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Gloire à Celui
qui n’a pas établi de chemin pour Le connaître,
si ce n’est l’incapacité à Le connaître.
Ibn Arabi : Les Illuminations de la Mecque
Je suis interpellé par un mot que vous avez prononcé plus tôt : « non-
accomplissement ». Pourrait-on dire que l’on peut passer sa vie à réussir à
échouer et que cela serait aussi une voie d’accomplissement… parce que ce
non-accomplissement laisse un goût amer et amène à se poser beaucoup
de questions sur le sens de sa vie ?
Vous pouvez passer votre vie à vous imaginer réussir ou rater. Tout
ceci n’est qu’idéologie : vous ne pouvez ni réussir ni rater quoi que ce
soit. Un jour, vous serez las d’imaginer. À cet instant, vos réussites et
vos échecs imaginaires, vos fantasmes de réussites et d’échecs futurs
s’élimineront aussi. Voilà l’accomplissement, il n’y en a pas d’autre.
C’est cela qu’il faut laisser s’installer en nous. Pas de place pour un
regret, un espoir ou une amertume : tout cela est une forme
d’agitation. Restez tranquille, clair. La vie se déroule en vous, vous
n’êtes pas dans la vie.
S’il n’y a pas d’accomplissement, il n’y a pas d’évolution non plus ?
Il n’y a pas d’évolution psychologique. Le vieillard n’est pas plus que
l’enfant : c’est une autre expression de la vie. Il n’est pas moins non
plus lorsqu’il perd sa force, son intelligence, sa mémoire et sa santé.
Quand le vieillard perd pied, qu’il perd la mémoire, il est moins
conscient, non ?
Conscience relative, car il n’était pas conscient. Il s’est imaginé
réussir et rater des choses – ce qui est de l’inconscience. Il s’est imaginé
avoir un nom, décider de ses actes… Il s’est imaginé toute sa vie. Ce
n’est pas parce qu’il oublie cet imaginaire qu’il y a un moins. Il retrouve
quelque chose d’essentiel, sans mémoire, sans appropriation.
Il est bon d’observer combien la vue d’un vieillard qui devient sénile
nous percute. Pourquoi est-ce si difficile ? Qu’est-ce qui m’effraie ? Je
suis remis en question. Je m’aperçois que je vais être comme cela et
que je ne vais plus pouvoir prétendre – prétendre ma réussite, mes
échecs. Je vais être obligé d’abdiquer ma chère vie, ma chère
identification à moi-même. C’est cela qui m’est pénible.
Laissons le vieillard tranquille de nos projections, de nos peurs. Le
vieillard va très bien : c’est nous qui avons peur. Un saumon en fin de
vie n’est pas moins que dans sa splendeur. La dégénérescence, sur un
certain plan, fait partie de notre processus biologique. Il y a autant de
beauté dans quelqu’un qui meurt que dans quelqu’un qui naît.
S’il n’y a pas d’accomplissement, à quoi me sert ma conscience ?
La Conscience ne vous sert à rien. Ce n’est pas un objet destiné à
vous stimuler psychologiquement. Ce n’est pas une voiture rouge, un
mari ou un chien. Elle n’est pas là pour servir : elle est votre émotion
fondamentale, elle vous pousse à vous chercher constamment à travers
les situations.
« Conscience » : ce mot est mal compris. En Orient, on parle de
« conscience sans objet ». Il n’y a pas à « être conscient ».
La conscience des gens qui veulent mourir « consciemment » n’a
aucune importance. Ce qui se réalise à l’instant de la mort est d’un tout
autre ordre. Mourir consciemment dépend de la capacité fonctionnelle
de votre cerveau. Si vous recevez un coup de matraque sur le crâne,
vous ne mourrez pas consciemment et il ne vous manquera rien.
La conscience de quelque chose est une conscience fonctionnelle.
C’est comme une jambe pour marcher. Cette conscience-là n’a aucune
substance, c’est une fonction. La Conscience, c’est autre chose.
Si j’arrive à être en accord avec la Conscience, puis-je atteindre
l’essence ?
Essayez un instant d’être en désaccord avec votre Conscience…
Que pourriez-vous être d’autre que votre Conscience ? Vous n’êtes
pas un zèbre rouge situé à l’extérieur de la Conscience, pour vous
mettre en accord avec elle. Cette conscience, c’est vous-même quand
vous arrêtez de chercher quoi que ce soit, quand vous cessez de
prétendre avoir le pouvoir d’être en accord ou en désaccord. Dans
votre silence, entre deux pensées, deux perceptions, dans le sommeil
profond et dans tous les temps – parce que le temps apparaît dans la
conscience –, votre vie est en accord parfait avec la Conscience.
Supprimez tout commentaire idéologique sur votre vie. Votre savoir
sur la vie vous empêche de voir combien elle est parfaite. Il n’y a rien à
y changer. Votre vie change, c’est la vie. Vous n’avez pas à vous mettre
en accord avec quoi que ce soit. Sinon vous allez toujours vous sentir
en désaccord.
Vouloir être en accord est une peur. Peur de quoi ? La cause de la
peur est imaginaire. À un moment donné on cesse de trembler. Ce qui
se présente est l’accord. Quand je ne le qualifie plus de positif ou de
négatif, de réussite ou d’échec, ce qui se présente n’est autre que moi-
même, que ma résonance : là, il y a accord véritable. Ce n’est pas un
accord d’un sujet vers un objet, c’est un accord d’unité, sans séparation.
Un accord avec votre corps lorsqu’il souffre ou fonctionne, avec la vie
dans ce qu’elle vous offre. Sans demande d’accomplir, de recevoir quoi
que ce soit.
C’est extraordinaire d’écouter. Cela transcende ce que l’on écoute.
L’accord profond de la vie consiste à écouter.
Être un instant sans demande, sans attente, est la chose la plus
simple qui soit. Cela vous lie avec tous les êtres, tous les mondes. Là, il
y a symbiose.
Si vous essayez de vous mettre en accord avec quoi que ce soit, vous
vous mettez en accord avec une idéologie : si vous êtes musulmane,
vous vous mettez en accord avec la charia ou votre tarika ; si vous êtes
bouddhiste, vous vous mettez en accord avec le Sangha ou le Dharma ;
si vous êtes athée, vous respectez vos concepts… Cet accord-là a peu
de valeur.
Il faut se mettre en accord avec ce qui se présente dans l’instant.
Mais cela, vous ne pouvez pas le faire. C’est une grâce qui vous appelle
et que vous refusez à chaque instant parce que vous voulez être en
accord avec l’instant d’après… Voir le mécanisme.
L’émotion qui surgit en moi, c’est avec elle que je dois être en
accord. Il n’y a rien d’autre.
Que nous soyons nous-mêmes sans attente oui, mais les sollicitations
venant de l’extérieur ?
Il faut les aimer. C’est normal que votre chien attende son repas,
que votre amant, votre mari, votre enfant, votre père, votre patron,
votre employé attendent quelque chose. Mais vous allez vous rendre
compte que vous n’êtes pas là pour répondre aux attentes des autres.
Vous êtes là, éventuellement, pour stimuler la non-attente dans votre
entourage. Parfois votre environnement sera satisfait, parfois il sera
déçu : il faut respecter ça, il a besoin des deux. Votre enfant a besoin
que vous le combliez et que vous le déceviez ; sa maturité dépend des
deux, du oui et du non. Votre ami a besoin de la même chose, votre
dromadaire aussi.
Aucune culpabilité à avoir. Vous n’êtes pas là pour répondre aux
attentes de votre voisin. Il y a toujours un voisin qui vous trouvera trop
grande, un autre qui vous trouvera trop petite. Respectez chacun. Pour
certains vous paraîtrez sympathique, pour d’autres antipathique : tous
ont raison ; selon leur état affectif, ils vous voient d’une manière ou
d’une autre.
À un moment donné, vous ne vous nourrissez plus de la projection
de votre voisin. Vous le respectez dans sa haine comme dans son
amour. C’est une projection, il ne parle qu’à lui-même. Vous comprenez
intimement pourquoi, quand il vous voit, il éprouve une telle haine et a
envie de vous étrangler ou un tel amour et a envie de vous sauter
dessus. Il ne peut pas faire autrement. C’est comme les chiens qui
veulent vous mordre ou vous lécher. Vous n’êtes pas là pour enseigner
au chien qui veut vous mordre qu’il n’a pas à le faire, ni à expliquer à
celui qui vous lèche qu’il projette une sécurité sur vous et qu’il ferait
mieux de la trouver en lui-même. Vous respectez le chien qui voit cette
sécurité en vous et vous lèche comme celui qui veut vous égorger par
peur. Vous agissez en fonction de la situation. Par respect.
Si vous n’avez pas de problème envers vous-même, vous n’en aurez
aucun envers la société. La société est claire, parfaite sauf lorsque l’on
vit dans l’attente, dans l’intention. Là, il y a conflit.
Tant que l’on veut que l’environnement soit différent, l’insatisfaction
demeure. Que mon mari devienne exactement ce que je désire de lui,
le lendemain autre chose manquera quand même… Ce que je demande
à mon mari, à mon chameau, c’est moi-même. Cela, aucun chameau ne
peut me le donner. Dans l’instant où je n’attends plus rien de quoi que
ce soit, y compris de moi-même, je réalise qu’écouter est ma sécurité,
ma jouissance, ma satisfaction. Je n’ai plus besoin que l’on m’écoute,
que l’on m’aime ou me déteste ; je comprends, je respecte la façon dont
le monde me voit – il a ses raisons.
L’environnement ne crée aucun heurt psychologique. S’il suscite en
moi la moindre difficulté, c’est que je porte une forme de jugement : je
reviens vers moi-même. Au lieu de vivre la réalité, je pense que
l’environnement devrait être différent. L’environnement est ce qu’il est.
N’être pas d’accord avec la réalité, c’est avoir un problème : non avec
elle, mais avec soi.
Regarder clairement en soi. S’apercevoir que son mari, son patron,
son chien ne peuvent faire autrement que de sentir ce qu’ils ressentent,
d’agir comme ils agissent. Dans ce respect, cet amour de la réalité, je
réintègre la disponibilité.
Croyez-vous que des parents puissent accepter la réalité lorsqu’ils ont
un fils qui fume trop de haschisch et qui s’abîme la santé d’une façon ou
d’une autre ? Ces parents sont-ils violents lorsqu’ils tentent une action
pour essayer de changer la situation ?
Selon votre passé, vos parents, l’époque où vous êtes né, les milieux
que vous avez fréquentés, vous avez développé la conviction sans faille
que le haschisch est dramatique ou anodin. Ce préjugé, vous ne pouvez
pas vous empêcher de le mettre en acte. Vous n’avez aucun choix là-
dedans, il faut l’accepter.
Ici, on ne suggère pas d’abonder dans un sens ou dans l’autre, mais
de voir que votre projection sur le haschisch ou sur quoi que ce soit
d’autre dépend de votre niveau culturel, intellectuel ou autre. Vous
avez lu les journaux, expérimenté, rencontré, étudié ; vous avez adopté
certains points de vue ; en fonction de cela vous agissez.
