universitaires
du
Septentrion
Les migrants face aux langues des pays d'accueil
| Hervé Adami, Véronique Leclercq
Aspects
sociolangagiers
de l’acquisition
d’une langue
étrangère en
milieu social
Hervé Adami
p. 51-87
Texte intégral
Introduction
1 Les migrants se trouvent en situation d’immersion
linguistique dans la société du pays d’accueil : il ne s’agit pas
d’une stratégie ou d’un choix didactique mais d’une réalité
factuelle. Cette immersion n’est ni temporaire, ni partielle
mais permanente et presque totale, cette dernière nuance
étant motivée par le fait qu’ils continuent à utiliser leurs
langues premières dans le milieu familial et amical. Quand il
s’agira d’aborder la question d’une éventuelle formation
linguistique, la réalité de l’immersion ne saurait être ignorée
au risque de passer à côté de l’essentiel. En effet, la plus
grande part des acquis langagiers des migrants se structure
au contact des natifs dans les multiples situations sociales
de communication, et la formation, quand elle a lieu, n’est
qu’un moment du long processus d’apprentissage de la
langue dominante par les migrants. D’ailleurs, la majorité
des migrants ne suit pas de formation : dans le cadre du
Contrat d’Accueil et d’Intégration, selon le bilan effectué
pour l’année 2006 par exemple, 60 % des migrants primo
arrivants, dont les compétences linguistiques sont évaluées
lors d’un entretien individuel, ne se voient pas prescrire de
formation linguistique parce que leur niveau est estimé
suffisant. Le mode dominant d’apprentissage du français
chez les migrants est donc l’apprentissage en milieu social,
c’est-à-dire hors d’un quelconque cadre pédagogique, ce
dont l’expression apprendre sur le tas a longtemps très bien
rendu compte dans le cas des migrants puisqu’elle signifie
apprendre sur le lieu de travail.
2 La question du processus d’acquisition des langues a, depuis
longtemps, été étudiée du point de vue psychologique,
cognitif, voire plus récemment neurologique, ainsi que du
point de vue linguistique par la description des différents
états de l’interlangue en cours de construction et de
structuration chez les migrants. Mais le processus
d’apprentissage de la langue en milieu naturel est très mal
connu sous ses aspects sociolangagiers. Si l’on s’accorde à
penser que le processus d’apprentissage de la langue cible
en immersion s’effectue dans et par les interactions au
quotidien dans la multiplicité et la variété des échanges
sociaux, on en sait beaucoup moins en revanche à propos de
l’influence de la nature de ces échanges sociaux sur le cours
du processus d’apprentissage et sur la construction de la
structure de l’interlangue. En d’autres termes, si les
interactions sont bien des moments privilégiés, mais pas
uniques, d’apprentissage de la langue dominante, il reste
encore à comprendre le rôle que jouent les contextes
sociaux de ces interactions dans l’apprentissage d’une
langue seconde en milieu social.
Un apprentissage empirique
6 L’apprentissage en milieu social, dont la caractéristique est
de s’effectuer en dehors d’un cadre institué de formation, ne
suit pas de logique pédagogique, si ce n’est celle que les
personnes peuvent éventuellement mettre en œuvre de
façon explicite, mais il s’adapte aux situations langagières
rencontrées dans la vie sociale. Cet apprentissage est donc
fondamentalement empirique dans la mesure où il
progresse en fonction des besoins langagiers créés par la vie
sociale. La perspective est ainsi complètement inversée par
rapport à un apprentissage guidé dont les objectifs sont
d’abord langagiers. En effet, les apprentissages guidés
construisent leurs progressions en fonction de besoins
langagiers repérés et identifiés par les concepteurs de
formation, qu’ils soient auteurs de manuels ou praticiens, et
préconçus pour l’apprentissage. Cette préconception des
besoins induit d’ailleurs des approches différentes selon
qu’elles se réclament de conceptions « traditionnelles » en
didactique centrées sur la langue comme système, ou de
conceptions comme l’approche communicationnelle et
l’approche actionnelle qui ont trouvé leur place plus
récemment, valorisant l’autonomie, qui suppose une
