensemble des ruines en quatre secteurs ; en raison de leur
orientation, ces secteurs correspondent à quatre quartiers que nous appellerons d’après le
monument principal643.

Le voyageur-archéologue signe l’article avec ses initiales. Il montre par cet acte qu’il
veut garder l’anonymat ou il est tenu par une obligation de réserve. Il ne cherche aucune
exposition médiatique et il renforce cet effacement derrière ses initiales par l’utilisation du
« nous » de modestie dans sa façon de faire découvrir la ville antique aux lecteurs. Le
« nous » du voyageur est une manière de se montrer disponible et au service du lecteur qui
devient un visiteur virtuel suivant à la trace le guide.
Les récits de voyage libèrent la subjectivité des voyageurs. Ils saisissent cette occasion
pour endosser le rôle de l’aventurier qui assume un projet périlleux. La subjectivité se décline
en recourant au pronom personnel « je » pour se valoriser aux yeux des lecteurs par un savoir-
faire ou des connaissances diverses. Le « nous » de modestie se fait une place dans ce jeu de
la vanité éditoriale, pour exprimer un point de vue et apporter un savoir sans qu’il y ait
l’attente d’un profit quelconque.
2) La tentation de l’autopromotion

Beaucoup de voyageurs accomplissent des missions pour le compte de


l’administration civile ou militaire. Ils s’emparent de cette occasion pour montrer qu’ils sont à
la hauteur des espoirs placés en eux en concrétisant les projets pour lesquels ils ont été
sollicités. Le récit de voyage devient une sorte de compte-rendu de toutes les étapes de la
mission qui dit la réussite et la compétence des missionnés. L’écrit joue un rôle de
valorisation et devient un espace où la compétence se déploie en mots dithyrambiques en
faveur de l’auteur.
D’autres voyageurs sollicitent les sociétés savantes pour accomplir un voyage qui peut
avoir des retombées sur une carrière stagnante. Ils comptent sur le périple entrepris pour qu’il
soit une sorte de révélateur de leur talent et de leurs compétences. Il devient un parcours
initiatique qui peut propulser aux hautes fonctions administratives ou militaires.
Dans les récits de voyage, les différents voyageurs introduisent une multitude de
stratégies pour se mettre en valeur. L’entreprise du voyage fait acquérir au voyageur un statut

643
Ibid., p. 314.
289
à part dans la société car il n’est accessible qu’à une minorité de part les difficultés qui
l’entourent. Les échecs dans le domaine sont plus nombreux que les réussites. Jean
Sévry montre dans son essai que le voyageur se distingue du reste des hommes car il est un
être exceptionnel. Il le décrit en ces termes:
Le voyageur, pour peu qu’il prenne des risques, n’est pas une personne ordinaire puisqu’il se
détache, se sépare de nous, et fait ses adieux au train-train du quotidien, en route vers de
nouveaux paysages, vers un autre climat et des saisons différentes, vers des gens qu’il ne
connaît pas, pour s’enfoncer dans un autre temps. Le voyageur est donc un homme de la
marginalité, ce qu’il souligne parfois par une tenue vestimentaire peu ordinaire, ce que l’on
peut constater de nos jours sur la couverture du « Guide du routard »644.

Nous avons parlé d’une catégorie de voyageurs plus haut qui a été missionnés pour
accomplir un travail administratif ou militaire. Il s’agit de deux voyageurs, dont l’un est
militaire à savoir le commandant Colonieu645 et l’autre un civil, le magistrat Ernest Zeys 646.
Ils ont produit à cet effet des articles rendant compte de leur mission dans des journaux
prestigieux de l’époque comme Le Tour du monde. Ce débouché médiatique est en lui-même
un acte d’autopromotion non négligeable pour des missions qui normalement ne concernent
que les tutelles qui les ont commanditées, mais comme le souligne Marie-Eve Thérenty : « En
raison de son succès populaire, le journal devient rapidement le principal système discursif,
support d’une représentation du monde647 ». Le journal permet aussi d’acquérir des positions
sociales et professionnelles intéressantes. L’exemple du poète Alphonse de Lamartine est
édifiant car grâce à des journaux où il a collaboré ou bien qu’il a crées comme Le Bien public
en 1843, il est parvenu à occuper des postes politiques importants en devenant député et
ministre. Le journal s’impose comme un outil qui permet une ascension sociale ou
professionnelle.
Les deux voyageurs, Victor Colonieu et Ernest Zeys, ne sont pas diserts sur les
objectifs de la mission qu’ils entreprennent. Le déroulé du récit de voyage laisse entendre que
les voyageurs cheminent à travers une colonie pleines de mystères et qu’ils veulent surtout
partager leurs découvertes avec les lecteurs. Les deux voyageurs dissocient le temps du
voyage de l’accomplissement de la mission. Ils montrent aux lecteurs que la première mission
qu’ils se donnent et de relater leur périple. Ernest Zeys se concentre sur les villes qui
s’égrènent sur son chemin et se permet des haltes pour récapituler les étapes d’un long voyage

644
Jean Sévry, op.cit., p. 209.
645
Victor Colonieu, « Voyage dans le Sahara algérien, de géryville à Ouargla », Le Tour du monde, 1863.
646
Ernest Zeys, « Voyage d’Alger au M’zab » Le Tour du monde, 1891.
647
Marie- Éve Thérenty, La Littérature au quotidien, poétiques journalistiques au XIX e siècle, Paris, Seuil
« collection Poétique », 2007, p.18
290
en tombant en admiration devant la beauté du désert et toutes les illusions d’optique qu’il
procure. La fibre poétique le rattrape et laisse son lyrisme s’exprimer, quand il écrit:
La route, solidement empierrée, est excellente pendant quelques kilomètres. Nous admirons,
pour la première fois depuis notre départ d’Alger, un bel effet de mirage : des lacs bleuâtres,
de longues files d’arbres élancés, se profilent à l’horizon ; ce ne sont que des illusions ! Le ciel
est d’une pureté inouïe ; le soleil printanier, tempéré par une brise de sa chaleur
bienfaisante648.

Cet émerveillement que procure le désert ne laisse pas indifférent le commandant


Victor Colonieu qui n’oublie pas de le souligner à sa manière :
Les poètes ont souvent comparé le désert à l’océan et les caravanes aux flottes qui le
traversent. Á cette comparaison pleine de justesse, il faudrait ajouter que l’océan est connu, ses
écueils sont signalés, les atterrissements décrits et éclairés de phares, tandis que la carte du
désert n’existe pas, que les récifs y sont nombreux, que les pirates le sillonnent en tous sens.
Une carte du désert existerait-elle, que quel que fût le soin apporté à l’établir, elle serait
insuffisante à guider le voyageur d’une manière efficace649.

Victor Colonieu livre aux lecteurs son lyrisme inspiré par le désert, un lieu propice à la
méditation et à la création, même si les dangers qu’il recèle sont imminents. La prétention
littéraire chez les deux voyageurs est omniprésente car ils s’inscrivent dans la tradition de la
presse du XIXe siècle qui ouvre ses colonnes à un grand nombre d’écrivains et de poètes 650.
Les velléités littéraires des deux voyageurs relèvent aussi d’une forme d’autopromotion qui
dénote leur éclectisme et leur polyvalence. Les deux voyageurs suggèrent entre les lignes que
la compétence littéraire va avec la maîtrise scientifique. Et par ailleurs, ils ont de l’audace à
affronter le désert et ils sont à la hauteur des missions qu’on leur avait confiées.
Un autre aspect de l’autopromotion se décline par l’adhésion des voyageurs à la
politique de colonisation menée par la France en Algérie. Le géographe Charles de Mauprix,
en mission dans la région de Tlemcen pour des relevés topographiques et l’étude du relief de
la région, devient le porte-parole de l’armée coloniale et loue son efficacité sur le terrain. Il
exprime son désir de voir la France durer en Algérie dans un échange avec un interlocuteur
autochtone :
Non, dis-je négligemment, non, Si Mohammed, les troupes que nous avons ici ne quitteront
pas le pays, elles sont faites pour y rester toujours ; nous avons bien assez de soldats en France
pour nous défendre. Et même, nous venons d’augmenter le nombre des régiments d’Algérie,
car nous aimons trop les Arabes pour les laisser attaquer par les Sbagnouls ou les Italiens, qui
les traiteraient mal, tandis que nous, nous voulons leur bien, avec l’aide de Dieu 651 !

648
Ernest Zeys, « Voyage d’Alger au M’zab » Le Tour du monde,1891, p. 293-294.
649
Colonieu, « Voyage dans le Sahara algérien, de géryville à Ouargla », Le Tour du monde, 1863, p. 166.
650
Voir à cet effet l’essai de Marie Eve Thérenty, La Littérature au quotidien, op.cit.
651
Charles de Mauprix, « Six mois chez les Traras (Tribus Berbères de la province d’Oran) » Le Tour du monde,
1889. p. 386.
291
La subjectivité des voyageurs s’affirme dans les récits de voyage du XIX e siècle car
elle est l’illustration d’un projet personnel qui se réalise à travers un périple dans des lieux pas
toujours accueillants. Les voyageurs savent qu’ils affrontent des dangers en voyageant et aller
au devant des périls, constitue une forme d’héroïsation de leur action. Ils exploitent cette
héroïsation pour transformer leurs écrits en autopromotion en recourant à des subtilités de
langage qui prennent des allures d’objectivité.
C) Le récit de voyage ou la tentation de l’exploration scientifique
Le voyage en Algérie suscite un grand engouement de la part de différents milieux
professionnels qu’ils soient civils ou militaires. La presse du XIX e siècle lui accorde une place
prépondérante et montre un intérêt sans cesse renouvelé pour la colonie et notamment comme
l’explique Sandrine Lemaire dans son article « La presse coloniale métropolitaine », où elle
retrace l’histoire des publications coloniales qui ont accompagné l’épopée de la France dans
les territoires conquis:
Les plus importantes des ces revues sont Les Annales maritimes et coloniales, qui couvrent la
période 1809-1847 et abordent des aspects techniques relatifs à la marine, son évolution et son
administration. S’y substitue en 1848, une autre revue, la Revue coloniale, qui délaisse les
éléments purement techniques et administratifs pour se consacrer à la publication de rapports
et d’articles relatifs aux colonies et notamment à l’amélioration des connaissances de ces
territoires. Parallèlement dès janvier 1849, une autre revue, Les Nouvelles annales de la
marine et des colonies se consacre aux mêmes sujets. En 1859-1860, La Revue algérienne et
coloniale succède à la Revue coloniale ; mais s’intéressant à l’ensemble du domaine colonial
français, elle change rapidement de nom en raison de l’expansion coloniale et devient La
Revue maritime et coloniale de 1861 à 1896652.

La presse coloniale a pour objectif de défendre les possessions françaises dans le


monde et de montrer que la France possède, elle aussi, un empire colonial qui fait concurrence
à l’empire britannique. Elle sollicite, comme nous l’avons vu précédemment, divers
intervenants. Mais d’autres organes de presse avaient commencé dès l’aube de la colonisation
de s’intéresser à l’Algérie, comme les quotidiens ou la presse hebdomadaire illustrée.
Les écrits sur l’Algérie sont prolifiques et dans cette masse d’articles et d’études, le
risque du ressassement existe, nous allons dans ce chapitre voir comment les voyageurs
évitent les redites même s’ils visitent les mêmes lieux ou abordent les mêmes thématiques et
comment ils recherchent l’inédit à tout prix dans leurs écrits. Enfin, le voyageur en Algérie
est-il tenté de jouer l’explorateur ou se contente-t-il d’être un observateur passif ?

652
Sandrine Lemaire, « La presse coloniale métropolitaine », Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Eve
Thérenty et Alain Vaillant ( dir), La Civilisation du journal, histoire culturelle et littéraire de la presse française
au XIXe siècle, Paris, Nouveau monde éditions, 2011, p. 516.
292
1) Le récit de voyage sans redites

Les voyageurs en Algérie se rendent compte rapidement que l’un des périls qui guette
les récits de voyage c’est la redite. Un lieu déjà visité et fixé dans un écrit ne suscite aucun
intérêt et n’éveille pas la curiosité, si le voyageur n’apporte pas de nouveaux éléments ou ne
complète pas l’ancien récit par de nouveaux détails ou des choses qui ont échappé au
prédécesseur. La presse en général et la presse de voyage en particulier recherchent toujours
l’inédit et des nouveaux sujets qui sont capables de passionner les lecteurs. Une nouvelle fois,
certains voyageurs en Algérie, comme Victor Largeau et Fréderik de L’Harpe restent fidèles à
la tradition et emboitent le pas à Chateaubriand qui déjà lors de son Itinéraire de Paris à
Jérusalem, avait relevé cet aspect des répétitions dans les récits de voyage comme le rappelle
Sylvain Venayre:
Par ailleurs on retrouve chez Chateaubriand le refus théorique de parler d’un lieu qui a déjà été
décrit par un voyageur savant, au motif que cela n’est plus à faire, et la proclamation que le
premier devoir du voyageur est de dire la vérité sur ce qu’il a vu, d’être, comme il le dit, « une
espèce d’historien », d’être, donc, « comme le docteur Chandler : je déteste les descriptions
qui manquent de vérité ». Du même coup, Chateaubriand insiste sur son refus de faire « un
voyage avec des voyages » et célèbre ce qui lui semble être ses propres découvertes- démarche
savante, donc, encore renforcée, à l’occasion des rééditions de son texte, par les précisions, en
notes ou en annexes, sur les erreurs qu’il a pu commettre et les causes de ces erreurs 653.

Les voyageurs sont conscients que « la redite » est un écueil qui se dresse sur la route
du périple choisi. En premier lieu, ils montrent que chaque voyage exige un minimum de
préparation, et l’étape cruciale concerne évidemment la recherche documentaire. Ils lisent
beaucoup sur le pays et les lieux qu’ils ont envie de visiter. Lors de cette étape, ils découvrent
tout ce qui a été écrit sur la région qu’ils traversent par leurs prédécesseurs et à partir de là, ils
ajustent leur périple et la manière d’aborder cet itinéraire ou une telle région. Victor Largeau,
lors de son grand voyage saharien, adopte une position qui se rapproche de celle de
Châteaubriand, quand il écrit : « Je ne parlerai ni d’Alger, ni de Philippeville, ni de l’aérienne
Constantine, ni des tristes et fauves hauts plateaux qui la séparent de la triste Batna654 ». La
plupart des villes évoquées par le voyageur ont fait l’objet d’articles dans la presse et même
dans Le Tour du monde.
D’abord, il commence par la ville d’Alger la capitale de la colonie 655. En effet, depuis
la conquête cette ville constitue le point de départ de tout voyage en Algérie. Différents

653
Ibid., p. 7.
654
Victor Largeau, « Le Sahara Algérien, Biskra-Touggourt-Rhadamès-Le Souf-Ouargla », Le Tour du monde,
1881, p. 2.
655
On retrouve beaucoup d’écrits sur la ville d’Alger dans l’anthologie de Franck Laurent, op.cit., p. 5-98, et
plus précisément les écrits d’ Ilda Saint-Elme (p. 7-31), Charles Nodier (p.67-70) Louis Veuillot (p.80-91). Des
293
intervenants lui ont consacré une multitude d’articles. Elle est décrite dans ses moindres
recoins. La ville arabe, héritage d’un passé autochtone fascine par ses ruelles étroites, ses
échoppes mal éclairées, ses lieux de distractions comme les cafés maures et son univers plein
de dangers pour l’Européen. Ensuite, vient la ville européenne qui se construit à proximité.
Les habitants d’Alger deviennent aussi une curiosité où les voyageurs parlent des différentes
origines de cette population, des activités qu’elles pratiquent et des mœurs bizarres qui les
distinguent de l’Européen.
Le voyageur évite aussi de parler de la ville aérienne de Constantine car dans Le Tour
du monde, Charles Féraud consacre au palais du Bey de la ville une série d’articles pour
fustiger l’omnipotence et la cruauté du régent envers la population de Constantine 656. Le
voyage de Victor Largeau (1874- 1878) se fait en même temps que la parution des articles de
Charles Féraud, il a donc procédé aux rectifications nécessaires au moment de la parution de
ces écrits en 1881. Il est possible que Victor Largeau ait pris aussi connaissance du texte de
Charles Nodier paru en 1877 à titre posthume dans Le Journal de l’expédition des Portes de
Fer qu’il écrivit sur son périple, et intitulé: « Constantine–Philippeville 657». Tous ces
exemples montrent que Victor Largeau s’est bien documenté sur l’Algérie avant d’entamer
ses explorations sahariennes.
Par ailleurs, le journal Le Tour du monde, devient une tribune pour Victor Largeau qui
lui permet d’exprimer ses doléances et de dénoncer le manque de soutien de la part des
autorités coloniales. Ainsi, il focalise son récit sur d’autres aspects comme le côté matériel et
la difficulté de financer une expédition au Sahara et la perfidie et l’hostilité des tribus
autochtones. Il revient à Paris lors de l’échec d’une de ses tentatives sahariennes, Norbert
Dodille fait écho aux tentatives de relancer son exploration du Sahara en ces termes dans son
essai:
M. Largeau de retour en France, a vainement tenté d’organiser une nouvelle expédition ayant
pour but l’exploration des plateaux de l’Agar sur lesquels aucun Européen n’a encore pénétré.
Malheureusement le dévouement du public n’a point été à la hauteur de celui du voyageur.
Des appels de fonds pressants organisés par la société de géographie commerciale de Paris, qui
avait pris plus spécialement M.Largeau sous sa protection, ont été peu ou mal entendus. Les
sommes souscrites ont été insuffisantes et nous avons le chagrin de dire que le malheureux
explorateur découragé est rentré dans la vie privée658.

reportages dans la presse illustrée,comme, Maxime Vauvert, « Travaux exécutés à Alger pour l’ouverture du
boulevard de l’Impératrice » Le Monde illustré, 11 janvier 1862.
656
Charles Féraud, « Visite au palais de Constantine », Le Tour du Monde, 1877.
657
Voir aussi à cet effet l’introduction au voyage de Charles Nodier, Franck Laurent, op.cit., p. 53-54 et 71-73.
658
Norbert Dodille, op.cit., p. 79-80.
294
Un autre voyageur militaire, le lieutenant de L’Harpe déjoue le piège de la redite lors
de son long périple saharien659en évitant dans son récit de s’attarder sur les filles des Ouled
Naïls. Il signale juste qu’elles sont présentes sur le marché de Touggourt, ville du sud algérien
située à cinq cents kilomètres d’Alger et qu’elles « arrivent en foule pour faire commerce de
leurs charmes660 ». Il fait une petite allusion à ces filles de joie qui ont passionné divers
voyageurs et écrivains par leurs activités en contradiction avec la religion musulmane et la
tradition de l’effacement de la femme de l’espace public661. Le lieutenant de L’Harpe montre
par là qu’il a bien lu ce qui a été écrit sur le sujet depuis toujours et plus particulièrement dans
Le Tour du monde. En effet, bien des années auparavant, c'est-à-dire en 1881, Victor Largeau
a consacré aux filles des Ouled Naïls un large espace dans son récit de voyage quand il les a
rencontrées dans la ville de Biskra662.
Le lieutenant de L’Harpe et Victor Largeau sont conscients qu’un voyage réussi est un
voyage sans redites. Le voyage doit être novateur pour intéresser la presse et les lecteurs et
que le mieux est de partir à la découverte de nouveaux horizons.
2) L’inédit à tout prix

D’autres voyageurs en Algérie ne sont pas aussi catégoriques sur le sujet des redites
que le sont Chateaubriand et ses adeptes. Ces voyageurs retournent sur les lieux déjà visités et
publient dans Le Tour du monde. Ils montrent qu’il s’agit de relever un défi poétique, car ils
sont inventifs et capables de débusquer la nouveauté dans des lieux déjà connus. En un mot,
l’écriture n’épuise pas les lieux exotiques car ils ont une capacité à surprendre à tout instant.
Et, comme le souligne Bernard Mouralis:
Le discours exotique apparaît comme un processus qui tend à subvertir l’équilibre initial du
champ littéraire. En effet, introduisant dans celui-ci d’autres paysages, d’autres hommes,
d’autres valeurs esthétiques, il ruine en multipliant les points de référence, l’ordonnance d’un
système littéraire qui se caractérisait justement par une organisation concentrique663.