Accepter veut dire écouter. Écouter veut dire ne rien savoir. Si vous
réalisez cette écoute dont on parle ici, vous vous libérez dans l’instant
de tout ce que vous savez sur le haschisch et sur votre fils. Dans cette
absence de jugement, que reste-t-il ? La non-séparation. Cette émotion,
vous la partagez avec l’enfant. Là, vous allez trouver l’expression
appropriée. Ce que vous allez dire à votre fils ne compte pas :
l’important c’est la manière, le moment où vous le lui direz. Si vous lui
parlez à un moment inapproprié, vous provoquerez l’inverse de l’effet
escompté. Le moment de la prise d’un médicament importe autant que
le médicament. Selon l’heure, le même dosage aura un effet 30, 50 ou
80 % moindre, il pourra même être contre-indiqué : notre Occident
arriéré commence à découvrir cela… Il en va de même pour ce que
vous dites à quelqu’un.
Dans votre écoute, vous sentez le jour, l’instant, la manière de parler
à votre fils. Vous ne chercherez pas à le convaincre de faire ce que vous
pensez, mais à toucher en lui un espace de résonance dans lequel il
pourra écouter ce que vous dites, et dans lequel ce qu’il écoute va le
toucher, effectivement. Ensuite, selon sa maturité, selon qu’il est
intelligent ou stupide, selon toute sa vie, il pourra résonner de ce que
vous lui avez transmis. Parce que vous avez transmis une écoute, une
invitation à regarder la situation.
Mais si vous voulez transmettre des informations, vous resterez dans
un domaine très limité. Vous lui direz que vous avez lu cinq livres
prouvant que le haschisch est mauvais : s’il n’est pas idiot, il vous en
apportera dix démontrant qu’il n’est pas toxique. Aucun
approfondissement n’est possible de cette manière…
La seule chose à faire avec un enfant est de l’amener à écouter la
situation. Comment se sent-il quand il prend du haschisch ?
Psychologiquement ? Physiquement ? Comment ressent-il son
environnement ?… Clairement, l’amener à voir ce que cela implique.
Moins vous lui transmettrez de connaissances, plus il va pouvoir
écouter, approfondir et discerner ses propres conclusions. Si vous lui
dites : « Je t’interdis d’en prendre », il le prendra ailleurs. Il faut lui
permettre de comprendre, d’écouter, de regarder comment il se sent
dans telle ou telle circonstance. Cela exige de vous l’humilité de ne rien
savoir.
Écoutez-le, écoutez sa détresse, sa joie.
Arrêter telle ou telle chose soi-disant nocive ne sert à rien. L’enfant
arrêtera le haschisch et boira de l’alcool ; il supprimera l’alcool mais
fréquentera des prostituées, etc. Le problème n’est pas là. Le problème
est d’amener la personne, selon sa capacité, à regarder clairement.
Ainsi est évité le conflit des générations qui apparaît lorsque les parents
prétendent savoir. L’enfant peut alors répliquer : « Votre vie est-elle si
réussie, êtes-vous si totalement heureux, pour prétendre
m’enseigner ? » Vous allez vite vous trouver à court d’arguments.
Donc, plutôt que de transmettre des informations de seconde main,
mieux vaut explorer le sujet avec lui. Lui faire part humblement de vos
peurs demande une grande écoute, une grande humilité. Mais ce sont
vos peurs, pas forcément les siennes : l’enfant peut entendre vos peurs.
Si vous lui dites « Tu dois avoir peur », il rigole, car se rouler un joint
ne lui fait pas peur. Lui dire : « J’ai peur lorsque je te vois fumer », c’est
déjà plus sincère : il peut l’entendre. Affirmer : « Si tu fais cela, il va
t’arriver des problèmes » : il l’a déjà fait et il ne lui est rien arrivé ; ce
discours n’a aucune portée.
Donc, vous parlez de vos peurs, pas des siennes. Vous parlez de ce
qui vous est difficile, pas de ce qui lui est difficile – cela, vous ne
pouvez le connaître. Dans votre honnêteté, il va trouver la sienne, et il
vous confiera peut-être certaines choses qui l’amènent à fumer ou à
avoir ces comportements qui vous inquiètent.
Tout cela vient de l’écoute, du non-savoir.
Les religions transmettent toutes un savoir… On constate le
résultat ! Toute guerre vient de la prétention de savoir ce qui est juste.
Dans un espace d’humilité, pas de conflit possible. Cela est vrai sur le
plan géopolitique comme sur le plan individuel.
Vous dites depuis tout à l’heure d’écouter son corps et son émotion.
Mais qui écoute ? C’est ma conscience qui écoute ? C’est l’énergie que je
suis ? C’est qui ? Je ne suis pas en accord avec vous lorsque vous dites que
la conscience n’est que fonctionnelle, je pense que la conscience est unique
et dynamique et qu’elle est réellement.
Vous semblez manier suffisamment ces concepts profonds, vous
devez avoir la réponse à cette question… Moi, je ne l’ai pas. Je ne me
la pose pas. Elle m’est inutile : elle ne concerne pas le fait d’être.
Le mot Conscience peut être pris de multiples manières. Ce sont des
symboles. Ici, c’est vrai, on manie le mot sans savoir si l’on parle de la
conscience de quelque chose, selon la phénoménologie occidentale, ou
de la Conscience sans objet dont parle l’Orient. Ce n’est pas forcément
innocent. Nos réunions ne visent pas une quelconque compréhension.
Je n’ai rien compris ni ne transmets aucune compréhension ni
enseignement. On transmet une non-compréhension, cette conviction
absolue qu’il n’y a rien à comprendre. La liberté n’est que là.
Je n’ai pas besoin d’être intelligent, de comprendre quoi que ce soit
pour découvrir cet espace de liberté dans le cœur : c’est cela qui nous
concerne. Je respecte les gens qui savent ce qu’est la conscience ou
l’essence mais, ici, ces choses nous dépassent. La philosophie, avec tout
le respect que j’en ai, est encore un concept. La possibilité d’accepter la
vie dans l’instant ne nécessite aucune théorie.
Ce que vous avez formulé est éminemment profond. Mais, ici, on ne
se situe pas dans une recherche de compréhension profonde. Le
Vedanta ou le Shivaïsme du Cachemire sont également profonds. Mais
ce qui se passe dans le silence du cœur est au-delà de toute
compréhension, de tout savoir. Ce qui nous concerne est cette
révélation de l’instant : je n’ai besoin d’aucune compréhension pour
trouver cette joie sans cause, qui est l’essence des choses.
Je ne vois aucune contradiction avec ce que vous dites. Seulement,
même s’ils ne comprennent pas ce qu’est la conscience ou l’essence, les
gens qui n’ont pas votre intelligence doivent aussi pouvoir trouver la
disponibilité. Dans la simplicité, toutes les formulations sont justes.
Comment peut-on avoir accès à ce que vous voulez transmettre ?
Quelle attitude avoir pour atteindre cette disponibilité ?
Vous vous rendez compte à chaque instant que vous la refusez : « Je
devrais être différent et le monde aussi. Quand je serai différent, que
j’aurai moins de peur, de regret, d’amertume, d’attente, je serai libre.
Quand j’aurai suivi une voie spirituelle, que je me serai purifié, que
j’aurai changé, divorcé, me serai remarié, que je serai plus riche, en
meilleure santé, bouddhiste, chrétien, que je méditerai, ferai du yoga,
serai moins violent, quand j’arrêterai de battre ma femme… »
Je vois le mécanisme : je suis toujours en train de dire non à la
réalité, de m’embarquer dans un projet spirituel. Clairement, je m’en
rends compte. Je ne peux rien faire contre. Il n’est pas en mon pouvoir
de m’empêcher de penser que le bouddhisme, le taoïsme,
l’enseignement de Gurdjieff, la méditation solitaire ou le mariage avec
cinq femmes est la solution pour moi. Mais je peux voir que tout mon
dynamisme vient uniquement de cette peur d’écouter.
Dans le fait d’être présent, simplement, il n’y a personne de présent.
S’il y avait quelqu’un de présent, ce serait le passé. Toute perception
est le passé. Il y a perception, juste perception, mais rien qui soit
perçu…
Le mental ne peut pas comprendre : il m’éloigne.
La personnalité n’existe que dans le futur ou dans le passé. Quand je
dis non, je me trouve en tant que personnalité avec un futur et un
passé. Quand je dis oui, il n’y a personne qui dit oui. Le oui élimine la
personne.
La personne ne peut pas dire oui. La structure de la personne est le
non… M’en rendre compte, profondément.
C’est pourquoi vous ne pouvez pas vous détendre, seulement vous
tendre. Tendre votre corps volontairement. Vous ne pouvez pas
vous détendre volontairement. Je parle d’une détente profonde. Un
lâcher prise volontaire est impossible. Cela vient lorsque vous arrêtez
de vouloir lâcher prise. Alors, le oui se vit en moi.
Je suis constamment dans le projet, dans l’intention… Et
maintenant : ce n’est rien ? J’exclus maintenant de la réalité de la vie.
Or, c’est maintenant que je dois être heureux, maintenant, dans
l’instant. Si je ne suis pas heureux maintenant, demain je vivrai la
même misère : il faut découvrir le mécanisme.
Réalisez à quel point vous dites non chaque fois que vous vous
imaginez heureux ou malheureux demain… Il vous vient alors des
moments où vous marchez dans la rue et, alors que votre maîtresse
vous a quitté, que votre enfant est malade, que votre chien s’est cassé
la patte, que vous ne savez comment payer votre loyer… vous
connaissez un instant de joie éclatante. Vous ne comprenez pas
pourquoi vous êtes joyeux. Vous avez perçu en vous que dire non était
une réaction. Vous avez observé de plus en plus consciemment le
mécanisme qui vous fait aller toujours vers quelque chose. Vous ne
pouvez rien faire contre : seulement le constater. Cette vision – « Je
suis toujours en train de quitter l’essence, la présence » – crée une sorte
de fissure ; on ne peut pas dire dans quoi, car c’est une image. Dans
cette fissure, malgré vous, vont s’insinuer des moments de joie libres de
cause. Ils vont vous permettre de vérifier que la joie n’est pas liée à la
situation, qu’elle ne dépend de rien. Vous allez intégrer davantage le
fait que vous n’avez besoin de rien dans la vie, parce qu’elle se finit
dans l’instant. Vous n’avez pas le temps de construire une vie
consciente. On ne peut rien devenir.
Vous prendrez la mesure du caractère extraordinaire de l’instant,
réalisant qu’il n’y a rien d’autre. Cette compréhension va encore
agrandir les failles. Vous allez vous surprendre, avec amusement
parfois, à vous projeter sur cette femme, cet homme, ce chien, cette
voiture, ce maître spirituel ; à avoir un espoir dans l’acquisition d’une
technique, la danse ou la musique… Il n’y a rien à changer. Vous
pouvez vous marier, avoir un enfant, divorcer, devenir bouddhiste,
mais vous n’allez plus chercher à exister à travers ces rencontres ou ces
activités. Le dynamisme va se réduire et toute l’énergie utilisée pour
attraper, devenir, trouver et être quelqu’un va progressivement revenir
vers vous. Vous connaîtrez de plus en plus souvent des moments de
tranquillité sans raison, conscient que rien ne vous rend tranquille et
que rien ne vous rend joyeux. En intégrant chaque fois davantage ces
moments de joie sans cause, étonnamment, vous réaliserez que rien
non plus ne vous rend malheureux. Une espèce de culture de l’écoute,
de la présence, va se développer naturellement en vous.
Ce n’est pas entre vos mains, vous ne pouvez pas en décider.
