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La Bible
et l'invention
de l'histoire
Hi)histoire
COLLECTION
FOLIO HISTOIRE
Mario Liverani
La Bible
et l'invention
de l'histoire
Histoire ancienne d'Israël
Traduit de l'italien
par Viviane Dutaut
Gallimard
Titre original :
OLTRE LA BIBBIA
STORIA ANTICA DI ISRAELE
Livres bibliques
Gn = Genèse Is = Isaïe
Ex = Exode Jr = Jérémie
Lv = Lévitique Ez = Ézéchiel
Nb = Nombres Os = Osée
Dt = Deutéronome Am = Amos
Jos = Josué Mi = Michée
Jg = Juges Na = Nahoum
1S = 1 Samuel Ha = Habaqouq
2S = 2 Samuel So = Sophonie
1R = 1 Rois Ag = Aggée
2R = 2 Rois Za = Zacharie
1 Ch = 1 Chroniques Ml = Malachie
2 Ch = 2 Chroniques Ps = Psaumes
Esd = Esdras Ne = Pr = Proverbes
Néhémie Lm = Lamentations
10 La Bible et l'invention de l'Histoire
Revues et collections
BA = Biblical Archaeologist
BASOR = Bulletin of the American Schools of Oriental Research
Bibi = Biblica
BZ = Biblische Zeitschrift
CBQ = Catholic Biblical Quarterly
EI = Eretz-Israel
HThR = Harvard Theological Reviw
IEJ = Israel Exploration Journal
JAOS = Journal of the American Oriental Society
JBL = Journal of Biblical Literature
JCS = Journal of Cuneiform Studies
JESHO = Journal of the Economic and Social History of the Orient
JSOT = Journal for the Study of the Old Testament
KS = A. Alt, Kleine Schriften zur Geschichte des Volkes Israel, I-Ill,
München 1959
Lev = Levant
12 La Bible et l'invention de l'Histoire
OA = Oriens Antiquus
Or = Orientalia
PEQ = Palestine Exploration Quarterly
RB = Revue Biblique
Sem = Semitica
SJOT = Scandinavian Journal of the Old Testament
TA = Tel Aviv
Trans = Transeuphratène
UF = Ugarit-Forschungen
VT = Vetus Testamentum
ZABR = Zeitschrift für Altorientalische und Biblische Rechtsge-
schichte
ZAW = Zeitschrift für Alttestamentliche Wissenschaft
ZDPV = Zeitschrift des Deutschen Palâstina-Vereins
Préface
De l'histoire avant toute chose...
2. Voir, par exemple, Daniel DORÉ (éd.), Comment la Bible saisit-elle l'his-
toire ? XXI' Congrès de l'Association catholique française pour l'étude de la
Bible (Issy-les-Moulineaux, 2005) (LD 215, Paris, Le Cerf, 2007).
Préface 15
Sur ce point précis, les écrivains bibliques sont sans doute plus
proches des historiens modernes qu'il ne peut sembler à première
vue. Les données du problème sont différentes, les enjeux sont
différents, les règles et conventions ne sont plus les mêmes, mais
il s'agit toujours de reconstruire le passé et de lui donner « sens »
pour chercher à comprendre son propre destin.
C'est dire que le lecteur des textes bibliques doit faire face à
plus d'un défi. Sa tâche n'en est pas moins passionnante, et c'est
un des grands mérites de Mario Liverani de bien vouloir nous
servir de guide dans ce voyage à travers une histoire d'Israël
beaucoup plus sobre, sans doute, que celle à laquelle nous avons
pu être habitués, mais qui gagne en profondeur et en rigueur. Il
est donc temps de lui laisser la parole et c'est ce que je fais avec
un très grand plaisir, non sans profiter de l'occasion pour lui
exprimer toute notre gratitude pour avoir mis sa remarquable
érudition à notre portée.
Jean-Louis Ska
(professeur d'Ancien Testament à
l'Institut biblique
pontifical) avril 2008
Introduction
2. La fragmentation géopolitique
env. Chaleoliihique
3500-2800 récent
env.
Bronze Ancien de l'udébutrbanisation
2800-2000
env. Cités-états
Bronze Moyen Patriarches
2000-1550 indépendantes
Juges
env. Éthnogenèse
Fer I
1180-900 période de formation
Royaume Uni
Royaume divisés
env. Royaume divisés
Fer II
900.600 Israël-Juda Domination
assyrienne
Royaume
Exil
néobabylonien
env.
Fer III
600-330
période
Empire perse
post-exilique
34 La. Bible et l'invention de l'Histoire
village, ils sont de toute façon peu nombreux. Plus au nord, dans la
Syrie septentrionale où les formations étatiques sont un peu plus
grandes et plus riches, les textes permettent de reconstituer un
État-canton (Ougarit) de près de 25 000 personnes, dont 8 000
dans la capitale, et le reste dans les villages. En Palestine, on peut
imaginer l'État-canton type en diminuant de moitié ces chiffres.
Toujours en Syrie septentrionale, à Alalakh, nous savons que la
population se répartissait entre 20 % travaillant au palais, 20 % de
bergers et 60 % de paysans : ces pourcentages (purement
indicatifs) peuvent s'appliquer également à la Palestine.
4. La domination égyptienne
Tel Sera, Tel Mor, Deir el-Balah, Tel Jemine (l'antique Yursa), Tell
el-Ajjul. Ces forteresses sont concentrées de façon significative le
long des voies commercialespour les contrôler : la « route de Horus
» qui allait du Delta à Gaza, fortifiée par Séthi I", et les voies
caravanières transversales qui se dirigeaient vers le golfe d'Aqaba et
les mines de cuivre de Timna, exploitées directement par l'Égypte
pendant toute la période ramesside. Cette organisation finale de la
présence égyptienne laissera, nous le verrons (cf. chap. 3 § 9), ses
traces même après l'effacement de l'empire.
5. L'idéologie égyptienne
Le Pharaon était pour les Égyptiens un dieu incarné, et toute
l'imagerie verbale et le cérémonial imposé aux rois locaux montrent
que cette idéologie était bien connue et acceptée. Les rois locaux
s'adressaient à lui en l'appelant « Soleil de toutes les terres », « dieu
» (ou plutôt « dieux », car ils emploient le pluriel comme en hébreu
'élôhîm), se prosternaient « sept et sept fois », précisant même «
sept fois sur le ventre et sept fois sur le dos » (ce qui est bien plus
fatigant). Ils assuraient qu'ils étaient « le sol sous ses pas », l'«
escabeau sous ses pieds » ou « sous ses sandales », expressions qui
correspondent parfaitement à l'iconographie de l'époque : dans le
palais d'el-Amarna, le pavement du couloir menant à la salle du
trône était décoré d'images typiques d'étrangers vaincus, que le
Pharaon piétinait donc concrètement en s'avançant ; les degrés du
trône et jusqu'aux sandales de Toutankhamon étaient ornés
également de figures d'étrangers vaincus, que le Pharaon piétinait
lorsqu'il marchait ou était assis.
Le Pharaon exigeait un serment de soumission dont la brièveté
n'avait d'égale que sa radicalité (« Nous ne nous rebellerons jamais,
ou jamais plus, contre Sa Majesté », ANET, p. 238), comme pour
racheter cette sorte de péché originel consistant à être, juste-
La Palestine au Bronze récent 39
« Mon Seigneur est le soleil qui jaillit chaque jour sur toutes les
terres, suivant l'usage du Soleil son père de bonté, qui donne la vie
par son souffle bienfaisant, et son souffle lui revient en arrière
comme le (frais) vent du nord, et qui maintient la paix sur toute la
terre par la force de son bras, et qui lance son cri dans le ciel comme
Baal, et toute la terre tremble terrifiée à son cri. Voilà, le serviteur
écrit à son Seigneur, parce qu'il a entendu le beau messager du roi
qui est arrivé jusqu'à son serviteur, et son serviteur a recommencé à
respirer. Avant l'arrivée du messager du roi mon Seigneur, je n'arri-
vais pas à respirer, mon nez était bloqué. Mais maintenant que le
souffle du roi est arrivé jusqu'à moi, je me réjouis et ma joie est
grande et je suis heureux chaque jour » (LA 117).
« Voilà dix ans que nous manquons de blé, il n'y a plus de blé à
manger pour nous. Que puis-je dire à mes concitoyens ? Que le roi
mon seigneur entende les paroles de son serviteur fidèle et qu'il
envoie du blé par bateau et qu'il fasse vivre son serviteur et sa cité
» (LA 154, de Byblos).
« Regarde : Turbasu a été tué à la porte de Silé, et le roi n'a rien dit
! Regarde : Zimrida (roi) de Lakish, des serviteurs traîtres 'abiru
l'ont frappé ! Yaptikh-Adda, ils l'ont tué à la porte de Silé, et le roi
n'a rien dit, n'a pas bougé ! » (LA 41, de Jérusalem).
« Que le mi mon Seigneur le sache : Byblos est sauve, qui sert fidè-
lement le mi, mais très forte est l'hostilité des ennemis ('abiru)
contre moi. Que le roi mon Seigneur ne reste pas en silence pour ce
qui est de Sumur, qu'il ne passe pas entièrement du côté des
ennemis ('abiru) » (LA 132, de Byblos).
« Rien n'est plus comme avant, pour les terres du roi : chaque année,
les troupes égyptiennes sortaient pour inspecter les terres, tandis que
maintenant la terre du roi, Sumur elle-même, votre garnison, est
passée à l'ennemi (« est devenue 'abiru »), et pourtant, tu ne dis rien, tu
ne bouges pas ! Envoie donc des troupes égyptiennes en grand
nombre pour chasser l'adversaire du roi de sa terre, et alors toutes les
terres se rallieront au roi. Tu es un grand roi, ne laisse pas passer cette
42 La Bible et l'invention de l'Histoire
affaire en silence, sans rien dire, sans rien faire ! » (LA 151, de
Byblos).
activités et les turbulences des 'abiru: le terme finit même par pendre
sa connotation technique de « fugitif » pour devenir synonyme d'«
ennemi », avec les connotations négatives de « hors-la-loi », « rebelle
à l'autorité légitime ». Dans certains cas même, ce sont les rois ou les
membres de la classe au pouvoir qui sont qualifiés de 'abiru, si,
contraints à abandonner leur position, ils « prennent le maquis » (ce
qui confirme la connotation méprisante du terme) :
« Les 'abiru ont donné l'assaut à Khazi, la ville du roi mon sei-
gneur, mais nous les avons combattus et nous les avons défaits.
