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Le harcèlement émotionnel
S’aimer sans s’étouffer
Éditions Eyrolles
61, bd Saint-Germain
75240 Paris Cedex 05
www.editions-eyrolles.com
En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement le présent
ouvrage, sur quelque support que ce soit, sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français d’exploitation du
droit de copie, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.
Avant-propos
Introduction
PREMIÈRE PARTIE
De la fusion à la dépendance
DEUXIÈME PARTIE
Les coulisses du harcèlement émotionnel
T ROISIÈME PARTIE
Sortir de la fusion ? Au risque de s’aimer
QUATRIÈME PARTIE
Les mots de la dépendance
Conclusion
Avant-propos
Nous sommes des êtres de désir. Fruit du désir de nos parents (même s’il arrive
que ce désir ait été contrarié ou contrariant), fruit de leur accouplement, portés
par un élan vital, nous sommes nous-mêmes animés d’un désir. Désir de vivre.
Désir d’amour. De partage, de création, d’évolution, de conquête… Partant du
principe que ce désir est animé depuis l’inconscient par des motivations qui nous
échappent, et qu’il ne nous apparaît pas toujours clairement.
Ce désir nous appelle à la rencontre de l’autre, des autres. Nous aspirons pour le
réaliser à des relations idéales, mais la réalité contredit l’idéal et parfois
l’entache. L’amour, au cœur de notre vie, nous laisse alors peu de répit, que ce
soit en couple ou en famille mais aussi dans nos relations amicales.
Nous avions enfin rencontré l’amour, le vrai, tout allait bien, nous étions sûrs que
c’était lui, que c’était elle… Ou bien nous avions une amie d’enfance, nous nous
étions promis de ne jamais nous trahir, et soudain… On ne sait quel grain de sable
est venu se faufiler dans la relation et plus rien n’est comme avant. On ne peut pas
toujours situer depuis quand, mais c’est à l’occasion d’un changement de lieu, de
travail, d’habitudes… La relation devient invivable. Sans nous l’avouer tout de
suite, nous nous sentons trahis, déstabilisés, excédés. Nous faisons bonne figure.
Gardons fière allure. Mais notre quotidien peu à peu se transforme en enfer.
Le plus souvent cela survient dans le cadre d’une relation amoureuse. Nous
formions jusque-là un couple indépendant, notre vie amoureuse ne nous posait
aucun problème… Nous décidons de vivre ensemble, d’habiter sous le même toit,
et voilà que les disputes ne cessent. Elle ou il nous harcèle. Nous ne le
reconnaissons plus. Nous ne nous reconnaissons plus. Le moindre retard de
l’autre nous contrarie, nous nous mettons à trembler à sa première absence, son
humour nous agace. Nous le harcelons pour le lui faire comprendre, ou évitons de
le harceler, mais cet évitement même nous harcèle, car il nous obsède. Chaque
pensée est un enfer, nous nous sentons sous son emprise ou abandonné. Piégé,
utilisé ou maltraité. Nous souffrons, sans imaginer le plus souvent que l’autre
puisse souffrir : s’il souffrait comment ne serait-il pas sensible à la souffrance
qu’il nous inflige ?
Nous n’avons pas (encore) (vraiment) (tout à fait) envie de le sortir de notre vie,
mais nous n’en pouvons plus. Nous ne savons plus ce qu’est la patience, nous qui
étions pourtant réputés pour être sages, posés, mesurés.
Cela se produit aussi entre une mère et son enfant, entre amis, dans le cadre d’une
relation professionnelle, entre voisins. Nous étions jusque-là dans les meilleurs
termes imaginables et soudain « ça craque ». La relation nous échappe !
L’autre nous obsède. Nous ne le supportons plus… Nous sommes envahis par sa
pensée, par « ce qui se passe mal » ou la peur que « ça se passe mal ».
L’admirateur qui nous couvrait de cadeaux devient un bourreau, la championne
des câlins se transforme en furie. Celui qui nous avait secourus nous fait couler.
Nous le fuyons, il nous poursuit. Nous la désirons, elle s’enfuit. Nous perdons
pied, nous paniquons. Tout était si paisible et voilà qu’il/elle ne supporte plus le
calme et rejette tout geste de tendresse. La fusion se transforme en prison. Nous
sommes devenus esclaves de nos sentiments à son égard. Soit il nous abonne à son
silence, soit nous croulons sous une avalanche de textos. Il nous rend dépendants
de sa conduite indécise, nous plonge dans l’incertitude. La culpabilité nous
envahit, aussi harcelante que l’inquiétude propre à ce type de relations. Comme si
elles ne pouvaient se maintenir qu’à travers l’inquiétude qu’elles sécrètent en
contrepartie de l’admiration ou de l’exclusivité qu’elles exigent. Comme si l’on
ne pouvait que s’y soumettre ou s’en extraire définitivement. Notre vie dépend de
celle de l’autre et son mal-être devient le moteur ou la raison d’être de la relation,
jusqu’à ce qu’elle devienne invivable ou que chacun de son côté se prenne en
charge pour passer de la fusion au partage, à la conjugaison de deux
personnalités.
Les effets de ces dépendances excessives qui se traduisent physiquements par des
tremblements, des bouffées d’angoisse, tel un martèlement émotionnel, de quoi
sont-ils les symptômes ? Qu’est-ce qui s’y joue ? Les crises, les sentiments
d’impuissance, de désespoir, de découragement, d’épuisement que ces
dépendances suscitent peuvent se révéler à tout âge, dans plusieurs types de
relation, mais elles ne surgissent pas par hasard. Elles sont l’occasion de mieux
se connaître, de devenir soi, de grandir.
Introduction
« L’ingéniosité du premier romancier consista à comprendre que dans l’appareil de nos émotions,
l’image étant le seul élément essentiel, la simplification qui consisterait à supprimer purement et
simplement les personnages réels serait un perfectionnement décisif. »
Marcel Proust, Du côté de chez Swan
Quand nous avons subi des carences affectives dans l’enfance ou vécu par
exemple des situations douloureuses car conflictuelles, celles-ci resurgissent dans
le cadre de relations amoureuses, amicales, ou même professionnelles. Nous
avons spontanément tendance à attendre de l’autre qu’il y remédie. C’est là que
peut s’installer une dépendance excessive, car l’attente est déplacée (d’hier à
aujourd’hui, du passé au présent). Nous attendons, plus ou moins consciemment,
de l’autre — l’amour ou l’ami — qu’il ou elle répare nos blessures d’hier, apaise
nos besoins restés en suspens. Nous verrons que non seulement — exception faite
des personnes qui expriment clairement le besoin de venir en aide — nul ne peut
pourvoir à nos besoins d’hier ni nous réparer, mais que de surcroît, une telle
attente peut décontenancer.
Nous pouvons ainsi nous-mêmes être l’objet d’une demande d’attention affective
démesurée, troublante d’un point de vue émotionnel, ou exprimer une telle
demande, souvent blessante pour celui ou celle à qui l’on reproche le mal qui
nous a été fait par le passé comme si c’était elle ou lui qui en était la cause.
Ainsi, quand resurgissent des souffrances d’hier, elles perturbent et déséquilibrent
la relation et donnent lieu à des débordements émotionnels, de part et d’autre.
Si on ne considère pas ces excès, dans le but de rétablir un équilibre affectif, ils
induisent des dépendances douloureuses, maladroites, inquiétantes, qui nous
maltraitent autant l’un que l’autre et produisent cet effet de harcèlement
insupportable à vivre.
Si, en contrepartie, on les considère, on apprend à mieux se connaître, on se
répare soi-même et on parvient également à discerner ce qui vient de nous, ce qui
vient de l’autre. Ce qui vient d’une situation passée, ce qui appartient à
proprement parler au présent. On est plus à même de trouver les solutions
adéquates.
On parle de nos jours très souvent de dépendance affective. C’est une question
devenue essentielle. J’ai moi-même eu l’occasion à plusieurs reprises d’écrire
sur ce sujet1. Mais cette notion de dépendance affective peut donner lieu à une
certaine confusion : elle n’est en effet pas évidente à délimiter hors cadre
thérapeutique. Elle ne se laisse pas cerner facilement : c’est le propre de l’affect !
Il me semble important de souligner ici, aujourd’hui, que nous sommes des êtres
dépendants affectifs, pas essence. Que la dépendance affective en elle-même n’est
pas une maladie. De même que nous avons besoin d’oxygène ou de nourritures
alimentaires, nous avons un besoin tout aussi vital d’aimer, de nous sentir aimés,
d’affection, de tendresse, de présence et de chaleur humaine. La recherche
clinique prouve qu’un enfant alimenté suffisamment, en termes de calories, de
vitamines, de sels minéraux, mais de façon mécanique et privé d’affection, est
malheureusement entravé dans son développement et devient un adulte souffrant, y
compris physiquement.
Hors ces cas de carence avérée, la frontière n’est pas délimitée entre le normal et
le pathologique. Ce qui nous renseigne est subjectif. Selon, entre autres, le
tempérament, l’histoire personnelle et familiale. Quand la souffrance se manifeste
ou s’installe dans une relation, elle demande que l’on s’interroge sur la qualité et
la nature de la dépendance affective. Cette dépendance est vitale, il ne peut être
question de la supprimer. Mais quand on se met à son écoute, elle nous invite à
mieux prendre soin de soi, en comprenant ce qui s’y joue, dans le cadre d’une
relation, lorsqu’elle se fait douloureuse. Par l’attention que nous lui porterons,
nous apprendrons à pourvoir à l’essentiel et à mettre fin à ses excès.
C’est dans cet esprit que nous avons imaginé une quatrième partie, en fin de
volume, pour éclairer ce qui peut relever du normal ou du pathologique. Et
amener à faire des distinctions, des nuances, selon les situations.
Vous pourrez vous reporter à ce glossaire en cours de lecture pour ensuite la
reprendre là où vous l’avez laissée. Selon un parcours plus intuitif que rationnel,
car ainsi fonctionne notre affectivité ! La plupart des mots du glossaire sont
signalés en italique dans le texte.
La question des dépendances affectives est au cœur de la vie. Cette dimension de
l’humain a été trop longtemps négligée. Il est normal qu’elle nous préoccupe. Les
difficultés qu’elle nous pose nous invitent, si nous nous mettons à son écoute, à
prendre soin de nous en profondeur. À apprendre, peu à peu, pas à pas, une façon
d’être plus apaisée, plus apaisante… À ne plus se torturer ni se laisser torturer
émotionnellement parlant.
De la fusion à la dépendance
Chapitre
En quête de fusion 1
Deux en un…
La fusion est le premier mode de vie que nous ayons connu, le plus attachant, le
plus émouvant… Initiée dans le ventre de notre mère, elle se poursuit
naturellement les premiers temps de notre vie. Il nous arrive par la suite de la
rechercher pour nous rassurer mais aussi de la reproduire. Nous avions fait un
avec notre mère, nos parents ont fait un lorsqu’ils se sont accouplés. Elle
symbolise cet état symbiotique où nous étions portés, pris en charge, enveloppés,
là où nous ne connaissions pas la frustration. Grâce à elle, par l’intermédiaire de
notre mère, nous nous sentions en communion avec l’univers. Alors nous nous y
ressourçons.
Ainsi est-il fréquent de voir un petit enfant se réfugier sous une couette ou se
replier en position de fœtus, quand il se sent contrarié sans avoir les mots pour le
dire. Comme lorsqu’il faisait un avec maman.
Nous imaginons facilement la fusion comme la rencontre ou l’extrême proximité
de deux corps, principalement entre une mère et son enfant. Ainsi est-il fréquent
d’accuser une mère d’être « trop fusionnelle ». Mais non seulement il existe des
pères également « trop fusionnels » d’un point de vue physique, mais la fusion
n’est pas seulement charnelle. Ainsi, certains pères entretiennent-ils une
communion « d’âme à âme » avec leur enfant. Qu’il soit fille ou garçon.
Ce type de relation prolonge et reproduit le mode premier de communication : le
langage maternel, un langage sans parole, inarticulé, qui reste inscrit depuis la
conception en chacun de nous.
Ainsi, la relation entre l’écrivaine Colette et sa mère Sidonie était caractéristique
de la fusion à distance. Une abondante correspondance épistolaire et plusieurs
ouvrages en témoignent. L’écrivaine portait à l’origine le même prénom que sa
mère « Sidonie Gabrielle ». Elle reproduisit ce mode de relation avec sa fille,
qu’elle prénomma de son pseudonyme d’écrivain : Colette !
Entre frère et sœur, nous avons gardé confusément le souvenir d’avoir partagé le
même ventre… la même chambre parfois, la même école, les mêmes jeux, les
mêmes vêtements par choix ou par obligation, les mêmes amis et plus tard les
mêmes amants, les mêmes moments de solitude. Les douleurs n’étaient pas
(toujours) les mêmes, ni l’avenir forcément, mais la fusion subsiste, plus ou moins
latente, même lorsque frère et sœur installent entre eux une distance géographique
pour s’en protéger. C’est pourquoi lorsqu’ils se retrouvent autour d’un héritage,
les émotions sont si fortes et sources de tant de confusions.
Lorsque deux sœurs évoquent des périodes du passé, et que leurs souvenirs
diffèrent, chacune est persuadée que sa version est la bonne. Difficile d’admettre
la vérité de l’autre ! Le même souvenir ne devrait-il pas être semblable en tout
point ? Ayant partagé le même espace fusionnel, elles imaginent leur(s) passé(s)
semblable(s), et peinent à se différencier sinon dans une déchirante opposition.
Avec nos amis, sans avoir besoin de l’exprimer, nous partageons la même
expérience intra-utérine et en secret la même nostalgie d’un monde sans heurt.
Prenant parfois plaisir à partager nos états d’âme, en contemplant, par exemple,
un même paysage, à nous fondre dedans, silencieusement.
À trente-cinq ans passés, cet homme se sent un peu perdu : sa nouvelle compagne lui avait procuré
d’immenses joies. Il ne la reconnaît plus !
Ils avançaient ensemble sur un petit nuage, avaient connu bien sûr quelques remous durant le
voyage, mais tout était si doux ! Et voilà que surgit un choc imprévisible…
Ébranlé mais de façon négative, en perte de repères, il a l’impression de manquer d’espace vital,
d’étouffer et un besoin urgent de respirer.
Celle qui lui renvoyait en miroir une image sublime apparaît soudain comme une intruse, une in-
désirée, blessante : elle a fouillé dans ses affaires, il l’a vue faire, n’a rien dit. Les souvenirs
l’assaillent : école, privation, intrusion… Punition, culpabilité… Son père, sa violence, le retour de la
guerre… Il en veut à son amie de ressusciter ce qu’elle lui avait permis d’oublier…
Toute contrariété donne lieu à des tensions qui infiltrent la relation, la brutalisent,
la tourmentent. Il suffit d’une impression désagréable pour mettre à mal l’idéal
(amoureux) ! Ou que la volonté de l’un entre en contradiction avec celle de l’autre
pour que la paix soit troublée. Les émotions soudain désagréables produisent
alors (tel un marteau-piqueur) un effet de harcèlement : la sensation d’être
maltraité, incompris, non respecté, écrasé.
L’autre qui était source de bonheur menace de faire notre malheur. Et la relation
amoureuse, amicale, fraternelle, d’être synonyme de déception !
Le harcèlement émotionnel définit cet état dans lequel nous avons l’impression, au
cœur d’une relation, d’être soumis aux désirs de l’autre, sans qu’il ne tienne
compte de notre volonté ni de notre sensibilité. La relation n’a de cesse d’être
contrariante. De nous mettre en émoi. Tout fait choc, nous ne connaissons plus la
paix, nous nous sentons écrasés. L’insécurité s’installe, malmenant le désir
amoureux ou amical. Les réactions sont le plus souvent excessives, comme
l’avaient d’ailleurs été les prémisses de la relation. Le coup de foudre qui l’avait
inaugurée ou l’émerveillement qui accompagne une naissance sont également deux
formes de bouleversement émotionnel.
Ainsi, celui qui était tout amour et dont la présence avait fait miroiter tant de
promesses, devient-il la cause d’autant de tourments… La fusion ne supporte pas
la contrariété ! Idyllique à l’origine, elle a inévitablement ses revers.
Le revers de la fusion
Ainsi, contrairement à toute attente, puisque tout y semble lisse et couler de
source, la fusion exacerbe l’émotivité. Nous y sommes remués en permanence,
mais plutôt en douceur comme dans le ventre maternel, et les émotions heureuses
sont si naturelles et bénéfiques que nous les supposons définitives… Aussi,
lorsque pointe un désagrément, il produit une onde de choc qu’accentue et
dramatise un effet de traîtrise ! Un refus suffit à déclencher une tourmente
intérieure. Celui qui l’a émis ne comprend pas pourquoi son geste, légitime à ses
yeux, est vécu comme une attaque personnelle. La réaction qu’il déclenche en
retour l’agace, il la juge démesurée. Ne s’y attendant pas, le voici lui aussi pris en
traître, ou avec la sensation inattendue d’être sur un terrain adverse !
Retrouvons la femme de X, citée plus haut, surprise en flagrant délit, lui reprochant le choc d’avoir
été surprise ! Peu importe la raison qui la mena à fouiller dans les affaires de son compagnon…
Imaginons qu’il rechigne plus tard à se coucher en même temps qu’elle. Elle se sent désemparée,
sans comprendre pourquoi il refuse de répondre à ses besoins. De l’extérieur nous pouvons
imaginer qu’il lui en veut. Mais elle n’y songe pas, elle a été si heureuse de ne découvrir rien de
suspect, qu’elle l’en aime d’autant plus et le veut à ses côtés. Pourtant la suspicion suffit à pervertir
la fusion…
Nous aspirons à peu près tous à conserver le meilleur de la fusion pour préserver
notre sécurité. Mais également à vivre à l’extérieur, avoir des joies qui nous
confirment dans notre existence personnelle, nous affirment dans notre
individualité. La soif de l’un de vivre en dehors n’est pas toujours perçue
positivement par l’autre…
Quand l’un et l’autre sont branchés prioritairement l’un à l’autre, la conduite de
l’un chamboule l’autre émotionnellement…
Chapitre
Le tiers exclus
Pas plus qu’elle n’intègre l’altérité, la fusion n’admet de tiers. À moins qu’il ne se
fonde en elle, qu’il cesse d’être tiers ! Sinon, sa présence électrise, il fait figure
de menace. La meilleure amie de l’un devient la bête noire de l’autre jusqu’à ce
que le fusionnel obtienne autant qu’elle… Ou mieux.