L’exotisme recèle toujours dans son univers des éléments divers qui lui font dépasser
les écueils de la redite.
Comme nous l’avons signalé dans le troisième chapitre de la première partie, il n’y a
que la région de la Kabylie664 qui a fait l’objet d’une seule publication par Le Tour du monde,
tout au long de sa parution. Par ailleurs, la Kabylie a suscité une littérature prolifique dans la

659
M le lieutenant de L’Harpe, « Dans le sud algérien,à travers les montagnes de l’Aurès et dans les oasis du
Souf »Le Tour du monde, n° 12 du 23 mars 1901.
660
Ibid., p.147.
661
Voir supra, 1er chapitre de la 3eme Partie.
662
Victor Largeau, ibid., p.6.
663
Bernard Mouralis, Les contre- littératures, Paris, Essais Hermann, 2011, p.101.
664
Louis Émile Duhousset, « Excursion dans la grande Kabylie », Le Tour du monde, 1867.
295
presse et dans des ouvrages spécialisés665. Sinon, les autres régions comme le Sahara, la
région de Tlemcen et les villes antiques, ont eu des traitements réguliers dans les différents
journaux. En effet, certains voyageurs en Algérie sont revenus sur des lieux et des régions
déjà décrites. Et les stratégies poétiques qu’ils ont empruntées à la littérature, comme la
fictionnalisation, leur ont permis d’innover et de dire ces lieux autrement. Le voyageur M. E
de Lorral recourt dans son récit de voyage666, publié par Le Tour du monde, au procédé de la
fictionnalisation pour diverses raisons. Il faut rappeler que Le Magasin Pittoresque a consacré
un reportage à la ville de Tlemcen en décembre 1842. Et, comme ce journal et Le Tour du
monde appartiennent tous les deux à Édouard Charton, il fallait trouver un prétexte pour
reparler de Tlemcen. M. E. de Lorral trouve une parade presque romanesque. Il fait intervenir
le hasard d’une rencontre à Alger avec un adolescent autochtone dénommé Ali. Ce dernier se
perd dans la capitale où il vit d’expédients. Le voyageur décide avec son compagnon de le
ramener chez lui à Tlemcen. Cependant, la magnanimité dont fait preuve le voyageur envers
l’adolescent perdu, ne se retrouve pas dans le récit de voyage de M.E de Lorral quand il s’agit
de parler des autochtones. Voilà comment, il raconte aux lecteurs l’idée du voyage :
Ce matin je me promenais sur la place du gouvernement à Alger avec mon ami R…, Alsacien
[…] Nous étions poursuivis depuis un quart d’heure par un yaouled (jeune garçon) qui
s’obstinait à nous offrir ses services dont nous n’avions aucun besoin […] Nous nous
amusâmes à le faire causer. Il nous raconta, dans le jargon connu sous le nom de sabir, qu’il
s’appelait Ali, qu’il était de Tlemcen […] Abandonné, privé de ressources, en proie à la
nostalgie, il cherchait à gagner de quoi retourner dans son pays […] Si nous ramenions ce petit
à son père ? dit tout à coup mon ami ; nous ne savons où aller, allons à Tlemcen. Une jolie
excursion et une bonne action, voilà certes un programme séduisant667.

Ce qui accrédite l’idée de la fictionnalisation et de la mise en scène dans ce récit de


voyage, c’est l’affectation à la même période par le ministère de la justice d’Ernest Zeys à
Tlemcen. L’utilisation du pseudonyme participe du désir du voyageur de garder son
obligation de réserve. La fictionnalisation permet de revenir sur des lieux déjà visités par le
détour d’un procédé littéraire qui a été adopté par la presse du XIX e siècle. Par ailleurs, la
fictionnalisation enrichit le récit de voyage d’éléments nouveaux qui n’appartiennent ni à la
faune, ni à la flore et encore moins à la géographie car elle introduit dans le récit des histoires
humaines.

665
Adolphe HANOTEAU et Aristide Horace LETOURNEUX, La Kabylie et les coutumes kabyles, 3 volumes,
Challamel Aîné, Paris, 1ère édition en 1868, remaniée en 1893.
666
M. E. de Lorral, « Tlemcen », Le Tour du monde, 1875.
667
Ibid., p. 305 - 306.
296
Charles de Mauprix en 1889, reparle de la région de Tlemcen 668 à travers les tribus
berbères des Traras qui peuplent les environs de cette ville. Le spécialiste peut voir dans cette
récurrence, une certaine familiarisation du lecteur avec Tlemcen, une région n’ayant pas
encore livré tous ses secrets. Le lecteur attend toujours de découvrir et d’explorer tous les
lieux qui entourent Tlemcen. Le voyageur saisit l’occasion du voyage pour enraciner la
colonie dans un passé « berbère » et il fustige en passant la présence arabe et musulmane de
l’Afrique du nord:
Là, en effet, se sont retirés, comme dans une forteresse naturelle, retranchée de ravins à pic, les
anciens possesseurs du sol, fuyant devant l’invasion arabe. C’est un des nombreux îlots de
Berbères qu’on retrouve dans cette immense chaîne qui s’étend de la Syrte à l’Océan : qu’ils le
doivent à une origine commune, ou aux exigences d’une vie menée dans des conditions
identiques, ces différents groupes, bien que très éloignés les uns des autres, ont-malgré les
modifications apportées dans leurs mœurs, leur religion et leur langage par les invasions
successives : arabe, turque, espagnole et française-gardé un ensemble de coutumes et de
traditions uniformes, qu’on retrouve en Tripolitaine comme au Maroc, en Algérie comme en
Tunisie669.

Le journal profite de la proximité des lecteurs avec un lieu car l’intérêt demeure
toujours vivace. Le nom de la ville « Tlemcen » évoque toujours un souvenir pour le lecteur.
L’inédit introduit par le voyageur est incarné par la thématique qui vient enrichir les
connaissances sur la région de Tlemcen. En effet, le voyageur se livre dans son reportage à
une étude ethnographique du type humain de la région et il n’oublie pas de convoquer
l’histoire pour inscrire son récit dans une sorte de « journalisme anthropologique» comme le
souligne Martine Lavaud dans un article670.
Dans les récits sahariens, la ville de Biskra est un carrefour par où transitent tous les
voyageurs qui veulent partir à la conquête du désert algérien. Chaque voyageur essaye d’en
parler mais en développant différents aspects. Victor Largeau raconte l’épopée de l’instituteur
Mr Colombo qui a fait des miracles à Biskra en alphabétisant les autochtones. Les
personnages atypiques deviennent légendaires et opèrent une rupture avec les paysages
parfois monotones du désert. Victor Largeau met en exergue l’enthousiasme des enfants pour
la langue française en ces termes : « Comme nous avions promis un sou à tous ceux qui
pourraient tracer leur nom sur le mur, ils se mirent à calligraphier avec une grande sûreté de
main toutes les appellations musulmanes imaginables671 ». L’inédit se décline à travers les

668
Charles de Mauprix, « Six mois chez les Traras (Tribus Berbères de la province d’Oran) » Le Tour du monde,
1889.
669
Ibid., p. 353
670
Martine Lavaud, « Archiver l’Humanité : Sciences, illustration et reportage anthropologique à l’aube du XX e
siècle », Marie Eve Thérenty, Guillaume Pinson (dir), Autour de Vallès, l’invention du reportage, N°40, 2010.
671
Victor Largeau, Ibid., p. 4.
297
réussites françaises en colonie. Le voyageur fait de la propagande à peine dissimulée pour les
bienfaits de la colonisation en Algérie.
Les voyageurs en Algérie montrent qu’ils prennent certaines précautions avant
d’entamer leur voyage. La recherche documentaire sur l’Algérie demeure un aspect
primordial et c’est cette précaution évidente de prime abord, qui permet d’éviter l’écueil de la
redite. Á partir de là, les voyageurs s’inscrivent dans la perspective de l’inédit. Cet inédit se
décline en recourant à la fictionnalisation ou en étoffant les récits sur les lieux déjà visités par
des informations ou des connaissances nouvelles.
3) Le voyageur s’habille en explorateur

Rares sont les voyageurs en Algérie qui se nomment explorateurs ou revendiquent ce


statut. Peut- être que le terme est galvaudé à l’époque ou difficile à assumer devant les
grandes figures emblématiques que sont devenues Henry Morton Stanley ou Pierre Savorgnan
de Brazza672. Il faut dire aussi que le voyage en lui-même est une exploration, par conséquent
les voyageurs établissent un accord tacite avec les lecteurs pour suggérer que le but qu’ils
recherchent est la découverte et/ou l’exploration d’univers inconnus jusque là. Ils laissent en
quelque sorte aux autres le soin de les nommer ainsi. Sylvain Venayre explique l’état d’esprit
qui prévalait à l’époque, quand il écrit :
Peut être les explorateurs ont-ils préexisté à ce XIXe siècle qui les a définis, en Europe, dans
leur sens moderne. Depuis la renaissance au moins, voire depuis Marco Polo, et même avant,
des voyageurs sont partis dans des lieux peu ou pas connus des Européens pour en rapporter
des connaissances nouvelles673.

Mais, il existe une volonté particulière chez tous les voyageurs en Algérie d’aller
toujours plus loin et de percer tous les mystères de la colonie. Ils instaurent une forme de
compétition à rebours avec leurs prédécesseurs. Ils veulent démontrer qu’ils voyagent
autrement car ils bénéficient des nouvelles techniques et de la paix retrouvée en colonie suite
à la pacification totale du territoire. Ils montrent aussi qu’on ne voyage pas de la même façon
au XIXe siècle et à l’aube du XXe siècle.
Nous examinerons dans cette partie du chapitre, comment les voyageurs en Algérie
évoquent l’exploration et par quel biais ils l’introduisent dans le récit.
Victor Largeau est le seul voyageur en Algérie qui ose utiliser le mot « explorer », il
l’annonce dès l’entame de son récit : « C’était en 1874. J’avais formé le projet d’explorer le

672
Edward Berenson, Les héros de l’Empire, Brazza, Marchand, Lyautey, Gordon et Stanley, à la conquête de
l’Afrique, Paris, Perrin, 2012.
673
Sylvain Venayre, Panorama du voyage 1780-1920, Paris, Les Belles Lettres, 2012, p. 216.
298
Sahara au double point de vue commercial et scientifique674». Il reste fidèle à sa formation de
géographe et comme le souligne Norbert Dodille : « La collaboration entre géographes d’une
part, politiques et militaires d’autre part, va de soi, en particulier aux yeux des uns et des
autres. Il est clair que l’expansion coloniale ne peut que bénéficier aux géographes et
réciproquement675 ». Victor Largeau inscrit son action dans la droite ligne de ce qu’attend la
société de géographie de ses adhérents comme implication. Par ailleurs, il exprime clairement
son attachement aux principes de cette société savante quand il écrit : « Je crus sage de suivre
le conseil de M. Hertz, le savant modeste et dévoué qui venait de fonder la Société de
Géographie commerciale676 ». Le secrétaire général de cette société savante énumère les
objectifs qui guident leur action dans leur bulletin trimestriel qu’ils publient:
on rêve enfin des temps où la France possédait un plus grand empire colonial qu’à présent
l’on veut, en contribuant à répandre la connaissance de la terre et de ses habitants et de ses
produits, en travaillant à former des voyageurs hardis et des négociants instruits, en
augmentant ses propres connaissances, favoriser le développement industriel et commercial de
la France, en augmenter la prospérité et ouvrir de nouveaux champs à sa mission
civilisatrice677.

Le voyageur Charles de Mauprix parle dans son récit de voyage678 d’exploration


géographique et démographique mais avec des mots bien à lui. Ainsi, il affirme : « La chaîne
des Traras, orientée parallèlement au littoral et dirigée S.-O.N-E., est coupée par le 35°degré
de latitude nord et le 4e de longitude ouest du méridien de Paris. La population totale de cette
tribu de montagnards est d’environ neuf mille individus 679 ». Le voyageur invite le lecteur à
explorer l’univers auparavant inconnu de cette tribu. Il donne d’autres détails pour intéresser
les lecteurs à son voyage d’études. Il évoque la durée de son voyage qui est quand même
longue : « j’ai passé six mois, en majeure partie chez les Beni Ouarsous 680 », avant qu’il
n’ajoute : « Je conserve de leur pays l’impression des sites les plus pittoresques et les plus
sauvages que j’ai vus681 ». Cette immersion dans l’environnement d’une tribu algérienne
montre ce désir d’exploration que tout un lexique rend présent à l’esprit à travers des mots
comme « sauvage » et « pittoresque ». Ces mots aiguisent la curiosité des lecteurs par leur
charge sémantique qui renvoie à l’aventure et à des mondes hermétiques qui méritent la

674
Victor Largeau, ibid., p.1.
675
Norbert Dodille, op.cit., p.78
676
Ibid., p. 2.
677
Gauthiot, « Bulletin de la société de géographie commerciale de Paris », Bulletin de la société de géographie
commerciale de Paris, T.1, 1878, p. 1-2.
678
Charles de Mauprix, « Six mois chez les Traras (Tribus Berbères de la province d’Oran) » Le Tour du monde,
1889.
679
Ibid., p. 354.
680
Ibid., p. 354.
681
Ibid, , p. 354.
299
prospection. La durée de l’immersion prend tout un semestre et dénote qu’il a pris le temps
de se familiariser avec les mœurs de cette tribu. Toutes ces manœuvres langagières et
scientifiques relèvent de l’exploration d’un monde nouveau et inconnu.
L’observation des comportements autochtones est une forme d’exploration
anthropologique car il s’agit de décrire des rites et des manières d’être qui sont étrangers à la
société européenne. Ainsi, Le reporter Daniel Arnauld fait ce travail pour le Journal des
voyages et des aventures de terre et de mer, et propose aux lecteurs dans son article de
découvrir l’univers des « nègres algériens » dans la série que le journal intitule « Mœurs et
coutumes de l’Algérie », un titre qui renvoie à l’ouvrage éponyme d’Eugène Daumas 682. Le
voyageur donne comme titre à son récit « Une fête nègre à Alger 683». Daniel Arnauld déplore
que cette communauté ne se laisse pas approcher facilement et que la seule manière d’entrer
en contact avec elle, soit de l’observer de l’extérieur. Il écrit à cet effet :
Les nègres forment à Alger une classe à part dont les habitants diffèrent de celles des autres
indigènes. Il est difficile des les observer, car ils sont mystérieux et défiants : tantôt silencieux
à l’excès, tantôt d’une gaieté bruyante, ils ne se prêtent jamais volontiers aux interrogations.
Cependant si l’on veut se contenter d’étudier leur vie extérieure, on ne tarde pas à la trouver
pleine de particularités curieuses684.