Quarante 'abiru (survivants) se sont rendus auprès d'Aman-khatpi
(roi d'une cité voisine), qui les a accueillis et les a recueillis dans
la cité. Aman-khatpi est devenu ainsi lui-même un 'abiru! Nous
avons appris que les 'abiru se trouvaient chez Aman-khatpi ; mes
frères et mes fils, tes serviteurs, ont envoyé des chars contre
Amankhatpi et lui ont ordonné : "Livre-nous les 'abiru qui ont
trahi le roi notre seigneur, et nous leur demanderons s'ils n'ont pas
pris et brûlé les villes du roi !" Il a accepté de livrer les 'abiru,
mais ensuite, de nuit, il les a pris avec lui et s'est enfui lui-même
parmi les 'abiru » (LA 228 et 229, de la Bekaa libanaise).
Mais la grande majorité des 'abiru étaient d'un niveau social
infime, marginalisés pour des raisons économiques plutôt que
politiques ; ils trouvaient refuge soit dans les États voisins (textes
de Nuzi, xve siècle), soit dans les groupes marginaux, où ils fai-
saient souvent cause commune avec les nomades (Soutéens) pour
aller servir comme mercenaires, ou s'adonner au brigandage (cf.
LA 210 et 271). Ces activités d'« interface » avec le monde pala-
tial supposent qu'il y avait une symbiose entre 'abiru et nomades
même (et surtout) au niveau de la vie quotidienne normale.
58 La Bible et l'invention de l'Histoire
« Toutes mes villes, se plaint Rib-Adda, roi de Byblos, sur les monts
ou au bord de la mer, sont en train de devenir 'abiru. Il ne me reste
que Byblos et deux autres villes. Mais maintenant, Abdi-Ashirta a
pris Shiqata et a dit aux gens d'Ammiya : "Tuez vos seigneurs et
faites comme nous, et vous aurez la paix !" Et eux, ils ont fait comme il
disait, et ils sont devenus comme des 'abiru. Et maintenant, AbdiAshirta a
écrit aux troupes : "Rassemblez-vous au temple d'Anat, et lançons-nous
contre Byblos, il n'y a personne qui puisse la sauver de
La Palestine au Bronze récent 59
nos mains ! Chassons les rois du pays, et que toutes les terres
deviennent 'abiru ! Que l'on fasse un pacte pour toutes les terres, et nos
fils et nos filles seront en paix pour toujours ! Même si le Pharaon
devait sortir (d'Égypte avec son armée), toutes les terres lui seraient
hostiles, et que pourrait-il faire contre nous ?" Ainsi, ils ont prêté
serment entre eux, et j'ai grand-peur qu'il n'y ait personne qui puisse me
sauver de leurs mains » (LA 135).
ment la victoire sur les envahisseurs (aussi bien ceux de l'ouest que
ceux de l'est) et la paix et la sécurité internes retrouvées. Mais en
réalité, on ne parvint à contenir les Libyens qu'en leur laissant un
accès substantiel à l'intérieur du Delta : les tribus libyennes s'y ins-
tallèrent effectivement en grand nombre, bien au-delà de la ligne
défensive de forteresses que les pharaons ramessides avaient édi-
fiées. De même les « peuples de la mer » ne furent contenus que
parce qu'on les laissa s'installer en masse sur la côte palestinienne,
pour maintenir au moins un certain contrôle sur les territoires asia-
tiques. L'empire construit par Touthmosis III cessa en réalité de
fonctionner (ainsi que nous avons vu plus haut) à la suite de la
grande bataille que Ramsès III se vante d'avoir gagnée.
Comme les grands royaumes de Mésopotamie, l'Assyrie et la
Babylonie, étaient eux aussi réduits à leur plus simple expression et
soumis aux invasions des Araméens (qui, aux xf-xe siècles, s'infil-
trèrent en masse dans les territoires allant de la haute Syrie aux
confins de l'Élam à l'est), la Palestine se trouva pour la première
fois depuis un demi-millénaire libre de toute souveraineté étran-
gère, et de la menace d'interventions externes : une situation qui va
durer, nous allons le voir, jusqu'à l'expansion impériale néo-assy-
rienne, et qui va permettre à la dynamique politique interne de se
déployer librement. Les roitelets palestiniens, habitués à un rapport
de vassalité envers un seigneur étranger, n'auront plus d'autre réalité
supérieure de référence que leurs divinités, et réadapteront toute la
phraséologie et le cérémonial construit jadis pour exprimer leur
rapport avec le Pharaon, pour exprimer désormais leur rapport avec
la divinité citadine ou nationale.
6. Innovations technologiques
tout en retenant le sol lui-même qui risque d'être emporté par les
crues. D'autres techniques améliorent la maîtrise de l'eau : des
puits creusés plus profond, des citernes couvertes d'enduits plus
imperméables. À noter que, tout comme pour les terrasses, on a
dès le Bronze moyen/récent des cas de citernes creusées en milieu
urbain, mais leur multiplication apparaît bien liée aux exigences
de l'âge du Fer. Pour les puits en revanche, de nombreux textes
égyptiens et assyriens qui glorifient le creusement de puits parti-
culièrement profonds remontent justement au passage du Bronze
récent au Fer I.
Ces techniques, nouvelles ou améliorées, permirent de conqué-
rir tous les territoires semi-arides comme le Néguev ou les
plateaux méridionaux de Transjordanie pour y pratiquer
l'agriculture. Ailleurs, au Yémen notamment, à la même époque
mais sur une plus vaste échelle, la régularisation du cours des
grands wadis qui descendent des hauts plateaux pour se perdre
dans les sables du désert, entraîna le développement d'une
véritable ingénierie hydraulique, avec la construction de digues
monumentales, d'écluses, de canaux.
Sur les hauteurs également, une nouvelle technologie pour
l'irrigation apparaît, qui était inconnue à l'âge du Bronze : le
creusement de canaux souterrains, reliés à la surface du sol par des
puits d'aération, commença au début de l'âge du Fer. Des textes
assyriens en parlent pour l'Arménie et pour l'Assyrie elle-même au
vine siècle. Elle se répand (la chronologie en est encore discutée) à
travers tout le haut plateau iranien, où ces canaux sont appelés
qanat, puis jusque dans le Sahara (les foggara). Elle présente un
double avantage : limiter l'évaporation de l'eau, et franchir les
dénivellations, faisant passer l'eau d'une vallée à l'autre, vers des
zones plus amples et plus propices à l'agriculture. En Palestine, où
les eaux de surface sont rares, on ne trouve pas trace de ces
canaux. Mais on se servit de la technologie qui en dérive pour
atteindre des sources ou des nappes phréatiques profondes
82 La Bible et l'invention de l'Histoire
cence de sites du Fer I, qui sont cinq fois plus nombreux que ceux
du Bronze récent ; plus au sud, sur le territoire d'Ammon, il n'y a
pas eu de prospection systématique qui permette d'avancer des
chiffres fiables, mais on signale l'existence de nombreux sites du
Fer I. Pour l'ensemble de la Transjordanie, les sites sont passés,
selon le calcul déjà cité, des 32 du Bronze récent aux 218 du Fer I
(près de sept fois plus).
Outre ce tableau d'ensemble fourni par les prospections de
surface, des informations plus précises nous viennent des
fouilles proprement dites : Tell el-Full et Tell en-Nasbe sur le
territoire de Benjamin ; Aï et Khirbet Raddana sur celui
d'Éphraïm ; Izbet Sartah, Bet-Sour et Tell Beit Mirsim sur celui
de Juda ; Haçor en Galilée ; Tel Masos et Beer-sheba dans le
Néguev. Beaucoup de ces sites sont à période unique, ou
constituent en tout cas un établissement nouveau ; ils sont bâtis
très rarement sur un site « cananéen » préexistant (comme
Haçor), et dans ce cas montrent les signes évidents de la
transition du site urbain au village agropastoral. Deux phases se
dégagent en grandes lignes, qui intéressent la typologie mais
aussi (quand le site a pu être fouillé), les séquences
stratigraphiques. La première phase (XII`-xte siècle) se
caractérise dans les zones semi-arides par des campements de
bergers, de transhumance saisonnière (Tel Masos II1B, avec des
fonds de cabanes ou de tentes, Beer-sheba IX, avec des
habitations circulaires à demi creusées dans le sol) ; ou encore,
sur les hautes terres, avec des sites « en ellipse » dont les
maisons, longues et étroites, sont disposées en cercle autour
d'un espace central vide, comme si ces hameaux avaient hérité
de la disposition typique des tentes des nomades (Izbet Sartah
III, Tel Esdar et bien d'autres sites du Néguev). Dans la seconde
phase (Xie-xe siècle), les sites présentent un plan toujours
ovoïdal, mais sont solidement construits, avec des maisons «à
piliers » (que nous allons examiner) tout autour de l'aire
centrale vide.
88 La. Bible et l'invention de l'Histoire
des céréales et l'élevage ovin. Ils ont des réserves d'eau (citernes
imperméabilisées ou proximité de sources) ; quant à la
nourriture, les céréales sont conservées dans des silos creusés
dans le sol et parementés de pierres, les liquides (huile et vin),
les olives, le raisin, dans de grandes jarres d'entreposage au col
renforcé appelées « jarres à rebord en collier ». La culture de
l'olivier et de la vigne était pratiquée en Palestine dès le Bronze
ancien (si ce n'est dès le Chalcolithique récent), mais l'huile ne
deviendra une production « industrielle » qu'à l'âge du Fer II
(l'apparition du pressoir en est le marqueur archéologique),
tandis que le vin sera toujours maintenu dans les limites des
normes religieuses. Les indicateurs d'activités spécialisées
(scories de cuivre) et d'écriture sont rares : quelques lettres «
protocananéennes » sur une anse d'amphore à Khirbet Raddana,
quelques pointes de flèches portant un nom provenant d'el-Khadr
près de Jérusalem ; l'abécédaire d'Izbet Sartah est dans la zone
côtière, mais s'inscrit toutefois dans ce même horizon.
Les lieux de culte sont de toute évidence modestes en regard
des temples contemporains des cités « cananéennes » (tel le temple
I de Sichem), et peu nombreux. Les vestiges dégagés sur les
pentes du mont Ébal près de Sichem ont parfois été interprétés
comme des lieux de culte à l'air libre (mais cette interprétation,
controversée, a peut-être été influencée par le récit biblique sur le
temple d'El-Berit). H y a aussi l'ensemble retrouvé à Giloh près de
Jérusalem (aire de culte ouverte, à laquelle on ajoutera une grosse
tour), et le site dit « du taureau » près de Dothân (enclos à l'air
libre, avec un autel, massébôt, et une statuette de taureau). Dans le
cadre du village proprement dit, il n'y a que l'autel de Haçor (une
seule pièce de 4 m sur 5) dans la strate IX. Si l'on pense aussi à
l'abandon des sanctuaires pastoraux extra-urbains de Deir `Alla et
d'Amman, florissants vers la fin du xne siècle, une constatation
s'impose : l'agitation sociale qui dut être à l'origine de la «
nouvelle société » ne semble pas avoir eu la matrice religieuse
La nouvelle société 91
II est évident qu'il existait (ou plutôt que se constitua) une tribu
de Juda dans la zone comprise entre Jérusalem et Hébron (Jos 15).