L’exigence qui sous-tend une demande la rend épuisante. La jalousie entretient la
fusion de façon névrotique.
Avec le tiers, c’est l’intrus qui surgit, la peur d’être volé ou qu’il ne prenne notre
place. Un besoin irrépressible s’impose pour tenter d’apaiser la frustration que
déclenche son apparition, peu importe lequel : un baiser, de l’aide dans l’urgence,
l’envie d’avoir ce que l’on n’a pas mais que l’autre possède.
Ainsi, cette femme demande-t-elle systématiquement à son conjoint de lui offrir les objets qu’il
admire chez un tiers. Elle exige le même livre que la sœur, les mêmes lampes que la copine et,
pourquoi pas, les mêmes souvenirs ! Comblée sur l’instant, à chaque cadeau, elle en conçoit une
jouissance extrême… Mais pas de plaisir ! Les objets ne correspondent, en effet, à aucun besoin
authentique personnel. Cependant, avec eux, elle a l’impression d’être à la fois l’objet admiré et le
tiers qui, les possédant, lui volait l’exclusivité de l’aimé. La sœur à la place de la sœur, l’ami à la
place de l’ami. Comme si elle leur avait dérobé, pour se l’approprier, la qualité qu’ils incarnent aux
yeux de son compagnon. Son besoin se calme jusqu’à ce que, de nouveau, la convoitise excite son
obsession de posséder.
Attention, relation, perversion
La dépendance affective addictive est par essence le mode du toujours plus.
Avec elle, c’est le besoin de nourriture permanente. À la première interruption
surgit une sensation de manque vital, de mort imminente, d’avenir compromis.
L’intranquillité rend toute demande insistante.
On a peur que l’autre nous trompe en donnant à un tiers le meilleur de ce qu’il
nous donnait ? Alors on agit sur lui. On craint qu’il nous oublie, nous remplace,
qu’il n’ait plus besoin de nous tant nous avons besoin de… son besoin de nous !
« Et si elle prenait un autre parrain (que moi) pour sa fille ? », se demande cet homme qui pour la
première fois a refusé de l’aide à sa sœur aînée. « Je suis sûre qu’il va prendre un autre témoin (que
moi) à son mariage si je ne cède pas à sa demande… », s’inquiète cette jeune fille après avoir
résisté aux avances d’un de ses amis d’enfance. « Et s’il couchait avec un/e autre (que moi) ? »,
s’inquiète soudain cette personne qui impose l’abstinence à son conjoint parce qu’il n’accepte pas
de s’excuser pour un geste maladroit…
Bien qu’elle semble solide, avec un rire sonore et une voix enjouée, la femme citée plus haut aurait
besoin d’être rassurée. Mais son conjoint exacerbe sa jalousie en la mettant régulièrement en
concurrence avec une amie ou sa propre sœur… En la couvrant de petits cadeaux, il cède lui-
même à la peur de ne plus être son roi de cœur. D’autant plus qu’il n’oublie pas, par ailleurs, qu’il ne
peut se priver du soutien financier qu’elle lui apporte. Tandis que l’on pourrait croire que c’est lui qui
la porte !
Ici nous pourrions dire que la peur de cet homme agit en sous-texte, il vit la peur, mais elle n’apparaît
pas. Et il ne la reconnaît pas. C’est elle qui motive majoritairement son comportement.
1. Terme qui exprime à la fois l’accoutumance de l’organisme aux modifications du milieu et l’état de très
grande dépendance à l’égard d’une substance toxique.
Chapitre
À qui la faute ?
Quand l’harmonie est rompue, il est courant de chercher un coupable…
En période de crise fusionnelle1, nous sommes égocentrés, le monde se réduit à
« Moi et ma souffrance ». Et comme celle-ci rend avide d’attention, tel le
nourrisson appelant au secours aussi longtemps que sa souffrance n’est apaisée,
nous en voulons à l’autre (toujours plus) de ne pas la calmer. Il est une partie de
nous, nous attendons qu’il y mette un terme et, en attendant, nous lui en imputons la
cause entière. Il nous avait fait du bien, nous avons mal ? Puisqu’il ne nous fait
plus de bien, c’est de sa faute si nous avons mal ! À lui d’agir et de bien réagir !
Notre désir devient une exigence… La dépendance affective fusionnelle à son
paroxysme n’entend rien au partage ni à la co-responsabilité.
On l’observe dans les disputes, quand l’un se plaint, l’autre aussitôt réplique
« Moi aussi » et dès qu’un reproche fuse, l’autre sursaute : « Et moi, tu crois pas
que… ? » ou « Mais, toi aussi », pour aussitôt, à son tour faire un reproche
équivalent. (Ou n’en pense pas moins !)
Ainsi cette jeune femme de 26 ans réagit-elle au quart de tour face à son compagnon qui lui
reproche de ne pas l’avoir appelée le soir où elle est sortie avec sa meilleure amie. « Et toi, tu me
téléphones quand tu reviens tard ? Ce n’est pas parce que tu rentres du boulot que je ne t’attends
pas. On dirait ma mère… Elle se faisait toujours prier mais ne supportait pas d’attendre ! »
« Pourquoi je viendrais me coucher ? Je suis avec mes frères, je ne les vois jamais ! », dira cet
homme de 35 ans à sa jeune femme au retour de leur voyage de noces. Alors qu’il joue à la
Playstation avec ses deux jeunes frères, elle se permet de rompre sa tranquillité, en surgissant,
pour quémander sa présence à ses côtés :
« À chaque fois, tu me dis que tu arrives. Il est plus de trois heures du matin maintenant », gémit-
elle…
Chacun est dans son tort aux yeux de l’autre. L’un de ne pas venir, l’autre de
s’énerver ! Quand l’un se sent froissé par l’attitude de l’autre, celui-ci a toujours
tort…
« J’ai bien le droit de tourner avec d’autres que toi », dit cette comédienne à son mari réalisateur qui
supporte mal l’idée de la voir dirigée par un autre.
« Tout irait très bien si tu ne te plaignais pas. Moi, quand tu travailles avec d’autres femmes, je ne dis
rien. Au contraire ! », lui répond-elle, comme il insiste.
Dès que la fusion n’est plus idyllique, tout est source de friction :
« Pourquoi tu t’énerves, dit ce frère à sa sœur qu’il n’avait pas revue depuis six mois… Ce n’est pas
la peine de monter le ton, calme-toi ! »
« Mais je ne monte pas le ton, c’est toi qui t’es énervé le premier. Toujours la même chose, tu m’as
toujours accusée ! Toujours de ma faute ! Marre de me plier à ta volonté ! »
Ils avaient commencé à s’entendre si bien l’un et l’autre à distance !
Déstabilisante insécurité
Alors que la fusion, dans la douceur des commencements, a permis d’oublier
l’insécurité originelle, la frustration la réactive de façon d’autant plus troublante
qu’en période idyllique nous avions laissé tomber nos défenses.
Si certaines conduites rassurent en toute évidence, d’autres, nous le verrons,
réveillent sournoisement l’insécurité… Qui se plaint ou récrimine ouvertement
passe souvent pour le harceleur, mais le harcèlement bien souvent est induit par
qui — volontairement ou non — déclenche l’insécurité. En négligeant les
demandes de l’autre, en y restant sourd, tout en feignant de les prendre en compte.
Ainsi, nier l’impact de son retard sur l’autre est une forme de maltraitance qui
joue sur sa dépendance :
« Tu n’as pas à me donner d’ordre, j’ai le droit de faire ce que je veux », répond cet homme qui
rentre, une fois de plus bien plus tard que prévu et comme souvent un peu éméché. Sa compagne
vient de lui en faire la remarque.
Bouleversée par sa réaction brutale, lasse d’avoir attendu, elle veut répondre, mais trop émue,
étranglée de sanglots, elle ne trouve plus ses mots. Chaque minute à attendre, au-delà d’un certain
retard, produit comme d’invisibles coups de boutoir…
Il s’en agace et la rembarre en lui reprochant son manque de légèreté. Comme elle insiste, il
s’écrie : « Ce n’est pas la peine d’en faire tout un drame, je suis là ! Et d’abord tu n’as pas à me
surveiller », avant de s’enfermer dans le mutisme.
Bien sûr, elle a changé à son égard : au début, elle faisait preuve d’une infinie patience. Elle avait
l’espoir qu’avec le temps, il deviendrait plus raisonnable. Que pour elle, pour eux, il se mettrait à
moins boire et prendrait conscience de ses excès.
Peut-être que lui, de son côté, attend qu’elle supporte ses retards, et s’étonne qu’elle s’en énerve.
Chacun attend de l’autre une conduite à ses mesures, une conduite sans faille qui le rassure et lui
permette d’évoluer tranquillement, comme dans sa bulle.
« Fais ça pour moi, c’est ça que j’attends de toi. Merci de faire ça pour moi. Rien que pour moi. »
En refusant de mesurer l’impact de ses retards systématiques, cet homme maintient sa compagne
dans l’insécurité. Plus encore, en ne supportant pas qu’elle lui en parle.
Pour sa part, elle se sentirait déjà rassurée s’il lui adressait un signe de compréhension ou un geste
d’apaisement.
Infantilisation
La relation fusionnelle, en son essence et ses excès, est infantilisante même quand
les partenaires gardent des activités ou des attitudes de « grands ». Mais il arrive
que l’un des partenaires exprime une volonté de ne plus se laisser infantiliser.
Cela remet en question la fusion…
Imaginons ce couple revenant d’un séjour de rêve au Japon, où ils ont pu admirer la beauté des
cerisiers en fleurs. L’un s’étonne que l’autre tarde à défaire ses bagages. Il en fait part à son
partenaire. Celui-ci rigole, arguant qu’ils ont toute la vie devant eux (puisqu’ils s’aiment). Face à
l’insistance du premier, il s’énerve en revendiquant le droit de faire ce qu’il veut, que ce sont ses
affaires, qu’il n’a pas d’ordre à recevoir, qu’il est assez grand pour savoir ce qu’il doit faire. Et que, de
toute façon, il n’a pas le temps !
En apparence, c’est l’autre qui aura ouvert les inimitiés. En remettant en cause le comportement de
son conjoint, il aura rompu la paix…
Mais si l’on regarde de plus près, la conduite de celui qui n’ouvre pas ses bagages, passés quelques
jours, est pour le moins étrange ; surtout s’il clôt la conversation par un « On dirait ma mère », qui
dénonce de fait la puérilité de sa propre conduite…
Mais peut-être attend-il que ce soit son compagnon qui s’occupe de ses affaires, tandis que celui-ci
souhaite « grandir » et non plus avoir à s’occuper de son ami comme d’un enfant ?
Qu’une dispute éclate : les reproches portent au plus profond de l’intime. Comme
des enfants blessés dans leur amour-propre, c’est toujours la faute de l’autre.
Certaines conduites témoignent d’une immaturité, semblable à celle d’un enfant
resté fusionnellement attaché à ses parents et les inquiétant, tout en revendiquant
le fait « qu’il n’est plus un bébé ». L’infantilisme de l’un peut, en retour,
infantiliser l’autre !
Focus
Quels que soient l’âge, l’écart d’âge entre les membres d’un couple, ou le style de couple –
hétérosexuel, homosexuel, amoureux ou amical –, la fusion répond aux mêmes principes : elle
est universelle et défie les lois de la « normalité ».
Focus
Qui est dans l’exigence n’a pas l’impression de donner des ordres, pas plus que le nourrisson
hurlant après son biberon, c’est son langage amoureux. Mais à l’autre bout de la fusion, le
partenaire n’est disposé à donner que s’il en a pris lui-même l’initiative…
En période de crise, les reproches, tout comme les attentes, sont emplis de contradictions. Le
terme « contre » révèle bien cette ambiguïté : on peut s’endormir contre quelqu’un et se battre contre
lui !
« Je t’aime, je te hais », « Je veux rester seule, ne m’abandonne pas ! », « Je ne te supporte plus,
j’ai besoin de toi », « Pars ! Je vais mourir si tu t’en vas », « Tu me stresses ! Non, c’est pour rire
que je le dis. » Ainsi peut-on interpréter et résumer les exigences contradictoires au sein d’une
relation de dépendance fusionnelle. En même temps que l’on rejette l’autre, on craint de le perdre et
on le rappelle à nous.
Focus
Quand vient l’éloignement, on se rapproche par le reproche.
Chacun peut éprouver le besoin d’être au centre du monde (de l’autre), c’est en cela qu’il puise en
partie son énergie, mais les moyens diffèrent. Dans le cadre d’une relation fusionnelle devenant
maltraitante sur le plan émotionnel, de part et d’autre, ou d’un seul côté, dans un premier temps, le
partenaire qui sait occuper l’espace sans la moindre culpabilité l’emporte le plus souvent sur l’autre,
qui lui se sent mis en danger sans avoir les moyens (sur le moment) de se sauver.
Une fois le malaise installé au cœur d’une fusion formée sur le sauvetage de l’un
par l’autre, il est fréquent que le sauveur devienne le « bourreau » (sauf remise en
question salutaire) dès que son sauvé reprend des forces grâce à son aide.
Son pouvoir menacé, le sauveur sait se rendre désagréable non sans une pointe de
perversité qu’il serait incapable de reconnaître. C’est le propre de la perversité
de dissimuler ses intentions !
Voici quelques stratagèmes pour maintenir l’autre en son pouvoir :
couper les vivres ;
priver (l’amant, la sœur, l’enfant) de réconfort ;
procéder en douce à des restrictions arbitraires ou vexatoires ;
changer de comportement en public ou en adopter un grossier en privé ;
faire des promesses sans les tenir ;
flatter ;
couvrir de gestes prétendument gentils mais inappropriés.
Jaloux des soins qu’il a prodigués, le « sauveur » est prompt à se rebiffer, à se glacer, sitôt contrarié.
À se plaindre peut-être d’être harcelé !
Tandis que le « sauvé » culpabilisant (de l’aide reçue ou de ne pas la mériter) fragilisé dans le
rapport de force, craint de perdre son sang-froid.
Sans réaliser qu’après avoir été sauvé, il devient victime de discrimination invisible, de gestes
malintentionnés…
Rendu impuissant, il n’a ni les mots, ni l’espace, ni le droit d’exprimer son mal-être. Au bord du
déferlement émotionnel, il lui en faut « peu » pour qu’il s’affole et adopte un comportement
incohérent. Ce qui encouragerait la duplicité du dominant.
Le plus vulnérable culpabilise sous la pression, tandis que l’autre se réfugie dans
le déni. Chacun devenant insupportable à l’autre, le chamboulement émotionnel
est à son comble.
Mais les comportements dénoncés comme harcelants viennent souvent en écho à
un harcèlement pernicieux en lien avec des provocations sibyllines au service
d’une volonté de pouvoir : tel cet homme qui continue à envoyer des mots doux à
la femme qu’il a quittée pour une autre. Ou cette mère qui oublie de nourrir son
enfant mais l’inonde de louanges devant des invités.
Quand un refus incompréhensible provoque une tempête émotionnelle, le
dépendant fusionnel névrotique a plus d’un tour dans son sac, nous le verrons,
pour mettre l’autre en tort ou le heurter dans sa vulnérabilité. La mauvaise foi
avec lui est de rigueur.
Cela étant dit, nous sommes tous capables de mauvaise foi à divers degrés…
Focus
À son paroxysme, la perversion du mode fusionnel dans une relation interdit la différenciation et
l’autonomie, au nom de l’amour !
1. La crise fusionnelle survient après une période d’entente idyllique. Elle se caractérise par le repli de chacun
des partenaires dans ses retranchements. Lorsque ni les mots ni l’amour ne peuvent apaiser le mal-être
ressenti en présence de l’autre, la tension installe un climat conflictuel. Un mot ou un silence suffisent pour
qu’éclate une dispute. Ou que s’impose le besoin d’écarter l’autre.
Chapitre
Après le rêve, le
désenchantement… 4
La fusion est promesse d’éternité, mais un geste qui froisse suffit à ramener à la
réalité. En même temps que le manque, le bébé affamé se réveille en nous : il
hurle, il réclame, il exige ! Son insatisfaction est manifeste. Il sait ce dont il a
besoin mais non les mots pour le dire… Avec la crainte de ne pouvoir être
entendu se fomente ce qui fera symptôme.
L’insatisfaction, fut-elle momentanée, exacerbe le besoin. Devenu adulte, on
ignore en ces moments que l’apaisement ne peut provenir de l’autre. Le bébé que
nous fûmes hurle sa douleur ravivée par l’attente, le besoin est tyrannique, on en
impute la faute à l’autre que l’on aime. On voudrait qu’il nous calme, on se
persuade qu’il est le seul à pouvoir le faire, mais nous ne sommes pas en état
d’être calmés par qui que ce soit.
Et comme l’autre ne peut ou ne veut rien pour nous, nous voilà secoués comme
une terre sous les chocs de la herse. Alors que nous côtoyions les sommets de
l’extase quelques jours plus tôt, naît la sensation de n’avoir jamais été aussi bas.
Rien n’a changé en apparence et pourtant ressurgit une tragique sensation de
manque. Au paroxysme de l’émotion, nous revivons un manque cuisant dont nous
avons un jour fait l’expérience dans l’indifférence et tremblons de ne pas être
entendus. L’autre, qui nous avait fait miroiter tant de promesses, s’avère incapable
de nous aider, la réalité se fait bouleversante.
Sur un terrain familier ou amical, sitôt incompris, nous nous sentons vite piétinés.