De nouveau, vous allez voir une très belle femme, une belle voiture,
un maître avec une grande barbe, et vous allez vous laisser embarquer
dans un futur. La vie est ce qu’elle est : il y a des femmes, des maîtres,
des chiens, mais vous n’allez plus rien leur demander. Alors, si c’est le
bouddhisme qui vous a pris, vous allez devenir un vrai bouddhiste :
vous étudierez le bouddhisme pour la joie de l’étude, sans rien en
attendre. Le bouddhisme ne peut rien pour vous, mais vous pouvez
tout lui donner. Si c’est une femme, vous allez tout donner sans jamais
rien demander. Dans tout ce qui se présentera, vous trouverez cette
résonance, parce que la joie est de donner, non de recevoir. Toutes les
activités vont apparaître ainsi. Quelle que soit votre fantaisie, elle peut
s’accomplir, mais elle va s’accomplir par quelque chose et non pas pour
recevoir quelque chose. Vous deviendrez un vrai chrétien, un vrai
bouddhiste, un vrai ce que vous voulez, sans la moindre demande. Là,
vous vous installerez dans ce non-dynamisme.
Si c’est votre destinée, vous rencontrerez peut-être, dans ce moment
de non-attente, ce que l’on appelle un maître, un lieu ou un texte qui
va encore accentuer ce basculement. Mais un maître arrive lorsqu’on
ne le cherche pas, qu’on ne demande rien. Tant que l’on demande
quelque chose à un maître, on ne reçoit rien. On ne reçoit que son
propre manque. Pour se présenter devant un maître, il faut avoir les
mains libres. Ce n’est qu’à ce moment-là que la transmission peut se
faire. C’est le cœur qui se parle.
Un maître ne connaît pas d’autre. Il ne peut pas transmettre à
quelqu’un d’autre. Tant que vous prétendez être un autre, il ne peut
rien pour vous. C’est lorsque vous abdiquez votre prétention à une
quelconque différence qu’il peut se révéler comme vous-même. C’est ce
qu’en Orient on nomme la transmission.
Pour qu’un maître soit, il faut que l’élève disparaisse. Toutes les
beautés de la vie sont possibles dans cette instantanéité.
Le maître n’est pas forcément une forme visible par le voisin, tout
est possible. Cela ne peut pas être un sujet de discussion : c’est un
vécu.
« Je veux rencontrer un maître, je veux suivre une tradition, je veux
d’abord me marier ou être moins violent, davantage méditer, ne plus
manger de viande, faire du yoga… » : je me vois quitter constamment
ce qui est essentiel – le cœur. Je ne fais rien contre : je constate. Ce
constat est déjà la tranquillité faisant écho en moi. Donc, se contenter
de voir à quel point le vouloir faire éloigne.
Vous êtes condamné à cette révélation. Tant que vous la demandez,
que vous la cherchez, elle vous est étrangère. Dans votre non-demande,
elle se révèle comme vous-même. Ce n’est pas quelque chose qui vient
de l’extérieur : c’est votre propre cœur qui s’éveille. Cela, personne ne
peut vous le transmettre, pas même un maître.
Des tas de gens ont rencontré de grands maîtres et sont toujours
aussi misérables. Quand vous vous quittez vous-même, maître ou non,
ce qui est essentiel s’accomplit. Il ne faut pas chercher un maître, mais
vous chercher vous-même. Dans cette écoute de l’instant, vous n’avez
même pas à chercher : cela vous cherche.
Dans cet état de joie et de l’instant, comment assumer sa
responsabilité, par exemple scolaire vis-à-vis de son enfant ? Que devient
cette responsabilité dans cet état ?
L’amour exclut toute responsabilité, brûle toute appropriation.
Quelle responsabilité ? Vous allez empêcher votre enfant d’avoir un
cancer, de se faire écraser ou, plus tard, d’égorger votre voisin ? Quelle
part de responsabilité avez-vous dans le fait que votre enfant soit
débile ou brillant, grand ou petit, courageux ou lâche ? C’est une
fantaisie.
Il n’y a que l’amour. Vous aimez ce qui est là. Votre enfant est là. Ce
n’est pas votre enfant, c’est un enfant. Dans cet amour, une clarté éclot.
Cet amour sans exigence permet l’écoute, permet d’entendre les
besoins de l’enfant. Vous ne projetez plus sur l’enfant vos manques, vos
misères, vos échecs. Vous ne cherchez plus à vous accomplir à travers
lui. Vous ne lui demandez rien. Dans cette disponibilité, vous pourrez
observer s’il a l’oreille d’un musicien, les poings d’un boxeur, les jambes
d’un coureur de haies, etc. Pour cela, il faut écouter.
Plus vous projetez votre manque, plus vous désirez que votre enfant
réussisse ce que vous avez raté – généralement, ça ne marche pas trop.
Quand vous n’avez pas d’attente, que vous ne lui demandez pas de
réussir votre vie, vous découvrez une relation au-delà de toute
responsabilité, une relation d’amour, d’amitié. Là il n’y a plus d’enfant.
Relation sans séparation.
La responsabilité est une forme d’orgueil, de prétention. Vous n’êtes
même pas responsable de votre corps, comment pouvez-vous l’être du
corps d’un autre ? Pouvez-vous décider d’avoir un cancer ou non ?
Êtes-vous responsable de vous faire écraser ou non ? Avez-vous décidé
de vivre, de mourir ?
La responsabilité est une fantaisie.
L’amour, oui. L’amour comprend. L’amour est pédagogique. Par lui,
vous saurez très bien si vous devez garder l’enfant à la maison ou
l’envoyer dans une école Steiner, républicaine ou coranique. L’enfant se
chargera de vous le dire, à sa manière. Mais si vous avez la moindre
opinion, vous créez un enfant factice, vous transmettez votre misère.
Plus vous tenterez de l’éviter, plus il le ressentira. L’enfant n’est pas
dupe de ce qu’on lui dit. Il sent. Quand vous l’écoutez, il n’y a plus ni
parent ni enfant. Autre chose est là.
Ce que je ressens à ce sujet c’est que, justement, si on maintient le lien
du complexe d’Œdipe, ce cordon devient une chaîne avec un boulet au
bout, et empêche de vivre. Il faut parvenir à couper cette chaîne pour se
rattacher ailleurs, trouver de nouvelles cordes pour pouvoir vivre sa vie.
Tout ce que nous pensons est juste, dans le sens où nous n’avons pas
le choix. Un cancrelat voit le monde comme un cancrelat. Quand on est
malheureux, on voit le monde comme malheureux. Quand on est
heureux, tranquille, on voit le monde heureux, tranquille. On ne peut
pas faire autre chose que projeter son état affectif de misère ou de joie
sur le monde. Il faut s’en rendre compte.
Je ne peux pas me débarrasser de mes préjugés. Je me sentirai
toujours plus en harmonie avec certains goûts, certaines odeurs,
sensations tactiles, opinions, formes de concepts qui répondent à mon
éducation, à ma culture, à mes préjugés. Tous les préjugés se valent :
inutile d’en changer. À un moment donné, je me rends compte que ces
préjugés ne me limitent pas. Je ne m’identifie plus à eux.
Mon style de vie ne me concerne pas. Je n’ai pas besoin de devenir
Alexandra David-Neel, d’aller en Inde, de devenir un prêtre orthodoxe,
un sage ou un banquier. Je n’ai plus besoin de devenir quoi que ce soit.
La vie me fait banquier, prostituée, sage, explorateur : je l’accepte.
Aucune activité, aucune expression n’est supérieure à une autre. Il est
très important de réaliser ça.
Je n’ai pas à changer ma vie. Je suis marié : c’est ce qui me convient.
Je suis seul : pareil. Quand mon corps est en pleine santé, quand il est
malade : c’est ce qu’il me faut. J’ai un enfant mal formé : c’est
également ce dont j’ai besoin. Voilà le premier respect. Rien n’est
mieux. Je fais face à ce qui est là. S’il y a la guerre, on fait la guerre.
S’il y a la paix, on vit la paix. Il n’y a pas à avoir la moindre opinion sur
le monde.
Vies en pleine lumière ou vies obscures, je commence à comprendre
que, profondément, toutes les vies sont les mêmes. Ceux qui les vivent
n’ont pas la moindre liberté de faire ou de ne pas faire, d’accomplir ou
de ne pas accomplir ce qui semble leur arriver. Quand j’ai intégré cette
évidence, une forme de détente survient. Je n’ai plus besoin de me
chercher dans des journaux, des livres, à travers des gens qui soi-disant
réussissent ou échouent. Ma vie, mon corps, mon psychisme sont ce
qu’ils sont. Je suis riche, pauvre : cela ne me concerne pas. J’accepte
ma vie. L’instant d’après la richesse peut devenir pauvreté et la
pauvreté richesse. Une forme de plasticité vient.
Quand j’accepte pleinement le déroulement de ma vie, ce qui
m’arrive change. Tant que je lutte contre ce qui survient, je reste collé
et rien ne change. Lorsque je ne cherche plus à modifier ma vie, une
forme de clarification, de détente a lieu. Je commence à pouvoir me
regarder. Tant que je veux changer, je ne me regarde pas, je ne regarde
que mon projet. Tant que j’en ai assez d’être violent, je ne regarde que
ma haine de cette violence, mon inconfort vis-à-vis d’elle ou mon
espoir de n’être plus violent demain. Je suis absent à moi-même… Non.
Quand je suis violent, je suis disponible à la violence qui m’habite, je la
sens dans tout le corps. Je n’ai pas la prétention d’être différent.
Cette présence à l’émotion constitue le changement. C’est la magie.
C’est au-delà de tous les siddhis possibles.
Le changement découle de la vision. Il n’y a pas vision et
changement : la vision est changement.
Quand j’intègre cela, la vie devient facile. Je n’ai plus de projet
personnel, et cette absence de projection me permet de sentir les
courants de l’existence, les mouvements. Au lieu de chercher ce qui est
bien pour moi, ce que je dois faire de ma vie, de me poser la question :
« Qu’est-ce qui sera mieux demain ? », je reviens à maintenant, je
regarde ce qui émerge dans mon cœur à l’instant : faire du karaté, de
la boxe, de la course automobile, être balayeur, divorcer, me marier,
me faire musulman, approfondir le yoga sexuel taoïste… J’écoute.
Je n’écoute pas ce qui est mieux pour moi : j’ai compris une fois
pour toutes que ce qui est mieux pour moi est ce qui arrive, ce qui est
inévitable. J’écoute. Dans cette écoute, je découvre si je suis fait pour la
danse, la musique, le combat rapproché, le bouddhisme, l’hindouisme,
pour approfondir la démarche védantique ou pour lire les Upanishad.
Je deviens une caisse de résonance pour l’inévitable… Et je deviens,
enfin, un bon mari, un bon ascète, un bon chrétien ou un bon rien du
tout.
Quand je suis à l’écoute, je ne demande plus rien à la société. Au
contraire, selon mes compétences, je fais ce que je peux pour
l’environnement. Je remplis mon rôle avec mes modestes moyens. C’est
à chacun selon ses capacités. Je ne suis ni plus, ni moins. Je suis
exactement comme je suis.
Il y a une facilité de vivre. Ma créativité va pouvoir s’exprimer et
mes limites, dès que je ne me cherche plus dans quelque chose, vont
devenir magiquement élastiques. Bien sûr, je reste toujours plus
musicien que potier, peintre plutôt que danseur ou célibataire plutôt
que délinquant sexuel, selon ma biologie.
