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“ 

WORKING POOR ” EN FRANCE


Seconde journée de travail du 27 octobre 2000

Travail à risque social en Europe


Comparaison internationale entre six pays

Sylvie Célérier et Habib Tengour


Centre Pierre Naville
Université d’Evry-val-d’Essonne

Pour le Réseau Emploi-Exclusion

Aujourd’hui, en France, il n’est pas toujours suffisant de travailler pour échapper à


certaines formes de pauvreté. L’embellie économique de ces dernières années ne
change rien, elle ne rend le constat que plus choquant. Directement incriminé, le
développement de certaines formes d’emplois qui, d’une façon ou d’une autre,
organisent et imposent à certains travailleurs un travail à temps réduit dont les
revenus frôlent le seuil de pauvreté monétaire, voire restent en deçà. Ainsi, depuis le
début des années 1990, la France a vu grossir une nouvelle catégorie de “ pauvres ”
comptant plus de 300 000 ménages1 en 1995 et dont les personnes de référence
travaillaient mais sur des emplois dits “ instables ”. L’évolution des salaires
enregistre le même phénomène avec une détérioration des (très) bas niveaux
accompagnée, depuis 1990 également, d’une difficulté de plus en plus grande pour
les travailleurs concernés à sortir de ces emplois2.

Les données internationales témoignent de l’étendue du phénomène. Encore faut-il


noter qu’elles s’intéressent surtout aux pays industrialisés riches dans lesquels les
travailleurs pauvres font contraste. Le phénomène serait incommensurablement plus
étendu si on considérait également les pays pauvres ou plus pauvres. Dans les pays
riches, donc, les Etats Unis font triste figure de leader mais l’Europe n’y échappe
pas comme le confirment les quelques éléments de la situation française présentés
plus haut. Sept équipes de chercheurs3 comparent, depuis maintenant deux ans, les
données disponibles sur la pauvreté laborieuse dans six pays européens : la

1
Soit un quart des ménages pauvres actifs. Source : INSEE. Enquête budget des familles 1995. Voir
également, INSEE, “ Mesurer la pauvreté aujourd’hui ”, Economie et Statistiques, n° 308-309-310, 1997.
2
Voir Pierre Concialdi, “ Les bas salaires en France (1983-1995) ”, IRES, Document de travail, septembre
1997. Voir également, INSEE, “ Mesurer la pauvreté aujourd’hui ”, op cité.
3
Réseau Emploi-Exclusion , financé par le volet "Recherche socio-économique finalisée" du 4e Programme-
cadre de R & D de l'Union européenne. Les noms des membres du Réseau et celui de leur laboratoire sont
présentés en signature de la communication
Belgique, la France, l’Italie, le Portugal, le Royaume-Uni et la Suède, pour mieux
identifier et comprendre le phénomène. Premier résultat, ce dernier est présent dans
chacun de ces pays, y compris la riche et protectrice Suède, mais dans des
proportions bien différentes. Si la Suède semble relativement épargnée, le
Royaume-Uni cumule tous les signes d’un phénomène durable et étendu. Il est bien
difficile cependant de classer les pays les uns par rapport aux autres sur ce point.
Chacun présente des formes spécifiques de pauvreté laborieuse que l’on ne peut
comparer terme à terme.

L’impossibilité d’une comparaison terme à terme tient à l’absence de lien ferme et


univoque entre les emplois et les différentes formes de pauvreté. Autrement dit, on
ne peut appréhender une situation sociale à partir des caractéristiques des emplois.
La remarque est d’autant plus vraie pour la comparaison dont on rend compte ici,
que les chercheurs s’intéressent non pas seulement au lien entre emploi et pauvreté
mais plus largement à l’articulation entre emploi et exclusion. L’exclusion étant
définie comme une réduction, voire une disparition, des ressources suivantes : les
revenus issus du travail, qu’ils soient revenus immédiats du salaire ou revenus
différés de la retraite, et l’accès à la protection sociale.