L’autre semble pouvoir faire de nous ce qu’il veut jusqu’à l’intolérable. Et quand
il n’est plus là, son absence même fait choc…
Accroc… et à cran
Pourquoi nous résiste-t-il ? Dans les moments de tension, ses refus font mal. Nous
nous sentons dépossédés, sans savoir de quoi. Sous le coup de la déception, il
redevient un autre pire qu’un autre. Une erreur de la nature, un malotru ! Son
manque d’attention est redoutable. Nous voudrions nous extraire sur-le-champ de
la fusion. Tel un enfant qui refuse le sein de sa mère. Ou une mère qui soudain
écarte son enfant, de façon abrupte. L’amour n’est plus au rendez-vous, sinon
bafoué !
Ce que nous supportions, soudain insupporte. Instinctivement nous rejetons
l’autre. Frère, sœur, amie, amant nous maltraitent, ils empiètent sur notre
territoire. Leurs intrusions sont odieuses, leurs défauts exaspèrent. Naît une
sensation de dégoût. Le plaisir se ternit. Est-ce lui, est-ce elle, que nous avions
tant aimé(e) ?
« Je n’en peux plus, dit cette jeune femme, il a rangé tout mon maquillage en mon absence… La
semaine dernière, il avait mis de l’ordre dans mon ordinateur. Il dit que c’est pour me faire plaisir,
mais moi, je ne m’y retrouve plus. Je ne me sens plus chez moi. Au début, j’ai voulu lui dire, mais il
n’entend rien. Quand nous partons en week-end, il porte ma valise, mais aussi mon sac à main.
Pendant ce temps, je le cherche partout. Il ne comprend pas que ça m’énerve. Je déteste qu’on se
mêle de mes affaires ! Parfois je m’en veux, je me dis que j’exagère… mais j’appréhende une
mauvaise surprise qu’il fera passer comme un cadeau ! »
Focus
Le meilleur amant réveille la peur d’être abandonné, la confidente inspire l’effroi. La sœur aînée
que l’on adore, la castratrice… L’enfant déçoit sa mère, la mère déçoit l’enfant…
Au début d’une relation amoureuse, chacun jouit d’être l’élu, jusqu’à ce que
soudain… on ne soit plus aussi sûr de l’être…
La fusion ne peut perdurer dans la douceur si le bon vouloir de l’un entre en
discordance avec celui de l’autre. Comment supporter que l’autre devienne un
autre ?
« Quand j’étais petite, j’étais tellement fusionnelle que j’avais de l’urticaire au même endroit que ma
mère, sur les poignets et derrière les genoux. Ça me démangeait terriblement mais en même temps
ça me réconfortait, surtout quand elle me rejetait », dit cette femme médecin.
Elle poursuit : « C’est ensuite que j’ai compris qu’elle était très fusionnelle avec moi. Quand elle a
divorcé juste après ma séparation d’avec mon premier compagnon. Mais ado, déjà, elle devenait
amie avec mes amis. Elle faisait tout pour les apitoyer sur son sort. Elle voulait que je l’emmène
partout, au restaurant, au cinéma et même à la fac ! Quand je m’éloignais d’elle, elle me retenait, je
me sentais coupable, même à distance. Comme si elle ne voulait pas que je devienne
indépendante. Elle se vengeait en ne répondant pas à mes lettres. En disant que le facteur les avait
perdues. Elle appelait mes amis, comme si elle ne m’avait pas vue depuis 10 ans ! C’est
malheureux à dire, je l’aimais, mais quand elle est morte, je me suis sentie libérée. J’avais enfin le
droit de vivre. Je n’en pouvais plus de ses remarques blessantes. Comme si elle me préférait
malade. C’est une de ses sœurs qui un jour m’a mise en garde en disant que j’étais son souffre-
douleur. Sitôt que je lui échappais, elle me critiquait et disait que je la négligeais. Ma mère que
j’adorais, je me suis rendu compte que les derniers temps de sa vie, je l’ai détestée. Il m’a fallu pas
mal d’années de thérapie pour comprendre… »
La fusion est le mode de l’empathie : l’un se met par amour à la place de l’autre et
s’y attache par la souffrance, à l’image de la passion christique où Jésus, par
amour de ses contemporains, se laisse torturer et condamner injustement !
L’empathie résulte du processus fusionnel, pour le meilleur et souvent pour le
pire…
Ici, l’enfant souffrait à la place de sa mère, éprouvant même un certain plaisir à se
fondre en elle. Mais à l’adolescence, cette identification1 fusionnelle devenant
pesante, l’anorexie fut pour elle une façon de se soustraire à la vampirisation
maternelle tout en appelant au secours… Les humeurs maternelles étaient autant
de chocs émotionnels. Sa mère, n’admettant pas qu’elle existât en dehors d’elle,
devenait méchante à son égard dès qu’elle affirmait un avis personnel. Les études
de médecine servirent à la fille de bouclier. Rien ne transparaissait, dans un
milieu familial particulièrement aisé.
« J’ai froid, mets un pull » résume la fusion de façon amusante entre mère et fille. Mais il en est
d’autres plus cruelles : « Tu as faim ? Apporte-moi à manger… », « Tu t’en vas ? Non ! Reste, j’ai
mal, j’ai besoin de mes médicaments. C’est pas grave si tu arrives en retard à l’école. »
Une demande maternelle implicite stresse l’enfant car elle ne tient pas compte de
ses vrais besoins. Ici, la mère demandait à sa fille de la prendre en charge
affectivement. Si l’enfant refusait de se dévouer, elle lui renvoyait une implacable
et angoissante froideur. L’anorexie fut pour la jeune fille une échappatoire pour
tenter d’affirmer sa volonté, et la médecine, une façon de soigner sa mère.
« Ce que j’aimais chez lui, lorsque nous nous sommes connus, c’est qu’il était ponctuel. Il était un
peu obsédé par les horaires, ça m’attendrissait, je me disais que je pouvais compter sur lui. Il
répondait toujours à mes textos. Sa ponctualité était réconfortante, il ne jouait pas avec les horaires
— comme ma mère et mon précédent copain. C’était quelqu’un de costaud. Mais au fur et à
mesure, il s’est mis à faire comme moi… Ça m’a agacée. D’abord, parce que je n’aime pas qu’on
me copie, mais surtout parce que moi, mon retard, je n’en ai jamais été fière ! Je fais tout pour
devenir ponctuelle. J’aurais préféré que ce soit lui qui déteigne sur moi.
Quand je ne réponds pas aux messages tout de suite, c’est que je suis dans une telle émotion que
je ne peux pas ! Sinon, je répondrais n’importe quoi. C’est comme ça, j’ai besoin de laisser passer le
temps pour répondre. Je suis trop émotive, j’interprète tout de travers, je ne sais plus quoi dire. Lui,
quand il a arrêté de répondre tout de suite à mes textos, j’ai senti aussitôt qu’il se calquait sur moi.
C’était bizarre. Ça sonnait faux. J’ai perdu confiance en lui. Quand il ne répondait pas à mes appels,
il me donnait toujours des raisons compliquées, c’était chiant… À partir de là, je n’étais plus
tranquille, j’ai perdu plaisir à le voir. Maintenant je me dis qu’il ne tenait pas vraiment à moi. »
Souvent au début d’une relation, nous prenons plaisir à être semblables, mais
avec le temps il arrive que nous en soyons agacés. L’autre s’en rend-il compte ?
On ignore s’il le fait exprès, mais on retrouve nos mots dans sa bouche, il répond
à notre place… Cela apparaît à travers des détails insignifiants, lorsqu’il nous
apprend par exemple ce que nous lui avons appris, en oubliant que c’est nous qui
le lui avions dit. Nous doutons en ces moments de la qualité de l’attention qu’il
nous accorde. Sans doute cet homme était-il d’un tempérament trop fusionnel pour
supporter l’indépendance et la différence de son amie. S’identifier à elle est une
façon de la posséder et de la nier, simultanément.
Quand les intentions qui président à un changement de comportement ne sont pas
claires, c’est le début de la perversion. Calquer sa conduite sur celle de l’autre,
c’est envahir incognito son territoire intime, se fondre et se confondre avec lui.
Se poser en rivale de crainte de le perdre pour mieux le posséder ou le rattraper
s’il échappe à l’emprise. Comme le fils ou le frère, que l’on aime tant qu’on le
jalouse dès qu’il prête attention à autre, que soi. Se fondre en lui
fantasmatiquement permet d’éviter l’ombre qu’il nous fait, tout en prenant pour soi
les compliments qui lui sont adressés.
Si les exigences parentales sont excessives, si les parents ne veulent pas céder sur leurs désirs,
les enfants auront des difficultés à ne pas leur céder, par crainte de perdre la vie ; ils peineront à
s’extraire de l’emprise fusionnelle même à distance. C’est cette emprise première qui se reproduit
par la suite et se déplace dans d’autres relations.
1. Le mimétisme procède d’une identification dont le processus répond à des motivations inconscientes.
2. Voir Juliett Mitchell, Frères et sœurs : sur la piste de l’hystérie masculine, Éditions des Femmes, 2008.
DEUXIÈME PARTIE
La complexité du sevrage
Précisons ici que le sevrage ne se réduit pas au sevrage alimentaire. Il comprend les gestes,
les émotions, les intentions, les fantasmes, les sentiments, les projections : toutes ces
manifestations plus ou moins subtiles qui parcourent la fusion. Se faufile dans l’entre-deux de la
relation le souvenir non conscient des premières frustrations nourricières et chacun en son for
intérieur reproche à l’autre de n’être pas — en réveillant sa frustration — la mère parfaite !
Tel le nourrisson prématuré qu’il fut et qu’il est en un sens resté, l’être fusionnel
égocentré ramène tout à lui car avide de l’attention vitale dont il fut privé.
C’est ainsi qu’il ne conçoit pas l’autre comme tel, avec une vie d’autre (que lui).
Mais comme devant céder à ses besoins, et en particulier l’apaiser ! L’absence de
réponse ou une réponse inadéquate déclenche une panique émotionnelle : la fusion
échappe à la raison.
Deux amies habitent désormais dans des pays différents, mais correspondent régulièrement par
Skype.
L’une annonce qu’elle va déménager. Contre toute attente, l’autre vit un soudain effondrement. Émue
aux larmes, elle se sent abandonnée et reproche à l’autre de ne pas l’avoir prévenue plus tôt ! Elle
ressent le déménagement de son amie comme une trahison (le mot est fort, mais les émotions
aussi qui surprennent !), sans penser que leur relation n’en sera pas affectée, puisqu’elles
communiquent à distance.
Cependant, elle revit, par le biais de cette annonce, l’abandon maternel premier. L’amitié la comblait,
le déménagement réveille en elle l’angoisse d’être abandonnée avec une intensité semblable à celle
de l’abandon vécu à la naissance. Elle n’en a pas conscience.
Trop fusionnelle ?
La difficulté surgit quand le mode fusionnel perdure chez la mère à défaut de tout
autre, au-delà des premiers mois, d’où la notion de mère trop fusionnelle.
Ainsi en va-t-il avec une mère restée en fusion avec sa propre mère, fût-ce à distance ou à travers la
détestation ! Elle semble adulte mais d’un point de vue affectif elle est restée le nourrisson en attente
de soins, attachée obsessionnellement à sa mère, pour avoir souffert dans les bras de celle-ci ou, à
l’opposé, y avoir trouvé un réconfort si doux, qu’elle ne veut pas les quitter. Au moindre froissement,
des années après, elle continue à s’y réfugier fantasmatiquement au détriment de la réalité de son
propre enfant…
Focus
Une mère trop fusionnelle ne va pas sans un père lui aussi trop fusionnel. S’il ne l’était, il
faciliterait la séparation entre elle et leur(s) enfant(s). S’estompant progressivement, la fusion ne
ferait pas obstacle.
Ainsi entend-on des femmes se plaindre : « Avec mon mari, je n’ai pas deux
enfants, mais trois ! » Cela semble choquant, mais revient avec une telle
insistance que l’on peut s’y arrêter un instant. La naissance d’un enfant renvoie
souvent l’homme devenant père à sa propre enfance et au besoin que l’on
s’occupe de lui.
Faute alors d’accompagner la relation naissante maman-bébé et de remplir un rôle
de soutien et de réouverture sur le monde, il consacre son exclusion et, délaissant
la mère et l’enfant, part en quête d’une autre fusion répondant à son besoin
d’exclusivité d’enfant qui se sent délaissé.
Quand la séparation vitale pour l’enfant est empêchée par l’absence de fermeté
(de présence solidaire aux côtés de la mère), l’enfant peine à prendre pied sur
terre, à devenir lui-même, à découvrir le monde et les lois qui le régissent. Il se
replie en mode fusion face à la difficulté car c’est le seul qu’il connaisse. Le
monde réel lui fait peur, il le perçoit comme surdimensionné, effarant… Peuplé de
monstres et de fantômes, impraticable !
Entravé dans son autonomie, il reste dans une dépendance au maternel excessive.
Il est sujet à des crises de panique ou d’effroi plus ou moins contrôlées.
Une mère « trop fusionnelle » n’est pas (toujours) celle qui le semble. Cela vaut
également pour un père : un père qui se sera senti détaché trop tôt ou trop
injustement de sa propre mère, qui se sera senti trahi, aura tendance à fusionner
avec sa femme et leurs enfants, créant la confusion quant à sa fonction dans la
famille, peinant à aider sa femme à dé-fusionner, et leurs enfants à prendre leur
envol posément…
Ainsi, une mère très fusionnelle pour un enfant vit souvent avec un homme en
incapacité d’encourager la séparation mère/enfant de façon rassurante.
Ces parents sont souvent marqués l’un et l’autre par un traumatisme ayant impacté
le sevrage, perverti le maternage et, ce faisant, compliqué — si ce n’est
hypothéqué — leur capacité à entrer par la suite en relation avec tout autre.
Ils sont restés accrochés à leurs parents et au monde de l’enfance, impuissants à
encourager leur progéniture à un mode autre que le maternel fusionnel.
Focus
Il existe en chacun de nous un endroit où nous imaginons que l’autre est à notre disposition, tout
à nous, tout pour nous…
À l’instar de ce qui se produit entre une mère et son nourrisson, nous ressentons, entre soi et une
personne avec qui l’on est en dépendance affective fusionnelle, tout (ou presque) ce que l’autre
ressent.
Nous pressentons ses besoins, avons tendance à les devancer pour lui faire du bien ou nous
protéger. Sauf qu’il arrive souvent que l’on devance ce que l’on croit être les besoins de l’autre…
tandis que ce sont les nôtres que nous projetons sur lui… !
Ses besoins ne sont pas ceux que nous imaginons. Nous confondons nos sensations
et les siennes. Ainsi souvent restons-nous sourds à ses attentes tout en nous
persuadant que nous y répondons.
Ce qui produit un effet de harcèlement
Le harcèlement est essentiellement dû à deux facteurs :
Le premier est l’attendrissement qui préexiste à tout effet de harcèlement
émotionnel : l’affectivité est un territoire meuble par essence. Elle pourrait
être représentée par la carte du tendre, c’est notre part la plus malléable, dès
qu’elle est atteinte nous nous sentons ébranlés en profondeur, et les défenses
que nous avons construites ont tendance à tomber : sitôt émus, nous sommes
rendus plus vulnérables. Nos perceptions sont intensifiées. Il n’y a plus
d’intermédiaire entre l’autre et soi. Nous ne pensons pas dans un premier
temps à nous protéger et, pas plus que le nourrisson, n’avons sur l’instant les
moyens de le faire.
Le second étant la sensation que la vie est mise en jeu en même temps que
l’amour : dans un climat fusionnel, comme toute demande est (rendue) vitale,
toute absence de réponse est (rendue) mortelle. La crainte de l’accident
vulnérabilise. Une non-réponse peut engendrer la panique… qui à son tour
panique2 celui qui est accusé de l’avoir déclenchée, ou le perturbe si
profondément qu’il s’en défend en simulant un sang-froid inébranlable. Un
hermétisme implacable ! L’art du trompe-l’œil permet des exploits à
l’hyperémotif pour sauver l’apparence.
L’effet de harcèlement en ces circonstances vient de l’impression qu’un ordre
nous est envoyé auquel il est impossible de se soustraire alors qu’il dépasse nos
forces. Il pèse comme un interdit de s’y dérober qui s’accompagne de
l’impression désespérée d’être pris au piège d’une situation inextricable. Ou
d’une pression irrésistible qui s’abat comme un poids sous lequel nous peinons à
ne pas succomber !
L’effet de harcèlement émotionnel, nous l’avons vu, se joue de part et d’autre.
L’émotion induit une résonance qui circule entre les deux comme un boomerang,
mais il est indispensable de considérer les situations au cas par cas, et plus
encore lorsque des enfants sont en jeu.
Un enfant peut, en effet, être attaché à ses parents et vouloir exercer une pression
sur eux, mais l’adulte étant supposé responsable, il est essentiel de considérer que
c’est lui qui induit la relation ; il n’a pas à laisser croire à l’enfant que celui-ci le
domine, ni à se laisser passivement dominer (ce qui serait signe de pathologie).
C’est à lui de mettre un terme à la pression enfantine avec bienveillance. À lui de
s’en donner les moyens. Il n’a pas à répondre aux tentatives de séduction
enfantines. L’enfant qui cherche à séduire est en insécurité, abandonné, téléguidé
ou cherchant à appâter pour se sentir renaître.
Dans une relation d’emprise fusionnelle avec un adulte, l’enfant, vu son
immaturité de principe, est victime de l’emprise qu’exerce l’adulte sur lui. Il n’a
ni les moyens ni (encore) la force d’y résister.
En présence d’un être excessivement fusionnel, éternel affamé, nous sommes rendus dépendants
à la dépendance que notre présence réveille chez lui et cette dépendance se fait harcelante si elle
ne tient pas compte de nos propres besoins…
Je me souviens de ce petit garçon, si réservé, arrivant un jour, après déjà quelques séances, hurlant
à peine la porte refermée : « Ma mère est folle, elle a voulu me tuer. » Il brandissait un doigt entouré
d’un pansement. Bien sûr, on peut penser, en bon freudien, au complexe de castration… Mais une
autre approche laisse entendre une autre voix : celle qui lui avait donné la vie, en le blessant, le
menaçait de mort. Elle n’était plus sa protectrice mais celle dont il devrait se méfier. Cette maman si
exigeante, démesurément fusionnelle, ayant projeté sur lui ses espoirs les plus insensés. Elle
n’admettait pas qu’il l’entrave dans son ambition : il devait réussir pour compenser ses déceptions.