Quelles que soient les situations que la vie m’envoie, elles s’avèrent
favorables. Toute situation m’enrichit, elle est l’initiation que je dois
recevoir. Que ce soit la maladie, la misère, la richesse, ce que le voisin
interprète comme un échec ou ce qu’il appelle une réussite : tout
devient ma voie, ce qui m’est essentiel, l’enseignement… Ce n’est
possible que lorsque je comprends que je n’ai pas à singer qui que ce
soit, que je n’ai pas à étudier, à devenir quoi que ce soit.
Je reviens à moi-même : il y a clarté, non-besoin. Naturellement, je
vais trouver la fonction dans la société qui m’est la plus facile : c’est
celle-là qui me correspond. Il faut des policiers, des banquiers, des
boulangers, des camionneurs. Ce n’est pas un choix, c’est inévitable. Il
n’y a plus de surprise psychologique ; tout n’est que surprise.
Le mental ne peut pas comprendre. Rien n’est étranger. Ce qui
m’arrive est l’essentiel. Lorsque l’on rencontre quelqu’un, c’est cela
l’essentiel. Il n’y a pas de hasard. Quand je croise la maladie, la
difficulté, quoi que ce soit : c’est mon souhait, ma volonté.
Vouloir ce qui arrive, totalement. Si je suis dérangé par ce qui se
présente, je me rends compte que je prétends savoir mieux que Dieu ce
qui est juste. Je suis encore en train de critiquer le plan divin. Je réalise
l’étendue de mon orgueil. Je ne peux pas ne pas être orgueilleux. Je
constate cet orgueil qui m’habite encore : la tranquillité vient. Je suis
remis à ma place par l’événement. C’est une non-activité active. Cela ne
veut pas dire que je deviens une botte de poireaux. J’arrête de vouloir
autre chose que l’inévitable.
Accepter les choses ne veut pas dire renoncer. C’est à double tranchant.
Si une situation nous dérange, nous pouvons dire que nous l’acceptons,
mais ce n’est pas pour autant qu’elle doit s’installer. Il faut agir, aussi.
Vous ne pouvez pas accepter. La personne, l’ego ne peut pas
accepter. Ce n’est pas la peine de faire semblant. Vous pouvez écouter
et vous rendre compte humblement que telle situation vous dérange.
D’abord, ne pas prétendre qu’elle ne me dérange pas. Quand une
situation m’est intolérable, c’est qu’elle révèle quelque chose qui, en
moi, m’est intolérable. J’écoute ce qu’il y a en moi de si dérangeant.
Évidemment, si quelqu’un vous attaque dans la rue, vous ne pourrez
pas vous livrer à cette introspection sur l’instant. Vous faites ce que
vous avez à faire puis, de retour chez vous, ou à l’hôpital, vous mettez
de côté le fait de comprendre ou non que l’on vous ait attaqué : vous
sentez la gorge, le ventre, la poitrine. Vous écoutez ce monde de
pulsions, de vibrations qui vous parle. Là, un éclaircissement se
produit.
Chaque situation est particulière. Pour que votre capacité à vous
battre ou à donner votre portefeuille se révèle, il faut écouter. Dans un
premier temps, vous ne pourrez écouter qu’après l’action violente, vous
n’aurez pas la capacité de le faire pendant. Quelques jours, trente ans
après, vous parviendrez à écouter ce qui vous est arrivé. Si, après les
situations de crise, vous pratiquez régulièrement l’écoute de la vie,
vous allez pouvoir le faire de plus en plus tôt. Un jour, dans la situation
de violence, vous aurez cette lucidité qui permettra un nouveau
fonctionnement. Cette succession d’étapes est un passage obligé.
Agir ou non n’est pas entre vos mains. Si demain, trois personnes
vous sautent ou me sautent dessus au coin de la rue, nous réagirons
certainement très différemment. Il n’y a aucune liberté de
comportement. Notre réaction dépend de notre passé, de notre
compétence… Aucun souci à se faire.
La vie est action. Vous ne pouvez pas ne pas agir. Action et non-
action sont une même chose. La non-action est un concept
philosophique, cela n’existe pas. Il en est de même pour l’immobilité,
qui est un concept non scientifique car le corps, la table, l’espace ne
sont jamais immobiles. L’immobilité est une image, comme la non-
action. Même quand vous encaissez des coups sans bouger, vous êtes
actif.
Quand vous dites « accepter », cela signifie que l’on a quand même le
choix. Par exemple, si une personne ou une situation m’est désagréable,
d’accord, je l’accepte sur le moment ; mais cela ne veut pas dire que je dois
subir la situation ou la personne. J’ai le choix de dire oui ou non à une
personne qui m’est désagréable ou qui a une dysharmonie avec moi.
Quand vous dites « acceptation », est-ce une acceptation sur le moment ou
dans le temps ? Pour trouver un équilibre, il faut justement que j’arrive à
m’écouter. Il faut choisir…
Vous ne pouvez pas décider de trouver cet homme attirant ou
repoussant. Vous ne pouvez pas décider si la parole qu’il vous
adressera vous sera une offense ou une joie. Vous ne pouvez pas
décider si la vue d’un poignard vous terrorise ou vous stimule. Vous
n’avez pas le choix de votre réaction. Selon votre passé, votre vie
affective, votre psychanalyste, vous aurez l’une ou l’autre. Quelqu’un
doté d’une certaine sensibilité voit très bien quel type d’homme, de
chien, de maison vous aimez, quelle sorte de travail vous allez
rechercher et à quoi ressemblait votre père. Toute votre vie
émotionnelle, culturelle, intellectuelle est inscrite en vous.
Je n’essaie pas de vous enlever le choix, mais de vous permettre de
constater ces éléments. Il n’a jamais été dit, ici, d’accepter quoi que ce
soit, mais d’écouter.
Quand un inconnu vous aborde dans la rue, vous ne savez pas si
c’est votre futur mari ou quelqu’un qui veut vous étrangler. Comment
le savoir ? Vous allez écouter, regarder, sentir, être présent. Vous
n’allez pas vous laisser abuser par l’apparence. Observez son corps,
écoutez comment sont ses pupilles, ses mains, la position de ses pieds,
son souffle, sa tête, comment il se présente, son débit d’élocution, le
ton de sa voix, quand la voix se coince, se libère… et vous allez savoir
si c’est votre futur mari ou s’il vaut mieux accélérer le pas.
Vous ne pouvez le percevoir qu’en écoutant. De l’écoute vient le
geste juste. À un moment donné, cette écoute devient instantanée. Si
vous ne l’avez pas instantanément, c’est qu’il reste en vous un relent de
peur, d’angoisse. Il faut écouter. C’est tout.
Écouter est la chose la plus active qui soit. La transformation du
monde réside dans l’écoute. Vous voyez un serpent, votre cœur se met
à battre, vous transpirez, vos cheveux se dressent sur la tête. Puis, en
un seul instant, vous réalisez que c’est une corde. Vous n’avez rien à
faire pour que les battements du cœur se calment, que la transpiration
cesse et que les cheveux redescendent.
La vision est l’action.
Vous avez cru que cet homme voulait vous dévaliser et vous
découvrez que c’est votre futur mari. Instantanément, la peur se vide.
Vous n’avez pas à ôter la peur. Voir quelque chose clairement est
l’action la plus totale qui soit.
Quand vous constatez que vous avez souffert toute votre vie pour un
imaginaire, vous n’avez rien à faire pour sentir votre poitrine se
détendre et, enfin, respirer. Vous avez toujours pensé que l’on devait
plus ou mieux vous aimer et, brusquement, vous comprenez que c’est à
vous d’aimer, que votre seule misère était de ne pas aimer assez. Un
immense amour vous envahit alors ; il vous libère à jamais de toute
séquelle psychologique, de tout besoin d’être aimé. Vous avez trouvé la
clé de la vie, qui est d’aimer. Jamais plus vous n’irez quémander un
quelconque amour : c’est vous qui donnez l’amour. Cela, c’est votre
être profond. Cette vision vous libère sur le champ de quarante années
de misère. Vous n’avez pas à faire quoi que ce soit après : non, cela se
détend tout seul. C’est la vision qui crée le souffle. Elle ouvre vos
poumons, votre cerveau. Toutes les cellules de votre corps vont se
mettre à vibrer, à crier, à chanter de joie, car vous arrêtez de les
opprimer avec la croyance que l’on doit vous aimer.
La vision est l’activité ultime, vous constatez l’approche qui vous
choisit.
Est-ce que l’état de maître soufi est semblable à ce rapport de joie et
d’espace dont vous parlez ?
Un maître soufi ne se prend pas pour un maître, sinon ce n’est pas
un soufi véritable. Il n’y a pas de maître chez les soufis, seulement des
adorateurs. Le soufi ne s’approprie pas les qualifications du Dieu
unique. Toutes les qualités sont à Lui. Le soufi est à l’écoute de ce qui
le dépasse.
Roumi parlait vertement des gens qui portaient la coiffure ou la
robe des derviches. De la même manière, Abhinavagupta refusait
l’initiation à ceux qui portaient les marques du shivaïsme, parce que
l’initiation est dans le cœur et n’a rien à faire des expressions
extérieures. Jean Klein donnait une mauna diksa, une initiation par le
silence, sans fioritures romantiques.
On ne peut pas s’approprier une tradition. Le soufisme est une voie
aussi directe que le tantrisme. Il n’y a pas de différence.
Le mot « maître » est une image, une porte, comme les mots
« silence », « espace », « Dieu »… Ne pas s’arrêter à l’image, être ouvert
à ce qu’il y a derrière.
À propos d’images : le soufi qui souffle dans son fifre va faire comme la
grenouille qui veut imiter le bœuf et qui va éclater. Il ne se branche que
sur le canal que vous choisissez. Chacun choisit son canal, son outil et,
pour matérialiser le canal divin, il y a le soufi ; mais il ne faut pas qu’il
fasse la marionnette.
C’est le canal qui vous choisit. Vous devez accepter celui que la vie
vous impose. Pour certains c’est une vie de célibataire, pour d’autres
une vie de couple, pour d’autres la richesse, la pauvreté, la sainteté, la
tranquillité, la violence ou la guerre. Il faut faire face à ce que la vie
nous donne. Plus on accueille ce qui se présente, plus la vie se déroule
avec facilité. On peut alors se trouver en résonance avec une tradition,
en accord avec une de ses manifestations.
La tradition est au-delà de celui qui la transmet. Celui qui la
transmet n’a aucune place. L’important, c’est la transmission. Celle-ci
se fait de cœur à cœur, mais il n’y a qu’un seul cœur. Donc, il n’y a pas
de maître.
Le maître est une invention de la peur. L’élève veut trouver un
maître parce qu’il cherche un papa. À un moment donné, on ne
cherche plus son papa et il n’y a plus de maître possible. Reste une
tranquillité qui exclut toute extériorité. Tel est le maître qu’il s’agit de
rencontrer.
Il ne faudrait pas se quitter sur des concepts mais, peut-être, se
donner quelques instants à un silence non pensé où nous retrouvons
vraiment ce qui est essentiel entre nous, au-delà de nos savoirs, de nos
compréhensions, qui sont toujours limités et inutiles.
Restons un moment dans un silence libre de savoir, libre de silence.
CHAPITRE 2
Je n’ai pas très bien compris si vous faites une différence entre
l’émotion et la réactivité émotive. Est-ce que les deux sont des véhicules
pour aller au cœur, revenir du cœur et y retourner, ou bien faites-vous
vraiment une séparation entre la réaction d’émotivité et l’émotion ?
