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Revue Canadienne de Géographie Tropicale

Canadian Journal of Tropical Geography


RCGT (En ligne) / CJTG (Online)
ISSN : 2292-4108
Vol. 5(2) : 1-3
http://laurentienne.ca/rcgt

www3.laurentian.ca/rcgt-cjtg
HOMMAGE
À
Fabien Eboussi Boulaga

Source : http://www.kweeper.com

Melchior MBONIMPA
Département de sciences religieuses
Professeur Titulaire
Université de Sudbury, Sudbury, Ontario, Canada
Email : mmbonimpa@usudbury.ca
@ 2018 RCGT-CJTG Tous droits réservés /All rights reserved

Jamais Eboussi ne cessera de nous manquer


Ceci n’est pas une oraison funèbre. Ceux qui ont côtoyé de Puis, je me suis souvenu de Nietzsche qui affirma un jour : «
près Fabien Eboussi Boulaga pendant les nombreuses Jamais, sans la musique de Wagner, je n’aurais supporté ma
décennies de ses « labeurs effrayants », ainsi que les membres jeunesse. » Ensuite, j’ai pensé au jeune Marx qui, parlant de
de sa famille ont sûrement fait le meilleur choix possible en Feuerbach et de son chef d’œuvre, L’essence du Christianisme,
désignant la personne qui a eu l’honneur et le défi de saluer déclara : « En ce qui concerne l’Allemagne, la critique de la
solennellement le passage de notre fier Muntu de ce monde ci à religion est pour l’essentiel terminée… » À l’instar de ces jeunes
sa dernière demeure. Mais après cela, nous tous, bénéficiaires penseurs s’exprimant de façon élogieuse et enthousiaste à
de sa pensée et de son aventure exemplaire, pouvons propos d’aînés qui les avaient marqués, je me permets de dire à
revendiquer de contribuer au devoir de mémoire, de témoigner, mon tour : jamais sans les textes d’Eboussi, je n’aurais supporté
de souligner la bienfaisante parenté intellectuelle et spirituelle ma jeunesse. Et, avec beaucoup d’autres condisciples
qui nous rattache à ce monument de la pensée africaine, et d’université qui s’étaient passionnément imprégnés du discours
même, de la pensée universelle. de Christianisme sans fétiche dès sa parution en 1981, j’ai
Quand j’ai appris que Fabien Eboussi s’est éteint, le 13 octobre ressenti un immense soulagement en adhérant à cette
2018, je n’ai pas eu envie de pleurer. J’ai plutôt pensé que quand paraphrase des propos du jeune Marx que notre bande
il est entré dans l’éternité, il a dû s’y sentir chez lui, c’était d’intellectuels en herbe avait adoptée collectivement : « En ce
comme une arrivée chez soi : c’est un immortel. qui concerne l’Afrique, la critique du christianisme missionnaire
est pour l’essentiel terminée. Nous pouvons passer à autre
RCJT/CJTG, Université Laurentienne/Laurentian University, Géographie/Geography, Sudbury, Ontario, P3E 2C6, Canada. ISSN : 2292-
chose. »
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est pour l’essentiel terminée. Nous pouvons passer à autre J’ai eu la chance d’aborder cette question du rapport de maître
chose. » à disciple avec Eboussi, de façon drôle. L’occasion m’en a été
Mais longtemps avant son « effondrement » (ou sa chute dans donnée par Ambroise Kom, un fidèle parmi les fidèles du grand
un état végétatif pendant les dix dernières années de sa vie), philosophe, et qui savait que j’étais aussi un admirateur de cet
Nietzsche avait cessé de considérer Wagner, le maître de immense intellectuel africain. Alors qu’Eboussi était invité au
Bayreuth, comme un génie indépassable. Il l’a même dénigré en Canada, à Calgary, pour un séjour de recherche et de
soutenant que dans ses opéras, il produisait beaucoup de bruit conférences, Kom lui a suggéré de modifier son itinéraire pour y
pour compenser son manque de génie. Quant à Marx, il s’est inclure une visite à l’Université de Sudbury où j’étais (et suis
rapidement détourné de Feuerbach, lui reprochant d’être un encore) à l’emploi. La conférence qu’il y livra fut une
bourgeois borné et incapable de saisir la nécessité d’une merveilleuse fête de la pensée. Comme l’un des partenaires de
révolution prolétarienne. Les deux jeunes ont donc dû procéder l’événement était un Centre d’Étique dont j’étais le directeur et
au meurtre du père pour survivre et accéder à l’âge adulte. qui était nécessairement bilingue comme l’université elle-même,
et sachant qu’Eboussi était parfaitement bilingue, je lui ai
Si tel est le processus incontournable pour devenir soi-même
proposé de nous servir une conférence en anglais et en français.
avant de mourir, je ne suis pas parvenu à m’y conformer en ce
À ma grande surprise, il a refusé catégoriquement : il était prêt à
qui concerne mon lien à Eboussi et je ne le regretterai jamais.
fonctionner uniquement en français ou uniquement en anglais,
Je me souviens de ma première entrevue comme « intellectuel »
mais pas dans les deux langues à la fois. Le choix a été simple :
à Radio-Canada à la fin des années 80. Le titre de l’émission
nous avons opté pour l’anglais car, cette langue étant largement
était : « À la suite d’un maître ». Je venais de terminer ma
majoritaire, la conférence risquait d’attirer un public beaucoup
maîtrise en théologie avec un mémoire qui portait sur l’œuvre
plus nombreux qu’en français.
d’Eboussi : De la mémoire humiliée à l’utopie. Fabien Eboussi
Boulaga et la critique africaine du christianisme. Le directeur du À cette occasion, pendant la présentation du conférencier, je l’ai
mémoire, le professeur Michel Beaudin, provenait du monde taquiné en révélant publiquement qu’il m’avait beaucoup
des media avant d’aboutir dans la jungle académique. C’est manqué. Je lui ai dit, à la blague : « Je porte plainte contre vous
probablement lui qui m’a référé à Radio-Canada. J’ai peut-être devant cette assemblée. J’aurais aimé vous avoir comme maître,
encore (quelque part dans mes archives) l’enregistrement de mais j’ai entendu, à maintes reprises, que Fabien Eboussi ne
cette entrevue sur bande cassette, mais je n’ai plus d’appareil supportait aucun disciple. J’ai donc été obligé de me débrouiller
pour l’écouter. Je me souviens toutefois de la réaction de tout seul. » Quand je lui ai donné la parole pour prononcer la
l’intervieweur à la fin de l’exercice et hors micro: « Tu es un conférence, il a d’abord répondu laconiquement à ma plainte : «
excellent patineur ». Sur le coup, j’ai eu l’impression que ce I don’t mind distant disciples. » Le vieux professeur que je suis
n’était pas un compliment, mais je n’ai pas osé lui demander devenu maintenant comprend parfaitement, en fin de parcours,
d’expliciter. Longtemps après, j’ai compris que par ces mots, il ce qu’Eboussi avait saisi dès le départ : les disciples sont, plus
m’avait concédé la victoire: il n’avait pas réussi à me faire dire souvent qu’autrement, une vraie nuisance. Et, après avoir écouté
que, tôt ou tard, j’obéirais à la pulsion qui pousse au meurtre du le discours percutant du conférencier contre l’afropessimisme et
père – ce père inquiétant qui avait osé une critique virulente et sur les raisons d’espérer un avenir positif dans le continent noir,
sans concession envers l’Occident chrétien et son aventure voici le commentaire que fit un collègue dont l’anglais est la
missionnaire. Je n’ai pas contredit le « maître », je me suis langue maternelle : « C’est un utopiste dans le meilleur sens du
attaché à expliquer son côté génial et j’ai assumé le statut de terme et… son vocabulaire anglais est de loin plus riche que le
disciple fasciné et admiratif qui ne me déplaisait pas du tout. mien! »