Le décalage entre emploi et situation sociale se perçoit de plusieurs façons. Par


exemple, selon les pays, ce ne sont pas toujours les mêmes types d’emploi qui
s’articulent aux risques les plus forts d’exclusion. Ici, se seront différentes formes
du sous-emploi, là plutôt un salaire unique et ailleurs un statut hybride entre travail
indépendant et salariat ou entre salariat et assistance. De même, certains emplois
pourront, dans un même pays, tout aussi bien constituer un premier pas d’insertion
que d’exclusion selon les publics auxquels ils sont destinés ou les conditions
générales de leur usage. Il n’y a donc pas de formes de travail qui seraient,
intrinsèquement, à risque social et dont on pourrait comparer l’étendue et l’intensité
entre les pays. Constater, par exemple, qu’on travaille peu à temps partiel et en
contrat à durée déterminée en Italie ne garantit pas que la pauvreté laborieuse y soit
plus faible que dans d’autres pays où ces formes d’emploi sont développées comme
au Royaume-Uni.

Le risque social dans le travail repose donc sur des emplois différents selon les
pays. Pour les identifier et mesurer les risques qu’ils font courir aux travailleurs, il
faut les resituer dans les contextes nationaux. L’ayant fait, on voit alors que ces
emplois, différents entre les pays, ont en commun d’être toujours des emplois plus
ou moins nouveaux, apparus depuis ces vingt dernières années. Ils relèvent du
mouvement de diversification que tous les pays ont connu, quoiqu’à des degrés
divers, au tout début des années 1980 puis au début des années 1990. Ce
mouvement est contemporain de récessions économiques et de tensions sur les
marchés du travail et en constitue sans doute une des réponses. Sans doute, car il
faudrait revenir sur cette explication par la seule dimension économique. Les
formes concrètes que la diversification a pu prendre dans chaque pays oblige à
considérer également l’histoire sociale et politique des pays, la nature de leurs
activités productives, le rôle et les limites du droit, la place de l’Etat, etc.. Le lien

2
qu’on établit aujourd’hui avec la pauvreté laborieuse milite pour la reprise de cette
analyse.

Pour les six pays étudiés, cette diversification a utilisé deux principaux leviers : les
structures temporelles et le statut de travail. Ce qui explique qu’il n’existe pour ainsi
dire aucune forme d’emploi strictement spécifique à un pays et qu’on trouve partout
les mêmes temps partiels, contrats à durée déterminée, l’intérim ou autre “ travail
autonome ”, etc. Les différences nationales signalées plus haut portent donc sur
l’intensité du recours à telle ou telle de ces formes par les pays ; des “ préférences
nationales ” en quelque sorte. Ces préférences nationales ne sont pas étrangères à la
structure globale des emplois des pays. Ceux qui, comme la France et le Royaume-
Uni, ont un régime très majoritairement salarial ont davantage diversifié le temps de
travail de leurs emplois. Tandis que ceux qui, comme l’Italie ou le Portugal et dans
une moindre mesure la Belgique, laissent une part encore importante au travail
indépendant, ont davantage modifié le statut.

Premier type de diversification, la diversification des statuts “ joue ” surtout aux


frontières du salariat et du travail indépendant. Elle fait émerger une zone assez
incertaine quant à la subordination des travailleurs qui rapproche, à les confondre, la
position du salarié précaire embauché pour une tâche occasionnelle et celle de
l’indépendant économiquement dépendant. La notion de tâche, fil d’Ariane de ces
situations diverses, élargit cette zone aux professionnels autonomes et aux salariés
les mieux dotés. La situation italienne est la plus significative de ce premier type de
diversification. Les parasubordinati y composent une zone médiane entre salariat et
travail indépendant regroupant les salariés disposant d’une très grande autonomie et
les travailleurs indépendants exerçant, de facto, dans des conditions de
subordination. Ce statut hybride, qui s’est développé ou qu’on a laissé se
développer hors de toute formalisation légale, a soulevé l’intérêt du législateur en
1993 au moment de la réforme du système de pension. La loi (1995 et 1997) fait
aujourd’hui obligation aux salariés et indépendants concernés de cotiser à Inps
(sécurité sociale italienne) ce qui permet d’évaluer leur nombre à quelque 1 200 000
personnes ; soit l’équivalent des professions libérales italiennes (employeurs ou
non), plus que les contrats à durée déterminée hors apprentissage (881 250) et un
peu plus de 5 % du total des actifs.