Celle-ci représentait le support tribal du royaume de David au
milieu du xe siècle (cf. chap. 4 § 5), de sorte que l'on peut avancer
sans imprudence que la tribu existait depuis au moins un siècle ;
mais le processus inverse est également plausible : la tribu de Juda
aurait pris définitivement conscience de son identité uniquement à
la suite de la constitution du royaume de David. Par contre les
autres tribus méridionales de la liste canonique (Siméon et Lévi)
sont fort suspectes : la première parce qu'elle disparaît si vite que,
dans Jos 19,9 son territoire coïncide en partie avec celui de Juda ;
la seconde parce qu'elle est par définition non territoriale, et se
développe tardivement (cf. chap. 17 § 6) D'autres groupes tribaux
non canoniques — déclassés au rang de clans — comme les
Calébites (Jos 14,5-15 ; 15,13-20 ; cf. également l'histoire d'Otniel
en Jg 3,7-11) et les Qénites (Jg 1,1-21), viennent compliquer le
problème de la possession du territoire autour d'Hébron, et celui de
Beer-sheba face aux Amalécites, qui semblent l'occuper à l'époque
de Saül et de David : tout cela fait penser à des mouvements
échelonnés dans le temps.
L'existence de Benjamin juste au nord de Jérusalem (Jos 18) et
celle d'Éphraim et Manassé sur les hautes terres centrales,
remontent certainement très haut : c'est la zone où la concentration
de villages est la plus précoce et la plus forte. Dans leur cas
également, la conscience de leur propre identité peut avoir surgi
avec la constitution du royaume de Saül vers le milieu du xe siècle
Et là aussi le dilemme subsiste de savoir si l'existence antérieure de
tribus a déterminé la délimitation territoriale du royaume de Saül,
ou si c'est l'extension de ce royaume qui a déterminé les territoires
tribaux. Il y a enfin le double jumelage Benjamin-Éphraïm
(qu'implique l'adjectif de « méridionaux » appliqué aux Benjami-
nites), et Éphraïm-Manassé (que les généalogies font dériver de
leur ascendance commune remontant à Joseph) : il faut l'attribuer
96 La Bible et l'invention de l'Histoire
sieurs autres tribus qui ont rallié par la suite la liste « canonique
» ont un rôle nettement lié à la fonction (plutôt qu'à
l'appartenance clanique) comme Lévi (mais aussi Issachar, ou les
Qénites), ou encore une origine et un domaine douteux (comme
Dan) ou enfin ont disparu si précocement, comme Siméon, qu'on
peut douter qu'elles aient jamais existé.
5. La solidarité intertribale
(yôbé/) des cinquante ans, après sept fois sept, c'est-à-dire quarante-
neuf ans (Lv 25,8-32 : « Vous déclarerez sainte cette cinquantième
année et proclamerez l'affranchissement de tous les habitants du
pays »). Comme pour les équivalents de l'Orient ancien, c'est le
nombre, l'importance quantitative de ces normes qu'il faut
considérer : dans le code deutéronomique, dans les codes
sacerdotaux plus tardifs, les normes « sociales » sont relativement
peu fréquentes, dispersées dans un ensemble de dispositions qui
ont un tout autre contenu, et un tout autre objet. Mais le « Code de
l'Alliance », lui, les place au centre même de l'attention. Cet
ensemble de dispositions « sociales » se caractérise par une bonne
dose d'utopie, que souligne la formule littéraire « pendant six ans...
mais le septième... ». Il revêt ainsi un caractère de manifeste idéal
plutôt que de réalisme pratique. Mais sur le plan des contenus, cet
ensemble de dispositions s'oppose radicalement — point par point
— à la société du Bronze récent, où l'on pratiquait le prêt à intérêt,
l'esclavage à temps indéterminé des débiteurs insolvables, la
recherche et l'arrestation d'esclaves fugitifs, etc. La législation «
sociale » israélite entend de toute évidence mettre fin à ces
pratiques, en se référant peut-être à des procédures en usage
quelques siècles plus tôt, alors que le statut d'homme libre des
débiteurs était protégé, et que les tensions sociales étaient de
temps à autre atténuées par l'intervention royale et ses édits de
remise des dettes (cf. chap.l § 10).
Ces éléments de polémique sociale, qui seront repris dans les
codes postérieurs deutéronomiques et sacerdotaux avec des conno-
tations nouvelles (ethniques et religieuses) pour répondre à des
situations nouvelles (le mélange ethnique postexilique), s'inscrivent
en revanche parfaitement dans le Code de l'Alliance comme une
réponse originelle aux conditions socio-économiques du Bronze
récent. Si ces revendications et ces projets utopiques se manifestent
dans la société israélite naissante, il faut selon toute vraisemblance
en créditer l'élément 'abiru : les groupes de fugitifs que l'élite
La nouvelle société 107
sont fréquentés par la flotte des Zeker, par les compagnies com-
merciales « privées », et par l'Égypte, qui continue à venir y
chercher le bois précieux du Liban en échange de rouleaux de
papyrus.
« N'y a-t-il pas ici (à Byblos), dans mon port, vingt navires qui
effectuent la liaison commerciale avec Smendes (le régent du Delta)
? Quant à Sidon, l'autre ville où tu es passé, n'y a-t-il donc pas là cin-
quante autres navires qui effectuent les liaisons commerciales avec
Warkatel et qui se dirigent vers sa maison ? » (LPAE, p. 600).
tante sur la côte et dans les grandes vallées, correspond sur le plan
institutionnel à la coexistence de deux types de formations
politiques, que nous pouvons appeler cité-État et État ethnique,
dans les termes que nous allons bientôt exposer. Étant donné la
carence de sources écrites contemporaines et la déformation des
données contenues dans l'historiographie postérieure, la recons-
truction en reste nécessairement schématique : il s'agit surtout de
dégager les lignes de fond et les « types » conventionnels — en
présumant qu'ils ont eu leur pleine réalisation justement dans la
phase initiale de l'âge du Fer, aussitôt après la grande transition,
pour s'atténuer ensuite progressivement et se fondre au cours de
la marche des événements.
Les cités-États sont les héritières directes des « petits royaumes
» du Bronze récent : elles en conservent la dimension, le système
institutionnel, le rapport avec l'arrière-pays agricole. Dans la Pen-
tapole philistine, leur territoire peut s'étendre sur 400 à 8001cm'
dans la plaine côtière (Ashqelôn, Gaza, Ashdod), sur 600 à 1 200
lm' à l'intérieur des terres (Éqrôn et Gat). Mais la densité des
établissements, plus importante vers le nord et sur la côte,
compense en partie les différences, et la population totale a été
estimée à 30 000 habitants environ (4 000/5 000 à Gat et Gaza, 6
000 à Ashqelôn, 8 000 à Eqrôn et Ashdod). La population est en
légère baisse par rapport au Bronze récent, mais diversement
structurée : moins de villages, et davantage de centres « urbains ».
La plaine de Yizréel doit avoir à peu près la même densité.
Ces États sont centrés autour d'une capitale qui se détache assez
nettement sur l'ensemble des sites : celle-ci voit graviter autour
d'elle de petites villes et des villages agricoles, mais son rayon
d'action n'est pas étendu au point de nécessiter des districts
administratifs intermédiaires. La capitale a évidemment un palais
royal (s'il faut en juger par Megiddo, et en l'attente de découvrir les
palais des sérànîm philistins) qui reflète les traditions du Bronze
récent : on peut difficilement l'imaginer sans une administration
114 La Bible et l'invention de l'Histoire
avec ses règles et ses écrits — même si l'écriture est très peu
attestée aux xne-xte siècles —, et sans une gestion fiscale pour
convoyer les produits de la campagne vers la ville et le palais. Il y
a aussi des temples, encore que de dimensions modestes. Il existe
une tradition artisanale héritière du Bronze récent (il suffit de
penser aux ivoires de Megiddo), et des spécialistes du culte et des
activités qui en dérivent (chanteurs, devins). La royauté est sans
aucun doute héréditaire, mais probablement flanquée
d'organismes collégiaux (comme le mô'êd de Byblos dans le récit
de WenAmoun).
Les États ethniques, eux, ont une tout autre physionomie. Ils
fondent leur identité sur le lien familial plus que sur la résidence
territoriale. L'extension en est beaucoup plus grande (même si
elle est moins facile à cerner) : les groupes de Juda et d'Éphraïm-
Manassé oscillent autour de 1 000 km2 chacun, Moab et Ammon
ont une étendue analogue. Le royaume de Juda dans sa pleine
maturité s'étendra sur environ 3 000 km2, et celui d'Israël sur
environ 4 500 km2 — sans parler d'Aram-Damas. La population
en revanche est plus dispersée, et inférieure à celle des cités-États
dans le recensement global. On remarque surtout l'absence ou
presque de villes, qui ne se développeront que par la suite pour
faire face aux nécessités de formations étatiques devenues désor-
mais complexes.
Dans sa conception idéale, originelle, l'État ethnique n'a guère
besoin d'un support urbain et administratif, puisqu'il trouve sa
cohésion dans la structure familiale et tribale de la société, dans
son organisation plus égalitaire que hiérarchisée. S'il existe donc
une forme de direction — qui ne peut pas ne pas exister —, celle-
ci sera occasionnelle (en cas de guerre par exemple) plutôt que
permanente, charismatique plutôt qu'héréditaire, fondée sur les
structures familiales plutôt qu'administratives. Du reste, dans sa
forme la plus typique, l'État tribal n'a pas de système d'impôt pour
soutenir une classe dirigeante permanente. Par ailleurs, tan-
La nouvelle société 115
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traditions bibliques
Salomon970-930
env. 1180 invasion des Peuples de la Mer
Tableau 2. Chronologie de la période de formation
-
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Ramsès III 1184-1153
celle-ci, nous ne devons pas l'oublier, était entre les mains des tri-
bus de chameliers du désert intérieur Ismaélites, Madianites,
Amalécites, dont l'épicentre ne se trouvait pas en Transjordanie,
mais dans le Hidjaz, et derrière lesquelles on entrevoit d'autres
peuples encore jusqu'à l'extrême sud de la péninsule Arabique :
des tribus que l'on considérait à la fois comme très voisines mais
très hostiles, et avec lesquelles aucune entente n'était possible pour
parvenir à une coexistence durable. Les Israélites leur recon-
naissent une certaine parenté génétique, si lointaine soit-elle, qui
s'exprime à travers les généalogies mais surtout à travers des récits
d'« éloignement » (l'histoire d'Agar et d'Ismaël chassés par
Abraham dans le désert, Gn 21,9-20 ; l'éloignement de Qétura et
de ses fils, dont Madiân, « vers l'orient », Gn 25,1-6), récits dont
l'objet est d'ancrer la position de ces tribus bien loin dans le désert,
dans une zone externe par rapport au paysage agropastoral
palestinien habituel.