préconception par l’apprenant lui-même. Dans tous les cas,
l’objectif est bien langagier, même si l’accent est mis sur les
besoins en termes de communication. L’apprentissage en
milieu social en revanche est surdéterminé par les besoins
sociaux qui façonnent et construisent la progression. Le
processus est empirique dans la mesure où les apprenants
partent de la réalité sociale pour construire leurs répertoires
langagiers. La démarche est également empirique par le fait
que la création de ces répertoires est une construction-
déconstruction-reconstruction permanente. En situation
d’apprentissage guidé, les apprenants apprennent à
communiquer tandis qu’en situation d’apprentissage social,
ils apprennent en communiquant. L’objectif des apprenants
est intuitivement considéré comme atteint lorsque les
formes langagières acquises leur permettent de comprendre
et de se faire comprendre des natifs dans les interactions
dans lesquels ils sont engagés. Il se produit alors parfois un
phénomène dit de fossilisation des acquis : ceux-ci ne font
plus l’objet de remises en cause et de reconstructions par les
apprenants, dès lors qu’ils semblent avoir atteint leurs
objectifs. Cette fossilisation représente un obstacle dans la
mesure où ces acquis empiriques figés ne sont pas en
mesure de s’adapter à des situations de communication
inédites. Les apprenants utilisent des formes linguistiques
qui, si elles ont fonctionné jusque là en atteignant leurs
objectifs dans un certain nombre de situations, ne sont plus
efficaces dès lors que de nouveaux paramètres
sociolinguistiques apparaissent. Des formes de lexique
appartenant par exemple à des registres familiers utilisés
sur le lieu de travail et dans les rapports amicaux ou de
voisinage, ne conviennent plus quand il s’agit d’interactions
plus formelles. La fossilisation concerne également des
formes figées adaptées, ou au moins intelligibles, dans
certains contextes interactionnels, mais qui peuvent devenir
incompréhensibles dans d’autres contextes et avec d’autres
interlocuteurs.
7 J’ai proposé la notion de tactique d’apprentissage (Adami,
2009 : 37-46) pour décrire ce processus d’acquisition de
type épilinguistique. La tactique d’apprentissage s’oppose à
la stratégie d’apprentissage en ce sens que cette dernière est
une démarche consciente, planifiée, pensée et organisée en
vue d’atteindre un ou des objectifs préalablement repérés.
La tactique au contraire est une démarche d’apprentissage
fondée sur un rapport pragmatique au langage et à la
communication verbale, orientée par la recherche du
résultat immédiat, qui évolue et se met en action au fil des
interactions du quotidien.
8 Ce mode d’appropriation de la langue dominante est ainsi
très fortement lié aux contextes sociaux dans lesquels elle a
lieu et c’est précisément ce qui concourt à l’extrême
hétérogénéité des parcours d’acculturation linguistique des
migrants. Ces parcours sont des trajectoires sociales
jalonnées de multiples échanges langagiers qu’il convient
d’analyser pour mieux comprendre le processus
d’apprentissage d’une langue en milieu social.
Le travail
17 Le travail est une voie majeure d’acquisition de la L2 dans la
mesure où il occupe un temps et un espace social très
importants pour les personnes qui en possèdent un. Cette
remarque vaut pour les structures professionnelles où la
langue dominante du pays d’accueil est utilisée et exclut
celles où ce n’est pas le cas. Ces dernières situations sont
minoritaires mais elles existent : il s’agit d’entreprises
artisanales, par exemple, gérées par des migrants qui
emploient majoritairement ou exclusivement de la main
d’œuvre constituée par des locuteurs parlant la même
langue que les dirigeants. C’est le cas de certaines petites
entreprises du bâtiment gérées par des turcs ou des
portugais qui utilisent, sauf avec les clients et les partenaires
extérieurs bien sûr, leurs langues premières dans la vie
quotidienne de l’entreprise. C’est également le cas de
certaines équipes de « plongeurs » dans le domaine de
l’hôtellerie recrutées sur des bases linguistiques et dont le
responsable est bilingue et fait le lien avec les dirigeants.
