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COMMENT ÉVALUER LE RISQUE HÉMORRAGIQUE

EN PRÉOPÉRATOIRE ?

Claire Pailleret Ringuier, Charles-Marc Samama


AP-HP, Hôpital Cochin, Paris, France, INSERM UMR_S1140, Faculté de
Pharmacie, Paris France, Université Paris Descartes, Sorbonne Paris Cité,
Paris, France. E-mail : claire.pailleret@aphp.fr

INTRODUCTION

L’hémorragie péri interventionnelle est associée de manière statistiquement


significative à une augmentation de la morbi-mortalité postopératoire. Plusieurs
facteurs étiologiques entrent en jeu : la localisation critique du saignement
(intra-cérébral, intra-oculaire, intra-médullaire, péricardique, rétro-péritonéal),
l’instabilité hémodynamique et la transfusion sanguine homologue. Ainsi,
l’évaluation préopératoire du risque hémorragique est une étape indispensable
lors de la consultation d’anesthésie afin d’élaborer des stratégies de correction
pour réduire ce risque. La physiopathologie de l’hémorragie péri interventionnelle
est complexe et repose sur deux composantes : le risque hémorragique lié à
la procédure chirurgicale et le risque hémorragique lié au patient, autrement
dit la présence de facteurs de risque propres au patient l’exposant à un sur-
risque hémorragique. Ces facteurs de risque hémorragique individuels peuvent
être constitutionnels ou acquis et peuvent affecter l’hémostase primaire ou la
coagulation. Le caractère potentiellement hémorragique de la procédure chirur-
gicale est plus difficile à anticiper, c’est pourquoi les médecins anesthésistes
concentrent plus particulièrement leur attention sur l’identification des troubles
de l’hémostase acquis ou constitutionnels. Les modalités d’évaluation du risque
hémorragique lié au patient ont fait l’objet de recommandations formalisées
d’experts (RFE) par plusieurs sociétés savantes internationales dont la SFAR,
l’ASA, la NICE, la BCSH et la SISET [1-5].

1. PRÉVALENCE DES ANOMALIES DE L’HÉMOSTASE MAJORANT LE


RISQUE HÉMORRAGIQUE

Les troubles de l’hémostase acquis en particulier ceux secondaires à la


prise d’un traitement antithrombotique sont les plus fréquents et peuvent être
recherchés aisément à l’interrogatoire ; la prise d’un anticoagulant oral ou d’un
agent antiplaquettaire concerne respectivement 2 % et 5 % de la population.
Leur gestion péri-opératoire a été clarifiée par plusieurs RFE internationales. En
revanche, les troubles de l’hémostase constitutionnels sont plus rares. Plus de
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1 % de la population générale souffre d’un trouble congénital de l’hémostase


dont la majeure partie est représentée par la maladie de Willebrand, l’hémo-
philie et les thrombopathies constitutionnelles. Idéalement, ces anomalies sont
détectées en préopératoire lors de la consultation d’anesthésie permettant la
mise en place de stratégie substitutive adaptée au type d’anomalie identifiée, à
l’importance de son caractère déficitaire et enfin au risque hémorragique de la
chirurgie. La maladie de Willebrand, de transmission autosomique dominante
est la plus fréquente des diathèses hémorragiques constitutionnelles avec une
prévalence de 1 %. Les thrombopathies ou thrombopénies constitutionnelles ont
une prévalence proche de 1/30 000. L’hémophilie, de transmission autosomique
récessive liée au chromosome X, est causée par un déficit en facteur VIII (FVIII)
(hémophilie A, représentant 80 % de la population hémophile) ou en facteur IX
(FIX) (hémophilie B). Les hémophilies A et B ont des prévalences respectives
proches de 1/5 000 et 1/25 000 sujets de sexe masculin. Les déficits rares
en facteurs de la coagulation (DRFC) représentent quant à eux 3 à 5 % des
déficits congénitaux de la coagulation et ont une prévalence rare estimée entre
1/1 000 000 et 1/2 000 000. Ils regroupent les déficits constitutionnels isolés en
facteurs II, V, VII, X, XI, XIII, les déficits quantitatifs ou qualitatifs en fibrinogène
ainsi que les déficits combinés en facteurs V et VIII. Les déficits en FVII et en
FXI représentent deux tiers des DRFC [6].
Enfin, la probabilité qu’un patient asymptomatique, c’est-à-dire sans anam-
nèse de diathèse hémorragique, soit porteur d’une anomalie constitutionnelle
de l’hémostase est extrêmement faible, de l’ordre de 1/40 000 [7].

