LE VOILE D'SIS
firupxs TRaprrioNeLies
39° Année Aodt-septembre 1934 No8 196-177
LE SOUFISME
ce Je titre Islamic Sufism, Sirdar Ukbal Ali Shah a fait
Paraftre récemment un volume/(z) qui n'est pas, commeon.
pourrait le croire, un traité plus ou moins complet et métho-
dique sur le sujet, mais plutdt un recueil d’études dont cer~
taines se rapportent & des questions dordre général, zandis
que autres traitent de points beaucoup plus particuliers,
notamment en ce qui conceme les durug les plus répandues
actuellement dans "Inde, comme les Nagshabendiyah et les
Chishtiyah. Bien que ces derniéres études ne soient pas ce
qu'il y a de moins intéressant dans cet ouvrage, il n'est pes
dans notre intention d’y insister ici, et nous pensons préfé-
rable d’examiner plutdt ce qui touche plus directement aux
prineipes, ce qui nous sera en méme temps une occasion
de rappelor et de précisor des indications que nous avons dja
données en diverses autres circonstances (2).
Tout d’abord, Ie titre méme appelle une observation :
pourquoi Islamic Sufism, et n'y a-t-il pas Id une sorte de
pléonasme ? Assurément, en arabe, on doit dire Tapawwuf
isldmi, car le terme Tagauwuf désigne généralement toute
1. Rider and Go, éattenrs, Londres,
2 Nous ferons jout de suite, pour wavalr pax Ay revealr, une exitgue de
tamale qu coptadant aon taportance 8 trenton arabes,
‘anv ce lize, oat le détestuease, et surtout, daae Tee citations Is oat
rewoue toujours nfparés a ‘il les read blon ifMelement
‘ntellighblen; il eat A eoubalter que ce défaut soit solgneusesment corrigé Gane
‘une édition utérieure.290 LE VOILE D'1sIs
doctrine d'ordre ésotérique ou initiatique, A quelque forme
traditionnetle qu'elle se rattache ; mais le mot « Soufisme,
dans les langues occidentales, n'est pas véritablement une
traduction de Tagaiwu/, il est simplement une sorte de
terme conventionnel forgé pour désigner spécialement
Vésotérisme islamique. Tl est vrai que l'auteur explique son
intention : il a vouln, en ajontant i'adjectif « islamique »,
4viter toute confusion avec d’autres choses qui sont parfois
qualifies aussi de « Soufisme » par ignorance ; mais doit-on
tenir compte & co point de V'abus qui est fait des mots, par-
ticuliérement & une époque désordonnée comme celle o&
nous vivons ? Il est certes nécessaire de mettre en garde
contre les théories et contre les organisations qui se parent
inddment de titres qui ne leur appartiennent point ; mais,
cette précaution prise, rien n’empéche d'employer les mots
en leur gardant leur sens normal ot légitime ; et d’ailleurs,
s'il on était autrement, il en est sans doute bien peu dont on
pourrait encore se servir.
D’autre part, quand Vauteur déclare qu’e il n'y a pas
de forme de Soufisme autre qu’islamique », il nous semble.