La réaction émotive est une émotion qui n’est pas respectée.
Il n’y a qu’émotion. L’acte égotique n’existe pas, c’est une manière
pédagogique de parler. Il n’y a jamais eu d’ego pour accomplir un acte
égotique. Quand on parle d’acte non égotique, c’est pareil. Comme s’il
y avait une autre possibilité, comme s’il y avait un acteur possible. De
la même façon, la réactivité est non-réactivité, parce qu’il n’y a rien
d’autre que le cœur.
Sur un certain plan, on peut dire que quand une émotion est
abordée conceptuellement, elle devient réactivité et se sépare. Quand
l’émotion est abordée sensoriellement, elle reste dans la vibration du
cœur, elle unit et intègre la prétendue cause.
Il n’y a qu’une émotion.
Avec des expressions différentes ?
Avec des objets différents. C’est pourquoi dans le Vijñãna Bhairava,
le tantra de notre école, toutes les situations sont données comme
support à cette réalisation : la peur sur un champ de bataille, la
douleur provoquée par la pointe d’un objet, la contemplation d’un
espace vide, la sensation d’un corps vacant, la disparition rapide d’un
objet, etc.
Quand on la laisse libre de son cortège d’imaginaire, toute
perception se réfère à cette émotion. L’émotion ultime est ce que je
ressens dans l’instant. C’est l’émotion profonde, l’émotion suprême.
Tout le reste est imaginaire. Il n’y a pas de demain.
Libre de toute
compréhension
Nous suivons ce qui est inspiré et non ce que nous voulons.
Abd el-Kader : Le Livre des Haltes
Nous connaissons tous, dans la vie, des moments de très grande joie,
de très grande beauté. Ces moments sont une pâle expression de
l’émotion essentielle que chacun ressent le soir, lors du passage dans le
sommeil – en cet instant où tout ce que l’on a voulu, désiré, contemplé,
se meurt dans le cœur. C’est la jouissance la plus profonde de l’être
humain. Aucune fabrication, nulle situation n’approche cette absolue
intensité de l’entrée dans le sommeil. Laisser le corps, le psychisme et
leurs prolongements se mourir dans notre tranquillité…
Pour sombrer dans le sommeil, on est prêt chaque soir à
abandonner la femme la plus belle, la fortune la plus grande, la santé
la plus éclatante. Après trois ou quatre jours sans sommeil profond,
aucune fortune ne vaut la simple possibilité de combler ce manque.
Ce pressentiment va éclairer la vie de tous les jours. Cela n’empêche
pas de faire fortune, de rencontrer des femmes, des hommes, des
chiens. Mais, à un moment donné, on garde le pressentiment qu’au-
delà de toute expérience, de toute acquisition ou qualification, résonne
le profond pressentiment de la joie. Toutes nos conditions se meurent
dans la tranquillité.
Y a-t-il des questions à ce sujet ?
Qu’en est-il de la dualité, de la non-dualité ?
Les mots sont des images. Le mot « non-dualité » est une image faite
pour les enfants, parce qu’ils ont besoin de représentations. Quand ils
nous questionnent, comme aucune réponse ne nous vient – car rien
n’est explicable – nous communiquons l’incompréhensible par une
image. On appelle ça la poésie, le mythe. La non-dualité est un mythe
pédagogique.
Il faut grandir et cesser de vivre avec des images infantiles. La non-
dualité, la dualité, tous ces concepts décrits dans le Vijñãna Bhairava
tantra comme autant de bonbons destinés aux enfants sont une
préparation. Ces mots sont comparables aux positions basses dans les
arts martiaux : elles ont leur valeur pour les enfants, pour créer une
certaine puissance dans les jambes, mais en combat elles sont
inutilisables.
Dualité et non-dualité ne sont que des symboles. Ils servent à faire
diversion, à réfléchir à autre chose qu’à ses maîtresses ou à son compte
en banque. Pour permettre un questionnement qui se prête à moins
d’images que : « Est-ce que cette femme, ce métier me conviennent ? »
ou « Dois-je devenir plus riche ? Faire un régime ? Acheter une
voiture ? Etc. », vous vous donnez à la réflexion sur la dualité et la non-
dualité. Vous y trouvez peu d’images, mais c’en est encore une.
Les textes traduits du sanskrit qui emploient l’expression advaita,
non-dualité, existent par un rythme, par un courant de vie. À leur
lecture, vous éprouvez comme une caresse qui chemine en vous et,
quand vous fermez le livre, il reste un parfum, une joie. Cette joie est
présente parce que, mentalement, vous n’avez rien construit sur le
sujet. Sur la non-dualité, il n’y a pas grand-chose à édifier – sauf peut-
être une carrière inutile de faux gourou. Ces concepts ont leur valeur,
jusqu’au moment où ils ne signifient plus rien.
Le sens n’existe pas, il n’est que la production de la peur.
Comprendre, vouloir donner une signification aux choses, aux
situations, est une attitude infantile qui vient du désarroi. Quand j’ai
peur, je veux comprendre. Mais on ne peut rien expliquer ni justifier,
parce que rien n’est séparé. Comprendre quelque chose, c’est le couper
de l’ensemble. Je veux comprendre ceci, mais ceci n’existe pas en tant
que tel. C’est comme vouloir comprendre la queue d’un chien en
ignorant le reste du chien. On ne peut pas comprendre la queue d’un
chien, c’est impossible.
Les prétendus commencements ou fins d’une situation n’existent que
dans l’esprit de celui qui les projette. Il n’y a rien de tel. La totalité ne
peut être compréhensible en la fractionnant mentalement. L’aspect le
plus infinitésimal du cosmos ne saurait être compris qu’en fonction de
la totalité. Lorsque c’est clair pour vous, vous réalisez qu’aucune
compréhension n’est possible. À partir de là, vous n’allez plus essayer
d’utiliser un concept ou une structure traditionnelle pour aborder la
vie. Vous allez devenir attentif. La situation qui semble vous agresser
est votre objet de méditation ; ce qui vous touche, vous insulte, vous
révulse, c’est cela votre champ d’investigation.
Ainsi vous constatez que les concepts, si beaux soient-ils, sont
inutiles. Quand vous avez une rage de dents, qu’un de vos proches est
sur son lit de mort, que quelqu’un que vous aimez vous quitte, ou peu
importe votre fantaisie affective, les images métaphysiques ne vous
sont d’aucun secours. Ce qui vous aide, c’est d’être présent, d’être
physiquement, psychiquement disponible à la situation.
Les mots dualité ou non-dualité ont la même valeur que les
descriptions du monde que l’on trouve dans les purana… juste pour
nous faire comprendre que le monde n’existe pas. L’image a sa
justification. Le Samkya décrit l’évolution de ce monde depuis le
principe ultime jusqu’à sa manifestation la plus concrète. Même le
shivaïsme du Cachemire s’est permis de jouer avec ces concepts. Cela
apporte une sorte de sécurité psychologique aux enfants.
Vouloir comprendre est une forme d’incompréhension. Quand vous
êtes dans une situation et que vous renoncez à comprendre, qu’arrive-t-
il ? Vous laissez la situation parler, vous cessez de vous en mêler
psychologiquement. Quand vous restez mentalement chez vous, vous
constatez que plus rien, dans la situation, ne vous dérange. Se perdre
dans la situation est ce qui est dérangeant. Ce n’est pas votre rôle. La
situation est en vous, elle ne vous concerne pas psychologiquement.
Accepter vous permet de voir clairement votre environnement, votre
corps, votre psychisme : plus de surprise… Reste l’étonnement, sans
rien qui vous étonne. Comme vous êtes sans attente, les désagréments
psychologiques ne sont plus possibles.
Vous n’espérez rien : vous êtes disponible à ce qui se présente. Voilà
la non-dualité dans la vie de tous les jours. Celle-là n’est pas
conceptuelle.
Peut-on se perdre dans la joie ?
Non, parce que dans la joie il n’y a personne pour être joyeux ou
pour se perdre. Dans la joie, tout est déjà perdu. Dans l’étonnement, il
n’y a que présence, sans propriétaire. La joie ne connaît pas de
connaisseur. Dire « je suis joyeux » vient de la mémoire.
Quand vous parlez du moment de s’endormir, c’est de l’ordre de
l’émotion ou bien…
Ce que vous projetez émotionnellement sous les mots « sensation »,
« émotion » est certainement différent de mon interprétation. C’est
pour cela qu’il faut se libérer des mots. Aucun mot n’est juste. C’est une
fantaisie. Laissons cela aux académiciens. Les mots ne doivent pas être
justes : ils sont tous faux. On les emploie toujours dans des sens
différents, parce qu’ils ne parlent de rien et qu’il n’est rien de
compréhensible. Si le but était de faire comprendre quelque chose, on
utiliserait les mots précis. Ici, on veut arriver à cette conviction que l’on
ne peut rien comprendre. Quand vous dites : « Oui, j’ai compris », vous
avez agrippé une forme infantile. Laissez cette forme vous quitter. Il n’y
a rien à comprendre.
L’émotion est une explosion dans un espace, un feu en ébullition :
tout est vivant. Pour que cette sensation se déploie, le mot doit mourir.
C’est à vous de pressentir ce dont on parle, il n’existe aucun mot pour
l’assimiler. C’est une sorte de pressentiment que l’on ne peut pas
conceptualiser.
Il est très important de vous arrêter avant de comprendre. S’arrêter
avant qu’il y ait compréhension est l’art de vivre au sens profond du
yoga cachemirien. Vous entendez quelque chose, vous observez en
vous le mécanisme de vouloir expliquer et vous vous arrêtez avant.
C’est comme un chien qui voit un os et à qui on l’enlève quand il va
s’en saisir : il y a un instant… comme suspendu ; c’est cet instant qui
est essentiel. Il n’y a pas encore l’absence de l’os, le chien n’a pas eu
le temps de réaliser que quelque chose a été enlevé.
Émotion, sensation… Tout est juste, tout est faux. On ne peut pas
comprendre ce dont on parle. Les poètes ont parfois la capacité
d’exprimer ce qui n’est pas conceptualisable.
Quand je sens monter en moi la fantaisie de comprendre, j’observe
mon fonctionnement. Comme le chien qui veut l’os, je vis dans la peur,
je veux attraper quelque chose, j’ai besoin de repères pour me
sécuriser.
Certains veulent définir le type de relation qu’ils entretiennent avec
telle personne de leur entourage. Ils veulent savoir si c’est leur amant,
leur mari, etc. Ils veulent se situer… On ne peut rien savoir. La beauté
d’une relation humaine est d’être indéfinie. À chaque seconde, tout est
neuf. L’intimité se joue dans l’instant, pas dans la mémoire, ni dans le
futur. Quand on aborde quelqu’un ou la vie sans rien savoir, tout est
possible. Chaque situation rencontrée n’a de valeur qu’au présent. Pas
une ne peut être supérieure à l’autre.
Donc : regarder en nous ce mécanisme de vouloir savoir,
comprendre, s’approprier. C’est la même fantaisie que de vouloir être
réalisé. C’est la peur en action. Je connais ce fonctionnement en moi.
Je le respecte. Je le laisse libre de prétention, de peur. Je suis
disponible. Je ne prétends pas que je devrais être libre de quoi que ce
soit… Cette vision est clarté.
Vouloir comprendre, c’est attendre quelque chose. Constater
combien, dans la vie, on est toujours en attente. Il n’y a rien à espérer.
