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Il

n’est de douleurs si terribles que celles infligées par


ceux que l’on aime

Plus d’attention, d’écoute, de protection, d’amour… Il arrive qu’un proche


– conjoint, parent, enfant, ami – en demande trop. Nous avons beau
donner toujours plus, ses émotions nous tyrannisent et prennent le pas sur
la complicité et la joie. L’amour et l’affection sont réels, mais nous nous
épuisons dans une relation étouffante, dans laquelle nous ne distinguons
plus ce qui nous fait souffrir de ce qui fait souffrir l’autre.
Pourquoi l’émotivité de la personne aimée devient-elle harcelante ? À quoi est dû ce sentiment de
confusion face à elle ? Faut-il se détacher pour se protéger ? Comment vivra cette partie de soi que
seul l’autre reconnaît ?
La psychanalyste Virginie Megglé nous éclaire sur les liens fusionnels qui renvoient à la dépendance
des premiers jours, celle du petit enfant vis-à-vis de sa mère. Elle nous explique comment nous
affranchir du harcèlement émotionnel, pour retrouver notre intégrité et aimer librement l’autre.

Virginie Megglé est psychanalyste et auteure de nombreux livres.


Virginie Megglé

Le harcèlement émotionnel
S’aimer sans s’étouffer
Éditions Eyrolles
61, bd Saint-Germain
75240 Paris Cedex 05
www.editions-eyrolles.com

Avec la collaboration de Solange Cousin

En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement le présent
ouvrage, sur quelque support que ce soit, sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français d’exploitation du
droit de copie, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.

© Éditions Eyrolles, 2020


ISBN : 978-2-212-57335-0
À ma cousine Sophie
Table des matières

Avant-propos
Introduction

PREMIÈRE PARTIE
De la fusion à la dépendance

Chapitre 1 – En quête de fusion


Deux en un…
Des mots pour dire les maux : fusion
Des mots pour dire les maux et mieux se (re) connaître : harcèlement émotionnel
Le désordre émotionnel
Le revers de la fusion

Chapitre 2 – Vouloir (l’autre) toujours plus, lui en vouloir


Quand l’idéal se craquelle
Le tiers exclus
Attention, relation, perversion

Chapitre 3 – Qui de nous harcèle l’autre ?


À qui la faute ?
Déstabilisante insécurité
Infantilisation
Subtile incohérence de la fusion passionnelle
Mon besoin est un ordre
Contre, tout contre
Un harcèlement émotionnel sournois

Chapitre 4 – Après le rêve, le désenchantement…


Accroc… et à cran
Quand le meilleur devient le pire et que l’élu ne l’est plus

Chapitre 5 – Nous nous aimions si tendrement…


L’empathie ne se commande pas…
Fusion et mimétisme obsessionnel
Faire payer, ne pas céder sur son désir

DEUXIÈME PARTIE
Les coulisses du harcèlement émotionnel

Chapitre 6 – Au commencement était la fusion


Retour sur le fusionnel, ce fonctionnement originel
Une dépendance vitale et ses déplacements
Trop fusionnelle ?
Excessivement dépendants à tout âge !
Une ressource ambiguë
Ce qui produit un effet de harcèlement
Un besoin toujours croissant
Il n’est de douleur plus poignante que celles infligées par qui l’on aime…

Chapitre 7 – Une redoutable insécurité


Retour sur l’insécurité : l’insécurité originelle
Dans l’intimité
L’inquiétude au quotidien
L’inquiétude du pire sollicite le pire
Un terrain propice aux techniques de harcèlement
Une atteinte répétitive

Chapitre 8 – Au nom de l’amour : quelques techniques de


harcèlement
Quand l’attente nous jette dans la tourmente
Appâter, séduire, porter aux nues, lâcher, revenir
L’effet de déception…
La cruauté du silence

Chapitre 9 – Des terrains affectifs qui prédisposent au harcèlement


émotionnel
Qui souffre de dépendance affective ne l’a pas choisi…
Le traumatisme en héritage…

Chapitre 10 – L’accord des inconscients : à la vie, à la mort


Les transactions inconscientes
Les transactions souterraines
L’écho d’une pression parent-enfant
Le chantage au cœur de la fusion
Une redoutable interprétation
Donner du sens, sans imaginer le pire ?
Une sensibilité décuplée
Le réveil de la tyrannie du nourrisson inquiet
Le temps décomposé

T ROISIÈME PARTIE
Sortir de la fusion ? Au risque de s’aimer

Chapitre 11 – Changer de scénario, est-ce possible ?


Prendre le risque de déplaire pour apprendre à ne plus se déplaire
Dans la réalité : apprendre à se sevrer
Accepter une vulnérabilité renforcée
Sortir de la fusion addictive produit une recrudescence émotionnelle
Quel recours ?
Se sauver d’une relation délétère est un réflexe vital
Comment échapper à l’emprise amicale de qui nous maltraite ?
Sortir de la bulle…
Comment ne plus se laisser blesser par qui ne veut rien entendre ?
Prises de conscience salutaires…

Chapitre 12 – Au risque de vivre, au risque d’aimer


Les techniques pour résister aux techniques de harcèlement
Des obstacles s’imposent ?
« C’est difficile de rompre avec une sœur, avec son meilleur ami. »
« Difficile d’apprendre à ne plus compter sur quelqu’un quand on a pris l’habitude de compter
sur lui. »
« La fusion c’est la passion, ne va-t-elle pas céder la place à l’ennui ? »
Une précision s’impose
Peut-on éviter qu’une situation ne se dégrade ?
Si vous avez dû vous sauver

Chapitre 13 – Cesser de s’accrocher (autant que faire se peut)


Ma vie ne dépend plus de la tienne, mais j’ai encore besoin de toi…
Le temps de la désintoxication
Un sevrage douloureux
Seule la bienveillance encourage à prendre soin de soi
La possibilité de blesser et le refus de le faire
Accompagner la cicatrisation
La parole et le silence, une question de mesure
En cas de crise
S’accorder le temps du repos

Chapitre 14 – De la tourmente à une joyeuse dépendance


À deux…
Se sauver, recouvrer la santé (seul)
Fusionnel toujours un peu
Aimable fusion…
Moins aimable fusion

QUATRIÈME PARTIE
Les mots de la dépendance

Vers une clarification


Affectif
Affection
Autre
Crise
Crise fusionnelle
Déception
Dépendance
Dépendance affective
Dépendance fusionnelle
Dépendance harcelante
Dépendances névrotiques ou addictives
Emprise
Exclusivité
Exclusivité plurielle
Fusion
Fusion névrotique
Fusionnel sadique ou à tendance perverse
Guérir
Guérison
Induire
Insécure
Insécurité
Pathologique
Perversité
Point de vulnérabilité émotionnelle
Préférence
Respect
Rupture
Sécurité affective
Séparation et sevrage
Sevrage thérapeutique
Sous-texte
Trahison

Conclusion
Avant-propos

Nous sommes des êtres de désir. Fruit du désir de nos parents (même s’il arrive
que ce désir ait été contrarié ou contrariant), fruit de leur accouplement, portés
par un élan vital, nous sommes nous-mêmes animés d’un désir. Désir de vivre.
Désir d’amour. De partage, de création, d’évolution, de conquête… Partant du
principe que ce désir est animé depuis l’inconscient par des motivations qui nous
échappent, et qu’il ne nous apparaît pas toujours clairement.
Ce désir nous appelle à la rencontre de l’autre, des autres. Nous aspirons pour le
réaliser à des relations idéales, mais la réalité contredit l’idéal et parfois
l’entache. L’amour, au cœur de notre vie, nous laisse alors peu de répit, que ce
soit en couple ou en famille mais aussi dans nos relations amicales.
Nous avions enfin rencontré l’amour, le vrai, tout allait bien, nous étions sûrs que
c’était lui, que c’était elle… Ou bien nous avions une amie d’enfance, nous nous
étions promis de ne jamais nous trahir, et soudain… On ne sait quel grain de sable
est venu se faufiler dans la relation et plus rien n’est comme avant. On ne peut pas
toujours situer depuis quand, mais c’est à l’occasion d’un changement de lieu, de
travail, d’habitudes… La relation devient invivable. Sans nous l’avouer tout de
suite, nous nous sentons trahis, déstabilisés, excédés. Nous faisons bonne figure.
Gardons fière allure. Mais notre quotidien peu à peu se transforme en enfer.
Le plus souvent cela survient dans le cadre d’une relation amoureuse. Nous
formions jusque-là un couple indépendant, notre vie amoureuse ne nous posait
aucun problème… Nous décidons de vivre ensemble, d’habiter sous le même toit,
et voilà que les disputes ne cessent. Elle ou il nous harcèle. Nous ne le
reconnaissons plus. Nous ne nous reconnaissons plus. Le moindre retard de
l’autre nous contrarie, nous nous mettons à trembler à sa première absence, son
humour nous agace. Nous le harcelons pour le lui faire comprendre, ou évitons de
le harceler, mais cet évitement même nous harcèle, car il nous obsède. Chaque
pensée est un enfer, nous nous sentons sous son emprise ou abandonné. Piégé,
utilisé ou maltraité. Nous souffrons, sans imaginer le plus souvent que l’autre
puisse souffrir : s’il souffrait comment ne serait-il pas sensible à la souffrance
qu’il nous inflige ?
Nous n’avons pas (encore) (vraiment) (tout à fait) envie de le sortir de notre vie,
mais nous n’en pouvons plus. Nous ne savons plus ce qu’est la patience, nous qui
étions pourtant réputés pour être sages, posés, mesurés.
Cela se produit aussi entre une mère et son enfant, entre amis, dans le cadre d’une
relation professionnelle, entre voisins. Nous étions jusque-là dans les meilleurs
termes imaginables et soudain « ça craque ». La relation nous échappe !
L’autre nous obsède. Nous ne le supportons plus… Nous sommes envahis par sa
pensée, par « ce qui se passe mal » ou la peur que « ça se passe mal ».
L’admirateur qui nous couvrait de cadeaux devient un bourreau, la championne
des câlins se transforme en furie. Celui qui nous avait secourus nous fait couler.
Nous le fuyons, il nous poursuit. Nous la désirons, elle s’enfuit. Nous perdons
pied, nous paniquons. Tout était si paisible et voilà qu’il/elle ne supporte plus le
calme et rejette tout geste de tendresse. La fusion se transforme en prison. Nous
sommes devenus esclaves de nos sentiments à son égard. Soit il nous abonne à son
silence, soit nous croulons sous une avalanche de textos. Il nous rend dépendants
de sa conduite indécise, nous plonge dans l’incertitude. La culpabilité nous
envahit, aussi harcelante que l’inquiétude propre à ce type de relations. Comme si
elles ne pouvaient se maintenir qu’à travers l’inquiétude qu’elles sécrètent en
contrepartie de l’admiration ou de l’exclusivité qu’elles exigent. Comme si l’on
ne pouvait que s’y soumettre ou s’en extraire définitivement. Notre vie dépend de
celle de l’autre et son mal-être devient le moteur ou la raison d’être de la relation,
jusqu’à ce qu’elle devienne invivable ou que chacun de son côté se prenne en
charge pour passer de la fusion au partage, à la conjugaison de deux
personnalités.
Les effets de ces dépendances excessives qui se traduisent physiquements par des
tremblements, des bouffées d’angoisse, tel un martèlement émotionnel, de quoi
sont-ils les symptômes ? Qu’est-ce qui s’y joue ? Les crises, les sentiments
d’impuissance, de désespoir, de découragement, d’épuisement que ces
dépendances suscitent peuvent se révéler à tout âge, dans plusieurs types de
relation, mais elles ne surgissent pas par hasard. Elles sont l’occasion de mieux
se connaître, de devenir soi, de grandir.
Introduction

« L’ingéniosité du premier romancier consista à comprendre que dans l’appareil de nos émotions,
l’image étant le seul élément essentiel, la simplification qui consisterait à supprimer purement et
simplement les personnages réels serait un perfectionnement décisif. »
Marcel Proust, Du côté de chez Swan

Quand nous avons subi des carences affectives dans l’enfance ou vécu par
exemple des situations douloureuses car conflictuelles, celles-ci resurgissent dans
le cadre de relations amoureuses, amicales, ou même professionnelles. Nous
avons spontanément tendance à attendre de l’autre qu’il y remédie. C’est là que
peut s’installer une dépendance excessive, car l’attente est déplacée (d’hier à
aujourd’hui, du passé au présent). Nous attendons, plus ou moins consciemment,
de l’autre — l’amour ou l’ami — qu’il ou elle répare nos blessures d’hier, apaise
nos besoins restés en suspens. Nous verrons que non seulement — exception faite
des personnes qui expriment clairement le besoin de venir en aide — nul ne peut
pourvoir à nos besoins d’hier ni nous réparer, mais que de surcroît, une telle
attente peut décontenancer.
Nous pouvons ainsi nous-mêmes être l’objet d’une demande d’attention affective
démesurée, troublante d’un point de vue émotionnel, ou exprimer une telle
demande, souvent blessante pour celui ou celle à qui l’on reproche le mal qui
nous a été fait par le passé comme si c’était elle ou lui qui en était la cause.
Ainsi, quand resurgissent des souffrances d’hier, elles perturbent et déséquilibrent
la relation et donnent lieu à des débordements émotionnels, de part et d’autre.
Si on ne considère pas ces excès, dans le but de rétablir un équilibre affectif, ils
induisent des dépendances douloureuses, maladroites, inquiétantes, qui nous
maltraitent autant l’un que l’autre et produisent cet effet de harcèlement
insupportable à vivre.
Si, en contrepartie, on les considère, on apprend à mieux se connaître, on se
répare soi-même et on parvient également à discerner ce qui vient de nous, ce qui
vient de l’autre. Ce qui vient d’une situation passée, ce qui appartient à
proprement parler au présent. On est plus à même de trouver les solutions
adéquates.
On parle de nos jours très souvent de dépendance affective. C’est une question
devenue essentielle. J’ai moi-même eu l’occasion à plusieurs reprises d’écrire
sur ce sujet1. Mais cette notion de dépendance affective peut donner lieu à une
certaine confusion : elle n’est en effet pas évidente à délimiter hors cadre
thérapeutique. Elle ne se laisse pas cerner facilement : c’est le propre de l’affect !
Il me semble important de souligner ici, aujourd’hui, que nous sommes des êtres
dépendants affectifs, pas essence. Que la dépendance affective en elle-même n’est
pas une maladie. De même que nous avons besoin d’oxygène ou de nourritures
alimentaires, nous avons un besoin tout aussi vital d’aimer, de nous sentir aimés,
d’affection, de tendresse, de présence et de chaleur humaine. La recherche
clinique prouve qu’un enfant alimenté suffisamment, en termes de calories, de
vitamines, de sels minéraux, mais de façon mécanique et privé d’affection, est
malheureusement entravé dans son développement et devient un adulte souffrant, y
compris physiquement.
Hors ces cas de carence avérée, la frontière n’est pas délimitée entre le normal et
le pathologique. Ce qui nous renseigne est subjectif. Selon, entre autres, le
tempérament, l’histoire personnelle et familiale. Quand la souffrance se manifeste
ou s’installe dans une relation, elle demande que l’on s’interroge sur la qualité et
la nature de la dépendance affective. Cette dépendance est vitale, il ne peut être
question de la supprimer. Mais quand on se met à son écoute, elle nous invite à
mieux prendre soin de soi, en comprenant ce qui s’y joue, dans le cadre d’une
relation, lorsqu’elle se fait douloureuse. Par l’attention que nous lui porterons,
nous apprendrons à pourvoir à l’essentiel et à mettre fin à ses excès.
C’est dans cet esprit que nous avons imaginé une quatrième partie, en fin de
volume, pour éclairer ce qui peut relever du normal ou du pathologique. Et
amener à faire des distinctions, des nuances, selon les situations.
Vous pourrez vous reporter à ce glossaire en cours de lecture pour ensuite la
reprendre là où vous l’avez laissée. Selon un parcours plus intuitif que rationnel,
car ainsi fonctionne notre affectivité ! La plupart des mots du glossaire sont
signalés en italique dans le texte.
La question des dépendances affectives est au cœur de la vie. Cette dimension de
l’humain a été trop longtemps négligée. Il est normal qu’elle nous préoccupe. Les
difficultés qu’elle nous pose nous invitent, si nous nous mettons à son écoute, à
prendre soin de nous en profondeur. À apprendre, peu à peu, pas à pas, une façon
d’être plus apaisée, plus apaisante… À ne plus se torturer ni se laisser torturer
émotionnellement parlant.

1. Virginie Megglé, Les séparations douloureuses, Eyrolles, 2015.


PREMIÈRE PARTIE

De la fusion à la dépendance
Chapitre

En quête de fusion 1

Deux en un…
La fusion est le premier mode de vie que nous ayons connu, le plus attachant, le
plus émouvant… Initiée dans le ventre de notre mère, elle se poursuit
naturellement les premiers temps de notre vie. Il nous arrive par la suite de la
rechercher pour nous rassurer mais aussi de la reproduire. Nous avions fait un
avec notre mère, nos parents ont fait un lorsqu’ils se sont accouplés. Elle
symbolise cet état symbiotique où nous étions portés, pris en charge, enveloppés,
là où nous ne connaissions pas la frustration. Grâce à elle, par l’intermédiaire de
notre mère, nous nous sentions en communion avec l’univers. Alors nous nous y
ressourçons.
Ainsi est-il fréquent de voir un petit enfant se réfugier sous une couette ou se
replier en position de fœtus, quand il se sent contrarié sans avoir les mots pour le
dire. Comme lorsqu’il faisait un avec maman.
Nous imaginons facilement la fusion comme la rencontre ou l’extrême proximité
de deux corps, principalement entre une mère et son enfant. Ainsi est-il fréquent
d’accuser une mère d’être « trop fusionnelle ». Mais non seulement il existe des
pères également « trop fusionnels » d’un point de vue physique, mais la fusion
n’est pas seulement charnelle. Ainsi, certains pères entretiennent-ils une
communion « d’âme à âme » avec leur enfant. Qu’il soit fille ou garçon.
Ce type de relation prolonge et reproduit le mode premier de communication : le
langage maternel, un langage sans parole, inarticulé, qui reste inscrit depuis la
conception en chacun de nous.
Ainsi, la relation entre l’écrivaine Colette et sa mère Sidonie était caractéristique
de la fusion à distance. Une abondante correspondance épistolaire et plusieurs
ouvrages en témoignent. L’écrivaine portait à l’origine le même prénom que sa
mère « Sidonie Gabrielle ». Elle reproduisit ce mode de relation avec sa fille,
qu’elle prénomma de son pseudonyme d’écrivain : Colette !
Entre frère et sœur, nous avons gardé confusément le souvenir d’avoir partagé le
même ventre… la même chambre parfois, la même école, les mêmes jeux, les
mêmes vêtements par choix ou par obligation, les mêmes amis et plus tard les
mêmes amants, les mêmes moments de solitude. Les douleurs n’étaient pas
(toujours) les mêmes, ni l’avenir forcément, mais la fusion subsiste, plus ou moins
latente, même lorsque frère et sœur installent entre eux une distance géographique
pour s’en protéger. C’est pourquoi lorsqu’ils se retrouvent autour d’un héritage,
les émotions sont si fortes et sources de tant de confusions.
Lorsque deux sœurs évoquent des périodes du passé, et que leurs souvenirs
diffèrent, chacune est persuadée que sa version est la bonne. Difficile d’admettre
la vérité de l’autre ! Le même souvenir ne devrait-il pas être semblable en tout
point ? Ayant partagé le même espace fusionnel, elles imaginent leur(s) passé(s)
semblable(s), et peinent à se différencier sinon dans une déchirante opposition.
Avec nos amis, sans avoir besoin de l’exprimer, nous partageons la même
expérience intra-utérine et en secret la même nostalgie d’un monde sans heurt.
Prenant parfois plaisir à partager nos états d’âme, en contemplant, par exemple,
un même paysage, à nous fondre dedans, silencieusement.

Des mots pour dire les maux : fusion


Fusion, formé sur le participe passé du latin fundere, signifie l’action de se
fondre, mais aussi de se répandre. La fusion ne connaît pas de limite. Elle
implique le passage du solide au liquide et la réunion de deux corps – ou plus –
sans discernement. On parle ainsi de famille fusionnelle, alors qu’elle comprend
plus de deux corps. Toute cohabitation implique une certaine fusion, on infuse
dans le même milieu. C’est pourquoi l’on prend souvent plaisir aux retrouvailles.
Elles ravivent tous les espoirs, nous replongent dans le temps d’avant, quand tout
allait si bien… Elles ont le charme des (re) commencements. On y rentre en
fusion, se plongeant l’un dans l’autre dans un même souvenir ou ce que nous
croyons être le même. Pas besoin de mots alors pour dire ensemble joyeusement
« Tu te souviens… ? »
La communication fusionnelle est celle de la fluidité, de l’empathie, de la
transmission de pensée, heureuse, dans sa version positive.
Quand on est fusionnel, l’autre, à l’égal du nourrisson avec sa mère (et
réciproquement), n’est pas tout à fait un autre ! Mais un prolongement vital dont la
présence est rassurante, et la disparition inquiétante.
La peur de le perdre plane plus ou moins évidente, pas toujours avouée. Ou la
sensation d’être en baisse d’énergie sitôt qu’il ou elle s’éloigne. Nous avons
besoin de compter sur elle ou lui en permanence, d’être rassuré sur sa présence.
Nous ne saurions le dire mais sommes persuadés qu’il ou elle nous appartient, et
que nous sommes au centre de son monde. C’est ainsi que dans une relation
fusionnelle, nous donnons à l’autre et prenons sur lui, sur elle, si ce n’est tout
pouvoir, tout du moins un immense pouvoir. Sans en avoir toujours conscience ni
surtout conscience de ce que cela implique.
D’ailleurs, l’expression « relation fusionnelle » en elle-même est paradoxale,
puisque la relation suppose des éléments distincts tandis que la fusion indique la
réunion, sans distinction de plusieurs éléments en un seul.
Aussi la fusion est-elle plutôt une façon d’être au monde où l’autre n’existe pas en
lui-même mais « comme une partie de moi »… « Il correspond à mon désir, à mon
attente… Il entre dans ma bulle. » Comme à deux dans une même bulle, mais
chacun ayant l’impression que l’autre est dans la sienne. Le désir d’autonomie
entre en contradiction avec la fusion et quand pointe une contrariété, l’être
fusionnel, comme un oisillon affamé, piaille d’impatience pour qu’on reste avec
lui… Ses réactions perturbent l’harmonie et maltraitent l’émotivité de sa moitié,
qui souffre de le voir souffrir parce que ça la fait souffrir et qu’elle souffre à sa
place, dans son âme, dans sa chair, sans savoir dans l’instant comment l’apaiser.
Ainsi, cette interdépendance absolue, si naturelle (et incontournable) entre une
mère et son nourrisson, laisse-t-elle surgir dans un couple, entre ami.e.s, ou entre
frère et sœur des sensations pénibles d’étouffement, d’enfermement, d’aliénation,
de persécution… autrement dit une dépendance mortifère.

Des mots pour dire les maux et mieux se (re)


connaître : harcèlement émotionnel
Certains mots ont une forte résonance. Ils nous touchent, entrent en écho avec ce
que nous vivons. Nous les adoptons sans en connaître précisément le sens car ils
disent quelque chose de nous que nous ne parvenions à exprimer jusque-là. Ainsi
en fut-il du harcèlement quand il a surgi il y a quelques dizaines d’années en
psychologie. Dérivé de harceler, il signifie au sens propre le fait de soumettre ou
d’être soumis à l’action d’une herse. Pour ameublir, labourer, rendre plus
perméable, un sol. Le préparer à en recevoir les semences. Par la suite, au sens
figuré, il a signifié le fait d’être tourmenté.
Une herse, c’est cet instrument à dents de bois, de fer ou d’acier, fixé à un bâti
que l’on traîne sur terre pour en briser les mottes ! Ainsi en va-t-il de notre
sensibilité quand elle est soumise au harcèlement. Comme une terre ameublie,
prête à tout recevoir. C’est dire si une personne harcelée est malléable à merci,
rendue sans résistance et peu apte à se défendre.
L’émotion, quant à elle, est au cœur de notre vie. Elle se traduit par une mise en
mouvement. Troublante pour le meilleur ou pour le pire. Être ému, c’est être
attendri, bouleversé, affecté, c’est sortir de l’état de tranquillité auquel nous
aspirons naturellement. Chacun de nos gestes étant destiné à contribuer à notre
équilibre : dormir, boire, respirer, manger, se promener, travailler aussi bien sûr,
produire, créer, c’est être en quête d’apaisement. Mais ce faisant, nous sommes
soumis, à travers nos rencontres, à divers heurts, qui nous ébranlent dans nos
certitudes et nous émeuvent.
L’émotion ne répond pas à un mouvement volontaire, elle est de l’ordre
pulsionnel. Comme une réponse irraisonnée à un choc plus ou moins défini. Ainsi
la joie ou la peur nous ébranlent-elles, hors toute volonté. Bouleversantes, quand
soudain elles nous envahissent, elles sont immédiatement reconnaissables, comme
l’est aussi la plupart du temps ce qui les déclenche. Mais il en existe une
multiplicité de nuances que nous ne saurions nommer et qui pourtant nous
traversent dans la journée et nous remuent sans que nous sachions (dire)
pourquoi. Parcourus de sensations étranges, nous perdons notre calme. Ébranlés,
stressés, euphorisés, ivres de bonheur ou sous le coup d’un chagrin…
Il en va avec les émotions comme avec les couleurs, leur gamme est infinie. Et
certaines circonstances nous soumettent à des secousses imperceptibles pour le
regard extérieur et pourtant indéniables pour qui les subit.
Le lien amoureux en est parcouru. De multiples. Des plus aimables et
revivifiantes aux plus mortifères, lorsque l’amour s’assombrit.
Quand l’émotion est joyeuse, elle semble naturelle, nous la chérissons : elle
soulève l’enthousiasme. Nous replonge dans la plus délicieuse des fusions :
l’accord est parfait, ce qui émeut l’un émeut l’autre, nous en avons le désir, un
désir si fort que tout semble miraculeux. Une énergie fabuleuse nous anime, nous
nions s’il le faut ce qui aurait semblé pénible en temps ordinaire. Bien qu’elle
nous secoue et nous attendrisse, nous ne pourrions la dire harcelante. En soulevant
l’enthousiasme, elle envoie des ondes positives !
Le désordre émotionnel
Multiples, complexes, diffuses, au sein d’une relation fusionnelle, les émotions
nous mettent pour un rien en effervescence. Quand elles s’imposent, comment
faire la part des choses ? La promiscuité rend leur provenance incertaine. Celles
de l’autre nous parviennent en direct, sans filtre ni intermédiaire, comme si elles
étaient nôtres. Nous ne savons plus discerner ce qui vient de l’un ou de l’autre.
Par essence envahissantes, quand elles sont sources de souffrance, même l’être le
plus fusionnel aspire à sortir de la fusion.

À trente-cinq ans passés, cet homme se sent un peu perdu : sa nouvelle compagne lui avait procuré
d’immenses joies. Il ne la reconnaît plus !
Ils avançaient ensemble sur un petit nuage, avaient connu bien sûr quelques remous durant le
voyage, mais tout était si doux ! Et voilà que surgit un choc imprévisible…
Ébranlé mais de façon négative, en perte de repères, il a l’impression de manquer d’espace vital,
d’étouffer et un besoin urgent de respirer.
Celle qui lui renvoyait en miroir une image sublime apparaît soudain comme une intruse, une in-
désirée, blessante : elle a fouillé dans ses affaires, il l’a vue faire, n’a rien dit. Les souvenirs
l’assaillent : école, privation, intrusion… Punition, culpabilité… Son père, sa violence, le retour de la
guerre… Il en veut à son amie de ressusciter ce qu’elle lui avait permis d’oublier…

Toute contrariété donne lieu à des tensions qui infiltrent la relation, la brutalisent,
la tourmentent. Il suffit d’une impression désagréable pour mettre à mal l’idéal
(amoureux) ! Ou que la volonté de l’un entre en contradiction avec celle de l’autre
pour que la paix soit troublée. Les émotions soudain désagréables produisent
alors (tel un marteau-piqueur) un effet de harcèlement : la sensation d’être
maltraité, incompris, non respecté, écrasé.
L’autre qui était source de bonheur menace de faire notre malheur. Et la relation
amoureuse, amicale, fraternelle, d’être synonyme de déception !
Le harcèlement émotionnel définit cet état dans lequel nous avons l’impression, au
cœur d’une relation, d’être soumis aux désirs de l’autre, sans qu’il ne tienne
compte de notre volonté ni de notre sensibilité. La relation n’a de cesse d’être
contrariante. De nous mettre en émoi. Tout fait choc, nous ne connaissons plus la
paix, nous nous sentons écrasés. L’insécurité s’installe, malmenant le désir
amoureux ou amical. Les réactions sont le plus souvent excessives, comme
l’avaient d’ailleurs été les prémisses de la relation. Le coup de foudre qui l’avait
inaugurée ou l’émerveillement qui accompagne une naissance sont également deux
formes de bouleversement émotionnel.
Ainsi, celui qui était tout amour et dont la présence avait fait miroiter tant de
promesses, devient-il la cause d’autant de tourments… La fusion ne supporte pas
la contrariété ! Idyllique à l’origine, elle a inévitablement ses revers.

Le revers de la fusion
Ainsi, contrairement à toute attente, puisque tout y semble lisse et couler de
source, la fusion exacerbe l’émotivité. Nous y sommes remués en permanence,
mais plutôt en douceur comme dans le ventre maternel, et les émotions heureuses
sont si naturelles et bénéfiques que nous les supposons définitives… Aussi,
lorsque pointe un désagrément, il produit une onde de choc qu’accentue et
dramatise un effet de traîtrise ! Un refus suffit à déclencher une tourmente
intérieure. Celui qui l’a émis ne comprend pas pourquoi son geste, légitime à ses
yeux, est vécu comme une attaque personnelle. La réaction qu’il déclenche en
retour l’agace, il la juge démesurée. Ne s’y attendant pas, le voici lui aussi pris en
traître, ou avec la sensation inattendue d’être sur un terrain adverse !