Les Ismaélites occupent une grande partie du Hidjaz central,
mais surtout le wadi Sirhan, la grande dépression qui s'étire entre
l'Arabie centrale (Dumat al-Jandal) et l'arrière-pays d'Amman.
La liste des descendants d'Ismaël (selon la généalogie de Gn
25,1214) inclut non seulement Douma et Teima, bien localisées,
mais aussi des groupes proches du wadi Sirhan : Nebayot et
Qédar. Ceux-ci sont destinés à acquérir une grande puissance et
notoriété à l'époque néo-assyrienne, en particulier au vue siècle,
tandis que Teima connaîtra son apogée sous Nabonide, vers le
milieu du vie siècle. Du point de vue palestinien, donc, les
Ismaélites constituent un ensemble très vaste de tribus
importantes, situées au beau milieu des voies caravanières en
provenance de l'Arabie du Sud.
Les Madianites, eux, sont installés dans la partie nord du
Hidjaz, le haut plateau d'al-Hisma ; ils s'étendent à l'ouest jusqu'à
la mer, au nord jusqu'aux confins de la Jordanie actuelle. On a
retrouvé de la céramique peinte « madianite », si caractéristique,
Le processus de formation 123
« Lab'aya (roi de Sichem) est mort, lui qui prenait nos villes, mais
voilà que maintenant c'est Abdi-Kheba (roi de Jérusalem) qui est
comme un second Lab'aya et qui prend nos villes » (LA 27, du roi
de Gat).
« Nous devrions peut-être faire nous aussi comme Lab'aya, qui livra
Sichem aux mains de l'ennemi ('abiru)?» (LA 37, d'Abdi-Kheba). «
Voilà que les deux fils de Lab'aya ont donné leur argent aux 'abiru
et aux Soutiens afin qu'ils mènent les hostilités contre moi » (LA 94,
de Megiddo).
Jacob (Gn 34). Il faut d'ailleurs relever que ce récit est fortement
centré sur des problèmes d'assimilation religieuse et raciale, qui
apparaissent parfaitement anachroniques avant la période postexi-
lique. On situe ensuite à l'époque des « Juges » la prise de pou-
voir d'un clan éphraïmite sous la conduite d'Abimélek, qui
propose (ou plutôt impose) de transformer le protectorat que le
groupe pastoral exerce sur la cité en une royauté en bonne et due
forme (Jg 9,1-6). Ce récit lui aussi, tel qu'il nous a été transmis, a
été fortement influencé par des polémiques plus tardives pour et
contre la monarchie, exprimées dans l'apologue de Yotam (Jg 9,7-
15 ; cf. chap. 16 § 2) ; mais influencé surtout par des positions
violemment hostiles à l'assimilation et à Samarie (impossibles
avant la période postexilique ; cf. chap. 13 § 6) : celles-ci
s'expriment à travers le sort tragique réservé aux Sichémites aussi
bien à l'époque de Jacob qu'au temps d'Abimélek. Il est en
revanche probable que, aux xf-x` siècles, la ville ait perdu son
statut de cité palatiale de type cananéen pour devenir le centre
d'une formation tribale, au fil d'une mutation progressive.
Il est désormais impossible de dater de façon précise l'épisode
d'Abimélek, ce fils de Gédéon qui veut se faire roi : on peut
accepter la tradition qui le situe aue siècle, mais rien n'empêche
de penser que le règne d'Abimélek ait été plus ou moins contem-
porain de ceux de Saül et de David, avec lesquels il a quelques
rares points de contact géopolitiques. La tradition a conservé peut-
être le souvenir d'un rôle de liaison intertribale exercé par Sichem,
positionnée comme elle l'était entre les formations du centre-sud
(Éphraïm-Benjamin et le royaume de Saül, Juda et le royaume de
David), et les tribus du centre-nord (Manassé et les tribus de Gali-
lée) : c'est là qu'elle y situe une assemblée panisraélite (convoquée
par Josué au terme de la « conquête », Jos 24) ; mais les modalités
de cette assemblée, son caractère panisraélite, le contenu de
l'alliance qui y fut stipulée, sont de toute évidence plus tardifs.
Le processus de formation 129
L'affrontement, que l'on peut situer vers la fin du xle siècle, eut
certainement un effet décisif sur l'effondrement du système
Le processus de formation 131
Bar-Rakib, SSI III 15) nous viennent en aide : elles nous sug-
gèrent qu'il pouvait exister une inscription de Salomon disant «
mon père n'avait pas de palais/pas de temple, mais moi j'ai
construit un palais/un temple », d'où une gloire magnifiée par le
contraste avec le vide précédent. Sur cette base, on peut avoir
construit par la suite l'explication théologique qui voyait David
puni pour ses péchés (pour avoir fait le « recensement » ou plutôt
le recrutement militaire, pour avoir répandu le sang innocent), et
par conséquent indigne de construire le temple de Yahweh. La
condamnation théologique de David, soit dit en passant, sert à
l'archéologie « biblique » pour justifier l'absence, à Jérusalem ou
ailleurs, de grandes constructions que l'on puisse lui attribuer ;
mais cet argument ne fait que rendre encore plus incompréhen-
sible l'invisibilité immobilière de Salomon, qui selon la Bible
aurait été au contraire un grand bâtisseur.
Outre le Temple, le texte biblique attribue à Salomon la
construction de remparts et d'écuries dans plusieurs villes (1 R
9,15-19), soit tout près de Jérusalem pour garder la frontière
avec les Philistins (Gézer et Bet-Horon), soit beaucoup plus au
nord (Megiddo et Haçor), ce qui ne peut se concevoir que dans
le cadre d'un royaume panisraélite. C'est ainsi qu'on a pu
interpréter naguère, dans le sillage de ces informations, les
vestiges de portes fortifiées et d'écuries retrouvées à Megiddo (V
B), Gézer, Haçor comme voulues par Salomon. Or la
chronologie des portes fortifiées monumentales a été abaissée au
ixe siècle, et leur construction attribuée à la dynastie omride de
Samarie ; et il est fort douteux que l'on puisse attribuer à
l'époque de Salomon les édifices monumentaux légèrement
antérieurs de Megiddo V A-IV B. L'âge de Salomon, en somme,
reste dépourvu d'édifices monumentaux.
Les entreprises commerciales de Salomon apparaissent elles
aussi suspectes. Pour le commerce maritime (1 R 9,28-28 ; 10,11-
22), effectué en accord avec le roi de Tyr qui devait fournir les
Le processus de formation 147
7. L'expédition de Shéshonq
La période de « formation » des royaumes de Juda et d'Israël se
boucle sur un événement traumatisant : l'expédition du pharaon
Shéshonq à travers toute la Palestine (env. 925). Nous en avons
connaissance par l'inscription apposée par le pharaon sur le temple
de Karnak (cf. ANET, p. 242-243, 263-264), avec une longue liste
des localités traversées, conquises, ou éventuellement détruites,
ainsi que par la brève notice dans le livre des Rois sur le tribut
payé par Roboam de Juda (1 R 14,25-28 ; cf. 2 Ch 12,1-12 :
148 La Bible et l'invention de l'Histoire
Ashur-dan11934-912 JéroboamI930-910
Adad-nirari11911.891
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Raçôn750-732
154 La Bible et l'invention de l'Histoire
3. La dynastie de Jéhu
La dynastie des Omrides se termina dans un bain de sang : le
général Jéhu, agissant pour le compte du roi de Damas et avec
son soutien, tua Joram de sa propre main, et fit tuer Ochozias roi
de Juda, allié de Joram dans la nouvelle guerre pour Ramot de
Galaad (2 R 9,22-29). Jéhu, qui était un militaire, se fit le cham-
pion d'une mobilisation intégriste et nationaliste contre les com-
promissions de la politique religieuse et internationale des
Omrides. Le soutien qu'il apporta au culte de Yahweh (en massa-
crant les prêtres de Baal) doit être mis en rapport avec le soutien
que le prophète Élisée apporta à Damas, donc avec une politique
antiomride et antiphénicienne. Comme beaucoup d'intégristes,
Jéhu apparaît poussé par une haine implacable qui déferle en un
crescendo de cruauté, dépassant largement les massacres « nor-
maux » qui marquent souvent les changements de dynastie dans
l'Orient ancien : Joram est transpercé par une flèche entre les
épaules et jeté dans un champ, sa mère, la Phénicienne Jézabel,
précipitée du haut de la fenêtre du palais et abandonnée aux
chiens, enfin toute la famille (les soixante-dix « fils de Joram »)
est exterminée sur son ordre, et les têtes empilées devant la porte
du palais : une manière évidente d'engager la coresponsabilité,
sans espoir de retour, de tous les fonctionnaires :
5. L'hégémonie araméenne
L'une des découvertes archéologiques récentes d'importance
majeure pour l'histoire d'Israël concerne trois fragments d'une
inscription royale araméenne du milieu du ixe siècle, réutilisés
dans une construction postérieure (début du vine siècle) à Tel
Dan. Il vaut la peine d'en citer ici la partie centrale (II. 3-10), la
mieux intégrée :
« (Quand) mon père tomba malade et alla retrouver ses [ancêtres],
le roi d'Israël vint devant la terre de mon père. Mais Hadad me fit roi,
et Hadad vint devant moi, et je partis des sept [...] de mon royaume et
je tuai soix[ante] rois qui avaient attelé des milliers de
Le royaume d'Israël 163
mandat d'un dieu, et, dans les récits touchant l'histoire d'Israël, ils
agissent soit sur le mandat de Yahweh, soit sur celui de Baal, avec
les conflits inévitables que la tradition postérieure va amplifier.
Ils étaient donc consultés par le roi sur les grands problèmes du
moment : comment mettre fin à la sécheresse, où trouver de l'eau
pendant une expédition (2 R 3,17-18, lors de l'expédition des rois
d'Israël, de Juda et d'Édom contre Moab), s'il fallait entreprendre
la guerre et comment (1 R 20,22-28, victoire d'Israël sur
l'Araméen Ben-Hadad à Apheq). La divinité était interrogée, par
leur intermédiaire, sur les moindres détails des opérations
militaires : on ne prenait aucune initiative sans l'assentiment
préalable du dieu (1 R 22,5-28). Pour plus de sûreté, le roi pouvait
procéder à des consultations parallèles auprès de plusieurs
prophètes et groupes de prophètes : une telle coutume est bien
attestée en Assyrie à cette époque, et le livre des Rois la condense
dans l'affrontement entre prophètes de Yahweh et prophètes de
Baal, comme dans la grande scène d'Élie sur le Carmel (1 R
18,20-40). Le roi pouvait en effet concevoir quelque soupçon sur
la validité des indications prophétiques, en raison de la tendance
des prophètes — ceux qui faisaient partie de la cour — à offrir
des conseils positifs et encourageants, quitte à passer sous silence
les risques et les aspects négatifs.