2. VALEUR PRÉDICTIVE D’UN INTERROGATOIRE STRUCTURÉ À LA


RECHERCHE D’UNE DIATHÈSE HÉMORRAGIQUE

De nombreuses sociétés savantes recommandent l’évaluation préopératoire


du risque hémorragique lié au patient par un interrogatoire recherchant des
antécédents personnels ou familiaux de diathèse hémorragique et la prise
de médicaments susceptibles d’interférer avec l’hémostase. L’appréciation
clinique de la sévérité de l’anamnèse hémorragique est une étape importante
pour l’identification des patients à risque potentiel de trouble de l’hémostase
constitutionnel. Toutefois, un interrogatoire non structuré du fait même de son
caractère subjectif a une faible performance diagnostique compte tenu du
risque de sous ou sur-estimation des symptômes décrits par le patient. Des
symptômes hémorragiques significatifs peuvent être sous-estimés parce que,
considérés comme normaux par un individu atteint d’un trouble de l’hémostase
et à l’inverse des symptômes mineurs peuvent être surestimés par un sujet
sain. Ainsi, un épisode hémorragique est relaté chez 25 % de la population
générale ; les épisodes de gingivorragies, d’épistaxis, de saignements après
traumatisme mineur et de ménorragies abondantes étant les symptômes les
plus fréquemment rapportés [7]. Dans la revue de la littérature de Chee et al.,
la valeur prédictive positive d’un interrogatoire non structuré à la recherche
d’une diathèse hémorragique est faible comprise entre 0,02 et 0,23 [3]. Il a par
ailleurs été montré que la valeur prédictive positive était corrélée à la précision
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des questions posées, soulignant ainsi la nécessité de la mise en place d’un