Retrouvons la femme de X, citée plus haut, surprise en flagrant délit, lui reprochant le choc d’avoir
été surprise ! Peu importe la raison qui la mena à fouiller dans les affaires de son compagnon…
Imaginons qu’il rechigne plus tard à se coucher en même temps qu’elle. Elle se sent désemparée,
sans comprendre pourquoi il refuse de répondre à ses besoins. De l’extérieur nous pouvons
imaginer qu’il lui en veut. Mais elle n’y songe pas, elle a été si heureuse de ne découvrir rien de
suspect, qu’elle l’en aime d’autant plus et le veut à ses côtés. Pourtant la suspicion suffit à pervertir
la fusion…

La dépendance fusionnelle apparaît négative quand l’un des partenaires d’un


couple rechigne à suivre l’autre, et que celui-ci se sent désemparé parce que
l’autre ne répond pas à ses besoins, sans comprendre lui-même ce qui lui arrive.
Que le refus soit spontané ou utilisé pour reprendre pouvoir sur l’autre, il est vécu
par qui le reçoit comme un désaveu.
Comment émettre un avis différent sans contrarier son partenaire ? La fusion
exacerbe la sensibilité. Chacun voudrait le monde à sa mesure. Ce qui ne va pas
en ce sens active des frustrations à peine tolérables.
Les fonctionnements intimes de part et d’autre de la fusion s’apparentent, mais
leurs expressions diffèrent. Quand une tension s’amorce, il n’est pas rare que l’un
tente d’exprimer ouvertement ce qu’il ressent tandis que l’autre se referme sans
rien laisser deviner. Que l’un soit hyper-réactif et l’autre soudain hyper-distant,
l’un et l’autre pourront se sentir également agressés ou déçus, trahis ou
abandonnés, simultanément ou consécutivement. L’un deviendra froid. L’autre
attaquant. L’un sera placide, l’autre visiblement agressif. L’un fera des reproches
à voix haute, l’autre n’en pensera pas moins, mais n’exprimera rien. Après
l’idylle des premiers temps, la dépendance s’avère désastreuse. L’homme solide
et contenant serait-il brutal, autoritaire, fourbe peut-être, condescendant ou
grossier ? La femme qui avait incarné à merveille la liberté apparaît capricieuse,
hystérique, inconstante ? La confiance se craquelle.
Il était fort, il devient autoritaire, elle était charmante, elle se fait cassante…
Elle semblait maîtresse d’elle-même, elle se déchaîne, il semblait tendre, il
apparaît vulgaire… Les épidermes à vifs… L’un est pris d’insupportables
démangeaisons affectives tandis que l’autre se carapace pour que rien ne
transparaisse. L’un reproche à l’autre de ne rien ressentir, l’autre de ne pas savoir
se contenir… Tous deux dans l’hyperréactivité, chacun devient méconnaissable
pour l’autre ! Hystérique ou passif agressif, les deux faces d’une même pièce !
On a envie de rester amants ou aimants, de préserver le lien amical ou fraternel,
de rester comme avant mais que l’autre change pour que tout redevienne… comme
avant ! Quand tout semblait… aussi doux que le ventre de maman.
Dès le premier malaise, la dépendance n’est plus signée des dieux. Chacun a mal
et le manifeste plus ou moins. Volontairement ou pas. Celui qui s’anesthésie
semble ne pas souffrir, mais la déception, la colère, l’amertume, le désarroi sont
bien là, intériorisés, réveillant en lui les réactions de l’enfant qu’il fut.
La fusion donne alors lieu à un rapport de force masqué. Chacun voudrait imposer
son style, sa raison ou sa façon d’être, comme un enfant qui a besoin de s’opposer
à sa mère.
Elle crée (ou entretient), quand elle est subie, un déséquilibre, comme si l’un
devait toujours prendre le dessus sur l’autre. Le moral de l’un dépend de celui de
l’autre ; sa santé aussi, il arrive ainsi que lorsque l’un est enfin épanoui l’autre
devienne dépressif et inversement…

Certaines personnes se savent fusionnelles, d’autres l’ignorent ou peinent à l’admettre. Un homme


en apparence libre peut perdre consistance en l’absence de sa femme, lorsqu’elle gagne en
indépendance. Son apparente liberté reposait de fait sur la dépendance que leur type de relation
entretenait jusque-là chez elle. Il pouvait afficher une forte volonté d’autonomie, revendiquer la liberté
de ses allées et venues, de ses horaires, mais lorsqu’elle se met à travailler de son côté, à avoir ses
propres horaires, il ne supporte pas la réciprocité. Il ne ressemble plus à celui dont elle parlait quand
elle déclarait peu avant avec fierté qu’il l’avait fait renaître. Lui qui ne supportait pas d’être contrarié
dans ses propres mouvements, qui lui avait reproché sa dépendance et l’avait incitée à prendre un
peu d’autonomie, se révèle soudain fusionnel, contrairement à toute attente. De son côté, elle ne
comprend pas les réactions de son conjoint. Son travail lui apporte de réelles satisfactions. Elle
aimerait que « tout redevienne comme avant » quand ils étaient deux en un, sans avoir à y renoncer.
Elle ne comprend pas pourquoi il la harcèle en guettant ses allées et venues, en lui demandant plus
ou moins directement de diminuer ses activités pour rester plus souvent auprès de lui.
Il se sent rejeté, comme par une mauvaise mère ne répondant pas à ses besoins enfantins ; une
marâtre qui l’ignore, un bourreau prêt à lui faire subir le pire, mais il ne dit rien. Il sombre
progressivement tandis qu’elle s’envole. La nouvelle attitude de sa compagne le tourmente. Il la rend
fautive de sa souffrance…
Quand la liberté de l’un heurte les limites de l’autre (et son besoin d’exclusivité), une réelle détresse
s’ensuit.

Nous aspirons à peu près tous à conserver le meilleur de la fusion pour préserver
notre sécurité. Mais également à vivre à l’extérieur, avoir des joies qui nous
confirment dans notre existence personnelle, nous affirment dans notre
individualité. La soif de l’un de vivre en dehors n’est pas toujours perçue
positivement par l’autre…
Quand l’un et l’autre sont branchés prioritairement l’un à l’autre, la conduite de
l’un chamboule l’autre émotionnellement…
Chapitre

Vouloir (l’autre) toujours plus, lui en


vouloir 2

Quand l’idéal se craquelle


Le mode fusionnel est celui de l’insatiabilité. Du tout pour moi, rien que pour moi,
en continu, ou du tout pour nous, rien que pour nous, ce qui revient au même
puisque les deux se confondent… Il est celui de l’aspiration à la perfection, de
l’incarnation de l’idéal que rien ne devrait heurter.
Aussi, quand la joie cède le pas à l’amertume, à la tristesse, à la colère, on peine
à admettre que l’être aimé ne ressente plus à l’identique ce que nous ressentons !
Comment concevoir qu’il nous procure des émotions pénibles sans en avoir
conscience ?
Qu’il ne cède plus à notre désir perturbe. Qu’il se braque, dès que nous essayons
de lui faire entendre qu’il nous blesse, nous blesse plus encore ! Nous nous
effondrons quand il nous délaisse au moment même où nous l’appelons à l’aide.
Comment imaginer qu’il puisse se montrer incapable de nous faire du bien ? Tout
fait choc, ses réactions nous bouleversent, nous frustrent. Nous connaissons
l’attente anxieuse, l’impatience.
Quand la présence de l’autre ne confère plus ce qu’elle avait symbolisé : la
confiance, la paix affective, le droit à l’insouciance, nous nous sentons incompris.
Nous avons tendance à perdre notre sang-froid — ou, à l’opposé —, nous nous
barricadons pour éviter d’exploser ! Souvent susceptibles, peut-être même un peu
« paranos », nous nous sentons plus ou moins envahis ou bloqués, aspirant à la
solitude, mais fébriles une fois seuls. Sa conduite est troublante mais le désert
s’installe sitôt qu’il disparaît !
Persuadés d’avoir perdu toute importance à ses yeux, nous ruminons notre chagrin
dans un long monologue intérieur, doublé de sombres pensées.
« Tu sais dimanche je n’ai pas aimé quand tu as parlé à ma mère si longtemps… » (On croirait que
c’est lui, son fils…) « Ta sœur, quand elle est là, c’est comme si je n’existais pas… » (Il ne se rend
pas compte qu’elle fait tout pour nous séparer…) « Tu ne trouves pas que tu es rentré tard hier
soir… » (Le monstre, il ne m’a même pas téléphoné), « Ta copine, je n’aime pas comme elle me
regarde… » (Il a beau le nier, je suis sûre qu’il est amoureux d’elle), « Tiens, tu ne m’as pas dit que
ton frère était revenu ? » (Je n’en peux plus de vous voir collés tous les deux ensemble).

Nos mots en silence témoignent de notre souffrance. Nous cherchons le ton, la


façon de dire ce que probablement nous tairons.
La rumination est brouillonne, c’est la passion qui l’ordonne ou plutôt nous
désordonne ! On conclut que si l’autre ne veut pas nous donner plus, c’est qu’il a
décidé de nous donner moins ! On a envie de se venger. Marre de se sentir
déprécié ! Pour reprendre le dessus, on le compare à d’autres ! On lui en veut.
Alors on décide de trouver ailleurs ce qu’il (ou elle) ne veut pas nous donner :
Puisqu’il en donne moins (peut-être n’est-ce qu’un fantasme, mais quoi de plus
persuasif qu’un fantasme ?)…
Puisqu’il n’est plus tout pour nous, tout à nous (et à nous seulement)…
Puisqu’il ne cède pas à tous nos désirs et prend même plaisir à (se) refuser…
On va (se) donner à d’autres pour regagner de l’importance à ses yeux. Passer une
soirée avec le voisin ? Évoquer le génie du père, la célébrité de l’oncle,
l’intelligence de la meilleure amie ? Le corps de rêve du cousin, le regard de la
voisine ? Tout est bon pour exciter la jalousie et reconquérir l’exclusivité.
Pourquoi pas le tromper ? Ou faire semblant de le tromper ? On œuvre pour
redevenir le centre de son monde. Et même si les ordres ne sont pas présentés
comme tels, on lui fait entendre tout ce dont il (ou elle) nous est redevable ! Ainsi
va le langage amoureux de la dépendance affective lorsqu’elle se fait addictive…
Au cœur du langage fusionnel, le manque insatiable se ravive de lui-même en
sollicitant toujours plus, et surtout l’inaccessible !

Le manque appelle le manque


Chez les personnes qui ont fait l’expérience d’un manque de soins vitaux dans l’enfance, à
chaque fois que celui-ci se ravive une sensation de manque vertigineuse se déclenche
simultanément avec la peur de manquer (à nouveau)…
Les pensées, comme un sous-texte, contredisent les actes et les apparences. On ne
supporte plus le partenaire mais il nous est indispensable… Nous voudrions qu’il
revienne à nous mais ne savons plus que provoquer des réactions pénibles de sa
part. Telle une drogue que l’on prend pour s’apaiser mais dont les effets une fois
retombés appellent à s’administrer aussitôt une nouvelle dose. « Pars, reviens…
Je t’en veux, j’ai besoin de toi », « Va-t’en, non, ne m’abandonne pas », « Tout
est fini entre nous, reste avec moi ! » « Fais-moi un vrai baiser, non, pas comme
ça… »
Les gestes tendres sont mal vécus… On voudrait que ce soit différent et pareil. Ne
rien perdre mais avoir plus. Se séparer et rester attachés. La fusion contrariée
incite à la dramatisation, comme chez l’adolescent déçu qui se met à hurler : « Je
ne peux rien faire sans qu’elle me persécute. »

Le tiers exclus
Pas plus qu’elle n’intègre l’altérité, la fusion n’admet de tiers. À moins qu’il ne se
fonde en elle, qu’il cesse d’être tiers ! Sinon, sa présence électrise, il fait figure
de menace. La meilleure amie de l’un devient la bête noire de l’autre jusqu’à ce
que le fusionnel obtienne autant qu’elle… Ou mieux.
L’exigence qui sous-tend une demande la rend épuisante. La jalousie entretient la
fusion de façon névrotique.
Avec le tiers, c’est l’intrus qui surgit, la peur d’être volé ou qu’il ne prenne notre
place. Un besoin irrépressible s’impose pour tenter d’apaiser la frustration que
déclenche son apparition, peu importe lequel : un baiser, de l’aide dans l’urgence,
l’envie d’avoir ce que l’on n’a pas mais que l’autre possède.

Ainsi, cette femme demande-t-elle systématiquement à son conjoint de lui offrir les objets qu’il
admire chez un tiers. Elle exige le même livre que la sœur, les mêmes lampes que la copine et,
pourquoi pas, les mêmes souvenirs ! Comblée sur l’instant, à chaque cadeau, elle en conçoit une
jouissance extrême… Mais pas de plaisir ! Les objets ne correspondent, en effet, à aucun besoin
authentique personnel. Cependant, avec eux, elle a l’impression d’être à la fois l’objet admiré et le
tiers qui, les possédant, lui volait l’exclusivité de l’aimé. La sœur à la place de la sœur, l’ami à la
place de l’ami. Comme si elle leur avait dérobé, pour se l’approprier, la qualité qu’ils incarnent aux
yeux de son compagnon. Son besoin se calme jusqu’à ce que, de nouveau, la convoitise excite son
obsession de posséder.
Attention, relation, perversion
La dépendance affective addictive est par essence le mode du toujours plus.
Avec elle, c’est le besoin de nourriture permanente. À la première interruption
surgit une sensation de manque vital, de mort imminente, d’avenir compromis.
L’intranquillité rend toute demande insistante.
On a peur que l’autre nous trompe en donnant à un tiers le meilleur de ce qu’il
nous donnait ? Alors on agit sur lui. On craint qu’il nous oublie, nous remplace,
qu’il n’ait plus besoin de nous tant nous avons besoin de… son besoin de nous !

« Et si elle prenait un autre parrain (que moi) pour sa fille ? », se demande cet homme qui pour la
première fois a refusé de l’aide à sa sœur aînée. « Je suis sûre qu’il va prendre un autre témoin (que
moi) à son mariage si je ne cède pas à sa demande… », s’inquiète cette jeune fille après avoir
résisté aux avances d’un de ses amis d’enfance. « Et s’il couchait avec un/e autre (que moi) ? »,
s’inquiète soudain cette personne qui impose l’abstinence à son conjoint parce qu’il n’accepte pas
de s’excuser pour un geste maladroit…

Un effet de pression exacerbe l’appréhension, c’est elle qui guide en sous-texte


les réactions et les décisions.

Le harcèlement : une exigence sans fin


Le harcèlement naît de l’exigence d’exclusivité qui entretient l’inquiétude en permanence, tout en
régissant la loi de l’insatisfaction propre à ceux qui ont été contrariés durant le sevrage. Et ils
sont, nous sommes, nombreux, nombreuses, à l’avoir été !

Qui a souffert de dépendance affective addictive a tendance par assuétude1 à


s’accrocher à ce système perverti qui maintient dans le déséquilibre en
reproduisant la contrariété. C’est ainsi que l’on finit par s’adapter à ce qui ne
nous convient pas.
L’insatiabilité perdure aussi longtemps qu’une réponse juste (c’est-à-dire
apaisante, sans ambiguïté) n’est apportée au besoin.

Bien qu’elle semble solide, avec un rire sonore et une voix enjouée, la femme citée plus haut aurait
besoin d’être rassurée. Mais son conjoint exacerbe sa jalousie en la mettant régulièrement en
concurrence avec une amie ou sa propre sœur… En la couvrant de petits cadeaux, il cède lui-
même à la peur de ne plus être son roi de cœur. D’autant plus qu’il n’oublie pas, par ailleurs, qu’il ne
peut se priver du soutien financier qu’elle lui apporte. Tandis que l’on pourrait croire que c’est lui qui
la porte !
Ici nous pourrions dire que la peur de cet homme agit en sous-texte, il vit la peur, mais elle n’apparaît
pas. Et il ne la reconnaît pas. C’est elle qui motive majoritairement son comportement.

La dépendance fusionnelle s’apparente ici à un double sens unique ! Comme si


chacun disait à l’autre : « Je te donne, je te nourris, pour que tu m’aimes quand
je veux et comme je veux que tu m’aimes. » À l’instar de certaines mères avec
leur nourrisson…, l’emprise est réciproque. L’un s’ajuste à l’autre autant que
possible, aussi longtemps que possible, jusqu’à ce que se distille un effet de peur,
de ras-le-bol, d’usure ou d’étouffement à la place de l’amour… Le déplaisir
l’emporte sur le plaisir.

1. Terme qui exprime à la fois l’accoutumance de l’organisme aux modifications du milieu et l’état de très
grande dépendance à l’égard d’une substance toxique.
Chapitre

Qui de nous harcèle l’autre ? 3

À qui la faute ?
Quand l’harmonie est rompue, il est courant de chercher un coupable…
En période de crise fusionnelle1, nous sommes égocentrés, le monde se réduit à
« Moi et ma souffrance ». Et comme celle-ci rend avide d’attention, tel le
nourrisson appelant au secours aussi longtemps que sa souffrance n’est apaisée,
nous en voulons à l’autre (toujours plus) de ne pas la calmer. Il est une partie de
nous, nous attendons qu’il y mette un terme et, en attendant, nous lui en imputons la
cause entière. Il nous avait fait du bien, nous avons mal ? Puisqu’il ne nous fait
plus de bien, c’est de sa faute si nous avons mal ! À lui d’agir et de bien réagir !
Notre désir devient une exigence… La dépendance affective fusionnelle à son
paroxysme n’entend rien au partage ni à la co-responsabilité.
On l’observe dans les disputes, quand l’un se plaint, l’autre aussitôt réplique
« Moi aussi » et dès qu’un reproche fuse, l’autre sursaute : « Et moi, tu crois pas
que… ? » ou « Mais, toi aussi », pour aussitôt, à son tour faire un reproche
équivalent. (Ou n’en pense pas moins !)

Ainsi cette jeune femme de 26 ans réagit-elle au quart de tour face à son compagnon qui lui
reproche de ne pas l’avoir appelée le soir où elle est sortie avec sa meilleure amie. « Et toi, tu me
téléphones quand tu reviens tard ? Ce n’est pas parce que tu rentres du boulot que je ne t’attends
pas. On dirait ma mère… Elle se faisait toujours prier mais ne supportait pas d’attendre ! »

Les habitudes de chacun, sitôt qu’elles diffèrent, deviennent sources de disputes.

« Pourquoi je viendrais me coucher ? Je suis avec mes frères, je ne les vois jamais ! », dira cet
homme de 35 ans à sa jeune femme au retour de leur voyage de noces. Alors qu’il joue à la
Playstation avec ses deux jeunes frères, elle se permet de rompre sa tranquillité, en surgissant,
pour quémander sa présence à ses côtés :
« À chaque fois, tu me dis que tu arrives. Il est plus de trois heures du matin maintenant », gémit-
elle…

Chacun est dans son tort aux yeux de l’autre. L’un de ne pas venir, l’autre de
s’énerver ! Quand l’un se sent froissé par l’attitude de l’autre, celui-ci a toujours
tort…

« J’ai bien le droit de tourner avec d’autres que toi », dit cette comédienne à son mari réalisateur qui
supporte mal l’idée de la voir dirigée par un autre.
« Tout irait très bien si tu ne te plaignais pas. Moi, quand tu travailles avec d’autres femmes, je ne dis
rien. Au contraire ! », lui répond-elle, comme il insiste.

Dès que la fusion n’est plus idyllique, tout est source de friction :

« Pourquoi tu t’énerves, dit ce frère à sa sœur qu’il n’avait pas revue depuis six mois… Ce n’est pas
la peine de monter le ton, calme-toi ! »
« Mais je ne monte pas le ton, c’est toi qui t’es énervé le premier. Toujours la même chose, tu m’as
toujours accusée ! Toujours de ma faute ! Marre de me plier à ta volonté ! »
Ils avaient commencé à s’entendre si bien l’un et l’autre à distance !

Quand les exigences personnelles de chacun entrent en contradiction, des


crispations s’installent et le ton monte… Que la demande de l’un contrarie
l’attente de l’autre ou le remette en question, celui-ci en boomerang la prétendra
illégitime. Sa réaction, épidermique, fait écho à sa frustration. Aucune raison ne
saurait l’apaiser.

Déstabilisante insécurité
Alors que la fusion, dans la douceur des commencements, a permis d’oublier
l’insécurité originelle, la frustration la réactive de façon d’autant plus troublante
qu’en période idyllique nous avions laissé tomber nos défenses.
Si certaines conduites rassurent en toute évidence, d’autres, nous le verrons,
réveillent sournoisement l’insécurité… Qui se plaint ou récrimine ouvertement
passe souvent pour le harceleur, mais le harcèlement bien souvent est induit par
qui — volontairement ou non — déclenche l’insécurité. En négligeant les
demandes de l’autre, en y restant sourd, tout en feignant de les prendre en compte.
Ainsi, nier l’impact de son retard sur l’autre est une forme de maltraitance qui
joue sur sa dépendance :

« Tu n’as pas à me donner d’ordre, j’ai le droit de faire ce que je veux », répond cet homme qui
rentre, une fois de plus bien plus tard que prévu et comme souvent un peu éméché. Sa compagne
vient de lui en faire la remarque.
Bouleversée par sa réaction brutale, lasse d’avoir attendu, elle veut répondre, mais trop émue,
étranglée de sanglots, elle ne trouve plus ses mots. Chaque minute à attendre, au-delà d’un certain
retard, produit comme d’invisibles coups de boutoir…
Il s’en agace et la rembarre en lui reprochant son manque de légèreté. Comme elle insiste, il
s’écrie : « Ce n’est pas la peine d’en faire tout un drame, je suis là ! Et d’abord tu n’as pas à me
surveiller », avant de s’enfermer dans le mutisme.
Bien sûr, elle a changé à son égard : au début, elle faisait preuve d’une infinie patience. Elle avait
l’espoir qu’avec le temps, il deviendrait plus raisonnable. Que pour elle, pour eux, il se mettrait à
moins boire et prendrait conscience de ses excès.
Peut-être que lui, de son côté, attend qu’elle supporte ses retards, et s’étonne qu’elle s’en énerve.
Chacun attend de l’autre une conduite à ses mesures, une conduite sans faille qui le rassure et lui
permette d’évoluer tranquillement, comme dans sa bulle.
« Fais ça pour moi, c’est ça que j’attends de toi. Merci de faire ça pour moi. Rien que pour moi. »
En refusant de mesurer l’impact de ses retards systématiques, cet homme maintient sa compagne
dans l’insécurité. Plus encore, en ne supportant pas qu’elle lui en parle.
Pour sa part, elle se sentirait déjà rassurée s’il lui adressait un signe de compréhension ou un geste
d’apaisement.

Ainsi, si un reproche apparaît ouvertement harcelant, certaines conduites le sont


indirectement et invisiblement. Car elles déstabilisent en mettant l’autre sous le
joug de sa propre dépendance affective.

Infantilisation
La relation fusionnelle, en son essence et ses excès, est infantilisante même quand
les partenaires gardent des activités ou des attitudes de « grands ». Mais il arrive
que l’un des partenaires exprime une volonté de ne plus se laisser infantiliser.
Cela remet en question la fusion…

Imaginons ce couple revenant d’un séjour de rêve au Japon, où ils ont pu admirer la beauté des
cerisiers en fleurs. L’un s’étonne que l’autre tarde à défaire ses bagages. Il en fait part à son
partenaire. Celui-ci rigole, arguant qu’ils ont toute la vie devant eux (puisqu’ils s’aiment). Face à
l’insistance du premier, il s’énerve en revendiquant le droit de faire ce qu’il veut, que ce sont ses
affaires, qu’il n’a pas d’ordre à recevoir, qu’il est assez grand pour savoir ce qu’il doit faire. Et que, de
toute façon, il n’a pas le temps !
En apparence, c’est l’autre qui aura ouvert les inimitiés. En remettant en cause le comportement de
son conjoint, il aura rompu la paix…
Mais si l’on regarde de plus près, la conduite de celui qui n’ouvre pas ses bagages, passés quelques
jours, est pour le moins étrange ; surtout s’il clôt la conversation par un « On dirait ma mère », qui
dénonce de fait la puérilité de sa propre conduite…
Mais peut-être attend-il que ce soit son compagnon qui s’occupe de ses affaires, tandis que celui-ci
souhaite « grandir » et non plus avoir à s’occuper de son ami comme d’un enfant ?

Qu’une dispute éclate : les reproches portent au plus profond de l’intime. Comme
des enfants blessés dans leur amour-propre, c’est toujours la faute de l’autre.
Certaines conduites témoignent d’une immaturité, semblable à celle d’un enfant
resté fusionnellement attaché à ses parents et les inquiétant, tout en revendiquant
le fait « qu’il n’est plus un bébé ». L’infantilisme de l’un peut, en retour,
infantiliser l’autre !

Focus
Quels que soient l’âge, l’écart d’âge entre les membres d’un couple, ou le style de couple –
hétérosexuel, homosexuel, amoureux ou amical –, la fusion répond aux mêmes principes : elle
est universelle et défie les lois de la « normalité ».

Subtile incohérence de la fusion passionnelle


Entretenir le besoin de l’autre en le déstabilisant par des conduites
désobligeantes, sournoises, que l’on veut faire passer pour évidentes ou normales,
distille un effet de harcèlement émotionnel redoutable. Explicite ou implicite.
Telles les demandes d’une mère doucereuse et subrepticement tyrannique avec
son enfant. À l’instar de cet homme qui, au nom de l’amour et de la liberté,
inquiète son compagnon en ne défaisant pas ses bagages.
Focus
C’est la répétition de conduites sournoises qui instaure l’insécurité comme mode de
fonctionnement majeur…

Mon besoin est un ordre


Dans toute relation de dépendance fusionnelle, la demande est tributaire de
l’attente qu’elle induit… Les besoins se fondent et se confondent… La demande
de l’un réveille chez l’autre un besoin qui en retour en suscite un chez son
partenaire.
Hors des périodes d’entente idyllique, toute demande accentue l’effet harcelant
d’un besoin. Nécessité fait loi ! La fidélité, le dévouement, la possessivité,
l’exclusivité sont mis à l’épreuve. Obéir aux ordres ou en donner ? Qui refuse la
soumission voudra reprendre le dessus et revendiquer sa liberté, même au
détriment de la qualité de la relation. Peu importe s’il la met en danger, il ignore
ses limites et ne connaît pas la mesure.
Quand l’un espère quelque chose de l’autre, sa demande peut être vécue comme
un ordre, tandis que pour sa part, c’est une prière amoureuse qu’il adresse au nom
de l’exclusivité : « Je t’en prie… Fais cela, pour moi, rien que pour moi… »
Mais sous certaines prières se révèlent des diktats tendant à obliger qui n’est pas
prêt à s’y plier.

Focus
Qui est dans l’exigence n’a pas l’impression de donner des ordres, pas plus que le nourrisson
hurlant après son biberon, c’est son langage amoureux. Mais à l’autre bout de la fusion, le
partenaire n’est disposé à donner que s’il en a pris lui-même l’initiative…

Contre, tout contre

En période de crise, les reproches, tout comme les attentes, sont emplis de contradictions. Le
terme « contre » révèle bien cette ambiguïté : on peut s’endormir contre quelqu’un et se battre contre
lui !
« Je t’aime, je te hais », « Je veux rester seule, ne m’abandonne pas ! », « Je ne te supporte plus,
j’ai besoin de toi », « Pars ! Je vais mourir si tu t’en vas », « Tu me stresses ! Non, c’est pour rire
que je le dis. » Ainsi peut-on interpréter et résumer les exigences contradictoires au sein d’une
relation de dépendance fusionnelle. En même temps que l’on rejette l’autre, on craint de le perdre et
on le rappelle à nous.

Mais lorsque la relation vacille, que le plaisir disparaît, on en impute presque


toujours la cause à l’autre. On se dresse contre lui.
Ainsi accable-t-on de reproches la personne contre laquelle nous aimons nous
blottir, quand on déplore qu’elle ne prenne pas mieux soin de nous. On attend
d’elle qu’elle se redimensionne à nos mesures… Si elle ne le fait pas, on se
dresse contre elle.
Nous étions l’un tout contre l’autre ? Nous le resterons, mais dans l’opposition !

Focus
Quand vient l’éloignement, on se rapproche par le reproche.

Un harcèlement émotionnel sournois


On l’aura compris, dans la dépendance, chacun peut se sentir ou se prétendre
harcelé par l’autre. Et la personne qui, en apparence, garde son sang-froid, n’est
pas plus harcelée, ni moins harcelante, ni moins dépendante, ni moins fusionnelle,
que celle qui perd ses moyens.
La pratique analytique révèle bien souvent que les plus excessivement
dépendantes, les plus fusionnelles sont les personnes qui au premier abord, ou à
les entendre, se défendent de l’être… Abritées dans une forteresse destinée à les
rendre invincibles, certaines ont le don de faire en douce des actes qui
bouleversent l’autre, émotionnellement parlant, incognito, tout en gardant une
grande maîtrise de soi. Une façon de vivre par procuration les émotions qu’elles
se forcent à contenir pour s’en protéger tant l’afflux de leurs propres émotions est
redoutable.
Le besoin de contrôler ses émotions incite à vouloir dominer en toute situation.
Dans une relation addictive, il est courant qu’une personne contrôle mieux que
l’autre ses pulsions. Elle semble posée. Mais les apparences sont trompeuses.
Elle puise sa force dans le pouvoir qu’elle exerce sur l’autre, sans lequel elle ne
se sentirait plus exister. Sa vie ne ferait plus sens, elle s’effondrerait !

Chacun peut éprouver le besoin d’être au centre du monde (de l’autre), c’est en cela qu’il puise en
partie son énergie, mais les moyens diffèrent. Dans le cadre d’une relation fusionnelle devenant
maltraitante sur le plan émotionnel, de part et d’autre, ou d’un seul côté, dans un premier temps, le
partenaire qui sait occuper l’espace sans la moindre culpabilité l’emporte le plus souvent sur l’autre,
qui lui se sent mis en danger sans avoir les moyens (sur le moment) de se sauver.

Une fois le malaise installé au cœur d’une fusion formée sur le sauvetage de l’un
par l’autre, il est fréquent que le sauveur devienne le « bourreau » (sauf remise en
question salutaire) dès que son sauvé reprend des forces grâce à son aide.
Son pouvoir menacé, le sauveur sait se rendre désagréable non sans une pointe de
perversité qu’il serait incapable de reconnaître. C’est le propre de la perversité
de dissimuler ses intentions !
Voici quelques stratagèmes pour maintenir l’autre en son pouvoir :
couper les vivres ;
priver (l’amant, la sœur, l’enfant) de réconfort ;
procéder en douce à des restrictions arbitraires ou vexatoires ;
changer de comportement en public ou en adopter un grossier en privé ;
faire des promesses sans les tenir ;
flatter ;
couvrir de gestes prétendument gentils mais inappropriés.

Jaloux des soins qu’il a prodigués, le « sauveur » est prompt à se rebiffer, à se glacer, sitôt contrarié.
À se plaindre peut-être d’être harcelé !
Tandis que le « sauvé » culpabilisant (de l’aide reçue ou de ne pas la mériter) fragilisé dans le
rapport de force, craint de perdre son sang-froid.
Sans réaliser qu’après avoir été sauvé, il devient victime de discrimination invisible, de gestes
malintentionnés…
Rendu impuissant, il n’a ni les mots, ni l’espace, ni le droit d’exprimer son mal-être. Au bord du
déferlement émotionnel, il lui en faut « peu » pour qu’il s’affole et adopte un comportement
incohérent. Ce qui encouragerait la duplicité du dominant.
Le plus vulnérable culpabilise sous la pression, tandis que l’autre se réfugie dans
le déni. Chacun devenant insupportable à l’autre, le chamboulement émotionnel
est à son comble.
Mais les comportements dénoncés comme harcelants viennent souvent en écho à
un harcèlement pernicieux en lien avec des provocations sibyllines au service
d’une volonté de pouvoir : tel cet homme qui continue à envoyer des mots doux à
la femme qu’il a quittée pour une autre. Ou cette mère qui oublie de nourrir son
enfant mais l’inonde de louanges devant des invités.
Quand un refus incompréhensible provoque une tempête émotionnelle, le
dépendant fusionnel névrotique a plus d’un tour dans son sac, nous le verrons,
pour mettre l’autre en tort ou le heurter dans sa vulnérabilité. La mauvaise foi
avec lui est de rigueur.
Cela étant dit, nous sommes tous capables de mauvaise foi à divers degrés…

Focus
À son paroxysme, la perversion du mode fusionnel dans une relation interdit la différenciation et
l’autonomie, au nom de l’amour !

Ainsi, ce qui provoque le harcèlement émotionnel est-il souvent une combinaison


de gestes contradictoires !
Celui qui est sournoisement attaqué apparaît comme harceleur dès lors qu’il ne
veut plus subir… Tandis que la duplicité d’une conduite naît de la nécessité de
dissimuler son émotivité de crainte de dévoiler sa fragilité.