Le voyageur-reporter réalise avec cette enquête les limites du travail sur le terrain où
l’enquêteur ne peut avoir accès à toutes les informations. Mais, il trouve la parade pour
dépasser cet écueil et pense pouvoir pénétrer les mystères de cette communauté qui est
imperméable aux étrangers comme s’il s’agissait d’une société secrète ou d’une société
occulte. Le voyageur insinue à travers ses affirmations que « les nègres algériens » sont une
sorte de secte et des adeptes des sciences occultes. Des mots comme : « mystérieux, défiants
ou silencieux » qu’il emploie à dessein renforcent cette idée de secte et de société méfiante ne
se laissant pas aborder par des intrus. Son récit fondé sur l’observation extérieure sonne
comme une exploration superficielle mais aussi, dénote le refus de la société autochtone dans
son ensemble de se livrer à l’œil et aux questionnements du voyageur qui est considéré
comme un voyeur ou un indésirable.
Les péripéties du voyage et l’immersion dans un ailleurs inconfortable héroïsent le
voyageur et l’élèvent comme nous l’avons déjà souligné au statut de l’être exceptionnel. Ce
départ vers l’ailleurs recèle un fort désir d’exploration que confirme Bernard Mouralis, quand
il écrit :

682
Publié par Hachette en 1853.
683
Daniel Arnauld, « Une fête Nègre à Alger », Le Journal des voyages et des aventures de terre et de mer,
1886.
684
Ibid., p. 87.
300
Le départ correspond à un choix éthique qui se caractérise par le refus de vivre dans ce monde
et d’adhérer aux valeurs et aux certitudes de tous ordres qu’il représente. Refus du quotidien,
de la grisaille, du conformisme et surtout de la sécurité : acte de courage, d’abord. Sous cette
forme, l’exotisme se confond avec l’exploration d’un monde inconnu dont la première
manifestation peut se traduire chez le voyageur par l’impression du risque encouru et du
danger dont on ne reviendra peut être pas685.

Tout départ et tout voyage est une exploration en soi. Les voyageurs ne l’affirment pas
dans leurs écrits car ils se savent, explorateurs en puissance.

685
Bernard Mouralis, Les contre- littératures. op.cit., p.101.
301
Chapitre3 : Le récit de voyage ou l’invention de l’enquête ethnologique
Le voyage permet l’accès à de nouveaux pays et favorise la rencontre d’autres
populations. Le voyageur saisit cette occasion unique et rend compte de ces échanges entre
cette altérité inconnue et lointaine et lui même. Ainsi, la découverte de l’Algérie et de son
vaste territoire aide les voyageurs à cerner cet autochtone dans tous les sens du terme. Les
récits produits regorgent de descriptions anthropomorphiques et accordent aux rites religieux
un intérêt particulier. Par ailleurs, la culture du pays et ses multiples déclinaisons régionales
en différents dialectes et langues fascinent au plus haut point les voyageurs. Enfin, le folklore
de la société d’accueil trouve aussi pour sa part une large place dans les récits de voyage. Un
riche éventail d’outils est mis en branle pour mieux comprendre le fonctionnement de
l’autochtone. Ces thématiques et ses outils peuvent s’insérer dans l’étude ethnologique dont la
société fait l’objet. En effet, l’ethnologie contamine les récits de voyage du XIX e siècle au
plus haut point, avant sa constitution en science autonome avec une nouvelle méthodologie au
XXe siècle. Jean Poirier retrace la genèse de cette science en ces termes:
Les mots ethnologie et ethnographie sont, eux, de véritables néologismes. Mais leur
signification a connu divers avatars. Ethnologie paraît, en 1787, sous la plume de Chavannes
dans un livre intitulé Essai sur l’éducation intellectuelle avec le projet d’une science nouvelle.
Érudit et philosophe, l’auteur, à tendance moralisatrice, voyait dans cette discipline une
branche de l’histoire, ou, plus exactement, de la philosophie de l’histoire, consacrée à l’étude
des étapes de l’homme en marche vers la civilisation, dans un cadre qui était évolutionniste
avant la lettre. Mais, très vite, ethnologie a pris une acception raciologique, en désignant la
science consacrée à l’analyse des caractères distinctifs des divers types humains et à l’étude de
la formation des ensembles raciaux. Ce n’est que vers le début du XX e siècle que le mot
prendra sa signification actuelle686.

Le voyage constitue pour l’ethnologie un poste d’observation sans égal pour connaître
l’autre et la société où il vit. Dans les différents récits de voyage chacun des voyageurs
introduit ses normes et sa méthode de travail pour donner à sa mission une teneur scientifique
et exhaustive.
Nous verrons comment le voyageur s’habille en ethnologue pour aborder l’altérité
autochtone, et dans quelle mesure ses observations peuvent être considérées comme fiables ou
juste des effets rhétoriques qui privilégient le pittoresque. Enfin, nous examinerons si le récit
de voyage est la matrice du journalisme anthropologique.
A) Le voyageur ethnologue

Tous les voyageurs développent une curiosité sans commune mesure pour la vie
quotidienne et les mœurs de la société d’accueil. Les récits de voyage deviennent des lieux de

686
Jean Poirier, Histoire de l’ethnologie, Paris, PUF, collection « Que sais-je ? », 1984, p. 20.
302
convergence où les descriptions des types humains qui habitent les contrées découvertes,
trouvent un grand écho. Les comportements des autochtones sont scrutés sans aucune
concession. Les voyageurs en Algérie perpétuent la tradition qui a prévalu jusqu’au XIX e
siècle, et que résume Sylvain Venayre dans cet extrait:

Les arts apodémiques avaient fait de la découverte de l’autre une des vertus majeures du
voyage. Au XIXe siècle, on répétait volontiers le mot de Montaigne, selon lequel il fallait
voyager pour « rapporter principalement les humeurs de ces nations et leurs façons, et pour
frotter et limer notre cervelle contre celle d’autrui ». Au contact des autres, le voyageur devait
apprendre. En observant leurs mœurs, il combattait ses propres préjugés, ou ceux de son pays,
et gagnait en raison687.

Cependant, le contexte colonial où prévaut le discours de la mission civilisatrice de la


France, influence les voyageurs en Algérie. Ils viennent avec les présupposés qu’ils ont sur la
société autochtone et leur objectif sera de confirmer l’idée qui proclame la supériorité de
l’Européen sur le colonisé. Ce voyage prend alors une orientation idéologique. Le voyageur
accomplit son périple en ayant des notions théoriques qui lui permettent de se familiariser
avec les techniques d’investigation et la manière de mener à bien une telle aventure sur le
terrain. C’est ainsi, que les voyageurs dans leurs pérégrinations procèdent systématiquement
aux comparaisons entre la société occidentale et la société autochtone. Ces comparaisons
minorent la société colonisée pour légitimer la présence coloniale qui se doit de civiliser les
autochtones. Ce travail sur la société d’accueil facilite la tâche aux autorités coloniales dans
l’appréhension de ces nouvelles sociétés humaines. L’objectif à atteindre, reste le triomphe de
l’ordre colonial dans les territoires conquis.

Nous allons voir comment le voyageur s’approprie les différentes disciplines de


l’esprit et de la connaissance pour enrichir son récit, quelle place occupe l’ethnologie dans le
récit de voyage et enfin comment s’effectue l’enquête l’ethnologique sur le terrain.

1) Le voyageur à tout faire


Le voyageur en Algérie se fixe toujours l’objectif d’atteindre l’horizon de
l’exhaustivité pour son récit. Il a surtout en mémoire le peu de savoir que l’on a produit sur
l’Algérie, du fait de l’enfermement du pays dans une autarcie, que les Ottomans ont imposé
durant trois siècles. Le voyageur adopte à partir de ce constat de carence sur le sujet
« Algérie », une démarche omnisciente et encyclopédique, où il montre aux lecteurs qu’il a

687
Sylvain Venayre, Panorama du voyage, op.cit., p. 252.
303
une curiosité sans limites pour tous les aspects de la vie algérienne. C’est un état d’esprit qui
épouse les préoccupations de l’époque comme le rappelle Sylvain Venayre:
Tout au long du XIXe siècle le voyageur fut ainsi, héritier en cela des principes formulés
depuis la renaissance, une figure mobile du curieux. Les guides énuméraient à l’envi les
innombrables « curiosités » qui devaient fixer son attention. Ils s’adressaient à lui comme à un
« curieux » ou encore, reprenant une terminologie des XVIIe et XVIIIe siècles, un « amateur ».
Cette curiosité, toutefois, devait être contenue dans certaines limites. Elle s’exerçait sur des
objets bien définis. Pour le dire comme le Rousseau de L’Émile, si souvent cité, « Voyager
pour s’instruire est encore un objet trop vague ; l’instruction, qui n’a pas un but déterminé,
n’est rien. » Ce but était souvent la connaissance de l’histoire, celle de l’art ou celle de la
nature688.

En effet, les voyageurs s’inspirent largement des recommandations rousseauistes pour


élaborer leurs récits. Ils donnent l’impression d’avoir intégré le modèle proposé ci-dessus.
S’agissant de la connaissance de l’histoire, la plupart des voyageurs consacrent de longs
développements au passé de la colonie, comme nous l’avons vu avec la période romaine 689, et
qui a donné lieu à une littérature abondante et à la publication d’un périodique, la Revue
Africaine. Certains faits coïncidant avec le début de la colonisation, trouvent une place de
choix dans les journaux avec une thématique dominante se rapportant à l’installation des
colons et la valorisation des terres agricoles qu’ils ont accomplie dans la douleur. De leur
côté, les voyageurs militaires saturent leurs écrits par les récits héroïques qui ont vu l’armée
coloniale venir à bout de la résistance des autochtones.
D’autres thèmes liés à l’histoire de la fondation des villes algériennes sont remis en
mémoire par les voyageurs. L’évocation du passé de ces villes à caractère orientale exprime
une forme de regret qui s’empare du voyageur de ne pas retrouver le charme exotique qui les
caractérise. Ainsi, un voyageur anonyme retrace l’histoire de la naissance de la ville côtière de
Mostaganem située à trois cents kilomètres à l’ouest d’Alger pour les lecteurs de son journal:
Les chroniques musulmanes font remonter au douzième siècle la fondation de la partie arabe
de Mostaganem. Gouvernée d’abord par le chef sarrazin Yousouf, elle serait ensuite tombée
aux mains d’un autre chef, Ahmed–el-Abd, dont les descendants auraient conservé cette
possession jusqu’au seizième siècle, où les Turcs s’en emparèrent, sous le commandement de
Khaïr-Eddin, surnommé Barberousse. Ce dernier agrandit son enceinte, la fortifia, et de ce
temps date l’importance de Mostaganem690.

Dans ce grand reportage le voyageur retient le leitmotiv de la presse créée par Édouard
Charton qui est « d’éduquer et d’instruire691 », et livre aux lecteurs différents renseignements

688
Sylvain Venayre, Panorama du voyage, op.cit., p. 165-166.
689
Voir supra, chapitre 2 et 3 de la 2e partie.
690
Anonyme, « Mostaganem », Le Magasin Pittoresque, avril 1844, p. 129-130.
691
Marie-Laure Aurenche, «L’invention des magazines illustrés au XIX e siècle, d’après la Correspondance
générale d’Édouard Charton (1824-1890)», Médias 19 [En ligne], Publications, Guillaume Pinson (dir.), La
304
qui ont trait à la géographie, à la démographie et à la richesse de la composante humaine
algérienne où différentes communautés religieuses cohabitent:
La population de Mostaganem a dû être jadis fort considérable. En 1830, à en juger par
l’étendue de la ville, comparée aux habitudes du pays, elle pouvait être évaluée à 15000
habitants. Réduite à 3 ou 4000 en 1837, elle ne se composait plus à la fin de 1839 que de 1423
Musulmans, 400 israélites et 282 chrétiens692.

Le voyageur garde toujours la perspective historique pour effectuer des va-et-vient


entre le passé et le présent. L’éclairage par l’histoire permet de comprendre le présent de la
colonie. Cependant dans le cas de Mostaganem, il s’agit d’expliquer en filigrane la raison de
la diminution du nombre des habitants. Le voyageur n’ose pas l’écrire mais cela est
certainement dû à la violence de la conquête qui comme nous l’avons vu ailleurs a fait fuir
beaucoup de citadins vers la campagne693.
Le voyageur poursuit ses pérégrinations dans le passé et maintient le cap sur l’histoire
de la région pour affirmer qu’elle est digne d’intérêt lorsqu’il rappelle que :
Le territoire de Mostaganem était couvert autrefois d’une population nombreuse, de
plantations et de cultures, de villes et de villages. Quand la paix sera affermie, il sera possible
d’y créer des centres de colonisation européenne, et d’y rétablir les grandes exploitations
agricoles qu’y fondèrent, au seizième siècle, un grand nombre de familles maures, attirées par
la fertilité du sol. La culture du coton fut à cette époque importée avec succès dans cette partie
de l’Algérie. Les villes de Mostaganem, de Tijdid, de Tijdida et de Mazagran, dont la
domination sarrazine avait jeté les premiers fondements, comptaient ensemble à cette époque
une population d’environ 40000 âmes, et ne tardèrent pas à s’enrichir par le commerce. Les
invasions espagnoles, les incursions des Arabes, l’incurie ou l’avidité des gouverneurs turcs,
paralysèrent dans la suite ce mouvement, et, en 1830, au moment de la prise d’Alger, les
habitants du territoire de Mostaganem produisaient à peine les objets nécessaires à leur
consommation694.

Par ailleurs, le récit s’adresse aussi aux autorités coloniales qui puisent dans ces écrits
toutes les informations utiles au maintien de la domination qu’ils ont sur le territoire conquis.
Le voyageur joue le rôle de l’informateur pour l’administration coloniale car il se sent investi
d’une mission de pionniers à la découverte de territoires inédits. Dans son écrit, ce voyageur
anonyme met en avant les potentialités de la région et sa capacité à devenir un lieu adéquat
pour drainer le flux des nouveaux colons qui cherchent à s’y établir. La vacuité du territoire
algérien est un thème récurrent qui participe de la justification de la colonisation du pays.

lettre et la presse : poétique de l’intime et culture médiatique, mis à jour le : 20/04/2012, URL :
http://www.medias19.org/index.php?id=331.
692
Ibid., p. 130.
693
Charles André Julien, Histoire de l’Algérie contemporaine, op.cit.
694
Ibid., p. 129.
305
Les voyageurs introduisent beaucoup disciplines dans leurs récits. Ainsi, après
l’histoire, la géographie et la démographie, Ernest Zeys, en universitaire avisé, fait appel à la
bibliophilie ou ce qui deviendra dans la deuxième moitié du vingtième siècle la codicologie,
c'est-à-dire la science qui étudie les manuscrits et les calligraphies, pour donner un caractère
scientifique à sa mission dans le Sahara algérien. Ernest Zeys montre sa passion pour les
manuscrits autochtones mais il décèle chez les Algériens comme une nonchalance atavique
envers les activités de l’esprit. Il les accuse de ne pas savoir prendre soin de ces trésors
intellectuels. Et cela transparaît pour lui dans les qualités esthétiques de ces manuscrits qui
sont faits d’une manière bancale. Pour étayer ses observations, il dresse un constat
implacable:
Je constate en passant que les manuscrits mozabites sont généralement médiocres, au double
point de vue de la calligraphie et de l’orthographe. Les imprimés ne sont pas meilleurs : le
papier en est grossier, les caractères peu élégants. C’est toujours l’austérité d’une race de
sectaires ennemie du luxe et de l’art, le plus grand de tous les luxes. Pour eux, l’écriture n’est
que le véhicule obligé de la pensée, le véhicule importe peu. Ils n’ont d‘ailleurs pas de
littérature, pas de poésie. Des annales, des traités juridiques ou religieux-ce qui est tout un, - le
reste ne mérite ni d‘être écrit, ni d‘être imprimé 695.

Dans cet extrait le voyageur s’en prend au patrimoine culturel des autochtones qu’il
juge très approximatif. Il y voit un manque de goût artistique et de savoir faire chez les
Algériens. Par ailleurs, il trouve cette production intellectuelle algérienne indigente. Surtout
quand, il nie l’existence de la poésie dans la société autochtone, ce qui est une contre-vérité
historique car beaucoup de travaux de l’époque et aussi d’autres très récents ont montré
l’existence d’une riche production poétique dans les deux langues algériennes l’arabe et le
berbère696.
Les voyageurs comme nous l’avons constaté mobilisent beaucoup de savoirs pour
produire des récits exhaustifs. Ils incarnent l’omniscience et donnent au voyage en Algérie les
teintes des grandes expéditions scientifiques, dont celle d’Egypte reste le modèle de référence.
2) Le voyageur, un ethnologue en puissance
Parmi les savoirs les plus en vogue au XIXe siècle, l’ethnologie occupe une place
prépondérante dans le champ scientifique et littéraire. Par ailleurs, l’ethnologie et
l’ethnographie suscitaient de grands débats dans les sociétés savantes sur leurs définitions,
leurs champs d’investigation et les points de discordes qui peuvent les séparer. Cependant,
l’anthropologue Abel Hovelacque trouve que les deux disciplines sont très proches l’une de

695
Ernest Zeys, « Voyage d’Alger au M’Zab », Le Tour du monde, 1891, p.307
696
Voir à cet effet les ouvrages de Si Amar Boulifa, Recueil de poésies kabyles, Alger, 1904, Paris, réédition
Awal, 1990. Mouloud Mammeri, Les Isefras de Si Mohand ou M’hand, Paris, Maspéro, 1969. Assia Djebar,
L’amour et la Fantasia, Paris, Albin Michel, 1995.
306
l’autre car « le sujet de l’étude de l’ethnologie et de l’ethnographie est donc un sujet général,
celui des populations de la terre697 »: pour lui la différence se situe au niveau « des
terminaisons logie et graphie698 ». Il définit en ces termes les deux terminaisons:
L’ethnographie a donc pour objet l’étude descriptive des populations, - et cette étude peut être
faite soit sous le rapport de la race, soit sous le rapport de la nationalité, soit encore sous
d’autres rapports. La désinence logie indique une étude beaucoup moins précise, ou, pour
mieux dire, beaucoup plus général. Son sens propre est celui de « doctrine, théorie, discours,
traité »699.