En le blessant, elle avait elle-même porté atteinte à sa propre soif de perfection. Ce sont les
premières difficultés scolaires de l’enfant idéal menacé d’être déchu qui avaient conduit le jeune
garçon en thérapie.
D’avoir pu libérer ses émotions lui permit de mieux se considérer, ce qui se traduisit par de meilleurs
résultats scolaires. Et moins de soumission !
Ce jour-là, il repartit, le visage éclairé d’un grand sourire et de joyeux défis, main dans la main avec
sa mère. En cessant de s’interdire ses propres sentiments, il avait commencé à se détacher de sa
mère, il l’aimait plus librement.
Focus
Il ne s’agit pas ici d’ériger des vérités, mais d’ouvrir des pistes de compréhension dans une
perspective de résolution lorsque la fusion, en même temps que l’émotivité qu’elle exacerbe,
s’énonce comme une source de harcèlement.
« Pour votre sécurité, vérifiez de n’avoir rien oublié… Pour votre sécurité, vous êtes priés de signaler
tout colis suspect… Pour votre sécurité vous êtes obligés d’étiqueter vos bagages, sinon ils seront
détruits… Attention aux pickpockets, aux vendeurs à la sauvette… Attention aux fake news, attention
à vous laver les mains ! Attention aux fausses pétitions, aux médicaments, méfiez-vous des
charlatans ! »
Les messages diffusés sur les ondes, les réseaux sociaux, dans les transports en commun et tant
d’autres espaces, reflètent en creux l’insécurité dans laquelle nous baignons. Censés participer à un
mieux-être, ce n’est pas sûr qu’ils y parviennent ! Ils nous invitent à accomplir certains gestes mais
en même temps menacent d’une forme de sanction si nous ne les exécutons pas. Par ailleurs, la
méfiance n’est jamais apaisante car toujours teintée de culpabilité.
Dans l’intimité
Le même phénomène se retrouve dans l’intimité quand la confiance est ébranlée.
Focus
Cette insécurité, que nous avons tous plus ou moins en partage, qu’elle soit évidente, en
sourdine ou barricadée, est le terreau du harcèlement émotionnel.
Focus
L’émotion de l’adulte produit une déferlante sur l’enfant qui, sous le choc, s’interdit les siennes.
L’inquiétude au quotidien
Étrangement, nous ne doutons pas de la réalité des chocs physiques, mais ignorons
pour la plupart celle des chocs émotionnels. Pourtant, ils sont bien là qui font leur
travail d’appel ou de sape.
Hyperémotivité alliée à de l’hypersensibilité, angoisse vertigineuse…,
l’inquiétude, en même temps qu’elle perturbe l’entourage de qui l’éprouve, induit
un effet d’auto-harcèlement… L’hyperémotif ne connaît pas la tranquillité. Un
mail suffit à produire en lui une secousse foudroyante ! Ses perceptions
démultipliées, il est une véritable caisse de résonance. C’est pourquoi certains se
construisent des armures, mais il suffit de tendre l’oreille pour deviner en eux
l’émotion qui bouillonne.
Quand deux fusionnels inquiets se rencontrent, il n’est pas rare qu’ils se
maltraitent l’un l’autre sans en avoir conscience. Chacun pensant que son
insécurité provient de l’autre, ils exigent l’apaisement, mais ce faisant, décuplent
l’insécurité car, paradoxalement, ils ne savent pas recevoir aujourd’hui ce qu’ils
n’ont pas reçu hier. Se réactualise à leur insu une souffrance en lien avec
l’inquiétude première en attente d’être pansée mais ne pouvant l’être. Comme
s’ils continuaient à réclamer un biberon qui ne serait jamais venu !
Il en faut si peu au grand fusionnel pour qu’il perde sa tranquillité et tellement
avant de la conquérir ! L’exigence du nourrisson insatisfait est sans limite quand
elle se rappelle à l’adulte qu’il est devenu.
Fumeurs, buveurs, sont de grands émotifs fusionnels en quête de sécurité. Mais
également les bipolaires qui contiennent leur émotivité jusqu’à ce qu’elle hurle
pour se délivrer… Et bien d’autres encore sans addiction apparente.
Focus
Quand on se sent en danger, aussi irrationnel que cela semble, le réveil de l’inquiétude laisse
souvent envisager le pire. Ou plus précisément il réactive les sensations du pire qui a été vécu
et laisse présager qu’il va être (fatalement) ressuscité…
Face à ce qui l’inquiète, l’un réagira de façon hystérique, l’autre par la fuite…
L’incertain réveille les fragilités extrêmes. La mort, la maladie, le chômage,
rôdent en sourdine… ainsi que la perte, quelle qu’elle soit… L’émotivité de
certains communique un malaise qu’on leur reprochera, d’autres ont l’art de la
dissimuler mais le don de réveiller et entretenir l’insécurité chez l’autre.
L’inquiétude appelle à être considérée lorsqu’elle ne l’a pas été à l’origine. Elle
insiste à se faire entendre. Ne pouvant être apaisée artificiellement, elle hante le
quotidien, en se remettant subrepticement en scène depuis l’inconscient. Elle se
rejoue de façon addictive, impulsée par la résurgence de souvenirs. Se traduit à
travers des répétitions obsédantes, aussi longtemps qu’une réponse adéquate n’est
pas actée… Rêves et cauchemars récurrents en témoignent.
Le réveil de l’insécurité est vécu comme un harcèlement réel ou potentiel, du fait
des reviviscences inconscientes pénibles qu’il occasionne… Maltraitances plus
ou moins tragiques ou légères, abandons, négligences vécues dans l’indifférence
et la solitude… Ou toute autre douleur surmontée sur le moment mais restée en
souffrance. Une sourde culpabilité, en lien avec une infériorité première qu’elle
réactive, ancre qui les a connus dans la tourmente de la dépendance addictive
émotionnelle.
« Non ! Ne me lâche pas… », c’est d’abord lui qui l’a dit, c’est elle maintenant, ou vice versa… Le
même langage, mais tantôt l’un, tantôt l’autre.
L’un a besoin de l’autre mais pas au bon moment. Chacun attend d’être apaisé par l’autre qui ne le
peut, chacun devient le bourreau de l’autre ou la mère abusive, chaque fois qu’il en ravive
l’inquiétude.
L’émotion ébranle nos carapaces au risque de les voir craquer… Certains grands
émotifs s’endurcissent toujours plus pour les rendre toujours plus résistantes et
anticiper le réveil de l’insécurité… Les sensations envahissantes qui la trahissent
ont un fort potentiel émotionnel. On aimerait la juguler.
Mais à peine réactivée, la dépendance se rappelle à nous. Affolante.
L’insécurité, en ce qu’elle sollicite perpétuellement une attention exclusive, fait le
lit de la relation fusionnelle dans sa dimension tyrannique…
Ces façons d’être ne sont pas non plus consciemment mal intentionnées… Visant à
protéger contre une souffrance antérieure, il arrive qu’elles procèdent d’une
volonté délibérée de (se) nuire, mais elles signalent alors la détérioration d’une
relation à laquelle il vaut mieux envisager de mettre fin !
Cependant, ne pas être conscients des motivations qui nous agissent ne signifie
pas que les actions qui en découlent soient bien intentionnées.
Nos mémoires nous régissent, porteuses de sentiments suscités jadis appelant à se
faire entendre à présent.
La volonté de capter l’attention pour compenser celle qui jadis a fait défaut trahit
de l’indifférence à ce que l’autre ressent, mais exprime également la volonté de le
faire réagir… Et parfois, peu importe le prix ! L’inquiétude est un gouffre. Et
l’inquiet un affamé !
Rien ne laisse entendre à celui qui a recours à ces techniques que quelqu’un
d’autre puisse en souffrir puisque l’autre n’existe pas ! Pas plus que l’inquiet ne
s’est senti exister enfant ! Une certaine absence de soins produit en effet un
sentiment d’effacement, comme face à un miroir qui ne renverrait aucune image !
Focus
Quand, dans les premiers temps de la vie, un cadre non sécure a mis à mal le sevrage et
compromis la sociabilité, l’insécurité renvoie de façon inconsciente à la vulnérabilité du
nourrisson, à son inaccessibilité au langage. Sans mots pour dire ce qui nous agite ni espace
pour le formuler, nous le laissons s’exprimer… portés au présent par le passé…
« Hier, j’ai attendu un déménageur, c’était pour un devis… Il ne m’avait pas donné d’horaire. Juste dit
qu’il passait dans la matinée, entre 8 et 14 heures. Il est arrivé au dernier moment. En l’attendant, j’ai
eu le temps de tout imaginer… Qu’il ne viendrait jamais. Que je ne lui avais pas donné la bonne
adresse. Que je m’étais trompée de jour… Qu’il était venu la veille en mon absence et que furieux, il
ne reviendrait jamais. Sans doute, s’il n’y avait pas eu ce problème d’horaire incertain, je me serais
raccrochée à autre chose. Je ne comprenais pas pourquoi il ne m’appelait pas », raconte cette
jeune femme fragilisée, entre deux boulots, deux lieux de vie, un ancien et un futur, l’actuel
perturbé…
Focus
Dans Fragments d’un discours amoureux, Roland Barthes définit ainsi l’attente :
« ATTENTE - Tumulte d’angoisse suscité par l’attente de l’être aimé au gré de menus retards
(rendez-vous, téléphone, lettres, retours). »
La liste de ce qui occasionne les « menus retards » pourrait aujourd’hui être rallongée : texto,
messenger, WhatsApp, Facebook, Instagram, mails…
Une jeune femme reçoit un texto qu’elle attendait depuis des semaines ! Il s’agit pour elle d’être mise
en lien avec une personne susceptible de lui procurer une adresse professionnelle… Après avoir été
éprouvée par l’attente, la voici soulagée ! Elle préfère prendre un peu de temps avant de répondre,
pour s’apaiser et bien choisir ses mots. Lorsqu’elle se décide à envoyer son texto, elle est
persuadée de recevoir une réponse aussitôt en retour… Mais les minutes passent, aucun message,
la voilà de nouveau qui s’affole, s’interroge sur la validité de ses mots, en vérifie l’orthographe,
s’inquiète de la façon dont son texto a été reçu !
Il n’y a pas que l’être aimé qui nous met le cœur sens dessus dessous…
Messenger, WhatsApp, Facebook, nous renseignent sur la présence de l’autre…
Pourquoi ne répond-il pas ?
Cette personne se croyait enfin désirée, la réponse ne venant pas, la voici qui se reproche d’avoir
tardé elle-même à répondre, culpabilise du temps pris à peser ses mots ; elle se persuade d’avoir
manqué le coche : « J’ai déçu, j’ai déplu, je me suis trompée, je m’y suis mal prise. »
Une heure plus tard le message arrive, elle ne le voit pas tout de suite, l’inquiétude monte et quand
elle le découvre, c’est un immense soulagement émotionnel. Son corps en est le siège… Après la
pression, la décompression accompagnée de tremblements, de décharges électriques…
« J’attends une arrivée, un retour, un signe promis. Ce peut être futile ou énormément pathétique :
dans Ewartung1 (attente), une femme attend son amant, la nuit, dans la forêt ; moi, j’attends un coup
de téléphone, mais c’est la même angoisse. Tout est solennel : je n’ai pas le sens des proportions. »
écrit encore Rolland Barthes 2.
Faire alterner jouissance et frustration… Lui offrir des mille et des cents, en argent, en présence, en
attention, le couvrir de bijoux, le combler au-delà de ses espérances… Et bientôt l’en priver ou
menacer de l’en priver… L’enjôler et s’en détourner, revenir et le laisser tomber, obtenir ce que l’on
en attend puis l’ignorer… Lui offrir pour se faire plaisir et finir par jalouser le plaisir que le don lui a
procuré, le saboter… Il y a quelque chose de sadique dans l’hystérie de séduction.
Toute technique de séduction n’est pas délibérément sadique. Mais les grands
dépendants affectifs fusionnels qui y ont recours n’ont sur le moment guère
conscience de l’autre. La plupart refusent d’envisager la souffrance de l’autre au
nom de leur propre souffrance, dont ils revendiquent la supériorité. Seule importe
leur jouissance : considérer les besoins de l’autre les rappellerait à leur manque,
ils ne peuvent s’y résigner sauf à le plaindre en son absence pour attirer
l’attention… sur eux !
La souffrance qu’ils infligent à l’autre, ils ne la voient pas. Elle n’existe pas. Le
temps d’exercer leur domination, ils sont dénués d’empathie. Comme si
l’existence d’autrui dépendait de leur décision de le faire exister… L’enfant qui
refuse sa mère ou son père ne les prive-t-il pas d’existence ? Comme lui-même
s’est senti inexistant lorsqu’il fut confronté à leur indifférence… Le grand
fusionnel est comme un éternel futur adolescent trouvant refuge dans la prime
enfance. Comme Don Juan, il séduit3 et sème derrière lui des abandonnés… dans
la crainte de revivre l’abandon premier.
Le séducteur addictif bouleverse la loi de l’échange et confond les repères. Sous
son emprise, nos perceptions se brouillent. Flatterie, humiliation discrète,
récompense, sont son ordinaire. Qui lui est soumis est voué à l’incertitude.
Compulsif, il nous pompe, comme le nourrisson affamé le sein d’une mère, tout en
feignant de donner.
Ainsi cette personne élégamment vêtue, qui se meut avec aisance mais ne vous rend jamais le
tableau qu’un jour à sa demande vous lui avez confié pour un documentaire ; ou qui oublie de vous
restituer les clés du studio que vous lui avez prêté deux ans plus tôt sous prétexte qu’elle y a oublié
des affaires !
Imaginez qu’au nom de l’amitié, elle continue à vous contacter, charmeuse pour vous donner de ses
nouvelles, et vous faire part de son désir immense de vous rencontrer, comme si de rien n’était…
Le séducteur pathologique vous fera croire que sa conduite à votre égard n’y est
pour rien… Inutile de chercher à lui faire entendre raison. Que vous lui résistiez
exciterait sa passion…
L’effet de déception…
Le grand dépendant affectif porte en lui une promesse d’amour absolu non tenue,
si bien décrite par Romain Gary en une phrase : « Avec l’amour maternel, la vie
nous fait, à l’aube, une promesse qu’elle ne tient jamais4. » Couvé comme un
être exceptionnel, nourri de promesses fantasmatiques, sa venue au monde a très
vite eu un goût amer. Enfant désiré mais bientôt délaissé par une mère qui l’ignore
mais le rappelle à elle pour se consoler, l’envelopper de son propre manque, s’en
nourrir et de nouveau le négliger, il reste l’enfant du rêve et de la déception. C’est
ce scénario premier qui se rejoue dans ses relations amoureuses…
Comme si la chute devait toujours succéder à la promesse, et que seule une
promesse d’amour éternel (non tenue) pouvait aider à se relever, jusqu’à la
prochaine chute. Jusqu’à la prochaine désillusion. Jusqu’au prochain renouveau…
Toute déception est vécue comme un choc. Aussi éprouvant qu’un atterrissage
brutal. Pour le futur abandonné, l’épreuve du réel symbolise la chute. La
déception n’a de cesse de heurter son désir, d’en empêcher la réalisation. Elle se
traduit par des sensations physiques désespérantes : un effet de secousse et de
sidération, de démotivation et de perte d’énergie, d’effondrement.
Alors, certaines personnes jouent de cette fragilité chez l’autre pour établir leur
emprise. « Je t’aime, je te déçois parce que je t’aime. » Connaissant la valeur
affective d’une promesse, elles ont l’art d’en distribuer pour ne pas les tenir et
faire subir à l’autre la brutalité de la déception en souvenir de celle qu’ils
éprouvèrent enfant…
Qui a été marqué par la déception dans l’enfance a tendance à en jouer pour
maintenir sous sa coupe. Ou, à l’opposé, à se laisser piéger et décevoir,
régulièrement, en restant sous emprise.
Décevants ou déçus, la déception devient recours pour se sentir vivre.
Avec la déception, violences verbales ou physiques font œuvre de disparition :
l’être idéal s’efface pour laisser place au diabolique… à l’image de la mère
idéale, le jour où elle céda la place à la marâtre !
La cruauté du silence
« Mutisme : le sujet amoureux s’angoisse de ce que l’objet aimé répond
parcimonieusement, ou ne répond pas, aux paroles (discours ou lettres) qu’il lui
adresse », écrit encore Roland Barthes5. Puis, il illustre sa définition, donnant à
entendre combien le silence peut être frustrant, quand il suscite l’anxiété après
avoir éveillé le désir ou l’intérêt :
« Lorsqu’on lui parlait, lui tenant un discours sur quelque sujet que ce fût, souvent X. avait l’air de
regarder et d’écouter ailleurs, guettant quelque chose alentour : on s’arrêtait, découragé ; au bout
d’un long silence, X.. disait : “Continue, je t’écoute” ; on reprenait alors tant bien que mal le fil d’une
histoire à laquelle on ne croyait plus. »
Il arrive ainsi souvent qu’une personne sollicite votre avis puis s’absente ou
détourne son attention… Laissant vos mots en suspens tandis que vous songez, un
peu amer ou agacé : « Mais c’est pourtant elle qui m’a posé la question… » La
sensation de se retrouver soudain seul à parler décontenance. Certains silences,
mis en scène intentionnellement pour atteindre, sont redoutables… Qu’ils viennent
par réaction à une déception ou liquider une vexation, ils nourrissent l’espoir et
condamnent au désespoir. Laissent croire qu’ils sont aimables, alors qu’ils
émanent d’une intention qui ne l’est guère. Ou bien encore se font « entendre »
comme une fin de non-recevoir, à travers un regard méprisant ou un visage qui se
détourne sur votre passage. Ils glacent, angoissent, enchaînent si on n’y veille pas.
Le silence dans une relation fusionnelle tendue est presque toujours inquiétant, il
signifie sans les mots, il déclare l’absence. Celui qui l’utilise joue avec la
frustration de son interlocuteur. La parole n’est pas organiquement empêchée mais
il la retient et la monnaie.
