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Jacques D’Hondt
Paru (en japonais), in Annales pour l’étude du marxisme, n° 3, Tokyo, 1979, pp. 227-244, trad. polonaise :
“ Hegel we Francji ”, Studia Filosoficzne, n° 3, 1980, pp. 9-20, trad. allemande : “ Hegel in Frankreich ”,
in Dialektik, n° 2, Cologne, 1981, pp. 89-98.
Stendhal disait que « le plus grand bonheur pour un Grand homme, cent ans après
sa mort, c’est d’avoir encore des ennemis ». Si cela est vrai, alors Hegel jouit d’un grand
bonheur.
Hegel a encore beaucoup d’ennemis, donc il est encore bien vivant. Les hégéliens
aussi sont des gens heureux. On entend par « hégéliens », les esprits qui s’intéressent
activement à Hegel, s’occupent de lui, soit par curiosité historique, soit parce qu’ils
croient que ses idées, reprises de diverses manières, jouent un rôle dans les attitudes, les
doctrines, les philosophies de notre temps.
Hegel continue de faire l’objet d’une grande variété d’interprétations, souvent
contradictoires, et il se situe donc au centre de contestations et de querelles.
Si l’on définit l’actualité comme le font les dictionnaires « qualité de ce qui convient
au présent », qualité de ce qui intéresse le monde intellectuel présent, alors Hegel
Hegel en France aujourd’hui 2
affirme son actualité. On parle beaucoup de lui, et en divers contextes. Parfois il jouit
soudain d’une flambée de popularité.
Ainsi Roger Pol-Droit pouvait-il intituler récemment, à juste titre, la grande page du
journal Le Monde qu’il lui consacrait « Hegel actuel ».
Pour attester de cette actualité, il cite et analyse dans cette page des ouvrages récem-
ment parus. Il s’attache en particulier à la traduction de l’Encyclopédie des sciences
philosophiques par Bernard Bourgeois, édition qui se distingue des autres par la prise en
compte des Remarques – les fameux Zusätze – que Hegel avait lui-même ajoutées au
texte primitivement publié par lui. Nous disposons maintenant de trois traductions
françaises de l’Encyclopédie : celles de Gibelin, de Maurice de Gandillac, et de
Bourgeois. Roger-Pol Droit signale aussi d’autres ouvrages sur Hegel, édités ou réédités
en français : les livres de Taminiaux, de Fleischmann, d’Éric Weil, d’Herbert Marcuse.
Dans le cours de son article, il s’étonne à juste titre du battage médiatique qui fut
fait autour du livre de Francis Fukuyama, La Fin de l’Histoire dans lequel l’auteur ex-
ploite illégitimement à des fins politiques immédiates une idée prélevée arbitrairement
dans la Philosophie de l’histoire de Hegel.
Roger-Pol Droit aurait pu ajouter bien d’autres titres, un peu moins récents, qui
témoignent de la résurgence de Hegel dans notre actualité, et dont certains ont connu
une grande résonance médiatique alors que d’autres sont restés dans l’ombre.
Il y a eu, bien sûr, la parution successive, et à peu de distance, de deux nouvelles
traductions de la Phénoménologie, l’une par Jean-Pierre Lefebvre, chez Aubier, l’autre
par Pierre-Jean Labarrière et Gwendoline Jarczyck, chez Gallimard. Nous devons donc
consulter en français trois versions de ce grand texte, car celle que procura naguère
Jean Hyppolite apporte toujours un grand secours.
Pendant un siècle et demi nous avons manqué de traductions de Hegel. Et
maintenant nous souffrons presque d’un excès !
Il nous faut toutefois remarquer que cet excès se révèle sélectif, à l’examen. On peut
dire qu’en gros on privilégie le système sur l’histoire, dans l’interprétation de Hegel.
Ainsi Roger-Pol Droit ne mentionne-t-il pas, dans son article, la parution récente du
septième volume de la traduction de l’Histoire de la philosophie, par Pierre Garniron,
travail immense et méritoire. Et l’on remarque, par contraste avec la prolifération de
Hegel en France aujourd’hui 3
certaines traductions, que la Philosophie de l’histoire ne nous est livrée que dans la
version utile, puisqu’elle est unique, mais médiocre, de Jean Gibelin. De l’Introduction
à la Philosophie de l’histoire, intitulée La Raison dans l’histoire, nous ne détenons que la
traduction par Kostas Papaioannou, qui recèle bien des erreurs.