Les voyageurs et les explorateurs véritables héros de leur époque, révolutionnent les
connaissances et ouvrent de grandes perspectives à la pensée humaine. Jean Poirier rappelle
l’apport des voyageurs et explorateurs dans l’essor des études ethnologiques en ces termes:
L’ouverture du monde occidental sur l’outre-mer acquiert une dimension universelle : le
champ de la connaissance de l’homme exotique atteint l’ensemble des continents. Nous ne
pouvons rappeler ici l’histoire des contacts ainsi noués avec les populations « estranges ». Il
nous suffira d’évoquer les découvreurs de l’Océanie (Cook, Forster, Parkinson, La Pérouse,
Roggeveen, Vancouver), les premières explorations de l’Afrique avec les Ecossais J. Bruce et
Mungo Park, les voyages de Nienbuhr en Arabie, les missions d’Orient, de l’Amérique. Toute
une ethnologie « rétrospective » serait à faire à partir des documents rassemblés par les
explorateurs et les voyageurs qui ont écrit leur témoignage. Parmi les compilations et les
« histoires générales » qui paraissaient alors, on retiendra les synthèses de Prévost et du
président de Brosses700.

Les voyageurs consolident les études ethnologiques qui deviennent incontournables


dans tous les récits de voyage et les articles concernant les pays lointains. Le voyage en
Algérie contribue à sa façon à l’essor de cette discipline par le foisonnement des références
aux autochtones et leur immersion dans un milieu naturel inédit. Les voyageurs privilégient
dans ce domaine les aspects culturels et religieux des autochtones qui sont multiples. La
population locale par la richesse de ses composantes pratique au moins deux cultes différents :
la religion musulmane et le judaïsme.

697
Abel Hovelacque, « Ethnologie et ethnographie ». In: Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris, II°
Série. Tome 11, 1876. pp. 298-306. Pour l’ethnologie au sens moderne du terme : « On peut situer la naissance
de l’ethnologie universitaire entre deux dates symboliques: 1925 et 1938. C’est en 1925 que fut crée l’institut
d’ethnologie de Paris par Lévy-Bruhl, Mauss et Rivet. Sous l’impulsion particulièrement des deux derniers fut
formée la première génération d’ethnographes professionnels. Ceux-ci, à la différence de leurs maîtres qui
n’avaient pas mené d’enquêtes ethnographiques, non seulement connurent l’expérience de terrain, mais
commencèrent par elle. Ils firent paraître à leur retour de mission les résultats de leurs recherches dans des
publications spécialisées qui, pour la plupart, venaient d’être créées, comme la collection « Travaux et mémoires
de l’institut d’ethnologie » (inaugurée en 1926) ou le Journal de la société des africanistes (dont le premier
numéro date de 1931). Ce processus de fondation se poursuivit avec la réorganisation du musée d’Ethnographie
du Trocadéro (1929-1930), avant que celui-ci soit démoli pour laisser place au musée de l’Homme, ouvert à la
fin de 1937 et inauguré en juin 1938. In, Vincent Debaene, L’Adieu au voyage, Paris, Gallimard, Bibliothèque
des Sciences Humaines, 2010, p. 45.
698
Ibid., p. 299.
699
Ibid., p. 299.
700
Jean Poirier, Histoire de l’ethnologie, op.cit., p. 13.
307
Le Magasin Pittoresque accorde une large place aux études ethnologiques de la
société autochtone. Ainsi, le folklore qui se définit comme la « science des traditions, des
usages et de l’art populaire d’un pays 701 », se décline dans les articles à travers les thèmes des
fêtes, des mariages et des pratiques religieuses. Le voyageur-journaliste évoque pour les
lecteurs, « Les fiançailles » dans la communauté juive. Ce thème à vocation festive intéresse
les lecteurs car il leur fait découvrir les usages d’une communauté qui vient d’accéder à la
nationalité française grâce à la promulgation du décret Crémieux (article paru une année après
cet événement majeur dans l’histoire de la colonisation). Le voyageur ne perd pas de vue
l’aspect historique et commence son écrit en parlant de l’installation des Juifs en Afrique du
nord :
Les Juifs sont nombreux en Algérie et ils l’ont été de tout temps. Leur religion fut introduite
dans ce pays par des émigrants qui, après avoir quitté la Palestine, formèrent d’abord des
tribus indépendantes en Arabie, dans l’Hedjaz et l’Yemen, et de là passèrent en Afrique. La
plus grande partie des Berbères la professaient au moment de l’invasion musulmane 702.

Après ce détour par l’histoire, le voyageur aborde la signification et l’importance de ce


rituel qui précède les épousailles et la conclusion du contrat de mariage. Le voyageur raconte
le déroulement de cette cérémonie :
Les fiançailles ont une grande importance, car elles engagent complètement les futurs époux.
Il en était ainsi chez les anciens Hébreux. Lorsqu’un jeune homme, ou plus ordinairement ses
parents pour lui, avaient fait choix d’une épouse, le père allait trouver les parents de celle-ci
afin de faire la demande en mariage et de stipuler les conventions nécessaires, notamment ce
qui concernait le mohar (somme d’argent considérée comme le prix de la fille dû au père ;
cette coutume remontait au temps des patriarches) et les cadeaux qu’elle devait recevoir. Tout
étant terminé, on demandait à la jeune fille son consentement, dont la loi traditionnelle fait une
condition nécessaire703.

Le voyageur insiste sur le respect de la tradition par les membres de la communauté


juive, des traditions qui semblent immuables depuis des millénaires, car elles se perpétuent
dans un présent colonial déstabilisant par ses nouvelles normes. Cependant, l’ordre colonial a
permis à la communauté juive de s’émanciper de sa condition en accédant à la nationalité
française.
En 1879, dans le même journal, un autre anonyme donne à lire aux lecteurs « Le
mariage arabe » et comme le rédacteur de l’article sur « les fiançailles juives », le journal
insiste sur la « transaction commerciale » qui caractérise les alliances matrimoniales chez les
autochtones. L’auteur met en avant les exigences du père de la mariée qui dépassent

701
Le Petit Robert, Dictionnaire de la langue française, p. 800.
702
Anonyme, « La population Juive de l’Algérie, Fiançailles », Le Magasin Pittoresque, mai 1871, p. 161.
703
Ibid., p. 162.
308
l’entendement pour l’époque dans une société très pauvre. Ainsi, dès l’incipit de l’article, le
voyageur écrit :
En Algérie, chez les Arabes comme chez les Kabyles, il ne se conclut aucun mariage sans
qu’une dot soit apportée, non pas par la fiancée à celui qui l’épouse, mais par ce dernier au
père de la jeune fille. Le mari achète positivement sa femme. Aussi le grand nombre des filles
dans une famille est-il considéré comme une richesse. Cette dot consiste en une somme
d’argent (assez ordinairement cent douros, environ 540 francs), à laquelle s’ajoute
quelquefois, selon la fortune du futur époux, le don d’un ou de plusieurs nègres ou négresses.
Le père exige, en outre, pour sa fille des présents dont il fixe la nature et la valeur : colliers,
bracelets de bras et de pieds, étoffes du Soudan, divers vêtements, avec une quantité
déterminée de blé, d’orge, de beurre, d’épices et de parfum704.

Les deux voyageurs, à dix ans d’intervalle, mettent en exergue l’esprit mercantile qui
prévaut chez les autochtones. Le journal montre aussi à travers ces articles que la société
autochtone est non seulement esclavagiste mais aussi que tout être humain est une vulgaire
marchandise. L’individu a une valeur marchande et ce commerce peut concerner la propre
progéniture du vendeur qui n’hésite pas à en fixer le prix pour les maris/acheteurs intéressés.
Il affirme que les filles ne se marient pas mais « sont vendues », et qu’elles constituent un
capital que le possesseur fructifie à chaque mariage. Le journal à travers ce genre d’articles
cherche à frapper les esprits par le côté « sensationnel » de la situation qui provoquerait
l’adhésion des lecteurs. Dès lors, l’article bascule dans le pittoresque et l’exotisme. La
célébration devient secondaire à côté de la transaction commerciale évoquée. Vincent
Debaene explique les dérives de l’ethnologie de l’époque en ces termes:
Science de l’homme qui ne peut se prévaloir d’une exclusivité sur son objet, l’ethnologie est
« pour son dommage une discipline hautement pittoresque », ce qui la condamne à lutter sans
cesse contre « la vieille confusion entre l’étude de l’homme hors des frontières et la relation
superficielle du voyageur ». Les autres sciences luttaient contre les abus rhétoriques et le
manque de sérieux de ceux qui se prétendaient connaisseurs ; l’ethnologie devrait combattre
un nouvel ennemi : le sensationnel705.

Les pratiques religieuses des autochtones constituent aussi un sujet de curiosité et elles
sont retranscrites dans la presse à travers les activités des différentes confréries qui ont droit
au chapitre sur la scène du culte. Le Magasin Pittoresque semble friand des légendes qui
sortent de l’ordinaire et que colportent les autochtones pour expliquer l’avènement de certains
faits historiques liés à l’émergence des grandes figures algériennes de l’époque. Ainsi le
journal évoque comment l’émir Abdelkader, héros de la résistance contre la colonisation, a
hérité du trône de roi de l’ouest algérien :
D’après une légende rapportée par M. E. Neveu dans son ouvrage sur certains ordres religieux
des musulmans d’Algérie, voici quelle serait l’origine de la subite élévation d’Abd-el-Kader
704
Anonyme, « Le mariage arabe en Algérie » Le Magasin Pittoresque, juin 1879, p.177-178.
705
Vincent Debaene, L’Adieu au voyage, op.cit., p. 62.
309
au rang de sultan de l’Ouest. En 1828, Abd-el-Kader, s’étant rendu à Bagdad avec son père
Mahi-ed-Din, priait dans une des chapelles consacrées à Mouley Abd-el-Kader. Tout à coup le
marabout entra sous la forme d’un nègre, et tenant à la main trois oranges.
- Où est le sultan de l’Ouest ? demanda-t-il à Mahi-ed-Din. Ces trois oranges sont pour lui.
- Nous n’avons pas de sultan parmi nous, répondit Mahi-ed-Din.
- Tu te trompes, lui dit le marabout, le règne des Turcs va finir en Algérie, et ton fils Hadj
Abd-el-Kader sera sultan des Arabes.
Quatre années plus tard, en 1832, lorsque les chefs et les marabouts de la province d’Oran se
réunirent à Eresbia, dans la plaine d’Eghr’is, pour mettre un terme à leurs dissensions en se
donnant un chef Mouley Abd-el-Kader706.

Les confréries religieuses ont une grande importance dans la vie sociale en Algérie.
Elles sont nombreuses et se trouvent disséminées sur tout le territoire algérien. Elles exercent
une grande influence sur la vie quotidienne des autochtones, car elles ont été fondées selon les
croyances par des saints-hommes aux pouvoirs surnaturels. Les légendes construites autour
des saints-fondateurs leur procurent une aura et un pouvoir sur les gens sans commune
mesure. Ces confréries ont pour siège des lieux dénommés « Zaouia » où trône le tombeau du
fondateur que les gens viennent visiter pour avoir la bénédiction ou faire des prières. La
confrérie est dirigée par un docteur de la loi qui fait office d’Imam et reçoit les gens qui lui
soumettent différentes doléances et puis les aide à résoudre certains de leur problème comme
les litiges. Octave Depont et Xavier Coppolani ont remis un mémoire au gouverneur général
de l’Algérie sur les confréries où ils détaillent leurs activités et la position de l’Islam par
rapport aux confréries:
Les pays de l’Islam sont couverts de zaouïa (tekkié en Turquie) qui renferment les restes
vénérés d’un Saint. Autour d’elles, se dressent quelques bâtiments où les croyants reçoivent
l’hospitalité et, quand ils le désirent, l’enseignement religieux ou mystique : c’est là le culte
maraboutique. Ce culte, théologiquement contraire au Coran, qui n’admet pas d’intermédiaire
entre l’homme et Dieu, a plongé dans une sorte d’anthropolâtrie, le croyant simpliste et
incapable d’abstraire l’idée du monothéisme de son prophète 707.

Le culte des marabouts est considéré comme une hérésie si l’on se fie aux préceptes de
l’Islam et aux enseignements de Mahomet son prophète. Cependant dans Le Magasin
Pittoresque, le journaliste anonyme a trouvé pour les lecteurs un Saint-homme, protecteur
d’Alger la capitale et qui diffère de tous les autres :
Il est vrai que Sidi-Abderhaman se distingue de la plupart des marabouts qui ont droit à la
vénération des musulmans de l’Algérie. Il a peut être contribué autant que Senouci et Ibn
Merzouk au développement des sciences religieuses dans le nord de l’Afrique, et les
nombreux ouvrages qu’il a laissés prouvent que, durant la seconde partie de son existence. Il
sut allier les devoirs du professorat aux rigueurs de l’ascétisme. On le voyait toujours priant,

706
Anonyme, « La mosquée d’Ain-Beida à Mascara », Le Magasin Pittoresque, 1879, p. 384.
707
Octave Depont, Xavier Coppolani, Les confréries religieuses musulmanes, Alger, Typographie et
Lythographie, Imprimeur-Libraire- Editeur, 1897, p. 12.
310
lisant ou écrivant ; il ne quittait ces exercices que pour conférer avec ses disciples sur le livre
saint708.

Les études ethnologiques sont au cœur des récits de voyage et des articles de presse du
XIXe siècle. Les voyageurs décrivent les rites et pratiques culturels des autochtones mais ce
folklore qu’ils mettent en avant avec ses légendes et son côté pittoresque, recèle d’autres
facettes qui sont rationnelles et s’éloigne du sensationnel.

3) L’invention de l’enquête ethnologique de terrain

Les voyageurs en Algérie ont pour la plupart eu une mission à accomplir sur le terrain
pour une tutelle ou un commanditaire. Cependant, ils prenaient des libertés avec l’objectif qui
leur étaient assigné pour faire des digressions multiples et inscrire leur périple dans la
tradition des voyages en Orient. Ces voyages se veulent très riches par leur contenu. Les
profanes et les spécialistes peuvent puiser des informations scientifiques, sociologiques et
historiques. Vincent Debaene explique dans son ouvrage L’Adieu au voyage709, la relation
viscérale qui existait entre la littérature de voyage et l’ethnologie, puis comment l’ethnologie
s’est confondue avec le récit de voyage, jusqu’à cautionner : « la couleur locale, l’exotisme,
l’impressionnisme subjectif ou le « goût du sensationnel » (selon une formule de Lévi-
Strauss)710 », qui étaient, il faut le rappeler, les ingrédients nécessaires utilisés par les
voyageurs du XIXe siècle pour rédiger leurs écrits. Cependant l’ethnologie se ressaisit au
début du XXe siècle pour devenir une science autonome ayant ses principes théoriques et sa
propre méthode. Cette longue proximité entre le récit de voyage et l’ethnologie permet
d’affirmer que beaucoup d’outils méthodologiques et de principes théoriques de l’ethnologie
étaient déjà en gestation dans la presse de voyage.
Le terrain est à cet égard très important pour le voyageur, c’est le premier but d’un
voyage. Il s’agit donc d’aller vers un ailleurs différent qui permet au voyageur de collecter des
informations et de rencontrer l’altérité. En un mot, l’exploration se fait sur le terrain.
L’ethnologie moderne récupère à son compte plus tard ce principe fondamental du voyage
qu’est le terrain, comme le rappelle Vincent Debaene :
Au cœur de la nouvelle discipline se trouvait l’exigence de terrain. L’un des traits les plus
frappants de l’ethnologie de l’entre-deux-guerres fut de constamment postuler cette
articulation entre l’expérience de terrain et la connaissance, mais sans jamais l’expliciter. On a
souvent noté que la France accusait, dans le domaine des méthodes et instructions aux
voyageurs, un retard général, en particulier par rapport à la Grande-Bretagne, où les célèbres

708
Anonyme, « La Zaouia de Sidi-Abderrahman, à Alger », Le Magasin Pittoresque, novembre 1882, p.354.
709
Paris, Gallimard, 2010.
710
Vincent Debaene, op. cit., p. 58.
311
Notes and Queries on Anthropology, for the Use of Travellers and Residents in Uncivilized
Lands de la British Association for advancement of science existaient depuis 1874 et étaient
régulièrement revues et corrigées lors des rééditions. Le premier Manuel d’ethnographie, celui
de Mauss, ne fut édité en France qu’en 1947711.

Les voyageurs avec les missionnaires religieux sont les premiers à avoir recueilli sur le
terrain une mine d’informations sur les sociétés où ils étaient immergés par différents moyens
comme l’enquête orale, les récits et les témoignages des autochtones. Ces outils ont été
intégrés par l’ethnologie moderne dans sa manière d’envisager le terrain et de se constituer en
science moderne. Les voyageurs en Algérie montrent qu’ils ont eu recours à ces différents
procédés pour produire des récits de voyage et des connaissances sur l’Algérie.
Dans le cas de l’enquête orale, le voyageur en Algérie se présente toujours dans la
situation avantageuse de l’Européen qui est en position de domination. Et sa manière
d’aborder l’autochtone pour mener cette enquête, s’inscrit dans une tradition que décrit
Vincent Debaene en ces termes :
En France en revanche, à l’exception du modèle judiciaire de l’interrogatoire développé par
Griaule, qui, de façon délibérément provocatrice, faisait de l’ethnographe un enquêteur chargé
de rendre gorge à des informateurs considérés comme des suspects, les injonctions étaient
dans l’ensemble assez peu précises : le terrain était un impératif indiscuté, mais sa légitimité
restait en grande partie inexpliquée, et la pratique elle- même peu décrite712.

Comme nous l’avons vu plus haut, la méfiance des autochtones envers certains
voyageurs est réelle, surtout lorsqu’il s’agit des journalistes qui travaillent pour la presse
écrite comme Le Magasin Pittoresque. Cependant, la fonction qu’occupe le voyageur, dans la
hiérarchie militaire, administrative ou scientifique, peut lui ouvrir les portes et élimine les
réticences autochtones à son égard. Il est aussi porteur de recommandations de
l’administration coloniale pour le caïd des lieux de son passage qui se doit de lui faciliter le
voyage et le contact avec les autres. Le voyageur en Algérie exploite ces privilèges jusqu’au
bout pour se montrer à la fois curieux, et solennel dans certaines situations. Et, la manière et
le ton que prend le voyageur quand, il s’adresse à ses interlocuteurs, diffèrent selon qu’il a en
face de lui un Européen ou un autochtone. Ainsi M E de Lorral, lors de son long périple,
s’enquit auprès d’un colon sur les potentialités agricoles de la région de Tlemcen. L’échange
rapporté, relève ici de la discussion amicale et conviviale:
Nous le questionnons naturellement sur les richesses du pays.
« Sait-on à peu près le nombre des oliviers qui entourent Tlemcen ?
- Mettons-en cinquante mille, au bas mot.
- Voilà un nombre imposant.