Le Portugal a, lui aussi, diversifié ses statuts de travail en redéfinissant par exemple
celui du travail à domicile en 1991. Mais la situation portugaise est surtout
marquante par la forte augmentation, à partir de 1992, de ses travailleurs à leur
propre compte (27,2% en 1997). Tout particulièrement, l’augmentation des
travailleurs à leur propre compte sans personnel à leur service – dits travailleurs
indépendants – (21,2% en 1997) et surtout chez les femmes. La Belgique est moins
significative que l’Italie et le Portugal de ce point de vue mais on peut signaler
cependant les contrats dits “ à l’appel ” qui définissent, par analogie au contrat des
dockers, une prestation à fournir par un individu pour un donneur d’ordres sans que
le terme soit fixé ainsi. On peut enfin citer les “ contract workers ” anglais, “ loués ”

3
pour la durée d’une tâche spécifique, sans durée de travail fixée, sont encore un
exemple de ces formes de contrats à la tâche

La diversification par les temps de travail, bien connue en France, s’applique quant
à elle, à deux dimensions de l’emploi : le temps de mise à disposition des
travailleurs et l’amplitude du temps de travail. Pour la première dimension, on
trouve les contrats à durée différenciée (à 6, 3 et 1 mois) et l’intérim ; pour la
seconde dimension, le temps partiel, partout présent avec des taux apparents parfois
fort élevés : 18 % en France (25 % des actives), 40,1 % des actives du Royaume
Uni (7,6 % pour les actifs) , 15 % en Belgique (31,3 % des actives). Ces chiffres
doivent cependant être manipulés avec prudence car l’appréciation de la durée
exacte du temps partiel reste difficile. Parmi les six pays du Réseau, seule la France,
en effet, propose une définition légale du temps partiel se rapportant à une heure
légale, faisant référence dans le paiement des salaires et correspondant à la moyenne
des heures effectivement travaillées. Pour les autres pays, le temps partiel fait
référence : soit aux déclarations des actifs, modulées ou non par le seuil des “ 30
heures habituelles ” de l’OCDE (UK) ; soit aux normes des accords collectifs de
l’entreprise-établissement ou de branche (Italie, Portugal, Belgique 4). Selon les
modalités, les résultats seront évidemment très différents et les difficultés ne sont
pas levées en fixant un nombre d’heures qui partagerait temps plein et temps partiel
puisque la définition elle-même de ces heures est problématique. S’agit-il d’heures
légales, d’heures effectives, d’heures habituelles, d’heures affichées, etc. ? On
rencontre ici les difficultés de toutes les comparaisons internationales sur les temps
de travail malgré la sophistication des appareillages statistiques disponibles.

Aux deux dimensions de la diversification temporelle, il faut en ajouter une


troisième : celle des rythmes et des plages horaires de travail. Cette dimension
semble très présente au Royaume-Uni où on lui donne le nom d’“ Unsocial Hours ”,
correspondant à toute heure travaillée hors des 7-18 heures, le week-end ou pendant
les vacances. Elle est signalée également en Italie mais, cette fois, comme résultat
des pratiques des grandes entreprises industrielles qui à 80 % ont recours au travail
d’équipe et n’hésitent pas à faire régulièrement travailler leurs salariés le samedi. Le
“ contrat O heure ” recensé au Royaume-Uni et en Belgique mérite un examen
particulier. L’employeur n’y garantit aucune durée de travail, ni volume horaire, ni
plage horaire et le salarié ne bénéficie d’aucune des protections sociales courantes
de l’emploi. Au croisement des trois dimensions temporelles présentées ci-dessus,
ce contrat compose une sorte de “ point zéro ” du droit des salariés et une “ limite ”
au sens mathématique du terme de la recherche de flexibilité des entreprises ; un
“ point ” où on peut se demander ce qui fonde, exactement, la position de salarié.