Il est évident que l'activité des prophètes avait un grand poids
politique : au nom du dieu, ils pouvaient encourager le roi (ou le
freiner) dans ses projets militaires, mais ils pouvaient aussi en toute
liberté le reprendre pour ses comportements incorrects, publics ou
privés, exacerber les conflits sociaux et religieux, influencer
jusqu'au choix pour la succession sur le trône, ou même inciter au
coup d'État (c'est le cas de Jéhu, qu'un disciple du prophète Élisée
va oindre roi d'Israël avant même son usurpation).
Les prophètes sont mentionnés, si brièvement que ce soit, dès le
début de cette période : l'anecdote du prophète anonyme qui maudit
l'autel de Béthel est, de toute évidence, une création postérieure à
168 La Bible et l'invention de l'Histoire
9. Administration et économie
Le livre des Rois ne s'intéresse guère à l'économie ni à l'admi-
nistration du royaume d'Israël. Mais une centaine d'ostraka décou-
verts en 1910 dans une annexe du palais royal de Samarie (SSI I 2)
nous fournissent des données de première main. Il s'agit de « borde-
reaux» (bulles d'accompagnement) pour des fournitures de vin et
d'huile provenant des fermes royales (appelées kerem ou gat) et
Le royaume d'Israël 177
destinées au palais. Les bulles portent la date des années d'un sou-
verain dont le nom n'est pas précisé. Mais comme l'année citée la
plus élevée porte le nombre 17, celles-ci peuvent remonter aux
règnes « longs » soit d'Achab (peu probable), soit de Joachaz, soit
de Jéroboam II. Les fermes royales se trouvaient sur les terres
entourant la capitale, sur un rayon d'une vingtaine de kilomètres.
Les fournitures d'huile et de vin, mises en rapport avec l'abondance
de céramique fine pour la table de type phénicien dans la Samarie
du De siècle, sont autant d'indices du luxe dans lequel vivait la cour
royale. II suffit d'ailleurs de penser à la colère d'Amos dénonçant le
luxe des notables de Samarie à l'époque de Jéroboam II.
La polémique populiste d'Amos contre la classe dirigeante
samaritaine stigmatise le luxe éhonté (les maisons et les lits
d'ivoire, les excès de vin et d'huile, la musique), l'oppression
fiscale qui écrase les pauvres, l'esclavage pour dettes, l'absence de
justice (« à la Porte » de la ville, qui était le lieu traditionnel des
activités judiciaires), l'escroquerie des commerçants (poids et
balances truqués, taux d'intérêt aménagés selon le calendrier le
plus favorable au créditeur) :
seul palais, et contre le poids d'une fiscalité qui incombe aux petits
propriétaires paysans et aux bergers : ceux-ci ne sont pas habitués à
soutenir le fardeau d'un énorme palais royal, et se trouvent désarmés
devant le mercantilisme rampant et impitoyable, antithèse totale de
la vieille solidarité traditionnelle de la famille et du village.
Ces procédés de la « nouvelle économie » palatiale israélite ne
sont d'ailleurs pas une nouveauté dans l'Orient ancien. Les cycles
d'Élie et d'Élisée les font bien apparaître, qui sont des sources
précieuses d'anecdotes éloquentes. On y trouve l'acquisition abu-
sive par le roi du patrimoine de familles en extinction, comme
pour la vigne de Nabot (1 R 21), l'asservissement des enfants du
débiteur, avec l'épisode de la veuve à qui le créancier veut prendre
ses deux enfants (2 R 4), la vente des enfants, traitée de « canni-
balisme » dans la ville de Samarie assiégée par l'Araméen Ben-
Hadad (2 R 6,24-31) :
« Cette femme m'a dit : donne ton fils, que nous le mangions
aujourd'hui, et nous mangerons mon fils demain. Nous avons fait
cuire mon fils et nous l'avons mangé ; le jour d'après je lui ai dit :
donne ton fils, que nous le mangions, mais elle a caché son fils » (2
R 6,28-29).
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Tableau 5. Chronologie du Royaume de Juda, 930-640
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XXII Dynastie
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700 Shabiktu 702.690
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184 La Bible et l'invention de l'Histoire
2. Ruptures dynastiques
Alors que, pour le royaume du Nord aux lx* et vine siècles, les
maigres informations du livre des Rois sont fort utilement complé-
tées par les cycles des prophètes Élie et Élisée, nous n'avons rien de
tel pour le royaume de Juda. Les informations « historiques » elles-
mêmes du livre des Rois sur Juda sont des plus modestes, et, à y
regarder de près, quasiment nulles quand elles ne concernent pas les
rapports avec Israël. Le deuxième livre des Chroniques apporte
certainement de nombreux détails et des informations différentes,
presque toutes d'intérêt religieux ; mais le texte très tardif, et les
intentions apologétiques évidentes qui en marquent presque chaque
verset, déconseillent (malgré certaines réévaluations récentes)
l'utilisation historique des Chroniques sur les événements qu'elles
racontent. Il est sans aucun doute plus sûr de s'en tenir aux maigres
données de l'historiographie deutéronomique.
L'affirmation de « Yahweh seul » se manifeste dans la première
moitié du De siècle, à l'époque de l'activité du prophète Élie dans le
Nord, sous les rois Ma et Josaphat (que l'historiographie deuté-
ronomique jugera de fait positivement pour leurs tentatives d'élimi-
ner les cultes idolâtres) ; le premier nom yahwiste d'un roi de Juda
est celui de Josaphat, qui précède d'une génération le phénomène
analogue en Israël. Dans le royaume de Juda, de surcroît, à partir de
Josaphat, l'usage de noms yahwistes est pratiquement constant dans
la dynastie royale. Il n'y a aucun doute que Yahweh avait un temple
de grand prestige, de grande attraction, à Jérusalem : la tradition
postérieure le fera remonter (probablement sur la base d'inscriptions)
à Salomon. Le yahwisme de la maison royale n'impliquait pas pour
autant l'existence d'une seule religion d'État : une grande partie de la
population semble avoir suivi les cultes agraires de la fertilité, avec
des àbmôt (sanctuaires à ciel ouvert, sur les hauteurs), massébôt
(stèles de pierre) et 'edérôttà"dérîm (troncs décorés ?).
194 La Bible et l'invention de l'Histoire
« Le tunnel fut percé. Et voilà la manière par laquelle les deux côtés se
rejoignirent : alors qu'ils étaient encore à utiliser leurs pioches, un
homme en face de l'autre, et alors qu'il restait encore trois coudées à
percer, on entendit la voix d'un homme appelant ses camarades car
il y avait un chevauchement dans le rocher sur la droite et sur la
gauche. Et quand le tunnel fut percé, les carriers taillèrent le roc, un
homme en face de l'autre, pioche contre pioche ; et l'eau coula de la
source vers le réservoir sur 1 200 coudées, et la hauteur du roc au-
dessus de la tête des carriers était de cent coudées » (SSI I 7).
2. Un intermède de liberté
4. La découverte de la Loi
Autant le texte biblique reste vague sur les aspects politiques
du règne de Josias, autant il insiste en revanche sur ses aspects
cultuels. Le livre des Rois (2 R 22,8-10) raconte donc que, en
l'an 18 du règne de Josias (en 622), le grand prêtre Hilqiyahu
remit au secrétaire du roi Shafan, qui à son tour le remit à Josias,
un manuscrit qui avait été retrouvé dans le temple de Jérusalem.
Ce manuscrit contenait la Loi. À la lecture du texte, Josias fut
pris de désespoir en constatant combien la Torah était restée
inappliquée si longtemps. Ceci d'une part expliquait pourquoi le
soutien de Dieu était venu à manquer en tant d'occasions, et,
d'autre part, imposait de toute urgence une attention fidèle à
l'application de la Loi pour conjurer des catastrophes qui
risquaient d'être imparables.
On voit d'emblée l'expédient : retrouver un manuscrit « antique
» pour conférer tout le poids de la tradition et son autorité à ce qui
devait être en réalité une réforme innovatrice. Mais il est surtout
important de constater la coïncidence temporelle de cette réforme
avec le déclin de l'autorité impériale assyrienne. Bref, Josias saisit
l'opportunité de remplacer une dépendance et une fidélité promises
au seigneur terrestre, l'empereur, par une dépendance et une
fidélité au seigneur divin, Yahweh.
La Bible ne dit pas ce qu'était le texte retrouvé dans le temple
(ni bien sûr sa longueur) : elle se borne à le définir comme le «
livre de la Loi » (séfer hattôràh). Mais depuis longtemps (dès
Une pause entre deux empires 239
6. L'historiographie deutéronomique
7. L'échec et l'héritage
réinstallés sur leur terre... (le roi s'enorgueillit d'avoir coupé des
cèdres et de les avoir transportés à Babylone)... J'ai fait vivre les
habitants du Liban dans la sécurité, tous ensemble, sans que personne
ne les dérange » (ANET, p. 307).
Juda, ses serviteurs, le peuple et ceux qui, de cette ville, seront res-
capés de la peste, de l'épée et de la flamme, aux mains de Nabucho-
donosor, roi de Babylone, aux mains de leurs ennemis et aux mains
de ceux qui en veulent à leur vie ; il les passera au fil de l'épée, sans
pitié pour eux, ni ménagement ni compassion » (Jr 21,5-7).
Le prophète s'opposait donc à l'idée d'une grande coalition and-
chaldéenne rassemblant Juda, Tyr et Sidon, Moab et Édom (Jr
27,1-6). En un certain sens, sa position pouvait être, ou apparaître,
prochaldéenne, au point qu'il fut emprisonné pendant le siège sous
l'accusation d'être un collaborateur. Et de fait, dire que « qui résis-
tera dans cette ville mourra par l'épée, la faim ou la peste. Mais qui
sortira pour se rendre aux Chaldéens vivra » (Jr 21,9 ; 38,2) était
une invitation non dissimulée à la désertion. Jérémie n'était pas
seul : ses aventures durant le siège montrent qu'il était protégé, et
que son attitude était partagée par quelques-uns des plus hauts
fonctionnaires royaux appartenant à la famille de Shafan. Le geste
prophétique d'acheter un champ au moment le plus dur de la crise
(Jr 32,1-15) pour montrer la certitude d'un retour à la normalité,
peut avoir un sens politique. Et sa « prévision » sur le sort des
déserteurs, qui s'avérera exacte, devait être le résultat de concilia-
bules tenus entre les assiégeants et le parti de la reddition. Après
avoir pris la cité, Nabuchodonosor en personne donnera l'ordre de
libérer Jérémie et de le protéger d'éventuelles représailles (Jr
39,11-14) : preuve qu'il connaissait bien ses prises de position, et
qu'il le considérait pratiquement comme un homme à lui.
Ézéchiel, lui, est proche de Jérémie sur les grands principes
théologiques, mais s'en sépare au niveau des retombées politiques.