Il se pourrait qu’il existe des disciples adversaires d’Eboussi, ou Avant ce passage à Sudbury, je n’avais pas revu Eboussi depuis
simplement d’autres intellectuels de son étoffe qui ont pensé une vingtaine d’années. J’avais été son étudiant dans un cours
contre lui, en se plaçant sur le même terrain de la rigueur et de qu’il avait offert comme professeur visiteur à Kimwenza
l’honnêteté sans compromis. S’ils existent, j’avoue que je ne les (Kinshasa – Zaïre) où je faisais alors mon premier cycle
connais pas, et ce n’est pas faute de les avoir cherchés. Car, à universitaire en philosophie. Son cours portait sur un livre de
une époque de mon évolution intellectuelle, notamment après Kant : La religion dans les limites de la simple raison. Il nous a
le mémoire de maîtrise dont je viens de parler, j’ai tenté de exposé le contenu de l’ouvrage, et à la fin, il nous a surpris en
m’émanciper de la pensée d’Eboussi. Pour y parvenir, il aurait concluant que Kant avait tout faux, et que « sa compréhension
fallu que je repère moi-même des failles dans cette pensée ou de la religion était misérable et même nulle. » Pour nous, qui
que je trouve quelqu’un d’autre qui ait soutenu, de façon avions appris dans d’autres cours que Kant était le plus grand
convaincante, l’antithèse de ses affirmations ou la négation de philosophe de tous les temps, cette conclusion était comme la
ses thèses. Mes efforts n’ont abouti à rien et je me suis foudre en saison sèche. Puis, Eboussi est parti sans nous
finalement résolu à mettre fin au masochisme : pourquoi fallait-il imposer un examen, au grand déplaisir des autorités
bouder le plaisir de lire et de relire un maître à penser qui oblige académiques. Et quand je l’ai accueilli à l’aéroport de Sudbury,
à tout repenser, à tout redire comme lui, avec lui? Après tout, ses premiers mots étaient : « Je craignais que vous ne me
Platon n’a-t-il pas usé ses jours à rendre impérissable la pensée reconnaissiez pas parce que j’ai vieilli et je suis tout fripé. » Je ne
de Socrate, son maître? Et Hegel, dont l’ambition n’était sais plus comment j’ai réagi à cette sortie qui contrastait
nullement d’élever la pensée de Kant à l’ordre de ce qui nettement avec son allure plutôt juvénile, mais je me souviens
demeure, n’a-t-il pas dû reconnaître (tout en le regrettant) que d’avoir été surpris de le voir partir vers la sortie sans attendre
son aîné avait conduit la critique des « preuves de l’existence de l’arrivée des bagages. Il venait de passer plus d’un mois au
Dieu » à un seuil qui les rendait inutilisables? Canada avec un petit bagage à mains, et quand je l’ai
accompagné à l’aéroport pour repartir, il n’était pas plus
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jamais vue chez aucun autre voyageur africain : c’est plutôt
l’excès de bagages qui nous caractérise.
accompagné à l’aéroport pour repartir, il n’était pas plus
surchargé qu’à l’arrivée. Cette simplicité volontaire, je ne l’ai
jamais vue chez aucun autre voyageur africain : c’est plutôt
l’excès de bagages qui nous caractérise.
Fabien Eboussi Boulaga a été un géant, une grande conscience
qui, pendant des décennies, n’a cessé de nous donner des
leçons de lucidité, d’intrépidité et de dissidence. Pour parier si
obstinément sur l’espérance rebelle, en appelant de tous ses
vœux l’avènement d’une Afrique qui marche sur ses pieds plutôt
que sur la tête, qui se tient debout plutôt qu’à genoux ou à plat
ventre, même si dans sa grande humilité, il aurait
vigoureusement rejeté ce que je vais affirmer, il lui a fallu une
dose non négligeable de surhumanité. De son vivant, il a été,
selon moi, non pas le plus grand philosophe, mais le plus grand
penseur ou le plus grand intellectuel de l’Afrique francophone.
Et je sais que lui aussi avait un admirateur parce qu’il me l’a
révélé : l’un de ses grands regrets était d’avoir séjourné à Boston
sans parvenir à obtenir un rendez-vous avec Noam Chomsky
que même ses détracteurs reconnaissent comme « le plus grand
intellectuel vivant ».