questionnaire standardisé. En réponse à cette problématique, de multiples
questionnaires ou scores hémorragiques ont été développés dans le but de
standardiser le dépistage des patients à risque hémorragique [9-12].
Ainsi Tosetto et al. ont analysé rétrospectivement la performance d’un
score de saignement cutanéo-muqueux pour la prédiction du saignement
postopératoire chez des patients atteints de maladie de Willebrand [10]. Les
résultats ont montré que le questionnaire était au moins aussi efficace que les
tests d’hémostase pour la prédiction du saignement post-interventionnel.
Depuis une dizaine d’années, plusieurs questionnaires ont été proposés
par la communauté scientifique s’inspirant du modèle de ceux utilisés pour le
diagnostic de la maladie de Willebrand, et ayant pour objectif de réunir en un
seul score l’ensemble des symptômes hémorragiques propres aux différents
troubles de l’hémostase.
En 2010, l’ISTH publie un questionnaire hémorragique unique standardisé
avec sa grille de 12 items côtés de 0 à 4 nommé ISTH BAT pour « bleeding
assessment tool ». Sa particularité est de tenir compte de la sévérité mais
également de la fréquence des symptômes hémorragiques, ce qui permettrait
d’améliorer le dépistage des patients pauci- ou modérément symptoma-
tiques [13]. Un score ≥ 4 chez les hommes ou ≥ 6 chez les femmes rend
hautement probable la présence d’un trouble constitutionnel de l’hémostase. A
l’inverse, la valeur prédictive négative du score étant proche de 99 %, un score
négatif rend improbable la présence d’un trouble de l’hémostase constitutionnel.
Cependant, ces questionnaires sont trop complexes et détaillés pour être
appliqués de façon systématique en consultation d’anesthésie avec un temps
moyen de réalisation estimé à 20 minutes pour l’ISTH BAT selon la fédération
mondiale de l’hémophilie. Aucun de ces questionnaires n’a par ailleurs été
validé pour la prédiction du risque hémorragique péri opératoire, bien que les
données de la littérature mettent en lumière l’existence d’une corrélation entre
la présence d’une diathèse hémorragique et la survenue d’un saignement
péri-opératoire [14, 15].
Récemment, l’équipe suisse de Fanny Bonhomme a proposé leur rem-
placement par un questionnaire simple, rapide, structuré, dérivé d’un score
hémorragique de Tosseto et Bowman initialement validé chez les patients ayant
une maladie de Willebrand et facile à mettre en œuvre lors de la consultation
d’anesthésie. Il s’agit d’un questionnaire binaire en sept points (Tableau I),
baptisé HEMSTOP (Hematoma, hEmorrhage, Menorrhagia, Surgery, Tooth
extraction, Obstetrics, Parents) [16]. Les auteurs ont évalué sa capacité à
dépister en préopératoire les troubles de l’hémostase congénitaux à risque
hémorragique sur une cohorte rétrospective de 113 patients adressés en
consultation d’hémostase pour symptômes hémorragiques, et sur une cohorte
prospective de 70 volontaires sains. La cohorte rétrospective de patients à risque
hémorragique était divisée en 2 groupes : un groupe de patients (n = 38) à haut
risque hémorragique pour lesquels une stratégie hémostatique préopératoire
était requise et un groupe de patients (n = 75) pour lesquels aucune thérapeu-
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tique n’était nécessaire. Bonhomme et al. ont alors montré que les patients à
haut risque hémorragique avaient des scores médians significativement plus
élevés (2 [2-3]) que les patients ne nécessitant pas de précaution (1 [1-2])
ou les volontaires sains (0 [0-0]) (p < 0 ,001). Ainsi, un score à l’HEMSTOP
supérieur à 2 rendait hautement probable la présence d’un sur-risque hémor-
ragique péri-opératoire avec une sensibilité de 89,5 % (IC 95 % 75,2-97,1) et
une spécificité de 98,6 % (IC 95 % 92,3-100). A l’inverse, la valeur prédictive
négative du score étant proche de 100 %, un score négatif rendait improbable
la présence d’un trouble de l’hémostase constitutionnel à risque hémorragique
et par conséquent ne justifiait pas une consultation d’hémostase spécialisée
ni la réalisation d’un bilan d’hémostase. Un PHRC multicentrique français dont
l’investigateur coordonnateur est le professeur Dan Longrois (département
d’anesthésie-réanimation, hôpital Bichat-Claude Bernard) est actuellement
en cours ayant pour objectif cette fois, l’évaluation prospective et la validation
de ce questionnaire standardisé pour le dépistage du risque hémorragique en
préopératoire de chirurgie programmée. Les inclusions (n = 1 500) viennent de
se terminer.
Tableau I
Questionnaire HEMSTOP de dépistage du risque hémorragique lié au patient
situation
Les items suivants peuvent évoquer la possibilité d’un
NON * OUI* jamais
trouble de l’hémostase
rencontrée*
1. Avez-vous déjà consulté un médecin ou reçu un
traitement pour un saignement prolongé ou inhabituel par
exemple un saignement de nez ou une petite coupure ?
2. Avez-vous tendance à faire des bleus de plus de 2
cm ou des hématomes importants,sans choc ou trau-
matisme ou bien après un choc ou un traumatisme sans
importance ?
3. Avez-vous reconsulté votre dentiste pour saignement
après une extraction dentaire ?
4. Avez-vous saigné de manière anormale après une
intervention chirurgicale par exemple opération pour les
végétations ou les amygdales ou après une circoncision ?
5. Y a-t-il des membres de votre famille proche suivis
pour une maladie de la coagulation qui est responsable
de saignements importants par exemple maladie de
Willebrand, hémophilie ?
6. POUR LES FEMMES :
a) Avez-vous consulté un médecin ou reçu un traitement
pour des règles trop abondantes par exemple contracep-
tion orale (« pilule ») traitement par fer, médicament pour
coaguler le sang comme l’Exacyl...?
b) Avez-vous saigné de façon anormale après un accou-
chement ?
Score établi sur le nombre de OUI obtenus sur ces 6
questions
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3. INUTILITÉ DU BILAN D’HÉMOSTASE PRÉOPÉRATOIRE SYSTÉMATIQUE