Déporté à Babylone avec le premier groupe de 598, il était revenu
à Jérusalem, ou était resté en contact avec la ville. Pour Ézéchiel
également, le sort de Juda a été préfiguré par celui d'Israël (Ez 23),
il est l'aboutissement d'une longue histoire de trahisons ; il pense
lui aussi que les Babyloniens sont l'instrument de la volonté de
Dieu, et que la fin est inéluctable. À ceux qui comptent sur
Le choc de l'empire babylonien 261
royaume de Juda vers la fin de son existence : les deux tiers sont
yahwistes, les correspondants se saluent au nom de Yahweh, par
exemple : « Puisse Yahweh accorder à mon seigneur d'entendre
aujourd'hui de bonnes nouvelles » (SSI I 12).
Le siège durait depuis deux ans lorsque Sédécias parvint à s'enfuir
avec ses fils et ses gardes. Mais il fut rejoint près de Jéricho : les
troupes se dispersèrent, le roi fut capturé et conduit en présence de
Nabuchodonosor, qui fit égorger ses fils devant lui puis lui creva les
yeux, avant de l'emmener à Babylone (2 R 25,4-7 ; Jr 39,1-7).
La ville résista encore quelques mois (sans roi, ni troupes
d'élite) jusqu'au moment où les Chaldéens sous le commandement
de Nabu-zer-iddin et Nergal-usur (connus également par des textes
babyloniens, cf. ANET, p. 307-308) entrèrent dans la ville par une
brèche, incendièrent « le temple de Yahweh, le palais royal et
toutes les maisons de Jérusalem » (2 R 25,9), puis abattirent les
murailles pour éviter toute rébellion future. Le Temple fut pillé, le
mobilier de bronze (que l'on attribuait encore à Salomon), emporté.
Une soixantaine de notables, dont le grand prêtre Seraya, furent
conduits devant Nabuchodonosor qui les fit exécuter. La
population de la ville, celle qui était restée à l'intérieur durant le
siège tout comme celle qui s'était déjà rendue aux assiégeants, fut
déportée. Les paysans des campagnes environnantes furent laissés
sur place (2 R 25,18-22).
Les fouilles archéologiques ont fait apparaître pour Jérusalem
des destructions dans tous les quartiers de la ville : la « maison des
bullae » en particulier et les autres édifices de l'Ophel furent tous
détruits. Le même sort échut à la plupart des villes de Juda : Ramat
Rahel (V A) fut détruite ainsi que Lakish (II) et Azeqa, Timna (Tel
Batash II) et Bet-Sour (II), Tell Beit Mirsim (A 2) et Gézer (V),
Debir (Khirbet Raboud A) et Hébron. Les sites du désert de Juda,
En Gedi et la Buqeya, et de la Araba (Mesad Haseva) sont effacés
de la carte. Dans le Néguev, on attribue la destruction des sites de la
zone de Beer-sheba (Arad VI, Aroer IV) et celle de Qadesh
264 La Bible et l'invention de l'Histoire
Barnéa aux Édomites, qui, dans certains cas, semblent plutôt s'ins-
taller à la place des Judéens (Tel Masos, Tel Malhata, Horvat Uza,
Horvat Qitmit, et, plus au sud, Tell el-Khleife).
On assiste en revanche sur le territoire de Benjamin à une cer-
taine continuité : Miçpa est habitée (Tell en-Nasbe 2) même si
les remparts et la porte de la ville sont hors d'usage, Gabaon et
Béthel mènent une vie normale, la forteresse de Khirbet Abou et-
Twein est encore en fonction, tandis que celle de Tell el-Ful a été
détruite. À Megiddo II également, la forteresse qui avait été éri-
gée par Josias ou par les Égyptiens fut ensuite utilisée par les
Babyloniens ; mais la ville elle-même désormais n'existait plus.
Les Babyloniens laissèrent Godolias comme « gouverneur » de
la Judée ou, plus précisément, responsable de ce qui en restait,
avec son siège à Miçpa (2 R 25,22-23). Godolias avait été préfet
du palais de Sédécias (`.er '1 hbyt, dit son sceau, d'après une
empreinte trouvée à Lakish II), et c'était le membre le plus impor-
tant de la famille de Shafan et du parti prochaldéen à la cour de
Sédécias ; tous les membres de l'élite qui n'avaient pas été déportés
se rassemblèrent autour de lui, dont Jérémie, et prêtèrent serment à
un pacte de collaboration formulé par Godolias : le sens en était de
supporter les nouveaux maîtres en cherchant à survivre pour le
mieux, et en travaillant à la reprise économique et au retour de la
cohésion sociale :
« Ne craignez pas de servir les Chaldéens, restez au pays, ser-
vez le roi de Babylone et vous vous en trouverez bien. Pour moi,
voici, je m'établis à Miçpa comme responsable en face des Chal-
déens qui viennent chez nous. Mais vous, faites la récolte du vin,
des fruits et de l'huile, remplissez vos jarres et demeurez en vos
villes, que vous occupez » (Jr 40,9-10 ; cf. 2 R 25,24).
Des groupes de Judéens qui s'étaient réfugiés en Transjordanie
revinrent dans le pays, et il y eut une bonne récolte. Mais le parti
des collaborateurs eut le dessous : quelques mois plus tard, Godo-
lias fut assassiné, avec les membres de sa cour judéens et chal-
Le choc de l'empire babylonien 265
2. La question du monothéisme
Le texte est sans aucun doute très tardif, tout comme sa tonalité
logique-abstraite, et ne peut se situer à l'époque de Moïse. Les
biblistes conviennent depuis longtemps que le monothéisme a
émergé au terme d'une longue évolution ; mais les désaccords
persistent sur le moment historique de son apparition. On a pensé
jadis, avec Renan, que le monothéisme était le fruit d'un condi-
tionnement de l'environnement, l'expérience de la vie dans le désert
avec ses immenses espaces vides. Par la suite, et récemment
encore, on a pensé qu'il s'agissait d'une retombée de ce que l'on a
appelé la révolution monothéiste du Pharaon hérétique Aménophis
IV : c'était une manière de sauvegarder l'antiquité « mosaïque » du
monothéisme (il s'agirait du 'cive siècle !) et son invention «
ponctuelle » plutôt qu'évolutive. D'autres encore ont évoqué
d'hypothétiques influences zoroastriennes qui, avec leur dualisme
(principe du mal contre principe du bien) sont en réalité une forme
de monothéisme : à ce point, nous en sommes déjà à l'époque de
L'époque axiale 279
« En ces jours-là on ne dira plus : les pères ont mangé des raisins
verts, et les dents des fils sont agacées. Mais chacun mourra de sa
288 La Bible et l'invention de l'Histoire
propre faute. Tout homme qui aura mangé des raisins verts aura
ses propres dents agacées » (Jr 31,29-30).
garantir que chacun sera jugé pour ses fautes et pour son compor-
tement personnel — glissant ainsi lui aussi du plan national au
plan individuel. Il va encore plus loin : non seulement les fils ne
sont pas responsables des fautes des pères, mais un même individu
a le droit d'être jugé sur son attitude finale. S'il était méchant mais
s'est repenti, il sera pardonné, mais, inversement, s'il était juste et
est devenu méchant, il sera puni :
occupant même une place supérieure à celle des autres rois qui se
trouvaient dans sa condition.
Si Joiakîn était reconnu « roi de Juda » par les Chaldéens, à
plus forte raison l'était-il par les exilés judéens en Babylonie : il
était le chef de la communauté que tous respectaient. Ses fils
Shéaltiel et Sheshbassar, puis son petit-fils Zorobabel fils de
Shéaltiel, jouèrent un rôle important dans les affaires de l'Exil et
du retour. Sheshbassar est appelé « prince de Juda » (Esd 1,8) et «
commissaire » du roi perse (Esd 5,14) au moment du retour ; et
Zorobabel est de toute évidence le leader laïque des exilés de
retour (Esd 2,2 ; Ag 1,1). À dire la vérité, les événements du
retour sont chronologiquement assez confus, et les textes d'Esdras
difficiles à dater, mais de toute façon tardifs ; toutefois le livre
d'Aggée qui se rapporte au début du règne de Darius est compa-
tible avec le calcul des générations qui fait de Zorobabel le petit-
fils de Joiakîn.
Il est incontestable que la « maison de David » avait conservé
un prestige proprement « royal » parmi la communauté des exilés
(gôlà11): c'est sur elle qu'ils faisaient reposer toutes leurs espé-
rances de reprise nationale. Ils ne pouvaient de fait concevoir
celle-ci que sous une forme monarchique, devant unir de surcroît
Juda et Israël. Même ceux qui commençaient à élaborer une autre
stratégie, de type sacerdotal, ne savaient s'exprimer que par une
imagery royale :
« Mon serviteur David régnera sur eux (Juda et Israël réunis). Il
n'y aura qu'un seul pasteur pour eux tous ; ils obéiront à mes
coutumes, ils observeront mes lois et les mettront en pratique. Ils
habiteront le pays que j'ai donné à mon serviteur Jacob, celui qu'ont
habité vos pères. Ils l'habiteront, eux, leurs enfants et les enfants de
leurs enfants, à jamais. David mon serviteur sera leur prince à
jamais. Je conclurai avec eux une alliance de paix, ce sera avec eux
une alliance éternelle. Je les établirai, je les multiplierai, et
j'établirai mon sanctuaire au milieu d'eux à jamais. Je ferai ma
La diaspora 293
demeure au-dessus d'eux, je serai leur Dieu et ils seront mon peuple »
(Ez 37,24-27).
La prophétie d'Ézéchiel, axée essentiellement sur le Temple et
le sacerdoce, ne peut toutefois se passer de la figure royale —
celle de David — auquel d'ailleurs elle assigne les titres de «
pasteur » et de « prince », comme pour gommer celle de « roi » (et
je ne pense pas que ce soit par égard pour le roi chaldéen). Le
ProtoIsaïe, lui, évoque en terme d'une haute poésie l'image d'un roi
tellement parfait que le descendant réel de la « maison de David »,
s'il faut en croire les expériences passées, pourrait difficilement
faire figure de candidat :
3. Déportés et émigrés
La diaspora, ce n'était pas uniquement les groupes de déportés à
Babylone. Il y avait aussi des groupes, peut-être tout aussi consis-
tants, qui se trouvaient dans des pays étrangers à la suite de choix
personnels ou collectifs, des choix plus ou moins libres, ou dictés
par des événements, des facteurs politiques ou économiques
contraignants. C'est-à-dire qu'il y avait des groupes consistants
d'émigrés. Nous connaissons surtout ceux qui vivaient en Égypte,
mais nous pouvons supposer que d'autres régions ont été intéres-
sées par cette diaspora ancienne (c'est-à-dire dès l'époque baby-
lonienne), même si nous n'aurons d'informations sur elle que pour
les périodes plus tardives, aux siècles suivants.