On s’interroge sur le fait que certaines œuvres de Hegel suscitent une telle attention
et que d’autres se trouvent à peine évoquées, ici ou là. Le critère qui préside à cette
distinction ne reste peut-être pas totalement obscur. Il répond au goût du public et à
son orientation idéologique générale.
Pourquoi le côté historique, ou même historiciste de la philosophie de Hegel, sur
lequel Barrès, entre autres, insistait, se voit-il maintenant plus ou moins occulté ?
On peut certes alléguer des causes à la fois communes et contingentes de ce genre
d’exclusion : l’influence et l’orientation différentes des maisons d’édition qui se livrent
une concurrence acharnée ; le hasard du choix des critiques par les journaux et les
revues ; le prestige légendaire – mais relativement nouveau – de certains textes
hégéliens, tels que la Phénoménologie, par rapport à d’autres. On imagine facilement
toutes sortes d’autres raisons, motifs ou mobiles éventuels.
Mais il n’est pas interdit de se demander si, à côté de ces causes accidentelles, ne se
cachent pas des raisons plus profondes. Du moins peut-on les évoquer à titre d’hypo-
thèses, sans affirmer catégoriquement, comme une possibilité d’explication qui
s’ajouterait peut-être aux autres.
Une opposition abrupte de thèses contradictoires permet de mettre l’enjeu en
évidence. Pour le détecter et le comprendre, il est indispensable d’abord d’esquisser le
cadre dans lequel se déroulent les aventures actuelles de l’hégélianisme.
Il y a plusieurs grands piliers de l’interprétation de l’hégélianisme, qui se distinguent
facilement dans la prolifération des colonnes dérivées et accessoires.
Il est difficile de répertorier celles-ci, tant elles sont nombreuses et, souvent,
contradictoires dans leur unilatéralité et dans leurs exagérations.
Peut-être distinguerons-nous toutefois, en gros, les diverses catégories d’inter-
prétations de l’hégélianisme suivantes :
D’abord, si cela mérite encore, le nom d’interprétation, le maintien du silence total
sur cette philosophie. Certains continuent d’adopter cette attitude. On affecte de croire
que Hegel est complètement mort. On pratique à son égard ce que les Allemands
Hegel en France aujourd’hui 4
1 Hegel, La Raison dans l’histoire, trad. K. Papaioannou, Paris, coll. 10/18, 1965, p. 72.
Hegel en France aujourd’hui 6
que le « reflet de la vérité » ? Pour éviter ce qu’il tenait sans doute pour un blasphème,
le traducteur a préféré faire dire à Hegel tout le contraire. Au lieu de prétendre, comme
il le fait réellement en allemand, que le chrétien adore le « reflet de la vérité », Hegel
déclarera, en français que la faveur de l’idolâtre « a la même valeur que celle du
chrétien qui prie le vrai Dieu (!) ou celle du philosophe qui approfondit l’éternelle
vérité à l’aide de la pensée rationnelle » 1 !
Il faut avouer que dans certains cas le traducteur, guidé par sa compréhension systé-
matique de Hegel, est bien excusable de ne pas rendre certaines nuances de l’expression
ou même de ne pas les apercevoir. Pensons à une formule de Hegel, dans l’Introduction
à la Science de la logique et qui est sans cesse répétée, parce que d’une part elle éclaire
la pensée de Hegel, et que d’autre part elle paraît confirmer son caractère exclusi-
vement religieux. Hegel aurait dit : « La logique est la pensée de Dieu avant la création
du monde ». Voilà qui conforterait une interprétation onto-théologique de la Science de
la Logique.
Mais d’abord, comme on sait, Hegel n’accorde aucun crédit philosophique à l’idée
de création qu’il critique radicalement en bien des lieux de son œuvre, et qu’il traite
même avec ironie.
De plus, il ne dit pas : « La logique est la pensée de Dieu avant la création », ni
même « on peut dire que la logique est la pensée de Dieu avant la création », formule
qui viendrait facilement sous la plume d’un penseur chrétien, et, tout à fait à sa manière
équivoque, clausulée, détournée, alambiquée et dont l’étrangeté déjà dénonce le carac-
tère insidieux à qui veut bien y prêter attention : « la logique, de la sorte, doit être
saisie comme le système de la raison pure, comme le royaume de la pensée pure. Ce
royaume est la vérité elle-même, telle qu’elle est sans voile en et pour soi ; pour cette
raison (deswegen !), on peut dire : ce contenu est la présentation (Darstellung !) de
Dieu tel qu’il est dans son essence éternelle, avant la création de la nature et d’un esprit
fini » 2.