quil y a 14 une équivoque : s'il entend parler proprement
de « Soufisme », la chose va de soi ; mais, s'il veut dire Tapaw-
wf, au sens arabe du mot, il faut y comprendre les formes
initiatiques qui existent dans toutes les doctrines tradition-
nelles, et non pas seulement dans la doctrine ish
Pourtant, cette affirmation, méme avec une telle généralité,
est vraie en un sens ; toute forme initiatique réguliére, en
effet, implique essenticllement, en premier lieu, 1a conscience
de 'Unité principielle, et, en second lieu, la reconnaissance
de Videntité foncitre de toutes les traditions, dérivées d’une
source unique, et, par conséquent, de I'inspiration de tous les
Livres sacrés ; or c'est 14, au fond, le strict équivalent des
deux articles de la shakddah, On peut done dire que tout
mulagawiweuf, & quelque forme qu'il se rattache, est réclle-
ment moslem, au moins de facon implicite ; il suffit pour cela
entendre le mot Tsiém dans toute 'universalité qu'il
LE SOUFISUE agt
comporte; et nul ne peut dire que ce soit 18 une extension
{itégitime de sa signification, car alors il deviendrait incom-
préhensible que le Qordn méme applique ce mot aux formes
traditionnelles antérieures & celle qu'on appelle plus spécia~
Joment islamique : en somme, c'est, dans son sens premier,
‘m des noms de la Tradition orthodoxe sous toutes ses
formes, celles-ci procédant toutes pareillement de l'inspira-
tion prophétique, et les différences n’étant dues qu’a V'adap-
tation nécessaire aux circonstances de temps ct de lieu,
Cette adaptation, d’ailleurs, n’affecte réellement que le cbté
extérieur, ce que nous pouvons appeler Ia shariyak (ou ce
qui en constitue Téquivalent) ; mais le cbt intérieur, oula
jiagigah, est indépendant des contingences historiques et ne
peut étre soumis a de tels changements ; aussi est-ce par 18
que, sous la multiplicité des formes, I'unité essentielle sub-
siste effectivement. Malheureusement, dans Youvrage dont
il s’agit, nous ne trouvons nulle part une notion suffisem-
‘ment nette des rapports de In. shariyah et dela hagigah, ou,
si Von veut, de Iexotérisme et de V’ésotérisme ; et, quand
nous voyons, dans certains chapitres, des points de doctrine
ct de pratique appartenant a I'Tslamism¢ le plus exotérique
présentés comme s'ils relevaient proprement du « Soufisine »,
nous ne pouvons nous empécher de craindre qu'il n'y ait,
dans Ja pensée de I'auteur, quelque confusion entre deux
domaines qui doivent toujours demeurer parfaitement
istincts, ainsi que nous I’avons souvent expliqué. L’exoté-
risme d’une certaine forme traditionnelle est bien, pour les
adhérents de celle-ci, Je support indispensable de 1'ésoté-
risme, et 1a négation d’un tel lien entre l'un et Vautre n'est
que Je fait de quelques écoles plus ou moins hétéradoxes ;
mais Vexistence de ce rapport n’empéche point les deux
domaines d’étre radicalement différents : religion et légis-
lation d’une part, initiation de l'autre, ne proctdent pas
par les mémes moyens et ne visent pas au méme but,
Quant & Torigine du « Soufisme », au sens habituel de ce
‘mot, nous sommes entitrement d'accord avec l'auteur pour292 LE VOILE p'isis
Ponser qu’elle est proprement islamnique et proctde directe:
ment de I'enseignement méme dn Prophete, & qui remonte
en définitive toute silsizak authentique. C'est dire que qui-
congue adhére réellement & la tradition ne saurait accepten
les vues des historiens profanes qui prétendent rappotter
cette origine & une influence étrangére, soit néo-platoni-
cienne, soit persine et indienne ; c’est 14 encore un point
Que nous avons suflisamment traité & diverses reprises pour
navoir pas & y insister davantage maintenant (2). Méme
si certaines tung ont réellement « emprunté », et mieux van-
Grait dite « adapté », quelques détails de leurs méthodes
Particuligres (quoique Jes similitudes puissent tout aussi
bien s'expliquer par Ia possession des mémes connaissances,
notamment en ce qui concerne Ia « science du rythme +
dans ses différentes branches), cela n’a qu'une importance
bien secondaire ; le Soufisme méme est arabe avant tout,
ot sa forme d'expression, dans tout ce qu'elle a de vraiment
essenticl, est étroitement lige & ta constitution de ta Iangue
arabe, comme celle de la Qabbalah juive Vest & Iu constitue
tion de Ja langue hébratque ; il est arabe comme le Qordn,
lui-méme, dans lecuel il a ses principes directs, comme la
Qabialak u les sions dans la Thorak; mais encore faut-il,
Pour les y trouver, que le Qordn soit compris ct interprété
suivant les Aagdtg, ct non pas simplement par les procédés
Hinguistiques, logiques et théologiques des tlamd ex-2dher
(littéralement « savants de 'extéricur », ou docteurs de la
shariyah, dont la compétetice ne s'étend qu’au domaine
exotérique).
