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universitaires
du
Septentrion
Les migrants face aux langues des pays d'accueil
| Hervé Adami, Véronique Leclercq

Aspects
sociolangagiers
de l’acquisition
d’une langue
étrangère en
milieu social
Hervé Adami
p. 51-87

Texte intégral

Introduction
1 Les migrants se trouvent en situation d’immersion
linguistique dans la société du pays d’accueil : il ne s’agit pas
d’une stratégie ou d’un choix didactique mais d’une réalité
factuelle. Cette immersion n’est ni temporaire, ni partielle
mais permanente et presque totale, cette dernière nuance
étant motivée par le fait qu’ils continuent à utiliser leurs
langues premières dans le milieu familial et amical. Quand il
s’agira d’aborder la question d’une éventuelle formation
linguistique, la réalité de l’immersion ne saurait être ignorée
au risque de passer à côté de l’essentiel. En effet, la plus
grande part des acquis langagiers des migrants se structure
au contact des natifs dans les multiples situations sociales
de communication, et la formation, quand elle a lieu, n’est
qu’un moment du long processus d’apprentissage de la
langue dominante par les migrants. D’ailleurs, la majorité
des migrants ne suit pas de formation : dans le cadre du
Contrat d’Accueil et d’Intégration, selon le bilan effectué
pour l’année 2006 par exemple, 60 % des migrants primo
arrivants, dont les compétences linguistiques sont évaluées
lors d’un entretien individuel, ne se voient pas prescrire de
formation linguistique parce que leur niveau est estimé
suffisant. Le mode dominant d’apprentissage du français
chez les migrants est donc l’apprentissage en milieu social,
c’est-à-dire hors d’un quelconque cadre pédagogique, ce
dont l’expression apprendre sur le tas a longtemps très bien
rendu compte dans le cas des migrants puisqu’elle signifie
apprendre sur le lieu de travail.
2 La question du processus d’acquisition des langues a, depuis
longtemps, été étudiée du point de vue psychologique,
cognitif, voire plus récemment neurologique, ainsi que du
point de vue linguistique par la description des différents
états de l’interlangue en cours de construction et de
structuration chez les migrants. Mais le processus
d’apprentissage de la langue en milieu naturel est très mal
connu sous ses aspects sociolangagiers. Si l’on s’accorde à
penser que le processus d’apprentissage de la langue cible
en immersion s’effectue dans et par les interactions au
quotidien dans la multiplicité et la variété des échanges
sociaux, on en sait beaucoup moins en revanche à propos de
l’influence de la nature de ces échanges sociaux sur le cours
du processus d’apprentissage et sur la construction de la
structure de l’interlangue. En d’autres termes, si les
interactions sont bien des moments privilégiés, mais pas
uniques, d’apprentissage de la langue dominante, il reste
encore à comprendre le rôle que jouent les contextes
sociaux de ces interactions dans l’apprentissage d’une
langue seconde en milieu social.

L’appropriation d’une nouvelle langue

Apprendre ou acquérir une langue ?