Un homme et une femme se rencontrent dans la rue. Ils ont vécu une histoire d’amour passionnel
durant deux ans. C’est lui qui y a mis fin assez abruptement six mois plus tôt. Restée longtemps
sous le choc, elle commence à s’en remettre quand la rencontre se produit. Lui semble rayonnant. Il
lui dit qu’il est pressé mais heureux de la voir, il vient d’emménager, il lui demande si elle est
disponible le samedi soir, quinze jours plus tard. « Pendaison de crémaillère, tu viens ? J’y tiens,
absolument ! Je t’envoie l’adresse par texto, et le dress code. À très vite ! », ajoute-t-il en déposant
un baiser sur le coin de sa bouche avant de filer.
Les jours passent, aucun texto. Et la voici de nouveau dans la tourmente. Ne sachant si elle doit le
relancer. Ayant peur de le faire. La perspective d’un silence s’ajoutant au silence. Écorchée vive de
nature, elle se sent plus que jamais mise à nu, se repasse le film de leur rencontre-surprise en
boucle, se demande ce qu’elle a fait de mal. Essaie de se souvenir si elle n’a pas tourné la tête au
moment où il l’embrassait. L’a-t-elle vexé ? Puis se rappelle toutes les fois où elle lui a dit,
sincèrement désolée, qu’elle ne pouvait répondre à ses textos quand elle était en réunion. Elle a un
poste important dans une grande boîte de production et son travail est sacré. Lui revient en mémoire
le visage de celui qui était son compagnon à l’époque, se refermant tandis qu’elle tentait de se faire
comprendre.
Elle se demande s’il veut lui faire payer les silences qu’il a lui-même subis… Alors qu’elle se
remettait de leur rupture voilà que de nouveau il se l’attache. Elle se sent coupable…
Laisse passer quelques jours et tente un texto. Aucune réponse. Elle craint désormais de le
rencontrer à l’improviste.
Le silence ainsi utilisé est une arme de vengeance tendant à faire payer une
vexation en la renvoyant en boomerang.
Dans les techniques de harcèlement, on peut classer tous les comportements qui ne respectent
pas l’autre – mais l’affolent : froideurs soudaines, rejets dédaigneux, cynisme, prises de distances
incompréhensibles, intrigues, sournoises médisances…
1. Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Seuil, 1977. L’auteur fait référence à un opéra en un
acte de Arnold Schönberg, sous la forme d’un monologue, pour soprano solo, composé en 1909.
2. Op. cit.
3. Rf. Virginie Megglé, « La séduction ou la tentation de l’innoncence » : http://www.mieux-etre.org/Seduction-
La-tentation-de-l.html
4. Romain Gary, La Promesse de l’aube, Gallimard, 1960.
5. Op. cit. : Fragments d’un discours amoureux.
Chapitre
Nous comprenons très vite sa souffrance et aspirons à ce qu’elle se sauve tout en craignant que
son père ne la rattrape. Nous sommes inquiets de son avenir quand nous découvrons l’état de son
délabrement. Mais la vie est plus forte que la soumission…
Impossible d’en tenir compte sur le moment, mais la souffrance enfantine de son père est réelle.
Nous le découvrirons par la suite.
Il ne s’agit pas de lui donner des circonstances atténuantes, le crime qu’il
commet est terrible. Mais de telles exactions ne peuvent provenir de la part de
quelqu’un qui n’a lui-même subi quelques ravages… La souffrance amène la
souffrance, nous l’entrevoyons quand Turtle répond désagréablement à la
sollicitude de son amie Rilke à son égard.
Qu’est-ce qui fait que ce père se vautre dans la violence tandis que sa fille lutte
pour y échapper ? Impossible de généraliser. Toute histoire personnelle résulte
d’un tissage subtil entre l’individu et la collectivité, entre l’intime et le social. Le
travail qui s’effectue dans le secret des cabinets aide à réparer ce qui s’est tramé
dans le secret des maisons, pour qui a pu ne pas basculer dans la folie criminelle.
Hors cas exceptionnels, une relation fusionnelle addictive ne suppose pas un ange
d’un côté et de l’autre un démon. Le roman de Gabriel Tallent se fait l’écho avec
subtilité de la complexité qui procède au harcèlement affectif. Chacun à son tour
peut figurer, selon les circonstances, le harceleur ou le harcelé…
Le roman décrit deux impuissances paroxystiques s’exerçant dans la destructivité
(de l’autre ou de soi-même) comme à un moindre degré lors de toute crise
fusionnelle. L’image du père impitoyable brûlant le tee-shirt devant les yeux
horrifiés de son enfant après avoir saccagé la lame du couteau offert à la fillette
s’en fait le cinglant écho…
Le fusionnel cruel ne supporte pas que son objet éprouve du plaisir en dehors de
lui… Rien ne le retient pour le détruire, au nom de l’amour, tandis qu’il le soumet
à la torture sous le joug de la fatalité.
« Non papa, non ! », supplie l’enfant, mais « Son père se dirige vers le grand bidon où il brûle les
ordures (…) sort le tisonnier, son bras baigné d’une eau grise, et il tient le tisonnier à bout de bras, le
T-shirt enroulé à l’extrémité. Avec une bonbonne de butane dans l’autre main, il asperge le vêtement
sans rien dire », insensible aux supplications de l’enfant qu’il aime plus que tout… « Il ouvre son
Zippo et porte la flamme sur le tissu qui s’embrase dans un souffle. » Tu es à moi, dira-t-il avant de
se livrer à une scène de torture. L’enfant espère sauver sa peau, mais reste bloquée sous le pied de
l’adulte2…
Cette scène physique illustre l’extrême cruauté de celui dont la peur de perdre son
objet aimé est telle qu’il préfère le réduire à rien plutôt que de le voir échapper à
son pouvoir…
Elle symbolise ce qui se passe dans une relation fusionnelle, comme si une scène
d’une semblable cruauté avait laissé son empreinte chez le bourreau et commandé
par la suite les plus cruels et aberrants des comportements. Le vécu d’hier
télécommande depuis l’inconscient ce qui se produit sur le terrain affectif
aujourd’hui. S’ensuivra dans le livre un combat où la fillette se démènera
héroïquement pour échapper au déchaînement de la violence paternelle…
Le traumatisme en héritage…
Qui a vécu la guerre ne revient pas à une « vie normale »… Les effets d’un
carnage se répercutent dramatiquement de génération en génération. La littérature
américaine s’en fait l’écho5. Les descendants de soldats survivants éprouvent
rétroactivement dans leur chair les contrecoups des tueries. La violence se
propage sous d’autres formes dans les maisons. On peut dire qu’il existe des
victimes de guerre par héritage.
La scène où le père de Turtle accuse le sien d’exactions et où le grand-père se
défend en disant « mais c’était pendant la guerre » est éloquente.
Il est plus que probable qu’il ait fait preuve de violence envers l’enfant que fut
son fils, et que ce dernier ait été fou de jalousie de l’attention témoignée par le
vieil homme à sa petite-fille.
Lorsque celui-ci lui parle des contusions qu’il a vues sur le corps de l’enfant, le
père de Turtle répond : « Mais tu n’as pas le droit de venir ici puant le whisky,
de venir chez moi, dans ma maison, et de me dire qu’elle a des contusions. »
Plus tard il dit : « Eh ben merde, je vois que c’est Julia qui a ton couteau
maintenant. » Puis il se venge en s’adressant à sa fille : « Et tu sais combien de
gorges il a tranchées avec ? », et ajoute à l’intention de son père qui
acquiescera : « 42, c’est bien ça ? »… On perçoit en filigrane les ravages de la
guerre.
Ainsi cet homme, très peu disponible en temps ordinaire vient-il attendre une de ses collègues à la
gare. Elle a de la chance, se dit-elle. Mais elle découvrira plus tard que, non seulement il avait
l’intention de lui demander un service, mais qu’il avait déjà utilisé un texte et des photos à elle pour
un dossier sans le lui demander ni la citer. Quand elle veut lui en parler, il devient fuyant et change de
conversation. Il finira par dire que c’est normal, puisque c’est grâce à lui qu’elle a obtenu son job.
Cet échange résonne plutôt comme un enchaînement à vie.
Elle insiste par texto pour qu’il la cite. Il ne répond pas. Au bout d’un jour, elle lui demande s’il a bien
reçu le texto. Sans réponse, elle le relance. Rien. Elle s’inquiète. Renvoie un texto. Et reçoit cette
fois-ci aussi une réponse en retour : « Arrête de me harceler… Je m’en occupe ! » Choquée, elle
laisse passer quelques jours. Sans signe de vie, elle imagine le pire…
« Qu’est-ce qui se passe dans ta tête petite ? », demande Martin à sa fille Julia dite Turtle et qu’il
surnomme Croquette. L’auteur poursuit : « Il lui tourne la tête d’un côté puis de l’autre, il la regarde
avec intensité, puis il reprend enfin : Tu le sais, Croquette ? Tu sais ce que tu représentes pour
moi ? Tu me sauves la vie, chaque matin que tu me sors du lit. J’entends le bruit léger de tes pas
dans l’escalier et je pense, ”C’est ma fille, c’est pour elle que j’existe1…“ »
En disant à son unique enfant : « C’est pour toi que j’existe », ce père lui rend un peu de l’importance
que sa violence lui retire… C’est ce peu qui suffit en cet instant à convaincre l’adolescente maltraitée
de rester survivante auprès de lui plutôt que de courir le risque de le tuer en partant et de mourir. Le
désir s’accroche et laisse espérer autant qu’il sidère.
C’est, à travers la violence qu’il lui fait subir, ce que signifie en sous-texte son
père à Turtle.
Quand les chairs sont attendries, l’insécurité est à son comble. Le père de Turttle
aura probablement connu nourrisson les affres d’une mère pathologiquement
possessive…
Un état de sidération qui alimente l’emprise
Le succès phénoménal que rencontre My absolute darling est probablement dû en partie à sa
façon de rendre compte de l’extrême complexité d’une emprise affective. Ainsi que de la
difficulté — aussi grande que la nécessité vitale — de s’en extraire. Sa capacité à nous
absorber dans l’univers sombre qu’il décrit produit un effet de sidération semblable à celui que
le père opère sur sa fille.
Tentant de prendre des distances avec lui, et sachant qu’il le lui interdit, Turtle se
raccroche à une infime partie d’elle-même qu’elle a su préserver contre son
géniteur :
Comment ne pas aimer un homme qui vous nourrit dans le creux de sa main ?
Focus
Envoûtés, nous ne pouvons nous passer de ce qui nous envoûte…
La crainte fantasmatique de tuer le père vient du fait qu’on est lié à lui par une dépendance
vitale.
Cette jeune femme est angoissée. Travailleuse indépendante, elle attend la confirmation d’une
commande. Elle se lève avec difficulté, se demande si elle n’a pas de la fièvre, et voilà que son
compagnon revient à l’improviste, elle sursaute. Il a oublié son téléphone. « Ah ! Tu faisais semblant
de dormir, tu attendais que je parte pour te lever… », lui lance-t-il avec aigreur. Ce n’est pas tout à
fait faux, elle s’est levée au moment de son départ, ni pas tout à fait vrai : elle dormait vraiment. C’est
quand il a claqué la porte qu’elle s’est réveillée… Anxieux, il partait en voyage à reculons. Il la jalouse
et interprète de travers.
L’émotion nous partage entre diabolique et magique, peut-être parce que s’y revit
le tumulte de la naissance, le premier choc émotionnel… Entre désir et peur, joie
et appréhension, la mesure n’est pas tant faussée qu’impossible. Cela est sans
gravité quand l’émotion est de l’ordre de la joie, mais peut porter préjudice quand
la tristesse ou la peur sont là.
Le temps décomposé
Avec l’émotion, le temps est dilaté ou accéléré, soumis à des sensations étranges,
on lit trop vite un message. On omet un mot, un détail nous échappe, nous
bâtissons un édifice… Il est séduisant, mais ne tient pas debout. Nous pourrions
comparer ce processus à un problème dont le raisonnement a été parfaitement
mené avec une erreur de calcul à la base… La démarche est juste, les fondations
ne tiennent pas, le résultat est faussé.
Ainsi en va-t-il de l’interprétation quand elle est soumise à des secousses
émotionnelles.
Tout à la joie d’avoir retrouvé un ami d’enfance, on se persuade qu’il n’a volontairement pas répondu
à notre message ! Une semaine après, on le croise à nouveau, on lui en fait la remarque, aussi
aimablement que possible. Notre frustration réveille la sienne, il ne comprend pas notre agacement.
Notre ton lui rappelle celui de son bourreau qui l’accusait de travers. Son interprétation se calque sur
la nôtre, l’une et l’autre aussi fausses. Nous n’avons pas vu passer son texto, il pensait que nous
l’avions reçu et avait pris notre silence comme un refus de notre part.
1. Op. cit.
T ROISIÈME PARTIE
Sortir de la fusion ?
Au risque de s’aimer
Chapitre
Nous aimons la fusion car elle nous fut vitale. Nous aimerions en sortir car nous
pressentons que c’est aussi vital. Nous voudrions échapper à ses pièges, mais
craignons de faire du mal à l’ami, à l’amant, au papa, à la maman ; nous les
rejetons quand ils nous emprisonnent ou nous nous interdisons de les rejeter par
amour ou par peur.
S’extraire d’une emprise affective n’est pas simple. Comme une seconde
naissance venant parachever la première, ce passage symbolise
l’accomplissement du désir qui a présidé à notre naissance. Nous craignons de
blesser en nous envolant ? Nous n’en avons pas les moyens ou les avons gagnés
peu à peu mais craignons de les utiliser ? Alors, nous reprochons à l’autre notre
impuissance à nous envoler, tout en lui affirmant que nous l’aimons.
Comment imaginer que c’est par amour que nous nous laissons blesser ? Dans ces
moments de résistance et d’hésitation, il est essentiel de prendre conscience que
la meilleure façon d’honorer l’amour est de ne plus se laisser maltraiter en son
nom.
Il s’agit moins de fuir que de se sauver, moins de rejeter que de se soustraire sans
plus laisser qui l’on a aimé être notre tortionnaire. Préserver l’amour est un geste
fondateur sur le chemin de la libération…
Focus
Le harcèlement émotionnel, nous l’avons vu, est comme une addiction dont nous produirions la
substance au contact de l’autre. Il s’agit de se sevrer de ce qui en nous le produit…
Focus
La fin de la fusion est le commencement de la révélation de la douleur qu’elle avait occultée…
Elle inaugure la nécessité de prendre (enfin) soin de soi, quand cet art nous a fait défaut.
Quel recours ?
The past is never dead, is not even the past… dit William Faulkner2. Le passé
n’est jamais mort, il n’est même pas le passé. Le passé insiste à se faire entendre
quand il est marqué par la maltraitance. Il vit en nous. Ne le laissons pas nous
habiter tel un repentir, osons le penser !
Nous sommes des êtres de mémoire. Que le vécu d’hier ne soit plus actif ne
signifie pas qu’il a disparu ni cessé d’être à l’œuvre au-delà du visible.
L’observation de ce que nous appelons fantômes en psychanalyse dit combien il
ne suffit pas de taire un événement pour qu’il cesse d’agir. Le repentir en peinture
également. Cette résurgence à la surface d’un premier trait du pinceau, troublant le
dessein du peintre et la perception de l’observateur, est à l’image des fantômes en
psychanalyse : la manifestation de la mémoire de ce qui ne souffre pas d’être mis
en pénitence… Une expression du regret de ce que l’on a tenté d’oblitérer, et qui
persiste en nos mémoires.
Fusionnelles, fusionnels, nous le sommes toutes et tous, nous ne le dirons jamais
trop, la fusion est gravée en nous, telle une matrice. Si nous le sommes à l’excès,
pour avoir été soumis prématurément, nous l’avons vu, à des traumatismes ou à
l’émotionnel parental, il est probable que nous garderons en nous les germes de
l’excès, une tendance à la démesure. En contrepartie, nous pouvons apprendre :
À nous connaître, mieux nous supporter et progressivement mieux réagir.
À mesurer nos rapports à l’autre.
À mieux (se) donner afin d’être moins en attente.
À ne pas juguler l’émotionnel mais à tracer des perspectives pour imaginer de
bonnes réponses et s’accorder des plages de repos vers un apaisement
véritable.
Cela varie bien sûr selon le type de relation qui nous lie à la personne avec qui
l’on veut sortir de la fusion.
Ainsi B, qui avait abusé de la gentillesse de son amie, se sent-il rassuré quand elle répond à son
texto. Soulagé, il ne s’excuse pas. Elle, de son côté, s’est laissé attendrir. Pour lui, la relation peut se
renouer et se poursuivre à l’identique. Il redevient charmeur, blagueur, joueur, lui tapote les joues, lui
fait des remarques flatteuses sur sa silhouette, des compliments sur sa tenue vestimentaire. Mais
nulle allusion aux affaires laissées chez elle qu’elle voudrait qu’il récupère ni au livre qu’il ne lui a
toujours pas rendu… Comme si le livre lui appartenait et que chez elle était chez lui.
Jusque-là, elle y trouvait des avantages en lien avec le confort de l’habitude. Mais aujourd’hui, cela
l’épuise. Chaque fois qu’il la contacte, un choc émotionnel se produit en elle. Le harcèlement se
traduit par des tremblements à l’idée de le revoir. Elle s’aperçoit qu’il lui a menti en affirmant qu’il
avait passé par mégarde ce livre épuisé à un universitaire de renom. Rencontrant ce dernier par
hasard, elle découvre que ce professeur n’a jamais eu le livre entre les mains, et qu’il n’a pas vu B.
depuis des mois. La découverte du mensonge produit l’effet de la goutte d’eau dont on dit qu’elle fait
déborder le vase ! Elle en est bouleversée, son cœur s’emballe, la façon dont la regarde
l’universitaire qui l’estime lui fait prendre conscience que quelque chose doit changer dans sa
relation avec B.
Les dernières fois qu’elle l’avait vu, elle en était sortie vidée… Elle se repasse le film de leurs
échanges. Découvre qu’il est impossible de lui parler sans qu’il se lance aussitôt dans des tirades à
n’en plus finir. Ou qu’il l’inonde de promesses sans suite… Elle s’en veut de se laisser enjôler et a
envie d’évoluer d’autant que les services que lui rend B. ne lui apportent rien. Elle se sent un peu
perdue.