De nombreuses sociétés savantes ont émis des recommandations fortes


contre l’utilisation préopératoire d’un bilan d’hémostase systématique pour
le dépistage du risque hémorragique lié au patient et ce indépendamment
du score ASA, de l’âge, du type de chirurgie ou de la technique d’anesthésie
(1-3). Cependant, une large proportion encore de médecins anesthésistes ou
chirurgiens continue à prescrire un bilan d’hémostase préopératoire. Une des
raisons expliquant cette faible adhésion aux recommandations serait l’absence
de validation du questionnaire de Bonhomme et al. Ainsi, en France, un bilan
pré opératoire d’hémostase conventionnel (TP (taux de prothrombine), TCA
(temps de céphaline avec activateur), numération plaquettaire) reste encore trop
souvent prescrit à titre systématique, constituant un élément de sécurité pour
l’anesthésiste et le chirurgien. Les limites, la faible performance diagnostique
et le faible impact thérapeutique de ces tests seront détaillés dans ce chapitre.
3.1. LIMITES DU BILAN D’HÉMOSTASE STANDARD POUR LA PRÉDICTION
DU RISQUE HÉMORRAGIQUE
Lors d’une brèche vasculaire, le système plaquettaire ainsi que les proces-
sus de coagulation et de fibrinolyse agissent de manière concomitante afin de
stopper le saignement tout en limitant la formation du thrombus au site lésé.
Une dysfonction plaquettaire, une activation excessive de la fibrinolyse et/ou
un trouble de la coagulation peuvent résulter en un saignement anormal. La
physiologie étant ainsi très complexe, aucun bilan biologique ne peut refléter
exactement le processus hémostatique in vivo. La numération plaquettaire ne
permet pas d’évaluer la fonctionnalité des plaquettes. Quant aux temps de
saignement et au PFA-100, ces derniers peuvent ne pas détecter certaines
thrombopathies. Les tests de coagulation habituellement prescrits en première
intention sont le TP et le TCA, qui analysent respectivement l’intégrité de la
voie « extrinsèque » et « intrinsèque » ou « voie contact » de la coagulation.
Néanmoins, ils ne reflètent qu’imparfaitement la réponse hémostatique in vivo.
D’une part, ces deux tests sont réalisés in vitro et sont déclenchés par des
réactifs activateurs en excès et non physiologiques pour le TCA. D’autre part, la
dichotomisation de la cascade de la coagulation en 2 voies distinctes extrinsèque
et intrinsèque ne reflète que partiellement la réalité, car physiologiquement la
voie du facteur tissulaire prédomine, raison pour laquelle un déficit en FXII,
en prékallicréine ou kininogène de haut poids moléculaire n’expose pas à un
sur-risque hémorragique. De plus, ces tests ne permettent pas d’analyser la
fonction plaquettaire, puisque réalisés sur du plasma pauvre en plaquettes, ni
de détecter un déficit en FXIII ou en inhibiteurs physiologiques de la coagulation.
Ils ne permettent pas non plus d’explorer la fibrinolyse.
Par ailleurs, ces tests ont des limites plus spécifiques, celles inhérentes à
la technique et d’autres en lien avec des variations physiologiques. Que ce soit
pour le TP ou le TCA, il existe une grande variété de réactifs déclencheurs, tous
ayant des compositions différentes en activateurs de la coagulation qui peuvent
résulter en une différence significative en termes de sensibilité de ces réactifs au
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déficit en facteur de la coagulation et aux inhibiteurs. Ainsi certains réactifs du