La phrase est certes difficile à traduire, et même intraduisible exactement. Mais
Hegel n’écrit pas : « on peut dire : ce contenu est… » ni : « on peut dire que ce contenu
est… » ! Mais il emploie cette formulation retorse : “ Man kann deswegen sich aus-
1 Hegel, Die Vernunft in der Geschichte, éd. Hoffmeister; Hambourg, 1955, p. 51.
2 Hegel, Science de la logique, trad. P.-J. Labarrière et G. Jarczyk, I., Paris, 1972, p. 19.
Hegel en France aujourd’hui 7
drücken, dass dieser Inhalt » 1... À cause de cela on peut « s’exprimer comme si », on
peut employer « l’expression » que « le contenu de la logique est la présentation de
Dieu ... » (Mais plutôt l’exposition de Dieu) !...
Grâce à cette tournure étrange Hegel écarte le soupçon d’assimiler Dieu à sa Science
de la logique. En même temps, il suggère sans la confirmer une image qui aidera beau-
coup de lecteurs à le comprendre. Il conserve en tout cas la possibilité d’une excuse ou
d’une répartie : cette formule n’est qu’une manière de s’exprimer, une façon de parler.
Elle n’implique aucune thèse théorique.
Que l’expression de la pensée religieuse de Hegel soit souvent ambiguë, que les
préjugés des lecteurs, hérités de versions unilatérales ou partiales, pèsent lourdement
sur elle, on en trouve un témoignage amusant dans une méprise de Michel Foucault.
En 1968, au cours d’une interview, celui-ci déclarait que « quand Feuerbach a dit il
faut récupérer sur la terre les trésors qui ont été dépensés aux cieux, il plaçait dans le
cœur de l’homme les trésors que l’homme avait autrefois prêtés à Dieu ” 2.
Et en effet, cette formule : il faut récupérer sur la terre les trésors qui ont été
dépensés aux cieux traduit assez bien l’athéisme de Feuerbach. C’est pourtant par inad-
vertance que Foucault l’attribue à celui-ci. Car elle est en réalité de Hegel qui a
textuellement écrit : « Ce fut un mérite réservé à notre temps que de revendiquer
comme propriété de l’homme, du moins en théorie, les trésors qui ont été dépensés aux
cieux. Mais quel est le siècle qui aura la force de faire valoir pratiquement ce droit et de
s’assurer de cette propriété ? » 3
L’interprétation théologique de Hegel n’en conserve pas moins de puissants
arguments et des défenseurs convaincus. On la trouve une nouvelle fois proposée dans
le livre posthume de notre ami, le professeur Planty-Bonjour : Le Projet hégélien (Paris,
Vrin, 1993).
En réalité, ce n’est pas dans les textes où il affirme la religion et développe une
philosophie de la religion que Hegel est le plus religieux. Mais c’est, inconsciemment,
dans son idéalisme qu’il oppose lui-même souvent à la foi, et qui pourtant a avec elle
une commune origine. Mais cette origine religieuse de l’idéalisme reste en partie secrète
aux yeux de Hegel.
1 Hegel, Wissenschaft der Logik, éd. Lasson, I., Hambourg, 1963, p. 31.
2 M. Foucault, “ Entretien ”, in La Quinzaine littéraire, n°46, I-15, mars 1968, p. 20.
3 Hegel, Theologische Jugendschriften, éd. Nohl, Tübingen, 1907, p. 225.
Hegel en France aujourd’hui 8
Il se trouve que cette interprétation religieuse n’était pas représentée dans une série
d’émissions radiophoniques consacrée récemment à Hegel par France-Culture, une
chaîne de Radio-France. Voilà encore un signe révélateur, en soi-même, de l’actualité et
de la vitalité de l’hégélianisme en France. La philosophie n’a pas en général la part belle
à la radio, et tous les philosophes classiques n’ont pas l’honneur d’une telle recon-
naissance.
Cette présentation radiophonique devait donner aux auditeurs l’impression d’une
cacophonie, quelque peu atténuée par le fait qu’il ne s’agissait pas d’un débat mais
d’exposés successifs, répartis sur plusieurs jours. Pour ma part j’avais été chargé de ra-
conter surtout la vie de Hegel, de marquer les étapes de son développement spirituel.
Ce fut pour d’autres l’occasion de présenter des vues divergentes, de laisser éclater à
nouveau le conflit des interprétations. Bien entendu, et heureusement, la disparité des
opinions sur Hegel n’empêcha pas un rappel éclairant de la plupart de ses idées princi-
pales, et donc un enseignement objectif valable pour tous les auditeurs, en particulier
pour ceux qui désiraient s’initier à la pensée de Hegel.