Elle tentera à plusieurs reprises de lui faire part de ce qui la tracasse, il en sera
contrarié mais nullement prêt à l’écouter. Il n’est de pire sourd que celui qui ne
veut rien entendre…
Doit-elle adopter un comportement pervers en réponse à la perversité ? Doit-elle
se mettre en tort pour attirer l’attention de son ami en jetant les affaires qu’il a
laissées chez elle ? Décidée à se faire confiance, elle se donne le temps de
retrouver des forces…
Sortir de la bulle…
À deux en une même bulle… Si nous nous y sommes réfugiés, c’est qu’une
déchirure nous aura marqués l’un et l’autre profondément, que seul apaise le
retour à l’état précédant. La perte de l’enveloppe première que signifie
l’expulsion de la bulle utérine produit une sensation d’éclatement, de dispersion,
de mort possible… Pourquoi est-il si difficile de s’ouvrir à un autre monde ?
La bulle se faisait étouffante, mais un état appelle le suivant. La vie est
mouvement et ce qui fige la contredit mortellement. Quand l’avancée s’annonce
périlleuse, le désir menace d’être tenu en échec. Impossible d’y rester, impossible
d’en sortir… Alors, quand il nous faut quitter le bain amniotique, comment se
mettre en mouvement ? Comment renoncer à la quiétude de ce qui ne pouvait plus
abriter la vie ?
À deux dans une bulle, on s’étouffe l’un l’autre. Manque d’oxygène, sensation
d’enfermement, volonté d’en sortir mais besoin d’y revenir à peine sortis.
Faute d’avoir inscrit en notre mémoire l’assurance du désir parental de nous voir
acquérir l’autonomie, l’impression de manquer de moyens (financiers,
énergétiques, etc.) prédomine. Comme si mère et père n’avaient pu vivre qu’à
nous retenir… Ou nous rejeter sitôt exprimé le désir de s’envoler. C’est ce
rapport premier qui se transpose dans d’autres relations, entre frère et sœur, entre
amies et amis, entre amants.
Vous avez aimé l’autre qui vous a réconforté dans un bien-être fusionnel, vous ne
pouvez supporter de le voir changer. Il ne peut faire un geste que vous ayez
l’impression d’être trompé. Mais lorsque c’est vous qui voulez en sortir, l’autre
aura le même sentiment. Bouleverser une habitude, c’est la trahir… Difficile de
résister à la crainte qu’avec l’éloignement les vivres comme les ailes ne vous
seront coupés.
Que des parents, contrariés par l’enfant qui ne répond plus à leurs attentes
démesurées3, le privent de leur amour et l’enfant perd contenance ! Comme si on
lui proposait de s’adosser sur un mur détruit sitôt qu’il prend appui dessus.
L’enfant que vous avez été s’est peut-être éloigné de ses parents avec espoir et
rancœur. Le scénario laissé en suspens reprend automatiquement là où il avait été
laissé.
« Si tu crois, dit son père à Turtle, que je n’ai pas remarqué à quel
point tu es différente5. Si tu crois que je n’ai pas remarqué à quel
point tu t’éloignes. Si tu crois que je n’ai aucun soupçon… »
C’est souvent, la mauvaise conscience, une sorte d’indécise culpabilité de ne pas se sentir bien, de
se (laisser) malmener, qui réanime le maltraité pris en flagrant délit de désamour par celui qui le
maltraite… Il se vit alors coupable et de vouloir ne plus se laisser maltraiter et de ne pas y parvenir.
Coupable d’imaginer prendre sa place d’enfant sans risquer de perdre la vie en même temps que
l’amour. C’est ainsi que Turtle en vient à se dire misogyne. La fusion confère un sentiment
d’illégitimité sans doute car elle interdit la vie qu’elle contenait comme une promesse.
« Longtemps, longtemps après être sorti d’une relation de dépendance affective douloureuse, je me
réveillais le matin persuadée d’être défigurée », dit cette femme qui s’était laissé abîmer dans un
combat guerrier avec un prétendu « pacifique ». Et elle poursuit : « folle d’angoisse, comme si j’avais
accompli dans la nuit une folie, quelque chose d’irréparable qui se révélerait le jour, tant c’était la folie
que je vivais, que nous vivions. J’avais seulement le corps en miette… Il me fallait pourtant
marcher. »
Prises de conscience salutaires…
A. panique « pour un rien ». Elle s’aperçoit qu’elle a oublié d’éteindre la lumière en partant le matin.
Elle se fustige. On lui vole son vélo, elle s’effondre. Le RER qui doit la mener à un rendez-vous
n’arrive pas, elle s’imagine son client l’envoyer balader. Elle fait de tout un drame ou entrevoit des
catastrophes au risque de les provoquer. Quand elle en parle, au bord de la crise de nerfs, à son
compagnon, celui-ci la prend dans ses bras, avec un sourire, la serre doucement contre son cœur.
A. reprend des forces. Le lendemain matin, elle prépare avec amour le petit déjeuner et l’apporte
dans leur chambre à son mari qu’elle réveille. C’est ainsi qu’il se remet des émotions qu’elle lui a
transmises. Ils se choient l’un l’autre selon leur besoin. De fait, B. se sent un peu dépassé par les
crises de A. Il a lui-même manqué de douceur enfant, c’est celle-ci qu’il parvient à lui apporter. Ses
parents, contrairement à ceux de A, sont restés unis, mais entre eux, aucun geste de tendresse.
Aujourd’hui, il prend plaisir à donner et à recevoir. Mais les crises de son épouse l’épuisent. Il n’en dit
rien. Craignant de la froisser.
A. de son côté fut rejetée par sa mère, elle cherche auprès de lui une compensation à ce rejet : B.
ne la rejette jamais. Lui a souffert de froideur, il lui donne la chaleur dont il a manqué. Et reçoit les
soins dont il a été privé, deux frères étant arrivés coup sur coup à un an de distance après lui. Mais il
bouillonne intérieurement quand sa femme s’affole et s’effondre, il aimerait que ses gestes l’apaisent
plus profondément mais ne sait le dire. Elle craint de perdre son attention si elle s’apaise. Leur
couple est ainsi toujours sous tension. Par crainte de blesser, d’être blessé, de perdre ce dont ils ont
manqué.
Mieux comprendre leur fonctionnement sans rien retirer à leur amour leur
permettra de le vivre plus apaisé. Tout se passe comme si A. avait besoin de ses
émotions démesurées pour obtenir de la tendresse. Mais en même temps celles-ci
épuisent et agressent B. qui n’ose, depuis le temps, le lui dire, pour ne pas la
décevoir. C’est aussi grâce à cette émotivité qu’il est choyé le matin ! Un
changement ne lui ferait-il pas perdre le réconfort du petit déjeuner qu’il n’a
jamais connu enfant ?
Certaines prises de conscience autorisent les mêmes gestes non plus en réponse à
une tyrannie affective, mais parce que l’autre est devenu un autre que l’on prend
plaisir à respecter.
1. Op. cit.
2. William Faulkner, Requiem for a Nun, Penguin book, 1967.
3. My absolute darling.
4. Op. cit.
5. C’est l’auteur qui le souligne.
Chapitre
Néanmoins, malgré tout vos efforts, vous pouvez vous retrouver en situation
d’impasse :
si l’un des deux remet en question systématiquement l’autre,
si vous vous sentez démotivé et éprouvez de l’inquiétude pour entreprendre
des activités, des sorties, en dehors de la relation,
si vous vous sentez de plus en plus isolé,
si vous perdez contact avec vos amis ou que l’autre tend à vous en détourner,
si vous avez l’impression de vous réduire socialement, professionnellement,
amicalement,
si vous percevez dans ses critiques une volonté de blesser,
si le harcèlement au cœur de la relation devient évident mais que l’autre
justifie son comportement et refuse d’entreprendre une démarche pour y
remédier,
c’est qu’il y a de la manipulation dans l’air, pensez alors à vous sauver. Et plus
encore :
si vous vous sentez en proie à la honte ou à la culpabilité,
si vous avez la sensation de vous dégrader ou de vous laisser dégrader,
osez mettre un terme à la relation aussi vite que possible (en surmontant la peur de
blesser, de perdre l’ami, l’amour, l’amant).
Plus vous vous laisserez dégrader, moins vous aurez l’énergie de partir, plus vous
vous sentirez coupable, non pas de rester, mais de ne plus être aimé ni aimable.
Le sentiment de culpabilité est proportionnel à la diminution des forces, et
inversement proportionnel à l’estime de soi : moins vous vous aimez, plus vous
vous sentez coupable.
De la même manière :
si vous sentez naître en vous une volonté de blesser,
si vous prenez conscience que vous blessez délibérément,
si vous prenez conscience que vous harcelez l’autre,
si vous avez l’impression de participer à sa dégradation,
si vous avez l’impression d’entrer dans un double jeu,
ne cherchez pas à (vous) le dissimuler : trouvez un soutien neutre pour mettre fin à
ce fonctionnement.
Ainsi ce jeune homme après avoir vécu une relation d’emprise fusionnelle étouffante n’ose plus offrir
de fleurs ni de petits cadeaux, car il appréhende de passer pour manipulateur ; il s’interdit également
de sourire de crainte d’être accusé à son tour de séduire. C’est la nocivité de l’intention qui est à
mettre en cause ou la duplicité, et non le geste en lui-même.
Un silence peut être utilisé avec la volonté de blesser, il peut l’être aussi pour se
protéger… de celui qui en a joué !
Pour avoir souffert du mutisme de son ami, cette jeune femme culpabilise d’avoir besoin de marquer
un temps de silence par crainte qu’il soit interprété comme une volonté de blesser. Pourtant le
silence lui est nécessaire. Indispensabe pour réfléchir, se retrouver, rassembler ses esprits, et
choisir, une fois apaisée, la meilleure façon de rentrer en contact. À elle d’oser se l’autoriser.
Le temps de la désintoxication
Sortir d’une relation toxique est un long chemin. L’organisme psychique et
physique est contrarié dans ses habitudes. Le désaccoutumer à ce dont on le prive
est une épreuve. Nous portons en nous les germes de la toxicité qui attire celle de
l’autre et s’y accroche, au risque que se réactivent à son contact certains
mécanismes qui mènent à flirter avec le danger.
Comment se supporter soi-même sans imputer à l’autre ses propres réactions… ?
Sortir seul de la fusion demande de la patience envers soi-même. Il suffit
qu’apparaisse « son » nom pour être pris de tremblements, de secousses… C’est
aussi violent que d’infliger une dose de « sa » drogue à qui demande d’être sevré.
Nul n’est à l’abri de rechutes. La peur reste, tant que de véritables protections
n’ont pas été développées.
Autorisez-vous le temps de ne pas lui répondre… pour répondre posément…
Quand on a eu affaire à un prédateur, on reste dans la crainte. La tendance est forte
d’adopter une attitude de repli trop catégorique.
Un sevrage douloureux
Nous l’avons vu : la fusion c’est le langage maternel (l’acte de faire langue, sans
les mots). Avec elle, chaque choc nous renvoie aux émotions premières in utero,
que nous gardons en mémoire. Ou à celles des premiers jours de la vie.
La relation actuelle ressuscite les émotions infantiles ? Sur le moment, nous
l’ignorons. Ces chocs invisibles sont d’autant plus forts qu’ils en ravivent
d’autres. Leur résurgence est l’occasion de se soigner en profondeur.
Quand la fusion a été réactivée dans sa dimension douloureuse, avec le manque de
force qu’elle a occasionné, prendre soin de soi en s’emparant de cette
réactivation pour se faire du bien aide à se sentir progresser.
Ainsi Turtle traite-t-elle Jacob de tous les noms alors qu’elle l’encourage à faire du feu pour la sauver,
pour les sauver. Tous ces mots orduriers que son père lui adressait1, elle s’entend les dire…
Si cela arrive, penser à s’en excuser : personne ne les mérite. Ils sont si lourds à
porter…
Prendre conscience que l’on peut blesser autant qu’être blessé par indifférence ou
brutalité ramène à la nécessité vitale de la délicatesse. Il s’agirait alors de ne plus
s’admonester pour en manquer ou en avoir manqué, mais d’apprendre à
redécouvrir les détails du monde, et les gestes adéquats permettant peu à peu de
ne plus s’exposer au danger ni reproduire à l’aveugle les situations où nous fûmes
outragés.
Le sentiment de solitude est immense pour celui ou celle qui a été mis(e) en
danger par les siens, dans son cocon premier. Le sentiment d’adversité est
décuplé ; à chaque remise en danger revient par vagues l’émotion vécue lors de la
première.
Le grand blessé devient blessant, terriblement. Contre lui, contre l’autre, comme
s’il contenait en lui une arme explosive. C’est de celle-ci qu’il s’agit d’apprendre
à se délivrer dans des espaces sécures…
Se sauver de qui nous a aimés ou a dit nous aimer est une épreuve à haut risque.
Je reprendrai ici les paroles de Jacob2 :
Ainsi elle justifie son refus d’aller dans un hôpital alors que sa vie est réellement
en danger et que son père a disparu.
Alors se pose la question du choix entre ce qui porte dans le sens de la vie et ce
qui est mortifère.
Sortir de l’emprise, c’est apprendre à ne plus (se) blesser ni se laisser blesser par
amour… Cela demande un courage extraordinaire. Un soutien thérapeutique qui
inaugure le sevrage thérapeutique…
Notons ici que Jacob aime Turtle sans se laisser entraîner dans sa folie. C’est en
veillant de loin sur elle qu’il lui donne la possibilité d’entendre une autre voix.
Ainsi en viendra-t-elle à se dire : « Tu ne peux plus voir Jacob. Tu ne peux plus
l’impliquer dans tout ça, tu ne peux pas risquer de le blesser. » Lui reviennent
en mémoire les tortures effroyables que lui avait fait subir son père lorsqu’il avait
compris l’attrait que le jeune garçon exerçait sur elle.
Accompagner la cicatrisation
Nous avons en nous la trace cicatricielle encore béante des guerres, des conflits
sanguinaires que nos ancêtres ont subis ou générés. La cautérisation que
symbolisent les crises en ravive les plaies. Turtle porte en elle les ravages de la
guerre que son grand-père a vécue, elle imagine devoir s’y soumettre. C’est sa
« normalité ».
La folie de son père est aussi celle des guerres qu’il réincarne en tant que fils de
soldat.
Je ne suis pas d’accord avec la tentation de dire, à l’instar de Francis Scott
Fitzgerald, que les blessures affectives ne cicatrisent pas : dans Tendre est la nuit
(récit largement autobiographique), il fait dire à Dick, son héros :
Il ne suffit pas de fermer les yeux sur une déchirure occasionnée par une
séparation douloureuse, ni de noyer son chagrin dans l’alcool ou la nostalgie.
Cela l’aggrave en amplifiant la douleur.
Souvent une blessure physique rappelle les blessures affectives qui n’ont pas été
prises en compte. Soigner celle qui est visible est l’occasion de soigner celles qui
n’ont pas laissé de traces évidentes. La cicatrisation est le travail d’une vie.
C’est sans doute pourquoi les soins portés par Jacob tout d’abord, puis par sa
famille tout entière, sont si bénéfiques à Turtle… Jusqu’à ce qu’elle devienne
Julia. Mais il faut pouvoir le vouloir. On a pu assister au combat intime que Turtle
se livrait avant d’accepter d’être aidée. Cela n’aurait pu se faire si Jacob, ou
Anne le professeur, l’avait soignée sous contrainte.
Focus
Forcer un blessé, c’est le renvoyer à la violence qu’il a subie et dont on prétend l’extraire.
Dick, le héros de Tendre est la nuit, en parlant de son point de douleur fait
probablement référence sans en avoir conscience à la plaie qu’a occasionnée
l’abandon. Un sevrage, disons-le une fois encore, qui n’a pas été mené de façon
rassurante occasionne une déchirure qui laisse les chairs de l’âme à vif. Dick, le
héros, veut nous convaincre d’une cicatrisation impossible, car il n’a su s’apaiser.
Son alcoolisme, son penchant pour l’ivresse artificielle (attention ce n’est pas une
condamnation morale mais un constat thérapeutique) témoignent de la fusion dans
laquelle il s’est laissé aspirer faute de savoir s’en extraire. D’où sa pensée qu’une
blessure affective ne peut être cicatrisée…
Les séparations se réparent à la racine en réinsufflant du sens à la vie, et en
prodiguant des soins adéquats, délicats, qui encouragent à un avenir autre — le
temps de notre passage sur terre — quand le retour à la fusion désespère. Tendre
est la nuit, le titre du livre est éloquent, qui évoque la douceur du monde de
l’ombre que fut le ventre maternel, tout en onctuosité (mais parfois empoisonné !).
Toute crise est l’occasion de cicatriser la déchirure première qui impulse cette
crise en même temps que, dans un mouvement inverse, celle-ci l’exacerbe.
Quand le nourrisson est resté marqué comme au fer par la sensation d’avoir été
arraché à sa mère ou rejeté par elle, quelle qu’en soit la raison, il en garde la
marque comme une plaie ouverte. La cicatrisation est un travail de longue haleine.
Elle favorise alors une séparation en douceur et une nouvelle convivialité. Tandis
que la rupture, dans la violence qu’elle implique, produit un effet de traumatisme.
Réveillant et accentuant des traumatismes précédents.
En cas de crise
Quand on a été sous les feux du regard de l’autre, sous l’emprise de son attention
tyrannique, happé par sa folie (plus ou moins) meurtrière, aux prises avec
l’ambiguïté paroxystique d’un amour dévorant, difficile de vivre sans s’imaginer
au centre d’un monde malveillant, entouré de personnes hostiles. Le banquier nous
veut du mal, la machine administrative se déclenche contre nous, la terre entière
refusera que nous réussissions notre bac, le mauvais œil nous interdira d’avoir
notre permis de conduire… Un appel téléphonique (même une erreur) ou un retard
suffit à déclencher une crise et en même temps la peur de basculer dans la folie.