TP ou du TCA ne détectent un déficit en facteur que pour des concentrations
inférieures à 30 UI.dl-1 [17, 18]. En fixant une limite supérieure de l’intervalle de
référence des valeurs de TCA à la moyenne + 2 écarts types, le TCA est incapable
de détecter jusqu’à 36 % des déficits en FIX, et 30 % des déficits en FXI. Un
TCA normal ne permet pas non plus d’éliminer certaines formes modérées de
maladie de Willebrand ou d’hémophilie. A l’inverse un allongement du temps
de Quick ou du TCA peut s’observer en présence d’une anomalie n’exposant
pas à un sur-risque hémorragique, et ce notamment en cas de présence d’un
anticoagulant circulant lupique, ou d’un déficit en FXII.
Par ailleurs, certaines réponses physiologiques, telles qu’un syndrome
inflammatoire ou la grossesse peuvent masquer une maladie de Willebrand ou
une hémophilie A mineure.
Enfin, la fiabilité des résultats du bilan d’hémostase dépend du respect des
conditions pré-analytiques. Certaines erreurs peuvent survenir lors de la phase
pré-analytique et influencer directement la qualité des résultats, celles-ci sont
les suivantes [19] :
• Non-respect des conditions de prélèvement : classiquement celui-ci doit être
effectué après ponction veineuse franche, avec un garrot peu serré, le matin,
chez un patient au repos, de préférence à jeun ou après un déjeuner léger ;
l‘effort physique entraînant une activation de la coagulation et des repas riches
en graisse pouvant interférer avec le taux de facteur VII notamment.
• Tube insuffisamment rempli avec un volume d’anticoagulant dépassant 20 %
du volume total, induisant alors un allongement artéfactuel des temps de
coagulation.
• Prélèvement coagulé ou hémolysé, car l’hémolyse peut activer les facteurs
de la voie contact.
• Prélèvement souillé par l’héparine
• Non-respect des conditions de conservation, de transport et de centrifugation :
un délai trop long entre le prélèvement et son test doit être évité en raison de
la labilité des facteurs V et VIII, de certains acteurs de la fibrinolyse et d’une
possible activation plaquettaire. Par ailleurs, les prélèvements doivent être
conservés à température ambiante, le grand froid pouvant activer certains
facteurs de la coagulation ou altérer les fonctions plaquettaires.
3.2. FAIBLE PERFORMANCE DIAGNOSTIQUE DU BILAN D’HÉMOSTASE
PRÉOPÉRATOIRE SYSTÉMATIQUE POUR LA PRÉDICTION DU RISQUE
HÉMORRAGIQUE
Les données de la littérature, reposant sur des études observationnelles,
le plus souvent rétrospectives, ont souligné largement la faible performance
diagnostique (sensibilité, spécificité) pour la prédiction du risque hémorragique
péri- interventionnel des tests d’hémostase conventionnels [1-4, 14-16, 20-25].
En effet, dans la population générale, le bilan de coagulation standard
est anormal dans 0,5 à 16 % des cas (jusqu’à 5 % pour le TP et 16 % pour le
TCA) [1]. Ce pourcentage de faux positifs s’explique en partie par la variabilité
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interindividuelle de ces tests et par la définition même de la normalité en biologie