Outre la diversification par le statut et le temps de travail, les emplois à risque social
peuvent également relever d’une autre forme de diversification, moins apparente
peut-être mais ô combien impliqué dans les problèmes actuels de la pauvreté
laborieuse. Cette diversification tient exclusivement de l’action publique et couvre

4
En Belgique, seul est défini le seuil minimum légal qui ouvre le droit de certaines prestations de sécurité
sociale.

4
un ensemble de pratiques instaurant ou favorisant des dérogations par rapport, aux
salaires, aux charges sociales, aux horaires de travail ou encore aux durées des
contrats. Le Royaume-Uni en présente une version de l’intervention publique la
plus “ dure ” avec, notamment, l’ensemble de lois antisyndicales votées entre 1980
et 1990 par le gouvernement de Madame Thatcher et la suppression des Wages
councils5 qui ont considérablement restreint les protections dont bénéficiaient les
travailleurs britanniques. De fait, les régulations du travail se sont nettement
transformées dans la période qui a vu fleurir une multitude de formes d’emploi,
signes, pour les observateurs d’alors, d’une gestion libérale de l’emploi en Europe
et de ses affres. Ce qui explique que dans la comparaison, le Royaume-Uni présente
l’amplitude la plus large de formes d’emploi et un niveau de formes dites atypiques
le plus élevé ; un tiers de la population active occupée contre 8 %, en France par
exemple, en 1998.

Mais d’autres pays, bien que pour d’autres raisons que le Royaume-Uni, ont
également développé ces pratiques dérogatoires. Pour ces pays, il s’agit
essentiellement de lutter contre le chômage et/ou d’inciter à la reprise d’emplois des
chômeurs. La Belgique surtout, mais aussi la France, sont concernées. La première
avec les “ emplois activés ” que les chômeurs de plus d’un an, se voient de plus en
plus souvent imposés par leurs Agences locales de l’emploi auprès desquelles tout
chômeur belge est contraint de s’inscrire s’il veut percevoir les indemnités qui, de
façon exceptionnelle pour les six pays comparés, sont dues sans limite de temps et
sans diminution, toute la durée du chômage. Ces “ emplois activés ” sont des
contrats à durée déterminée et à temps partiel. Ils sont mal payés et concernent des
activités de “ proximité ”, le plus souvent des services aux personnes dont certains
interrogent les vertus professionnalisante. En France, les contrats emploi-solidarité
ou plus globalement tous les dispositifs qui encadrent le “ I ” du Rmi depuis sa
création sont extrêmement proches des “ emplois activés ”. Dans une bonne
conscience générale, ces formes d’emploi créées par l’autorité publique diffusent
des pratiques dérogatoires qui s’imposent aux travailleurs placés dans une telle
situation qu’ils n’ont d’autre choix que de se contenter d’un salaire réduit et de
droits sociaux partiels. Ces pratiques contribuent sans aucun doute à banaliser des
formes non standard de travail et constituent parfois de réelles opportunités pour les
entreprises6. A la fin, ces pratiques opèrent à l’intérieur du salariat une autre
diversification du statut mais, cette fois, aux frontières de l’activité et de
“ l’inactivité assistée ”.