18 Pour les autres structures où la langue dominante du pays
d’accueil est la langue de travail, le contact permanent avec
des natifs favorise l’acquisition de la L2 dans les multiples
situations de la vie professionnelle. Le travail, tant du point
de vue économique bien sûr que social et linguistique, est
un puissant facteur d’insertion et d’intégration, confirmé
encore ici même par Veillette et Gohard-Radenkovic. Ceci se
confirme et se renforce quand on sait que la part langagière
du travail s’accroît régulièrement (Boutet, 2001) et que cela
concerne également les postes de travail les moins qualifiés,
ceux qu’occupent souvent les migrants. Cet accroissement
est le produit d’une évolution managériale, économique et
sociale. En effet, le modèle taylorien à bout de souffle laisse
place progressivement à un modèle de production qui, s’il
continue à maintenir une pression pour davantage de
productivité, évolue vers des formes d’organisation du
travail moins rigides et moins hiérarchisées où il est laissé
davantage d’autonomie aux salariés, ce qui ne contribue
d’ailleurs pas à relâcher la pression, au contraire, puisque
s’ils sont plus autonomes, ils deviennent également plus
responsables. Les entreprises, dans tous les secteurs
d’activité, sont également souvent engagées dans des
démarches qualité impliquant, entre autres, des questions
de sécurité. Le langage est désormais partout au travail, y
compris là où il s’agissait plutôt de respecter le silence,
synonyme de concentration et donc de productivité. Parler
au travail est donc de moins en moins proscrit et de plus en
plus encouragé, y compris dans les secteurs d’activité
employant de la main d’œuvre faiblement ou non qualifiée
et recrutant massivement des migrants (Adami et André,
2010). Cette part langagière du travail qui s’accroît
s’immisce dans toutes les activités des salariés par le biais
de pratiques de communication dont on pourrait faire la
liste suivante :
L’origine sociolinguistique
44 Les migrants sont originaires de pays où existent une ou
plusieurs langues officielles mais où peuvent coexister
également des langues « nationales », plus ou moins
reconnues par les autorités politiques, ainsi que, parfois, des
dizaines d’autres langues « périphériques » comme les
appelle Calvet (2002). Les migrants originaires d’Afrique,
du Nord ou Subsaharienne, ont ainsi vécu, avant leur
arrivée en Europe, une situation de plurilinguisme de
contact. Certains pratiquent plusieurs langues avant
d’apprendre la langue du pays d’accueil. Certains africains
par exemple peuvent ainsi être locuteurs natifs d’une langue
périphérique, mais comprendre et/ou parler une langue
centrale (Calvet, op. cit.) locale et le français. Le degré de
maîtrise de ces langues est variable, sauf pour la langue
première, mais le plurilinguisme individuel est bien réel. La
place du français dans les pays d’origine, et les rapports que
les migrants entretiennent avec cette langue, sont
extrêmement variables d’un pays l’autre. Les nations
d’Afrique subsaharienne issues de la colonisation française
ont choisi le français comme langue officielle, bien que cette
langue ne soit parlée que par une minorité de personnes. Au
Maghreb, le français n’a pas de statut officiel mais il est
présent partout, comme une sorte de langue « officieuse ».
D’autres pays d’origine des migrants en revanche n’ont
qu’un lien historique avec la France comme le Vietnam ou le
Cambodge mais le français y est très peu présent. D’autres
enfin n’ont pas de rapports spécifiques avec le français,
comme la Turquie ou la Chine. Dans chacun de ces cas, et
notamment les deux premiers en Afrique, les situations
sociolinguistiques et individuelles par rapport au français
dans les pays d’origine font naître beaucoup de cas
particuliers.
La scolarisation
45 C’est un facteur essentiel dont j’ai par ailleurs démontré
l’importance (Adami, 2007). Si le niveau de scolarisation
s’est élevé depuis quelques années, la majorité des migrants
possède un niveau faible ou moyen de scolarisation, ce qui
correspond à l’école primaire ou au collège en France
(Beauchemin et alii, 2010. Quel que soit le niveau de
scolarisation atteint, ce qui compte pour notre propos c’est
la grande diversité des parcours scolaires dont le « niveau »
là encore ne dit pas tout : en effet, le niveau atteint dans les
pays d’origine, autant qu’il est d’ailleurs possible de le
comparer avec celui du pays d’accueil, ne dit pas grand-
chose de la qualité de cette scolarisation, si l’on pense par
exemple aux conditions précaires dans lesquelles elle a lieu
dans certains pays émergents.
46 La scolarité a d’abord un impact direct sur la maîtrise de
l’écrit, qui a lui-même une influence déterminante sur les
formations linguistiques suivies et sur les capacités des
migrants à apprendre en milieu social. L’écrit permet en
outre une distance métalinguistique dont l’absence est en
partie la cause d’un certain nombre de difficultés
d’apprentissage (Lahire, op. cit.). La scolarité a ensuite un
impact sur les habitus d’apprentissage, ces gestes, ces
pratiques, cette organisation spécifiques qui font le
quotidien du « métier » d’élève et qui sont utilement
réutilisés en formation post scolaire par les apprenants les
mieux scolarisés. La scolarité permet en outre d’élargir
l’horizon symbolique et les connaissances des apprenants,
leur offrant la possibilité de prendre de la hauteur et
d’organiser le corpus des nouveaux acquis pour leur donner
un sens en les intégrant à une configuration intellectuelle
solide.