Fabien Eboussi Boulaga, né le 17 janvier 1934 à Bafia


(Cameroun) et décédé le 13 octobre 2018 à Yaoundé
(Cameroun) est un philosophe camerounais. Titulaire d'une
licence de théologie obtenue à l'Institut catholique de Lyon,
docteur en philosophie puis en lettres, il fut enseignant à
Abidjan, puis professeur à l'université de Yaoundé. Il s'engage
dans les années 1980 dans des associations de défense des
droits de l'homme. Il publie des ouvrages, d'abord sur la
théologie, puis sur la politique. De 1994 à sa mort, il a été
professeur à l’Université catholique d'Afrique centrale. Ancien
jésuite il contribua particulièrement au développement d'une
théologie chrétienne africaine.

Pour citer cet article

Référence électronique
Melchior Mbonimpa (2018). « Hommage à Fabien Eboussi Boulaga.
Jamais Eboussi ne cessera de nous manquer ». Canadian journal of
tropical geography/Revue canadienne de géographie tropicale
[Online], Vol. (5) 2. Online in December 25, 2018, pp. 1-3. URL:
http://laurentian.ca/cjtg

RCJT/CJTG, Université Laurentienne/Laurentian University, Géographie/Geography, Sudbury, Ontario, P3E 2C6, Canada. ISSN : 2292-
4108. Vol. 5(2) : 1-3. Copyright @ 2018 RCGT-CJTG Tous droits réservés/All rights reserved.
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