Les emplois à risque social plongent donc leurs racines dans les mouvements
récessifs de l’économie des pays européens, ou plutôt, dans les réponses que ceux-ci
leur ont faites. Des réponses qui, toujours, bien que moins sensiblement en Suède,
se sont traduites par une dégradation des positions des salariés. Qu’ils aient
massivement été mis au chômage, comme en France, et c’est le système
d’indemnisation qui les pénalise7. Du reste, à regarder les systèmes d’indemnisation
du chômage des cinq autres pays, tout se passe comme si l’accès facile se
5
Un salaire minimum a été réintroduit au Royaume-Uni par le gouvernement de Tony Blair
6
Opportunité également pour les services publics qui en France ont fait, et continue à faire, un large recours
au CES par exemple.

5
conjuguait avec une allocation faible et /ou une durée courte d’indemnisation. Le
raisonnement tenu en Belgique à ce propos est éclairant : puisque l’indemnisation
n’est pas (théoriquement) limitée dans le temps, il est normal qu’elle soit faible et
que les conditions d’accès soient assez sévères. Si, au contraire, le chômage a été
épargné aux travailleurs, ce sont des formes nouvelles qui s’imposent à eux avec
l’aide plus ou moins vigoureuse des gouvernements ; ou alors, “ combines ” et
“ débrouilles ” du secteur informel comme on le dit pudiquement en Italie et au
Portugal.

Quoiqu’il en soit, retenons que le risque social dans le travail résulte partout des
différents types de diversifications présentées ci-dessus. Il s’installe sur des zones
d’emplois, plus que sur des emplois précis ; des zones situées à la périphérie de la
norme de travail dominante des pays et présentant de multiples variantes de cette
norme, du point de vue du statut ou de la structure temporelle. Ces zones à risques
couvrent des situations souvent très hétérogènes où le pire peut côtoyer le meilleur.
L’exemple des parasubordinati italiens en offrent une bonne illustration. Ces quasi
salariés regroupent aussi bien les professionnels qui préfèrent l’autonomie et les
gains supérieurs du travail indépendant que des travailleurs peu qualifiés jetés dans
les marges d’un marché du travail sélectif qui leur interdit l’accès à un emploi
stable. On sait, en effet, que la position de parasubordinati abrite des situations
contraintes d’auto-emploi, comme on l’observe pour les femmes de Calabre ou de
Sicile.

Une des principales sources du risque social vient du fait que ces variantes de la
norme dominante du travail ne sont jamais si importantes qu’elles exigeraient un
statut spécifique pour les organiser et protéger les travailleurs concernés. Elles sont,
au contraire, si proches de la norme dominante du travail qu’on “ fait avec ”, on
adapte, bref on “ bricole ”, le statut qui organise cette norme pour s’adapter aux
exigences. C’est indéniablement dans cet ajustement plus ou moins heureux des
dispositifs existants que s’installe un très fort risque social. Car la norme de travail
dominante des pays est, également et toujours, celle qui organise les protections des
travailleurs. C’est à partir d’elle que s’organise l’accès à l’indemnité de chômage, la
constitution des retraites et l’accès à la santé, du moins une santé totale et libre de
choix8. Ce risque social prend dans certains pays comme la Belgique la forme d’une
telle confusion dans les textes qui régissent les statuts que les travailleurs ont
beaucoup de peine à savoir ce à quoi exactement ils peuvent prétendre, notamment
quant à la retraite et qu’ils ont devant eux des fonctionnaires parfois tout aussi
démunis. C’est le même défaut dans la définition des statuts qui organise, de fait,
une réduction de l’accès aux droits qui rend aujourd’hui en France le passage par le
chômage si pénalisant car constituant un risque majeur d’exclusion sociale 9

7
Le système d’indemnisation en France a, comme on le sait, été profondément modifié en 1995 introduisant
la dégressivité des indemnisations et un durcissement des conditions d’accès. Chacun s’accorde à reconnaître
que le RMI a constitué depuis l’étape ultérieure des chômeurs non indemnisés qui sont encore aujourd’hui 50
% des chômeurs totaux.
8
Cette norme organise bien sûr bien d’autres dimensions que celles évoquées. Nous ne présentons que celles
en rapport avec la définition de l’exclusion que nous avons donnée plus haut.