1. La crise fusionnelle survient après une période d’entente idyllique. Elle se caractérise par le repli de chacun
des partenaires dans ses retranchements. Lorsque ni les mots ni l’amour ne peuvent apaiser le mal-être
ressenti en présence de l’autre, la tension installe un climat conflictuel. Un mot ou un silence suffisent pour
qu’éclate une dispute. Ou que s’impose le besoin d’écarter l’autre.
Chapitre

Après le rêve, le
désenchantement… 4

La fusion est promesse d’éternité, mais un geste qui froisse suffit à ramener à la
réalité. En même temps que le manque, le bébé affamé se réveille en nous : il
hurle, il réclame, il exige ! Son insatisfaction est manifeste. Il sait ce dont il a
besoin mais non les mots pour le dire… Avec la crainte de ne pouvoir être
entendu se fomente ce qui fera symptôme.
L’insatisfaction, fut-elle momentanée, exacerbe le besoin. Devenu adulte, on
ignore en ces moments que l’apaisement ne peut provenir de l’autre. Le bébé que
nous fûmes hurle sa douleur ravivée par l’attente, le besoin est tyrannique, on en
impute la faute à l’autre que l’on aime. On voudrait qu’il nous calme, on se
persuade qu’il est le seul à pouvoir le faire, mais nous ne sommes pas en état
d’être calmés par qui que ce soit.
Et comme l’autre ne peut ou ne veut rien pour nous, nous voilà secoués comme
une terre sous les chocs de la herse. Alors que nous côtoyions les sommets de
l’extase quelques jours plus tôt, naît la sensation de n’avoir jamais été aussi bas.
Rien n’a changé en apparence et pourtant ressurgit une tragique sensation de
manque. Au paroxysme de l’émotion, nous revivons un manque cuisant dont nous
avons un jour fait l’expérience dans l’indifférence et tremblons de ne pas être
entendus. L’autre, qui nous avait fait miroiter tant de promesses, s’avère incapable
de nous aider, la réalité se fait bouleversante.
Sur un terrain familier ou amical, sitôt incompris, nous nous sentons vite piétinés.
L’autre semble pouvoir faire de nous ce qu’il veut jusqu’à l’intolérable. Et quand
il n’est plus là, son absence même fait choc…

Accroc… et à cran
Pourquoi nous résiste-t-il ? Dans les moments de tension, ses refus font mal. Nous
nous sentons dépossédés, sans savoir de quoi. Sous le coup de la déception, il
redevient un autre pire qu’un autre. Une erreur de la nature, un malotru ! Son
manque d’attention est redoutable. Nous voudrions nous extraire sur-le-champ de
la fusion. Tel un enfant qui refuse le sein de sa mère. Ou une mère qui soudain
écarte son enfant, de façon abrupte. L’amour n’est plus au rendez-vous, sinon
bafoué !
Ce que nous supportions, soudain insupporte. Instinctivement nous rejetons
l’autre. Frère, sœur, amie, amant nous maltraitent, ils empiètent sur notre
territoire. Leurs intrusions sont odieuses, leurs défauts exaspèrent. Naît une
sensation de dégoût. Le plaisir se ternit. Est-ce lui, est-ce elle, que nous avions
tant aimé(e) ?

« Je n’en peux plus, dit cette jeune femme, il a rangé tout mon maquillage en mon absence… La
semaine dernière, il avait mis de l’ordre dans mon ordinateur. Il dit que c’est pour me faire plaisir,
mais moi, je ne m’y retrouve plus. Je ne me sens plus chez moi. Au début, j’ai voulu lui dire, mais il
n’entend rien. Quand nous partons en week-end, il porte ma valise, mais aussi mon sac à main.
Pendant ce temps, je le cherche partout. Il ne comprend pas que ça m’énerve. Je déteste qu’on se
mêle de mes affaires ! Parfois je m’en veux, je me dis que j’exagère… mais j’appréhende une
mauvaise surprise qu’il fera passer comme un cadeau ! »

Quand l’appréhension remplace le désir, on craint de se trouver face à celui qui la


veille était l’amour de notre vie ou notre meilleur ami.

Quand le meilleur devient le pire et que l’élu ne


l’est plus
Hier, objet de désir, promesse de réalisation, il devient aujourd’hui notre
persécuteur. Celui qui empêche, qui fait figure d’obstacle. Plus rien de ce qu’il
fait ne nous est doux, et si un geste l’est nous craignons un retour de bâton, une
nouvelle trahison… Angoisse, terreur, détestation remplacent espoir, plaisir,
perspective d’avenir. Il est le mauvais (objet) qui rappelle le bon (objet) perdu…
Celui qui ruine nos rêves ou en compromet désormais la réalisation. Un obstacle
sur la route que nous croyions qu’il avait tracée pour nous ! Il est la menace
d’effondrement qui renvoie à la réalité sans lui, à la vie sans plus aucun appui, il
est la nostalgie (déchirante) de ce qui n’est plus. Sa pensée déprime, seule la
colère contre lui nous ranime.
Notre image abîmée en écho à la sienne abîmée, chaque pensée nous communique
des sensations douloureuses… Il figure désormais l’absence, la privation, la
disparition du rêve commun. La dispute éclate qui sonne la disgrâce.
La contrariété provoque un cataclysme intérieur ! On a envie de rompre… De
quitter ce qui nous blesse, de s’en débarrasser comme d’une écharde dans le pied.
On le chasse de notre champ de mire dans l’espoir de cesser de souffrir.

Focus
Le meilleur amant réveille la peur d’être abandonné, la confidente inspire l’effroi. La sœur aînée
que l’on adore, la castratrice… L’enfant déçoit sa mère, la mère déçoit l’enfant…

Au début d’une relation amoureuse, chacun jouit d’être l’élu, jusqu’à ce que
soudain… on ne soit plus aussi sûr de l’être…
La fusion ne peut perdurer dans la douceur si le bon vouloir de l’un entre en
discordance avec celui de l’autre. Comment supporter que l’autre devienne un
autre ?

Ce qui se joue dans la fusion


Si l’un se montre distant, sa soudaine absence d’empathie, quel qu’en soit le prétexte,
dévalorise son partenaire. Qu’il se dise submergé par l’autre ou l’insinue à travers des piques
ou des silences plombants, qu’il se justifie lourdement après avoir fait faux bond, sa fin de non-
recevoir est meurtrissante. Peut-être n’a-t-il pas conscience de blesser, mais c’est ainsi que le
vit son partenaire, la perméabilité de la fusion étant extrême.

Quand on se sent déchu en sa présence, on lui en veut de nous laisser tomber et


s’il insiste à nous contrarier, il s’apparente à un adversaire.
Alors que la veille encore nous n’avions pas de secret pour lui, que nous étions
unis pour la vie, quand ses perspectives mettent en doute la valeur qu’il nous
accorde, il fait figure de mauvais génie, comme la marâtre de Cendrillon qui
s’interpose sur son chemin pour la mettre en échec.
Il devient celui qui déçoit et nous déchoit. Celui qui réveille le manque de
confiance ou l’angoisse d’abandon. Comme si, en (se) refusant, il voulait nous
faire mal : ce peut être le cas mais ce ne l’est pas toujours…
Quand l’inimitié se substitue à l’amour ou à l’amitié, la fusion devient un champ
de bataille. Les conflits étouffés jusque-là au profit de la plus tendre des fusions
menacent de calciner la relation. Parfois la détestation ne dure pas, elle disparaît
comme le froid en hiver au premier rayon de soleil, nous nous laissons charmer
par un sourire qui nous réchauffe le cœur. D’autres fois, elle s’installe, servant de
bouclier.
Chapitre

Nous nous aimions si tendrement… 5

L’empathie ne se commande pas…

« Quand j’étais petite, j’étais tellement fusionnelle que j’avais de l’urticaire au même endroit que ma
mère, sur les poignets et derrière les genoux. Ça me démangeait terriblement mais en même temps
ça me réconfortait, surtout quand elle me rejetait », dit cette femme médecin.
Elle poursuit : « C’est ensuite que j’ai compris qu’elle était très fusionnelle avec moi. Quand elle a
divorcé juste après ma séparation d’avec mon premier compagnon. Mais ado, déjà, elle devenait
amie avec mes amis. Elle faisait tout pour les apitoyer sur son sort. Elle voulait que je l’emmène
partout, au restaurant, au cinéma et même à la fac ! Quand je m’éloignais d’elle, elle me retenait, je
me sentais coupable, même à distance. Comme si elle ne voulait pas que je devienne
indépendante. Elle se vengeait en ne répondant pas à mes lettres. En disant que le facteur les avait
perdues. Elle appelait mes amis, comme si elle ne m’avait pas vue depuis 10 ans ! C’est
malheureux à dire, je l’aimais, mais quand elle est morte, je me suis sentie libérée. J’avais enfin le
droit de vivre. Je n’en pouvais plus de ses remarques blessantes. Comme si elle me préférait
malade. C’est une de ses sœurs qui un jour m’a mise en garde en disant que j’étais son souffre-
douleur. Sitôt que je lui échappais, elle me critiquait et disait que je la négligeais. Ma mère que
j’adorais, je me suis rendu compte que les derniers temps de sa vie, je l’ai détestée. Il m’a fallu pas
mal d’années de thérapie pour comprendre… »

La fusion est le mode de l’empathie : l’un se met par amour à la place de l’autre et
s’y attache par la souffrance, à l’image de la passion christique où Jésus, par
amour de ses contemporains, se laisse torturer et condamner injustement !
L’empathie résulte du processus fusionnel, pour le meilleur et souvent pour le
pire…
Ici, l’enfant souffrait à la place de sa mère, éprouvant même un certain plaisir à se
fondre en elle. Mais à l’adolescence, cette identification1 fusionnelle devenant
pesante, l’anorexie fut pour elle une façon de se soustraire à la vampirisation
maternelle tout en appelant au secours… Les humeurs maternelles étaient autant
de chocs émotionnels. Sa mère, n’admettant pas qu’elle existât en dehors d’elle,
devenait méchante à son égard dès qu’elle affirmait un avis personnel. Les études
de médecine servirent à la fille de bouclier. Rien ne transparaissait, dans un
milieu familial particulièrement aisé.

« J’ai froid, mets un pull » résume la fusion de façon amusante entre mère et fille. Mais il en est
d’autres plus cruelles : « Tu as faim ? Apporte-moi à manger… », « Tu t’en vas ? Non ! Reste, j’ai
mal, j’ai besoin de mes médicaments. C’est pas grave si tu arrives en retard à l’école. »

Une demande maternelle implicite stresse l’enfant car elle ne tient pas compte de
ses vrais besoins. Ici, la mère demandait à sa fille de la prendre en charge
affectivement. Si l’enfant refusait de se dévouer, elle lui renvoyait une implacable
et angoissante froideur. L’anorexie fut pour la jeune fille une échappatoire pour
tenter d’affirmer sa volonté, et la médecine, une façon de soigner sa mère.

Fusion et mimétisme obsessionnel

« Ce que j’aimais chez lui, lorsque nous nous sommes connus, c’est qu’il était ponctuel. Il était un
peu obsédé par les horaires, ça m’attendrissait, je me disais que je pouvais compter sur lui. Il
répondait toujours à mes textos. Sa ponctualité était réconfortante, il ne jouait pas avec les horaires
— comme ma mère et mon précédent copain. C’était quelqu’un de costaud. Mais au fur et à
mesure, il s’est mis à faire comme moi… Ça m’a agacée. D’abord, parce que je n’aime pas qu’on
me copie, mais surtout parce que moi, mon retard, je n’en ai jamais été fière ! Je fais tout pour
devenir ponctuelle. J’aurais préféré que ce soit lui qui déteigne sur moi.
Quand je ne réponds pas aux messages tout de suite, c’est que je suis dans une telle émotion que
je ne peux pas ! Sinon, je répondrais n’importe quoi. C’est comme ça, j’ai besoin de laisser passer le
temps pour répondre. Je suis trop émotive, j’interprète tout de travers, je ne sais plus quoi dire. Lui,
quand il a arrêté de répondre tout de suite à mes textos, j’ai senti aussitôt qu’il se calquait sur moi.
C’était bizarre. Ça sonnait faux. J’ai perdu confiance en lui. Quand il ne répondait pas à mes appels,
il me donnait toujours des raisons compliquées, c’était chiant… À partir de là, je n’étais plus
tranquille, j’ai perdu plaisir à le voir. Maintenant je me dis qu’il ne tenait pas vraiment à moi. »

Souvent au début d’une relation, nous prenons plaisir à être semblables, mais
avec le temps il arrive que nous en soyons agacés. L’autre s’en rend-il compte ?
On ignore s’il le fait exprès, mais on retrouve nos mots dans sa bouche, il répond
à notre place… Cela apparaît à travers des détails insignifiants, lorsqu’il nous
apprend par exemple ce que nous lui avons appris, en oubliant que c’est nous qui
le lui avions dit. Nous doutons en ces moments de la qualité de l’attention qu’il
nous accorde. Sans doute cet homme était-il d’un tempérament trop fusionnel pour
supporter l’indépendance et la différence de son amie. S’identifier à elle est une
façon de la posséder et de la nier, simultanément.
Quand les intentions qui président à un changement de comportement ne sont pas
claires, c’est le début de la perversion. Calquer sa conduite sur celle de l’autre,
c’est envahir incognito son territoire intime, se fondre et se confondre avec lui.
Se poser en rivale de crainte de le perdre pour mieux le posséder ou le rattraper
s’il échappe à l’emprise. Comme le fils ou le frère, que l’on aime tant qu’on le
jalouse dès qu’il prête attention à autre, que soi. Se fondre en lui
fantasmatiquement permet d’éviter l’ombre qu’il nous fait, tout en prenant pour soi
les compliments qui lui sont adressés.

Faire payer, ne pas céder sur son désir


La crise dit à la fois la nécessité de se dégager de l’emprise fusionnelle et la
difficulté à le faire… Quand aucun des deux ne veut céder sur son désir, quand
chacun exige au même moment – « Tout, tout de suite » ou « Ce que je veux quand
je veux » –, les volontés se heurtent. Le choc émotionnel produit des vibrations
négatives accompagnées de menaces d’irréversibilité inquiétantes.
L’hystérie2 se manifeste de part et d’autre à travers un sentiment d’urgence. Que
ce soit sous la forme de ce que l’on appelle caprice ou à l’opposé bouderie,
l’agitation ou la paralysie, les cris ou le mutisme… Deux faces contrastées d’une
même médaille, l’une bruyante, l’autre silencieuse, s’élevant l’une contre l’autre.
Entre une mère et son enfant (ou un père et son enfant), la dépendance est
réciproque, mais l’enfant reste en position d’infériorité, ses capacités
d’autonomie n’étant pas encore développées. Les parents du fait qu’ils ont
transmis la vie à leur progéniture gardent un immense pouvoir sur elle. Symbolisé
par le chantage à l’héritage quand la crise est à son comble : « Si tu ne me cèdes
pas, je te déshérite », « Je favoriserai ta sœur (ou ton frère) ». Certains
malheureusement passent à l’acte. Le harcèlement émotionnel de ce type n’a pas
besoin de mots pour s’exercer, il parcourt la relation. Tous les enjeux de la
dépendance affective originelle sont vitaux, il y est question de vie ou de mort,
d’amour et de haine, de croissance, d’affectivité : être aimé ou ne plus l’être, être
vivant ou non, être porté ou abandonné… L’immaturité du développement de
l’enfant face à ses parents en fait une possible victime.

Si les exigences parentales sont excessives, si les parents ne veulent pas céder sur leurs désirs,
les enfants auront des difficultés à ne pas leur céder, par crainte de perdre la vie ; ils peineront à
s’extraire de l’emprise fusionnelle même à distance. C’est cette emprise première qui se reproduit
par la suite et se déplace dans d’autres relations.

Entre adultes, nous l’avons vu, si la situation est apparemment égalitaire, il y en a


souvent un qui domine l’autre. Si ce dernier refuse de céder, sans jamais rien
concéder, le premier finira par faire preuve d’une plus grande intransigeance, à
moins de s’effondrer.
Et si aucun ne veut obtempérer au désir de l’autre, l’animosité prend le pas sur
l’amour ou l’amitié, accompagnée d’un désir de faire payer ! Jusqu’à quel point
avaler des couleuvres ? Faut-il fermer les yeux sur les mensonges ? Répondre à la
perversion par la perversion ?
Quand le désir d’autonomie est contrecarré par la crainte de perdre l’objet aimé,
quand nous ne pouvons plus ne pas penser à lui, à elle, sans être tourmenté, quand
il ou elle monopolise notre attention, quand nous n’en pouvons plus de subir,
comprendre ce qui se joue aide à définir ses propres limites. Pour se dégager de
l’emprise fusionnelle quand ses effets se font handicapants, pour ne pas se
positionner en victime ad vitam aeternam, pour avancer et gagner en autonomie,
pour sauver la relation ou s’en extraire si elle devient mortifère.
Toute crise est l’occasion d’une remise en question salutaire, autrement dit, d’une
avancée sur son propre chemin… à la rencontre de l’autre, des autres… À la
découverte de son véritable désir.
Mieux comprendre ce qui se joue en soi et entre deux aide à accorder nos désirs
et sauver la relation.

1. Le mimétisme procède d’une identification dont le processus répond à des motivations inconscientes.
2. Voir Juliett Mitchell, Frères et sœurs : sur la piste de l’hystérie masculine, Éditions des Femmes, 2008.
DEUXIÈME PARTIE

Les coulisses du harcèlement


émotionnel
Chapitre

Au commencement était la fusion 6

Retour sur le fusionnel, ce fonctionnement


originel
Toute mère est par essence fusionnelle… Une mère qui ne le serait pas serait-elle
encore mère ? La fusion vitale amorcée durant la gestation se poursuit les
premiers temps de la vie. Nous en gardons l’empreinte. Elle est une façon d’être
en correspondance avec l’enfant qui grandit. Elle fait partie de notre constitution.
Par ailleurs, la naissance figure, tant pour la mère que pour l’enfant qui vient au
monde, un abandon de la plénitude. Chacun de nous en a été affecté, comme d’un
manque paradoxal car à la fois mortel et vital. Il s’inscrit chez l’enfant. Se
confirme et se rappelle chez la mère, renouvelant en elle le manque originel
qu’elle a connu et que l’enfant avait comblé. Il le réactive, au niveau inconscient,
au moment de la naissance.
Renoncer à la plénitude pour une mère, c’est ne pas subir le vide que reproduit en
elle l’accouchement ; c’est créer un espace dans lequel l’enfant pourra
progressivement se développer. Au sein duquel il apprend à vivre peu à peu sans
elle ni être effaré par la sensation de vide, de perte, de rejet parfois, qu’a induite
en lui sa naissance. Ce premier détachement…

Une compensation pour combler la blessure de séparation


Dans l’idéal, au lieu même de la plénitude s’instaure un lien d’amour apaisé, pour accueillir
l’enfant tel un autre en devenir. Si cette compensation ne se met pas en place, l’abandon
premier que figure la naissance produit une déchirure. L’interruption de la fusion intra-utérine
s’impose comme une béance (dramatique) que seul un retour à la fusion totale apaiserait.
Quand l’abandon de la plénitude n’est pas accompagné de gestes tendres et rassurants ou
quand il se produit dans un climat insécure, l’être prématuré qu’est le petit humain à la
naissance reste (comme) suspendu au vide en attente d’être comblé.
L’enfant a besoin d’être accueilli comme un hôte, un être à part entière. Si la mère
ne peut renoncer à la plénitude qu’il lui a apportée, elle ne saura l’accompagner
dans l’apprentissage qu’est le devenir autre. Il peine à (apprendre à) vivre sans
elle… Devenu adulte, ce qui lui rappellera le vide l’angoissera. Il sera à la fois
happé par son propre vide dans l’attente qu’il soit comblé et happé par l’angoisse
que sa mère a connue face au vide… Une mère restée dans la fusion pour
échapper à l’angoisse transmet ses émotions à son bébé qui ignore alors les
siennes, tant les émotions maternelles l’envahissent, le paralysent… Débordantes,
elles le submergent.
L’enfant pour sa part, resté démesurément fusionnel faute d’avoir bénéficié d’un
sevrage apaisé, et du fait que ses parents sont eux-mêmes fusionnels, aura
tendance à se rebrancher dans sa totalité sur un autre fusionnel comme pour tenter
de réparer à chaque fois l’abandon premier qui n’a pas été colmaté. En lui se
ranime ce besoin têtu d’aspiration totale propre au nourrisson.
Reprécisons ici que le langage fusionnel n’est pas le « privilège » des mères.
Toute naissance le ravive également chez le père. Pour le meilleur et pour le pire.
Pour le meilleur, le maternel est le don de vie, le lieu d’accueil, la matrice
originelle qui nous porte et nous nourrit jusqu’à la maturité. C’est le don de
transmettre et de rendre vie quand elle s’échappe, de sauver, de réparer, c’est le
don d’amour. La maternité nous traverse tous, dans toute sa beauté et sa puissance,
dans toute sa tendre folie, sa force, son absence de limite, sa généreuse
démesure : « Je peux tout pour toi, te nourrir, te sauver, te rendre vie. »
Pour le pire, c’est un attachement insensé au risque de la démence, c’est la
sécheresse pour parer à l’émotion, une inadaptation vampirique, l’incapacité de
se différencier de son enfant : « Je ne peux vivre sans toi, tu me tues dès que tu
t’en vas. »

Une dépendance vitale et ses déplacements


Cette dépendance vitale puissante perdure et se déplace… Chaque fois que
l’autre, par son comportement, par l’amour ou la crainte qu’il suscite, réveille le
manque et le besoin, la fusion se réenclenche dans sa démesure, surprenante et
décalée.
Exerçant sur celui qui en est l’objet une sensation d’oppression ou d’enfermement
(jouissive parfois) qui ranime en lui sa propre dépendance, elle provoquera, en
même temps que l’angoisse, le besoin d’y échapper.
Ainsi rendu indispensable, il peut en retour en concevoir un sentiment
d’importance et exercer un pouvoir sur celui qui ravive la dépendance. Telle une
mère (défaillante), il pourra jouer de sa présence ou imposer à son tour ses
exigences outrancières car inadaptées. Étant donné la demande implicite qu’il
reçoit d’être une mère (pour l’autre) alors qu’il ne l’est pas, il ne peut que se
glisser comme à son corps défendant dans la peau d’une mauvaise mère.
Impossible d’être (une bonne) mère à contrecœur ! À moins d’être un thérapeute
expert en la matière, impossible de remplir le rôle d’une mère (suffisamment
bonne) sans avoir choisi de l’être !
L’urgence vitale que fait peser la dépendance fusionnelle sur un partenaire est
harcelante, si elle ravive en lui son propre manque en lien avec l’abandon
premier. S’il a, lui aussi, été mal ou douloureusement sevré, son hyperémotivité
(enfantine) se réactive alors. Sinon, il y sera indifférent et ne se sera
probablement ni investi ni même attardé dans la relation.

La complexité du sevrage
Précisons ici que le sevrage ne se réduit pas au sevrage alimentaire. Il comprend les gestes,
les émotions, les intentions, les fantasmes, les sentiments, les projections : toutes ces
manifestations plus ou moins subtiles qui parcourent la fusion. Se faufile dans l’entre-deux de la
relation le souvenir non conscient des premières frustrations nourricières et chacun en son for
intérieur reproche à l’autre de n’être pas — en réveillant sa frustration — la mère parfaite !

Tel le nourrisson prématuré qu’il fut et qu’il est en un sens resté, l’être fusionnel
égocentré ramène tout à lui car avide de l’attention vitale dont il fut privé.
C’est ainsi qu’il ne conçoit pas l’autre comme tel, avec une vie d’autre (que lui).
Mais comme devant céder à ses besoins, et en particulier l’apaiser ! L’absence de
réponse ou une réponse inadéquate déclenche une panique émotionnelle : la fusion
échappe à la raison.

Deux amies habitent désormais dans des pays différents, mais correspondent régulièrement par
Skype.
L’une annonce qu’elle va déménager. Contre toute attente, l’autre vit un soudain effondrement. Émue
aux larmes, elle se sent abandonnée et reproche à l’autre de ne pas l’avoir prévenue plus tôt ! Elle
ressent le déménagement de son amie comme une trahison (le mot est fort, mais les émotions
aussi qui surprennent !), sans penser que leur relation n’en sera pas affectée, puisqu’elles
communiquent à distance.
Cependant, elle revit, par le biais de cette annonce, l’abandon maternel premier. L’amitié la comblait,
le déménagement réveille en elle l’angoisse d’être abandonnée avec une intensité semblable à celle
de l’abandon vécu à la naissance. Elle n’en a pas conscience.

Trop fusionnelle ?
La difficulté surgit quand le mode fusionnel perdure chez la mère à défaut de tout
autre, au-delà des premiers mois, d’où la notion de mère trop fusionnelle.

Ainsi en va-t-il avec une mère restée en fusion avec sa propre mère, fût-ce à distance ou à travers la
détestation ! Elle semble adulte mais d’un point de vue affectif elle est restée le nourrisson en attente
de soins, attachée obsessionnellement à sa mère, pour avoir souffert dans les bras de celle-ci ou, à
l’opposé, y avoir trouvé un réconfort si doux, qu’elle ne veut pas les quitter. Au moindre froissement,
des années après, elle continue à s’y réfugier fantasmatiquement au détriment de la réalité de son
propre enfant…

Le « trop fusionnel » découle du fait que la fusion se prolonge au détriment de la


réalité qu’elle impacte. Sans laisser place à d’autres modes de communication,
elle les pervertit ou les entrave. C’est ainsi que cette mère, en attente de soins
pour elle-même, ne pourra qu’inverser les rôles, comme si elle était l’enfant de
son enfant ; incapable de l’imaginer grandir, elle-même n’y étant parvenue.
Se vivant dans son intimité comme le bébé qu’elle fut, elle ne peut permettre à son
enfant de dé-fusionner. Cela pourra se traduire dans sa façon de lui parler, une
difficulté à le soutenir dans ses activités sociales et scolaires, une tendance
étouffante à confondre ses sentiments et ceux de l’enfant, des manipulations
déguisées pour le retenir à elle.
Il ne s’agit pas ici d’accuser de telles mères, mais de faire le constat d’un
processus pour le considérer et mieux comprendre ce qui s’y joue quand il se
déplace dans nos rapports adultes. Quand l’enfant en nous, refusant de grandir,
s’infiltre et parasite nos relations sans que nous y prenions garde. Quand la
fusion, que l’on entend dans refuser, nous tire en arrière et incite à se fondre à
nouveau, à se refondre…
Une mère trop fusionnelle avec son enfant refuse de le laisser partir ou reste
obsessionnellement préoccupée par lui dès qu’il s’éloigne. Cela entrave son
développement, en particulier si le père s’absente sans intervenir pour favoriser
la séparation avec bienveillance…

Focus
Une mère trop fusionnelle ne va pas sans un père lui aussi trop fusionnel. S’il ne l’était, il
faciliterait la séparation entre elle et leur(s) enfant(s). S’estompant progressivement, la fusion ne
ferait pas obstacle.

Ainsi entend-on des femmes se plaindre : « Avec mon mari, je n’ai pas deux
enfants, mais trois ! » Cela semble choquant, mais revient avec une telle
insistance que l’on peut s’y arrêter un instant. La naissance d’un enfant renvoie
souvent l’homme devenant père à sa propre enfance et au besoin que l’on
s’occupe de lui.
Faute alors d’accompagner la relation naissante maman-bébé et de remplir un rôle
de soutien et de réouverture sur le monde, il consacre son exclusion et, délaissant
la mère et l’enfant, part en quête d’une autre fusion répondant à son besoin
d’exclusivité d’enfant qui se sent délaissé.
Quand la séparation vitale pour l’enfant est empêchée par l’absence de fermeté
(de présence solidaire aux côtés de la mère), l’enfant peine à prendre pied sur
terre, à devenir lui-même, à découvrir le monde et les lois qui le régissent. Il se
replie en mode fusion face à la difficulté car c’est le seul qu’il connaisse. Le
monde réel lui fait peur, il le perçoit comme surdimensionné, effarant… Peuplé de
monstres et de fantômes, impraticable !
Entravé dans son autonomie, il reste dans une dépendance au maternel excessive.
Il est sujet à des crises de panique ou d’effroi plus ou moins contrôlées.
Une mère « trop fusionnelle » n’est pas (toujours) celle qui le semble. Cela vaut
également pour un père : un père qui se sera senti détaché trop tôt ou trop
injustement de sa propre mère, qui se sera senti trahi, aura tendance à fusionner
avec sa femme et leurs enfants, créant la confusion quant à sa fonction dans la
famille, peinant à aider sa femme à dé-fusionner, et leurs enfants à prendre leur
envol posément…
Ainsi, une mère très fusionnelle pour un enfant vit souvent avec un homme en
incapacité d’encourager la séparation mère/enfant de façon rassurante.
Ces parents sont souvent marqués l’un et l’autre par un traumatisme ayant impacté
le sevrage, perverti le maternage et, ce faisant, compliqué — si ce n’est
hypothéqué — leur capacité à entrer par la suite en relation avec tout autre.
Ils sont restés accrochés à leurs parents et au monde de l’enfance, impuissants à
encourager leur progéniture à un mode autre que le maternel fusionnel.

Excessivement dépendants à tout âge !


La fusion perdure plus ou moins en chacun de nous… Elle peut sembler avoir
disparu et réapparaître à l’occasion par exemple d’un coup de foudre qui ravive
les émotions premières. D’autres événements viennent réveiller la fusion de façon
plus ou moins névrotique à tout âge. D’une mère, on ne se sépare jamais tout à
fait : elle est la matrice dans laquelle on se ressource. Celle en qui on se retrouve,
dans laquelle on plonge au risque de se perdre. Avide et protectrice, elle est aussi
celle à qui il nous est arrivé de dire : « Près de toi, maman, je me sens étouffer,
laisse-moi vivre en dehors de toi. Je ne veux pas maman que tu deviennes mon
danger. » Ou de le penser.
Et pourtant, il ne suffit pas de s’en éloigner ! Acquérir son indépendance, c’est
comprendre aussi pourquoi elle nous retient, c’est ne plus se mettre en danger,
c’est accepter qu’elle soit cette mère qui nous musèle par amour mais aussi parce
qu’elle n’a su grandir… Et qu’il nous sera difficile notre tour venu, fille ou
garçon, homme ou femme, de grandir…

La dépendance fusionnelle, une question d’âge ?


La dépendance fusionnelle n’a pas d’âge, si ce n’est l’âge symbolique de la prime enfance. Du
langage avant le langage. De l’émotionnel avant que la raison ne tente de mettre un ordre au
pulsionnel.

La dépendance fusionnelle laisse en nous son empreinte… Et la naissance, de par


l’abandon qu’elle symbolise, produit un choc1, en apparence oublié, mais dont la
douleur se réactive avec fulgurance sitôt touché le point impacté à l’origine. Et ce,
que l’on ait 20, 30, 40, 60 ans ou plus… Alors, quand la relation fusionnelle se
déplace entre amis, entre amants, entre frères et sœurs, se retrouvent (face à face)
deux enfants en difficulté… Le plus âgé pouvant être dépendant du plus jeune,
même s’il subvient par exemple à ses besoins financiers. De part et d’autre, deux
enfants en difficulté qui ne le semblaient pas lorsqu’ils se sont rencontrés, deux
enfants qui ont peur de l’abandon ou de la trahison.
C’est le retour du refoulé… Le diktat de l’impensé. L’angoisse qui se remet en
scène sitôt que l’un semble déchoir aux yeux de l’autre, à ses attentes
transférentielles.

Focus
Il existe en chacun de nous un endroit où nous imaginons que l’autre est à notre disposition, tout
à nous, tout pour nous…

Une ressource ambiguë


Ce fonctionnement originel, dont nous ne sortons jamais tout à fait, est pour le
meilleur une ressource secrète en nous, un refuge qui permet le repli lorsque nous
nous sentons agressés et dans lequel nous sommes, comme dans une bulle, en
douce communion avec le monde. Mais il est aussi le ressort de la passion
(volcanique ou désespérante), des perceptions sans filtre, de l’hyper-
communication, de la porosité, de la promiscuité des âmes même à distance, de
l’éraflure des sensibilités entre elles. Et au premier obstacle, de l’inquiétude
obsessionnelle. La fusion sans limite opère en silence malgré les mots… La
pénétration faisant abstraction des corps y est quasiment permanente, dans
tous les cas elle préside à l’hypersensibilité et son terrain est propice à
l’hyperémotivité.
C’est pourquoi une personne restée excessivement fusionnelle peut être amenée à
se cliver entre raison et émotion pour se protéger… Entre sécheresse et
prodigalité.

À l’instar de ce qui se produit entre une mère et son nourrisson, nous ressentons, entre soi et une
personne avec qui l’on est en dépendance affective fusionnelle, tout (ou presque) ce que l’autre
ressent.
Nous pressentons ses besoins, avons tendance à les devancer pour lui faire du bien ou nous
protéger. Sauf qu’il arrive souvent que l’on devance ce que l’on croit être les besoins de l’autre…
tandis que ce sont les nôtres que nous projetons sur lui… !