711
Vincent Debaene, op. cit., p. 63.
712
Vincent Debaene, op. cit., p.64-65.
312
- Il ne doit pas vous étonner. Tlemcen est un pays à peu près unique en Algérie, comme climat
et comme puissance de production713.

Charles de Mauprix visite la même région et en présence d’un autochtone, la


discussion prend les allures d’un interrogatoire aux relents racistes :
Il est de Tiaret, et tout ce qui n’est pas de Tiaret est pour lui sans aucune valeur. Les Arabes du
pays où nous sommes ne sont pas des hommes, n’étant pas de Tiaret. « Mais tu n’es pas
Arabe, tu es nègre !
- Moi nègre ! je suis de Tiaret !
- Tu es de Tiaret, mais tu es nègre ; ton père était nègre.
- Mon père, Flitta, habiter Tiaret ; mes frères, dix tous blancs ; ma mère, blanche comme toi !
Cela m’a donné des doutes sur la vertu de Mme Ben Deddah ; à la place de son mari, je ne
serais pas tranquille en regardant mon dernier fils714.

L’autre procédé qui a été repris par l’ethnologie à la littérature de voyage est « le
récit ». Ainsi, la presse de voyage regorge de récits, d’histoires et de légendes que le voyageur
s’empresse d’intégrer dans ses écrits pour assouvir la curiosité des lecteurs et alimenter un
imaginaire friand en anecdotes. Constant Améro, journaliste et homme de lettres (1832-1908)
et qui cumule aussi les fonctions d’ethnographe et de géographe, publie un article dans le
Journal des voyages et des aventures de terre et de mer où il évoque la superstition des
autochtones musulmans envers les juifs, considérés comme annonciateurs de mauvais
présages. Cette histoire de chasse intégrée dans son article en est la parfaite illustration:
Un officier des bureaux arabes, M Béchade, a raconté qu’ayant le désir de prendre part à une
chasse au sanglier il avait fait promettre à un vieil Arabe de sa connaissance comme
Nemrod « grand chasseur devant le seigneur », de venir le prendre un matin avant le lever du
soleil. L’autre ne se fit pas prier. « Demain, au fedjer (point du jour), sois prêt, et qu’Allah te
garde ! ». Dès le lendemain de très bonne heure, l’Arabe se présente à lui, heureux de la
perspective de faire preuve de son adresse. On partit. Tout à coup, comme on cheminait, le
visage du vieux chasseur prit une expression de découragement, et il désignait à son
compagnon un juif qui passait près d’eux. « Notre chasse sera manquée, murmura-t-il ; le
ioudi a le mauvais œil ». L’officier essaya vainement de remonter le moral à l’indigène.
« Non, voyez-vous, répondait l’Arabe, le ioudi porte malheur quand on le rencontre le matin…
Autrefois, avant les Français, il passait les pieds nus, ses chaussures à la main, et il suffisait de
le frapper sur le derrière de la tête pour n’avoir rien à craindre715.

Les voyageurs en Algérie collectent aussi différentes légendes pour alimenter leurs
récits de voyage. Ces légendes concernent les miracles que réalisent les marabouts qui sont
légion sur le territoire algérien. Dans Le Magasin Pittoresque, un voyageur anonyme rapporte
une légende sur Sidi-Bou-Médin, un marabout très connu de la région de Tlemcen :
Certain thaleb, que sa femme avait mécontenté, et qui, à raison de ce cas, méditait de s’en
séparer, sortit de bon matin pour aller consulter Sidi-Bou-Médin sur le parti qu’il devait
713
M. E. de. Lorral, « Tlemcen », Le Tour du monde, 1875, p. 321.
714
Charles de Mauprix, « Six mois chez les Traras », Le Tour du monde, 1889, p. 371
715
Constant Améro, « La chasse au sanglier en Algérie », Journal des voyages et des aventures de terre et de
mer, 1887, p. 258.
313
prendre. Il était à peine entré dans la salle où se tenait le cheik que celui-ci, élevant la voix et
apostrophant son disciple :
-Garde ta femme, et crains Dieu, lui dit-il.
Cette citation du Coran, sourate 33, verset 37, répondait si à propos aux préoccupations du
mari offensé le cloua sur place.
-Et comment avez- vous su la cause de ma démarche ? Se hasarda de dire le thaleb ; car, j’en
fais le serment, je n’en avais parlé à âme qui vive.
-Lorsque vous êtes entré, repartit Bou-Médin, j’ai lu distinctivement ces paroles du livre sur
votre burnous, et j’ai deviné vos intentions716.

La presse de voyage permet à l’enquête ethnologique de terrain de prendre forme en


son sein. Les voyageurs ont été les premiers à aller sur le terrain pour mener des enquêtes et
procéder à la collecte d’informations qui concernent la société autochtone. Les récits produits
après l’expérience du voyage contenaient des légendes, des histoires et des pratiques
culturelles inédites. L’ethnologie en se constituant en science bénéficia des trouvailles de la
littérature de voyage, et put développer de son côté des outils d’analyse novateurs pour mieux
appréhender les phénomènes considérés jadis, comme exotiques ou folkloriques.
B) Fiabilité des observations ou confirmation des idées reçues
Beaucoup de voyageurs arrivent sur le terrain de l’exploration avec des a -priori et des
idées toutes faites sur la société d’accueil. Dans le cas de l’Algérie, l’autarcie du pays a
suscité un foisonnement d’idées reçues, qui se définissent comme « l’équivalent des préjugés
au sens d’idées adoptées sans examen : il y va de la relation à l’ordre établi, de la croyance
aux opinions consacrées, qui peut devenir crédulité717». Les voyageurs s’en servent comme un
viatique indispensable au voyage. Un pays méconnu engendre plus de fantasmes, de légendes
et de préjugés qu’un autre plus accessible. Les voyageurs en Algérie, au-delà de la catégorie à
laquelle ils appartiennent, étaient pour la plupart comme prisonniers d’une grille de lecture
préétablie. Dans leurs écrits, ils ne dérogeaient pas à ses préjugés et donnaient l’impression
qu’ils étaient là pour les vérifier et par la suite les valider. Une minorité de voyageurs allait à
contre-courant de l’idéologie coloniale dominante pour livrer des appréciations qui semblent
révolutionnaires par rapport à l’époque. Ils présentent une humanité qui mérite le respect et
dotée de certaines qualités.
Nous examinerons à quel degré les idées reçues influent sur le voyageur, comment il
essaie à travers ses observations sur le terrain de les valider mais aussi de voir dans quelle
mesure ces idées reçues peuvent-elles être invalidées par la rencontre de l’autre.

716
Anonyme, « Le village de Sidi-Bou- Médin ou El-Eubbad, près de Tlemcen », Le Magasin Pittoresque,
1880, p.130
717
Ruth Amossy, Anne Herschberg Pierrot, Stéréotypes et Clichés, Langue, discours, société, Paris, Armand
Colin, 1997, p. 24.
314
1) Les idées reçues comme viatique du voyageur
Le XIXe siècle auquel appartiennent les voyageurs en Algérie est une période où les
idées foisonnent et les disciplines s’émancipent pour créer leur propre territoire. Les théories
évolutionnistes et le triomphe de la révolution industrielle consacrent la primauté des sociétés
européennes sur les autres sociétés. Le colonialisme en vogue s’inspire de ces théories et se
donne pour mission de civiliser les populations de l’ailleurs. Le voyageur en Algérie se
déplace dans un contexte colonial et s’imprègne de ces idées. Par ailleurs, il cristallise en lui
diverses influences et discours qui le structurent et transparaissent dans ses écrits. Mais cela
n’est pas suffisant pour envisager un voyage au long cours. Comme nous l’avons vu
précédemment, le voyageur se prépare et effectue des recherches qui passent par la phase
documentaire. Le voyageur dédie cette phase à la lecture et à la découverte de certaines
réalités sur le pays à visiter. Le voyageur ne part pas dans l’inconnu, et garde comme objectif
à l’horizon la recherche de l’inédit et de l’innovation qui constituent les bases d’un voyage
réussi avec la perspective de produire un récit digne d’être publié.
Les idées reçues chez les voyageurs en Algérie sont nombreuses et se déploient dans
les récits comme un chapelet de vérités que commandent certaines situations. Ainsi, une des
idées reçues et qui est récurrente concerne l’art du conte chez les Arabes. Les voyageurs
semblent avoir intégré que les sociétés orientales excellent dans cet art, depuis la publication
des Mille et une nuits en Europe, selon la traduction d’Antoine Galland à partir de 1704. Le
voyage permet à l’idée reçue de se révéler par le biais de situations ou de scènes évocatrices.
Ainsi la rencontre du voyageur avec un conteur sur un marché ou sur la place du village
convoque l’idée reçue de la société qui manie bien la narration et le transport vers des univers
oniriques où l’imagination n’a pas de limites. Les conteurs sont considérés comme de
véritables personnes emblématiques. Charles Yriarte, homme de lettres, journaliste et
dessinateur (5 décembre 1832- 10 avril 1892) donne pour Le Monde Illustré, un récit où il
parle de sa rencontre avec un conteur autochtone sans qu’il nomme le lieu de cette
découverte. Le reportage prend les allures d’un conte où le lieu est quelconque car : « la
complexité du conte est d’autant plus grande qu’il s’agit d’une œuvre collective, créée ou
modifiée non seulement dans des temps différents, mais encore dans des pays différents 718 ».
Le journaliste décrit d’abord le dispositif par lequel le conteur attire son auditoire, il « s’assied
sur la place publique, il roule entre les doigts son chapelet, dont il compte lentement les
grains, et, s’isolant de la foule, il évoque ses souvenirs 719». Le lecteur comprend tout de suite

718
Luda Schnitzer, Ce que disent les contes, Paris, Le Sorbier, 1981, p. 8
719
Charles Yriarte, « Le conteur arabe », Le Monde Illustré, 15 février 1862, p. 7.
315
que la venue du conteur est un moment très attendu par les habitants du village à qui il rend
visite. Le temps suspend son vol et les habitants viennent en grand nombre toutes affaires
cessantes:
Du haut des terrasses qui dominent la place, les habitants qui forment l’auditoire de Mohamed
l’ont vu venir s’asseoir en l’endroit accoutumé, et fermant avec soin la porte de leurs maisons,
viennent s’accroupir autour de lui […] Et les Arabes qui fumaient au soleil ou qui, gravement
assis sur les talons, humaient le cawa dans les cafés, ceux qui reviennent de cueillir les fruits
dans leurs jardins des portes de la ville, viennent grossir le cercle autour de Mohamed720.

L’engouement du public dénote un état d’esprit puéril chez les autochtones car il suffit
que le conteur arrive pour que la vie active cesse pour laisser place à la rêverie et au farniente.
Cette façon de présenter le cérémonial lié au conte fait surgir une autre idée reçue qui est celle
de la paresse chez les autochtones. En Algérie pays à forte tradition orale, le conteur se
déplace dans les villes ou campagne uniquement les jours du marché hebdomadaire. Il
s’installe à la fin de celui-ci pour offrir aux gens venus nombreux quelques moments de
détente avant de rentrer chez eux. Le journaliste semble ignorer cette tradition.
Le journaliste poursuit son récit pour les lecteurs du journal. L’histoire que propose le
conteur concerne le pèlerinage à un des lieux saints de l’Islam : « En son récit, le conteur part
pour la Mecque. On s’est réuni à la porte de la ville. Là, sont venus au point du jour les
marchands et les fils des riches Arabes qui n’ont pas encore accompli la prescription du
prophète721 ». Le conteur sait qu’il suscitera l’adhésion du public avec une thématique
pareille, car il transporte ses auditeurs dans un lieu mythique que chacun rêve d’atteindre.
Mais le voyage vers la Mecque ne se déroule pas sans embûches. Des dangers guettent la
caravane et là l’auditoire découvre les bandits des grands chemins qui empêchent les gens
pieux d’accomplir leur pèlerinage:
Et la figure de Mohammed s’éclaire, et ses lèvres aspirent la fraîcheur de l’oasis. On remplit
les outres, et les chameaux fatigués vont boire aux fontaines en écrasant les jours. Mais les
Touaregs, les pirates du désert, ont profité de cette halte pour attaquer la caravane ; et le chef
toujours prudent, dispose ses hommes pour le combat. Et dans le récit on entend parler la
poudre, les mourants mordent la poussière, les pillards s’enfuient en désordre 722.

Le récit du conteur prend à partir de la rencontre avec les pirates du désert qui ne sont
autres que « les Touaregs » des allures d’invraisemblance. C’est à se demander s’il ne s’agit
pas pour le journaliste de régler des comptes avec les Touaregs qui refusent de se soumettre à
l’autorité française. Car le parcours que prennent les caravanes pour aller à la Mecque ne

720
Ibid. , p. 7.
721
Ibid. , p.7.
722
Ibid., p.10.

316
traverse pas le territoire des Touaregs. Le journaliste français veut montrer que les Touaregs
constituent un danger pour tout le monde et il faut s’en méfier. Cependant le conte se termine
de façon heureuse et la caravane se sort des griffes des pirates pour accomplir son périple
dans de bonnes conditions. L’appel du Muezzin disperse l’auditoire et le moment d’évasion
procuré par le conte s’achève.
D’autres voyageurs en Algérie s’intéressent aux conteurs dans leurs récits. Le Magasin
Pittoresque accorde aux manifestations folkloriques une grande place, comme nous l’avons
souligné. Le journaliste de ce périodique décrit pour les lecteurs les festivités qui
accompagnent la fin du ramadan, la période de jeûne de près d’un mois. Dans son récit, le
lecteur retrouve les contes des Mille et une nuits mais joués cette fois-ci sur fond de théâtre
des ombres. La récurrence de cette œuvre est là pour confirmer son ancrage dans un Orient
qui essaye d’échapper à la réalité pour s’immerger dans un monde onirique. Le voyageur
valide par ce procédé l’idée reçue d’une société qui passe son temps à rêvasser au lieu de
s’occuper à faire des choses utiles. Le journaliste présente le dispositif scénique mais n’oublie
pas de focaliser sur les éléments exotisants et l’art de narrer qui conquiert et captive le public:
Le factotum du Séraphin arabe est venu souffler deux chandelles dont la mèche fumante laisse
échapper longtemps un parfum peu oriental ; et, maintenant, écoutez et surtout regardez. Voici
la légende des sept dormeurs, naïve et touchante histoire populaire. Vient ensuite le
magnifique sultan Saladin entouré de toute sa cour. Scheherazade passe en racontant à son
époux attendri ces contes qu’elle conte si bien. Et ce jeune homme, terrifié à l’aspect d’un
génie fantastique qu’un pouvoir inconnu vient d’évoquer, c’est Aladin et sa lampe
merveilleuse. Mais c’est là de la haute poésie723.

Les voyageurs militaires de leurs côtés reconnaissent aux autochtones cette faculté de
bien raconter et de subjuguer tous les publics. Le commandant Colonieu dans son long périple
à travers le Sahara, rend hommage aux conteurs arabes en ces termes :
Que de fois, dans les voyages que j’ai faits dans le Sahara, j’ai passé la nuit l’oreille tendue
aux récits des chameliers et des dellils, ces pilotes du désert pour qui l’immensité semble
n’avoir point de mystères ! Accroupis autour d’un feu d’herbes sèches ou de broussailles, une
tasse de café à la main, l’étoile du matin nous surprenait attentifs encore à l’histoire de quelque
lointain voyage. Que ne puis- je mettre dans mes lignes ces gestes éloquents que les conteurs
arabes savent si bien approprier à leurs récits ? C’est surtout dans le Sahara que la puissance
du geste ajoute à la parole724.

Les voyageurs confirment par leurs écrits toute l’admiration qu’ils ont pour les
conteurs autochtones. Les dispositifs scéniques où se décline l’art du conte favorisent cette

723
Anonyme, « Une fête musulmane » Le Magasin Pittoresque, décembre 1843, p.406
724
Victor Colonieu, « Dans le Sahara algérien, de Géryville à Ouargla », Le Tour du monde, 1863, p. 162.
317
fascination entre Sahara et places publiques. Même, la langue arabe n’est pas un handicap
pour s’émerveiller devant l’art du conte de la société autochtone.
2) Des idées reçues négatives
Les idées reçues qui rabaissent l’autochtone, résistent chez les voyageurs en Algérie
aux lectures et à l’épreuve du terrain. Cependant, certains voyageurs trouvent aux autochtones
des qualités indéniables, comme nous venons de le voir avec l’art du conte qui arrive à
subjuguer les Européens. Les préjugés défavorables sont légion dans les récits de voyage et ils
touchent au physique des autochtones ou à des comportements individuels et même à la mode
vestimentaire. L’autochtone est scruté dans tous les sens du terme et les voyageurs ne guettent
que le moment où ils verraient surgir les tares inhérentes à la race autochtone considérée
comme inférieure dans la classification découlant des théories raciales.
Les mots aussi jouent un rôle essentiel dans le contexte colonial. La manière de
nommer les habitants d’une contrée convoque un cortège d’idées reçues négatives. Toute une
terminologie dévalorisante s’est créée avec l’essor du colonialisme et qui n’a qu’un objectif :
renforcer la domination sur les peuples colonisés, comme le montre Martine Astier Loutfi:
Les difficultés d’atteindre à l’impartialité en cette matière se sont concrétisées dans un
problème obsédant de terminologie. Selon que l’on emploie le mot « Arabe » ou « Nord-
Africain » ou « Algérien », « Annamite », « Indochinois » ou « Vietnamien », « Nègre », Noir
ou « Africain » on risque de tomber dans l’anachronisme ou surtout dans les infinies nuances
du distinguo raciste ou politique. Même le mot « Indigène » n’est pas, en dépit du dictionnaire,
lavé de tout soupçon. Et que dire des mots « colon » ou « colonialiste»725.