6
C’est un autre résultat de la comparaison en effet, et le dernier qu’on présentera ici,
de noter qu’il existe, non pas une, mais des normes de travail dominantes par
rapport auxquelles on apprécie le caractère plus ou moins atypique des situations.
Comparer les formes atypiques entre pays n’a donc pas plus de sens que de
comparer les pauvretés laborieuses terme à terme. Chaque pays à ses propres formes
atypiques qu’il faut, là encore identifier. Il le faut d’autant plus que comme on vient
de le dire, il en va de l’attribution des droits et protections liés à l’emploi. Ainsi,
quand on examine précisément ce que recouvrent “ atypismes ”, “ anormalités ” ou
“ particularités ”, on découvre une forme “ normale ” de référence, définie en
“ creux ”, qui n’est pas toujours ou seulement l’emploi à temps plein et à durée
indéterminée. On prendra ici l’exemple de trois pays la France, la Belgique et le
Royaume-Uni ; le Royaume-Uni qui est assez proche du Portugal et de l’Italie de ce
point de vue.

En France, les formes dites particulières d’emploi regroupent : les contrats à durée
déterminée, l’intérim, les apprentis et les contrats aidés par l’Etat. On note que le
temps partiel n’est pas considéré comme forme particulière même s’il donne lieu à
des suivis précis et réguliers par ailleurs. Ce qui fait le lien entre les situations dites
“ particulières ” et qui sont très différentes les unes des autres est sans doute leur
caractère provisoire ou attendu tel, soit parce que la durée du travail est fixée (CDD,
intérim) soit parce que la situation d’emploi est un préalable à une autre
(apprentissage et stages aidés). La “ forme normale ” ou “ non particulière ” de
l’emploi en France est donc d‘abord un emploi qui se comprend dans la durée :
emploi pérenne ou série d’emplois s’enchaînant les uns aux autres sans délai et sans
perte, voire avec gain, une carrière en somme.

Le caractère particulier renvoie à la durée des emplois mais aussi, implicitement, à


la qualité des articulations entre emplois. Le fait que les formes particulières servent
souvent d’indicateur de la précarité témoigne de la réalité des risques que
comportent aujourd’hui ces transitions entre emplois. Par ailleurs, le fait que les
femmes soient, ici comme ailleurs, les plus concernées par le temps partiel n’est
certainement pas étranger à sa non prise en compte dans les formes particulières. Le
travail à temps partiel étant, d’une certaine façon, jugé “ normal ” pour elles. La
forme normale d’emploi en France est donc à comprendre dans le cadre d’une
carrière professionnelle, plus ou moins ascendante, étendue sur la durée et en
référence aux situations les plus couramment occupées par des hommes. Dès que
l’on s’écarte de cette norme, l’accès au droits et aux garanties sociales devient
problématique. De fait, ce sont bien les articulations qui posent aujourd’hui en
France les plus grands problèmes et qui comportent de réels risques d’exclusion.

En Belgique, les formes d’emploi atypiques réfèrent à une forme “normale” qui
accepte des formes de temps partiel et le CDD. “ L’anormalité ” ne vient donc pas
de là. On la trouve plutôt dans la variabilité des horaires et un système de
dérogations qui assouplit les règles du cadre juridique et conventionnel "normal".
9
Voir, par exemple, Commissariat Général au Plan (Commission, R. Castel, J.P. Fitoussi, J. Freyssinet, H  ;
Guaino), “ Chômage le cas français ”, La documentation française, Paris 1997. Mais bien d’autres travaux
confirment le constat.

7
Le droit et l’espace légal-coercitif qu’il dessine participent donc de la définition de
la norme ; les formes “atypiques ” occupant une zone de cet espace dont les règles
sont plus souples, dérogatoires comme on l’a vu plus haut10.