Ses besoins ne sont pas ceux que nous imaginons. Nous confondons nos sensations
et les siennes. Ainsi souvent restons-nous sourds à ses attentes tout en nous
persuadant que nous y répondons.
Ce qui produit un effet de harcèlement
Le harcèlement est essentiellement dû à deux facteurs :
Le premier est l’attendrissement qui préexiste à tout effet de harcèlement
émotionnel : l’affectivité est un territoire meuble par essence. Elle pourrait
être représentée par la carte du tendre, c’est notre part la plus malléable, dès
qu’elle est atteinte nous nous sentons ébranlés en profondeur, et les défenses
que nous avons construites ont tendance à tomber : sitôt émus, nous sommes
rendus plus vulnérables. Nos perceptions sont intensifiées. Il n’y a plus
d’intermédiaire entre l’autre et soi. Nous ne pensons pas dans un premier
temps à nous protéger et, pas plus que le nourrisson, n’avons sur l’instant les
moyens de le faire.
Le second étant la sensation que la vie est mise en jeu en même temps que
l’amour : dans un climat fusionnel, comme toute demande est (rendue) vitale,
toute absence de réponse est (rendue) mortelle. La crainte de l’accident
vulnérabilise. Une non-réponse peut engendrer la panique… qui à son tour
panique2 celui qui est accusé de l’avoir déclenchée, ou le perturbe si
profondément qu’il s’en défend en simulant un sang-froid inébranlable. Un
hermétisme implacable ! L’art du trompe-l’œil permet des exploits à
l’hyperémotif pour sauver l’apparence.
L’effet de harcèlement en ces circonstances vient de l’impression qu’un ordre
nous est envoyé auquel il est impossible de se soustraire alors qu’il dépasse nos
forces. Il pèse comme un interdit de s’y dérober qui s’accompagne de
l’impression désespérée d’être pris au piège d’une situation inextricable. Ou
d’une pression irrésistible qui s’abat comme un poids sous lequel nous peinons à
ne pas succomber !
L’effet de harcèlement émotionnel, nous l’avons vu, se joue de part et d’autre.
L’émotion induit une résonance qui circule entre les deux comme un boomerang,
mais il est indispensable de considérer les situations au cas par cas, et plus
encore lorsque des enfants sont en jeu.
Un enfant peut, en effet, être attaché à ses parents et vouloir exercer une pression
sur eux, mais l’adulte étant supposé responsable, il est essentiel de considérer que
c’est lui qui induit la relation ; il n’a pas à laisser croire à l’enfant que celui-ci le
domine, ni à se laisser passivement dominer (ce qui serait signe de pathologie).
C’est à lui de mettre un terme à la pression enfantine avec bienveillance. À lui de
s’en donner les moyens. Il n’a pas à répondre aux tentatives de séduction
enfantines. L’enfant qui cherche à séduire est en insécurité, abandonné, téléguidé
ou cherchant à appâter pour se sentir renaître.
Dans une relation d’emprise fusionnelle avec un adulte, l’enfant, vu son
immaturité de principe, est victime de l’emprise qu’exerce l’adulte sur lui. Il n’a
ni les moyens ni (encore) la force d’y résister.

Un enfant ne peut échapper seul à une relation d’emprise


Comment concevoir qu’un enfant puisse échapper seul au pouvoir des adultes sans crainte
d’être puni, rejeté ou de ne plus appartenir ! Pensons ici à Peau d’âne, fuyant le royaume afin de
ne pas se soumettre à l’obligation d’épouser son père. La jeune princesse se sent salie par le
désir paternel, mais seule ne sait s’y soustraire. La fée Marraine l’aide à s’échapper en lui
prodiguant des conseils et son soutien.
Pensons également à Julia, dite Turtle, la jeune adolescente héroïne de My absolute darling3,
qui seule ne peut échapper à l’emprise paternelle, mais peine aussi à accepter de l’aide tant est
immense son affaiblissement consécutif à la maltraitance paternelle. Ce livre rend
magistralement compte de l’ambiguïté sentimentale qui régit la fusion. L’auteur met en lumière
la dignité et l’innocence de cette enfance livrée aux fantasmes d’un père immature et violent
auprès duquel elle se sent perdue mais qu’elle ne parvient (seule) à quitter. L’inceste et
l’utilisation outrancière des armes symbolisent la violence de la relation d’emprise fusionnelle
poussée à son paroxysme.

Un besoin toujours croissant


Que le besoin fusionnel soit affectif, qu’il soit alimentaire ou sexuel, quand sous
l’effet d’une intolérable frustration, il se fait tyrannique, il nous ramène toujours à
l’abandon originel.

En présence d’un être excessivement fusionnel, éternel affamé, nous sommes rendus dépendants
à la dépendance que notre présence réveille chez lui et cette dépendance se fait harcelante si elle
ne tient pas compte de nos propres besoins…

Ce n’est pas le nombre de demandes qui comptent, mais c’est la pression


qu’exercent l’avidité d’une demande et son insistance obsédante qui produit un
effet de persécution douloureuse, insoutenable. Surtout lorsque nous savons en
notre for intérieur que sitôt que nous tenterons d’y apporter une réponse, la
pression aussitôt relancée viendra nous assaillir à nouveau. La demande de l’autre
fusionnel, son attente tyrannique, est obsédante car elle ne peut s’exercer sans
cette pression.
En cas de crise, ce qui apaiserait la personne attendant de vous ce que vous n’êtes
pas en mesure de lui donner, c’est que vous la répariez là où l’abandon premier
l’a lésée.
Mais vous n’y pouvez rien car, bien que ce soit probablement votre présence à ses
côtés (en tant qu’amant/e, frère, sœur, etc.) ou votre absence, ou l’un de vos gestes
qui ait réactivé à votre insu la blessure, vous en ignorez la cause. Et n’en
comprenez pas l’expression. La situation vous dépasse. Tandis que vous
recherchez l’équilibre, ou tentez la stabilité, vous vous sentez harcelé par l’attente
qu’on fait peser sur vous. Mis en cause, vous subissez les reproches qui n’avaient
été osés contre la mère. La mission est rendue d’autant plus impossible que vous
êtes vous-même blessé, sa blessure ravivant la vôtre.
C’est le travail d’un psychothérapeute de panser de telles blessures…
Toute blessure dans ce cadre renvoie à une blessure d’enfance, autrement dit à une
meurtrissure. La mère ne nous a-t-elle pas donné la vie ? Si elle nous blesse c’est
qu’elle veut nous tuer ?

Je me souviens de ce petit garçon, si réservé, arrivant un jour, après déjà quelques séances, hurlant
à peine la porte refermée : « Ma mère est folle, elle a voulu me tuer. » Il brandissait un doigt entouré
d’un pansement. Bien sûr, on peut penser, en bon freudien, au complexe de castration… Mais une
autre approche laisse entendre une autre voix : celle qui lui avait donné la vie, en le blessant, le
menaçait de mort. Elle n’était plus sa protectrice mais celle dont il devrait se méfier. Cette maman si
exigeante, démesurément fusionnelle, ayant projeté sur lui ses espoirs les plus insensés. Elle
n’admettait pas qu’il l’entrave dans son ambition : il devait réussir pour compenser ses déceptions.
En le blessant, elle avait elle-même porté atteinte à sa propre soif de perfection. Ce sont les
premières difficultés scolaires de l’enfant idéal menacé d’être déchu qui avaient conduit le jeune
garçon en thérapie.
D’avoir pu libérer ses émotions lui permit de mieux se considérer, ce qui se traduisit par de meilleurs
résultats scolaires. Et moins de soumission !
Ce jour-là, il repartit, le visage éclairé d’un grand sourire et de joyeux défis, main dans la main avec
sa mère. En cessant de s’interdire ses propres sentiments, il avait commencé à se détacher de sa
mère, il l’aimait plus librement.

Il n’est de douleur plus poignante que celles infligées par


qui l’on aime…
Les blessures que nous occasionnent les membres de notre famille dans les
premiers temps de la vie sont, si ce n’est inguérissables, infiniment lentes à
cicatriser. En contrepartie, les gestes réparateurs d’un membre de la famille ou de
quelqu’un que l’on aime auront un impact encore plus positif que s’ils étaient le
fait d’un inconnu.
La fusion se caractérise par un effet de vases communiquants pour le pire et le
meilleur. Aucune émotion de l’un n’est étrangère à l’autre. C’est ainsi que des
enfants ressentent en leur être le vécu douloureux ou pathologique de leurs
parents et le traduisent en symptômes. Le symptôme ici symbolise l’envahissement
et le débordement des affects transmis d’inconscient à inconscient. Quand un
symptôme perdure avec l’âge, ou se déplace pour réapparaître sous une autre
forme, c’est (le plus souvent) dans l’enfance que se trouve ce qui permettra de le
résorber.
Certains couples, certains amis, certaines « paires » s’aiment dans la fusion avec
tous ses excès et s’acceptent réciproquement… Quand chacun choisit de
correspondre à l’autre et accepte de tout partager, de tout supporter, dans la
réciprocité consentie, la fusion ne semble pas problématique car les bienfaits
surpassent les désagréments. Chacun peut apparaître comme le « thérapeute » de
l’autre, en alternance, et dans une prise de soin réciproque. Thérapeutique étant,
étymologiquement, rattaché au verbe therapeuin, soigner…

Focus
Il ne s’agit pas ici d’ériger des vérités, mais d’ouvrir des pistes de compréhension dans une
perspective de résolution lorsque la fusion, en même temps que l’émotivité qu’elle exacerbe,
s’énonce comme une source de harcèlement.

1. Rf. Otto Rank, psychanalyste autrichien, associe la naissance à un premier traumatisme.


2. En ce qui concerne la panique voir également plus bas.
3. Gabriel Tallent, My absolute darling, Gallmeister, 2018.
Chapitre

Une redoutable insécurité 7

Retour sur l’insécurité : l’insécurité originelle


Appréhension, inquiétude, anxiété, crainte… Effroi, perte de consistance ou de
confiance, peur d’être mis en danger face à l’incertain ou sentiment de l’être, en
quasi-permanence, de manquer de force, d’être empêché ou effacé… Qu’est-ce
que l’insécurité ? Les mots pour (tenter de) la traduire sont cortège. Elle serait le
rappel à l’ordre de la plus extrême des fragilités, la sensation ou la menace d’une
mise en péril par des puissances indéterminées, la fébrilité qui s’ensuit… Une
sensation irrésistible d’effondrement intérieur ou de chute vertigineuse. La crainte
qu’elle ne transparaisse et ne nous transforme en proie. C’est elle qui animerait la
nuit nos rêves les moins doux…

« Pour votre sécurité, vérifiez de n’avoir rien oublié… Pour votre sécurité, vous êtes priés de signaler
tout colis suspect… Pour votre sécurité vous êtes obligés d’étiqueter vos bagages, sinon ils seront
détruits… Attention aux pickpockets, aux vendeurs à la sauvette… Attention aux fake news, attention
à vous laver les mains ! Attention aux fausses pétitions, aux médicaments, méfiez-vous des
charlatans ! »
Les messages diffusés sur les ondes, les réseaux sociaux, dans les transports en commun et tant
d’autres espaces, reflètent en creux l’insécurité dans laquelle nous baignons. Censés participer à un
mieux-être, ce n’est pas sûr qu’ils y parviennent ! Ils nous invitent à accomplir certains gestes mais
en même temps menacent d’une forme de sanction si nous ne les exécutons pas. Par ailleurs, la
méfiance n’est jamais apaisante car toujours teintée de culpabilité.

Tout ce qui relève de la surveillance et la rappelle en permanence injecte de


nouvelles doses d’insécurité chez les personnes à forte tendance fusionnelle,
insécures dépendantes par nature. Parfois même à leur insu, elles ont pris le pli
de s’anesthésier par anticipation extrême. La surveillance produit en elles un
sourd effet de harcèlement, à travers la mise en alerte, en même temps que
l’obsession du danger. Ainsi des messages censés rassurer participent-ils à
vulnérabiliser… au nom de la sécurité ! Le rappel répétitif à la vigilance indique
à quel point nous évoluons dans une société peu rassurante !
Certains plutôt bien équipés psychologiquement en termes de sécurité affective
resteront réellement hermétiques à toute perturbation. Mais pour d’autres,
l’incitation à la méfiance, martelant la nécessité d’obéir à des règles d’exception,
produit un regain d’insécurité à l’image de leurs parents qui n’ont su les rassurer.
À défaut de rasséréner leur progéniture afin qu’elle se construise de bonnes
défenses, certains parents l’incitent à la méfiance ou excèdent dans la
surveillance…
L’enfant par nature s’imagine pouvoir compter sur les adultes. Ne serait-ce que
parce que le rapport de force physique est déséquilibré, l’adulte, plus grand, fait
figure d’autorité. Lorsqu’il découvre par l’expérience qu’il ne peut compter sur
ses aînés s’ensuit un effet de trahison qui se traduit émotionnellement par une
exacerbation de l’insécurité suivie d’un bouleversement affectif. Faute d’adultes
soutenants, il apprend à compter sur lui-même mais reste particulièrement
ébranlable sur le plan émotionnel et sensible à tout effet de surveillance. Toujours
sur le qui-vive, sans l’expérience d’une autorité saine et constituante, il aura
tendance à craindre d’être pris en faute tout en éprouvant de la méfiance face aux
représentants de la loi. Comment compter sur des adultes quand la réalité laisse
entendre que l’on ne peut s’appuyer sur eux ?

Dans l’intimité
Le même phénomène se retrouve dans l’intimité quand la confiance est ébranlée.

Focus
Cette insécurité, que nous avons tous plus ou moins en partage, qu’elle soit évidente, en
sourdine ou barricadée, est le terreau du harcèlement émotionnel.

Certains d’entre nous y réagissent — en couple, en famille — par l’hyperrigidité


ou, au contraire, en se laissant ébranler de façon déconcertante. La fusion
prédispose à une certaine bipolarité soit chez la même personne, soit entre les
deux partenaires, comme les deux faces (en fusion) d’une seule pièce.
Les fusionnels émotifs recevront comme autant de secousses invisibles tout rappel
à l’ordre, tout effet de contrôle, de surveillance et, à l’opposé, tout manquement
aux rituels ou dérogation à la loi. Impressionnables, ils seront désarçonnés par la
crainte du danger. N’ayant pas la mémoire d’avoir été un jour vraiment rassurés,
un rien les insécurise. Toujours en quête de sécurité mais dans l’impossibilité d’y
accéder, ils ressentent les manifestations physiques de son absence :
tremblements, instabilité, dissolution de la personnalité, palpitations, bouffées de
chaleur, poussées d’angoisse, décharges électriques, fébrilité, telles qu’ils ont pu
les connaître, soulignons-le une fois encore, nourrissons. Qu’ils les aient
éprouvées face à un danger, tel celui que symbolise l’effondrement ou la
disparition d’une mère, ou qu’elles leur aient été transmises au contact d’adultes,
eux-mêmes en danger quand ils étaient censés protéger.

Focus
L’émotion de l’adulte produit une déferlante sur l’enfant qui, sous le choc, s’interdit les siennes.

Multiples sont les messages qui se font l’écho de l’insécurité première ou la


ravive. Prétextant notre bien, ils s’adressent directement à l’insécurité qu’en
même temps ils attisent.
L’inquiétude est comme une veilleuse qui couve en nous. Dans sa dimension
excessive, elle est le propre de la personne qui n’a pu se construire de bonnes
défenses pour résister à l’adversité… Elle figure le dépouillement, la nudité en
écho à celle éprouvée à la naissance. Ainsi le grand inquiet est-il un écorché vif
toujours en lutte contre l’insécurité, faute de savoir se rassurer (intérieurement),
faute d’avoir jamais vraiment été rassuré.
Qu’elle transparaisse, évidente, ou qu’il la dissimule sous une étanche carapace
en réveillant celle de l’autre pour mieux camoufler la sienne.

L’inquiétude au quotidien
Étrangement, nous ne doutons pas de la réalité des chocs physiques, mais ignorons
pour la plupart celle des chocs émotionnels. Pourtant, ils sont bien là qui font leur
travail d’appel ou de sape.
Hyperémotivité alliée à de l’hypersensibilité, angoisse vertigineuse…,
l’inquiétude, en même temps qu’elle perturbe l’entourage de qui l’éprouve, induit
un effet d’auto-harcèlement… L’hyperémotif ne connaît pas la tranquillité. Un
mail suffit à produire en lui une secousse foudroyante ! Ses perceptions
démultipliées, il est une véritable caisse de résonance. C’est pourquoi certains se
construisent des armures, mais il suffit de tendre l’oreille pour deviner en eux
l’émotion qui bouillonne.
Quand deux fusionnels inquiets se rencontrent, il n’est pas rare qu’ils se
maltraitent l’un l’autre sans en avoir conscience. Chacun pensant que son
insécurité provient de l’autre, ils exigent l’apaisement, mais ce faisant, décuplent
l’insécurité car, paradoxalement, ils ne savent pas recevoir aujourd’hui ce qu’ils
n’ont pas reçu hier. Se réactualise à leur insu une souffrance en lien avec
l’inquiétude première en attente d’être pansée mais ne pouvant l’être. Comme
s’ils continuaient à réclamer un biberon qui ne serait jamais venu !
Il en faut si peu au grand fusionnel pour qu’il perde sa tranquillité et tellement
avant de la conquérir ! L’exigence du nourrisson insatisfait est sans limite quand
elle se rappelle à l’adulte qu’il est devenu.
Fumeurs, buveurs, sont de grands émotifs fusionnels en quête de sécurité. Mais
également les bipolaires qui contiennent leur émotivité jusqu’à ce qu’elle hurle
pour se délivrer… Et bien d’autres encore sans addiction apparente.

L’inquiétude du pire sollicite le pire

Focus
Quand on se sent en danger, aussi irrationnel que cela semble, le réveil de l’inquiétude laisse
souvent envisager le pire. Ou plus précisément il réactive les sensations du pire qui a été vécu
et laisse présager qu’il va être (fatalement) ressuscité…

Face à ce qui l’inquiète, l’un réagira de façon hystérique, l’autre par la fuite…
L’incertain réveille les fragilités extrêmes. La mort, la maladie, le chômage,
rôdent en sourdine… ainsi que la perte, quelle qu’elle soit… L’émotivité de
certains communique un malaise qu’on leur reprochera, d’autres ont l’art de la
dissimuler mais le don de réveiller et entretenir l’insécurité chez l’autre.
L’inquiétude appelle à être considérée lorsqu’elle ne l’a pas été à l’origine. Elle
insiste à se faire entendre. Ne pouvant être apaisée artificiellement, elle hante le
quotidien, en se remettant subrepticement en scène depuis l’inconscient. Elle se
rejoue de façon addictive, impulsée par la résurgence de souvenirs. Se traduit à
travers des répétitions obsédantes, aussi longtemps qu’une réponse adéquate n’est
pas actée… Rêves et cauchemars récurrents en témoignent.
Le réveil de l’insécurité est vécu comme un harcèlement réel ou potentiel, du fait
des reviviscences inconscientes pénibles qu’il occasionne… Maltraitances plus
ou moins tragiques ou légères, abandons, négligences vécues dans l’indifférence
et la solitude… Ou toute autre douleur surmontée sur le moment mais restée en
souffrance. Une sourde culpabilité, en lien avec une infériorité première qu’elle
réactive, ancre qui les a connus dans la tourmente de la dépendance addictive
émotionnelle.

« Non ! Ne me lâche pas… », c’est d’abord lui qui l’a dit, c’est elle maintenant, ou vice versa… Le
même langage, mais tantôt l’un, tantôt l’autre.
L’un a besoin de l’autre mais pas au bon moment. Chacun attend d’être apaisé par l’autre qui ne le
peut, chacun devient le bourreau de l’autre ou la mère abusive, chaque fois qu’il en ravive
l’inquiétude.

L’émotion ébranle nos carapaces au risque de les voir craquer… Certains grands
émotifs s’endurcissent toujours plus pour les rendre toujours plus résistantes et
anticiper le réveil de l’insécurité… Les sensations envahissantes qui la trahissent
ont un fort potentiel émotionnel. On aimerait la juguler.
Mais à peine réactivée, la dépendance se rappelle à nous. Affolante.
L’insécurité, en ce qu’elle sollicite perpétuellement une attention exclusive, fait le
lit de la relation fusionnelle dans sa dimension tyrannique…

Un terrain propice aux techniques de


harcèlement
L’inquiétude exacerbée dans les premières années de l’enfance agit telle une
substance addictive insaisissable maintenant sa proie dans une attente fébrile du
pire ou du meilleur. Mais sa persistance paradoxalement finit par rassurer, dès
lors qu’elle inscrit une habitude. Motrice, elle devient pour l’inquiet preuve de
son existence. Il en a besoin ! Rien ne la justifie mais elle persiste en lui :
Par un effet de rémanence répétée à l’infini.
Par anticipation, car il ne vit qu’en devançant ou provoquant le pire.
Par automatisme pour la justifier rétroactivement.
L’état de vulnérabilité émotionnelle qu’elle confère prive des moyens adéquats
face à la difficulté. Excitante et déstabilisante, elle conduit à des
comportements… qui excitent et déstabilisent !
Certaines personnes se savent démesurément inquiètes, d’autres s’en défendent.
Les premières communiquent leur inquiétude tout en réclamant l’apaisement à qui
ne saurait le donner. Les autres, nous l’avons vu, entretiennent l’inquiétude ou la
réveillent chez autrui pour faire diversion sur la leur. Tel un épouvantail qu’elles
agitent pour se rassurer en rassurant l’autre après l’avoir inquiété !
C’est ainsi que, mû par des processus inconscients, un fusionnel met en œuvre des
techniques pour solliciter l’inquiétude de l’autre. S’imaginer en danger ou s’y
exposer devient une norme produisant un soulagement chaque fois qu’il en
réchappe. Ou maintenir l’autre dans l’insécurité pour se rappeler à son existence.

Les techniques de harcèlement ou comment s’attacher l’autre


Par techniques, j’entends ici les procédés conscients et inconscients qui ont pour vocation de
s’attacher (à) l’autre (l’amour, l’enfant, l’amant, le public, le papa, la maman…), en vampiriser
l’attention par l’effet de commotion qu’ils produisent.
Ce sont de fait des mécanismes de défense destinés à résister à l’insécurité. Utilisés dans
l’intention de se protéger et de rassurer, de fait, leur recours risque de produire ou d’entretenir
un fonctionnement pervers.
Les techniques jouent sur des ressorts inconscients et leurs motivations réelles sont, la plupart
du temps, inaccessibles. Qui les utilise en nie et les méfaits et la réalité.

Ces façons d’être ne sont pas non plus consciemment mal intentionnées… Visant à
protéger contre une souffrance antérieure, il arrive qu’elles procèdent d’une
volonté délibérée de (se) nuire, mais elles signalent alors la détérioration d’une
relation à laquelle il vaut mieux envisager de mettre fin !
Cependant, ne pas être conscients des motivations qui nous agissent ne signifie
pas que les actions qui en découlent soient bien intentionnées.
Nos mémoires nous régissent, porteuses de sentiments suscités jadis appelant à se
faire entendre à présent.
La volonté de capter l’attention pour compenser celle qui jadis a fait défaut trahit
de l’indifférence à ce que l’autre ressent, mais exprime également la volonté de le
faire réagir… Et parfois, peu importe le prix ! L’inquiétude est un gouffre. Et
l’inquiet un affamé !
Rien ne laisse entendre à celui qui a recours à ces techniques que quelqu’un
d’autre puisse en souffrir puisque l’autre n’existe pas ! Pas plus que l’inquiet ne
s’est senti exister enfant ! Une certaine absence de soins produit en effet un
sentiment d’effacement, comme face à un miroir qui ne renverrait aucune image !

Une atteinte répétitive


En atteignant de façon répétitive les personnes à qui elles sont destinées, ces
techniques agissent comme autant de secousses forcément déstabilisantes,
harcelantes, invisibles. D’où leur effet pervers.
Nous avons pu, chacun de nous, y avoir recours, sans véritable conscience de ce
qui nous agit. De façon plus ou moins pathologique. D’où la difficulté d’en
admettre les conséquences et de (les) (se) modifier.

Focus
Quand, dans les premiers temps de la vie, un cadre non sécure a mis à mal le sevrage et
compromis la sociabilité, l’insécurité renvoie de façon inconsciente à la vulnérabilité du
nourrisson, à son inaccessibilité au langage. Sans mots pour dire ce qui nous agite ni espace
pour le formuler, nous le laissons s’exprimer… portés au présent par le passé…

Ces techniques procèdent autant du besoin de (se) rassurer que de l’impossibilité


de le faire. On s’y attache par coutume et désespoir !
Chapitre

Au nom de l’amour : quelques


techniques de harcèlement 8

Les techniques de harcèlement exacerbent la possessivité, jouent du droit de


préférence, abusent de l’exclusivité. Reconnaître que les motivations n’en sont
pas conscientes la plupart du temps ne légitime pas leur recours. « Si tu veux
garder ma préférence… conduis-toi avec moi comme je l’exige » : cette
condition tacite entretient de part et d’autre la relation de dépendance addictive
réciproque.
La tension que ces techniques induisent en exacerbant la nervosité et l’émotionnel
au sein de la relation produit un effet de maltraitance. Puisque, nous l’avons vu,
leur recours suppose une certaine indifférence à la sensibilité d’autrui.
Un adulte maltraité (par ses parents ou par la vie) aura plus tendance qu’un autre à
se retrouver dans des situations instables, piégé par ce qui renforce son insécurité
fondamentale. N’ayant pu développer de saines défenses, il aura tendance à
accepter des conduites désobligeantes, à se laisser malmener. Sa perméabilité le
fragilise, il se sent impuissant, peine à évaluer le risque, ne sait s’en distancier.

Quand l’attente nous jette dans la tourmente

« Hier, j’ai attendu un déménageur, c’était pour un devis… Il ne m’avait pas donné d’horaire. Juste dit
qu’il passait dans la matinée, entre 8 et 14 heures. Il est arrivé au dernier moment. En l’attendant, j’ai
eu le temps de tout imaginer… Qu’il ne viendrait jamais. Que je ne lui avais pas donné la bonne
adresse. Que je m’étais trompée de jour… Qu’il était venu la veille en mon absence et que furieux, il
ne reviendrait jamais. Sans doute, s’il n’y avait pas eu ce problème d’horaire incertain, je me serais
raccrochée à autre chose. Je ne comprenais pas pourquoi il ne m’appelait pas », raconte cette
jeune femme fragilisée, entre deux boulots, deux lieux de vie, un ancien et un futur, l’actuel
perturbé…

Pourquoi se soumet-on au bon vouloir de l’autre ? Pourquoi soumettre l’autre à


l’attente ? Chaque minute qui s’écoule dans l’attente d’une personne en martèle
l’absence… Ou nous menace de disparition. Nous voudrions qu’elle nous rassure,
alors que c’est son comportement qui nous inquiète. Autant demander au soleil de
la pluie ou à la neige de nous réchauffer !

Focus
Dans Fragments d’un discours amoureux, Roland Barthes définit ainsi l’attente :
« ATTENTE - Tumulte d’angoisse suscité par l’attente de l’être aimé au gré de menus retards
(rendez-vous, téléphone, lettres, retours). »
La liste de ce qui occasionne les « menus retards » pourrait aujourd’hui être rallongée : texto,
messenger, WhatsApp, Facebook, Instagram, mails…

Une jeune femme reçoit un texto qu’elle attendait depuis des semaines ! Il s’agit pour elle d’être mise
en lien avec une personne susceptible de lui procurer une adresse professionnelle… Après avoir été
éprouvée par l’attente, la voici soulagée ! Elle préfère prendre un peu de temps avant de répondre,
pour s’apaiser et bien choisir ses mots. Lorsqu’elle se décide à envoyer son texto, elle est
persuadée de recevoir une réponse aussitôt en retour… Mais les minutes passent, aucun message,
la voilà de nouveau qui s’affole, s’interroge sur la validité de ses mots, en vérifie l’orthographe,
s’inquiète de la façon dont son texto a été reçu !

Il n’y a pas que l’être aimé qui nous met le cœur sens dessus dessous…
Messenger, WhatsApp, Facebook, nous renseignent sur la présence de l’autre…
Pourquoi ne répond-il pas ?

Cette personne se croyait enfin désirée, la réponse ne venant pas, la voici qui se reproche d’avoir
tardé elle-même à répondre, culpabilise du temps pris à peser ses mots ; elle se persuade d’avoir
manqué le coche : « J’ai déçu, j’ai déplu, je me suis trompée, je m’y suis mal prise. »
Une heure plus tard le message arrive, elle ne le voit pas tout de suite, l’inquiétude monte et quand
elle le découvre, c’est un immense soulagement émotionnel. Son corps en est le siège… Après la
pression, la décompression accompagnée de tremblements, de décharges électriques…

À ce tumulte d’angoisse — pour reprendre les mots de Roland Barthes — que


provoque un retard, celui qui se fait attendre n’est pas insensible. La dépendance
qu’il réactive lui donne de l’importance et compense en lui sa lésion narcissique
de grand abandonné… Il peut ignorer l’angoisse d’abandon car il la colmate ainsi
avant qu’elle ne se manifeste. Se faire prier est sa façon de se sentir exister…

« J’attends une arrivée, un retour, un signe promis. Ce peut être futile ou énormément pathétique :
dans Ewartung1 (attente), une femme attend son amant, la nuit, dans la forêt ; moi, j’attends un coup
de téléphone, mais c’est la même angoisse. Tout est solennel : je n’ai pas le sens des proportions. »
écrit encore Rolland Barthes 2.

Avec l’attente, notre « espérance de vie » dépend de l’autre, au risque de saboter


le désir. La vie se scinde entre les extrêmes, le tout ou rien, le tout de suite ou
jamais. La survie pour combattre la mort.
L’attente réduit celui qui en est le siège à l’impuissance. L’anxiété qu’elle induit
entame son capital affectif, use ses nerfs, mine son moral. Le stress exacerbe
l’émotionnel.
Pour qui se fait attendre, c’est une façon de se faire appeler « Désiré ».
Pour qui en est l’objet, une façon de se laisser effacer… tout en résistant à
l’effacement.
Plus Désiré lui échappe, plus l’abandonné s’acharne sur lui… La défection ravive
la cruauté du manque, l’abandon qui en a résulté, l’invivable disparition et
l’impossibilité d’apaiser la douleur quand rien jadis n’est venu apaiser…

Appâter, séduire, porter aux nues, lâcher,


revenir

Faire alterner jouissance et frustration… Lui offrir des mille et des cents, en argent, en présence, en
attention, le couvrir de bijoux, le combler au-delà de ses espérances… Et bientôt l’en priver ou
menacer de l’en priver… L’enjôler et s’en détourner, revenir et le laisser tomber, obtenir ce que l’on
en attend puis l’ignorer… Lui offrir pour se faire plaisir et finir par jalouser le plaisir que le don lui a
procuré, le saboter… Il y a quelque chose de sadique dans l’hystérie de séduction.

Toute technique de séduction n’est pas délibérément sadique. Mais les grands
dépendants affectifs fusionnels qui y ont recours n’ont sur le moment guère
conscience de l’autre. La plupart refusent d’envisager la souffrance de l’autre au
nom de leur propre souffrance, dont ils revendiquent la supériorité. Seule importe
leur jouissance : considérer les besoins de l’autre les rappellerait à leur manque,
ils ne peuvent s’y résigner sauf à le plaindre en son absence pour attirer
l’attention… sur eux !
La souffrance qu’ils infligent à l’autre, ils ne la voient pas. Elle n’existe pas. Le
temps d’exercer leur domination, ils sont dénués d’empathie. Comme si
l’existence d’autrui dépendait de leur décision de le faire exister… L’enfant qui
refuse sa mère ou son père ne les prive-t-il pas d’existence ? Comme lui-même
s’est senti inexistant lorsqu’il fut confronté à leur indifférence… Le grand
fusionnel est comme un éternel futur adolescent trouvant refuge dans la prime
enfance. Comme Don Juan, il séduit3 et sème derrière lui des abandonnés… dans
la crainte de revivre l’abandon premier.
Le séducteur addictif bouleverse la loi de l’échange et confond les repères. Sous
son emprise, nos perceptions se brouillent. Flatterie, humiliation discrète,
récompense, sont son ordinaire. Qui lui est soumis est voué à l’incertitude.
Compulsif, il nous pompe, comme le nourrisson affamé le sein d’une mère, tout en
feignant de donner.