À deux…
Apprendre à se séparer, ne plus harceler ni se harceler, c’est apprendre à vivre
avec et séparément. Trouver un mode de vie apaisant, en esquisser le cadre
réconfortant sur lequel s’appuyer en cas de regain émotionnel.
S’il n’y a pas eu de trahison grave, privilégier la confiance. Mais prendre soin de
soi sans plus laisser son bien-être entièrement dépendant de l’autre.
Aimable fusion…
Sortir de la fusion n’implique pas d’y renoncer totalement mais de veiller à ce
qu’elle ne soit pas le mode majeur. Il y a en nous un fond de fusion, comme un lit
d’amour tendre… Rassurant, aimablement émouvant, quand on sait que l’on peut
aussi être deux, l’un pour l’autre, l’un avec l’autre, mais aussi l’un sans l’autre
sans mourir ni craindre en permanence le pire.
« J’ai passé des années de ma vie à prendre soin de moi, comme d’un bébé, à m’apprendre à
dormir, à manger, à ne pas avoir peur… À m’occuper de moi comme d’un bébé, sans plus attendre
que mon mari le fasse, ni lui reprocher de ne pas le faire… Aujourd’hui nous nous aimons
autrement… Lui aussi, il a appris à supporter que j’existe pour d’autres que lui. Pour nos enfants. Il a
compris qu’il les jalousait. Moi, je lui en voulais qu’il me trompe, alors je me rabattais sur eux, leur
demandais trop… Je crois qu’ils sentent les progrès que nous avons faits. Mais d’avoir fait ce
chemin ensemble nous a renforcés. Il nous arrive, sans qu’on puisse se le dire, de nous sentir tous
deux ensemble comme deux enfants. Nous en retirons une immense complicité, mais aussi un
profond apaisement. Nous n’avons plus besoin de nous tromper, de nous faire souffrir l’un l’autre. De
nous maltraiter pour prouver que nous l’avions été. »
Comme deux convalescents qui apprennent le respect, chaque geste leur importe.
Toute relation fusionnelle n’est pas toxique. Certaines personnes y trouvent leur
équilibre. Il n’est ni question de pointer un dysfonctionnement dans une relation
bien vécue de part et d’autre ni de remettre en cause la fusion dans l’absolu. La
vie affective est histoire de subjectivité. Chacun sait en son for intérieur ce qui lui
convient. Des couples passionnels ont laissé une empreinte attendrissante dans
nos mémoires : je pense ici à Elsa Triolet et Louis Aragon et leur partage d’une
conviction profonde de ce qu’est un couple1.
À l’opposé il n’est pas rare que des couples emblématiques durant des années
finissent par craquer. Quand l’image se fissure, nous comprenons que nous y
projetions l’idéal, un peu enfantin, d’un couple parental uni pour la vie. Et
l’effondrement de cet idéal que consacre la rupture peut provoquer en nous une
sensation cruelle de déchirement intime, car il entre en connexion avec un vécu
personnel enfoui qui nous rappelle à la difficulté de survivre à certaines
frustrations.
« Un couple, c’est ne faire qu’un, mais lequel ? » affirmait Oscar Wilde. Son
magnifique Portrait de Dorian Gray suffirait à nous convaincre du contraire, il
s’agit bien d’être deux pour qu’un couple vive sans que l’un s’efface au profit de
l’autre. Le couple, et toute relation qui suppose l’accord à deux, nécessite
patience et imagination pour résister aux combats et aux disputes quotidiennes.
« Le miracle d’un couple, c’est que, s’il réussit, l’un et l’autre ne sont plus
seuls. On détruit la solitude », dit Jean-Louis Barrault, en compagnie de sa muse
et épouse, Madeleine Renaud. Tandis que Simone de Beauvoir, dont on connaît le
lien indestructible avec Sartre, affirme : « Le couple heureux qui se reconnaît
dans l’amour défie l’univers et le temps, il se suffit. »
Ces déclarations ne sont pas à prendre au pied de la lettre mais comme source
d’inspiration. Le lien indestructible, qui a uni Simone de Beauvoir à Sartre,
semble fabuleux mais n’a pas suffi à ce qu’elle s’interdise une passion avec
Algreen !
Ainsi cet ouvrage, Le Harcèlement émotionnel, a-t-il également été pensé pour
permettre aux personnes qui n’aspirent pas nécessairement à sortir de la fusion de
mieux comprendre leur fonctionnement et, ce faisant, de mieux la vivre, surtout
quand elle se fait problématique.
Par ailleurs, il nous arrive à tous d’être confus, ce n’est pas sans charme ni
authenticité, nos désirs se confondent à ceux d’un autre… C’est le propre de la
passion, des premiers émois quand l’éphémère a la saveur de l’éternité, de la
« belle jeunesse » qui « s’use à démêler le tien du mien » comme Léo Ferré le
chante2…
Toute confusion n’est pas source de douleur intense. De même, la dépendance
n’est pas toujours addictive. Elle est dans notre nature. Affective, elle est vitale,
au même titre que l’eau, la lumière, l’oxygène.
Il n’est pas toujours évident de différencier le normal et le pathologique, le
naturel du névrotique, le vital de l’abusif. La frontière n’est ni précise ni fixe.
Parfois si infime que l’on suppose qu’elle n’existe pas, qu’elle se dessine au cas
par cas, selon le contexte historique, familial, ethnique. Cependant, certains
comportements sont plus douloureux pour soi ou pour son entourage.
L’ignorer en accentue les méfaits. Tandis que le reconnaître soulage. Redonner du
sens aux mots permet d’en rendre à la vie durant les périodes de difficultés ou de
souffrance. Sachant qu’il n’existe pas de frontières définitives, mais que celles-ci
sont utiles comme repères et pour guider une promenade.
Proposer des limites permet à qui les adopte de se sentir mieux contenu. Les
limites réconfortent ceux qui les admettent. Elles soutiennent et permettent aux
parties qu’elles contiennent de mieux s’articuler. L’articulation que ce soit celle
du langage ou du corps permet le bon fonctionnement d’éléments différents dans
un but commun. Elle leur permet de se rejoindre sans être confondus. Avec elle,
nous parlons le même langage, un langage qui fait sens, qui nous singularise et
facilite la reconnaissance, entre nous, en termes de similitude et de différence. Ce
qui est précieux pour sortir du magma de la fusion…
La fusion, dans laquelle s’inscrit le phénomène de harcèlement émotionnel, est
pour ainsi dire inarticulable puisque toute différenciation y est effacée. Tandis que
l’articulation et la limite comme cadre contenant autorisent la différenciation des
éléments, des matières, des espaces, et incite au respect.
La fusion est mue, nous l’avons vu, par le pulsionnel. Elle est de l’ordre du
réactionnel, au même titre que l’émotion. Éloignée donc de la logique ordinaire
comme de tout discours rationnel, elle est agie par la logique (nébuleuse mais
implacable) de l’inconscient. La logique, avant d’être l’art de raisonner juste
selon une syntaxe déterminée par la raison dépendante du jugement, était de façon
plus large le fait de parler et de choisir, de lier entre eux des éléments.
L’association d’idées est une forme de logique, en écho à celle de l’inconscient
qui échappe à la raison mais néanmoins l’utilise et la perturbe pour faire entendre
une autre voix. Ainsi est la fusion, elle est irraisonnable. C’est pourquoi il n’est
pas aisé de la mettre en mots. Elle nous échappe comme l’eau : impossible à
retenir entre les doigts. C’est également une des raisons pour lesquelles il est
difficile de s’en extraire sitôt pris dans ses filets. Ou dans son flux. La fusion
serait comme des sables émouvants tout autant que mouvants. Cependant,
certaines expressions aident à mieux comprendre et agir afin de se soustraire à
l’emprise qui au nom de l’amour le pervertit et gâche la vie en barrant les voies
d’une indispensable — car vitale — autonomie.
La dépendance affective est complexe, elle dépend d’un réseau de facteurs eux-
mêmes interdépendants. Elle est systémique… Plusieurs termes peuvent nous
permettre de mieux l’appréhender en invitant à comprendre en quoi elle participe
d’un dysfonctionnement qui nous échappe car régi par des motivations devenues
inconscientes.
Comprendre, c’est mettre en évidence de nouvelles perspectives…
Voici quelques expressions, et l’exposé de nuances, qui appellent à être pris en
compte, pour aider à voir plus clair sur le chemin du « désenvoûtement ».
Affectif
L’affectif recouvre ce qui concerne les affects, les sentiments, les émotions.
L’affect traduisant en psychologie ce qui est de l’ordre du pulsionnel, c’est-à-dire
instinctif, non maîtrisé, non commandé, non raisonné.
Nos sociétés marquées par les guerres et la rentabilité ont laissé peu de place à
l’affectivité. En soi la dépendance affective est naturelle, je dirais presque
saine… Qui n’a pas besoin d’être aimé ? Le problème de la dépendance affective
se pose quand elle se fait addictive. Quand la bonne réponse n’a pas été portée au
besoin, qu’il y a eu carence parentale, défaillance et que ce besoin ressurgit
criant…
Les guerres entraînent énormément de carences affectives.
C’est quand l’affectif a été négligé que la dépendance affective pointe comme un
symptôme.
Affection
Qui n’a pas besoin d’affection ? Elle est caractérisée essentiellement par la
tendresse. Dans une acception moins courante, elle désigne aussi un état maladif :
on parle d’affection aiguë du poumon… Un symptôme est aussi à entendre comme
l’effet d’un excès ou d’un manque de considération des affects. On retrouve le
même mot en anglais : affection ; en italien : affetto ; en espagnol : afecto ; en
allemand, affect peut se traduire par emotionem !
Autre
Il est souvent question de l’autre dans cet ouvrage. L’autre est un concept
philosophique et psychanalytique. Il est entendu avec des connotations et des
acceptions différentes selon les penseurs et les domaines. Ici, il désigne ce qui
n’est pas moi et qui est susceptible de me mettre en danger, de m’intimider, de
réveiller l’insécurité également dans son acception originelle, ce qui affirme ma
différence et ma singularité en même temps que la sienne… C’est pourquoi dans
la fusion l’autre n’existe pas, sinon en apparence, puisque je tends à me fondre en
lui et attends qu’il se fonde en moi. Que ce soit par identification ou par emprise.
Crise
Nous différencierons la crise qui se produit au quotidien dans le cadre d’une
relation fusionnelle et celle traversée nécessairement durant les périodes de
sevrage.
Dans le premier cas, la crise est le résultat de la rencontre des inconscients. Elle
se produit à un carrefour où l’entrechoc de deux sensibilités produit la confusion.
La douleur se substitue soudain à l’amour. On voudrait s’arracher l’un à l’autre ou
s’y fondre. Accrochés, on voudrait se décrocher, ne plus être soumis au moment
précis où tout nous attache. Nous souffrons de cet attachement qui empêche
d’exister et ravive le pire des douleurs connues par le passé. Impossible en pleine
crise d’en contenir ou d’en éviter les effets. Quand l’un voudrait que le monde
s’arrête de tourner pour lui, et exige une totale disponibilité, l’autre se sent
envahi, désemparé, l’amour comme l’amitié se transforment en cauchemar éveillé.
Dans le second cas, la crise est la résurgence de ce qui fait douleur et l’occasion
de découvrir comment l’apaiser.
Crise, étymologiquement, se rattache au verbe grec krinein, apparenté au latin
cernere — qui a donné certain — et signifie l’acte de distinguer et de décider.
On comprend qu’une crise incontournable bien menée puisse être décisive. Elle
figure un moment critique incitant à (se) séparer. À distinguer ce qui est vital de
ce qui ne l’est pas… À renoncer à l’ancien (le passionnel, le toxique, l’abusif)
pour accéder au nouveau. Elle est l’occasion, à travers la résurgence de la
douleur qu’elle impose, de séparer le bon grain de l’ivraie, ce qui est juste de ce
qui est nuisible, ce qui porte dans le sens de la vie de ce qui a un impact mortifère
ou destructeur.
Les crises sont dues à la reviviscence d’un manque vital. Chez un dépendant
affectif, elles sont inévitables. Elles mènent souvent à la rupture ou à la répétition.
Inévitables, elles le sont aussi quand on veut se désintoxiquer et que leur
surgissement est mis à profit. Elles donnent l’occasion à qui les traverse de ne
plus subir le manque ni espérer le combler par ce qui ne pourrait le combler.
Quand le manque resurgit de façon soudaine, irrépressible, il est souhaitable que
ses effets soient contenus avec bienveillance, le temps de la crise, du fait des
secousses émotionnelles qu’elle suscite afin d’encourager l’apaisement autant que
possible.
Rien de tel qu’une présence neutre mais soutenante en ces moments.
Ce processus de soin s’avère la plupart du temps impossible dans une relation
fusionnelle car la crise de l’un déclenche un état critique chez l’autre. À moins
que l’un ne choisisse délibérément, en toute conscience, d’opter pour une attitude
thérapeutique pour l’autre (sœur, conjoint ou tout autre partenaire). Et qu’il s’en
soit donné les moyens. L’enfant thérapeute3 le fait spontanément, mais cette
position n’est pas sans risque car elle est de l’ordre sacrificielle. Il n’a ni les
moyens physiques ni les moyens psychiques pour cela à long terme.
Le poids que fait peser le manque vécu par l’autre est insoutenable… Il nous
renvoie inévitablement à notre propre manque ! Ainsi le confirment les sensations
physiques qui accompagnent sa résurgence et son redoutable effet de violence,
dont n’a pas conscience celui qui le produit.
La meilleure solution, dans une relation à laquelle on tient, est que les deux
partenaires mettent la crise à profit pour évoluer chacun de son côté, en se
remettant en question, et permettre ainsi à leur relation de bien évoluer.
Crise fusionnelle
Crise qui surgit dans le cadre d’une relation fusionnelle et donne
systématiquement lieu à un conflit. La crise fusionnelle survient après une période
d’entente idyllique. Elle se caractérise par le repli de chacun des partenaires dans
ses retranchements, lorsque ni les mots ni l’amour ne peuvent apaiser le mal-être
ressenti en présence de l’autre. La tension installe un climat conflictuel, porteur
d’agressivité intense ouverte ou contenue. Un mot ou un silence suffisent pour
qu’éclate une dispute. Ou que s’impose le besoin d’écarter l’autre. De façon le
plus souvent blessante ou virulente.
Déception
Déception est à entendre dans ce contexte au sens fort et étymologique du terme :
telle une dé-prise prématurée, un choc brutal, une dé-portation qui offense.
Accompagnée de la sensation d’être soudain lâché, que l’on nous laisse tomber.
Nous étions portés, nous étions pris, nous nous sentions physiquement compris, en
naissant nous cessons de l’être. Perte de soutien, perte de substance, premier
ébranlement… Nécessité de s’arracher et de s’enraciner. L’arrivée sur Terre
figure souvent une première expérience bouleversante. La Genèse en témoigne qui
se fait l’écho d’une sensation à la fois de chute et de déchéance, accompagnée de
la culpabilité de ne mieux savoir s’adapter. La vie devrait pallier ce
bouleversement. Mais la culpabilisation, l’isolement, la crainte, en accentuent
l’angoisse. La déception induite par le vide se rejoue chaque fois qu’il se
représente dans une relation fusionnelle, ou que se manifeste… l’absence de
l’autre.
Dépendance
La dépendance indique le fait de ne pouvoir vivre sans… d’être accroché à
quelqu’un ou quelque chose, d’y être pendu. Certaines dépendances sont vitales :
sans eau ni oxygène, sans amour ni présence, sans chaleur ni lumière, nous ne
pourrions nous développer.
Dépendance affective
On a tendance à en parler au pluriel quand elle devient pathologique. Mais la
dépendance affective est d’abord naturelle, comme l’amour est vital. Nous
sommes dépendants de cet amour qui passe à travers le contact charnel mais aussi
d’âme à âme, d’inconscient à inconscient. De la reconnaissance également, grâce
à laquelle nous nous sentons exister dans le regard, dans le cœur, dans
l’intelligence de l’autre, comme un autre, et considéré pour sa valeur et l’estime
qu’on lui porte.
Nous sommes aujourd’hui d’autant plus dépendants que l’affectivité a été mise de
côté au profit d’une réussite sociale spectaculaire, comme elle l’avait été
précédemment à cause des guerres. La dimension affective négligée, cela a créé
un manque… La faim qui est naturelle ne se fait-elle pas cuisante pour qui est
privé de nourriture ? Elle l’est également avec les nourritures affectives. C’est ce
manque quand il se révèle qui fait symptôme.
En soi le symptôme n’est pas une pathologie, il est plutôt le signe de la
pathologie, et de la nécessité de soigner le terrain qui le produit. Le cri d’enfant
qui a faim ou qui a mal est signe de santé. Si on lui ordonne de se taire sans le
nourrir ni le soigner, sa souffrance augmentera, même si en apparence elle est
jugulée. C’est l’absence de réponse adéquate qui est pathologique. Le symptôme
est un signal au même titre que le cri qui attire l’attention sur un
dysfonctionnement. Le surgissement des dépendances affectives aujourd’hui nous
signale la négligence dans laquelle l’affectivité a été maintenue.
Le silence dans lequel elle a été enfermée est consécutif à l’indifférence qui lui a
été imposée.
Ainsi, même s’il est coutume, par convention, de parler de dépendances
affectives, aujourd’hui, pour nommer une dépendance pathologique, nous devrions
plutôt parler, sitôt qu’elle devient source de grandes douleurs ou de déséquilibres,
de dépendances affectives addictives, ou d’affectivité addictive, ou encore
d’addictions affectives.
Mais on ne peut y remédier sans considérer et modifier le terrain sur lequel elles
surgissent. Ainsi les dépendances affectives sont-elles un symptôme indiquant la
nécessité de prendre en considération l’affectif.
Dépendance fusionnelle
C’est une dépendance vitale chez le nourrisson, mais qui en vient à faire souffrir
— en produisant des comportements névrotiques/addictifs — si elle se prolonge
ou s’instaure comme mode de fonctionnement principal, au détriment des autres
modes de communication et de partage.