L'origine des communautés juives en Égypte peut être reconsti-
tuée sur la base du récit de Jérémie (42 ; 43,7) après l'assassinat de
Godolias : les réfugiés s'installèrent à Tahpanhès, dans le Delta
oriental. Il est clair que l'Égypte était le pays de refuge le plus nor-
mal pour la Palestine (et on en a des exemples répétés tout au long
de l'histoire d'Israël). Il est clair aussi que l'Égypte accueillait
volontiers ces immigrés qui pouvaient servir de main-d'oeuvre agri-
cole, et plus volontiers encore les groupes aguerris qui pouvaient
La diaspora 299
ceux qui sont restés au pays et le « reste » de ceux qui ont été
déportés : quel est l'héritier légitime ? Ceux qui sont restés estiment
évidemment l'être : les déportés ont été punis par Yahweh, c'est
donc qu'ils étaient coupables. bien plus, leur éloignement a purifié
la terre et empêche que les « figues pourries » contaminent les «
figues bonnes ». Jérémie va renverser la métaphore au bénéfice des
déportés babyloniens, dans sa polémique contre ceux qui ont
émigré en Égypte.
Pour ceux qui sont restés (Ézéchiel rapporte leurs propos pour les
contester), le statut de « reste » légitime est lié de façon significative
au concept de patrimoine (môreisYdz): il ne s'agit pas seulement du
fait évident qu'ils sont installés dans le pays en termes généraux, mais
bien du problème très spécifique de la possession des champs et des
propriétés qui, appartenant jadis au roi et à la noblesse, ont été
abandonnés au moment des déportations, et cultivés et exploités par
les paysans restés sur place, avec l'assentiment des Babyloniens :
« Les habitants de Jérusalem disent : "C'est vous qui vous êtes
éloignés de Yahweh, c'est à nous que le pays fut donné en patri-
moine." » (Ez I 1,1 5).
« Ceux qui habitent ces ruines sur le sol d'Israël parlent ainsi :
"Abraham était seul lorsqu'il a été mis en possession de ce pays.
Nous qui sommes nombreux, c'est à nous que le pays est donné en
patrimoine." » (Ez 33,24).
C'est avec une virulence polémique notable que les représen-
tants des déportés renversent ces arguments pour soutenir qu'ils
sont, eux, le véritable « reste » : ils affirment ainsi, implicitement,
qu'il ne s'agit pas de possession matérielle de champs, mais bien
de questions d'un tout autre niveau, éthique et politique. Posséder
la terre ne prouve rien si cette possession s'accompagne d'idolâtrie
et de compromissions avec le milieu environnant. Le droit de
posséder la terre ne dérive pas du fait banal d'y habiter, mais de
l'alliance voulue en son temps par Yahweh pour son peuple, à
condition que celui-ci lui fût fidèle. Le fait est que pour Ézéchiel
304 La Bible et l'invention de l'Histoire
650
600 Juda
Michée (740-700)
Proto-Isak (740-700)
550
Sophonie (640-610)
Nahum (610)
Jérémie (625-585)
Habaquq (605-595)
Exil de Babylone
F7kelliel (595-570) et Deutéro-Isee (590-550)
N.B. Les dates, approximatives, indiquent la période d'activité sans tenir compte des
révisions successives.
Judée
Aggie et Zacharie (520-515) Malachie (500-450) Abdias (450)
Trito-Isaïe (450-400) Joël (400)
500
450
400
306 La Bible et l'invention de l'Histoire
7. L'historiographie deutéronomique
et les modèles babyloniens
L'opération historiographique qui consistait à relire le passé
pour formuler des stratégies politiques capables au présent de
renforcer l'État ou de susciter la renaissance nationale, avait déjà
été amorcée à l'époque de Josias (cf. chap. 8 § 8). L'école deuté-
ronomique avait alors dessiné une trajectoire fondée sur l'alter-
nance pacte —> transgression -4 punition, et pacte observance
—> prospérité. Cette trajectoire atteignit son apogée avec le
règne de Josias, qui en incarnait la réalisation la meilleure. Mais
la catastrophe nationale de 587 imposait désormais de remodeler
la parabole, et de la laisser « ouverte » vers l'avenir — puisque le
présent ne pouvait certes constituer un « heureux dénouement ».
Ce réaménagement fut réalisé sans toucher au rôle de la monar-
chie (et de la « maison de David » en particulier), ni aux prin-
cipes théologiques fondamentaux du Deutéronomiste.
312 La Bible et l'invention de l'Histoire
2. Le déluge universel
3. La tour de Babel
Sur l'horizon babylonien, champs cultivés et canaux d'irriga-
tion, terres abandonnées en raison de la salinisation et marécages,
se dressaient des cités fortement peuplées et des temples fréquen-
tés, mais aussi des édifices détruits et des ruines immenses, restes
d'une opulence passée largement supérieure au présent. Se dressait
aussi parmi ces ruines la « tour de Babel » — il s'en dressait
324 La Bible et l'invention de l'Histoire
4. Le jardin de l'Éden
6. Généalogies et antiquités
Encore qu'exceptionnel par son ampleur, le « tableau des peuples
» est loin d'être un document isolé. Toute la préhistoire d'Israël, dès
avant le déluge et jusqu'aux Patriarches, est composée selon le
système des « générations » (tedédôt) et truffée d'arbres
généalogiques des différents peuples au fur et à mesure que le récit
en raconte les origines : Araméens (Nahor, Gn 22,20-24), Ismaélites
(Gn 25,12-17), Édomites (Gn. 36, avec différentes listes, peut-être
d'origine disparate). Ces « générations » relient en amont le tableau
des peuples à Adam, le premier homme ; mais surtout, en aval, aux
généalogies tribales israélites. Le système généalogique a donc une
double fonction : déterminer dans l'espace les rapports entre les
peuples, proches ou lointains, mais aussi situer dans le temps, en
remontant en arrière de génération en génération, toute l'histoire de
l'humanité, jusqu'au déluge et à la création. Il s'agit donc d'une
fonction historiographique, si mythique soit-elle.
Cet intérêt pour les généalogies semble être une singularité
propre au vte siècle, et non limitée au Proche-Orient. En Grèce
aussi, probablement sous l'influence babylonienne, les premières
oeuvres « historiographiques », qui remontent à cette période,
assument la forme de généalogies : les premières « Généalogies »
connues, celles d'Akousilaos d'Argos, remontent aux années 550,
celles, plus célèbres, d'Hécatée de Milet, aux années 490. Là
Un paysage désolé 331
«Tu diras à Gog : ainsi parle le Seigneur Yahweh ; n'est-il pas vrai
que ce jour-là, quand mon peuple Israël habitera en sécurité, tu te
mettras en route ? Tu quitteras ta résidence à l'extrême nord, toi et
des peuples nombreux avec toi, tous montés sur des chevaux, troupe
énorme, armée innombrable. Tu monteras contre Israël mon peuple,
tu seras comme une nuée qui recouvre la terre. Ce sera à la fin des
jours que je t'amènerai contre mon pays, pour que les nations me
connaissent quand je manifesterai ma sainteté à leurs yeux par ton
intermédiaire, Gog » (Ez 38,14-16).
« Ainsi parle le Seigneur Yahweh : Parce que Moab et Séïr ont dit :
"Voici que la maison de Juda est semblable à toutes les nations", eh
bien ! je vais ouvrir les hauteurs de Moab, ses villes ne seront plus
des villes, sur toute son étendue... C'est aux fils de l'Orient (= les
Arabes) que je les donne en possession, en plus des Ammonites,
afin qu'on ne s'en souvienne plus parmi les nations. De Moab je
ferai justice, et on saura que je suis Yahweh » (Ez 25,8-10).
3. Le peuple de la terre
Tber
Péleg
Réu
Serug
Nabot'
Térah
12 enfants
(Israélites) (Edomiles)
352 La Bible et l'invention de l'Histoire
7. Jérusalem et Sichem
Jérusalem, dans l'histoire des Patriarches, apparaît de façon assez
occasionnelle et ambiguë : dans le récit de la victoire d'Abra-
Ceux qui reviennent d'exil... 361
ham sur les cinq rois de l'Orient (Gn 14), étrange affaire qu'il est
difficile d'attribuer au folklore local, et qui se termine sur la béné-
diction de Melchisédech (Melki-Sedeq) « roi de Shalem » et «
prêtre d'El Elyon » — qui lui vaut le dixième du butin :
8. L'histoire de Joseph
L'histoire de Joseph est totalement différente, et par sa struc-
ture, et par le milieu où elle se déroule. Il ne s'agit pas d'une
mosaïque d'épisodes divers, mais d'un roman dont la trame est
unitaire. C'est, de toutes les histoires des Patriarches, la moins
liée à la topographie palestinienne — si l'on excepte la tradition
(postbiblique) d'un transport et d'une sépulture du corps
embaumé de Joseph de l'Égypte à Sichem. Joseph est aussi le
personnage le moins lié au panorama tribal : il n'est éponyme du
couple de tribus Éphraïm-Manassé que de façon secondaire, et
motivée historiquement au moment de la constitution du
royaume d'Israël (cf. chap. 5 § 1). Le récit rapporte que Joseph
fut vendu par ses frères, jaloux, à une caravane de marchands
ismaélites ou madianites qui le revendirent comme esclave en
Égypte, puis raconte son ascension au rang de conseiller et de
vizir du Pharaon : il appartient de toute évidence au genre des
récits de cour, bien inséré en ce point de l'histoire des Patriarches
pour préparer et amorcer la séquence de l'Exode des ancêtres
d'Israël (qui entre-temps s'étaient multipliés jusqu'à former un
peuple entier) et de leur retour de l'Égypte vers la Palestine.
Des histoires de ventes d'esclaves palestiniens en Égypte, on
en trouve hors de la Bible dès l'époque du Bronze récent, période
à laquelle la chronologie biblique situe l'épisode de Joseph. Un
texte d'Ougarit par exemple rapporte le cas d'un homme « que
son propre compagnon a vendu aux Égyptiens, l'abandonnant et
s'emparant de ses biens » (Ug. V 42). Un autre texte, également
d'Ougarit, prévoit que certains garants, s'ils ne peuvent payer
l'indemnité prévue, « seront vendus (comme esclaves) en Égypte
». Mais il s'agit là d'histoires banales, répétées : car l'Égypte était
sans aucun doute le plus grand marché d'esclaves asiatiques de
toute l'histoire ancienne.
364 La Bible et l'invention de l'Histoire
3. Les intrus
Le pays qui attendait les exilés revenant en Palestine ne corres-
pondait guère à l'image d'une terre vide et disponible qu'ils s'en
étaient faite. II abritait des groupes d'importance et d'origine dif-
férentes : des paysans qui, ayant échappé aux déportations, étaient
restés sur leurs terres, des déportés arrivés d'autres pays dès la
domination assyrienne, des voisins qui avaient profité du vide
relatif pour s'étendre, comme les villes de la côte, ou pour se
déplacer, comme les Édomites, enfin des groupes qui résultaient de
toute une série de compromissions et de fusions.