qui fixe pour intervalle de référence des valeurs d’un test, la moyenne estimée
chez des volontaires sains + /- 2 écarts types. Par conséquent 2,5 % des
patients ont un allongement des temps de coagulation, sans aucun trouble de
l’hémostase constitutionnel. D’autres raisons, citées précédemment, expliquent
également ce taux de faux positifs : erreurs pré-analytiques, déficit en facteur
XII, anticoagulant circulant…
La problématique de la prédiction du risque hémorragique péri-opératoire
a largement été étudiée en chirurgie cardiaque, neurochirurgie, ophtalmologie,
gynéco-obstétrique, chirurgie générale, chirurgie orthopédique et enfin chirurgie
pédiatrique. Toutes les études s’accordent à confirmer l’inutilité d’un bilan
d’hémostase conventionnel réalisé à titre systématique à ces fins, et ce même
en chirurgie pédiatrique [1 ,25].
La première étude concernant l’évaluation de la pertinence de la réalisation
d’un bilan d’hémostase à titre systématique en préopératoire est celle d’Eika et
al., parue en 1978 [20]. Dans cette étude portant sur 101 patients nécessitant
une chirurgie viscérale ou thyroïdienne, Eika et al n’ont pas mis en évidence de
corrélation entre une anomalie du bilan d’hémostase réalisé à titre systématique
en préopératoire et la survenue d’un saignement postopératoire [20]. Dans une
cohorte de patients chirurgicaux admis en 1981 dans un centre hospitalier à
New York, Suchman et Mushlin ont montré sur plus de 2 000 patients ayant un
bilan d’hémostase pré opératoire, que le TCA avait une sensibilité de seulement
33 % et une spécificité de 84 % pour la prédiction du risque hémorragique post
opératoire [21]. Le rapport de vraisemblance positif (probabilité de présenter un
allongement du TCA quand la personne est atteinte d’une anomalie congénitale
de l’hémostase/probabilité de présenter un allongement du TCA quand l’individu
est sain) dans la population de patients identifiée à faible risque hémorragique
par un questionnaire avait un intervalle de confiance à 95 % (IC 95 %) contenant
la valeur 1, suggérant donc qu’un allongement du TCA ne permettait pas de
prédire de façon fiable le risque hémorragique postopératoire. Dans la population
de patients identifiée à haut risque hémorragique, le rapport de vraisemblance
positif était seulement de 1,8 (IC 95 % 1,2-2,8) et le rapport de vraisemblance
négatif (probabilité de présenter un TCA normal quand la personne n’a pas
de risque hémorragique/probabilité de présenter un TCA normal quand la
personne a un sur risque hémorragique) était de 0,61 mais avec un intervalle de
confiance à 95 % contenant 1 (IC 95 % 0,34-1,1). Ainsi, les auteurs concluaient
que le TCA n’était pas un test informatif pour le dépistage des patients à risque
hémorragique et ce même chez les patients identifiés à haut risque, en raison
d’une faible sensibilité, et d’un manque de spécificité. D’autres études cliniques
ont confirmé également que le bilan d’hémostase conventionnel ne devrait pas
être utilisé comme un test de dépistage chez des patients asymptomatiques.
Rohrer et al. ont analysé la performance diagnostique et la valeur prédictive des
tests d’hémostase conventionnels pour le risque hémorragique péri-opératoire
en chirurgie générale et vasculaire [14]. Plus de 514 tests d’hémostase réalisés
chez 282 patients ont été étudiés et bien que 4 % des résultats étaient anormaux,
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aucune coagulopathie clinique significative n’a été identifiée. En revanche, les