Ainsi cette personne élégamment vêtue, qui se meut avec aisance mais ne vous rend jamais le
tableau qu’un jour à sa demande vous lui avez confié pour un documentaire ; ou qui oublie de vous
restituer les clés du studio que vous lui avez prêté deux ans plus tôt sous prétexte qu’elle y a oublié
des affaires !
Imaginez qu’au nom de l’amitié, elle continue à vous contacter, charmeuse pour vous donner de ses
nouvelles, et vous faire part de son désir immense de vous rencontrer, comme si de rien n’était…

Attention opération séduction !


En jouant de la séduction, le dépendant affectif pathologique s’appuie sur la naïveté généreuse
ou l’impuissance enfantine, dans lesquelles son jeu vous entraîne comme dans une danse
exquise, au nom de l’amitié… Il promet de vous réparer une lampe (alors que vous ne lui avez
rien demandé), de supprimer tous les virus de votre ordinateur (dont le fonctionnement est
parfait !) ou de vous inviter à un prochain voyage (dans lequel vous pensez ne pas avoir envie
d’être embarqué) avec une insistance tout à la fois brutale et enjôleuse qui vous persuade que
c’est vous qui l’avez sollicité. Vous vous sentez perdu… Ce n’est pas ce que vous demandiez,
mais… juste de récupérer votre tableau, votre argent ou vos clés… De cela, il n’est pas
question, il vous interrompt avec un baiser. Les jeux de séduction fascinent mais ne vous
laissent aucun espace en dépit du plaisir que l’on vous assure prendre en votre compagnie ! La
dépendance tétanise. Sous la coupe d’un Docteur ès séduction… vous voilà anesthésié.
Sitôt réveillé, vous pensez à ce qu’il ne vous a pas rendu, le manque s’en fait obsédant au
risque de la folie.

Le séducteur pathologique vous fera croire que sa conduite à votre égard n’y est
pour rien… Inutile de chercher à lui faire entendre raison. Que vous lui résistiez
exciterait sa passion…

L’effet de déception…
Le grand dépendant affectif porte en lui une promesse d’amour absolu non tenue,
si bien décrite par Romain Gary en une phrase : « Avec l’amour maternel, la vie
nous fait, à l’aube, une promesse qu’elle ne tient jamais4. » Couvé comme un
être exceptionnel, nourri de promesses fantasmatiques, sa venue au monde a très
vite eu un goût amer. Enfant désiré mais bientôt délaissé par une mère qui l’ignore
mais le rappelle à elle pour se consoler, l’envelopper de son propre manque, s’en
nourrir et de nouveau le négliger, il reste l’enfant du rêve et de la déception. C’est
ce scénario premier qui se rejoue dans ses relations amoureuses…
Comme si la chute devait toujours succéder à la promesse, et que seule une
promesse d’amour éternel (non tenue) pouvait aider à se relever, jusqu’à la
prochaine chute. Jusqu’à la prochaine désillusion. Jusqu’au prochain renouveau…
Toute déception est vécue comme un choc. Aussi éprouvant qu’un atterrissage
brutal. Pour le futur abandonné, l’épreuve du réel symbolise la chute. La
déception n’a de cesse de heurter son désir, d’en empêcher la réalisation. Elle se
traduit par des sensations physiques désespérantes : un effet de secousse et de
sidération, de démotivation et de perte d’énergie, d’effondrement.
Alors, certaines personnes jouent de cette fragilité chez l’autre pour établir leur
emprise. « Je t’aime, je te déçois parce que je t’aime. » Connaissant la valeur
affective d’une promesse, elles ont l’art d’en distribuer pour ne pas les tenir et
faire subir à l’autre la brutalité de la déception en souvenir de celle qu’ils
éprouvèrent enfant…
Qui a été marqué par la déception dans l’enfance a tendance à en jouer pour
maintenir sous sa coupe. Ou, à l’opposé, à se laisser piéger et décevoir,
régulièrement, en restant sous emprise.
Décevants ou déçus, la déception devient recours pour se sentir vivre.
Avec la déception, violences verbales ou physiques font œuvre de disparition :
l’être idéal s’efface pour laisser place au diabolique… à l’image de la mère
idéale, le jour où elle céda la place à la marâtre !

Des sentiments en miroir


La déception n’est jamais que reviviscence d’une expérience première de même nature. Le
sentiment d’abandon de l’un et de l’autre entre en coalition. L’un souffre d’autant plus qu’il
semble la cause de la souffrance de l’autre ou de son exaspération.
Et quand le premier reprend des forces, ou ne se laisse plus déstabiliser, c’est l’autre alors qui
se sent déstabilisé… La logique des accords de l’inconscient est celle des vases
communicants !

Le fusionnel émotif inquiet, toujours en quête de sécurité, de sauveur, de Prince


charmant, de Princesse merveilleuse, idéalise l’amour à l’image de celui qu’il n’a
pas reçu. C’est ainsi qu’il déçoit ou ne peut qu’être déçu. La déception qu’il
induit chez l’autre ravive la dépendance à son égard.
L’effet de déception fragilise et induit, en même temps que l’insécurité, une
tendance à l’auto-harcèlement, quand la confiance a disparu. Autrement dit ici, à
la paranoïa.
Certains, à l’image d’une « mauvaise mère », jouissent de l’effet de choc que
produit la déception et projettent sur leur partenaire (frère, sœur, ami, amant,
collaborateur) l’image de l’enfant (qu’ils furent) à qui l’on demande toujours plus,
en reculant toujours plus le moment de lui donner.

La cruauté du silence
« Mutisme : le sujet amoureux s’angoisse de ce que l’objet aimé répond
parcimonieusement, ou ne répond pas, aux paroles (discours ou lettres) qu’il lui
adresse », écrit encore Roland Barthes5. Puis, il illustre sa définition, donnant à
entendre combien le silence peut être frustrant, quand il suscite l’anxiété après
avoir éveillé le désir ou l’intérêt :

« Lorsqu’on lui parlait, lui tenant un discours sur quelque sujet que ce fût, souvent X. avait l’air de
regarder et d’écouter ailleurs, guettant quelque chose alentour : on s’arrêtait, découragé ; au bout
d’un long silence, X.. disait : “Continue, je t’écoute” ; on reprenait alors tant bien que mal le fil d’une
histoire à laquelle on ne croyait plus. »
Il arrive ainsi souvent qu’une personne sollicite votre avis puis s’absente ou
détourne son attention… Laissant vos mots en suspens tandis que vous songez, un
peu amer ou agacé : « Mais c’est pourtant elle qui m’a posé la question… » La
sensation de se retrouver soudain seul à parler décontenance. Certains silences,
mis en scène intentionnellement pour atteindre, sont redoutables… Qu’ils viennent
par réaction à une déception ou liquider une vexation, ils nourrissent l’espoir et
condamnent au désespoir. Laissent croire qu’ils sont aimables, alors qu’ils
émanent d’une intention qui ne l’est guère. Ou bien encore se font « entendre »
comme une fin de non-recevoir, à travers un regard méprisant ou un visage qui se
détourne sur votre passage. Ils glacent, angoissent, enchaînent si on n’y veille pas.
Le silence dans une relation fusionnelle tendue est presque toujours inquiétant, il
signifie sans les mots, il déclare l’absence. Celui qui l’utilise joue avec la
frustration de son interlocuteur. La parole n’est pas organiquement empêchée mais
il la retient et la monnaie.

Un homme et une femme se rencontrent dans la rue. Ils ont vécu une histoire d’amour passionnel
durant deux ans. C’est lui qui y a mis fin assez abruptement six mois plus tôt. Restée longtemps
sous le choc, elle commence à s’en remettre quand la rencontre se produit. Lui semble rayonnant. Il
lui dit qu’il est pressé mais heureux de la voir, il vient d’emménager, il lui demande si elle est
disponible le samedi soir, quinze jours plus tard. « Pendaison de crémaillère, tu viens ? J’y tiens,
absolument ! Je t’envoie l’adresse par texto, et le dress code. À très vite ! », ajoute-t-il en déposant
un baiser sur le coin de sa bouche avant de filer.
Les jours passent, aucun texto. Et la voici de nouveau dans la tourmente. Ne sachant si elle doit le
relancer. Ayant peur de le faire. La perspective d’un silence s’ajoutant au silence. Écorchée vive de
nature, elle se sent plus que jamais mise à nu, se repasse le film de leur rencontre-surprise en
boucle, se demande ce qu’elle a fait de mal. Essaie de se souvenir si elle n’a pas tourné la tête au
moment où il l’embrassait. L’a-t-elle vexé ? Puis se rappelle toutes les fois où elle lui a dit,
sincèrement désolée, qu’elle ne pouvait répondre à ses textos quand elle était en réunion. Elle a un
poste important dans une grande boîte de production et son travail est sacré. Lui revient en mémoire
le visage de celui qui était son compagnon à l’époque, se refermant tandis qu’elle tentait de se faire
comprendre.
Elle se demande s’il veut lui faire payer les silences qu’il a lui-même subis… Alors qu’elle se
remettait de leur rupture voilà que de nouveau il se l’attache. Elle se sent coupable…
Laisse passer quelques jours et tente un texto. Aucune réponse. Elle craint désormais de le
rencontrer à l’improviste.

Le silence ainsi utilisé est une arme de vengeance tendant à faire payer une
vexation en la renvoyant en boomerang.

Dans les techniques de harcèlement, on peut classer tous les comportements qui ne respectent
pas l’autre – mais l’affolent : froideurs soudaines, rejets dédaigneux, cynisme, prises de distances
incompréhensibles, intrigues, sournoises médisances…

Se décommander au dernier instant après s’être engagé ou revenir sans prévenir


sur une décision collective, faire appel dans l’urgence et laisser tomber. Se faire
prier, ne rien donner ; appâter, faire la roue, se faire briller en abusant de la
naïveté, sont autant de façons de jouer avec la dépendance affective en attirant à
soi par la remise en scène de l’attention dont on a manqué…
Ces défenses sont utiles à qui en joue. Mais il est prudent de les repérer afin de
s’en protéger : elles sont alors l’occasion de réparer les lésions dues à un manque
de protection enfantine.
Peut-être votre partenaire a-t-il des raisons d’utiliser une arme contre vous ?
Comprendre l’enjeu permet de mieux prendre soin de soi, sans plus se laisser
blesser. Avoir conscience qu’il nous arrive d’y avoir recours est aussi vital…
Il serait fou de les stigmatiser car elles font partie du langage amoureux. C’est sur
leur usage systématique dans une intention de nuire que l’attention ici est
sollicitée, comme une invitation à la prudence et à mieux se connaître en
découvrant les mécanismes qui sous-tendent la relation qui nous fait ou nous a fait
souffrir.

1. Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Seuil, 1977. L’auteur fait référence à un opéra en un
acte de Arnold Schönberg, sous la forme d’un monologue, pour soprano solo, composé en 1909.
2. Op. cit.
3. Rf. Virginie Megglé, « La séduction ou la tentation de l’innoncence » : http://www.mieux-etre.org/Seduction-
La-tentation-de-l.html
4. Romain Gary, La Promesse de l’aube, Gallimard, 1960.
5. Op. cit. : Fragments d’un discours amoureux.
Chapitre

Des terrains affectifs qui


prédisposent au harcèlement
émotionnel 9

Le harcèlement émotionnel s’inscrit sur un terrain particulier. Propice à la


passion… Comme une greffe, si elle prend, c’est qu’il préexiste une
compatibilité.
Tout grand dépendant émotionnel a vu sa vulnérabilité exacerbée dans l’enfance.
Mais sa façon de réagir diffère selon la nature, l’histoire, la position dans la
fratrie, les soins reçus et ceux dont il a manqué…
Certains d’entre nous sont tour à tour victimes ou bourreaux… Au cœur de la
même relation ou de relations successives. Il nous est arrivé ou nous arrivera à
tous d’être un jour maltraitant… Cela ne fait de nous ni un pervers narcissique ni
un dépravé pathologique ! Un larcin ne suffit pas à produire un voleur…
Dans une relation fusionnelle, une mère n’est jamais totalement mauvaise, même
si son enfant peut éprouver le besoin de la rejeter totalement. C’est d’ailleurs ce
qui n’a de cesse de surprendre : nombre de victimes restent attachées à leur
« bourreau »… avec ou sans guillemets. La subjectivité fait loi.
On ne peut aider personne contre sa volonté, sous prétexte que l’on projette (à tort
ou à raison) sa propre sensibilité sur lui.
Aucun être humain ne peut être réduit ni à ses méfaits ni à sa souffrance. En
revanche, considérer les méfaits et apprendre à s’en protéger est vital. Le
parcours de Turtle1 à ce titre encore est exemplaire.

Nous comprenons très vite sa souffrance et aspirons à ce qu’elle se sauve tout en craignant que
son père ne la rattrape. Nous sommes inquiets de son avenir quand nous découvrons l’état de son
délabrement. Mais la vie est plus forte que la soumission…
Impossible d’en tenir compte sur le moment, mais la souffrance enfantine de son père est réelle.
Nous le découvrirons par la suite.
Il ne s’agit pas de lui donner des circonstances atténuantes, le crime qu’il
commet est terrible. Mais de telles exactions ne peuvent provenir de la part de
quelqu’un qui n’a lui-même subi quelques ravages… La souffrance amène la
souffrance, nous l’entrevoyons quand Turtle répond désagréablement à la
sollicitude de son amie Rilke à son égard.
Qu’est-ce qui fait que ce père se vautre dans la violence tandis que sa fille lutte
pour y échapper ? Impossible de généraliser. Toute histoire personnelle résulte
d’un tissage subtil entre l’individu et la collectivité, entre l’intime et le social. Le
travail qui s’effectue dans le secret des cabinets aide à réparer ce qui s’est tramé
dans le secret des maisons, pour qui a pu ne pas basculer dans la folie criminelle.
Hors cas exceptionnels, une relation fusionnelle addictive ne suppose pas un ange
d’un côté et de l’autre un démon. Le roman de Gabriel Tallent se fait l’écho avec
subtilité de la complexité qui procède au harcèlement affectif. Chacun à son tour
peut figurer, selon les circonstances, le harceleur ou le harcelé…
Le roman décrit deux impuissances paroxystiques s’exerçant dans la destructivité
(de l’autre ou de soi-même) comme à un moindre degré lors de toute crise
fusionnelle. L’image du père impitoyable brûlant le tee-shirt devant les yeux
horrifiés de son enfant après avoir saccagé la lame du couteau offert à la fillette
s’en fait le cinglant écho…
Le fusionnel cruel ne supporte pas que son objet éprouve du plaisir en dehors de
lui… Rien ne le retient pour le détruire, au nom de l’amour, tandis qu’il le soumet
à la torture sous le joug de la fatalité.

« Non papa, non ! », supplie l’enfant, mais « Son père se dirige vers le grand bidon où il brûle les
ordures (…) sort le tisonnier, son bras baigné d’une eau grise, et il tient le tisonnier à bout de bras, le
T-shirt enroulé à l’extrémité. Avec une bonbonne de butane dans l’autre main, il asperge le vêtement
sans rien dire », insensible aux supplications de l’enfant qu’il aime plus que tout… « Il ouvre son
Zippo et porte la flamme sur le tissu qui s’embrase dans un souffle. » Tu es à moi, dira-t-il avant de
se livrer à une scène de torture. L’enfant espère sauver sa peau, mais reste bloquée sous le pied de
l’adulte2…

Cette scène physique illustre l’extrême cruauté de celui dont la peur de perdre son
objet aimé est telle qu’il préfère le réduire à rien plutôt que de le voir échapper à
son pouvoir…
Elle symbolise ce qui se passe dans une relation fusionnelle, comme si une scène
d’une semblable cruauté avait laissé son empreinte chez le bourreau et commandé
par la suite les plus cruels et aberrants des comportements. Le vécu d’hier
télécommande depuis l’inconscient ce qui se produit sur le terrain affectif
aujourd’hui. S’ensuivra dans le livre un combat où la fillette se démènera
héroïquement pour échapper au déchaînement de la violence paternelle…

Qui souffre de dépendance affective ne l’a pas


choisi…
Les traumatismes psychiques sont les bleus de l’âme. N’ayant laissé aucune trace
visible, on les dit inexistants. Luttant contre eux, nous sommes amenés à les
surpasser, et c’est heureux. Pourtant un traumatisme considéré dès son apparition
aura un impact moins désastreux. Négligé, il se traduira par un handicap
incompréhensible incitant à la reviviscence émotionnelle de ce qui a perturbé la
gestation et les premières années.
Le pire des harceleurs aura vécu des bouleversements émotionnels majeurs dans
les premiers temps de sa vie. Père ou mère violents ou peu réconfortants, absents,
insécurisants.
Les traumatismes vécus peuvent aller des plus simples au plus lourds :
Naissance d’un frère ou d’une sœur court-circuitant le mode fusionnel de façon
prématurée.
Décès des parents ou de parents de substitution.
Accident troublant le maternage ou le sevrage.
Maladie, hospitalisation.
Déménagements successifs.
Mère fantasque et/ou abandonnique3.
Père infantile ou sadique.
Les traumatismes de l’enfance sont ceux qui impactent le plus douloureusement.
Le choc émotionnel que provoquent les blessures d’enfance est inversement
proportionnel à l’âge… Un choc à six mois marque d’une empreinte invisible. Il
vulnérabilise l’adulte que l’enfant deviendra4 en décuplant son émotivité.
Deux grands profils en découlent (avec tous les intermédiaires ou les mix
imaginables) :
L’hyperémotif qui manifeste de façon compulsive ses émotions et qui agace.
L’hyperémotif qui se contrôle. S’auto-anesthésiant, il semble maître de lui,
inspire confiance mais agit souvent en traître.

Le traumatisme en héritage…
Qui a vécu la guerre ne revient pas à une « vie normale »… Les effets d’un
carnage se répercutent dramatiquement de génération en génération. La littérature
américaine s’en fait l’écho5. Les descendants de soldats survivants éprouvent
rétroactivement dans leur chair les contrecoups des tueries. La violence se
propage sous d’autres formes dans les maisons. On peut dire qu’il existe des
victimes de guerre par héritage.
La scène où le père de Turtle accuse le sien d’exactions et où le grand-père se
défend en disant « mais c’était pendant la guerre » est éloquente.
Il est plus que probable qu’il ait fait preuve de violence envers l’enfant que fut
son fils, et que ce dernier ait été fou de jalousie de l’attention témoignée par le
vieil homme à sa petite-fille.
Lorsque celui-ci lui parle des contusions qu’il a vues sur le corps de l’enfant, le
père de Turtle répond : « Mais tu n’as pas le droit de venir ici puant le whisky,
de venir chez moi, dans ma maison, et de me dire qu’elle a des contusions. »
Plus tard il dit : « Eh ben merde, je vois que c’est Julia qui a ton couteau
maintenant. » Puis il se venge en s’adressant à sa fille : « Et tu sais combien de
gorges il a tranchées avec ? », et ajoute à l’intention de son père qui
acquiescera : « 42, c’est bien ça ? »… On perçoit en filigrane les ravages de la
guerre.

1. My absolute darling, op. cit.


2. Op. cit.
3. Virginie Megglé, Étonnante fragilité, Eyrolles, 2019.
4. Op. cit.
5. La Tache, de Philip Roth, Gallimard, 2012. My absolute darling, déjà cité.
Chapitre

L’accord des inconscients : à la vie,


à la mort 10

Les transactions inconscientes


Pourquoi nous laissons-nous maltraiter ? Pourquoi maltraitons-nous ou avons-
nous maltraité qui nous aimons ou avions aimé ? L’essentiel se joue à un niveau
inconscient… C’est pourquoi les disputes débouchent rarement sur une solution ;
aucune discussion ne parvient à résoudre les problématiques nées de la rencontre
des inconscients.
Une transaction est un accord entre deux parties plus ou moins clairement énoncé.
On s’y réfère pour négocier. Chacun étant redevable, il s’agit d’effacer une dette
de part et d’autre. Dans le cadre affectif, le compromis est régi selon l’accord
insaisissable des inconscients, en termes de vie et de mort, comme si l’enjeu de
l’accord était le maintient dans une dépendance vitale à perpétuité.

Les transactions souterraines


De façon un peu caricaturale, il en irait avec les transactions souterraines comme
avec un commerce inéquitable : je te donne parce que je t’ai pris quelque chose
en douce.

Ainsi cet homme, très peu disponible en temps ordinaire vient-il attendre une de ses collègues à la
gare. Elle a de la chance, se dit-elle. Mais elle découvrira plus tard que, non seulement il avait
l’intention de lui demander un service, mais qu’il avait déjà utilisé un texte et des photos à elle pour
un dossier sans le lui demander ni la citer. Quand elle veut lui en parler, il devient fuyant et change de
conversation. Il finira par dire que c’est normal, puisque c’est grâce à lui qu’elle a obtenu son job.
Cet échange résonne plutôt comme un enchaînement à vie.
Elle insiste par texto pour qu’il la cite. Il ne répond pas. Au bout d’un jour, elle lui demande s’il a bien
reçu le texto. Sans réponse, elle le relance. Rien. Elle s’inquiète. Renvoie un texto. Et reçoit cette
fois-ci aussi une réponse en retour : « Arrête de me harceler… Je m’en occupe ! » Choquée, elle
laisse passer quelques jours. Sans signe de vie, elle imagine le pire…

Nombreux sont les témoignages de personnes prisonnières d’une relation, parlant


de la peur que leur partenaire (frère, sœur, amie, mari) ne meure si elles en
venaient à acter leur propre besoin de séparation. En quête d’une improbable
solution à leur souffrance, la perspective fatale de tuer en quittant la personne
envers qui elles se sentent redevables fait monter en elles l’appréhension de la
pire des représailles. Peut-on tuer sans imaginer être tué en retour ? Le risque est
réel pour qui le fantasme fait loi. Dans une impasse, elles se résignent. Sans
imaginer d’issue de leur vivant, elles optent par défaut pour la survie au
quotidien.
Ce style de transaction se joue quand chacun attend de l’autre quelque chose qui
lui est ou lui fut vital, mais qu’il est en incapacité d’exprimer clairement.
« J’accepte ce que tu me fais pour que tu me donnes cela… J’accepte cela
parce que tu m’as donné cela… ou Parce que j’attends que tu me le donnes »…
Dans l’autre sens, ce sera : « Je t’ai rendu un service, tu m’es redevable à vie. »
Ou bien : « Je t’ai cédé, à toi de me céder… Tu ne veux pas céder ? Je te le
ferai payer… »
On imagine la pression exercée. Et l’abnégation de qui se sent ou est prétendu
redevable (à vie).
C’est de façon fantasmatique que la question de vie ou de mort sous-tend la
relation en écho au message implicite des parents mal portants qui asservissent
leurs enfants.
« Tu me dois cela » leur laissent-ils entendre comme à des amants. « Je t’ai
donné la vie, si tu ne me cèdes pas, je te la retire… » C’est ce que peut « sentir »
(entendre) un enfant sous emprise affective. Ou bien encore : « Tu me rends la
vie, ne me quitte pas, sans toi je disparais. »
L’enfant en conçoit une crainte insensée de devenir criminel (de ses parents). À
quoi bon se sauver si c’est au risque de faire perdre la vie à qui nous l’a donnée ?
Les menaces parentales à l’origine des plus terribles acceptations enfantines sont
de redoutables prisons. Comment ne pas s’y soumettre, s’ils ne savent nous sauver
de l’engloutissement sans nous mettre en danger ?

« Qu’est-ce qui se passe dans ta tête petite ? », demande Martin à sa fille Julia dite Turtle et qu’il
surnomme Croquette. L’auteur poursuit : « Il lui tourne la tête d’un côté puis de l’autre, il la regarde
avec intensité, puis il reprend enfin : Tu le sais, Croquette ? Tu sais ce que tu représentes pour
moi ? Tu me sauves la vie, chaque matin que tu me sors du lit. J’entends le bruit léger de tes pas
dans l’escalier et je pense, ”C’est ma fille, c’est pour elle que j’existe1…“ »
En disant à son unique enfant : « C’est pour toi que j’existe », ce père lui rend un peu de l’importance
que sa violence lui retire… C’est ce peu qui suffit en cet instant à convaincre l’adolescente maltraitée
de rester survivante auprès de lui plutôt que de courir le risque de le tuer en partant et de mourir. Le
désir s’accroche et laisse espérer autant qu’il sidère.

L’écho d’une pression parent-enfant


Ces transactions affectives sont un écho d’une angoisse originelle : « Je t’ai donné
la vie, laisse entendre une mère souffrante, tu me la dois maintenant… Tu dois tout
faire pour que je reste en vie, si tu me la retires comment pourrai-je continuer à te
la donner sans te la reprendre ? »
C’est cette relation première déterminante qui se déplace dans le cadre de nos
relations amoureuses, amicales, fraternelles, sociales… et entre père et fille.

« Je te nourris, je t’ai nourri (avec de l’attention, de l’argent, ma


présence, des cadeaux), j’ai souffert pour toi, je t’ai tout donné, je
te donne tout, je te promets de te donner encore tout ce dont tu as
besoin, si tu m’aimes comme je veux que tu m’aimes… Si tu te
conformes à mes souhaits, si tu te plies à mes désirs. Mais je te
retire tout — y compris l’essentiel — si tu t’y opposes, me
délaisses, me contraries… Attention à ma vengeance, tu avaleras
ce que je veux que tu avales… Ne me demande pas de céder,
plie-toi à mon désir… sinon je te le ferai payer… »

C’est, à travers la violence qu’il lui fait subir, ce que signifie en sous-texte son
père à Turtle.
Quand les chairs sont attendries, l’insécurité est à son comble. Le père de Turttle
aura probablement connu nourrisson les affres d’une mère pathologiquement
possessive…
Un état de sidération qui alimente l’emprise
Le succès phénoménal que rencontre My absolute darling est probablement dû en partie à sa
façon de rendre compte de l’extrême complexité d’une emprise affective. Ainsi que de la
difficulté — aussi grande que la nécessité vitale — de s’en extraire. Sa capacité à nous
absorber dans l’univers sombre qu’il décrit produit un effet de sidération semblable à celui que
le père opère sur sa fille.

Tentant de prendre des distances avec lui, et sachant qu’il le lui interdit, Turtle se
raccroche à une infime partie d’elle-même qu’elle a su préserver contre son
géniteur :

« Turtle conserve en elle une part secrète et dissimulée de son


être, à laquelle elle ne prête qu’une attention diffuse et dénuée de
jugement, et quand Martin s’aventure dans cette part d’elle-même,
elle joue au chat et à la souris, elle se replie sur elle-même, sans
se préoccuper des conséquences. (…) mais elle a honte aussi
parce qu’elle aime Martin et qu’elle ne devrait pas se réjouir ainsi,
ne devrait pas se réjouir de son absence, elle ne devrait pas
éprouver le besoin d’être seule, mais elle s’accorde cependant
ces instants rien qu’à elle, elle se déteste et elle en a besoin
(…) »

Comment ne pas aimer un homme qui vous nourrit dans le creux de sa main ?

Le chantage au cœur de la fusion


Nous l’avons vu, au cœur de la fusion prédomine la question de vie ou de mort.
C’est elle qui active le chantage en réponse à l’insécurité. Le chantage est une
façon de vérifier que l’on existe pour l’autre. Il permet de compenser le sentiment
de ne pas avoir (suffisamment) existé quand on était enfant ! Ou trop, ou mal
existé. Par réflexe, on exerce le pouvoir qui fut exercé sur nous. Mais ce que
procure le chantage addictif ne satisfait jamais.

D’une possessivité à l’autre


C’est ce qui rend le chantage si troublant entre un père et une fille qui cherche auprès de lui un
soutien pour s’extraire d’une mère qu’elle déteste pour l’avoir trop aimée… C’est ce dont rend
compte la clinique, régulièrement. Les filles se tournent souvent vers leur père pour échapper à
l’emprise maternelle (plus ou moins pathologique). Elles lancent un appel au secours, auquel
bien des pères ne répondent pas si ce n’est par une possessivité encore plus redoutable que
celle de la mère. Jaloux de l’amour mère-fille, ils jouissent malheureusement de la détérioration
de ce lien (souvent à l’adolescence) et « volent » ainsi la fille à la mère jalousée en l’excluant et
en essayant de se substituer à elle. Au lieu de la soutenir, et de faciliter la séparation
douloureuse. Cela renvoie à ce qui était précisé plus haut : il n’y a pas de mère « trop
fusionnelle » sans un père « trop fusionnel ».
Nous pourrions entendre en sous-texte : « Toi aussi tu m’as donné la vie… J’ai besoin de toi…
Dis-moi, prouve-moi que j’existe en dehors de maman… Aime-moi comme tu l’aimes. » Et lui
de répondre : « Tu es à moi maintenant, si tu me trahis… je te maudirai. »

L’enfant en quête de reconnaissance cède pour échapper à l’emprise maternelle,


ignorant que celle du père est redoutable.
Le père fusionnel, imbu de sa puissante impuissance, maintient prisonnier dans
ses filets l’enfant dont la présence le gonfle d’importance. Si l’enfant
disparaissait, il s’effondrerait. Le maître chanteur a besoin d’une proie pour vivre,
il s’y accroche sans relâche.
Cela dit, le chantage se joue de part et d’autre, à divers degrés. Dans l’insécurité,
un enfant préfère être flatté qu’abandonné… Il cède par crainte de perdre le
sentiment d’exister. C’est cet enfant en nous qui par la suite se laisse séduire.
Aussi longtemps que d’autres façons d’être, moins aliénantes, n’ont été trouvées.
Aussi longtemps qu’il reste dépendant du poison qui lui a été inoculé. Le chantage
produit un effet d’envoûtement. Telle une drogue, loin d’apaiser, il maintient
l’inquiétude autant qu’il la nie.

Focus
Envoûtés, nous ne pouvons nous passer de ce qui nous envoûte…
La crainte fantasmatique de tuer le père vient du fait qu’on est lié à lui par une dépendance
vitale.

Avec le chantage, la frustration reste entretenue comme moteur qui l’alimente au


cœur de nos relations. C’est lui qui s’exprime en sourdine derrière toutes les
situations d’attente, de tension, de mise en haleine ou en émoi, de déception, que
nous avons vues. Il est le comble de l’irrationnel se faisant passer pour du
rationnel.
Il sous-tend les abus de confiance, les persécutions, car il donne comme légitime
ce qui est criminel et plaisant l’intrusif. « Si vous ne me cédez pas, je vous
licencie ou supprime vos privilèges ». C’est ainsi qu’un ami se permet des
privautés en toute « légitimité », car il sent qu’il a en cet instant droit de vie ou de
mort sur vous.
Le chantage est moteur de harcèlement affectif, car ce qu’il exige de nous dépasse
nos possibilités et nous menace de représailles en cas de refus.
« Accepte de me donner ce que tu ne peux me donner, je te donnerai tout ce que
tu veux en retour » laisse sous-entendre la pression qu’il exerce, d’autant plus
terrible qu’elle exige l’impossible !
La jalousie ravive la fusion possessive au-delà de toute raison en jouant sur la
corde sensible, celle qui lie la vie à la mort : Perdre l’amour c’est mourir un
peu… ou beaucoup…
Certains parents coupent les vivres à ceux de leurs enfants qui ne veulent pas
céder à leur bon plaisir…

Une redoutable interprétation


Donner du sens, sans imaginer le pire ?
L’émotion incite à interpréter… de travers. C’est ce qui pousse un enfant à
paniquer devant sa copie lors d’un examen, il sait, mais ne sait en rendre compte.
Il oublie un chiffre, un s, un verbe, et voilà le sens qu’il pressent désordonné. La
fébrilité l’entrave, corrompt son raisonnement, rend ses gestes maladroits : lui si
appliqué, lâche soudain un pâté ! En psychanalyse, nous appellerions cela un acte
manqué. Un de ces actes dont on sait qu’il délivre une clé. Et en effet, décrypté,
l’acte manqué se révèle salutaire. Mais sur le moment, il nous met en difficulté, au
risque de mettre en échec l’élève brillant ou celui qui le serait s’il n’était
hyperémotif !
Avec le chantage sous-jacent à la relation et l’effet de la pression qu’il exerce, le
harcèlement émotionnel accroît ce phénomène d’interprétation.