Dépendance harcelante
La dépendance affective, dont nous avons bien précisé qu’elle était naturelle et
inévitable, devient harcelante dès lors qu’elle est soumise au chantage
inconscient. Exigeant l’impossible, celui-ci hypothèque ou corrompt la relation en
la brutalisant à travers la pression qu’il exerce. Source d’intenses secousses
émotionnelles, c’est ainsi que la dépendance devient harcelante.
Emprise
L’emprise est parmi ces mots qui ont tout de suite une résonance presque intime.
Si les gestes par lesquels on la repère sont conscients, ce qui la met en œuvre
n’est pas conscient. Elle est de l’ordre de l’envoûtement. Elle reproduit la
relation première de dépendance réciproque absolue : maman-bébé. « Ma vie
dépend de la tienne », pourrait dire l’enfant, « Mon bonheur dépend de toi »,
répond en écho la maman.
Il est a noté ici que les progrès scientifiques ont permis de mieux accompagner les
naissances en Occident. Mais au XIXe siècle et encore au début du XXe siècle, il
était souvent question de sauver soit la mère soit le nourrisson. Autrement dit le
pouvoir attribué à l’un était immense, en termes d’emprise. Un bébé pouvait ainsi
être « la cause » de la mort de sa mère. Et vivre sous l’emprise de cette
culpabilité !
Toute emprise est toxique en ce sens qu’elle entrave, perturbe ou empêche le
développement, qu’elle tend à altérer ce qui fonde notre nature.
Exclusivité
« Tu es tout pour moi, et moi rien que pour toi »… Nous avons tous besoin d’un
peu d’exclusivité. C’est quand elle devient une arme de chantage qu’elle est
dangereuse.
Exclusivité plurielle
Faire croire à chacun qu’il est unique mais aussi l’unique à recevoir notre
amour… C’est aussi un talent. Bien utilisé, il permet une force de relation qui
encourage à la création. Utilisé de façon abusive, il est le germe de l’abus de
confiance.
La demande d’exclusivité est souvent attendrissante, car très partagée. Nous
avons besoin d’une certaine exclusivité, mais pas au point de nous en rendre
dépendants de façon obsessionnelle ou sacrificielle.
Fusion
Un état de dépendance confus dans lequel aucune limite n’est posée. Les corps,
les places, les rôles ne sont pas définis.
Fusion névrotique
Névrotique : ce mot fait un peu peur… Alors que l’expérience clinique au même
titre que la vie courante m’incitent à dire que névrotiques, nous le sommes tous
plus ou moins, à l’origine, est névrotique ce qui est relatif aux nerfs, qui énerve.
Le stress est ainsi une forme de névrose moderne qui sollicite la fusion pour
s’apaiser. Qui n’a pas un jour été stressé ? On parlait aussi au siècle dernier
d’enfants nerveux. Nombreux sont ceux qui ont pris du théralène ou du sirop de
phénergan.
La nervosité est une question de degré. Rien de tel qu’une attention patiente pour
apaiser, mais faute de temps, on administre des produits qui camouflent la
nervosité sans l’apaiser. Et on adopte des modes de vie qui l’accentuent. On peut
dire ici aussi que le stress est un signal pour attirer l’attention sur un
dysfonctionnement, une fragilité, un terrain pathogène, des habitudes
désastreuses…
Reconnaître en tant qu’adulte sa nervosité est un premier pas vers l’apaisement.
La nier la renforce sous une carapace de déni. La névrose de l’autre ne peut être
considérée sans avoir d’abord considéré la sienne, elle ne peut entraîner une
condamnation morale ! Elle en appelle au soin, à divers degrés.
Ce qui est névrotique n’est pas commandé consciemment, il échappe à notre libre
arbitre. La fusion névrotique ainsi caractérise un état prolongé de la fusion
originelle interdisant la séparation, hypothéquant l’autonomie.
Guérir
Guérir étymologiquement vient du francique Warjan, protéger, défendre. Guérir,
c’est apprendre à se protéger, trouver les bonnes défenses. On le retrouve dans
garir, qui a donné garer (une voiture) et guérite, cette petite cabane dans laquelle
s’abritent les sentinelles ou qui fait office de bureau sur un chantier. Et dans
l’italien guarire.
Il est intéressant de noter qu’en anglais guérir se traduit par cure : que l’on
retrouve dans la même langue avec to care, prendre soin ; et en français dans
cure, le nom féminin, du latin cura, soin, souci. Et sur lequel a été formé le mot
sécurité ! N’en avoir cure, c’est ne pas s’en soucier… Faire une cure, prendre
soin de soi. L’art de guérir ne serait-il pas l’art de prendre soin de soi ?
En espagnol guérir se traduit soit par curar (où l’on retrouve cure) soit pas sanar,
où l’on entend sain, autrement dit le fait d’assainir…
Guérir de ses dépendances affectives, ce n’est pas les supprimer, c’est en
prendre soin afin de ne plus en souffrir !
Guérison
Quand nous avons été soumis à une dépendance pathologique, qu’elle soit
familiale ou sociale, nous restons contaminés au risque de la reproduire et qu’elle
s’aggrave ! L’admettre est le premier pas vers une guérison, au sens premier du
terme : l’idée contenue dans guérir, à l’origine de guérison, est celle de protéger.
Aller vers la guérison indique le fait d’acquérir une protection. Se croire
immunisé et au-dessus de tout incite aux conduites les plus dictatoriales. Nul ne
peut en même temps être humain et au-dessus de l’humain. En revanche,
commencer à prendre soin de l’humanité en soi revient à prendre soin de
l’humanité au-delà de soi… Plutôt que de se laisser contaminer et de contaminer à
son tour, c’est participer à répandre de bonnes ondes.
Induire
Le recours à ce verbe est fréquent dans le texte. Il vient signifier précisément que
la cause d’une crise ou d’un harcèlement n’est pas celle que l’on imagine à
première vue. Mais qu’en sous-terrain d’autres forces agissent qui déterminent un
comportement non explicite.
Insécure
Voir insécurité ci-dessous et sécurité affective plus bas.
Insécurité
Cette notion a été largement développée dans le corps de l’ouvrage. Étant donné
qu’elle est au cœur de la dépendance affective, rappelons ici qu’elle est un état
premier que nous connaissons tous à la naissance étant donné notre prématurité
relative et l’extrême vulnérabilité qui en découle. Il faut des années à l’humain
pour atteindre la maturité, tant d’un point de vue physique que psychique et
affectif. Insécure est de la même famille que cure, qui signifie soin, souci. Curer
à l’origine c’était apporter les soins de santé et de propreté, et le curateur celui
qui prend soin d’un mineur… En psychanalyse, nous parlons également de cure.
La sécurité est l’état de celui qui a reçu les soins et qui de ce fait est sans souci.
Son doublet populaire est sûreté, d’où l’adjectif sûr. Qui a manqué de soin
approprié au début de sa vie risque fort de rester insécure… Ce terme anglais qui
n’existe pas en français est très employé par les jeunes, c’est dire à quel point il
« leur parle » et combien ce mot manque en français. Nous avons bien l’adjectif
sûr mais qui a perdu de sa force quand il qualifie un état.
Pathologique
Pathos en grec, sur lequel a été formé pathologie, avait la double signification de
souffrance et de passion. Ici encore la limite entre les deux est indécise. Passion
donne à entendre un immense amour, puissant, exclusif, une inclination sans
bornes vers un objet auquel on s’attache de toutes ses forces. La souffrance pour
sa part est liée au fait de supporter avec endurance quelque chose de pénible.
Ainsi, pathos se rapproche-t-il dans cette acception du terme latin patientem, qui
a donné d’une part, patient, celui qui souffre sans se plaindre, et d’autre part,
pâtir (dérivé de patientem) sur lequel a été formé passion qui en latin signifiait
précisément la souffrance du patient…
On voit combien la frontière est faible entre les deux. Mais aussi qu’un amour
insensé, une inclination sans limites peut devenir pathologique, c’est-à-dire
relevant de la maladie si l’on n’y prend pas garde !
La norme cependant n’est pas toujours signe de santé. La banalisation des
addictions aujourd’hui en témoigne. Elles deviennent une norme mais chacun en
son coin en souffre. Je pense à une jeune fille qui, à peine avait-elle commencé à
fumer, souffrait de ne pouvoir s’arrêter. Un déplacement s’était opéré de
l’emprise affective sur la fumée de cigarette. Alors qu’elle pensait y prendre
plaisir, elle en comprenait la toxicité en même temps que la difficulté à y
échapper.
Je parle indifféremment d’addiction affective pathologique ou de dépendance
pathologique à partir du moment où la dépendance se vit dans la souffrance.
Comme une torture que l’on s’inflige à dose plus ou moins forte.
Certaines personnes fument des cigarettes sans se sentir addict ni au geste ni à la
fumée… À l’opposé, la peinture peut être considérée comme une forme
d’addiction. Pensons ici à Cézanne qui n’a cessé de peindre la montagne Sainte-
Victoire d’une façon qui peut sembler obsessionnelle. Cependant, en transposant
sa tendance addictive dans un geste artistique, on imagine qu’il en a d’autant
moins souffert, que le succès rencontré a dû l’apaiser et répondre à son attente,
son besoin de reconnaissance. Nous parlerons alors de passion et non de
pathologie… (Ce qui n’exclut pas que l’artiste ait été soumis à de fortes et
douloureuses émotions tandis qu’il était à l’œuvre, dans son atelier, ou qu’il ait
connu quelque autre pathologie ! Peut-être même prenait-il plaisir à se laisser
enivrer par l’odeur de la peinture à l’huile et des solvants tout en accomplissant
son geste artistique pour satisfaire à son obsession !)
Perversité
Elle correspond à ce que l’on appelait sadisme au XXe siècle : un besoin
tyrannique de blesser, accompagné de jouissance et d’actes en contradiction avec
l’intention déclarée.
Préférence
Chantage à la préférence. La peur de perdre la préférence (activée par le chantage
en tant que pression qui hypothèque l’autonomie) est une motivation qui entretient
une dépendance névrotique et induit toutes sortes de perversions de la relation.
Nous avons besoin de préférence pour nous ressourcer. Elle fait écho à la
symbiose maman-bébé : « toi rien que pour moi, tout à moi… », s’assurent et la
mère et l’enfant, mais il s’agira d’y renoncer pour conquérir l’autonomie.
Respect
C’est lui qui définit l’espace vital et invite à considérer l’autre en tant qu’autre. Il
est la clé pour sortir heureusement de la fusion.
Rupture
La rupture n’est pas la séparation. Elle n’est ni méthodique ni progressive. Elle
s’accompagne de brutalité et souvent de violence. Elle est le plus souvent le fait
de fusionnels qui souffrent d’une angoisse d’abandon camouflée ou niée.
La rupture survient, cruelle pour le partenaire, quand la reviviscence de la
relation fusionnelle maman-bébé se fait insoutenable. Elle signifie que le sevrage
n’a pas eu lieu, que la relation maman-bébé a été probablement interrompue par
un événement traumatique : éloignement du milieu familial, mort, maladie grave,
accident, tout événement dont les sensations douloureuses seront restées inscrites
dans la peau, dans les cellules, dans la chair, dans l’esprit de l’enfant devenu
adulte. Tout événement qui produit un effet de coupure, d’abandon cuisant, de
perdition, insufflant une grande inquiétude en même temps qu’une crainte (de
l’autre).
Quand la privation de présence maternelle nourricière se réactive au sein d’une
relation, elle se traduit par une frustration intolérable qui incite celui qui la revit à
reproduire des gestes intolérables à l’égard de l’autre. Comme si celui-ci ou
celle-ci re-présentait (à son inconscient) la mauvaise mère, la cruelle qu’à son
tour on choisit de laisser tomber, comme elle nous a laissés tomber.
Quand la rupture se rejoue, elle se présente comme la seule façon de surmonter la
reviviscence intolérable du manque.
Sécurité affective
La sécurité affective est essentielle à un développement équilibré. La façon dont
l’enfant est d’abord accueilli puis conduit vers la maturité viendra ou non
compenser les effets de l’insécurité première. En encourageant ses efforts naturels
à tendre vers l’extérieur, sans le priver de soins ni d’attention à l’intérieur.
La sécurité affective, rassurant l’enfant sur l’amour qui lui est porté, l’encourage à
prendre son envol sans le soumettre au chantage ni aux déchaînements de la folie
parentale. À défaut de cela, il peinera à sortir de la fusion.
La sécurité affective est une sécurité intime qui pare contre de potentiels dangers
et donne les meilleures armes pour y faire face. Par armes, entendons ici l’art de
bien se protéger et d’éviter ce qui est susceptible de nous blesser.
Séparation et sevrage
« Sevrer étant le doublet populaire de séparer, on comprend
qu’un sevrage mal opéré rende problématique la séparation. Le
sevrage idéal n’existe pas. Le bon étant celui qui laisse à l’enfant
temps et loisir de conquérir son émancipation.
La crainte de perdre l’enfant mis au monde — de l’abandonner ou
d’être abandonné par lui — est inhérente à la condition
maternelle. Plus ou moins lancinante, selon que la mère ait été
ou non lésée par le sentiment d’abandon, elle conditionne nombre
de comportements humains. Appréhension naturelle, toute perte
(maladie, hérédité, guerre, accidents), l’intensifiant, retarde la
séparation4. »
On comprend qu’un enfant qui n’a pu être sevré de façon suffisamment
équilibrante reste en manque, dans l’attente des soins qu’il n’a pas reçus. Par la
suite, tout ce qui rappelle cette séparation qui n’a pas eu lieu dans des
circonstances rassurantes conditionne et réactive en lui la fusion dont il n’est
jamais vraiment sorti.
Ainsi, la séparation est-elle un processus pour opérer la « dé-fusion » qui n’a pas
eu lieu en son temps. Elle est réparatrice. C’est un acte thérapeutique que favorise
dans le meilleur des cas l’espace analytique.
Sevrage thérapeutique
Tout accompagnement permettant de réparer les lésions induites par le sentiment
d’abandon.
Sous-texte
Quand l’inconscient affleure à la surface sans se révéler, le sous-texte contredit
les apparences, pervertit l’intention du geste. De l’ordre du préconscient, les
pensées en sous-texte sont comme des sous-titres au cinéma qui n’iraient pas dans
le sens du dialogue qu’ils sont censés traduire ! Ils perturbent l’action ou
indiquent des sentiments autres que ceux que l’on affiche.
Trahison
Un mot à forte résonance qui indique avec justesse la puissance d’une défaillance
parentale. Dans une relation fusionnelle, un défaut d’attention entraîne également
une sensation de trahison. Comme si le partenaire en fusion donnait une chose
pour une autre ou retirait son soutien en même temps qu’il en promettait
l’indéfectibilité. La méfiance, avec la trahison, se substitue à l’indispensable
confiance.
La trahison, la sensation d’être pris en traître, est l’une des premières d’où
procède l’effet de harcèlement.
Nous l’avons constaté, nous sommes nés de la fusion et nous restons tous
dépendants, à divers degrés et avec plus ou moins de bonheur, de ce mode de
fonctionnement vital. La fusion peut être régénérante, source de réconfort et de
chaleur. Mais elle est un handicap lorsqu’il s’agit pour chacun des partenaires de
s’ouvrir sur le monde. C’est-à-dire d’inclure la possibilité de tiers dans la
relation, permettant de la réoxygéner et de développer le sentiment
d’appartenance sociale, tout aussi vital.
Cette ouverture est indispensable pour régénérer la relation. La difficulté réside,
nous l’avons vu, dans le fait que le tiers représente, a priori, une menace qui
réveille d’antiques douleurs.
L’ouverture sur le monde implique ou ravive des frustrations. Le conflit est alors
inévitable, mais il n’est pas en soi une solution ! Il est à entendre comme la
nécessité d’apprendre à accepter l’autre comme différent de soi, et ne
correspondant pas à toutes nos attentes. Le découvrir, là où il nous étonne, sans le
condamner par ce en quoi il nous étonne. Apprendre à ne pas trop demander, à ne
pas exiger toujours plus… Ne pas insister sur ce que l’autre n’a pas ou ce dont il
nous prive, afin de privilégier ce qu’il nous apporte…
Dans cette perspective, se reconnaître dans des situations, se comprendre est un
premier pas vers la libération.
Reconnaître aussi, lorsque la difficulté surgit, qu’elle est la plupart du temps le
fait de chacun des partenaires est un autre pas, celui-ci vers la conciliation.
Que chacun accepte de comprendre son comportement encourage à un meilleur
fonctionnement de la relation. Le mot fonctionnement n’est guère chaleureux, mais
c’est bien de cela dont il s’agit. En initiant un fonctionnement plus vertueux, on
participe à réinsuffler du sens à la relation.
La fusion, en effet, dans ses excès produit une perte de sens. Les crises
fusionnelles épuisent en brouillant les repères. La compréhension de ce qui s’y
joue aide à éviter de le reproduire sans fin. Mais pour que cette compréhension
soit effective, il est nécessaire de la faire dans des conditions rassurantes qui
permettent de se rassembler, de se retrouver, de renouer avec le plus profond de
notre intimité, autrement dit de notre désir.
C’est alors que nous pouvons œuvrer à la réparation de ce que la crise a mis en
lumière.
Il n’y a pas de remèdes miracles aux douleurs induites par la relation fusionnelle,
mais la prise de conscience de nos modes de fonctionnement est un remède
réellement bénéfique. En ce qu’elle apaise si l’on s’accorde le droit au repos…
pour laisser venir les meilleures, les plus salutaires des réponses.
Se remettre en question, se responsabiliser, accepter sa fragilité, chasser la
culpabilité, ne pas demander à l’autre plus qu’à soi-même. Se préserver, tenter de
faire correspondre ses gestes et sa parole. Ne pas confondre raison et sentiment,
mais tenir compte de ses sentiments dans leur absence de raison, et de la raison
pour rééquilibrer le désordre induit par la passion des sentiments.
Passer de la fusion à un mode relationnel plus complexe est un apprentissage
passionnant qui requiert de la patience et de la bienveillance…
La fusion peut être source de bonheur intense mais également de souffrance tout
aussi intense. Puisse la réflexion à laquelle invite ce livre participer à un peu
d’apaisement et alléger, si ce n’est définitivement supprimer, les souffrances
qu’elle induit.
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