Ce lexique employé par les différents voyageurs pour désigner les autochtones
algériens comme « Indigènes », avec ses sous- catégories « Arabe » « Juif » et « Nègre »,
traduit une volonté de se différencier de l’autre. Les voyageurs par cette terminologie
montrent que cette altérité n’est pas l’égale des Européens. Les voyageurs en Algérie dans
leur majorité reprennent à leur compte les mots « Indigène », « Nègre » ou « Juif » devenant
par là, une connotation négative qui sature les écrits. Le journaliste- voyageur Daniel Arnauld
consacre un article à « Une fête nègre à Alger » où il évoque l’origine d’une de ces catégories
d’autochtones algériens :
Ainsi les noirs d’Alger sont presque tous nés dans l’Afrique française et la religion musulmane
est devenue la leur ; mais ils ont néanmoins conservé de leurs anciennes peuplades certaines
pratiques d’Idolâtrie ; tels sont notamment, les sacrifices d’animaux, qui donnent lieu chaque
année dans les trois départements algériens, en avril, au moment où commence la récolte des
fèves, à des cérémonies d’un caractère tout spécial726.

725
Martine Astier-Loutfi, Littérature et Colonialisme. L’expansion coloniale vue dans la littérature romanesque
française, 1871-1914, Paris- La Haye, Mouton, 1971, p. 8.
726
Daniel Arnauld, « Une fête nègre à Alger », Journal des voyages et des aventures de terre et de mer, 1886, p.
87.
318
L’extrait condense toutes les idées reçues qu’on se fait sur les Africains. D’abord pour
le voyageur cette population noire vient de l’Afrique française, et le voyageur oublie que
l’Algérie est un pays qui se trouve lui-même en Afrique, mais paradoxalement certains de ses
habitants sont blancs de peau. L’idée reçue vacille à l’épreuve de la réalité du terrain mais le
voyageur ne s’en rend pas compte. L’évocation de la fête et de son cérémonial est aussi un
prétexte de remettre en mémoire que chez les Africains survivent des pratiques révolues qui
les rattachent à une origine sauvage. Le mot « peuplade » a une connotation péjorative qui
renvoie à la horde primitive. Leur conversion à l’Islam n’a pas entamé leurs anciennes
croyances. D’autres idées reçues investissent le récit du journaliste comme l’exercice de
certains métiers qui les relèguent à la condition de subalterne:
Les nègres n’ont pas de métiers qui leur soient propres. Dans les villes, ils remplissent
l’emploi de manœuvres, de domestiques ; dans les campagnes ils cultivent la terre, et se
montrent vaillants travailleurs. Quant aux femmes, elles sont généralement marchandes ou
servantes727.

Le voyageur montre que les Africains n’ont pas beaucoup de possibilités dans le choix
des métiers qu’ils leur sont offerts. Il insiste dans leur cas sur le fait que les deux sexes sont
condamnés à exercer comme des « domestiques », occupation qui renvoie à l’image de
l’esclave. Le métier de manœuvre n’est guère valorisant car c’est un métier physique qui
n’exige pas de qualification particulière.
Chez les voyageurs en Algérie, les autres autochtones n’échappent pas aux idées
reçues et aux clichés. Le même Daniel Arnauld termine son article en comparant les Africains
aux « Arabes »:
La gaieté expansive et bruyante qui règne dans les réjouissances de ce genre est particulière à
la race nègre. Elle la différencie surtout de la race arabe. Autant le nègre est enjoué, doux,
humble, familier, changeant, autant l’Arabe est taciturne, dur, orgueilleux, froid, inflexible ; et,
de tout temps, il a soigneusement maintenu cette démarcation, se contentant d’imposer aux
peuplades noires qu’il subjuguait l’esclavage et le Coran. Cependant les Arabes s’allient sans
scrupules aux négresses et les enfants de ces unions héritent du nom, de la position et de la
fortune de leur père. Aussi voit-on, dans les tribus, des mulâtres de toutes nuances728.

Le voyageur s’appuie sur les idées reçues concernant les autochtones algériens et les
déploie dans son récit pour accabler ce qu’il nomme « les Arabes » de toutes les tares et de
tous les maux. Par son écrit, il condamne ce peuple « inflexible » et « orgueilleux » à ne plus
s’amender.

727
Ibid., p. 87.
728
Ibid, p. 91.
319
L’antisémitisme trouve aussi un large écho dans les écrits sur l’Algérie, surtout vers la
fin du XIXe siècle. La colonie rapatrie les débats qui agitent la société française sur le sort des
juifs et la méfiance qu’ils inspirent. Ernest Zeys consacre dans son récit de voyage qui le
mène d’Alger à Ghardaia de longs développements à la communauté juive algérienne. Il
rappelle comment ils étaient traités par les Mozabites (les habitants de Ghardaïa) et ne se
prive pas de faire actionner les idées reçues qui concernent les juifs :
Les juifs de Ghardaïa ne peuvent rien posséder, en dehors de leur quartier, dans la ville ou
dans l’oasis ; ils n’ont pas un dattier, ils n’ont que deux puits qui doivent suffire à leurs
besoins, car il leur est interdit de puiser de l’eau ailleurs. Ils sont au nombre de 500 parqués
dans des taudis trop étroits pour une population qui croît et multiplie avec une fécondité toute
biblique. Les femmes, non voilées, sont assez belles, mais leur embonpoint est exagéré, et
elles ont le teint mat des créatures qui vivent dans un air vicié, sans prendre aucun exercice
hygiénique. Leur costume est, à peu de chose près, celui des juives d’Alger. Les hommes sont
laids, mal vêtus de vêtements à demi-français, à demi-indigènes ; ils portent presque tous des
casquettes de soie, dont le tissu disparaît sous une épaisse couche de crasse. Ils exercent tous
les professions de tanneurs, de bijoutiers, d’armuriers, de cordonniers729.

Le magistrat Ernest Zeys insiste sur « la laideur » et « la saleté » des juifs pour les
reléguer au rang d’une sous-humanité qui ne mérite ni égard ni indulgence. Le même
voyageur mais se dissimulant sous le pseudonyme de M. E. de Lorral met en exergue dans un
autre récit l’idée reçue de la cupidité et de la fourberie des juifs quand il écrit:
La bouteille est débouchée par le fils de l’Israélite. Nous portons à nos lèvres altérées le
liquide si cher aux gosiers alsaciens. R….fait une grimace affreuse. Le fils de l’Israélite paraît
avoir prévu ce résultat. Il emporte nos verres sans mot dire et empoche notre argent sans
vergogne730.

Les voyageurs en Algérie voient dans la diversité de la population autochtone une


faille à exploiter pour créer des clivages au sein de cette humanité. Ainsi, au lieu de parler
d’Algériens, les voyageurs stigmatisent dans leurs écrits : l’indigène, le nègre et le juif. Ce
système de nomination à connotation péjorative obéit aux théories raciales en vogue. Il
permet d’exacerber les tares supposées ou réelles des autochtones et montrer leur infériorité
par rapport aux Européens qui se doivent de civiliser ces peuples colonisés.
3) Le terrain est une autre réalité
Le voyage en Algérie s’accomplit comme nous l’avons vu dans un contexte colonial.
Cependant, la réalité du terrain déjoue parfois les idées reçues que le sens commun et
l’idéologie coloniale ont produites. La rencontre d’un territoire et d’une population modifie la
vision de certains voyageurs qui prennent leur distance avec la culture ambiante et certaines

729
Ernest Zeys, « Voyage d’Alger au M’Zab », Le Tour du monde, 1891, p. 315.
730
M. E. De Lorral, « Tlemcen », Le Tour du monde, 1875, p. 350.
320
évidences. Le voyage dans ce cas-là retrouve l’une de ses vocations premières à savoir : la
formation et l’instruction. Ainsi, comme l’écrit Sylvain Venayre : « ces voyages, pour être
utiles, impliquaient la nécessité du retour. Ce n’était qu’une fois revenu au pays natal que le
voyageur, instruit par l’expérience, pouvait mettre ses connaissances au service de sa
patrie731 ». Pour le voyageur en Algérie, il s’agit de faire bénéficier en premier lieu de ses
acquis, un ensemble d’institutions avec lesquelles il est lié, dont l’administration, l’armée
coloniale et les organismes scientifiques.
Les lieux du voyage ou les étapes d’un périple sont un terrain de recherches et un
domaine d’expérimentation. Jean Copans définit le terrain en ces termes : « Ce dernier est
donc tout autant la condition de possibilité de toute recherche qu’un moment, certes spécial et
original mais temporaire voire aléatoire, de cette même recherche732». L’incertitude du terrain
et ses données changeantes peuvent conduire deux voyageurs qui arrivent sur le même lieu à
élaborer des récits différents et des conclusions dissemblables (comme nous l’avons souvent
vu pour les voyages en Algérie).
Les principales vertus des voyages viennent de ce qu’ils permettent d’engranger des
expériences et contribuent au cumul des savoirs, même si le risque de la dérive exotique
guette les voyageurs. Dans cet ordre d’idées les ethnologues, après l’autonomisation de leur
discipline au XXe siècle, adressent de sévères critiques aux voyageurs et explorateurs car « le
voyage apparaît plutôt comme une quête de soi et son récit comme une mise en scène dont
l’auteur est généralement au centre 733». L’aspect subjectif est omniprésent dans le voyage en
Algérie mais il est accompagné aussi d’une forme utile de cette entreprise que les voyageurs
exploitent pour valoriser leur périple. Le voyageur du journal Le Magasin Pittoresque se
trouve soudain déstabilisé par le dénouement d’un spectacle de conte lors des réjouissances
qui suivent la fin du ramadan. Le voyageur se sent mal à l’aise devant la figure de héros que
prend l’autochtone musulman, qui grâce à la fiction se valorise et se venge de façon cruelle de
ce qu’il considère comme ses oppresseurs. L’espace scénique permet à l’indigène de
confession musulmane de prouver sa supériorité sur les adeptes des autres religions :
Voilà un juif à qui on donne la bastonnade ! Bravo ! Voici un roumi (chrétien) à qui on va
couper les oreilles. Bravo ! Le meselmin (musulman) triomphe toujours, à peu près, est-il
permis de le dire ? Comme l’armée française au Cirque Olympique. Je ne sais ce qu’en
pensent quelques enfants d’Israël mêlés à la foule et dont je ne distingue plus les traits ; pour
moi, je doute si je dois soupirer ou sourire en voyant sur toute la terre tous les peuples si
profondément convaincus de la supériorité de leur race et de leur valeur : c'est peut être, après

731
Sylvain Venayre, Panorama du voyage, op.cit., p. 148.
732
Jean Copans, L’enquête ethnologique de terrain, Paris, Armand Colin, 2011, p. 11.
733
Tiphaine Barthélemy, Maria Couroucli, « Introduction, Ethnographies, voyages et mises en texte »,
Ethnographes et voyageurs, les défis de l’écriture, Paris, Éditions du CTHS, 1988, p. 8.
321
tout, une condition de leur patriotisme et de leurs progrès : mais que de maux en découlent !
La jalousie, la haine, les rivalités, les antipathies nationales, l’esprit d’envahissement… 734.

Le voyageur découvre à travers un spectacle d’ombres chinoises que la fierté


communautaire et nationale n’est pas l’apanage des « races » dites supérieures et que le
sentiment patriotique ou nationaliste habite tous les peuples. Le spectacle fait réfléchir le
voyageur sur sa condition d’Européen civilisé et remet en cause dans son esprit toutes les
idées reçues qui lui avaient été inculquées par les théories raciales et l’idéologie coloniale
dominatrice. Enfin, il aboutit à la conclusion que les guerres naissent de l’exacerbation de
tous les sentiments liés à l’intérêt étriqué et aux profits égoïstes.
De son côté le général Daumas, arabisant et grand admirateur de la vie bédouine et
saharienne algérienne donne la parole à un autochtone pour édifier les lecteurs sur
l’organisation d’une caravane saharienne. Cette confiance est une reconnaissance au savoir-
faire des autochtones. Le général Daumas n’intervient pas dans les propos de son
interlocuteur et le laisse dérouler sa narration, même quand celui-ci se montre dithyrambique
envers le guide qui mène la caravane:
Le khrebir est toujours un homme d’une intelligence, d’une probité, d’une bravoure et d’une
adresse éprouvées. Il sait s’orienter par les étoiles ; il connaît, par l’expérience de voyages
précédents, les chemins, les puits et les pâturages, les dangers de certains passages et le moyen
de les éviter, tous les chefs dont il faut traverser le territoire, l’hygiène à suivre selon les pays,
les remèdes contre les maladies, les fractures, la morsure des serpents et les piqûres du
scorpion. Dans ces vastes solitudes, où rien ne semble indiquer la route, où les sables souvent
agités ne gardent pas toujours les traces du voyageur, le Khrebir a pour se diriger mille points
de repère. La nuit, si pas une étoile ne luit au ciel, à la simple inspection d’une poignée
d’herbe ou de terre qu’il étudie des doigts, qu’il flaire et qu’il goûte, il devine où l’on est, sans
jamais s’égarer735.

Eugène Daumas se fait le traducteur et le transmetteur de la parole autochtone dans


son authenticité. Il livre le récit de son témoin dans son intégralité et invalide par la même
occasion certains préjugés qui ont cours sur les autochtones comme la perfidie, le mensonge
et la fainéantise.
Les idées reçues sont des pré-requis qui peuvent s’amender au contact des réalités
nouvelles que rencontre le voyageur. Certains voyageurs en Algérie prennent conscience que
les théories raciales ne sont que des constructions théoriques et ne résistent pas à l’épreuve du
terrain.

734
Ibid., p. 406.
735
Eugène Daumas, « Algérie, Le Sahara, Organisation d’une caravane », Revue de l’orient, 1845 (T15), p. 35.
322
4) Naissance du journalisme anthropologique
La presse de voyage ressemble à un atelier où plusieurs disciplines sont mises à
contribution pour produire des récits qui rendent compte d’un périple lointain. La géographie,
l’histoire et les études ethnologiques sont omniprésentes et constituent les matières qui
nourrissent ces écrits et alimentent les voyageurs en outils capables de faciliter leur travail sur
le terrain. Ce départ vers l’ailleurs procure au voyageur l’opportunité de rencontrer l’autre.
Pour comprendre cette altérité et la décrire, le voyageur recourt à l’anthropologie, que définit
Jean Copans en ces termes :
C’est le terme le plus général, le plus englobant, et qui reflète la complexité des objets
possibles des sciences de l’homme […] Dans le monde anglo-saxon, le terme anthropologie va
recouvrir toutes les disciplines qui explorent le passé et le présent de l’évolution de l’homme :
les sciences naturelles, archéologiques, linguistiques et ethnologiques736.

L’approche anglo-saxonne convient le mieux à ce que l’on retrouve dans la presse de


voyage française. Les préoccupations de l’anthropologie concernent l’homme, ses activités et
ses relations avec son entourage. Les voyageurs en Algérie accordent une place prépondérante
dans leurs récits aux aspects anthropologiques qui donnent au voyage une grande dynamique
et suscitent la curiosité des lecteurs. Ils sont des médiateurs qui transmettent les scènes de vie
de l’autre. Les voyageurs se sont beaucoup intéressés aux différents types humains qu’ils
désignent par « races ». Et chaque type humain selon les voyageurs a des particularités qui
sont immuables, puisées dans les idées reçues. Les voyageurs passent allègrement du Kabyle
proche de l’européen à l’arabophone perfide et fainéant sans oublier la cupidité du juif. Ces
récits publiés dans la presse inaugurent ce que l’on peut nommer : le journalisme
anthropologique.
C’est ainsi que les voyageurs en Algérie découvrent un immense pays avec une
géographie très contrastée. Les paysages et les reliefs de la colonie sont sources de
dépaysement. La faune et la flore attisent la curiosité par leur richesse. La langue et la religion
changent par rapport à ce que les voyageurs avaient l’habitude d’entendre et de croire. Ils
décèlent d’autres pratiques rituelles dans des lieux moins fastueux que les églises et les
cathédrales baroques de la métropole. Ils constatent rapidement la différence qui existe entre
la colonie et la France. C’est le cumul de ces nouveautés qui donne au voyage son côté
passionnant et pittoresque, car elles encouragent l’exploration et le désir de les faire partager
avec sa famille ou les lecteurs. Les voyageurs sont inspirés par tant de nouveautés et se livrent
alors à l’exercice de la description des choses vues pour faire passer leurs impressions et leurs

736
Jean Copans, Introduction à l’ethnologie et à l’anthropologie, Paris, Armand Colin, 2008, p. 8.
323
émotions. Ils savent que ce pays est habité par des hommes et des femmes qui ont réalisé
quelques prouesses mais ils sont différents par leur physique, leurs habits et leur culture. Jean
Sévry explique ce qui se passe lors de ce contact inaugural en ces termes :
La rencontre de deux spécimens différents d’un même genre humain. C’est essentiellement par
le corps (faute d’un langage que l’on pourrait partager) que va se faire le premier contact.
C’est lui qui, par les sensations qu’il nous transmet, par les émotions qu’il éprouve, va
recueillir toute une série d’informations. C’est cette enveloppe du corps, cette peau, ce que
Didier Anzieu appelait Le Moi peau (1985) qui va chez le voyageur tout autant que chez
l’Autre, prendre en charge les premiers instants de cette confrontation. On en gardera le
souvenir (la première impression…), et à son tour cette mémoire d’un instant privilégié va
donner naissance à une floraison de fantasmes, l’imaginaire tendant à se porter au secours
d’une raison ébranlée par les effets d’une grande surprise : le corps de l’Autre nous prend au
dépourvu, même si l’on s’est longuement préparé à ce voyage. L’imprévu, quoi que l’on
puisse faire, est toujours là737.