coagulopathies cliniques survenaient toutes dans le groupe de patients identifiés
à risque hémorragique par l’interrogatoire. Houry et al. ont montré dans une étude
de cohorte multicentrique incluant 3 242 patients chirurgicaux que le taux de
complications hémorragiques était similaire quel que soit le résultat du TCA chez
les patients à faible risque stratifiés par un questionnaire simple [22]. D’après
les données de la littérature, la valeur prédictive positive d’un allongement d’un
temps de la coagulation pour la prédiction du risque hémorragique est très faible
comprise entre 0,03 et 0,22 [1]. La revue de la littérature d’Eckman et al. analysant
la performance diagnostique du TP, TCA, compte plaquettaire et du temps de
saignement pour la prédiction du saignement péri-opératoire a montré que les
rapports de vraisemblance positif ou négatif de ces tests n’apportaient aucun
gain informatif [23]. Dans la plupart des études, la valeur prédictive positive
de ces tests était inférieure à 30 % [23]. Quant à la valeur prédictive négative,
celle-ci variait entre 74 et 99,7 % [23]. Segal et Dzik ont effectué une revue de
la littérature concernant la capacité du TP à prédire le saignement après un
geste invasif et ont ainsi identifié 25 études [24]. Les résultats ont montré que le
saignement était globalement similaire entre le groupe de patients avec un bilan
d’hémostase normal et celui avec une anomalie du bilan d’hémostase en cas
notamment de bronchoscopie, angiographie, biopsie hépatique ou rénale. De
même, une revue de la littérature portant sur 48 études a confirmé le caractère
décevant de ces tests demandés à titre systématique pour la prédiction du risque
hémorragique péri interventionnel avec une sensibilité variant de 0 à 43 %, une
spécificité entre 64 et 99 %, une valeur prédictive positive inférieure à 29 %
et une valeur prédictive négative entre 74 et 99,7 % [1] Weil et al. ont analysé
plus récemment dans une étude de cohorte multicentrique observationnelle
prospective utilisant la base de données américaine de l’ACS-NSQIP (American
College of Surgeons National Surgical Quality Improvement Program) incluant
plus de 2 millions de patients entre 2006 et 2012, la performance diagnostique
d’un bilan d’hémostase réalisé à titre systématique en préopératoire de chirurgie
programmée non cardiaque en comparaison d’un interrogatoire à la recherche
d’une diathèse hémorragique congénitale ou acquise [15]. Dans 36 % des cas,
un bilan d’hémostase complet incluant, TP, TCA et compte plaquettaire était
réalisé en préopératoire tandis que 16 % des patients n’avaient aucun bilan
d’hémostase en préopératoire. Dans seulement 11,2 % des cas, le bilan était jus-
tifié c’est-à-dire que l’interrogatoire retrouvait une diathèse hémorragique. Pour
chaque catégorie de test, 88,6 % à 91,2 % des patients avaient des résultats
normaux, et la plupart des anomalies étaient mineures. L’incidence cumulée de
complications postopératoires (transfusion sanguine, réintervention, réadmission
ou mortalité dans les 30 jours) était globalement similaire entre les patients à
risque hémorragique potentiel identifiés par l’interrogatoire de ceux identifiés par
une anomalie de l’un des 3 tests biologiques, suggérant l’absence de bénéfice
à la réalisation en préopératoire d’un bilan d’hémostase à titre systématique
voire même un bénéfice à leur non-réalisation en termes de coût de la santé.
Enfin, Bonhomme et al., ont montré dans leur étude évaluant rétrospectivement
la capacité du questionnaire HEMSTOP à identifier en préopératoire les patients
Hémostase - Transfusion 37