Certains s’en sont tenus à la conception classique de l’hégélianisme, dans un effort
de fidélité à la lettre des œuvres de Hegel, et tout spécialement de son aboutissement le
plus systématique, l’Encyclopédie. Ils présentèrent l’idéalisme hégélien, tel qu’en lui--
même l’éternité le fige. Mais, en même temps, ils puisèrent dans l’actualité des raisons
de restaurer l’efficacité de ses applications pratiques. Prenant acte – non peut-être sans
une certaine pointe de vague regret –, de l’échec du socialisme est-européen, – qui
devait lui-même quelque chose à Hegel, par divers intermédiaires –, ils ont développé
la considération que, comme le monde dit occidental devait renoncer à une autre
perspective, il se voyait renvoyé au capitalisme, sans recours, et aux doctrines libérales
qui lui correspondent. Dans ce cadre socio-politique, qui est à peu près, dans sa structu-
re essentielle, celui dans lequel vivait et pensait Hegel, les mêmes problèmes principaux
se posent. Notamment celui auquel Hegel avait tenté de donner une solution politique
inspirée de son idéalisme, le problème des rapports du singulier, du particulier et de
l’universel, objectivé dans cette situation concrète. Alors, si l’on se place à ce point de
vue d’une pérennité du capitalisme et du libéralisme, on peut trouver un salutaire se-
cours, concernant les difficultés très graves qui se présentent, dans la philosophie de
Hegel en France aujourd’hui 9
Il est impossible d’effectuer une revue complète de toutes les nuances contrastées de
signification que suggère la lecture de Hegel dans les esprits si diversement constitués
de nos contemporains.
En somme, chacun retient de Hegel ce qui nourrit et conforte sa pensée propre,
mais la puissance du système hégélien est telle que chaque bribe que l’on en distrait
suffit à alimenter et à justifier une nouvelle doctrine. L’œuvre de Hegel représente le
contraire de cette « auberge espagnole » où chaque client ne dispose que de ce qu’il y a
apporté ; elle offre de quoi satisfaire tous les goûts et tous les appétits, et chaque
amateur, si avide qu’il soit, ne parvient à en consommer qu’une part.
Elle porte sur l’existence, la nature et la portée des rapports entre l’hégélianisme et
le marxisme.
Cette question se pose de toute manière. Mais pour des marxistes, ou des penseurs
qui se croient tels, elle devient plus aiguë et plus embarrassante s’ils acceptent, s’ils
reconnaissent comme valable sans réserve, une vue subjectiviste, absolument théo-
logique et profondément réactionnaire de la philosophie de Hegel. Et cela surtout
avant que la chute du mur de Berlin ne vienne mettre en question d’une nouvelle façon
le marxisme lui-même, de ce point de vue.
Quelques commentateurs de Hegel, dans la lignée de l’existentialisme, inclinèrent à
le lire avec les yeux de Marx, ou du moins ce qu’ils se figuraient être les yeux de
Marx : cela produisit les plus étranges glissements de pensée et les plus surprenantes
duperies ; croyant expliquer Hegel grâce à Marx, beaucoup d’entre eux expliquèrent
en fait Marx grâce à Hegel, et l’y réduisirent pour l’essentiel : c’était renier l’originalité
de chacun des deux philosophes. Ils fabriquaient une sorte de Marx existentialiste !
D’autres, en une sorte de réaction rageuse en vinrent à nier toute influence de Hegel
sur Marx et infléchirent la pensée de celui-ci dans le sens des doctrines actuelles les plus
explicitement hostiles à la dialectique : positivisme, structuralisme.
Il fallait en effet une certaine familiarité avec la dialectique hégélienne, reprise pour
l’essentiel par Marx, précisément pour comprendre cette relation profonde, bien que
nullement réductrice, dans laquelle Marx entre avec Hegel. Elle avait été attestée et
analysée notamment par Georges Lukács, et c’est l’occasion de rappeler comme un des
incidents de l’influence de l’hégélianisme en France, que celui-ci fut invité à exposer ses
idées sur cette question devant la Société Française de Philosophie, en 1949.
Que cette influence et cette permanence de Hegel chez Marx, qui attire dramatique-
ment l’attention sur Hegel, et contribue grandement, – peut-être même principalement,
– à lui conférer une importance actuelle, soit contestée à notre époque, – à mon avis
malgré l’évidence –, cela témoigne assez du caractère singulier des études hégéliennes.