Une sensibilité décuplée


En mettant les chairs à vifs et la sensibilité à fleur de peau, l’hyperémotivité
(fusionnelle) produit un effet de loupe sensitive. À travers les perceptions
amplifiées, l’imagination décuplée, nous voilà, entre paranoïa et angélisme,
décollés du réel.
Le stress émotionnel rend confuses nos perceptions, pousse à la surinterprétation
ou à la mauvaise interprétation car il distrait l’attention. On en prend conscience
quand, après un choc, on s’octroie le droit au repos.
Mais lorsque la confiance est ébranlée, le désarroi est immense, authentique,
l’impuissance à entendre autrement sur le moment également. Ce qui se passe
alors nous dépasse : une bouffée d’inquiétude ? Aussitôt se déclenchent des maux
physiques : brûlures d’estomac, migraine, révolte, colère, envie de tout casser…
Le monde nous parvient à travers la grisaille. La raison appelée à la rescousse
déraisonne ! Même si le soleil brille, il pleure dans notre cœur.

Cette jeune femme est angoissée. Travailleuse indépendante, elle attend la confirmation d’une
commande. Elle se lève avec difficulté, se demande si elle n’a pas de la fièvre, et voilà que son
compagnon revient à l’improviste, elle sursaute. Il a oublié son téléphone. « Ah ! Tu faisais semblant
de dormir, tu attendais que je parte pour te lever… », lui lance-t-il avec aigreur. Ce n’est pas tout à
fait faux, elle s’est levée au moment de son départ, ni pas tout à fait vrai : elle dormait vraiment. C’est
quand il a claqué la porte qu’elle s’est réveillée… Anxieux, il partait en voyage à reculons. Il la jalouse
et interprète de travers.

L’émotion nous partage entre diabolique et magique, peut-être parce que s’y revit
le tumulte de la naissance, le premier choc émotionnel… Entre désir et peur, joie
et appréhension, la mesure n’est pas tant faussée qu’impossible. Cela est sans
gravité quand l’émotion est de l’ordre de la joie, mais peut porter préjudice quand
la tristesse ou la peur sont là.

Le réveil de la tyrannie du nourrisson inquiet


Mais même lorsque l’on a été bien aimé, l’émotivité nous pousse à tout interpréter
de travers ! Le réveil du désir ne va pas sans raviver les sens et exacerber la
crainte de perdre, d’être déçu.

Un retard, et l’anxiété s’installe, on se persuade que la personne ne viendra pas. Dans


l’impuissance, on construit un scénario à dormir debout, paralysé, et finalement… la personne arrive
avec une demi-heure de retard (ou trois jours) du fait d’une panne de téléphone ou d’oreiller !
Une trop grande dépendance rend confuses les perceptions. Se rejoue l’avidité du
désir insatisfait : un détail du présent qui renvoie au passé. Et voilà le nourrisson
en nous qui parle, agit, reproche, désespère.
Le piège de la perfection est aussi redoutable que celui de la gentillesse. Pour
éviter la souffrance, le grand émotif s’adonne à la perfection. S’interdit un geste
qu’il reprocherait à l’autre. Mais à force d’être contenue, sa sensibilité
s’exaspère, il s’exclut, au risque d’interpréter de travers et d’accentuer sa
dépendance au reflet qu’il renvoie en miroir…

Le temps décomposé
Avec l’émotion, le temps est dilaté ou accéléré, soumis à des sensations étranges,
on lit trop vite un message. On omet un mot, un détail nous échappe, nous
bâtissons un édifice… Il est séduisant, mais ne tient pas debout. Nous pourrions
comparer ce processus à un problème dont le raisonnement a été parfaitement
mené avec une erreur de calcul à la base… La démarche est juste, les fondations
ne tiennent pas, le résultat est faussé.
Ainsi en va-t-il de l’interprétation quand elle est soumise à des secousses
émotionnelles.

Tout à la joie d’avoir retrouvé un ami d’enfance, on se persuade qu’il n’a volontairement pas répondu
à notre message ! Une semaine après, on le croise à nouveau, on lui en fait la remarque, aussi
aimablement que possible. Notre frustration réveille la sienne, il ne comprend pas notre agacement.
Notre ton lui rappelle celui de son bourreau qui l’accusait de travers. Son interprétation se calque sur
la nôtre, l’une et l’autre aussi fausses. Nous n’avons pas vu passer son texto, il pensait que nous
l’avions reçu et avait pris notre silence comme un refus de notre part.

1. Op. cit.
T ROISIÈME PARTIE

Sortir de la fusion ?
Au risque de s’aimer
Chapitre

Changer de scénario, est-ce


possible ? 11

Nous aimons la fusion car elle nous fut vitale. Nous aimerions en sortir car nous
pressentons que c’est aussi vital. Nous voudrions échapper à ses pièges, mais
craignons de faire du mal à l’ami, à l’amant, au papa, à la maman ; nous les
rejetons quand ils nous emprisonnent ou nous nous interdisons de les rejeter par
amour ou par peur.
S’extraire d’une emprise affective n’est pas simple. Comme une seconde
naissance venant parachever la première, ce passage symbolise
l’accomplissement du désir qui a présidé à notre naissance. Nous craignons de
blesser en nous envolant ? Nous n’en avons pas les moyens ou les avons gagnés
peu à peu mais craignons de les utiliser ? Alors, nous reprochons à l’autre notre
impuissance à nous envoler, tout en lui affirmant que nous l’aimons.
Comment imaginer que c’est par amour que nous nous laissons blesser ? Dans ces
moments de résistance et d’hésitation, il est essentiel de prendre conscience que
la meilleure façon d’honorer l’amour est de ne plus se laisser maltraiter en son
nom.
Il s’agit moins de fuir que de se sauver, moins de rejeter que de se soustraire sans
plus laisser qui l’on a aimé être notre tortionnaire. Préserver l’amour est un geste
fondateur sur le chemin de la libération…

Prendre le risque de déplaire pour apprendre à


ne plus se déplaire
Nous sommes porteurs de guerres ancestrales qui nous ont privés de l’essentiel en
maltraitant notre capacité à aimer : la paix intime.
Il ne suffit pas d’échapper à un bourreau, mais à tout ce qui s’est joué entre lui et
nous comme autant de mauvais plis inscrits en nous par la force des ans. Ils
persistent tant que l’on ne procède pas au sevrage pour en finir avec un
fonctionnement devenu délétère.
La dépendance affective addictive est une relation à deux. Elle nous détermine
aussi longtemps que nous n’initions pas une autre façon d’être au monde. Sortir
d’une fusion addictive, en imaginant que tout (le mal) venait de l’autre, c’est
s’exposer à une future dépendance addictive.

Focus
Le harcèlement émotionnel, nous l’avons vu, est comme une addiction dont nous produirions la
substance au contact de l’autre. Il s’agit de se sevrer de ce qui en nous le produit…

Dans la réalité : apprendre à se sevrer


Nous le souhaitons ardemment et pourtant… à peine le dos tourné, la nostalgie de
ce que nous vivions nous envahit, suivie bientôt du désir de refusionner.
Je pense ici à Turtle1 fuyant Martin son terrible père, qui vient de saccager le
couteau offert par son grand-père. Alors qu’elle traverse les bois, pieds nus, une
émotion la saisit :

« Elle s’imagine Martin dans la cuisine qui tartine les pancakes du


samedi matin, fredonnant doucement et s’attendant à la voir
descendre d’une minute à l’autre. Son cœur se brise à cette
pensée. Il se demandera quoi faire tandis que les pancakes
refroidiront, puis il se postera au pied de l’escalier et il criera
”Croquette, t’es réveillée ?“ »

L’attendrissement affectif est redoutable. Il nous tire en arrière quand nous


aspirons à nous libérer. Y céder, c’est remettre le pied dans des sables mouvants
malgré les heures passées à s’en extraire… Mais leur contact est si doux comparé
au macadam brûlant !
Chaque fois que nous renouons sur le mode fusionnel, la joie nous ranime.
L’espoir à nouveau permis, nous avons l’impression de (re) découvrir ce que nous
attendions depuis toujours. L’amour, la tranquillité, le repos de l’âme en même
tant que la capacité de voler, le sentiment de tous les possibles. L’harmonie,
l’union sacrée qui la rend si exigeante… Mais y replonger produit des secousses
émotionnelles. Est-il possible de les éviter ?
Accepter une vulnérabilité renforcée
L’émotionnel est particulièrement attisé au sortir de l’emprise affective. Nous
sommes particulièrement fragiles, tel le nourrisson ayant perdu l’extrême
protection que représente sa mère : les chairs à vif — puisque nous devons nous
priver de la protection qui faisait emprise —, transparent, avec l’impression que
tout le monde peut lire à travers nous, en nous, nous surveiller, à l’instar de la
personne qui exerçait son emprise sur nous. La vulnérabilité est renforcée : plus
rien ne fait barrage entre soi et le monde. L’emprise a valeur de protection pour
qui n’a pu développer de saines défenses.
Sortir de l’emprise affective est une affaire personnelle : c’est en nous qu’elle est
inscrite, elle est de l’ordre de l’intime, même quand il s’agit d’échapper à
quelqu’un.
Se guérir de l’effet qu’elle produisait en nous — tel l’alcoolique apprenant à se
passer d’alcool — et non seulement la fuir tout en restant sous la terreur d’y céder
à nouveau est un combat. La crainte de retomber vulnérabilise en permanence.
Le plus délicat sera de refuser en même temps que la violence la part d’amour
qu’elle n’exclut pas. Le charme attendrissant qui faisait oublier la douleur. La
difficulté d’un tel sevrage réside dans l’ambiguïté fondamentale des sentiments
qu’il inspire, ambiguïté qui est en nous. Il s’agit moins d’y échapper que de faire
un choix : celui qui va dans le sens de la vie et non celui qui encourage la
destruction…

Sortir de la fusion addictive produit une recrudescence


émotionnelle
La dépendance addictive qui régit le harcèlement émotionnel est une histoire sans
fin dont on espère la fin autant qu’on la redoute. On dénie la vulnérabilité dans
laquelle maintient la fusion, mais elle nous rattrape du fait de cette négation.

Focus
La fin de la fusion est le commencement de la révélation de la douleur qu’elle avait occultée…
Elle inaugure la nécessité de prendre (enfin) soin de soi, quand cet art nous a fait défaut.

Elle incite à aller à la rencontre de l’autre quand l’autre nous a semblé


redoutable… Ne sera-t-il pas encore plus redoutable s’il découvre notre faiblesse
et notre état de décomposition ? Lorsque nous nous sommes laissés maltraiter, la
honte est grande et faible l’estime de soi.
Sortir de la fusion addictive produit une recrudescence émotionnelle, qui nous
menace d’y retourner. La peur, l’ambiguïté, sont à leur paroxysme, l’alternance
des sentiments à son comble tant l’amour fut empreint de violence ou de
malveillance dans la plus grande incohérence. Ce que vit Turtle en témoigne. Son
vécu est exceptionnel, mais cette exception traduit en elle-même le sentiment
tragique qui accompagne toute relation excessive, même si elle est loin de mener
aux tortures subies par la jeune fille ! Le harcèlement fusionnel est une torture que
l’on s’inflige à défaut de savoir faire autrement par excès de naïveté, absence de
préparation à la vie…

Quel recours ?
The past is never dead, is not even the past… dit William Faulkner2. Le passé
n’est jamais mort, il n’est même pas le passé. Le passé insiste à se faire entendre
quand il est marqué par la maltraitance. Il vit en nous. Ne le laissons pas nous
habiter tel un repentir, osons le penser !
Nous sommes des êtres de mémoire. Que le vécu d’hier ne soit plus actif ne
signifie pas qu’il a disparu ni cessé d’être à l’œuvre au-delà du visible.
L’observation de ce que nous appelons fantômes en psychanalyse dit combien il
ne suffit pas de taire un événement pour qu’il cesse d’agir. Le repentir en peinture
également. Cette résurgence à la surface d’un premier trait du pinceau, troublant le
dessein du peintre et la perception de l’observateur, est à l’image des fantômes en
psychanalyse : la manifestation de la mémoire de ce qui ne souffre pas d’être mis
en pénitence… Une expression du regret de ce que l’on a tenté d’oblitérer, et qui
persiste en nos mémoires.
Fusionnelles, fusionnels, nous le sommes toutes et tous, nous ne le dirons jamais
trop, la fusion est gravée en nous, telle une matrice. Si nous le sommes à l’excès,
pour avoir été soumis prématurément, nous l’avons vu, à des traumatismes ou à
l’émotionnel parental, il est probable que nous garderons en nous les germes de
l’excès, une tendance à la démesure. En contrepartie, nous pouvons apprendre :
À nous connaître, mieux nous supporter et progressivement mieux réagir.
À mesurer nos rapports à l’autre.
À mieux (se) donner afin d’être moins en attente.
À ne pas juguler l’émotionnel mais à tracer des perspectives pour imaginer de
bonnes réponses et s’accorder des plages de repos vers un apaisement
véritable.
Cela varie bien sûr selon le type de relation qui nous lie à la personne avec qui
l’on veut sortir de la fusion.

Se sauver d’une relation délétère est un réflexe vital


Cesser d’être fusionnel, dans un couple où l’autre n’est pas prêt à cela, mène
souvent à la rupture. Rien de plus têtu qu’un fusionnel qui se refuse à tout autre
fonctionnement. Toujours sous emprise du rapport de force originel avec père ou
mère, il ne connaît que la fusion ou l’opposition. Il agitera son arsenal de menaces
ou de séduction pour mettre en échec une initiative contrariant sa volonté…
Se sauver d’une relation devenant nocive s’avère vital quand se présente la
nécessité de s’épanouir, sans plus se laisser manipuler, ni manipuler. À deux cela
se peut, si chacun a envie de grandir, et de grandir à deux.
Il arrive qu’un des partenaires n’ait pas conscience de l’influence délétère de son
attitude, nous l’avons vu. Réagir dans l’intention de forcer mène, nous l’avons vu
aussi, le plus souvent au conflit. C’est quand chacun campe sur sa position que
celui-ci éclate. Que faire alors quand on souffre de se sentir maltraité ? Et que
l’autre ne veut rien entendre ?

Ainsi B, qui avait abusé de la gentillesse de son amie, se sent-il rassuré quand elle répond à son
texto. Soulagé, il ne s’excuse pas. Elle, de son côté, s’est laissé attendrir. Pour lui, la relation peut se
renouer et se poursuivre à l’identique. Il redevient charmeur, blagueur, joueur, lui tapote les joues, lui
fait des remarques flatteuses sur sa silhouette, des compliments sur sa tenue vestimentaire. Mais
nulle allusion aux affaires laissées chez elle qu’elle voudrait qu’il récupère ni au livre qu’il ne lui a
toujours pas rendu… Comme si le livre lui appartenait et que chez elle était chez lui.
Jusque-là, elle y trouvait des avantages en lien avec le confort de l’habitude. Mais aujourd’hui, cela
l’épuise. Chaque fois qu’il la contacte, un choc émotionnel se produit en elle. Le harcèlement se
traduit par des tremblements à l’idée de le revoir. Elle s’aperçoit qu’il lui a menti en affirmant qu’il
avait passé par mégarde ce livre épuisé à un universitaire de renom. Rencontrant ce dernier par
hasard, elle découvre que ce professeur n’a jamais eu le livre entre les mains, et qu’il n’a pas vu B.
depuis des mois. La découverte du mensonge produit l’effet de la goutte d’eau dont on dit qu’elle fait
déborder le vase ! Elle en est bouleversée, son cœur s’emballe, la façon dont la regarde
l’universitaire qui l’estime lui fait prendre conscience que quelque chose doit changer dans sa
relation avec B.
Les dernières fois qu’elle l’avait vu, elle en était sortie vidée… Elle se repasse le film de leurs
échanges. Découvre qu’il est impossible de lui parler sans qu’il se lance aussitôt dans des tirades à
n’en plus finir. Ou qu’il l’inonde de promesses sans suite… Elle s’en veut de se laisser enjôler et a
envie d’évoluer d’autant que les services que lui rend B. ne lui apportent rien. Elle se sent un peu
perdue.

Elle tentera à plusieurs reprises de lui faire part de ce qui la tracasse, il en sera
contrarié mais nullement prêt à l’écouter. Il n’est de pire sourd que celui qui ne
veut rien entendre…
Doit-elle adopter un comportement pervers en réponse à la perversité ? Doit-elle
se mettre en tort pour attirer l’attention de son ami en jetant les affaires qu’il a
laissées chez elle ? Décidée à se faire confiance, elle se donne le temps de
retrouver des forces…

Comment échapper à l’emprise amicale de qui nous


maltraite ?
L’essentiel est de se soustraire à ses techniques en évitant de les avaliser.
Pourquoi ne pas répondre à un sourire charmeur par un sourire charmeur, le
rendre aimablement, sans se laisser subjuguer ? Inutile de se faire cassant…
Besoin d’éprouver de la détente ? Patientez pour la trouver dans d’autres
espaces ; une personne qui vous bouleverse émotionnellement sans égard ne peut
prodiguer aucun apaisement…
Subir les techniques de harcèlement émotionnel est une façon de s’en rendre
(malgré soi) complice. Et l’envisager aide à sortir de l’emprise. Ainsi, apprendre
à ne plus subir retire à l’autre (mère, père, ami, amant, frère, sœur…) l’occasion
de vous maltraiter…
Il s’agit ensuite de retrouver sa dignité plutôt que de s’abîmer à prouver la
nocivité d’un comportement.
Parfois nous imaginons que nous préférerions rester soumis tant le poids est
lourd ! Tout semble plus redoutable quand on est épuisé ! Nos capacités de
mesures faussées, nous sommes persuadés de ne pas avoir la force de nous
dégager !
Le harcèlement émotionnel hypersensibilise… On aspire à la détente mais faute
de l’avoir éprouvée on se leurre en l’imaginant là où elle ne saurait être.
Découragés, nous serions prêts à rendre les armes avant même de les avoir
acquises de crainte de blesser en les utilisant.
Or la détente ne peut advenir en présence de qui s’avère dangereux pour nous.
S’il fallait encore se convaincre de la nécessité vitale de se soustraire à ces
mécanismes de soumission : admettre qu’ils déteignent sur les autres… et que l’on
risque de devenir à son tour, transfert inconscient aidant, abuseur de plus faible
que soi… À force de côtoyer l’indifférence, nous la pratiquons sans nous en
apercevoir !

Sortir de la bulle…
À deux en une même bulle… Si nous nous y sommes réfugiés, c’est qu’une
déchirure nous aura marqués l’un et l’autre profondément, que seul apaise le
retour à l’état précédant. La perte de l’enveloppe première que signifie
l’expulsion de la bulle utérine produit une sensation d’éclatement, de dispersion,
de mort possible… Pourquoi est-il si difficile de s’ouvrir à un autre monde ?
La bulle se faisait étouffante, mais un état appelle le suivant. La vie est
mouvement et ce qui fige la contredit mortellement. Quand l’avancée s’annonce
périlleuse, le désir menace d’être tenu en échec. Impossible d’y rester, impossible
d’en sortir… Alors, quand il nous faut quitter le bain amniotique, comment se
mettre en mouvement ? Comment renoncer à la quiétude de ce qui ne pouvait plus
abriter la vie ?
À deux dans une bulle, on s’étouffe l’un l’autre. Manque d’oxygène, sensation
d’enfermement, volonté d’en sortir mais besoin d’y revenir à peine sortis.
Faute d’avoir inscrit en notre mémoire l’assurance du désir parental de nous voir
acquérir l’autonomie, l’impression de manquer de moyens (financiers,
énergétiques, etc.) prédomine. Comme si mère et père n’avaient pu vivre qu’à
nous retenir… Ou nous rejeter sitôt exprimé le désir de s’envoler. C’est ce
rapport premier qui se transpose dans d’autres relations, entre frère et sœur, entre
amies et amis, entre amants.
Vous avez aimé l’autre qui vous a réconforté dans un bien-être fusionnel, vous ne
pouvez supporter de le voir changer. Il ne peut faire un geste que vous ayez
l’impression d’être trompé. Mais lorsque c’est vous qui voulez en sortir, l’autre
aura le même sentiment. Bouleverser une habitude, c’est la trahir… Difficile de
résister à la crainte qu’avec l’éloignement les vivres comme les ailes ne vous
seront coupés.

Comment ne plus se laisser blesser par qui ne


veut rien entendre ?
L’attitude à adopter dépend de la nature du lien. Est-ce un lien infini : tel celui
entre parent et enfant ? Ou un lien circonstanciel ? On agira différemment entre
frère et sœur et entre copains… Mais des permanences se dessinent :
Oser se sauver, comme je l’ai dit, non en dénonçant, ce qui braquerait l’autre,
mais en s’extrayant de la relation… En ne cédant plus à ses mécanismes.
Progressivement, avec de l’aide.
Savoir que s’extraire en bonne santé peut avoir valeur d’exemple encourageant
pour l’entourage. Tandis que le raidissement est perdu d’avance. Le pire des
bourreaux est un enfant maltraité hypersensible ! Un écorché prêt à vous mettre
les chairs à vif, qui ne sait plus rien entendre si ce n’est sa douleur…
Dans un second temps : ouvrir la parole. Quand ce n’est pas possible dans le
cadre de la relation, trouver un espace où elle pourra être ouverte… L’espace
psychothérapeutique est précieux en cela.

Si vous ne pouvez vous passer de lui ou d’elle…


Prenez l’habitude de ne plus attendre ce qu’il ou elle ne peut vous donner…
Entraînez-vous à effacer ce mauvais pli que vous avez importé dans la relation… Tel
l’enfant attendant de sa mère ce dont il avait besoin alors qu’elle lui donne ce dont elle
aurait eu besoin… L’autre n’y peut rien.

Ainsi une mère (excessivement) fusionnelle exerce-t-elle son emprise, dans un


premier temps à son insu, en prenant plaisir à offrir ce qui lui aurait fait plaisir à
elle. Ce dont elle a manqué ou dont elle a été privée, et dont elle continue à se
priver en l’offrant à son enfant. Cette offrande est imprégnée de sa propre
privation, d’amertume, de frustration… L’enfant se sent gavé mais en manque de
pouvoir faire entendre son manque.
Celui que vous êtes resté a peut-être connu la frustration par procuration, celle de
sa mère, transmise à travers des cadeaux, ajoutée à la sienne de ne pas avoir
l’espace d’exprimer son besoin… Tout est dès lors affaire de discernement.
Comment refuser les cadeaux empoisonnés sans plus espérer ceux que l’on ne
vous offre pas ? Ni tout refuser pour marquer son mécontentement ?
Un long apprentissage pour le fusionnel qui se réfugie dans la bouderie criant en
silence quand les mots ont perdu leur sens. Le passé ne l’est pas… L’enfant d’hier
peut faire payer aujourd’hui à sa sœur, son frère, sa moitié les maltraitances que
sa dépendance vitale n’a pu lui épargner.

Ne plus attendre, mais savoir discerner et accueillir ce dont


nous avons besoin
La fusion étant le règne du tout ou rien, attention à ne pas tout accepter/tout refuser.
L’amour inconditionnel n’exige pas le sacrifice de sa personne, il est un art qui encourage
à la générosité de l’habileté créatrice.

Que des parents, contrariés par l’enfant qui ne répond plus à leurs attentes
démesurées3, le privent de leur amour et l’enfant perd contenance ! Comme si on
lui proposait de s’adosser sur un mur détruit sitôt qu’il prend appui dessus.
L’enfant que vous avez été s’est peut-être éloigné de ses parents avec espoir et
rancœur. Le scénario laissé en suspens reprend automatiquement là où il avait été
laissé.

Si concrètement l’autre vous fait plus de mal que de bien


Si vous avez l’impression de devenir fou ou folle mais tenez à lui :
Entraînez-vous à lâcher, comme Peau d’âne, vos oripeaux et à vous oxygéner hors de la
fusion.
S’il ne le supporte pas, envisagez la séparation, avant d’être meurtri. Pourquoi se laisser
blesser ? Se réparer dans le cadre de la fusion originelle lorsqu’elle a été nocive incite à ne
plus se laisser meurtrir par qui ne vous a pas donné la vie.
Ne pas imaginer que l’autre puisse changer : ne pas céder à la tentation de penser qu’il
réagira autrement… Qu’il vous entendra… Y céder c’est retomber dans les sables
mouvants de la fusion, c’est rester l’enfant qui ne veut pas avancer, au risque de privilégier
la destruction…
Apprendre ses limites et accepter la différence.

« Elle ne peut pas le laisser abattre une fois encore le tisonnier


sur elle, elle ne peut pas. Son corps est submergé de douleur.
(…) Et dans sa tête elle se répète encore et encore – non, non,
non, non, – et son impuissance est la seule présence, une
panique insensée lui verrouille le cerveau et il n’a pas l’air de s’en
soucier, penché au-dessus d’elle, son poids dans son talon.

”Tu es à moi, dit-il, espèce de petite connasse, tu es à moi4.“ »


Derrière les deux faces extrêmes de la relation d’emprise affective, la soumission
et le rejet, se dessinent en filigrane des comportements quotidiens apparemment
normaux.
La crainte tisse sa toile arachnéenne ou incite au port d’une armure intérieure qui
rend impitoyable. Ce combat se joue entre deux personnes ou dans la même
personne qui finit par s’identifier à son propre tyran en succombant à la
dépendance pathologique qui l’a nourrie depuis l’enfance.

« Si tu crois, dit son père à Turtle, que je n’ai pas remarqué à quel
point tu es différente5. Si tu crois que je n’ai pas remarqué à quel
point tu t’éloignes. Si tu crois que je n’ai aucun soupçon… »

Le devenir différente « justifie » la cruauté du père fusionnel ne tolérant pas que


son tout autre lui échappe… Ne l’ayant pas connu, il ne peut envisager le sevrage
ni que sa fille se différencie de lui.
Il s’agit dans un premier temps d’accepter la différence et de surmonter la terrible
frustration qu’elle inflige. Dans un élan spontané, la tendance est d’aller vers ce
que l’on connaît comme si on l’aimait.

C’est souvent, la mauvaise conscience, une sorte d’indécise culpabilité de ne pas se sentir bien, de
se (laisser) malmener, qui réanime le maltraité pris en flagrant délit de désamour par celui qui le
maltraite… Il se vit alors coupable et de vouloir ne plus se laisser maltraiter et de ne pas y parvenir.
Coupable d’imaginer prendre sa place d’enfant sans risquer de perdre la vie en même temps que
l’amour. C’est ainsi que Turtle en vient à se dire misogyne. La fusion confère un sentiment
d’illégitimité sans doute car elle interdit la vie qu’elle contenait comme une promesse.

C’est de ce sentiment de culpabilité que se protègent ceux qui nient leur


dépendance en la transposant dans la fascination pour le conflit guerrier, par
exemple. Tout en neutralisant leurs propres pulsions dans l’intimité.

« Longtemps, longtemps après être sorti d’une relation de dépendance affective douloureuse, je me
réveillais le matin persuadée d’être défigurée », dit cette femme qui s’était laissé abîmer dans un
combat guerrier avec un prétendu « pacifique ». Et elle poursuit : « folle d’angoisse, comme si j’avais
accompli dans la nuit une folie, quelque chose d’irréparable qui se révélerait le jour, tant c’était la folie
que je vivais, que nous vivions. J’avais seulement le corps en miette… Il me fallait pourtant
marcher. »
Prises de conscience salutaires…

A. panique « pour un rien ». Elle s’aperçoit qu’elle a oublié d’éteindre la lumière en partant le matin.
Elle se fustige. On lui vole son vélo, elle s’effondre. Le RER qui doit la mener à un rendez-vous
n’arrive pas, elle s’imagine son client l’envoyer balader. Elle fait de tout un drame ou entrevoit des
catastrophes au risque de les provoquer. Quand elle en parle, au bord de la crise de nerfs, à son
compagnon, celui-ci la prend dans ses bras, avec un sourire, la serre doucement contre son cœur.
A. reprend des forces. Le lendemain matin, elle prépare avec amour le petit déjeuner et l’apporte
dans leur chambre à son mari qu’elle réveille. C’est ainsi qu’il se remet des émotions qu’elle lui a
transmises. Ils se choient l’un l’autre selon leur besoin. De fait, B. se sent un peu dépassé par les
crises de A. Il a lui-même manqué de douceur enfant, c’est celle-ci qu’il parvient à lui apporter. Ses
parents, contrairement à ceux de A, sont restés unis, mais entre eux, aucun geste de tendresse.
Aujourd’hui, il prend plaisir à donner et à recevoir. Mais les crises de son épouse l’épuisent. Il n’en dit
rien. Craignant de la froisser.

Prendre conscience du fonctionnement souterrain de leur couple leur permettra de


rester aimants mais moins dans l’abnégation.

A. de son côté fut rejetée par sa mère, elle cherche auprès de lui une compensation à ce rejet : B.
ne la rejette jamais. Lui a souffert de froideur, il lui donne la chaleur dont il a manqué. Et reçoit les
soins dont il a été privé, deux frères étant arrivés coup sur coup à un an de distance après lui. Mais il
bouillonne intérieurement quand sa femme s’affole et s’effondre, il aimerait que ses gestes l’apaisent
plus profondément mais ne sait le dire. Elle craint de perdre son attention si elle s’apaise. Leur
couple est ainsi toujours sous tension. Par crainte de blesser, d’être blessé, de perdre ce dont ils ont
manqué.

Mieux comprendre leur fonctionnement sans rien retirer à leur amour leur
permettra de le vivre plus apaisé. Tout se passe comme si A. avait besoin de ses
émotions démesurées pour obtenir de la tendresse. Mais en même temps celles-ci
épuisent et agressent B. qui n’ose, depuis le temps, le lui dire, pour ne pas la
décevoir. C’est aussi grâce à cette émotivité qu’il est choyé le matin ! Un
changement ne lui ferait-il pas perdre le réconfort du petit déjeuner qu’il n’a
jamais connu enfant ?
Certaines prises de conscience autorisent les mêmes gestes non plus en réponse à
une tyrannie affective, mais parce que l’autre est devenu un autre que l’on prend
plaisir à respecter.

1. Op. cit.
2. William Faulkner, Requiem for a Nun, Penguin book, 1967.
3. My absolute darling.
4. Op. cit.
5. C’est l’auteur qui le souligne.
Chapitre

Au risque de vivre, au risque


d’aimer 12

Nous nous sommes prêtés (plus qu’on ne le croit) à d’inénarrables contorsions


pour plaire et nous sentir aimés. Enfant, nous voulions garder (ou acquérir) la
préférence dans le cœur de notre mère de crainte que l’amour ne nous soit volé.
Ou pour éviter des déplaisirs qui l’auraient gâché. Nous avons fermé les yeux…
Nous nous sommes rétrécis pour nous sentir grandis dans le regard de l’autre…
Devenir soi, renoncer aux (mauvaises) habitudes qui ne sont plus adaptées à notre
désir n’est pas sans angoisse, tout comme de cesser d’accepter les (mauvaises)
habitudes de la personne que l’on aime.
Prendre le risque de perdre l’amour, c’est se donner la possibilité de le garder…
ou de le regagner !
Vous trouverez dans ce chapitre des ouvertures très concrètes pour résister ou
sortir d’une situation de harcèlement émotionnel.

Les techniques pour résister aux techniques de


harcèlement
Difficile de modifier un comportement qui induit spontanément (plus ou moins) la
fusion. Si l’autre refuse d’en parler, c’est qu’il est probablement un fusionnel qui
se méconnaît, autrement dit un fusionnel névrotique addictif qui ne peut vivre que
dans un rapport de soumission-domination. Si ce mode ne vous convient plus,
épargnez-vous en prenant des distances.

Comment faire au quotidien ?


Attention à la gentillesse : apprenez à dire non quand les liens ne sont pas encore sûrs.
Attention à la familiarité : le tutoiement incite à la fusion.
Agissez sur vous plus que sur l’autre.
Dites-vous que toute séparation est progressive. Si c’est un lien qui vous importe,
donnez-vous le temps de le modifier en vous modifiant.
Évitez que les rapports s’enveniment en apprenant à ne plus céder à une demande qui
ne vous convient pas. Chassez pour cela la peur de la rupture, cela demande du courage,
de l’énergie, de la persévérance… Mais il vous en faudrait autant pour retrouver l’estime de
vous si vous cédiez !
Apprenez à résister à la peur des contrecoups imaginaires.