à risque hémorragique que la sensibilité des tests d’hémostase standards était


beaucoup plus faible de l’ordre de 26 % [16].
Par ailleurs, il en est de même pour la numération plaquettaire qui n’analyse
pas la fonction plaquettaire et le temps de saignement pour qui, la littérature a
largement démontré sa faible capacité de prédiction du risque hémorragique [23].
Ainsi, les RFE issues des sociétés savantes françaises (SFAR), américaine
(ASA) et anglaise (NICE) émettent des recommandations contre la réalisation
à titre systématique d’un bilan d’hémostase préopératoire et recommandent
l’évaluation du risque hémorragique lié au patient sur la base d’un interrogatoire
et examen physique à la recherche d’une histoire clinique de saignement [1-3].
3.3. FAIBLE IMPACT THÉRAPEUTIQUE D’UNE ANOMALIE DÉTECTÉE AU
BILAN D’HÉMOSTASE PRÉOPÉRATOIRE SYSTÉMATIQUE
Chez des patients asymptomatiques et non sélectionnés, les anomalies du
bilan d’hémostase demandé à titre systématique ne sont rapportées que dans
0,06 à 21,2 % des cas et ont peu voire pas d’impact sur la prise en charge du
patient puisqu’elles ne conduisent à un report de l’intervention ou à la mise en
place de stratégies correctrices que dans 0 à 4 % des cas, sans qu’un bénéfice
sur le devenir des patients n’ait été démontré [1]. Si à cela, viennent s’ajouter
la répétition des tests et la réalisation d’investigations clinico-biologiques plus
spécialisées, le pourcentage de modifications de stratégie thérapeutique varie
entre 0 et 15 % seulement [1].
Par ailleurs, une utilisation plus raisonnée du bilan d’hémostase préo-
pératoire réservé aux patients identifiés à risque hémorragique potentiel par
l’interrogatoire diminuerait les dépenses de santé [15] et pourrait avoir un
bénéfice sur le bien-être du patient (diminution des prises de sang, de l’anxiété
face à des résultats anormaux ou à un report non justifié de la chirurgie).
3.4. SITUATIONS CLINIQUES PARTICULIÈRES JUSTIFIANT LA RÉALISATION
D’UN BILAN D’HÉMOSTASE PRÉOPÉRATOIRE SYSTÉMATIQUE
La SFAR réserve la prescription préopératoire à titre systématique d’un
bilan d’hémostase à certaines situations cliniques particulières : interrogatoire
impossible ou non contributif, enfant avant l’âge de la marche, hépatopathie,
malabsorption, malnutrition, maladie hématologique ou toute autre pathologie
susceptible d’interférer avec l’hémostase et enfin la prise d’un traitement anti-
coagulant [1]. Par ailleurs, chez le nourrisson de moins d’un an, l’interprétation
du bilan d’hémostase doit prendre en compte l’immaturité physiologique de
leur système hémostatique et la qualité du prélèvement sanguin, quand une
ponction veineuse franche est le plus souvent difficile à obtenir chez le très
jeune enfant non anesthésié [1].

CONCLUSION
L’identification préopératoire des patients à risque hémorragique est
primordiale lors de la consultation d’anesthésie afin d’élaborer des stratégies
correctrices. Il est maintenant clairement établi que cette stratégie de dépistage
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doit reposer sur un interrogatoire à la recherche d’une histoire hémorragique.


Toutefois, seul un interrogatoire conduit de manière structurée aura une bonne
valeur prédictive soulignant la pertinence de la mise en place d’un questionnaire
de dépistage standardisé, simple, facile et rapide à appliquer en consultation
d’anesthésie. Le questionnaire de l’équipe Suisse de Fanny Bonhomme baptisé
HEMSTOP pourrait répondre à ces exigences. Toutefois, son évaluation prospec-
tive et sa validation restent à faire. Un PHRC multicentrique français HEMORISK
est actuellement en cours ayant pour objectif la validation de ce questionnaire
standardisé pour le dépistage du risque hémorragique en préopératoire de
chirurgie programmée.
En l’absence de diathèse hémorragique, il est désormais recommandé
de ne pas réaliser de bilan d’hémostase préopératoire systématique, et ce
quel que soit le type d’anesthésie. La pertinence clinique de cette stratégie
de dépistage dans la population générale est en effet plus que contestable
compte tenu du fait que : la probabilité qu’un patient asymptomatique soit
porteur d’une anomalie congénitale de l’hémostase est extrêmement faible
de l’ordre de 1/40 000 ; les troubles de l’hémostase acquis secondaires à la
prise d’un traitement antithrombotique sont les plus fréquents et peuvent être
recherchés aisément à l’interrogatoire ; les anomalies du bilan d’hémostase
demandé à titre systématique sont inconstamment associées à un sur-risque
hémorragique (anticoagulant circulant, déficit en FXII) tandis qu’à l’inverse un
bilan d’hémostase normal n’élimine pas un sur-risque hémorragique. Ainsi,
la prescription préopératoire du bilan d’hémostase doit être raisonnée et doit
s’intégrer dans une démarche clinico-biologique de stratification du risque
hémorragique dans certaines situations cliniques particulières : anamnèse de
diathèse hémorragique personnelle ou familiale, interrogatoire impossible ou
non contributif, enfant avant l’âge de la marche, surveillance d’un traitement
anticoagulant ou maladie susceptible d’interférer avec l’hémostase.

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