Que peut-il y avoir de plus fort, de plus beau, de plus étonnant, de plus
merveilleux que ce qu’il y a dans l’instant, maintenant ?
Voir en nous la fantaisie : ce qu’il y a dans l’instant ne m’intéresse
pas. C’est toujours autre chose, ailleurs qui m’accapare, me stimule ; le
présent est insignifiant. Nous passons notre vie à nous projeter :
demain, quand je serai marié, divorcé, sage, quand je ferai du yoga, de
la méditation, quand j’aurai une troisième voiture, un deuxième
enfant, alors vraiment ce sera une belle vie… Observez le mécanisme.
On ne peut pas empêcher sa fantaisie de désirer changer. On ne
peut pas être différent. On porte ses peurs, ses anxiétés, ses
pathologies, ses violences, et c’est merveilleux comme cela. Il n’y a rien
à modifier.
Vouloir changer est un ajournement. Ce que je sens est l’essentiel –
c’est cela la démarche tantrique.
Il faut être ouvert à toutes les expressions de la beauté. Il faut lire
Nicolas de Cues, Ibn Atâ Allah Ishkandari, les grands taoïstes ou les
maîtres Chan, chaque fois, les traducteurs emploient des mots
différents, jusqu’à ce que l’on ne soit plus lié à une expression. La
beauté est sans forme. La comprendre, c’est vouloir formaliser les
choses.
Cela voudrait dire qu’il n’y a pas de sens à la vie ?
Si : le sens que vous lui donnez. Mais à un certain moment, vous ne
justifiez plus. Cela vous libère des concepts, tous ces donneurs de sens.
Il reste alors une émotion, indépendante de tout raisonnement.
Même une absence de sens est encore un sens que l’on projette. Le
mental fonctionne d’une façon telle que vous ne pouvez concevoir une
absence de sens qui ne devienne un sens.
Donc vous vous débarrassez du sens et de l’absence de sens.
Dans la sensibilité, aucune question ne vient. Quand vous recevez
un coup de poing, que vous êtes amoureux, que vous vous mordez la
langue, que vous contemplez la beauté d’un enfant ou d’un cheval au
galop, vous êtes tellement pris par la force de l’événement que vous ne
vous interrogez pas sur sa signification.
Se rendre disponible à ce qui précède la création, par le psychisme,
d’un sens ou d’un non-sens : c’est cela la beauté. Quand vous écoutez
une poésie, vous ressentez la beauté avant de comprendre. Quand vous
dites : « Voilà ce que ça exprime », vous tombez dans la soupe. De
même lorsque vous regardez une peinture : c’est avant de vous
l’approprier que vous en ressentez le charme.
J’aimerais entendre parler de la célébration, du chant, de la danse…
La danse, dans le sens profond, est le pressentiment que l’immobilité
est une pensée. Un corps immobile est un concept : le corps est
toujours en mouvement. La nature du corps, comme celle de toute
chose, est faite de rythmes. Dans des moments d’intimité corporelle,
sans pensée, vous devenez disponible à ces rythmes internes.
La musique n’est pas autre chose. Certaines danses émanent de ces
rythmes intimes, comme certaines musiques ramènent à la tranquillité.
Selon les proportions sonores, on découvre différentes caisses de
résonance dans le corps. Certaines musiques stimulent votre vitalité,
d’autres votre clarté mentale, votre émotion ou votre affectivité.
La beauté est partout, même si toutes les musiques ne sont pas
identiques, même si la faculté de création d’un musicien n’est
pas toujours égale. Certaines œuvres de Bach ou Mozart ont été écrites
pour des raisons commerciales, mais si elles apparaissent moins
inspirées que d’autres compositions reçues intérieurement, elles
gardent l’extraordinaire facture de leur auteur. De même en peinture :
quand vous admirez les paravents de Kaii Higashiyama créés pour le
temple de Toshodai-Ji, c’est une explosion de beauté. Certaines de ses
peintures sont plus anecdotiques. Comme chez bien d’autres grands
peintres, toutes ne vivent pas le même silence.
Plus on se rend disponible au sommeil profond, plus on est
sensibilisé à ce qu’exprime cet espace. Les musiques qui évoquent cette
tranquillité et qui, à une certaine époque, vous auraient ennuyé, vont
vous paraître magiques. Celles qui résonnaient en vous sur le plan
vital, intellectuel et affectif, tout en conservant leur valeur, vont vous
sembler plus légères. De même que les enfants pratiquent des sports
d’enfants et les adultes des sports plus mûrs, certaines musiques sont
plus adaptées aux enfants, d’autres correspondent davantage à un
stade de maturation.
La danse qui vient du pressentiment du rythme est merveilleuse. Les
rythmes vitaux de la danse africaine en font l’infinie beauté. D’autres
danses sont plus conceptualisées. Bien dansé, le tango est magnifique :
c’est un art qui influence notre affectivité dans le sens noble, mais il
reste sur le plan émotionnel.
Les danses indiennes classiques révèlent davantage une forme de
clarté mentale. Elles ne résonnent pas forcément toutes du silence, car
la codification de certaines d’entre elles a été tardive. Néanmoins, le
Katakali, reformulé au Kerala au début de ce siècle comme bon nombre
de ses ancêtres, propose une brèche dans le temps et l’espace. Krishna
Menon et Jean Klein en ont été de fervents admirateurs.
Parfois, un danseur se libère de la codification de la danse et nous
offre un moment au-delà de l’expression. Chez Caroline Carlson,
certains mouvements sont parfaitement immobiles. L’art moderne
permet autant de beauté que l’art traditionnel, mais exprimé
autrement.
Il y a quelque temps, la danseuse québécoise Marie Chouinard m’a
invité à une répétition de sa dernière création : pendant une heure et
demie, elle observa ses magnifiques danseurs puis, ses notes à la main,
elle fit ses commentaires. Rien ne lui avait échappé. J’ai été frappé par
le fait que ses corrections n’étaient qu’invitation à sentir davantage, à
être plus présent. Ce « sentir » se transpose dans l’expression. On va de
l’intérieur vers l’extérieur : voilà le véritable enseignement de l’art. On
comprend alors la superbe qualité de ses chorégraphies.
Qu’en est-il de l’envie de célébrer ?
Quand vous voulez célébrer, vous quittez votre résonance profonde,
qui est célébration. Il n’y a rien à célébrer. La célébration, c’est vivre
sciemment qu’il n’y a rien à célébrer – car tout est célébration.
C’est un peu comme l’art japonais tardif, qui essaie de pointer vers
l’absolu au point d’en devenir superficiel. L’art chinois est un art plus
frustre mais plus puissant ; il fait exploser l’espace bien davantage.
L’art japonais essaie tellement de parler de l’espace que, parfois, il ne
reste que la parole de l’espace. On retrouve cette objectivation
esthétisante dans la deuxième génération des danseurs de butô.
Vouloir célébrer est un manque de vécu de la célébration. L’émotion
profonde est au-delà de toute célébration. Votre ressenti est la
célébration. Ensuite, selon vos capacités mentales, intellectuelles et
affectives vous allez transposer ce moment. Veillez à ce que le rite ne
devienne pas un essai de perfection ; évitez qu’une forme de
codification rituelle n’encadre trop ce dont vous parlez. Comme on
peut le constater dans les arts martiaux japonais tardifs, ce ritualisme
vain enferme l’art. Quand toutes les feuilles ont été ratissées, il est
inutile de taper sur l’arbre pour que les feuilles tombent. Le naturel n’a
pas besoin d’être aidé.
C’est comme quelqu’un qui voudrait utiliser l’extraordinaire
expression de l’art tantrique sur le plan sexuel… alors que l’émotion
dont parlent les tantras a été conceptualisée en « couple uni
charnellement » pour des raisons de métaphysique pure. Les tantras
parlent de tout autre chose que de la relation entre homme et femme.
Les sculptures de Khajurâho ne parlent pas d’érotisme, mais de silence.
De même pour Le Cantique des cantiques ou pour l’ivresse des grands
mystiques musulmans, qui ne parlent pas de vin. Contrairement à ce
que l’on fait souvent, l’image n’est pas à prendre à la lettre.
C’est à partir de l’émotion de ne rien être que le rituel tantrique va
se matérialiser sur le plan sexuel. Une main, un corps sans intention
vont découvrir ce dont il est question dans les tantras. Mais ce ne sont
pas des exercices à apprendre et à travailler pour célébrer quelque
chose.
Certaines formes de contrefaçon sont plus intelligentes que d’autres,
mais toutes sont des caricatures. Parodier amène une forme de fatigue.
Ajit Mookerjee, ancien conservateur du musée d’artisanat de New
Delhi et célèbre collectionneur, a toute sa vie recherché des objets dits
tantriques. Il les céda plus tard à une famille de marchands spécialisés
dans l’exportation. Pour des raisons plus commerciales que
métaphysiques, un nouveau concept fut ainsi créé : l’art tantrique. Et
c’est de cette manière qu’une partie de l’art rituel indien et himalayen
fut révélée au monde profane dans les années 70.
Un membre de la famille de Mookerjee approfondissait des rituels
tantriques au Bengale. À mon maître, qui le visita, cet homme révéla
que de très grandes chutes d’énergies se produisaient quelques
semaines après chaque union rituelle… Dans un rituel qui va de
l’extérieur vers l’intérieur, c’est inévitable. Le rituel doit venir de
l’intérieur vers l’extérieur. Alors seulement, dans cette résonance, un
certain nombre d’éléments techniques sont transmissibles.
Le feu vient de l’intérieur. Pour apprendre à se battre, il faut avoir
en soi la folie du combat. L’enseignant se contente d’indiquer à l’élève
quelques éléments qui précisent son inclination.
Mais celui qui vient sans audace préalable n’apprend que des
gestes : même si ses mouvements deviennent puissants et rapides, ils
seront souvent inapplicables dans le traumatisme d’une confrontation.
Apprendre l’art du combat ne crée pas un combattant : il faut d’abord
être un combattant, puis acquérir l’art du combat. On peut former des
combattants de démonstration, de compétition… mais l’art n’est pas là.
Du point de vue cachemirien, le rituel vient toujours de l’intérieur
vers l’extérieur – là réside sa force. Le pouvoir, la folie nécessaire à
l’accomplissement de la vie ont leur siège dans cette vibration, dans
cette tranquillité.
Qu’est-ce qu’un rituel ? C’est la création et la destruction du monde.
C’est la création et la mort de la personne. Il n’y a pas d’autre rituel. On
ne peut pas le vivre de l’extérieur.
Cela, vous l’avez expérimenté ; donc vous en savez plus que nous…
Tout le monde l’expérimente le soir au moment du sommeil ou
quand une pensée s’achève, avant qu’une autre apparaisse.
Ce qui amène à expérimenter avec plus d’ardeur, c’est
l’insatisfaction. L’image qu’une situation pourrait me rendre heureux
est la limite qui empêche l’ardeur de l’interrogation profonde.
Il est indispensable que s’éveille en nous cette totale incapacité
d’être comblé par quoi que ce soit. Tant qu’un sourire, un regard, un
amour, une caresse, une situation peut me contenter, je suis indigne de
la question profonde, de l’écoute profonde. Pourquoi ? Parce que ce
n’est pas vrai. Sauf son propre écroulement, rien ne peut satisfaire le
cœur de l’homme. À un moment donné, vient la grâce de ne plus
pouvoir être satisfait par un objet. Cette non-satisfaction est le
réservoir d’énergie qui permet cette interrogation constante où je
contemple à chaque instant ma prétention, mon arrogance, ma
souffrance. Je les contemple dans une totale abdication de toute
intention de changer.