On pouvait nier théologiquement le droit des autres à habiter la
Palestine (négation dérivant de la théorie de la promesse), mais on
ne pouvait annuler leur existence. Il fallut donc créer, pour
justifier l'installation des rapatriés, le modèle d'une conquête très
ancienne située à la jonction du Bronze récent et de l'âge du Fer, à
l'époque de la sédentarisation des tribus une fois les populations
précédentes exterminées. Et on formula des listes de ces popula-
tions, listes assez standardisées en dépit de quelques variantes, qui
incluaient « Cananéens et Hittites, Amorites et Périzzites,
Hivvites et Jébuséens », et d'autres encore. Ce qui frappe ici, c'est
la coexistence de tant de peuples dans un espace aussi réduit : un
tableau impossible à imaginer avant le grand mélange de peuples
374 La Bible et l'invention de l'Histoire
Le peuple biblique des Amorites est donc lui aussi une création
analogue à celle des Hittites, que les rédacteurs ont sans doute
rencontrée dans la Babylone du vie siècle.
La situation est différente pour les Périzzites : le mot signifie
simplement « qui habite un village », donc, des paysans, des
non-citadins. Pour les élites citadines, et pour les nomades
aussi d'ailleurs, les paysans étaient un élément fixe du paysage,
un élément immuable et de la plus haute antiquité : ils devaient
être déjà là, bien avant « notre arrivée ».
Autre histoire pour les « Rephaïm » : les Repha'im, ce sont les
défunts, les esprits des morts, dans les conceptions religieuses des
Cananéens. Avant d'être morts, doivent avoir pensé les Hébreux,
étrangers à ce genre de spéculations, ils doivent avoir été vivants,
ils ont dû être un peuple, un peuple qui maintenant n'existe plus, et
qui devait donc être là avant notre arrivée. Le texte les localise
surtout dans le Bashân, terre constellée de monuments funéraires
mégalithiques.
Ce fut probablement la méditation devant les dimensions impo-
santes des dolmens mégalithiques préhistoriques et de certains
murs « cyclopéens », vestiges de l'âge du Bronze, qui dut faire
naître l'idée d'une population d'Anaqim, des « Géants » légendaires
(Dt 9,1-2 ; Jos 11,21-22). C'est ainsi qu'on montrait, à Rabbat-
Ammon, le « lit de fer » (peut-être une plaque de basalte couvrant
un dolmen ?) de neuf coudées sur quatre, qui avait appartenu à Og,
roi de Bashân, dernier « roi des Rephaïm » (Dt 3,11).
Des autres peuples, Jébuséens, Hivvites, Girgashites, nous ne
savons rien. On peut présumer qu'ils ont leur origine dans des
Rapatriés et étrangers 377
4. La formule de l'Exode
« La ville de Qatna et tous ses biens, je les fis entrer dans la terre de
Hatti... En une seule année, je pris et fis entrer toutes ces terres dans
les terres de Hatti » (ANET, p. 318).
« Toutes les cités rebelles que j'ai dites à mon Seigneur, mon Sei-
gneur le sait si elles sont revenues ! Depuis le jour du départ des
troupes du roi mon Seigneur, elles sont toutes devenues hostiles »
(LA 169, de Byblos).
« Je suis Yahweh, qui t'ai fait sortir d'Ur des Chaldéens pour te
donner celte terre en possession » (Gn 15,7).
nouvel Exode comme une entreprise fondée sur une sorte d'orga-
nisation paramilitaire, fortement conflictuelle vis-à-vis des groupes
qui étaient restés dans le pays.
La vision du peuple en marche dans le désert doit certainement
quelque chose à ce style paramilitaire. Mais elle doit aussi
quelque chose, et peut-être même beaucoup, à l'expérience des
déportations impériales. On peut rapprocher ainsi la promesse
divine du type « je vous ferai habiter dans un pays où coule le lait
et le miel » avec l'assurance formulée par le rab-Me assyrien (cf.
chap. 7 § 6) de donner à qui se soumet la possibilité d'aller dans
un pays fertile et riche. De même la crainte qui s'insinue parmi le
peuple en marche, après la sortie d'Égypte, de ne pas trouver dans
la nouvelle terre des conditions de vie à la hauteur des promesses
et des espérances, reflète l'état d'âme de ceux qui, dans la
diaspora, devaient décider s'il fallait affronter ou non les risques
du retour. On peut surtout trouver enfin, dans les listes ou recen-
sements (Nb 2,26) du peuple divisé par familles et par clans, le
modèle d'enregistrement que l'administration impériale appliquait
aux groupes de déportés afin d'en contrôler le nombre (ainsi que
les pertes inévitables durant le parcours) et la destination finale. Il
s'agit de procédures impensables avant l'Exil, procédures
vraisemblablement appliquées aussi pour le retour des exilés de
Babylone tel qu'il fut organisé par les autorités perses. On peut
relever du reste qu'Esdras et Néhémie donnent des rescapés
babyloniens un inventaire tout à fait analogue, d'origine visible-
ment administrative.
Le peuple en marche dispose d'une structure décisionnelle qui
relève du type de l'assemblée (`édah ou qahal avec la tente de
l'assemblée, `ohel mô'éd), plutôt que du clan ; la répartition en
milliers, centaines et dizaines, est plus militaire que tribale (Dt
1,15). Le recensement des tribus a en réalité le but de procéder à
des assignations proportionnelles de lots de terre à l'arrivée dans le
pays (Nb 26,53-54, nahâlôt). L'organisation « militaire » du trans-
Rapatriés et étrangers 383
fert des douze tribus à travers le désert, telle qu'on la trouve dans
les Nombres (10), n'a pas non plus grand-chose à voir avec les
transmigrations pastorales : on doit plutôt la rapprocher du dépla-
cement sous escorte militaire des communautés de déportés et de
rapatriés.
« Vous avez ensuite passé le Jourdain pour atteindre Jéricho, mais les
maîtres de Jéricho vous firent la guerre — Amorites, Périzzites, Cana-
néens, Hittites. Girgashites, Hivvites, Jébuséens — et je les livrai
entre vos mains. J'envoyai devant vous les frelons qui chassèrent
devant vous les deux rois amorites, ce que tu ne dois ni à ton épée ni à
ton arc. Je vous ai donné une terre qui ne vous a demandé aucune
fatigue, des villes que vous n'avez pas bâties et dans lesquelles vous
vous êtes installés, des vignes et des olivettes que vous n'avez pas
plantées et qui sont votre nourriture » (Jos 24,11-13).
8. Paysage et étiologie
« Quand demain vos fils vous demanderont : "Ces pierres, que sont-
elles pour vous T', alors vous leur direz : "C'est que les eaux du
Jourdain ont été coupées devant l'arche de l'alliance de Yahweh...
Ces pierres sont un mémorial pour les Israélites pour toujours ! (zik-
karôn 'ad-'ôlant)" » (Jos 4,6-7).
9. Compromis et coexistence
Tous les groupes étrangers ne furent pas éliminés, qui requé-
raient des archétypes d'élimination. D'autres groupes furent assi-
milés, et nécessitèrent des histoires-archétypes d'assimilation. La
seule qui soit racontée dans toute son extension est celle des
Gabaonites (Jos 9) : pour échapper à l'élimination à laquelle étaient
destinés tous les habitants du pays, ils assurent qu'ils viennent de
loin et obtiennent ainsi un pacte d'alliance qui les protège de tout
danger. Une fois le mensonge découvert, l'assemblée et les notables
Rapatriés et étrangers 395
Sans aucun doute, les répartitions tribales telles que les rap-
porte le livre de Josué (13-19) ont une forte saveur de réalisme :
les listes des villages, la description des limites avec les points de
référence topographiques et le paysage, tout cela n'a rien d'uto-
pique. Ces répartitions peuvent remonter, avec leurs limites admi-
nistratives précises, à un royaume qui avait inclus ou projeté
d'inclure tous les territoires en question sous son contrôle : celui
de Salomon pour l'historiographie traditionnelle, ou plutôt celui
de Josias, comme nous l'avons dit plus haut. Mais elles doivent
aussi refléter les positions tribales traditionnelles, et donc préexi-
liques. Ces répartitions territoriales en question, fondées sur une
longue pratique administrative, furent à leur tour efficaces pour
maintenir pendant toute la période préexilique une organisation
tribale qui, après une longue gestation, s'était ensuite solidement
soudée. Mais il est non moins évident qu'après l'Exil, la plupart
des tribus traditionnelles s'étaient désormais dissoutes — sauf
Juda et Benjamin — sans plus maintenir aucun lien territorial.
En opposition totale éclate, chez Ézéchiel, le caractère utopique
de la description du territoire que prescrit Yahweh (48) : douze
bandes de terre toutes égales allant de l'extrême est à l'extrême
ouest, qui se succèdent du nord vers le sud, avec le Temple au
centre. De deux choses l'une : ou celui qui a écrit ce partage du
territoire n'avait plus aucune idée de la position réelle, historique,
des tribus ; ou bien il voulait en faire abstraction, dans la mesure où
celles-ci étaient pour lui complètement désagrégées, et par
conséquent objet d'une refondation radicale, ex novo. Dans ce cas,
il n'est pas question de tel ou tel canton qui manque encore pour
compléter la conquête, mais bien d'un territoire conçu comme un
espace vide, géométrique, on pourrait dire euclidien, à diviser en
parts égales comme dans un problème d'arpentage.
XV
Un état sans roi :
l'invention des juges
1. La structure administrative achéménide
L'administration achéménide de la Palestine devait reprendre
en quelque manière l'administration babylonienne qui l'avait pré-
cédée, car l'instauration de la domination perse s'effectua sans
traumatisme particulier. Nous ne connaissons malheureusement
pas le système administratif babylonien aussi bien que celui des
Assyriens, et l'on ne peut s'y référer que de façon très générale :
car Assyriens et Babyloniens avaient une approche fort différente
de l'organisation des provinces. Étant donné la dimension de leur
empire, les Achéménides mirent certainement sur pied une struc-
ture administrative à plusieurs niveaux, avec une hiérarchie admi-
nistrative plus complexe que celle des Babyloniens — mais les
sources ne sont pas toujours claires sur ce point.
Au premier niveau, tout le royaume babylonien fut d'abord
annexé en une seule satrapie. Elle était trop grande, trop impor-
tante : plus tard, Darius r la divisa en deux. La satrapie de la
400 La Bible et l'invention de l'Histoire
g Édom Otniel 40
1S Moab Ehud 24
20 liaçor Deborah/Baraq 40
7 Madianites Gédéon 40
Tola 23
Yaïr 22
1S Ammonites Japhté 6
Ibsan 7
Elon 10
Abrbin 8
40 Philistins Samson 20
406 La Bible et l'invention de l'Histoire
« Yaïr avait trente fils qui montaient trente ânons ('elyeirinz) et il pos-
sédait trente villes ('tirttn) qu'on appelle aujourd'hui encore les Douars
de Yaïr au pays de Galaad » (Jg 10,4).
6. L'espace intertribal