Aucune étude n’est indifférente, aucune explication ne reste neutre, il n’y a pas de lec-
ture entièrement innocente. Mais il y a des degrés dans l’engagement actuel d’un philo-
sophe ancien. Or il n’y en a guère, sauf Marx, qui participe autant que Hegel, volens
nolens, aux batailles intellectuelles, politiques, scientifiques, religieuses de notre temps.
Un Marx qui continue Hegel en le contredisant se révèle bien sûr tout différent d’un
Hegel en France aujourd’hui 14
Leur hostilité à Hegel est tout à fait légitime et compréhensible. Entre Hegel et eux,
il faut choisir. Leurs doctrines contraignent à ce choix. Le destin de Hegel en France, là,
se joue à nouveau.
montrent entièrement étrangères les unes aux autres 1. Entre Marx et ses prédécesseurs
se produit une « rupture radicale » 2, et il serait inconvenant ou impertinent d’imaginer
d’eux à lui, un processus de genèse.
Bien avant la naissance de cette nouvelle école philosophique, de nombreux théo-
riciens avaient nié l’existence de tout lien théorique significatif entre Hegel et Marx. En
général, c’étaient des adversaires ou même des ennemis de Marx, et ils tenaient à laver
Hegel de tout soupçon d’avoir engendré une si abominable descendance intellectuelle.
Or, ce qui caractérise la situation actuelle d’une manière si surprenante, c’est que les
négateurs de tout lien entre Hegel et Marx, et les adversaires radicaux de Hegel, se
recrutent maintenant prioritairement parmi ceux qui se proclament les partisans de
Marx, et souvent les plus bruyants. Il y a comme un renversement des alliances.
Par ce détour aussi Hegel conserve en France une grande actualité, certes très
polémique. Ses ennemis l’assaillent de toute part et de bien des manières : ainsi le
maintiennent-ils, – involontairement, – au foyer d’une vie ardente et tumultueuse.
L’idée d’une séparation absolue entre Marx et Hegel a pris une apparence si
populaire et si familière, que même un critique acide et violent de M. Althusser, porte
cependant au crédit de celui-ci « le fait d’avoir découvert, cent dix ans après
l’Introduction générale à la critique de l’économie politique, que la pensée de Marx
n’était pas opposée à celle de Hegel, mais sans rapport avec elle » 3.
Toutefois, ce qui apparaît, à l’expérience, c’est que cette opinion est tellement para-
doxale, si évidemment contraire aux textes et aux témoignages, si artificiellement
imaginée par application aveugle d’une théorie adoptée a priori, qu’elle se voit
contrainte de se réaffirmer sans cesse, de s’inventer toujours de nouveaux arguments,
de poursuivre sans arrêt un débat avec Hegel, débat auquel, selon ses principes, elle
aurait dû mettre définitivement fin.
Mais Hegel l’avait lui-même constaté à propos de ses prédécesseurs : « Un grand
homme condamne sa postérité à l’expliquer ».
Et voilà bien la tâche des hégéliens, en France, mais à laquelle doivent s’atteler aussi,
bon gré, mal gré, tous les historiens de la philosophie, tous les philosophes : expliquer
Hegel.
Si étonnant que cela puisse paraître, Hegel reste pour une grande part un inconnu.
D’abord, on ne dispose pas en France de toutes ses œuvres. Il en paraît sans cesse en
Allemagne de nouvelles versions, d’importants compléments. Cela constitue un trésor
immense, difficile à inventorier et qui réserve des surprises.
Ensuite, plus les textes deviennent nombreux, plus ils laissent transparaître de
contradictions, de remords de pensée, de complications doctrinales, de dissimulations
d’idées, nées de l’embarras intellectuel ou de la tactique politique et administrative.
En même temps la conscience de l’inadéquation de toute traduction de Hegel
s’accentue, et la diversité des textes allemands se voit démultipliée par la diversité des
traductions de chacun de ces textes.
De plus, les variations actuelles de la conscience philosophique en font apparaître
cycliquement des aspects parfois trop négligés, parfois exagérément surestimés.
Surtout, par comparaison avec les autres philosophes classiques, Hegel garde dans
tous ces embarras et ces tumultes, en même temps qu’un intérêt théorique et historique,
une vitalité pratique, un emploi, un bon usage.
Évoquant les philosophes antiques, Platonisme, Stoïcisme, Épicurisme, et les efforts
de ses contemporains pour les sauvegarder dans l’actualité, Hegel déclarait
cruellement : « Des momies qu’on introduit dans ce qui vit, ne peuvent s’y
maintenir 1 ».
Hegel, lui, visiblement, n’est pas encore momifié.