Tant que l’on porte en soi la capacité d’être apaisé par une voiture,
une maison, une femme, un chien, un métier, un futur, un passé, un
savoir, une spiritualité, un enseignement, il n’y a pas encore cette
ardeur indispensable à l’éclatement de ce qui doit éclater. Cette totale
folie d’insatisfaction est l’énergie nécessaire à l’explosion de ce qui est
superficiel en nous.
Souvent, j’ai des moments où je pressens profondément que ce que
je cherche n’est pas ceci ou cela ; et puis, de nouveau, ceci ou cela
m’envoûte, et je me dis que c’est merveilleux de le vivre. Là, je trahis la
quête. Ce n’est pas une trahison morale, mais une trahison
énergétique. L’énergie n’est plus disponible pour cette folie constante.
C’est de l’intensité de cette folie que dépend ce dont nous parlons ici.
Cette énergie-là n’est disponible que dans l’insatisfaction permanente ?
Dans l’insatisfaction permanente, mais qui n’est plus insatisfaction,
car vient un moment où le dynamisme de se trouver dans une situation
disparaît.
On peut rendre grâce aux situations, car la vie est merveilleuse : à
chaque instant on rencontre le neuf, on pose la main dessus et cela fait
comme du sucre dans l’eau : on ne peut plus s’approprier quoi que ce
soit. C’est un moment très sensible. Un peu comme sur le fil d’un
rasoir… Je n’ai droit qu’à contempler.
Cela peut paraître étrange à mon entourage qui a envie de se
sécuriser en m’inventant de telle ou telle manière.
À un moment donné, on ne peut plus se concrétiser dans une
situation. Cela n’empêche pas de faire ce que l’on a à faire : si on a des
enfants, on nourrit les enfants ; si on a des amis, on vit avec les amis ;
si on a un lit, on fait son lit… sans aucun dynamisme de se trouver.
Cela peut sembler un peu froid, sur un certain plan, mais c’est au
contraire une très grande chaleur. C’est une folie discrète. Seuls les très
intimes s’en rendent compte. On ne peut plus appartenir à quelque
chose. On ne peut plus comprendre ce que voudrait dire « appartenir
à ».
On n’est pas propriétaire de cette parole. C’est le poème qui invente les
poètes et non les poètes qui inventent les poèmes.
Le poème rêve les poètes.
CHAPITRE 7
Vous dites que la sensibilité est une porte vers le silence. C’est vrai que
quand je me concentre sur mon corps, une tranquillité vient et cela me
rend heureux. Je me demandais si cela faisait seulement partie d’un
imaginaire, d’un espoir… Avez-vous connu, avec monsieur Jean Klein,
cette espèce d’enthousiasme, cette sensation que j’ai d’avoir trouvé quelque
chose d’extraordinaire ?
Jean Klein ne demandait rien. C’est ce qui marquait le plus chez lui.
Il ne vous demandait pas de changer. Il n’avait aucune violence envers
vos comportements.
Jean Klein vous voyait tel que vous étiez, avec vos conflits, vos
problèmes, et pas un instant il ne voulait vous changer d’un millimètre.
C’est un respect extraordinaire ! Pensez à tous les gourous, à tous les
enseignants qui transforment leurs élèves et soi-disant les clarifient :
cela crée-t-il autre chose que des ego infatués d’eux-mêmes, se sentant
de plus en plus séparés de leur environnement, de l’univers entier ?
Il ne demandait pas une quelconque transformation et n’a jamais
pointé vers quoi que ce soit de négatif chez ses amis. Vous rentriez
dans sa chambre : il s’émerveillait de votre beauté, il ne voyait rien
d’autre. Bien sûr, la beauté qu’il voyait était la sienne, mais cet
émerveillement qu’il avait de sa propre beauté se reflétait en vous. À
votre tour, vous étiez émerveillé de sa beauté. Cette beauté était alors
la vôtre. Vous vous sentiez invité à rester à l’écoute de ce qui était là,
profondément, sans jamais forcer. Ni violence, ni demande : vous vous
sentiez totalement libre. Vous pouviez devenir ceci ou cela, il n’y avait
pas de commentaire. Pour lui, quoi que vous deveniez, c’était juste.
Cette atmosphère de non-demande créait une forme de résonance.
Certaines personnes qui avaient passé leur vie à vouloir se changer, se
purifier, s’éveillaient à une sorte de respect d’elles-mêmes. Sans
demande, l’écoute de leur problématique s’accomplissait. Dans cette
écoute, de manière spontanée, les problèmes se libéraient.
Jean Klein n’avait pas la moindre exigence. C’est pour cela que des
gens de tous les horizons venaient le voir. Il recevait aussi bien un
gangster fiché au grand banditisme qu’un ministre de l’Intérieur,
un cultivateur de marijuana, des banquiers de la haute finance, des
artistes exubérants et des petits bourgeois traumatisés par toute forme
de créativité. À tous, il transmettait le même enseignement : « Restez
où vous êtes, ne changez ni de milieu ni de manière d’être, mais
devenez disponible à votre fonctionnement émotionnel, intellectuel et
sensoriel. Le silence que vous cherchez ne se trouve pas quelque part
mais dans votre présence à ce qui se présente. » Chacun ressortait
davantage disponible à ses propres caractéristiques.
Dans cet accueil, un changement se faisait. C’était presque
insensible : Jean Klein ne voulait pas que les gens changent
extérieurement, il ne voulait pas d’événements psychiques autour de
lui. Toute expérience mentale était considérée comme un manque de
vision, une compensation. La fréquentation du Samadhi sous quelque
forme que ce soit, de l’absorption qui coupe de la vie objective, était
pour lui un manque de perspective et créerait inévitablement des
difficultés grandissantes à faire face à la vie de tous les jours. Il n’était
pas question de sortir du monde des objets pour trouver une paix, mais
bien de pressentir cette paix dans laquelle le monde apparaît et
disparaît.
Auprès de lui, la vibration qui s’imposait balayait l’appréhension du
monde objectif, mais c’était pour mieux se réaliser comme arrière-plan
toujours présent des perceptions quotidiennes. Cette vibration quittait
progressivement son caractère perceptible pour devenir la lumière qui
éclaire toute perception. À un moment donné, de même qu’on ne peut
percevoir la lumière, il devenait impossible de percevoir la vibration de
manière objective.
Sur un certain plan, il contrôlait cela et transmettait cette forme de
sensibilité. Il disait que son maître, qu’il considérait comme beaucoup
plus puissant que lui, devait constamment se surveiller pour éviter que
ceux qui l’approchaient vivent des expériences particulières. Sans cela,
ils auraient mis l’accent sur des situations objectives, sur un
changement, et se seraient fixés sur l’extérieur, le psychisme.
Tout cela ne l’empêchait pas de donner, individuellement et dans
des cas spécifiques, des conseils on ne peut plus virulents, tant sur la
pratique du yoga que sur le plan alimentaire – où la peau et les graines
de tomate pouvaient devenir ennemis dramatiques – sur la vie
amoureuse ou sexuelle – où il était fort prodigue en conseils
techniques. Ses avis pouvaient s’étendre à la vie politique, aux
placements bancaires, aux opinions musicales ou à tout autre sujet de
société. Mais ces conseils éclairés ne prenaient toute leur signification
que lorsque l’élève avait pressenti véritablement la non-direction,
l’absence de besoin de s’approprier une quelconque caractéristique. Ils
ne visaient pas une purification en vue d’un éveil : ils étaient
l’orchestration dans l’espace-temps, la transposition dans la vie de tous
les jours du pressentiment de l’essentiel. Encore une fois, il s’agissait de
faire résonner en soi une disponibilité émotionnelle, intellectuelle et
physique dans laquelle la vie sans intention pouvait prendre forme sans
trop de résistance.
Chez Jean Klein, il n’y avait pas de devenir, pas de direction. Rien
que le respect de ce qui était là. Cela engendrait autour de lui une
extraordinaire détente. Parce que l’on n’avait plus à changer, on se
sentait apaisé. On était renvoyé à son écoute la plus intime : la
présence. Dans cette présence à la vie, la vie, la nature pouvait
changer. Mais le besoin de se transformer, de se clarifier, peu à peu
nous abandonnait.
Tout était juste. Il n’y avait pas à se libérer de quoi que ce soit. Se
libérer était une forme de violence : cela signifiait que la chose n’était
pas mûre. Quand le traumatisme est mûr, il nous quitte : il n’y a pas à
le rejeter, à l’éliminer. Un traumatisme était respectable, on en avait
besoin – la preuve, il était là. Jean Klein nous apprenait à vivre avec
lui, à écouter sans attente. Dans cette réceptivité, pacifiquement, le
traumatisme peu à peu montait à la surface. Quand il trouvait
suffisamment d’espace en nous, il se vidait. Évidemment, cette
approche allait à l’encontre de toutes les écoles yogiques qui veulent
extirper les traumatismes. Quand on lâche une sécurité
volontairement, immanquablement l’organisme en cherche une autre,
c’est sans fin. Le rayonnement de son enseignement venait de ce
respect. C’était le plus précieux : savoir que je n’ai besoin de rien. Une
non-violence véritable.
Concernant l’approche corporelle, quand il est devenu clair et facile
de baigner dans un bain tactile, d’abdiquer le corps dans ce silence,
comme vous j’ai eu le sentiment d’avoir trouvé quelque chose
d’extraordinaire. Avoir, à n’importe quel instant, la possibilité
d’effondrer le corps dans le rayonnement est un cadeau merveilleux…
C’est néanmoins beaucoup moins extraordinaire que de se trouver en
présence de quelqu’un qui écoute, qui s’émerveille de toutes les facettes
de votre être, qui ne trouve rien à redire. Sa vision de la perfection
vous amène à écouter la vie sans la moindre critique.
La gratitude d’un tel cadeau ne peut qu’être éternelle.
Quel est le rôle de l’enseignant dans la transmission du yoga ?
L’enseignant est une caisse de résonance. Quand il vous rencontre
ou qu’il est visité par votre parfum, il pressent un certain nombre de
rythmes, de mouvements, de ressentis. Cette résonance, cette vibration
lui suggère de vous transmettre des attitudes qui participent de cette
même famille vibratoire.
Quand vous actualisez les techniques qu’il vous a transmises, du fait
qu’il a mis l’accent sur votre ressenti plutôt que sur l’acquisition de quoi
que ce soit, cette résonance technique s’actualise chaque jour
différemment.
Que l’élève cherche à se rappeler par la pensée la technique
transmise : il se coupe de cette résonance et ne fait que reproduire un
schéma de mémoire. Ce qui amène une sécurisation psychologique et
un ajournement de toute clarté – car chercher quoi que ce soit dans
une activité ne peut que nous ramener à notre marasme.
Au contraire, celui qui est libre d’intention laisse résonner en lui
l’atmosphère plus que la technique qui lui a été transmise. Chaque fois
qu’il se rendra disponible, il aura un contact profond avec un courant
de vie où enseignant et élève sont unis à jamais, où la technique n’est
qu’un support pour permettre cette découverte. Support, aussi, pour
réaliser que la technique est l’expression directe de cette résonance.