Les voyageurs en Algérie rencontrent l’altérité autochtone dans un contexte colonial,


un contexte, où les esprits ne se sont pas apaisés du côté des autochtones, qui manifestent le
désir de se rebeller contre l’ordre colonial oppressant.
Les voyageurs à travers leurs écrits montrent que les Algériens sont fascinés par les
Européens. Ce dernier suscite la curiosité et l’engouement dès son apparition. Les autochtones
donnent l’impression qu’ils découvrent une autre image de l’Européen, rompant avec celle du
militaire, synonyme de violence. Certains voyageurs, comme M. E. de Lorral, racontent dans
le détail cette rencontre qui subjugue les autochtones :
Arrêtons-nous un instant devant ce groupe gracieux. Un bel Arabe, au teint bronzé, à la barbe
noire, a consenti pour la première fois à donner à ses enfants le spectacle d’un marché. Les
deux jeunes sauvages- ils ne sont jamais sortis de la montagne et n’ont jamais vu un Européen-
sont émerveillés. L’un est un petit garçon de onze ans ; l’autre une fillette de treize. Bouche
béante, ils regardent la foule défiler devant eux. Qu’un Roumi passe, leurs yeux s’allument de
curiosité et de haine738.

Dans cet extrait, les rôles sont comme inversés car c’est le voyageur qui devient l’objet
de toutes les attentions. Ces situations amusent les voyageurs car elles leur donnent une
certaine aura et les met en droit de se revendiquer comme des personnages importants.
Les voyageurs sont conscients qu’ils peuvent aussi être séduisants parce qu’ils
incarnent l’élégance française et le chic de l’européen que ne possèdent pas les autochtones.
Ils apportent par leur physique et leurs tenues vestimentaires un air de nouveauté dans un
monde autochtone très austère. Charles de Mauprix fait partager aux lecteurs les quelques
moments où son charme a opéré sur la gent féminine. La présence du voyageur a poussé les

737
Jean Sévry, Un voyage dans la littérature des voyages, op.cit., p. 57-58.
738
M.E de Lorral, Ibid., p. 336.
324
femmes à transgresser l’interdit qui les obligent à ne pas se montrer devant les étrangers et se
précipiter pour l’admirer. Le voyageur décrit la situation en ces termes : « Nous remontons à
cheval, pendant que toute la gent féminine de la maison du caïd se hisse sur le toit pour voir le
Roumi arrivé aux Beni-Ouarssous ; le caïd se retourne pour lancer à ces impudentes des
regards irrités739».
Cependant, la rencontre des autochtones pour les voyageurs se fait par le biais des
services qu’ils peuvent rendre au cours du voyage. En effet, l’autochtone peut être un porteur,
un guide ou l’hôte chez qui les voyageurs trouvent l’hospitalité en l’absence de lieux
d’hébergements adéquats. Cette présence utilitaire de l’autochtone est toujours souhaitée par
les voyageurs. Elle leur permet d’accomplir leurs périples dans de bonnes conditions. F
Foureau exprime d’emblée sa satisfaction envers le personnel obéissant qui l’accompagne
dans son voyage au Sahara et loue par la même occasion leur polyvalence:
Mes chasseurs, outre le gibier qu’ils me rapportent le soir, me servent aussi d’éclaireurs ou
mieux de flanqueurs, car ils se dirigent toujours, d’après mes ordres et par groupes de deux
généralement, à droite et à gauche de la ligne de marche du convoi, pendant que trois ou
quatre hommes montés prennent la tête et servent de peloton d’avant-garde740.

D’autres voyageurs se montrent méprisants et exigeants envers les autochtones,


comme le fait Charles de Mauprix avec son hôte le caïd Tahar ben Zekri:
Eh bien, Si Tahar, c’est très bon, le méchoui surtout quand il est entier. Je lui dis ça gravement
mais en jetant un coup d’œil dédaigneux sur le tadjine que Si Mohammed, par terre, continue à
dévorer avec béatitude. Je pense que Tahar ben Zekri aura compris, et qu’il ne me condamnera
plus au tadjine et aux œufs durs quand il m’invitera chez lui 741.

La rencontre entre le voyageur et l’autochtone se fait dans un contexte historique


particulier qui est celui de la colonisation. L’autochtone est fasciné par l’intrusion de
l’Européen dans son univers et découvre une autre image de ce dernier plus pacifique,
rompant avec le soldat français synonyme de répression et de destruction. De son côté, le
voyageur découvre l’autochtone dans son univers et la rencontre permet de corriger certaines
idées reçues sur l’autochtone.

739
Charles de Mauprix, ibid., p. 364.
740
M. F Foureau, « Ma mission chez les Touareg Azdjer », Le Tour du monde, n°17, 27 avril 1895, p. 194
741
Charles de Mauprix, ibid., p. 364.
325
CONCLUSION

326
Cette recherche a accompli un long voyage dans l’Algérie coloniale du XIXe siècle.
Elle a cheminé avec les voyageurs sur des parcours inédits, découvrant une géographie aux
multiples paysages et elle a rencontré une population diverse et variée. Ces voyageurs en
Algérie, venus de multiples horizons, avaient de l’ambition et de l’audace. Ils incarnent
l’ambition car ils sont des pionniers dans l’exploration de certains territoires jamais atteints
auparavant. Nous pensons à Victor Largeau et à Fernand Foureau qui sont allés au fin fond du
désert : ils ont repoussé les limites au-delà des possessions françaises. Á travers cette
progression pacifique, ils administrent la preuve que la conquête militaire ne suffit pas et qu’il
existe une autre manière de s’inviter chez les autres, en mettant en avant la négociation et
l’échange. Ils ont inventé la conquête « civile ». En outre, les voyageurs étaient porteurs
d’idées généreuses qui visent à développer la colonie. Ainsi François Roudaire, avec
opiniâtreté, fait de la colonie un lieu où se concrétisent les idées les plus osées comme ce
projet utopique de « la mer intérieure » qui ambitionne de désenclaver le Sahara et de créer au
sein de cette zone aride une activité maritime et agricole. Il y croit tellement qu’il va vouer sa
vie à sa réalisation mais sans succès. L’expression de ces différentes ambitions montre que la
colonie n’est pas seulement ou toujours considérée comme un territoire à exploiter et à
dominer mais un terreau favorable où les innovations du moment peuvent prendre forme et se
réaliser. Par ailleurs, la colonie récupère les avancées scientifiques et techniques du XIXe
siècle à travers le rail et le développement des relations maritimes avec l’Europe et le reste du
monde. Les voyageurs ont aussi de l’audace car le voyage est une aventure aléatoire dont
souvent on ne revient pas et aller au Sahara reste l’illustration la plus parfaite de cette témérité
que représente le périple saharien. Certains se remémorent la mission du capitaine Flatters
massacrée par les Touaregs en 1881à Bir El Garama au sud-ouest d’Ouargla au moment où ils
effectuent leur périple à proximité de ce lieu. Ils sont contemporains du drame ou ils sont
venus juste après. Ces innombrables déconvenues n’ont pas mis fin à l’enthousiasme de
l’exploration qui habite les voyageurs en Algérie:

Cet appel du désert naît ainsi d’une variante paradoxale de l’histoire coloniale, mais ne s’y
limite pas. Entrer au désert, c’est aller au-delà, plus loin que les autres, avant les autres, et
prouver ainsi que rien n’est accessible à l’Homme blanc. Soit. Mais, c’est aussi faire l’épreuve
d’un monde où plus rien cette fois, n’est familier ni vraiment maîtrisable. Les habitudes
importées et imposées, les diverses prises de pouvoir de la puissance impériale sur ce territoire
mal borné ne semblent jamais adoucir vraiment cette épreuve de l’étrange, où tout, même les
sensations les plus simples, banales, quotidiennes, déconcerte en profondeur. Voir, entendre,
toucher…rien de tout cela n’est anodin au Sahara, pour le voyageur venu de France. Tout
surprend, ravit ou effraie, ravit et effraie742.

742
Franck Laurent, op. cit., p. XXII.
327
L’inconfort, la lenteur et les conditions difficiles de déplacement n’étaient pas un frein
à l’exploration. Mais avant d’arriver au Sahara qui est l’ultime étape des voyages en Algérie,
les voyageurs ont commencé par faire connaître aux lecteurs des périodiques les villes
côtières. Ils ont cheminé à travers la côte ouest pour aller jusqu’au Maroc et administrer la
preuve que les fiefs de l’émir Abdelkader ont été défaits. Les périples de l’ouest ont été aussi
l’occasion d’évoquer les potentialités agricoles des plaines de toute cette zone, qui s’étend de
la Mitidja au sud ouest d’Alger jusqu’au Maroc. Cette zone est le lieu idéal qui condense
toutes les opportunités capables de séduire la population venant d’Europe pour tenter
l’aventure algérienne. Le récit de voyage joue le rôle de faire-valoir du pays pour le rendre
attractif. Beaucoup d’Européens succombent aux charmes de la colonie qui est une promesse
de richesse immédiate comme le montre le colon Fortin d’Ivry, très actif dans la presse écrite
et l’édition. Il se rendra célèbre par les dons qu’il fait pour la construction d’un grand hôpital
à Alger (l’édifice est fonctionnel jusqu’à présent). Les voyageurs découvrent aussi la région
de l’est algérien et ses potentialités minières. Ainsi, les récits de voyage et les écrits sur
l’Algérie dessinent une carte de la colonie où toutes les régions sont pacifiées et prêtes à
rejoindre les autres provinces françaises par leur prospérité. Les écrits dans la presse mettent
en avant l’immensité du territoire et sa vacuité, ce qui constitue une invitation permanente à
occuper ces espaces et à les valoriser.

Cependant, le voyage en Algérie ne saurait se réduire à un parcours touristique car il


donne lieu à des innovations et des découvertes étonnantes qui touchent plusieurs domaines.
Concernant les poétiques du récit de voyage, nous avons vu que, selon la fonction qu’ils
exercent au moment du voyage et la formation subie, les voyageurs empruntent le style
d’écriture de leur corporation. Le voyage devient le prolongement d’une tâche professionnelle
à laquelle ils sont soumis. Le temps du voyage reste incorporé aux obligations
professionnelles. Ensuite, nous avons vu que le voyageur en Algérie devient un « rédacteur
occasionnel » pour participer à sa manière au développement prodigieux de la presse écrite au
XIXe siècle. Il démontre aux rédactions parisiennes qu’il a une grande utilité, en se trouvant
dans des lieux improbables et dans des contrées éloignées du centre. Son immersion dans la
périphérie permet à la presse de renouveler ses thématiques et de proposer aux lecteurs de
nombreux sujets qui se caractérisent par la nouveauté et excitent la curiosité. C’est ainsi que
le voyage en Algérie reste présent dans les menus de la presse jusqu’au XX e siècle sans
discontinuité. Les voyageurs en Algérie ont vaincu par leur audace certaines réticences et
certains préjugés sur un pays farouche et difficile à cerner. L’écrit désenclave le pays et le

328
libère des préjugés, ainsi certains clichés colportés sur l’autochtone ne résistent pas à
l’épreuve du terrain. L’autochtone est décrit par certains voyageurs comme vigoureux au
travail contre l’idée reçue de la paresse et son allure et son élégance naturelle, telles qu’elles
apparaissent dans certains portraits démentent les images avilissantes données par d’autres
voyageurs. Cette polyphonie des discours introduit une dissonance dans la perception de
l’altérité. Pour certains, le terrain permet de s’affranchir de la culture ambiante pour produire
une opinion individuelle autre, pour d’autres ils persistent à voir l’autre à travers le prisme des
idées-reçues et des préjugés coloniaux.

Cependant, toutes ces nuances dans le discours n’empêchent pas les voyageurs
d’appuyer la présence française en Algérie. Leurs écrits favorisent l’ordre colonial qui est
considéré comme un fait accompli indiscutable et incontestable. Leurs écrits sont destinés à
agir sur une opinion française en délicatesse avec l’esprit impérial de la France. Ils essaient
de légitimer la présence française en Algérie et louent le rôle primordial joué par la
colonisation pour civiliser cette terre. Le but qu’ils recherchent est que la France s’enracine en
Algérie. Ils puisent leurs meilleurs arguments dans l’histoire antique de l’Algérie, la profusion
des ruines romaines sur le sol algérien fournissant l’occasion d’évoquer le passé latin en lui
donnant une résonnance dans le présent colonial. Les voyageurs- archéologues produisent une
longue série d’articles sur la latinité de l’Algérie et s’inscrivent dans l’intense activité que
mène dans ce domaine la société historique algérienne et sa publication, la Revue africaine
pour faire connaître ce patrimoine. Par ailleurs, les voyageurs ne cessent d’exhorter les
autochtones à se saisir de la chance de la présence coloniale pour bénéficier de ce que la
civilisation française peut leur apporter comme avantages. Ils veulent que les autochtones
fassent l’effort de s’arrimer à la métropole mais des insuffisances sur le terrain sont relevées
par les voyageurs qui demandent aux autorités coloniales de considérer les autochtones
comme des vrais partenaires. La France veut assimiler les autochtones pour les intégrer dans
la nation française mais cela reste un vœu pieux et l’historien Guy Pervillé pointe les
contradictions de cette politique généreuse quand il écrit:

L’assimilation se concrétisa par une politique d’absorption dans la cité française impliquant la
soumission à l’ensemble des lois françaises. Elle bénéficia non seulement aux descendant de
Français d’origine métropolitaine, mais aussi à des étrangers venus de pays européens voisins,
bénéficiaires de la loi du 28 juin 1889, et même aux indigènes de religion juive, francisés en
bloc par le « décret Crémieux » d’octobre 1870: ceux-ci devinrent vraiment français par leur
éducation et par leur promotion sociale, malgré les campagnes antijuives qui culminèrent en
1900 […] Mais elle ne s’appliqua aux indigènes musulmans que sous la forme d’un option

329
individuelle, prévue par le sénatus- consulte du 14 juillet 1865 et par la loi du 4 février 1919,
qui pouvait être refusée par l’autorité administrative ou judiciaire 743.
Les voyageurs ont montré par ailleurs qu’ils étaient capables d’endosser différents
habits au cours de leurs périples. Cette polyvalence s’exprime à travers les savoirs qu’ils
déploient dans leurs récits, comme l’ethnologie et l’anthropologie. Ces deux disciplines
étaient incontournables pour réussir un voyage dans les contrées lointaines car elles relevaient
de la curiosité de connaître l’autre et de l’insérer dans son milieu avec ses mœurs et ses
habitudes.
Enfin, notre recherche a montré que les voyageurs en Algérie ont inventé un Orient de
proximité, un Orient proche de la métropole qui réduit les distances et le temps par rapport au
voyage en Orient classique. Dans leurs récits, ils veulent ancrer cette idée d’un Orient
accessible dans une possession française et qui ne présente que des avantages pour les
amateurs d’exotisme. En effet, dans cet Orient de proximité, il y a tous les attributs de l’Orient
qu’Edward Saïd met en avant dans son ouvrage de référence, L’Orientalisme: « L’Orient a
presque été une invention de l’Europe, depuis l’Antiquité lieu de fantaisie, plein d’êtres
exotiques, de souvenirs et de paysages obsédants, d’expériences extraordinaires 744». Ces
clichés fabriqués par l’Occident peuvent se retrouver en Algérie et les voyageurs essaient de
leur trouver l’équivalent sur le terrain. Les voyageurs découvrent « la fantaisie » chez les
filles des Ouleds Nails et leur comportement dévergondé en contradiction avec les lois de
l’Islam qui interdit aux femmes de s’exhiber dans l’espace public. Ensuite, les voyageurs
rencontrent « les êtres exotiques » à travers une population différente des Européens par
l’aspect physique, les effets vestimentaires, les pratiques religieuses et les mœurs. Enfin, les
voyageurs voient « des paysages obsédants » surtout au Sahara avec des sites époustouflants
et des panoramas majestueux qui ne sont pas fréquents en Europe. Le climat rude et
l’ensoleillement à l’année peuvent introduire le dépaysement dans l’âme du visiteur. En outre,
les voyageurs en Algérie prennent conscience de l’hostilité des autochtones envers le
christianisme et décrivent souvent dans leurs récits l’Algérien comme un fanatique. Chaque
voyageur voit aussi l’Orient en Algérie à travers des aspects anecdotiques comme la
propension des autochtones à raconter des histoires, il suggère que dans chaque conteur
algérien sommeille une Chérazad en puissance. Ils nourrissent l’imaginaire du lecteur avec un
Orient fascinant et fantasmé dont l’opinion française est friande. Cependant dans cet Orient
inventé en colonie, les voyageurs montrent souvent leur déception devant l’absence des palais

743
Guy Pervillé, op.cit., p. 440.
744
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330
et des harems qui peuplent les récits des Mille et Une nuits. La proximité géographique de la
colonie par rapport à la métropole a fait d’elle une destination rêvée qui a renforcé dans
l’imaginaire collectif français la possibilité d’un Orient de proximité et à moindre frais mais
surtout un Orient un peu frelaté qui transparaît à travers les écrits de tous les voyageurs car il
lui manque les fastes transmis par la tradition du voyage en Orient, la fiction et la peinture.