Au Royaume-Uni, enfin, la définition des emplois non-standards implique une


norme de référence qui est l’emploi à temps complet et à durée indéterminée mais
auxquelles il faut adjoindre la dimension de la négociation collective. C’est
l’histoire et la façon dont s’est déroulée la diversification des emplois dans ce pays
qui, cette fois, précise la norme. L’ampleur de cette diversification, qui est
apparemment la plus importante des six pays comparés 11, n’a été possible que par
un changement radical dans la régulation du rapport salarial, précisément par le
considérable affaiblissement du rôle qu’y tenaient les syndicats. Cet affaiblissement,
comme on l’a vu, a été facilité par la série de lois antisyndicales du gouvernement
conservateur de Thatcher. La norme britannique est donc : l’emploi salarié à durée
indéterminée, temps plein et protégé par une convention négociée avec des
syndicats. Les secteurs aujourd’hui couverts par de telles conventions 12 ne
représentent que 35,5 % de l’ensemble des salariés.

Pour conclure, on soulignera rapidement trois éléments qui nous semblent ressortir
du premier temps de cette comparaison internationale.

D’une part, le problème des working poor est, d’une certaine façon, un problème
déjà ancien, datant de ces vingt dernières années. Pour les pays comparés, il est
indissociable de la gestion globale de l’emploi lors des périodes de récession, qui
furent aussi, il faut le rappeler, des périodes d’application pour certains pays des
critères communs de Maastricht. Cette gestion a, assez systématiquement, pris le
double visage de la diversification des formes d’emploi et du chômage. Les Etats y
sont très impliqués et, sans le vouloir forcément, ont souvent contribué à la
diffusion des formes nouvelles, notamment, par les effets d’opportunité qu’elles
permettaient pour les entreprises (pour les services des Etats également).

D’autre part, Il semble important d’analyser les working poor en relation avec le
chômage et non comme un problème spécifique. Comme on vient de le voir,
chômage et diversification sont associés dans la gestion des emplois de ces vingt
dernières années comme deux modalités d’une même restriction du volume
d’emplois proposé aux travailleurs ou, du moins, à certains d’entre eux. De ce point
de vue, le taux de chômage ne peut, à lui seul, servir d’indicateur de la bonne santé
sociale d’un pays. Que penser, en effet, d’un pays dont le taux de chômage ne
dépasse pas les records américains mais dont un tiers de la population active
travaille sur des emplois précaires, aux limites de la pauvreté ? La situation sociale
doit s’appréhender par le chômage et par les formes d’emplois à risque. D’où la
première tentative d’analyse de ces emplois à risque proposée par le Réseau de
chercheurs que l’on a rapidement présenté ici.
10
Toutefois, la loi belge semble veiller à ce que les salariés concernés perdent le moins d’avantages possibles
par rapport aux “salariés classiques”
11
Les emplois non-standards représenteraient un peu moins d’un tiers de l’emploi salarié total.
12
Données de juillet 1997 du Labour Force Survey

8
Enfin, l’examen de ce que l’on a appelé des zones d’emplois à risque pointe deux
aspects qui intéressent directement l’action des pouvoirs publics. D’une part, ces
zones établissent assez nettement un lien entre diversité des situations et risque
d’exclusion. Partout, les difficultés d’accès aux revenus et aux garanties sociales
sont particulièrement présentes là où les formes d’emploi sont les plus nombreuses,
même si ces formes accueillent des situations diverses, pas forcément les plus
précaires. Ce n’est donc peut-être pas tant le cumul des difficultés qui fait le risque
mais la diversité des positions de travailleurs. D’autre part, on a vu qu’une des
sources de l’exclusion résidait dans les difficultés d’accès aux protections et
garanties des travailleurs ; difficultés symétriques aux écarts des emplois dits
atypiques par rapport à une norme dominante qui définit l’accès courant à ces
protections et garanties. On peut donc attendre, outre la pénalisation des entreprises
ayant trop souvent recours à des formes atypiques, un réexamen des cadres légaux
qui régissent ces emplois.

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