On a supporté un mode vie pour conserver un privilège :


Rester la préférée de son grand-père.
Garder le titre de meilleure amie.
Et soudain on s’aperçoit que nous ne sommes pas seuls à avoir ce privilège. La
relation perd ses avantages, apparaît en relief tout ce que l’on supportait. La perte
du privilège fait prendre conscience de la maltraitance et des abus dont on a pu
être l’objet.

Comment sortir de la fusion ?


Quand vous prenez conscience que l’autre vous abuse, comment ne plus entrer dans le jeu de
pouvoir du fusionnel névrotique dans le déni ?
Ne briguez pas la préférence.
Cultivez ce que vous aimez, sans plus vous plier au nom de la préférence…
Élargissez votre horizon : le fusionnel a tendance à monopoliser l’attention. Sa fermeture,
ses silences, vous bloquent l’horizon. Ouvrez d’autres fenêtres.

Néanmoins, malgré tout vos efforts, vous pouvez vous retrouver en situation
d’impasse :
si l’un des deux remet en question systématiquement l’autre,
si vous vous sentez démotivé et éprouvez de l’inquiétude pour entreprendre
des activités, des sorties, en dehors de la relation,
si vous vous sentez de plus en plus isolé,
si vous perdez contact avec vos amis ou que l’autre tend à vous en détourner,
si vous avez l’impression de vous réduire socialement, professionnellement,
amicalement,
si vous percevez dans ses critiques une volonté de blesser,
si le harcèlement au cœur de la relation devient évident mais que l’autre
justifie son comportement et refuse d’entreprendre une démarche pour y
remédier,
c’est qu’il y a de la manipulation dans l’air, pensez alors à vous sauver. Et plus
encore :
si vous vous sentez en proie à la honte ou à la culpabilité,
si vous avez la sensation de vous dégrader ou de vous laisser dégrader,
osez mettre un terme à la relation aussi vite que possible (en surmontant la peur de
blesser, de perdre l’ami, l’amour, l’amant).
Plus vous vous laisserez dégrader, moins vous aurez l’énergie de partir, plus vous
vous sentirez coupable, non pas de rester, mais de ne plus être aimé ni aimable.
Le sentiment de culpabilité est proportionnel à la diminution des forces, et
inversement proportionnel à l’estime de soi : moins vous vous aimez, plus vous
vous sentez coupable.
De la même manière :
si vous sentez naître en vous une volonté de blesser,
si vous prenez conscience que vous blessez délibérément,
si vous prenez conscience que vous harcelez l’autre,
si vous avez l’impression de participer à sa dégradation,
si vous avez l’impression d’entrer dans un double jeu,
ne cherchez pas à (vous) le dissimuler : trouvez un soutien neutre pour mettre fin à
ce fonctionnement.

Des obstacles s’imposent ?


Il n’est pas évident de changer d’habitude, un soutien est vital pour laisser tomber
celles devenues nocives. Voici des exemples de croyances limitantes auxquelles
vous pouvez vous confronter.

« C’est difficile de rompre avec une sœur, avec son


meilleur ami. »
Encore une fois, il ne s’agit pas de rompre mais de transformer la relation pour ne
plus s’y abîmer. S’il s’agit de rompre, c’est avec les habitudes destructrices.
Si la relation perdure dans les mêmes termes, elle ne peut que se dégrader, autant
ne plus l’alimenter. Si l’autre réagit dans le même sens, la relation sera sauvée. Si
ce n’est pas le cas, se sauver évite de se rendre complice de son propre désastre !
Se sauver, c’est-à-dire ne plus céder à la destruction, ni de soi ni de l’autre.
La violence caractérise la rupture, elle signe une défaite, le déni d’un passé
commun… La volonté de détruire ce qui fut. La rupture prolonge la destruction
même à distance quand elle nourrit la haine !
La fusion est la promiscuité qui interdit l’altérité… Elle se perpétue quand il n’y a
pas eu un véritable processus de séparation (dé-fusion).
La rupture entre adultes, ou entre parents et enfant, perpétue ce qui a été vécu de
façon douloureuse et négative comme une rupture entre mère et nourrisson. Et
continue à agir.

« Difficile d’apprendre à ne plus compter sur quelqu’un


quand on a pris l’habitude de compter sur lui. »
Difficile, mais cela permet de mieux compter sur soi. Il est possible alors que la
relation se renouvelle tel un aimable contrecoup de votre métamorphose. Votre
champ de vision s’élargit… De nouvelles rencontres se proposent sur un mode
plus léger.

« La fusion c’est la passion, ne va-t-elle pas céder la place


à l’ennui ? »
Dans une relation fusionnelle, les sentiments sont à leur paroxysme du fait de
l’émotion qui les produit. Quand nous avons eu l’habitude d’être transportés par
des émotions fortes, nous appréhendons le calme, oubliant combien nous étions
malheureux et aspirions à la sérénité par temps de crise.
Tant que nous n’avons pas éprouvé la sérénité, nous ne pouvons imaginer qu’elle
n’est pas l’ennui stérile, mais un état fécond. Là encore, il s’agit d’effacer les
mauvais plis. Le temps que cela demande est celui qui permet d’en acquérir de
nouveaux, plus choisis.

Une précision s’impose


Les techniques qui président au harcèlement ont été évoquées. Il ne s’agit pas ici
d’en conclure à l’interdiction du silence, par exemple, ni d’appeler au
banissement de la séduction !
Après avoir été l’objet d’une séduction outrancière, on a tendance à s’interdire
certains gestes de crainte d’exacerber le défaut de l’autre…

Ainsi ce jeune homme après avoir vécu une relation d’emprise fusionnelle étouffante n’ose plus offrir
de fleurs ni de petits cadeaux, car il appréhende de passer pour manipulateur ; il s’interdit également
de sourire de crainte d’être accusé à son tour de séduire. C’est la nocivité de l’intention qui est à
mettre en cause ou la duplicité, et non le geste en lui-même.

Un silence peut être utilisé avec la volonté de blesser, il peut l’être aussi pour se
protéger… de celui qui en a joué !

Pour avoir souffert du mutisme de son ami, cette jeune femme culpabilise d’avoir besoin de marquer
un temps de silence par crainte qu’il soit interprété comme une volonté de blesser. Pourtant le
silence lui est nécessaire. Indispensabe pour réfléchir, se retrouver, rassembler ses esprits, et
choisir, une fois apaisée, la meilleure façon de rentrer en contact. À elle d’oser se l’autoriser.

Peut-on éviter qu’une situation ne se dégrade ?


Bien sûr ! D’abord en acceptant qu’elle puisse se dégrader, c’est-à-dire en
cessant de l’idéaliser. Pour cela, voici quelques conseils :
Faire preuve d’aménité : on a cru que l’on avait épousé une « grande
personne ». Notre rencontre ravive l’enfant en lui, en elle. En nous.
Prendre conscience que la fusion est vivable si elle vient en alternance avec un
mode vie qui intègre l’altérité.
Discerner ce qui vient de vous, ce qui vient de l’autre.
Cesser de s’imaginer supérieur ou inférieur.
Accepter le principe que nous n’aurions pu mieux faire que ce que nous avons
fait, mais imaginer en revanche qu’à l’avenir nous pourrons encore mieux
faire…
Admettre, sauf cas de gravité extrême, que c’est moins l’autre qui produit notre
malheur que la relation qui le met en lumière…
Aller voir ce qui a cloché dans l’enfance et réparer la relation première afin
de nous sortir du statut de victime.

Si vous avez dû vous sauver


Un travail de reconstruction sera alors sans doute nécessaire. Voici des pistes
pour vous réconcilier avec vous-même :
Apprenez à vous aimer, à vous protéger, mais cessez de (vous) dissimuler.
Accordez moins d’importance aux apparences pour privilégier votre confort
véritable.
Prenez soin de votre intérieur.
Optez pour la dignité de préférence à la gentillesse. Si la gentillesse est en
vous, elle ne vous abandonnera pas, mais elle ne sera plus sacrificielle !
Cultivez des rapports dont vous ne doutez pas.
Côtoyez des personnes dont l’attention n’est peut-être pas permanente, mais
inconditionnelle.
Ne vous autoflagellez pas.
Apprenez à refuser ce qui ne vous convient pas. Refusez-vous-le ! Ne cédez
pas à la tentation de céder !
Apprenez à découvrir et développer des sentiments positifs pour des
personnes qui vous permettront peu à peu de laisser tomber honte et
culpabilité.
Chapitre

Cesser de s’accrocher (autant que


faire se peut) 13

Ma vie ne dépend plus de la tienne, mais j’ai


encore besoin de toi…
Quand la relation perdure, il s’agit de redessiner la cartographie des relations.
Cela implique un vrai parcours de désintoxication… Être accro à la fusion
équivaut à l’être à une drogue. Autant dire que l’on n’en sort pas facilement. Cela
requiert de la volonté, implique des passages douloureux, un engagement à long
terme d’abord avec soi ; un parcours qui peut comprendre des rechutes… Avec
des effets d’angoisse, de tremblement, de sensation de mort imminente, d’impasse
ou le fantasme de disparaître pour liquider sa souffrance…
Un enfant dont les parents ont été défaillants souffre de ne pas avoir été sevré. La
douleur occasionnée par le sevrage, à l’âge adulte, est si intense que le manque de
soutien se réactualise. Nous recherchons la fusion dans l’espoir d’apaiser
l’émotion, mais le retour au fusionnel réactive bien souvent des émotions liées à
des traumatismes enfouis.

Le temps de la désintoxication
Sortir d’une relation toxique est un long chemin. L’organisme psychique et
physique est contrarié dans ses habitudes. Le désaccoutumer à ce dont on le prive
est une épreuve. Nous portons en nous les germes de la toxicité qui attire celle de
l’autre et s’y accroche, au risque que se réactivent à son contact certains
mécanismes qui mènent à flirter avec le danger.
Comment se supporter soi-même sans imputer à l’autre ses propres réactions… ?
Sortir seul de la fusion demande de la patience envers soi-même. Il suffit
qu’apparaisse « son » nom pour être pris de tremblements, de secousses… C’est
aussi violent que d’infliger une dose de « sa » drogue à qui demande d’être sevré.
Nul n’est à l’abri de rechutes. La peur reste, tant que de véritables protections
n’ont pas été développées.
Autorisez-vous le temps de ne pas lui répondre… pour répondre posément…
Quand on a eu affaire à un prédateur, on reste dans la crainte. La tendance est forte
d’adopter une attitude de repli trop catégorique.

Un sevrage douloureux
Nous l’avons vu : la fusion c’est le langage maternel (l’acte de faire langue, sans
les mots). Avec elle, chaque choc nous renvoie aux émotions premières in utero,
que nous gardons en mémoire. Ou à celles des premiers jours de la vie.
La relation actuelle ressuscite les émotions infantiles ? Sur le moment, nous
l’ignorons. Ces chocs invisibles sont d’autant plus forts qu’ils en ravivent
d’autres. Leur résurgence est l’occasion de se soigner en profondeur.
Quand la fusion a été réactivée dans sa dimension douloureuse, avec le manque de
force qu’elle a occasionné, prendre soin de soi en s’emparant de cette
réactivation pour se faire du bien aide à se sentir progresser.

Seule la bienveillance encourage à prendre soin de soi


Le dépendant addictif repasse par des caps de reviviscence de la douleur
première sans la moindre (sensation de) atténuation… Ses chairs sont à vif
comme chez le nourrisson… Si la compagne, le compagnon, l’ami, l’amie, est là
pour l’entourer, le soutenir : rien de tel pour l’aider à grandir, le passage sera plus
doux et vraiment réparateur. Sinon, c’est le rôle de l’accompagnement
thérapeutique.
Seule la bienveillance encourage à prendre soin de soi.
Comment développer en soi ce qui ne l’a pas été ? Cela ne peut se faire que dans
un contexte porteur : on apprend à marcher seul, à condition d’être soutenu. C’est
auprès des personnes mieux armées qu’il vaut mieux chercher secours : celles qui
ont élaboré de meilleures défenses et développé de bonnes protections.

La possibilité de blesser et le refus de le faire


Attention, fragiles : blesser l’autre, c’est se blesser soi-même…
Le dépendant affectif fusionnel est influençable, mais pour se protéger, il se
rigidifie, impitoyable…
Les mauvaises pensées qui nous ont été adressées, les injures proférées à nos
oreilles, les tortures physiques ou mentales subies, et celles dont nous avons
« hérité », tout cela est en nous comme un malheur désolant dont on a à se
déprendre. Quand une situation réveille celle où nous fûmes en danger, nous avons
tendance à déverser ces mauvaises pensées sur la personne que nous pensons
aimer.

Ainsi Turtle traite-t-elle Jacob de tous les noms alors qu’elle l’encourage à faire du feu pour la sauver,
pour les sauver. Tous ces mots orduriers que son père lui adressait1, elle s’entend les dire…

Si cela arrive, penser à s’en excuser : personne ne les mérite. Ils sont si lourds à
porter…
Prendre conscience que l’on peut blesser autant qu’être blessé par indifférence ou
brutalité ramène à la nécessité vitale de la délicatesse. Il s’agirait alors de ne plus
s’admonester pour en manquer ou en avoir manqué, mais d’apprendre à
redécouvrir les détails du monde, et les gestes adéquats permettant peu à peu de
ne plus s’exposer au danger ni reproduire à l’aveugle les situations où nous fûmes
outragés.
Le sentiment de solitude est immense pour celui ou celle qui a été mis(e) en
danger par les siens, dans son cocon premier. Le sentiment d’adversité est
décuplé ; à chaque remise en danger revient par vagues l’émotion vécue lors de la
première.
Le grand blessé devient blessant, terriblement. Contre lui, contre l’autre, comme
s’il contenait en lui une arme explosive. C’est de celle-ci qu’il s’agit d’apprendre
à se délivrer dans des espaces sécures…
Se sauver de qui nous a aimés ou a dit nous aimer est une épreuve à haut risque.
Je reprendrai ici les paroles de Jacob2 :

« Turtle, ton père est un immense, un titanesque, un colossal


enfoiré, (…) un enfoiré de première dont les profondeurs et
l’ampleur de l’enfoiritude dépassent l’entendement et
l’imagination. Même si, bien sûr, Marc Aurèle a dit qu’il ne faut
pas détester ceux qui nous ont blessés. Il dit qu’on doit
comprendre qu’ils agissent par ignorance, contre leur propre
volonté, presque, et que vous serez tous les deux morts d’ici peu,
et que cette personne ne t’a pas vraiment blessée parce qu’elle ne
t’a pas privée de ta liberté de choix. Et je crois qu’il a raison. Tu
n’es pas obligée de le détester. Mais tu devrais vraiment
franchement envisager de partir d’ici. Je veux dire, aller à l’hôpital
pour commencer. Parce que seul un sociopathe narcissique
t’empêcherait d’aller voir un docteur, dans la situation actuelle. »

Il argumente ici en réponse à Turtle qui protège son père, disant :

« Il ne veut pas me faire de mal. Il m’aime plus que la vie elle-


même. (…) Il m’aime comme personne n’a jamais été aimé. Je
pense que tout ça compte plus que tout. »

Ainsi elle justifie son refus d’aller dans un hôpital alors que sa vie est réellement
en danger et que son père a disparu.
Alors se pose la question du choix entre ce qui porte dans le sens de la vie et ce
qui est mortifère.
Sortir de l’emprise, c’est apprendre à ne plus (se) blesser ni se laisser blesser par
amour… Cela demande un courage extraordinaire. Un soutien thérapeutique qui
inaugure le sevrage thérapeutique…
Notons ici que Jacob aime Turtle sans se laisser entraîner dans sa folie. C’est en
veillant de loin sur elle qu’il lui donne la possibilité d’entendre une autre voix.
Ainsi en viendra-t-elle à se dire : « Tu ne peux plus voir Jacob. Tu ne peux plus
l’impliquer dans tout ça, tu ne peux pas risquer de le blesser. » Lui reviennent
en mémoire les tortures effroyables que lui avait fait subir son père lorsqu’il avait
compris l’attrait que le jeune garçon exerçait sur elle.

Accompagner la cicatrisation
Nous avons en nous la trace cicatricielle encore béante des guerres, des conflits
sanguinaires que nos ancêtres ont subis ou générés. La cautérisation que
symbolisent les crises en ravive les plaies. Turtle porte en elle les ravages de la
guerre que son grand-père a vécue, elle imagine devoir s’y soumettre. C’est sa
« normalité ».
La folie de son père est aussi celle des guerres qu’il réincarne en tant que fils de
soldat.
Je ne suis pas d’accord avec la tentation de dire, à l’instar de Francis Scott
Fitzgerald, que les blessures affectives ne cicatrisent pas : dans Tendre est la nuit
(récit largement autobiographique), il fait dire à Dick, son héros :

« On dit des cicatrices qu’elles se referment, en les comparant


plus ou moins aux comportements de la peau. Il ne se passe rien
de tel dans la vie affective d’un être humain. Les blessures sont
toujours ouvertes. Elles peuvent diminuer, jusqu’à n’être plus
qu’une pointe d’épingle. Elles demeurent toujours des blessures. Il
faudrait plutôt comparer la trace des souffrances à la perte d’un
doigt, ou à celle d’un œil. Peut-être, au cours d’une vie entière, ne
vous manqueront-ils vraiment qu’une seule minute. Mais quand
cette minute arrive, il n’y a aucun recours. »

Il ne suffit pas de fermer les yeux sur une déchirure occasionnée par une
séparation douloureuse, ni de noyer son chagrin dans l’alcool ou la nostalgie.
Cela l’aggrave en amplifiant la douleur.
Souvent une blessure physique rappelle les blessures affectives qui n’ont pas été
prises en compte. Soigner celle qui est visible est l’occasion de soigner celles qui
n’ont pas laissé de traces évidentes. La cicatrisation est le travail d’une vie.
C’est sans doute pourquoi les soins portés par Jacob tout d’abord, puis par sa
famille tout entière, sont si bénéfiques à Turtle… Jusqu’à ce qu’elle devienne
Julia. Mais il faut pouvoir le vouloir. On a pu assister au combat intime que Turtle
se livrait avant d’accepter d’être aidée. Cela n’aurait pu se faire si Jacob, ou
Anne le professeur, l’avait soignée sous contrainte.

Focus
Forcer un blessé, c’est le renvoyer à la violence qu’il a subie et dont on prétend l’extraire.

Dick, le héros de Tendre est la nuit, en parlant de son point de douleur fait
probablement référence sans en avoir conscience à la plaie qu’a occasionnée
l’abandon. Un sevrage, disons-le une fois encore, qui n’a pas été mené de façon
rassurante occasionne une déchirure qui laisse les chairs de l’âme à vif. Dick, le
héros, veut nous convaincre d’une cicatrisation impossible, car il n’a su s’apaiser.
Son alcoolisme, son penchant pour l’ivresse artificielle (attention ce n’est pas une
condamnation morale mais un constat thérapeutique) témoignent de la fusion dans
laquelle il s’est laissé aspirer faute de savoir s’en extraire. D’où sa pensée qu’une
blessure affective ne peut être cicatrisée…
Les séparations se réparent à la racine en réinsufflant du sens à la vie, et en
prodiguant des soins adéquats, délicats, qui encouragent à un avenir autre — le
temps de notre passage sur terre — quand le retour à la fusion désespère. Tendre
est la nuit, le titre du livre est éloquent, qui évoque la douceur du monde de
l’ombre que fut le ventre maternel, tout en onctuosité (mais parfois empoisonné !).
Toute crise est l’occasion de cicatriser la déchirure première qui impulse cette
crise en même temps que, dans un mouvement inverse, celle-ci l’exacerbe.
Quand le nourrisson est resté marqué comme au fer par la sensation d’avoir été
arraché à sa mère ou rejeté par elle, quelle qu’en soit la raison, il en garde la
marque comme une plaie ouverte. La cicatrisation est un travail de longue haleine.
Elle favorise alors une séparation en douceur et une nouvelle convivialité. Tandis
que la rupture, dans la violence qu’elle implique, produit un effet de traumatisme.
Réveillant et accentuant des traumatismes précédents.

La parole et le silence, une question de mesure


Apprendre la mesure n’est pas évident et pourtant rien de plus (progressivement)
rassurant.
L’émotion désordonne et à tout moment peut provoquer un séisme. La parole la
dénoue, grâce à la distance qu’elle instaure : l’autre ne fait plus partie de moi.
Encore faut-il qu’il l’accepte, sinon c’est qu’il ne peut ni ne veut dé-fusionner.
Mais le silence entre deux êtres est tout aussi vital. Attention à ne pas le remplir
de suspicion, ni de culpabilité : la musique est un doux remède pour inviter à se
passer de mots.

En cas de crise
Quand on a été sous les feux du regard de l’autre, sous l’emprise de son attention
tyrannique, happé par sa folie (plus ou moins) meurtrière, aux prises avec
l’ambiguïté paroxystique d’un amour dévorant, difficile de vivre sans s’imaginer
au centre d’un monde malveillant, entouré de personnes hostiles. Le banquier nous
veut du mal, la machine administrative se déclenche contre nous, la terre entière
refusera que nous réussissions notre bac, le mauvais œil nous interdira d’avoir
notre permis de conduire… Un appel téléphonique (même une erreur) ou un retard
suffit à déclencher une crise et en même temps la peur de basculer dans la folie.

S’accorder le temps du repos


Après le doute et la perte de confiance, l’usure liée aux manipulations invisibles à
notre égard incite malheureusement à se harceler soi-même ! On devient
obsessionnel, un brin parano, comme toujours en insécurité. S’accorder le temps
du repos pour se retrouver permet de ne pas se re-jeter dans la « gueule du loup »
et de refuser la pomme empoisonnée.
Mieux vaut toujours agir sur soi pour apprendre à se protéger que tenter d’agir sur
l’autre. Nous avons tendance dans l’hyperémotivité à réagir dans l’urgence. Et à
consacrer le reste du temps à retrouver le calme. Comment sortir du cycle
hypersensibilité/auto-anesthésie… Rumination/oubli… ? En s’octroyant une
réelle convalescence… Sachant qu’il suffit d’un petit rappel à l’addiction pour
nous mettre en émoi… !
Chaque refus opposé à ce qui fait mal est l’opportunité de dire oui à ce qui fait du
bien !

1. Op. cit, p. 266 et 267.


2. Op. cit, page 280 et 281.
Chapitre

De la tourmente à une joyeuse


dépendance 14

À deux…
Apprendre à se séparer, ne plus harceler ni se harceler, c’est apprendre à vivre
avec et séparément. Trouver un mode de vie apaisant, en esquisser le cadre
réconfortant sur lequel s’appuyer en cas de regain émotionnel.
S’il n’y a pas eu de trahison grave, privilégier la confiance. Mais prendre soin de
soi sans plus laisser son bien-être entièrement dépendant de l’autre.

Se sauver, recouvrer la santé (seul)


Mais si l’autre personne ne veut — ne peut — sortir de la fusion, si elle vous veut
pour elle quand elle le veut, sans penser à votre bien-être :
Attention à la carte naïveté ! Nous l’avons entrevu, il n’est pas question de
s’interdire tout geste ou comportement qui pourrait s’apparenter à une
technique de harcèlement sous prétexte qu’il a été utilisé de façon perverse et
vous fit souffrir. L’excès de scrupules est aussi redoutable que l’absence de
considération. Se crisper de façon obsessionnelle pour éviter certains gestes
maintiendrait dans une position d’enfant soumis !
Osez pour vous sauver le mensonge avec les menteurs. La fourberie avec les
fourbes.
Osez protéger votre part secrète… Osez la rendre opaque1 ! C’est en elle que
se puisent les meilleures ressources pour défendre votre intégrité.
Osez ne plus avoir peur de perdre la personne qui ne renonce pas à un
fonctionnement délétère.
Fusionnel toujours un peu
La fusion est un doux refuge nécessaire et réparateur. D’une mère, nous ne nous
séparons jamais tout à fait… Nostalgie, paradis perdu, sentiment d’abandon, nous
y tenons, nous en souffrons… A-t-on envie de changer de scénario ? Préférons-
nous nos vieilles habitudes ? Comment renoncer à la langue maternelle pour en
inventer une autre ? Nous l’aimons et elle nous constitue. Alors un peu de
fusionnel, un peu de déraison ne messied pas à nos journées !
La raison est nécessaire pour comprendre la nécessité d’apprendre à marcher
quand on l’a perdue, mais la marche est instinctive et son apprentissage une
mémoire. Dans la fusion, nous nous ressourçons. Quand l’émotion déborde, la
raisonner est vain… Comment imaginer raisonner un orage ? Ou un feu de joie ?
La vie est cyclique.
Pourquoi renoncerions-nous définitivement au mode fusionnel ? Accepter de
grandir et que l’autre grandisse dans une relation, comprendre que la
différenciation est vitale et que l’autre ne nous appartient pas, instaure une marge
de respect.
Apprendre à aimer, c’est laisser l’autre se différencier. C’est l’aimer pour ce
qu’il devient… Tant d’évidences que nous oublions dans le feu de la passion.

Aimable fusion…
Sortir de la fusion n’implique pas d’y renoncer totalement mais de veiller à ce
qu’elle ne soit pas le mode majeur. Il y a en nous un fond de fusion, comme un lit
d’amour tendre… Rassurant, aimablement émouvant, quand on sait que l’on peut
aussi être deux, l’un pour l’autre, l’un avec l’autre, mais aussi l’un sans l’autre
sans mourir ni craindre en permanence le pire.

« J’ai passé des années de ma vie à prendre soin de moi, comme d’un bébé, à m’apprendre à
dormir, à manger, à ne pas avoir peur… À m’occuper de moi comme d’un bébé, sans plus attendre
que mon mari le fasse, ni lui reprocher de ne pas le faire… Aujourd’hui nous nous aimons
autrement… Lui aussi, il a appris à supporter que j’existe pour d’autres que lui. Pour nos enfants. Il a
compris qu’il les jalousait. Moi, je lui en voulais qu’il me trompe, alors je me rabattais sur eux, leur
demandais trop… Je crois qu’ils sentent les progrès que nous avons faits. Mais d’avoir fait ce
chemin ensemble nous a renforcés. Il nous arrive, sans qu’on puisse se le dire, de nous sentir tous
deux ensemble comme deux enfants. Nous en retirons une immense complicité, mais aussi un
profond apaisement. Nous n’avons plus besoin de nous tromper, de nous faire souffrir l’un l’autre. De
nous maltraiter pour prouver que nous l’avions été. »
Comme deux convalescents qui apprennent le respect, chaque geste leur importe.

Moins aimable fusion


Si vous avez du mal à vous relever d’une relation étouffante, si l’autre vous a
abandonné tel une vieille chaussette après vous avoir porté aux nues :
Reconnaître sa perversité à votre égard, mais ne pas le réduire à cette
perversité.
Admettre notre participation à une relation permet d’éviter de retomber dans
les mêmes pièges ; de ne pas se rejeter en rejetant l’autre, de ne pas se
mépriser en le méprisant définitivement.
Perdure en chacun de nous une nostalgie de la relation maternelle première, une
nostalgie de la matrice.…
Enivrante mélancolie de cette bulle utérine qui nous a conçus et dont on peine à
s’extraire, la fusion offre un monde onirique qui permet de s’y ressourcer si l’on
veut bien en sortir.
Le père de Turtle qui ne pouvait imaginer en sortir a fini par détester, jalouser,
détruire sa propre « création ». Son enfant adoré qu’il maltraitait et à travers qui
il se maltraitait en répétant la maltraitance que, fils d’ancien GI, il avait subie…
Pour sortir d’une fusion dévastatrice, pour effacer les affres de la jouissance
sadique dont vous avez été l’objet, rien de tel que le plaisir que confère la
présence d’une personne qui vous découvre sans rien attendre de vous, si ce n’est
le plaisir de bien être ensemble.

1. Op. cit, p. 65.


QUATRIÈME PARTIE

Les mots de la dépendance


Vers une clarification

Toute relation fusionnelle n’est pas toxique. Certaines personnes y trouvent leur
équilibre. Il n’est ni question de pointer un dysfonctionnement dans une relation
bien vécue de part et d’autre ni de remettre en cause la fusion dans l’absolu. La
vie affective est histoire de subjectivité. Chacun sait en son for intérieur ce qui lui
convient. Des couples passionnels ont laissé une empreinte attendrissante dans
nos mémoires : je pense ici à Elsa Triolet et Louis Aragon et leur partage d’une
conviction profonde de ce qu’est un couple1.
À l’opposé il n’est pas rare que des couples emblématiques durant des années
finissent par craquer. Quand l’image se fissure, nous comprenons que nous y
projetions l’idéal, un peu enfantin, d’un couple parental uni pour la vie. Et
l’effondrement de cet idéal que consacre la rupture peut provoquer en nous une
sensation cruelle de déchirement intime, car il entre en connexion avec un vécu
personnel enfoui qui nous rappelle à la difficulté de survivre à certaines
frustrations.
« Un couple, c’est ne faire qu’un, mais lequel ? » affirmait Oscar Wilde. Son
magnifique Portrait de Dorian Gray suffirait à nous convaincre du contraire, il
s’agit bien d’être deux pour qu’un couple vive sans que l’un s’efface au profit de
l’autre. Le couple, et toute relation qui suppose l’accord à deux, nécessite
patience et imagination pour résister aux combats et aux disputes quotidiennes.
« Le miracle d’un couple, c’est que, s’il réussit, l’un et l’autre ne sont plus
seuls. On détruit la solitude », dit Jean-Louis Barrault, en compagnie de sa muse
et épouse, Madeleine Renaud. Tandis que Simone de Beauvoir, dont on connaît le
lien indestructible avec Sartre, affirme : « Le couple heureux qui se reconnaît
dans l’amour défie l’univers et le temps, il se suffit. »
Ces déclarations ne sont pas à prendre au pied de la lettre mais comme source
d’inspiration. Le lien indestructible, qui a uni Simone de Beauvoir à Sartre,
semble fabuleux mais n’a pas suffi à ce qu’elle s’interdise une passion avec
Algreen !
Ainsi cet ouvrage, Le Harcèlement émotionnel, a-t-il également été pensé pour
permettre aux personnes qui n’aspirent pas nécessairement à sortir de la fusion de
mieux comprendre leur fonctionnement et, ce faisant, de mieux la vivre, surtout
quand elle se fait problématique.
Par ailleurs, il nous arrive à tous d’être confus, ce n’est pas sans charme ni
authenticité, nos désirs se confondent à ceux d’un autre… C’est le propre de la
passion, des premiers émois quand l’éphémère a la saveur de l’éternité, de la
« belle jeunesse » qui « s’use à démêler le tien du mien » comme Léo Ferré le
chante2…
Toute confusion n’est pas source de douleur intense. De même, la dépendance
n’est pas toujours addictive. Elle est dans notre nature. Affective, elle est vitale,
au même titre que l’eau, la lumière, l’oxygène.
Il n’est pas toujours évident de différencier le normal et le pathologique, le
naturel du névrotique, le vital de l’abusif. La frontière n’est ni précise ni fixe.
Parfois si infime que l’on suppose qu’elle n’existe pas, qu’elle se dessine au cas
par cas, selon le contexte historique, familial, ethnique. Cependant, certains
comportements sont plus douloureux pour soi ou pour son entourage.
L’ignorer en accentue les méfaits. Tandis que le reconnaître soulage. Redonner du
sens aux mots permet d’en rendre à la vie durant les périodes de difficultés ou de
souffrance. Sachant qu’il n’existe pas de frontières définitives, mais que celles-ci
sont utiles comme repères et pour guider une promenade.
Proposer des limites permet à qui les adopte de se sentir mieux contenu. Les
limites réconfortent ceux qui les admettent. Elles soutiennent et permettent aux
parties qu’elles contiennent de mieux s’articuler. L’articulation que ce soit celle
du langage ou du corps permet le bon fonctionnement d’éléments différents dans
un but commun. Elle leur permet de se rejoindre sans être confondus. Avec elle,
nous parlons le même langage, un langage qui fait sens, qui nous singularise et
facilite la reconnaissance, entre nous, en termes de similitude et de différence. Ce
qui est précieux pour sortir du magma de la fusion…
La fusion, dans laquelle s’inscrit le phénomène de harcèlement émotionnel, est
pour ainsi dire inarticulable puisque toute différenciation y est effacée. Tandis que
l’articulation et la limite comme cadre contenant autorisent la différenciation des
éléments, des matières, des espaces, et incite au respect.
La fusion est mue, nous l’avons vu, par le pulsionnel. Elle est de l’ordre du
réactionnel, au même titre que l’émotion. Éloignée donc de la logique ordinaire
comme de tout discours rationnel, elle est agie par la logique (nébuleuse mais
implacable) de l’inconscient. La logique, avant d’être l’art de raisonner juste
selon une syntaxe déterminée par la raison dépendante du jugement, était de façon
plus large le fait de parler et de choisir, de lier entre eux des éléments.
L’association d’idées est une forme de logique, en écho à celle de l’inconscient
qui échappe à la raison mais néanmoins l’utilise et la perturbe pour faire entendre
une autre voix. Ainsi est la fusion, elle est irraisonnable. C’est pourquoi il n’est
pas aisé de la mettre en mots. Elle nous échappe comme l’eau : impossible à
retenir entre les doigts. C’est également une des raisons pour lesquelles il est
difficile de s’en extraire sitôt pris dans ses filets. Ou dans son flux. La fusion
serait comme des sables émouvants tout autant que mouvants. Cependant,
certaines expressions aident à mieux comprendre et agir afin de se soustraire à
l’emprise qui au nom de l’amour le pervertit et gâche la vie en barrant les voies
d’une indispensable — car vitale — autonomie.
La dépendance affective est complexe, elle dépend d’un réseau de facteurs eux-
mêmes interdépendants. Elle est systémique… Plusieurs termes peuvent nous
permettre de mieux l’appréhender en invitant à comprendre en quoi elle participe
d’un dysfonctionnement qui nous échappe car régi par des motivations devenues
inconscientes.
Comprendre, c’est mettre en évidence de nouvelles perspectives…
Voici quelques expressions, et l’exposé de nuances, qui appellent à être pris en
compte, pour aider à voir plus clair sur le chemin du « désenvoûtement ».