On prend conscience qu’il n’y a rien de personnel dans la vie. C’est
pourquoi, dans les temps anciens, les œuvres n’étaient pas signées :
personne ne se prenait pour le créateur. Seule la vie ou Dieu était le
créateur reconnu. Cela créait à travers les mains, la pensée et la parole.
Pas d’appropriation.
Vous le sentez très clairement dans les sermons de Maître Eckhart :
il ne dit jamais connaître la vérité, il dit que la vérité qui le traverse
vient directement du cœur de Dieu. Ne se prétendant pas quelqu’un de
particulier, il fut l’outil parfait. Venu directement de la perfection, son
discours peut être considéré comme révélé. Parce qu’il s’était
totalement perdu lui-même, Dieu a pu parler à travers lui.
La pratique du yoga, les exercices multiples ne sont là que pour
transposer ce constat sur un plan sensoriel. Ce pressentiment, cette
ouverture vis-à-vis de la vie vous rend disponible. Dans cette
disponibilité, il se peut qu’une rencontre avec un courant
d’investigation se fasse, le yoga peut éventuellement se révéler.
Ce dont vous avez besoin est toujours disponible, près de vous. Les
techniques qui participent de cette recherche ne résonnent que pour
celui qui vit cette intimité avec le moment présent.
Pour pouvoir recevoir ces coups de main, l’élève doit être libre
d’attente, de demande. Celui qui veut être enseigné n’a pas la capacité
de recevoir. La demande s’efface petit à petit, remplacée par une
écoute non orientée soutenue par l’enseignant. Une relation unique,
impersonnelle mais plus intime que toute autre, s’installe. L’élève est
présent, sans exigence. Cette attente sans attente est l’espace dans
lequel la transmission s’actualise. Rien d’objectif n’est transmis, mais il
y a transmission, entrée dans la voie. Ces moments d’intimité, souvent
dans le silence, sont le levain de la révélation.
C’est tout le problème de la transmission ?
Quand vous allez au musée avec quelqu’un qui sait regarder, vous
voyez mieux. Tout ce qu’il peut faire pour vous aider à voir, c’est de
regarder sans savoir. C’est un geste intérieur d’une grande puissance.
Cela vous percute et, sur un certain plan, vous aide à voir. Mais c’est
tout.
Les gens qui rencontraient Jean Klein et ressentaient sa tranquillité
se rendaient éventuellement compte que, profondément, le calme qu’ils
sentaient chez lui était le leur. C’est cela une transmission. Cette écoute
est la transmission. Si vous écoutez un concert avec un musicien, vous
entendez mieux.
Écouter, voir, sont les actes les plus profonds, il n’y a rien de plus
puissant. Quand vous côtoyez un être qui voit, sa vision n’est pas
personnelle, elle vous bouleverse complètement.
Lorsque vous assistez à la prise de conscience de quelqu’un qui toute
sa vie s’est imaginé être malheureux pour tout un tas de raisons et qui,
en un seul instant, réalise qu’il n’a fait qu’imaginer sa vie : cette vision
fulgurante ne chamboule pas seulement le corps de cette personne,
mais le vôtre aussi.
La vision est contagieuse, parce que l’émotion n’est pas enfermée
dans le corps. Si vous êtes en présence de quelqu’un de triste, tant que
vous ne vivez pas une disponibilité, il se produit également une forme
de contagion. Ensuite la tristesse ne vous atteint plus : vous ressentez
la tristesse ou l’agitation de l’entourage, mais vous n’êtes ni triste ni
agité. De la même manière, je peux sentir une vision.
Personne ne m’est nécessaire pour sentir ce qui est tranquille en
moi : cela m’est donné à chaque instant, il me suffit de voir combien je
le refuse constamment. Je n’ai pas besoin d’un gourou tranquille, je
dois juste constater mon agitation. Dès que j’en prends conscience
clairement, sans l’orgueil de vouloir être sans agitation, dès que
j’assiste à ma vie simplement, la transmission se fait. C’est ma propre
tranquillité qui s’appelle elle-même.
L’histoire de la transmission est souvent une forme de romantisme.
Chercher un gourou au lieu de se chercher soi-même est un
ajournement.
Indépendamment d’un gourou, l’écoute de ma prétention, de mon
agitation, de ma peur doit toujours être présente. Bien sûr, cette écoute
peut prendre la forme d’un lieu ou d’un être magique. Mais ce n’est là
qu’une forme possible parmi tant d’autres. Il n’y a pas à chercher un
enseignement, un maître : cela ne se situe pas sur le plan d’une
rencontre mondaine.
Rencontrer un grand gourou ne sert à rien. On connaît tous des
gens qui ont côtoyé Jean Klein ou Nisargadatta Maharaj et qui sont
restés misérables.
Une écoute de la vie permettra également une écoute de ces
rencontres. Dans une non-attente, ces rencontres peuvent fleurir, la vie
peut s’épanouir. Mais tant que je cherche, je n’écoute pas. Je peux
accumuler les rencontres merveilleuses, cela reste une collection.
La recherche spirituelle est une fuite.
On a souvent l’impression que la découverte, la réalisation de ce qui est
pressenti initialement, de ce qui est profond, essentiel, vient de manière
progressive, par étapes, comme si un voile s’amincissait petit à petit. C’est
peut-être une illusion. C’est comme si on était toujours à la recherche de
la direction à prendre la prochaine fois, comme un dynamisme très fort
qui nous pousse…
La vie amène le prochain pas : ce n’est pas moi qui décide. Quand
vous vous laissez porter par le courant, le courant vous fait contourner
la pierre ; vous ne pouvez pas décider. Plus vous comprenez que votre
vie est inévitable, dans ses grandeurs comme dans ses petitesses, dans
ses joies comme dans ses peines, plus vous êtes à l’écoute de
l’inévitable. Le pas se fait, vous ne faites plus de pas. Plus de souci, plus
d’hésitation : vous n’avez rien à perdre ni à gagner.
Vous découvrez alors qu’il n’y a plus de sagesse non plus. Ceux qui
ont des expériences spirituelles sont tout à fait respectables, mais cela
vous laisse indifférent. Ce qui peut être expérimenté ne vous concerne
pas. Ce qui vous concerne, c’est la lumière derrière l’expérience. Vient
un moment où l’on éprouve presque une forme de répulsion envers ce
que l’on peut expérimenter.
Toute expérience est mentale et ce qui est au-delà du mental ne
s’expérimente pas. L’écoute ne peut s’objectiver. Le dynamisme vous
quitte.
Sur un autre plan, vous pouvez constater que des paliers de défense
lâchent. Vous remarquez qu’aujourd’hui on vous a insulté, critiqué de
telle ou telle manière, et que vous avez compris combien cette
personne ne pouvait faire autrement, combien, de son point de vue,
elle avait raison. Vous constatez que dix ans auparavant vous l’auriez
étranglée pour ça, que cinq ans plus tard vous auriez fait une
dépression, et qu’aujourd’hui… vous avez écouté.
De cette manière, oui, vous pouvez voir une forme de progression –
une progression de votre absence d’imaginaire. Vous ne vous êtes plus
senti attaqué, mis en question, agressé par l’événement. L’événement
est devenu neutre pour vous, alors qu’auparavant il aurait provoqué un
drame.
On peut constater ce type de changement. Avant, quand vous
entendiez parler d’un sage, vous ne pouviez pas vous empêcher d’aller
le voir. Aujourd’hui, on vous parle d’un sage et vous restez
tranquillement à pêcher à la ligne. Vous n’avez plus le dynamisme
d’aller écouter qui que ce soit. Vous avez compris que tout ce que vous
avez à écouter, c’est vous-même. Il n’y a rien d’autre.
Quand j’entends parler d’un maître spirituel, je peux ressentir une
forme de joie – c’est merveilleux que des gens cessent de se plaindre –
mais il n’y a plus le moindre dynamisme d’aller rencontrer quelque
chose ou quelqu’un. Pour quoi faire ? Qu’est-ce qui peut me donner
mon silence ? Qu’est-ce qui peut me donner la vision ? Rien. Personne.
Ce changement que je constate en moi n’est donc pas une
progression : juste une absence d’imaginaire. Vous avez de moins en
moins d’imagination. Vous attendez de moins en moins. Vous êtes de
plus en plus présent, sans intention. Mais ce n’est pas une progression
d’accumulation. À une époque, quand une femme passait devant vous,
vous imaginiez aussitôt que c’était peut-être la femme de votre vie. À
présent, une femme passe devant vous : c’est une femme qui passe
devant vous, il n’y a plus d’imaginaire. Vous ne créez rien avec
l’événement. L’événement est ce qu’il est.
Quand vous le laissez libre, l’événement est magique, parce qu’il n’y
a rien qui ne soit pas extraordinaire. Et il n’y a rien qui soit magique,
parce que tout est magique. La richesse, l’essence de toute chose se
trouve dans les situations, les objets, les gestes les plus banals ou
prétendus tels. Mais, parce qu’elle est mièvre, répétitive, complexe,
vulgaire, mon imagination m’empêche d’en voir la beauté. Je répète
toujours les mêmes schémas. Je couvre toujours les femmes des mêmes
références, des mêmes attentes, des mêmes besoins. Je couvre toujours
les voitures ou les maîtres spirituels de ma demande infantile : celle de
me trouver.
L’imagination est misérable. Quand elle se réduit, vous découvrez
que la moindre chose est ultime, qu’elle est merveilleuse. Tout est
comme une fleur qui s’ouvre et embaume. L’imagination dessèche la
fleur, ôte le parfum.
La beauté éclot quand l’élan vers la beauté cesse, quand l’attente,
l’espoir de la beauté s’éliminent.
Le chercheur est le cherché.
Comment faire la distinction entre ce qui est vrai et ce qui vient de
notre imagination ?
C’est la même chose. Sur un plan fonctionnel, tout vient de notre
imagination mais, sur un plan profond, tout est vrai. Le masque que
vous prenez n’est pas gratuit. Quand vous déguisez votre écriture pour
faire une fausse signature, votre manière de signer dévoile votre
personnalité. Le masque révèle ce qu’il y a derrière le masque. Donc
l’imaginaire n’est pas gratuit. Il n’y a pas d’imaginaire. Tout est juste.
C’est pour des raisons pédagogiques, comme on s’adresse à des enfants,
que l’on parle de choses personnelles ou impersonnelles, d’actes
spontanés ou intentionnels, d’imaginaire ou de réalité.
Que pourrait-il y avoir d’autre que l’essentiel ? Il n’y a rien
d’imaginaire. En tant qu’énergie, tout est la vie. En tant qu’histoire,
tout est imaginaire bien sûr. Je n’ai pas à faire comme le fameux cygne
des Upanishad qui sépare le lait de l’eau. On ne sépare rien ici. On
écoute.
Peu m’importe que le conflit soit imaginaire ou non : il est ressenti.
Je suis disponible, humble envers ce ressenti. Je n’ai pas l’arrogance de
vouloir m’en libérer. Je ne veux rien. Il y a respect. Dans cette écoute,
l’histoire du ressenti passe par un certain nombre d’étapes, les images
qui révèlent ce ressenti s’étoffent peu à peu. À un moment donné,
j’arrête de prétendre que c’est la séparation d’avec un homme ou la
perte d’une jambe qui m’amène la tristesse ; je quitte ces histoires. Je
me rends compte que la tristesse est ici, dans le corps ; personne ne
peut la créer en moi si elle ne s’y trouve pas. Donc les histoires se
réduisent… Mais c’est toujours la même tristesse. Rien n’est illusoire.