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Hamon, Philippe, Introduction à l’analyse du descriptif, Paris, Hachette, 1981.
- Imageries : littérature et image au XIXe siècle, Paris, José Corti, 2001.
Helsey, Edouard, Envoyé spécial, Paris, Fayard, 1955.
Martin, Marc, Les grands Reporters, Paris, Audibert, 2005.
Philippe, Antoine, Quand le voyage devient promenade : écritures du voyage au temps
du romantisme, Paris : PUPS, DL 2011
Sangsue, Daniel, Le récit excentrique, Paris, Corti, 1987.
Schaeffer, Jean-Marie, Qu’est ce qu’un genre littéraire ? Paris, Seuil, 1996.
Seillan, Jean-Marie, Aux sources du roman colonial, l’Afrique à la fin du XIX e siècle,
Paris, Karthala, 2006.
Tverdota, György, Ecrire le voyage, [actes du colloque organisé par le centre
interuniversitaire d’études hongroises, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, DL 1994.
Westaphal, Bertrand, La géocritique, Paris, Minuit, 2007.
- Le monde plausible, Espace, lieu, carte, Paris, Minuit, 2011.

9) Ouvrage sur le journalisme au XIXe siècle

Adeline, Jules, L’illustration photographique, Paris, 1895.


Albert, Pierre, Histoire de la presse politique nationale au début de la troisième
République (1878- 1914), Paris, Honoré Champion, 1980.
Aurenche, Marie- Laure, Edouard Charton et l'invention du «Magasin pittoresque »
(1833-1870), Paris, Honoré Champion, 2002.
Bacot, Jean Pierre, La presse illustrée au XIXe siècle, une histoire oubliée, Limoges,
PULIM, 2005.
Bellanger, Claude (éd), Journalistes républicains sous le second Empire, Paris, Institut
français de presse, 1954.
La Belle Époque des revues (1880- 1914), sous la direction de Jacqueline Pluet-Despatin,
Michel Leymarie et Jean-Yves Mollier, Paris, Éd, de l’IMEC, 2002.
Bulletin de la Société Théophile Gautier n°29 ‘« La maladie du bleu » : art de voyager et
d’écrire chez Théophile Gautier.
Carasso, Odette, Arthur Meyer, directeur du Gaulois, Paris, Imago, 2002.
Charle, Christophe, Le siècle de la presse (1830-1836), Paris, Seuil, 2004.
Courmont, Eugène, La photogravure, histoire et technique, Paris, Gauthier-Villars,
1947.
Delporte, Christian, Les journalistes en France (1880-1950). Naissance et construction
d'une profession, Paris, Seuil, 1999.

340
Gervais, Thierry, « D’après photographie. Premiers usages de la photographie dans le
journal L’Illustration (1843- 1859) » Études photographiques, n° 13, juillet 2003.
Kalifa, Dominique ; Régnier Philippe ; Thérenty Marie-Eve ; Vaillant Alain, La
civilisation du journal, histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe
siècle, Paris, Nouveau Monde éditions, 2012.
Lavaud, Martine, « Archiver l’Humanité : Sciences, illustration et reportage
anthropologique à l’aube du XXe siècle », Marie Eve Thérenty, Guillaume Pinson (dir),
Autour de Vallès, l’invention du reportage, N°40, 2010.
La littérature fin de siècle au crible de la presse quotidienne, n°121 de Romantisme,
2003.
Lécuyer, Raymond, Histoire de la photographie, Paris, L’illustration, 1945.
Loué, Thomas, La revue des deux mondes par elle- même, Paris, Mercure de France,
2009.
Marchandiau, Jean-Noël, L’Illustration, 1843-1944, vie et mort d’un journal, Toulouse,
Bibliothèque historique Privat, 1987.
Mouralis, Bernard, Les contre- littératures, Paris, Essais Hermann, 2011.
Queffélec, Lise, Le roman- feuilleton français au XIXe siècle, Paris, PUF, 1989
Revues d’histoire du XIXe siècle, n°41, 2010/2.
Le Roman-feuilleton français au XIXe siècle, Paris, PUF, coll, « Que sais-je ? », 1989.
Thérenty, Marie-Éve, et Vaillant, Alain, 1836, l’an I de l’ère médiatique, Paris,
Nouveau Monde éditions, 2001.
- Presses et plumes, Journalisme et littérature au XIXe siècle, Paris, Nouveau
Monde éditions, 2004.
Thérenty, Marie- Eve, La Littérature au Quotidien, Poétiques journalistiques au XIXe
siècle, Paris, Seuil, 2007.

10) Presse du XIXe siècle

L’Almanach du colon algérien des villages de Marengo et Novi.


L’Année géographique.
Le Droit.
Le Figaro.
Le Gaulois.
Le Guelma-Journal.
Le Radical algérien.
L’Illustrated London News.
Jewish south (The).
Journal des débats.
Journal des tribunaux.
Journal des voyages, Archives géographiques du XIXe siècle.
Journal général de l’instruction publique.
Journal illustré des voyages et des voyageurs.
Nouvelles annales du voyage.
Penny Magazine.
La Presse.
Revue algérienne et coloniale.
Revue française des colonies et de l’étranger.
341
Revue géographique.
Le Siècle.

11) Analyse du discours

Angenot, Marc, « Que peut la littérature ? Sociocritique littéraire et critique du discours


social », dans Jacques NEEFS et Marie-Claire ROPARS (dir.), La politique du texte.
Enjeux sociocritiques, Presses Universitaires de Lille, 1992.
Adam, Jean-Michel, Heidmann, Ute, Sciences du texte et analyse du discours. Enjeux
d’une interdisciplinarité, Genève, Slatkine, 2005.
Dodille, Norbert, Introduction aux discours coloniaux, Paris, PUPS, 2011.
Coturier, Maurice, La figure de l’auteur, Paris, Seuil, 1995.
Maingueneau, Dominique, Le discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation,
Paris, Armand Colin, 2004.

12) Dictionnaires et Encyclopédies

Broc, Numa, Dictionnaire illustré des explorateurs et grands voyageurs français du


XIXe siècle. Tome II. Afrique, Paris : Ed du CTHS, 1988.
Dictionnaire de la langue française, Encyclopédies Bordas, Paris, 1984.
Le Bris, Michel, Le dictionnaire amoureux des explorateurs, Paris, Les éditions Stock,
2010.
Le grand Larousse universel Paris, Larousse, 1997.
Le petit Robert, dictionnaire de la langue française, Edition le Robert, 1990.
MADELENAT, Daniel, Dictionnaire des littératures de langue française, Paris, Bordas.
Mythes, mythologie, histoire et dictionnaire, Larousse, 2006.
Vapereau.

13) Guide Pratique

Beaud, Michel, L’art de la thèse, Alger, Casbah éditions, 1999.

342
Index

343
Les Personnes :
A)
Abdelkader, (L’émir)., 7, 36, 38, 39, 41, 42,
58, 62, 64, 65, 107, 108, 150, 152, 154, 164
, 263, 267, 205.
Abu Hanifa, A. N., 30.
Ageron, C-R., 235.
Ahmed, (Bey)., 43, 123, 238.
Alloula, M., 171.
Améro, C., 309.
Apulée, M (de)., 222, 223, 224.
Arnaud, A., 181.
Arnauld, D., 296, 314, 315.
Aubigny (d’)., 8.
Arenche, M.L., 278.
B)
Babé, T., 36.
Bacot, J-P., 115, 131, 133.
Baudelaire, C., 144.
Bayard, P., 77.
Bargès, l’Abbé., 76.
Barkahoum, F., 248.
Beaucé, V., 3, 158, 160, 162, 163.
Bedeau. 154, 267.
Bel-Ange, N., 168.
Ben Abdellah, C., 75.
Ben Abid, S., 69.
Ben Amera., 71.
Ben Aubabey., 76.
Ben Brahim, S., 249.
Ben Mohamed, C., 92.
Ben Saad, M., 105, 106.
Bérard., 8.
Bersot. , 8.
Berbrugger, A., 74, 75, 205, 206.
Bernard, L (de)., 176, 177.
Bert, P., 46.
Bertrand, L., 51, 56, 67, 198, 200, 201, 202,
210, 212, 213,217, 249.
Bibesco, N., 116, 117.
Bida., 8.
Billing le Baron., 49.
Blanchère, M.R (de)., 188.
Blaser, C., 155, 275, 276.
Boissier, G., 45, 50, 51, 67,198, 204, 208, 209,
210, 214, 215, 216, 217, 218, 219, 220, 221,222,
224, 225.
Bou- Akakas- Ben Achour., .69.
Bouamama, C., 119.
Boudier ., 26.

344
Bourquelot, F., 121.
Brahimi, D., 3.
Brazza, H.S (de)., 294.
Broca., 143.
Bugeaud., 12, 13, 20, 37, 38, 39, 64, 150, 152
, 153, 154,155.
Buloz, F., 5, 120.
Burin (lieut)., 75.
C)
Cambon, J., 20.
Canrobert., 108.
Cartier, J., 4.
Cazelle., 31, 105, 106.
Chalaye, G., 202.
Chanzy, A., 46, 83.
Charton, E., 6, 7, 8 11, 53, 114, 115, 129,
130,133, 199, 293,300.
Chassériau, C-F., 169.
Chateaubriand., 4, 51, 118, 126, 289.
Chaudun, N., 170
Clauzel., 37, 150
Cid El Hadj Abd- Ben –Abou- bekr., 76, 77.
Cioran., 128.
Collot., 109, 273.
Colonieu, S- H., 43.
Colonieu, V., 23, 43, 47, 72, 73, 74, 75,76, 77,
78, 80, 103, 107, 115, 122, 133, 154, 186, 234,
235, 236, 237, 265, 267, 268, 272, 273, 277, 278,
279, 286, 287, 313.
Copans, J., 317, 319.
Coppolani, X., 306.
Costantini, D., 166, 180.
Courbet, G., 144.
Couverchel, W., 133, 260.
Crémieux, A., 32, 242.
D)
Daguerre, L., 133.
Darwin, C., 240.
Daudet, A., 2.
Daumas, A., 37.
Daumas, E., 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 56,
57, 263, 296, 318.
Daumas, F., 36.
Daumas, L., 37.
Daumas, M- G., 36, 37.
Debaene, V., 16, 205, 307, 308.
Debar. , 8.
Decaillé, F., 53.
Decaux, G., 9.
Delacroix, E., 2, 128, 247.

345
Delamotte., 27.
Depont, O., 306.
Dinet, E., 249.
Djebar, A., 10.
Djeghlloul, A., 39, 40.
Despierres, J-R, (Charles Roussel)., 32.
Dodille, N., 203, 214, 279, 281, 290, 295.
Doré., 8.
Dourneaux-Dupré, N., 33.
Doutté, E., 182.
Drumont, E., 244.
Dubochet, J J., 130.
Duhousset, L, E., 114, 116, 117, 126,132, 133, 135.
Dumas, A., 2.
Dumasy-Queffélec, L., 122, 123.
Durand, J-F., 52.
Durand, Pascal., 125.
Dureau de La Malle, A., 198, 202, 216.
Dussidor, D., 204, 210.
Duval, J., 144,145.
Duveyrier,H., 91, 191.
E)
Ebel., 55.
Eberhardt, I., 22.
Erre, F., 135.
F)
Fanon, F., 181,192.
Mme Farouel., 22, 55, 129.
Féraud, C., 42, 123, 238, 263, 290.
Feraoun, M., 235.
Ferro, M., 145.
Flatters, P- X., 50, 90.
Forcin, P., 186,188, 189.
Foureau, F., 20, 50, 79, 80, 83, 84, 89, 90, 91,
92, 93, 121, 276, 284, 321, 323.
Fournel., 68.
Fox-Talbot, W., 133.
Fréchon, E., 249.
Fromentin, E., 3, 31, 80, 127,184, 247, 255.
G)
Galland, A., 311.
Gautier, T., 2, 120, 129, 138, 170,172, 173, 255.
Goerg, O., 168.
Genette, G., 112.
Germain, capitaine. , 103.
Gervais, T., 129, 134.
Giol, C., 6.
Girardet, E., 24, 64, 132.
Girardet, K 8)
Girardet Raul (78)

346
Givry, A., (215)
Gobineau, A (de)., 240.
Goncourt (de) E et J., 2.
Grandsire,. 8.
Grassi, M.C., 127.
Guénot, L-H-C., 22, 56
H)
Habchi Sobhi., 16.
Hachette, L., 8, 55.
Hanotaux, G., 81.
Harpe (L’) F (de)., (71, 72, 80, 96, 97, 98, 99,
100, 108, 109, 149,150, 209, 234, 239, 250, 272,
289, 291.
Haussmann, G.E., 170.
Hérode., 65.
Hérodote., 15.
Hertz., 277, 295.
Horeau., 151.
Hovelacque, A., 302.
Huenen (le) R., 4.
Huetz de Lemps, X., 168.
Huguet., 34, 84, 94, 95, 103, 107, 109, 271, 273.
Hurleaux. ,181.
I)
Ivry, F(d’)., 3, 68, 146, 151, 155.
Ibn-Anas , M., 30
Ibn-Hanbal, A., 30.
J)
Janin, J., 55.
Joanne, A., 7, 51, 53, 54, 55, 56, 57, 63,130, 156,
167, 168.
Joanne, B., 53.
Joanne, P., 55.
Jourdan, A., 30.
Julien, C-A., 20, 73, 165.
K)
Khalfoune, T., 141
Knight., 6
L)
Lachouque, M.G., 24, 64, 132.
Lacheraf, M., 192.
Lajolais, (de)., 133.
Lamartine., 51.
Lancelot., 8.
Largeau, V., 21, 32, 33, 71, 73, 78, 79, 83, 84,
85, 86, 87, 88, 94, 95, 103, 104, 119, 122, 203,
245, 250, 251, 252, 253, 256, 258, 276, 280, 283,
284, 289, 290, 291, 293, 294, 295, 323.
Larousse, P., 138.
Laurent, F., 3, 33, 60, 116,193.

347
Lauret, F., 81.
Lavaud, M., 143, 277, 293.
Lavigerie, (Mgr)., 183.
Lazarus., 143.
Le Cour Grandmaison, O., 145.
Lemaire, S., 274, 288.
Lenzini, J., 235.
Lesseps (de) F., 46, 50.
Lévêque, C., 122.
Lévi-Strauss, C., 4.
Loraal (de) M. E., 29, 60, 123, 183, 184, 234, 237,
238, 242, 292, 308, 316, 320.
Loutfi, M.A., 314.
Lucas, P., 3.
M)
Mac Mahon, P., 42, 47.
Malte-Brun., 111.
Martial, Lieut., 103.
Marçot, J-L., 23, 46, 47, 49.
Marey., 273.
Marr, W., 242.
Martan, R., 126, 127
Martimprey (de), Ed., 47.
Martineau, A., 81
Massinissa., 167, 210.
Maupassant (de) Guy., 2, 193.
Mauprix. C, (de)., 24, 60, 64, 131, 239, 262, 263,
264, 265, 266, 284, 287, 295, 308, 320, 321.
Maurin André., 74, 75, 76.
Mbembe, A., 240.
Mbondobari, S., 145.
Mignon., 248.
Mokrani (El)., 32, 144, 190, 266, 267.
Monceaux, A., 225
Montagnac. L-F (de)., 143.
Montaigne., 4.
Moricière (la)., 38, 162.
Morlier Hélène., 55.
Mouralis, B., 291, 296.
Moynet., 8, 200, 239.
Murray. ,55.
N)
Napoléon., 72.
Napoléon III., 7, 40, 147,166, 175, 176,178, 179.
Nora, P., 145.
O)
Olender, M., 237.
P)
Pageaux, D-H., 16.
Paulin, A., 7, 55, 130.

348
Pélissier, A., 47, 107.
Peltier. , 34, 84, 94, 95, 103, 107, 109, 271, 273, 279.
Perrégaux., 67.
Pervillé, G., 13, 137,148, 152, 325.
Phéline, C., 266.
Philippe, N., 240.
Pillorget, R., 175.
Pirette., 164.
Poirier, J., 229, 298.
Poirier, J-C., 46.
Polignac., 74.
Polo, Marco., 77.
Pommerol, J., 22, 56,128, 129.
Ponsard, J., 169.
Ptolémée., 48.
R)
Randon., 20, 73, 74.
Reboud., 206.
Reinhard, U., 27.
Renaud, M., 75.
Révilliod, G., 276.
Roudaire, F-E., 3, 20, 23, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 56, 323.
Roudaire, F- J., 46.
Renaud., 64.
Renucci, F., 27.
Rouchier, J-B. 28.
Rouire, A-M., 13, 142, 144, 147, 148, 149, 150, 164, 165,
167, 189, 191, 192,193, 194, 197, 274, 275.
S)
Sabatier., 8.
Said, E., 326.
Saint-Arnaud., 42, 201.
Saint-Augustin., 222.
Saint-Félix, R., 176.
Sand, G., 4, 120.
Sarkis, J., 194, 195.
Seillan, J-M., 52.
Sévry, J., 183, 282, 286, 320.
Singaralévou, P., 45.
Solari, M- J., 74.
Stanley, H.M., 294.
Steinhal., 143.
Stora, B., 145.
Stop., 132, 133.
Sue, E., 111.
T)
Targui, M., 91.
Temine, E., 158, 159, 161.
Thérenty M-E., 51, 111, 113, 118, 126, 286.
Thérond., 8.

349
Tocqueville, (de), A., 2, 12.
Tonnac, (de)., 165.
V)
Vacherot, A., 13, 149, 160, 167.
Vauvert, M., 169, 170.
Venayre, S., 21, 45, 111, 112, 120, 121, 171,
174, 282, 289, 294, 299, 300
Verne. J., 48.
Vernet, H., 67, 107.
Vigerie, A., 22,72, 80, 96, 101, 102, 105, 106,
118, 245, 250, 252, 253, 255, 256, 257.
Villefosse, (de), A-H., 45, 51, 67, 198, 206, 207, 208,
209, 236, 239, 262.
Villot., 150.
Vuillier, G., 73.
W)
Weil, P., 205.
Wood, F., 77.
Y)
Yriarte, C., 7, 311.
Yucuf., 214.
Z)
Zeys, D- F., 27.
Zeys, E., 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 56, 57, 80, 103,
105, 119, 183, 242, 243, 244, 246, 250, 265, 284, 286,
292, 302, 316.
Zumthor, P., 82.

350

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