47 Cette question du niveau de scolarité est une ligne de
rupture majeure chez les apprenants adultes en formation
linguistique et elle transcende toutes les autres différences
d’origines nationales, géographiques ou linguistiques
notamment.
Conclusion
51 Ces éléments d’analyse n’épuisent sans doute pas la
question de l’hétérogénéité des apprenants et des migrants
de façon générale. Ceci démontre en tous cas que la
catégorie générale des migrants n’est qu’une illusion
d’optique : au-delà de la définition administrative (un
migrant est une personne étrangère née à l’étranger, vivant
en France avec l’intention de s’y installer durablement), il
est impossible de dresser un portait type, tant les parcours
sont différents. C’est pourquoi la question de l’analyse de la
biographie sociolangagière et sociologique des personnes est
déterminante. Ceci ne signifie pas qu’une analyse globale
soit impossible : il ne s’agit pas d’une atomisation
méthodologique mais d’une nouvelle approche intégrant la
complexité des situations individuelles, elles-mêmes
étroitement dépendantes du contexte économique, social et
politique.
52 Le langage, et sa réalité fondamentale qu’est l’interaction,
possèdent d’abord, mais pas exclusivement, une dimension
sociale : les aspects sémiotiques ou cognitifs sont bien sûr
très importants, mais ils dépendent eux-mêmes du fait que
les pratiques langagières sont avant tout des pratiques
sociales.
53 Analyser et comprendre le parcours sociolangagier des
migrants, c’est-à-dire le processus d’appropriation de la
langue du pays d’accueil, c’est donc nécessairement
contextualiser ce parcours et ce processus. L’analyse
multifactorielle de ce parcours d’apprentissage, en étroite
connexion avec les biographies sociales des migrants, peut
permettre d’éviter les dérives fixistes, substantialistes ou
essentialistes de définition, ou plutôt d’hétéro-désignation,
des « cultures » des migrants, « du » plurilinguisme ou des
« communautés ». Ces étiquetages, intellectuellement
confortables, figent la réalité d’un processus complexe qui
tient bien davantage du parcours concret d’individus
concrets que de catégories symboliques préconstruites et
sur-pensées.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références par
Bilbo, l'outil d'annotation bibliographique d'OpenEdition.
Les utilisateurs des institutions qui sont abonnées à un des
programmes freemium d'OpenEdition peuvent télécharger
les références bibliographiques pour lequelles Bilbo a trouvé
un DOI.
Format
APA
MLA
Chicago
Le service d'export bibliographique est disponible aux
institutions qui ont souscrit à un des programmes freemium
d'OpenEdition.
Si vous souhaitez que votre institution souscrive à l'un des
programmes freemium d'OpenEdition et bénéficie de ses
services, écrivez à : contact@openedition.org
Format
APA
MLA
Chicago
Le service d'export bibliographique est disponible aux
institutions qui ont souscrit à un des programmes freemium
d'OpenEdition.
Si vous souhaitez que votre institution souscrive à l'un des
programmes freemium d'OpenEdition et bénéficie de ses
services, écrivez à : contact@openedition.org
Format
APA
MLA
Chicago
Le service d'export bibliographique est disponible aux
institutions qui ont souscrit à un des programmes freemium
d'OpenEdition.
Si vous souhaitez que votre institution souscrive à l'un des
programmes freemium d'OpenEdition et bénéficie de ses
services, écrivez à : contact@openedition.org
Format
APA
MLA
Chicago
Le service d'export bibliographique est disponible aux
institutions qui ont souscrit à un des programmes freemium
d'OpenEdition.
Si vous souhaitez que votre institution souscrive à l'un des
programmes freemium d'OpenEdition et bénéficie de ses
services, écrivez à : contact@openedition.org
Format
APA
MLA
Chicago
Le service d'export bibliographique est disponible aux
institutions qui ont souscrit à un des programmes freemium
d'OpenEdition.
Si vous souhaitez que votre institution souscrive à l'un des
programmes freemium d'OpenEdition et bénéficie de ses
services, écrivez à : contact@openedition.org
Notes
1. La loi du 4 mai 2004 a introduit le droit à la formation linguistique
pour les salariés, ce qui confirme cette tendance à l’accroissement de la
part langagière du travail, en mettant la question des compétences
langagières des salariés au premier plan.
Auteur
Hervé Adami
Maître de conférences en
Sciences du langage, habilité à
diriger des recherches,
laboratoire ATILF, université de
Lorraine et CNRS.
Du même auteur