Pou importe d'ailleurs, & cet égard, que le mot Sufi Ini-
mime et ses détivés (tagawwuf, mularecieuf) aient existé
dans la langue dés le début, ou qu’ils n‘aiont appara qu’a
lune époque plus ou moins tardive, ce qui est encose un grand
ce propos, que quelqverana des
adn tn Ares, Omar fbn Ft
| eourent jars e moindreeontaat a0
I SOUFISME 293
sujet de discussion parmi les historiens ; la chose peut fort
bien avoir existé avant Je mot, soit sous une autre désigna-
tion, soit méme sans qu’on ait éprouyé alors le besoin de Ini
en donner une (1), Pour ce qui est de la provenance de ce mot,
Ja question est peut-étre insoluble, du moins au point de
vue ott 'on se place le plus habituellement : nous dirions
volontiers qu'il a trop d’étymologies supposées, et ni plus
ni moins plausibles les unes que les autres, pour en avoir
véritablement une ; ’auteur en énumére un certain nombre,
et il y en a encore d'autres plus on moins connues, Pour
notre part, nous y voyons plutot une dénomination pure-
ment symbolique, une sorte de « chifire », si l’on veut, qui,
‘comme (el, n’a pas besoin davoir une dérivation linguistique
4 proprement parler ; on trouverait d’ailleurs dans d'autres
traditions, des cas comparables (dans la mesure, bien entendu,
oirle permet la constitution des. langues dont elles se servent),
ct, sans chercher plus loin, le terme de « Roso-Croix » en est
un exemple assez caractéristique ; c'est 12 ce que certaines
initiations appellent des v mots couverts ». Quant aux soi-
disant étymologies, ce ne sont en réalité que des similitudes
linguistiques, qui correspondent du reste a des relations
entre certaines idées venant ainsi se grouper plus ou moins
accessoirement autour du mot dont il s’agit ; ceux qui ont
connaissance de co que nous avons dit ailleurs de Vexisteace
trés générale d'un certain symbolisme phonétique ne sau-
raiont s'en étonner. Mais ici, éant donné le caractére de In
Jangue arabe (caractre qui lui est d’ailleurs commun avee la
langue hébraique), le sens premier et fondamental doit étre
basé sur les nombres ; et, en fait, ce qu'il y a de particulié-
Temont remarquable, c'est que le mot Sufi ale méme nombre
queLl-Hekmah el-ilahiyah, c'est-A-dire «la Sagesse divine» (2).
41. Bn tont oan,
Jence entre zuhd ou" azoétiom
io rien de plus qu'un simpl
‘employé pour det
ola! donne pa
‘st, pour Tun et pour Taatre, 108,204 LB VOILE D'Isis
Le Sufi véritable est done celui qui posséde cette Sagesse,
ou, en d'autres termes, il est ebvdrif bi'Llah, c'est-i-dire
« celui qui connatt par Diew », car Il ne peut étre conn
que par Lui-miéme ; et quiconque n’a pas atteint ce
supréme ne peut pas étre dit réellement Suji, mais seule-
ment mudapacewuf (2),
_ Ces demiéres considérations donnent Ia meilleure défini-
tion possible d’-tayawwuj, pour autant qu'il soit permis
de parler ici de définition (car il ne peut y en avoir propre-
ment que pour ce qui est limité par sa nature méme, ce qui
west pas le cas) ; pour la compléter, il faudrait répéter tout
£0 que nous avons dit précédemment sur I'initiation et ses
conditions, et nous ne pouvons mieux faire que d’y renvoyer
nos lecteurs. Les formules que l'on trouve dans les traités
les plus connus, et dont queiques-unes sont citées dans 'ou-
‘Vrage auquel nous nous référons, ne peuvent étre vraiment
Tegardées comme des définitions, méme avec la réserve
ue nous venons d'exprimer, car elles n’atteignent pas direc-
tement I'essentiel ; elles sont seulement des « approxima-
tions », si on peut dire, destinées avant tout & fournir un
point de départ a la réflexion et A la méditation, soit en
indiquant les moyens et en ne laissant entrevoir le but que
une fagon plus ou moins voilée, soit en décrivant les
signes extérieurs des états intérieurs atteints & tel ou tel
degré de la réalisation initiatique, On rencontre en outre
un grand nombre d’énumérations ou de classifications de
ces degrés et de ces états, mais qui toutes doivent étre prises
comme n’ayant en somme qu'une valeur relative, car, en fait,
il peut y en avoir une multitude indéfinie; on ne considére
forcément que les stades principaux, « typiques » en quelque