Affectif
L’affectif recouvre ce qui concerne les affects, les sentiments, les émotions.
L’affect traduisant en psychologie ce qui est de l’ordre du pulsionnel, c’est-à-dire
instinctif, non maîtrisé, non commandé, non raisonné.
Nos sociétés marquées par les guerres et la rentabilité ont laissé peu de place à
l’affectivité. En soi la dépendance affective est naturelle, je dirais presque
saine… Qui n’a pas besoin d’être aimé ? Le problème de la dépendance affective
se pose quand elle se fait addictive. Quand la bonne réponse n’a pas été portée au
besoin, qu’il y a eu carence parentale, défaillance et que ce besoin ressurgit
criant…
Les guerres entraînent énormément de carences affectives.
C’est quand l’affectif a été négligé que la dépendance affective pointe comme un
symptôme.
Affection
Qui n’a pas besoin d’affection ? Elle est caractérisée essentiellement par la
tendresse. Dans une acception moins courante, elle désigne aussi un état maladif :
on parle d’affection aiguë du poumon… Un symptôme est aussi à entendre comme
l’effet d’un excès ou d’un manque de considération des affects. On retrouve le
même mot en anglais : affection ; en italien : affetto ; en espagnol : afecto ; en
allemand, affect peut se traduire par emotionem !

Autre
Il est souvent question de l’autre dans cet ouvrage. L’autre est un concept
philosophique et psychanalytique. Il est entendu avec des connotations et des
acceptions différentes selon les penseurs et les domaines. Ici, il désigne ce qui
n’est pas moi et qui est susceptible de me mettre en danger, de m’intimider, de
réveiller l’insécurité également dans son acception originelle, ce qui affirme ma
différence et ma singularité en même temps que la sienne… C’est pourquoi dans
la fusion l’autre n’existe pas, sinon en apparence, puisque je tends à me fondre en
lui et attends qu’il se fonde en moi. Que ce soit par identification ou par emprise.

Crise
Nous différencierons la crise qui se produit au quotidien dans le cadre d’une
relation fusionnelle et celle traversée nécessairement durant les périodes de
sevrage.
Dans le premier cas, la crise est le résultat de la rencontre des inconscients. Elle
se produit à un carrefour où l’entrechoc de deux sensibilités produit la confusion.
La douleur se substitue soudain à l’amour. On voudrait s’arracher l’un à l’autre ou
s’y fondre. Accrochés, on voudrait se décrocher, ne plus être soumis au moment
précis où tout nous attache. Nous souffrons de cet attachement qui empêche
d’exister et ravive le pire des douleurs connues par le passé. Impossible en pleine
crise d’en contenir ou d’en éviter les effets. Quand l’un voudrait que le monde
s’arrête de tourner pour lui, et exige une totale disponibilité, l’autre se sent
envahi, désemparé, l’amour comme l’amitié se transforment en cauchemar éveillé.
Dans le second cas, la crise est la résurgence de ce qui fait douleur et l’occasion
de découvrir comment l’apaiser.
Crise, étymologiquement, se rattache au verbe grec krinein, apparenté au latin
cernere — qui a donné certain — et signifie l’acte de distinguer et de décider.
On comprend qu’une crise incontournable bien menée puisse être décisive. Elle
figure un moment critique incitant à (se) séparer. À distinguer ce qui est vital de
ce qui ne l’est pas… À renoncer à l’ancien (le passionnel, le toxique, l’abusif)
pour accéder au nouveau. Elle est l’occasion, à travers la résurgence de la
douleur qu’elle impose, de séparer le bon grain de l’ivraie, ce qui est juste de ce
qui est nuisible, ce qui porte dans le sens de la vie de ce qui a un impact mortifère
ou destructeur.
Les crises sont dues à la reviviscence d’un manque vital. Chez un dépendant
affectif, elles sont inévitables. Elles mènent souvent à la rupture ou à la répétition.
Inévitables, elles le sont aussi quand on veut se désintoxiquer et que leur
surgissement est mis à profit. Elles donnent l’occasion à qui les traverse de ne
plus subir le manque ni espérer le combler par ce qui ne pourrait le combler.
Quand le manque resurgit de façon soudaine, irrépressible, il est souhaitable que
ses effets soient contenus avec bienveillance, le temps de la crise, du fait des
secousses émotionnelles qu’elle suscite afin d’encourager l’apaisement autant que
possible.
Rien de tel qu’une présence neutre mais soutenante en ces moments.
Ce processus de soin s’avère la plupart du temps impossible dans une relation
fusionnelle car la crise de l’un déclenche un état critique chez l’autre. À moins
que l’un ne choisisse délibérément, en toute conscience, d’opter pour une attitude
thérapeutique pour l’autre (sœur, conjoint ou tout autre partenaire). Et qu’il s’en
soit donné les moyens. L’enfant thérapeute3 le fait spontanément, mais cette
position n’est pas sans risque car elle est de l’ordre sacrificielle. Il n’a ni les
moyens physiques ni les moyens psychiques pour cela à long terme.
Le poids que fait peser le manque vécu par l’autre est insoutenable… Il nous
renvoie inévitablement à notre propre manque ! Ainsi le confirment les sensations
physiques qui accompagnent sa résurgence et son redoutable effet de violence,
dont n’a pas conscience celui qui le produit.
La meilleure solution, dans une relation à laquelle on tient, est que les deux
partenaires mettent la crise à profit pour évoluer chacun de son côté, en se
remettant en question, et permettre ainsi à leur relation de bien évoluer.

Crise fusionnelle
Crise qui surgit dans le cadre d’une relation fusionnelle et donne
systématiquement lieu à un conflit. La crise fusionnelle survient après une période
d’entente idyllique. Elle se caractérise par le repli de chacun des partenaires dans
ses retranchements, lorsque ni les mots ni l’amour ne peuvent apaiser le mal-être
ressenti en présence de l’autre. La tension installe un climat conflictuel, porteur
d’agressivité intense ouverte ou contenue. Un mot ou un silence suffisent pour
qu’éclate une dispute. Ou que s’impose le besoin d’écarter l’autre. De façon le
plus souvent blessante ou virulente.

Déception
Déception est à entendre dans ce contexte au sens fort et étymologique du terme :
telle une dé-prise prématurée, un choc brutal, une dé-portation qui offense.
Accompagnée de la sensation d’être soudain lâché, que l’on nous laisse tomber.
Nous étions portés, nous étions pris, nous nous sentions physiquement compris, en
naissant nous cessons de l’être. Perte de soutien, perte de substance, premier
ébranlement… Nécessité de s’arracher et de s’enraciner. L’arrivée sur Terre
figure souvent une première expérience bouleversante. La Genèse en témoigne qui
se fait l’écho d’une sensation à la fois de chute et de déchéance, accompagnée de
la culpabilité de ne mieux savoir s’adapter. La vie devrait pallier ce
bouleversement. Mais la culpabilisation, l’isolement, la crainte, en accentuent
l’angoisse. La déception induite par le vide se rejoue chaque fois qu’il se
représente dans une relation fusionnelle, ou que se manifeste… l’absence de
l’autre.

Dépendance
La dépendance indique le fait de ne pouvoir vivre sans… d’être accroché à
quelqu’un ou quelque chose, d’y être pendu. Certaines dépendances sont vitales :
sans eau ni oxygène, sans amour ni présence, sans chaleur ni lumière, nous ne
pourrions nous développer.

Dépendance affective
On a tendance à en parler au pluriel quand elle devient pathologique. Mais la
dépendance affective est d’abord naturelle, comme l’amour est vital. Nous
sommes dépendants de cet amour qui passe à travers le contact charnel mais aussi
d’âme à âme, d’inconscient à inconscient. De la reconnaissance également, grâce
à laquelle nous nous sentons exister dans le regard, dans le cœur, dans
l’intelligence de l’autre, comme un autre, et considéré pour sa valeur et l’estime
qu’on lui porte.
Nous sommes aujourd’hui d’autant plus dépendants que l’affectivité a été mise de
côté au profit d’une réussite sociale spectaculaire, comme elle l’avait été
précédemment à cause des guerres. La dimension affective négligée, cela a créé
un manque… La faim qui est naturelle ne se fait-elle pas cuisante pour qui est
privé de nourriture ? Elle l’est également avec les nourritures affectives. C’est ce
manque quand il se révèle qui fait symptôme.
En soi le symptôme n’est pas une pathologie, il est plutôt le signe de la
pathologie, et de la nécessité de soigner le terrain qui le produit. Le cri d’enfant
qui a faim ou qui a mal est signe de santé. Si on lui ordonne de se taire sans le
nourrir ni le soigner, sa souffrance augmentera, même si en apparence elle est
jugulée. C’est l’absence de réponse adéquate qui est pathologique. Le symptôme
est un signal au même titre que le cri qui attire l’attention sur un
dysfonctionnement. Le surgissement des dépendances affectives aujourd’hui nous
signale la négligence dans laquelle l’affectivité a été maintenue.
Le silence dans lequel elle a été enfermée est consécutif à l’indifférence qui lui a
été imposée.
Ainsi, même s’il est coutume, par convention, de parler de dépendances
affectives, aujourd’hui, pour nommer une dépendance pathologique, nous devrions
plutôt parler, sitôt qu’elle devient source de grandes douleurs ou de déséquilibres,
de dépendances affectives addictives, ou d’affectivité addictive, ou encore
d’addictions affectives.
Mais on ne peut y remédier sans considérer et modifier le terrain sur lequel elles
surgissent. Ainsi les dépendances affectives sont-elles un symptôme indiquant la
nécessité de prendre en considération l’affectif.

Dépendance fusionnelle
C’est une dépendance vitale chez le nourrisson, mais qui en vient à faire souffrir
— en produisant des comportements névrotiques/addictifs — si elle se prolonge
ou s’instaure comme mode de fonctionnement principal, au détriment des autres
modes de communication et de partage.

Dépendance harcelante
La dépendance affective, dont nous avons bien précisé qu’elle était naturelle et
inévitable, devient harcelante dès lors qu’elle est soumise au chantage
inconscient. Exigeant l’impossible, celui-ci hypothèque ou corrompt la relation en
la brutalisant à travers la pression qu’il exerce. Source d’intenses secousses
émotionnelles, c’est ainsi que la dépendance devient harcelante.

Dépendances névrotiques ou addictives


C’est donc ce que nous appelons, par convention, la dépendance affective. La
dépendance affective saine, naturelle est devenue source de souffrance, par
négligence, par défaillance…
L’attention portée aujourd’hui à la nature, à la redécouverte de l’entraide, au
monde animal, se fait l’écho de cette négligence. Dépressions, addictions, burn-
out en sont les contrecoups malheureux.
Quand le manque affectif se fait angoissant, il nous rend dépendants de façon
vitale mais excessive. Il se déplace et se projette dans les relations autres
qu’affectives. C’est alors que l’on pointe une dépendance pathologique, car
surgissant à l’improviste ; elle sape les relations où l’affectif n’est pas pris en
compte.
La dépendance affective devient pathologique lorsqu’elle maltraite l’affect…
Nous en souffrons tous plus ou moins mais ne réagissons pas tous de la même
façon. Certaines réactions se font excessives. Nous n’avons pas à en subir les
effets sans y consentir. Les considérer avec attention et, après chaque choc
réactionnel, s’en octroyer le temps, aide à maintenir son équilibre. Le
consentement véritable ne peut s’obtenir dans un cadre de subordination.
Attention ! Un dépendant pathologique qui ne se remet pas en question peut vous
rendre malade… Vous attraper dans ses filets même à distance. Protégez-vous de
lui, son insistance obsessionnelle peut déclencher chez vous la crise qui le
menace et dont il s’épargne aussi longtemps que vous resterez sous son emprise,
ce qui est son but.

Emprise
L’emprise est parmi ces mots qui ont tout de suite une résonance presque intime.
Si les gestes par lesquels on la repère sont conscients, ce qui la met en œuvre
n’est pas conscient. Elle est de l’ordre de l’envoûtement. Elle reproduit la
relation première de dépendance réciproque absolue : maman-bébé. « Ma vie
dépend de la tienne », pourrait dire l’enfant, « Mon bonheur dépend de toi »,
répond en écho la maman.
Il est a noté ici que les progrès scientifiques ont permis de mieux accompagner les
naissances en Occident. Mais au XIXe siècle et encore au début du XXe siècle, il
était souvent question de sauver soit la mère soit le nourrisson. Autrement dit le
pouvoir attribué à l’un était immense, en termes d’emprise. Un bébé pouvait ainsi
être « la cause » de la mort de sa mère. Et vivre sous l’emprise de cette
culpabilité !
Toute emprise est toxique en ce sens qu’elle entrave, perturbe ou empêche le
développement, qu’elle tend à altérer ce qui fonde notre nature.

Exclusivité
« Tu es tout pour moi, et moi rien que pour toi »… Nous avons tous besoin d’un
peu d’exclusivité. C’est quand elle devient une arme de chantage qu’elle est
dangereuse.

Exclusivité plurielle
Faire croire à chacun qu’il est unique mais aussi l’unique à recevoir notre
amour… C’est aussi un talent. Bien utilisé, il permet une force de relation qui
encourage à la création. Utilisé de façon abusive, il est le germe de l’abus de
confiance.
La demande d’exclusivité est souvent attendrissante, car très partagée. Nous
avons besoin d’une certaine exclusivité, mais pas au point de nous en rendre
dépendants de façon obsessionnelle ou sacrificielle.

Fusion
Un état de dépendance confus dans lequel aucune limite n’est posée. Les corps,
les places, les rôles ne sont pas définis.

Fusion névrotique
Névrotique : ce mot fait un peu peur… Alors que l’expérience clinique au même
titre que la vie courante m’incitent à dire que névrotiques, nous le sommes tous
plus ou moins, à l’origine, est névrotique ce qui est relatif aux nerfs, qui énerve.
Le stress est ainsi une forme de névrose moderne qui sollicite la fusion pour
s’apaiser. Qui n’a pas un jour été stressé ? On parlait aussi au siècle dernier
d’enfants nerveux. Nombreux sont ceux qui ont pris du théralène ou du sirop de
phénergan.
La nervosité est une question de degré. Rien de tel qu’une attention patiente pour
apaiser, mais faute de temps, on administre des produits qui camouflent la
nervosité sans l’apaiser. Et on adopte des modes de vie qui l’accentuent. On peut
dire ici aussi que le stress est un signal pour attirer l’attention sur un
dysfonctionnement, une fragilité, un terrain pathogène, des habitudes
désastreuses…
Reconnaître en tant qu’adulte sa nervosité est un premier pas vers l’apaisement.
La nier la renforce sous une carapace de déni. La névrose de l’autre ne peut être
considérée sans avoir d’abord considéré la sienne, elle ne peut entraîner une
condamnation morale ! Elle en appelle au soin, à divers degrés.
Ce qui est névrotique n’est pas commandé consciemment, il échappe à notre libre
arbitre. La fusion névrotique ainsi caractérise un état prolongé de la fusion
originelle interdisant la séparation, hypothéquant l’autonomie.

Fusionnel sadique ou à tendance perverse


Il se caractérise par l’indifférence à la souffrance induite par la relation
fusionnelle, qu’il impose, dans la négation de l’autre. Il prend plaisir à voir
souffrir et à diminuer celui qu’il soumet à sa demande fusionnelle, qu’il trahit ou
maltraite en douce, tout en faisant semblant de bien le traiter.
Le fusionnel névrotique active la présence d’un tiers pour rappeler celui qui veut
échapper à sa fusion et exciter la jalousie.

Guérir
Guérir étymologiquement vient du francique Warjan, protéger, défendre. Guérir,
c’est apprendre à se protéger, trouver les bonnes défenses. On le retrouve dans
garir, qui a donné garer (une voiture) et guérite, cette petite cabane dans laquelle
s’abritent les sentinelles ou qui fait office de bureau sur un chantier. Et dans
l’italien guarire.
Il est intéressant de noter qu’en anglais guérir se traduit par cure : que l’on
retrouve dans la même langue avec to care, prendre soin ; et en français dans
cure, le nom féminin, du latin cura, soin, souci. Et sur lequel a été formé le mot
sécurité ! N’en avoir cure, c’est ne pas s’en soucier… Faire une cure, prendre
soin de soi. L’art de guérir ne serait-il pas l’art de prendre soin de soi ?
En espagnol guérir se traduit soit par curar (où l’on retrouve cure) soit pas sanar,
où l’on entend sain, autrement dit le fait d’assainir…
Guérir de ses dépendances affectives, ce n’est pas les supprimer, c’est en
prendre soin afin de ne plus en souffrir !

Guérison
Quand nous avons été soumis à une dépendance pathologique, qu’elle soit
familiale ou sociale, nous restons contaminés au risque de la reproduire et qu’elle
s’aggrave ! L’admettre est le premier pas vers une guérison, au sens premier du
terme : l’idée contenue dans guérir, à l’origine de guérison, est celle de protéger.
Aller vers la guérison indique le fait d’acquérir une protection. Se croire
immunisé et au-dessus de tout incite aux conduites les plus dictatoriales. Nul ne
peut en même temps être humain et au-dessus de l’humain. En revanche,
commencer à prendre soin de l’humanité en soi revient à prendre soin de
l’humanité au-delà de soi… Plutôt que de se laisser contaminer et de contaminer à
son tour, c’est participer à répandre de bonnes ondes.

Induire
Le recours à ce verbe est fréquent dans le texte. Il vient signifier précisément que
la cause d’une crise ou d’un harcèlement n’est pas celle que l’on imagine à
première vue. Mais qu’en sous-terrain d’autres forces agissent qui déterminent un
comportement non explicite.

Insécure
Voir insécurité ci-dessous et sécurité affective plus bas.

Insécurité
Cette notion a été largement développée dans le corps de l’ouvrage. Étant donné
qu’elle est au cœur de la dépendance affective, rappelons ici qu’elle est un état
premier que nous connaissons tous à la naissance étant donné notre prématurité
relative et l’extrême vulnérabilité qui en découle. Il faut des années à l’humain
pour atteindre la maturité, tant d’un point de vue physique que psychique et
affectif. Insécure est de la même famille que cure, qui signifie soin, souci. Curer
à l’origine c’était apporter les soins de santé et de propreté, et le curateur celui
qui prend soin d’un mineur… En psychanalyse, nous parlons également de cure.
La sécurité est l’état de celui qui a reçu les soins et qui de ce fait est sans souci.
Son doublet populaire est sûreté, d’où l’adjectif sûr. Qui a manqué de soin
approprié au début de sa vie risque fort de rester insécure… Ce terme anglais qui
n’existe pas en français est très employé par les jeunes, c’est dire à quel point il
« leur parle » et combien ce mot manque en français. Nous avons bien l’adjectif
sûr mais qui a perdu de sa force quand il qualifie un état.

Pathologique
Pathos en grec, sur lequel a été formé pathologie, avait la double signification de
souffrance et de passion. Ici encore la limite entre les deux est indécise. Passion
donne à entendre un immense amour, puissant, exclusif, une inclination sans
bornes vers un objet auquel on s’attache de toutes ses forces. La souffrance pour
sa part est liée au fait de supporter avec endurance quelque chose de pénible.
Ainsi, pathos se rapproche-t-il dans cette acception du terme latin patientem, qui
a donné d’une part, patient, celui qui souffre sans se plaindre, et d’autre part,
pâtir (dérivé de patientem) sur lequel a été formé passion qui en latin signifiait
précisément la souffrance du patient…
On voit combien la frontière est faible entre les deux. Mais aussi qu’un amour
insensé, une inclination sans limites peut devenir pathologique, c’est-à-dire
relevant de la maladie si l’on n’y prend pas garde !
La norme cependant n’est pas toujours signe de santé. La banalisation des
addictions aujourd’hui en témoigne. Elles deviennent une norme mais chacun en
son coin en souffre. Je pense à une jeune fille qui, à peine avait-elle commencé à
fumer, souffrait de ne pouvoir s’arrêter. Un déplacement s’était opéré de
l’emprise affective sur la fumée de cigarette. Alors qu’elle pensait y prendre
plaisir, elle en comprenait la toxicité en même temps que la difficulté à y
échapper.
Je parle indifféremment d’addiction affective pathologique ou de dépendance
pathologique à partir du moment où la dépendance se vit dans la souffrance.
Comme une torture que l’on s’inflige à dose plus ou moins forte.
Certaines personnes fument des cigarettes sans se sentir addict ni au geste ni à la
fumée… À l’opposé, la peinture peut être considérée comme une forme
d’addiction. Pensons ici à Cézanne qui n’a cessé de peindre la montagne Sainte-
Victoire d’une façon qui peut sembler obsessionnelle. Cependant, en transposant
sa tendance addictive dans un geste artistique, on imagine qu’il en a d’autant
moins souffert, que le succès rencontré a dû l’apaiser et répondre à son attente,
son besoin de reconnaissance. Nous parlerons alors de passion et non de
pathologie… (Ce qui n’exclut pas que l’artiste ait été soumis à de fortes et
douloureuses émotions tandis qu’il était à l’œuvre, dans son atelier, ou qu’il ait
connu quelque autre pathologie ! Peut-être même prenait-il plaisir à se laisser
enivrer par l’odeur de la peinture à l’huile et des solvants tout en accomplissant
son geste artistique pour satisfaire à son obsession !)

Perversité
Elle correspond à ce que l’on appelait sadisme au XXe siècle : un besoin
tyrannique de blesser, accompagné de jouissance et d’actes en contradiction avec
l’intention déclarée.

Point de vulnérabilité émotionnelle


Là où un traumatisme (unique ou répétitif) s’est inscrit en nous.

Préférence
Chantage à la préférence. La peur de perdre la préférence (activée par le chantage
en tant que pression qui hypothèque l’autonomie) est une motivation qui entretient
une dépendance névrotique et induit toutes sortes de perversions de la relation.
Nous avons besoin de préférence pour nous ressourcer. Elle fait écho à la
symbiose maman-bébé : « toi rien que pour moi, tout à moi… », s’assurent et la
mère et l’enfant, mais il s’agira d’y renoncer pour conquérir l’autonomie.

Respect
C’est lui qui définit l’espace vital et invite à considérer l’autre en tant qu’autre. Il
est la clé pour sortir heureusement de la fusion.
Rupture
La rupture n’est pas la séparation. Elle n’est ni méthodique ni progressive. Elle
s’accompagne de brutalité et souvent de violence. Elle est le plus souvent le fait
de fusionnels qui souffrent d’une angoisse d’abandon camouflée ou niée.
La rupture survient, cruelle pour le partenaire, quand la reviviscence de la
relation fusionnelle maman-bébé se fait insoutenable. Elle signifie que le sevrage
n’a pas eu lieu, que la relation maman-bébé a été probablement interrompue par
un événement traumatique : éloignement du milieu familial, mort, maladie grave,
accident, tout événement dont les sensations douloureuses seront restées inscrites
dans la peau, dans les cellules, dans la chair, dans l’esprit de l’enfant devenu
adulte. Tout événement qui produit un effet de coupure, d’abandon cuisant, de
perdition, insufflant une grande inquiétude en même temps qu’une crainte (de
l’autre).
Quand la privation de présence maternelle nourricière se réactive au sein d’une
relation, elle se traduit par une frustration intolérable qui incite celui qui la revit à
reproduire des gestes intolérables à l’égard de l’autre. Comme si celui-ci ou
celle-ci re-présentait (à son inconscient) la mauvaise mère, la cruelle qu’à son
tour on choisit de laisser tomber, comme elle nous a laissés tomber.
Quand la rupture se rejoue, elle se présente comme la seule façon de surmonter la
reviviscence intolérable du manque.

Sécurité affective
La sécurité affective est essentielle à un développement équilibré. La façon dont
l’enfant est d’abord accueilli puis conduit vers la maturité viendra ou non
compenser les effets de l’insécurité première. En encourageant ses efforts naturels
à tendre vers l’extérieur, sans le priver de soins ni d’attention à l’intérieur.
La sécurité affective, rassurant l’enfant sur l’amour qui lui est porté, l’encourage à
prendre son envol sans le soumettre au chantage ni aux déchaînements de la folie
parentale. À défaut de cela, il peinera à sortir de la fusion.
La sécurité affective est une sécurité intime qui pare contre de potentiels dangers
et donne les meilleures armes pour y faire face. Par armes, entendons ici l’art de
bien se protéger et d’éviter ce qui est susceptible de nous blesser.

Séparation et sevrage
« Sevrer étant le doublet populaire de séparer, on comprend
qu’un sevrage mal opéré rende problématique la séparation. Le
sevrage idéal n’existe pas. Le bon étant celui qui laisse à l’enfant
temps et loisir de conquérir son émancipation.
La crainte de perdre l’enfant mis au monde — de l’abandonner ou
d’être abandonné par lui — est inhérente à la condition
maternelle. Plus ou moins lancinante, selon que la mère ait été
ou non lésée par le sentiment d’abandon, elle conditionne nombre
de comportements humains. Appréhension naturelle, toute perte
(maladie, hérédité, guerre, accidents), l’intensifiant, retarde la
séparation4. »
On comprend qu’un enfant qui n’a pu être sevré de façon suffisamment
équilibrante reste en manque, dans l’attente des soins qu’il n’a pas reçus. Par la
suite, tout ce qui rappelle cette séparation qui n’a pas eu lieu dans des
circonstances rassurantes conditionne et réactive en lui la fusion dont il n’est
jamais vraiment sorti.
Ainsi, la séparation est-elle un processus pour opérer la « dé-fusion » qui n’a pas
eu lieu en son temps. Elle est réparatrice. C’est un acte thérapeutique que favorise
dans le meilleur des cas l’espace analytique.

Sevrage thérapeutique
Tout accompagnement permettant de réparer les lésions induites par le sentiment
d’abandon.

Sous-texte
Quand l’inconscient affleure à la surface sans se révéler, le sous-texte contredit
les apparences, pervertit l’intention du geste. De l’ordre du préconscient, les
pensées en sous-texte sont comme des sous-titres au cinéma qui n’iraient pas dans
le sens du dialogue qu’ils sont censés traduire ! Ils perturbent l’action ou
indiquent des sentiments autres que ceux que l’on affiche.

Trahison
Un mot à forte résonance qui indique avec justesse la puissance d’une défaillance
parentale. Dans une relation fusionnelle, un défaut d’attention entraîne également
une sensation de trahison. Comme si le partenaire en fusion donnait une chose
pour une autre ou retirait son soutien en même temps qu’il en promettait
l’indéfectibilité. La méfiance, avec la trahison, se substitue à l’indispensable
confiance.
La trahison, la sensation d’être pris en traître, est l’une des premières d’où
procède l’effet de harcèlement.

1. France Culture, Le couple c’est quoi ? À voir sur Youtube : https://www.youtube.com/watch?


v=QQa4ePTtEFE
2. L’étrangère, sur un poème de Louis Aragon, in Le Roman inachévé, 1956.
3. Voir Quand l’enfant nous dérange et nous éclaire, Eyrolles, 2018.
4. Op. cit., Virginie Megglé, Les séparations douloureuses, Eyrolles, 2015.
Conclusion

Nous l’avons constaté, nous sommes nés de la fusion et nous restons tous
dépendants, à divers degrés et avec plus ou moins de bonheur, de ce mode de
fonctionnement vital. La fusion peut être régénérante, source de réconfort et de
chaleur. Mais elle est un handicap lorsqu’il s’agit pour chacun des partenaires de
s’ouvrir sur le monde. C’est-à-dire d’inclure la possibilité de tiers dans la
relation, permettant de la réoxygéner et de développer le sentiment
d’appartenance sociale, tout aussi vital.
Cette ouverture est indispensable pour régénérer la relation. La difficulté réside,
nous l’avons vu, dans le fait que le tiers représente, a priori, une menace qui
réveille d’antiques douleurs.
L’ouverture sur le monde implique ou ravive des frustrations. Le conflit est alors
inévitable, mais il n’est pas en soi une solution ! Il est à entendre comme la
nécessité d’apprendre à accepter l’autre comme différent de soi, et ne
correspondant pas à toutes nos attentes. Le découvrir, là où il nous étonne, sans le
condamner par ce en quoi il nous étonne. Apprendre à ne pas trop demander, à ne
pas exiger toujours plus… Ne pas insister sur ce que l’autre n’a pas ou ce dont il
nous prive, afin de privilégier ce qu’il nous apporte…
Dans cette perspective, se reconnaître dans des situations, se comprendre est un
premier pas vers la libération.
Reconnaître aussi, lorsque la difficulté surgit, qu’elle est la plupart du temps le
fait de chacun des partenaires est un autre pas, celui-ci vers la conciliation.
Que chacun accepte de comprendre son comportement encourage à un meilleur
fonctionnement de la relation. Le mot fonctionnement n’est guère chaleureux, mais
c’est bien de cela dont il s’agit. En initiant un fonctionnement plus vertueux, on
participe à réinsuffler du sens à la relation.
La fusion, en effet, dans ses excès produit une perte de sens. Les crises
fusionnelles épuisent en brouillant les repères. La compréhension de ce qui s’y
joue aide à éviter de le reproduire sans fin. Mais pour que cette compréhension
soit effective, il est nécessaire de la faire dans des conditions rassurantes qui
permettent de se rassembler, de se retrouver, de renouer avec le plus profond de
notre intimité, autrement dit de notre désir.
C’est alors que nous pouvons œuvrer à la réparation de ce que la crise a mis en
lumière.
Il n’y a pas de remèdes miracles aux douleurs induites par la relation fusionnelle,
mais la prise de conscience de nos modes de fonctionnement est un remède
réellement bénéfique. En ce qu’elle apaise si l’on s’accorde le droit au repos…
pour laisser venir les meilleures, les plus salutaires des réponses.
Se remettre en question, se responsabiliser, accepter sa fragilité, chasser la
culpabilité, ne pas demander à l’autre plus qu’à soi-même. Se préserver, tenter de
faire correspondre ses gestes et sa parole. Ne pas confondre raison et sentiment,
mais tenir compte de ses sentiments dans leur absence de raison, et de la raison
pour rééquilibrer le désordre induit par la passion des sentiments.
Passer de la fusion à un mode relationnel plus complexe est un apprentissage
passionnant qui requiert de la patience et de la bienveillance…
La fusion peut être source de bonheur intense mais également de souffrance tout
aussi intense. Puisse la réflexion à laquelle invite ce livre participer à un peu
d’apaisement et alléger, si ce n’est définitivement supprimer, les souffrances
qu’elle induit.
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