sorte, et qui penvent d’ailleurs différer suivant les points
de vue oft l'on se place. Au surplus, il ne fant pas oublier
qu'il y a, pour Jes phases initiales surtout, une diversité qui
sarah evous tense Soph irae ea Sit ot enone
Gest parvene AI Union Mele queef eee GP
sea pa sions toutume dappiguer fasion
a qui stade prétiminaire Gualoconea
LE SOUFISME 295
sésulte de celle méme des natures individuelles, si bien qu'il
ne saurait y avoir deux cas qui soient rigoureusement sem-
blables (2) ; et c'est pourquoi il est dit que « les voies vers
Dieu sont aussi nombreuses que les Ames des hommes »
(ctturugu tla "Llaki ka-nujtsi. beni Adam) (2), Cos difié-
rences s'cffacent seulement avec 1’« individualité » {el
inniyak, de ana, «moi), c'est-d-dire quand sont atteints
les états supérieurs, et quand les attributs (¢ifa/) d’el-abd
ou de la créature (qui ne sont proprement que des limitations)
disparaissent (el-fand ou V’e extinction ») pout ne laisser
subsister que ceux d’Alah (el-bagd ou la « permanence »),
Vétro 6tant identifié A ceux-ci dans sa ¢ personnalité» ou son
«essence » (edh-dhdt). Pour développer ceci plus compléte-
ment, il conviendrait d'insister tout particuligrement sur
Ja distinction fondamentale de I'« ame » (en-nejs) et de I'«e5-
prit » (er-r@h), que, chose étrange, l’auteur du livre en ques-
tion semble ignorer & peu prés entitrement, ce qui apporte
beaucoup de vague A certains de ses exposés ; sans cette
distinction, i est impossible de comprendre réellement Ja
constitution de V’étre humain, et, par suite, les différents
ordres de possibilités qu'il porte en Tui.
Sous ce dernier rapport, nous devons noter aussi que
Yauteur semble siillusionner sur ce qu'on peut atténdre
de la « psychologie » sil est vrai qu'il envisage celle-ci autre-
ment que ne Je font les psychologues oecidentaux actuels, et
‘comme susceptible de s'étendre beaucoup plus loin qu'ils ne
sauraient le supposer, en quoi il a pleinement raison ; mais,
malgré cela, la psychologie, suivant I’étymologie de son
nom, ne sera jamais que im en-nefs, et, par définition méme,
tout ce qui est du domaine d’er-rih lui échappera toujours,
fnvoquse comme une
vewent, ost Fexpression
Universell,
ta Vorigine de ce monde,206 LE VOILE p'sis
Cette illusion, au fond, procéde dane tendance trop répan-
due, et dont nous retrouvons malheureusement aes ce
livre d'autres marques encore : la tendance, contre Jaquelle
Eots Hous somes élevé bien souvent, & vouloir établit une
Sorte de rattachement ou de concordance enire les doctrines
traditionnelles et les conceptions modernes. Nous ne voyons
Pas & quoi sert de citer des philosophes qui, alore méme
Guils emploient quelques expressions apparcmment simi
laites, ne parlent pas des mémes choses en réaité ; le témoi,
mage des « profanes > ne saurait valoir dans le domaine
initiatique, et la vraie + Connaissance » n'a rien & gagner
a ces assimilations erronées ou superfcielles (1). Tl a'en
Feste pas moins que, en tenant compte des quelques observa.
tions que nous avons formulées, on aura certainement
intérét et profit a Lire ce livre, et surtout les chapitres
Consacrés aux questions plus spéciales dont nous ne pouvons
Songer a donner méme le moindre apergu. Tl doit étre bien
entendu, ailleurs, qu’on ne doit pas demander aux livres,
duels quils soient, plus qu’ils ne peuvent donner; méme
ceux des plas grands Mattres ne feront jamais, par enc.
memes, que quelqu’un qui n'est pas aiacareru) le devicnne i
ils ne sauraient suppléer ni aus « qualifications » naturelle,
ni au rattachement a une silsilah réquliére ; et, s'ile peuvent
assurément provoquer un développement de certaines
Possibilités chez celui qui y est préparé, ce n'est pour ainsi
dire qu’a titre d’e occasion », car la vraie cause ost toujours
ailleurs, dans le« monde de esprit » ; et il ne faut pas oublier
due, en défnitive, tout dépend entitrement du Principe, de-
vant lequel toutes choses sont comme si elles n’étaient pas:
14 daha ill” Allahw wahdahy, lé shartka labu, Jak ol.
muh wea lahu c-hamdu, wa busca ala kulli shayin gaitir |
RENt Guévon,
catiens c'est que estes
iu melephgegue si
Jes philonophes désig fae
rea la vale meeps