3 Cette distinction a longtemps fait consensus et reposait
essentiellement sur une base disciplinaire : la linguistique,
la psycholinguistique et la psychologie s’intéressaient à
l’acquisition tandis que la didactique des langues
s’intéressait à l’apprentissage. Ce dernier était défini par la
volonté et la conscience d’apprendre une langue où était
mise en œuvre une stratégie particulière pour y parvenir.
Par ailleurs, l’apprentissage se déroulait toujours dans un
cadre pédagogique institué, sinon institutionnel.
L’acquisition, quant à elle, se définissait comme un
processus et/ou des mécanismes cognitifs d’appropriation
d’une nouvelle langue. Cette « division des rôles » écartait
de fait l’appropriation d’une langue en milieu social du
cadre de l’apprentissage, d’une part parce qu’il n’existe pas
de cadre pédagogique et, d’autre part, parce que cette
appropriation était perçue comme largement inconsciente
ou, en tous cas, menée sans stratégie particulière. Les
recherches qui sont menées dans une perspective
acquisitionniste, auprès des enfants notamment, parlent
néanmoins d’apprentissage du langage (Canut & Vertalier,
2008) ce qui semble démontrer que ces deux notions ne
recouvrent pas des domaines étanches l’un à l’autre.
4 Cette distinction est aujourd’hui fortement remise en cause
parce qu’il ne peut y avoir apprentissage sans acquisition,
même minimale, et que les deux ont donc partie liée. Elle
est également remise en cause parce que l’acquisition dite
en « milieu naturel » est également une forme
d’apprentissage et que, s’il n’y a pas de cadre institutionnel,
ni la volonté délibérée ni les stratégies ne manquent, même
s’il s’agirait plutôt de tactiques en l’occurrence (Adami,
2009). Je parlerai ici d’apprentissage en milieu social, à la
suite de Véronique (1994). En effet, milieu « naturel »
signifie en réalité milieu social dans la mesure où la
distinction oppose les situations pédagogiques
implicitement considérées comme artefactuelles, sinon
artificielles, aux situations de la vie courante, considérées
comme « naturelles ». Or, affirmer la « naturalité » de faits
sociaux est un contre sens. En parlant de milieu social
plutôt que de milieu naturel, j’ai bien conscience de
maintenir implicitement l’idée que la situation pédagogique
n’est pas une situation sociale mais je choisis de prendre ce
risque parce que cette notion de naturalité apparaît plus
pernicieuse.
5 Dans le cas de « l’immersion » linguistique telle que la
connaissent les migrants, le simple fait d’être « plongé »
dans le « bain » linguistique ne suffit pas à développer des
compétences par une sorte d’effet de capillarité. L’usage
d’expressions métaphoriques comme le bain linguistique
n’aide d’ailleurs pas à mieux comprendre la réalité complexe
de l’apprentissage de la langue dominante par les migrants.
En effet, pour filer la métaphore, tout individu plongé dans
ce bain subit logiquement le même trempage mais pour ce
qui concerne la capacité à nager, c’est autre chose. Or, c’est
là précisément que se situe le problème : si la société
d’accueil est un grand bain, ce n’est en tous cas pas une
piscine olympique mais un littoral découpé, avec ses trous
d’eau, ses courants et ses marées où il n’est pas facile
d’apprendre à nager. La métaphore de l’immersion
linguistique, au-delà du fait qu’elle ne correspond pas
totalement à la situation des migrants puisqu’il ne s’agit pas
d’une démarche didactique, est bien trop évasive pour
rendre compte du processus d’apprentissage de la langue
dominante. Les migrants n’acquièrent pas la langue par
simple contact, comme des récipiendaires passifs, mais par
le biais de tactiques empiriques et actives d’apprentissage.
Ces tactiques sont orientées par un objectif essentiel :
comprendre et se faire comprendre dans les multiples
situations de communication de la vie quotidienne. Pour
cela, les migrants s’appuient sur le discours des natifs,
écoutent, comparent, établissent des rapports avec leurs
langues d’origine, s’enquièrent du sens de tel ou tel mot ou
expression, font des essais et, pour les mieux scolarisés
d’entre eux, cherchent eux-mêmes dans les dictionnaires ou
les manuels de langue. Toutes ces activités, qu’elles soient
d’ordre métalinguistique ou épilinguistique, relèvent d’un
véritable travail d’apprentissage, hormis le fait qu’elles ne
s’effectuent pas dans un cadre pédagogique.

Un apprentissage empirique
6 L’apprentissage en milieu social, dont la caractéristique est
de s’effectuer en dehors d’un cadre institué de formation, ne
suit pas de logique pédagogique, si ce n’est celle que les
personnes peuvent éventuellement mettre en œuvre de
façon explicite, mais il s’adapte aux situations langagières
rencontrées dans la vie sociale. Cet apprentissage est donc
fondamentalement empirique dans la mesure où il
progresse en fonction des besoins langagiers créés par la vie
sociale. La perspective est ainsi complètement inversée par
rapport à un apprentissage guidé dont les objectifs sont
d’abord langagiers. En effet, les apprentissages guidés
construisent leurs progressions en fonction de besoins
langagiers repérés et identifiés par les concepteurs de
formation, qu’ils soient auteurs de manuels ou praticiens, et
préconçus pour l’apprentissage. Cette préconception des
besoins induit d’ailleurs des approches différentes selon
qu’elles se réclament de conceptions « traditionnelles » en
didactique centrées sur la langue comme système, ou de
conceptions comme l’approche communicationnelle et
l’approche actionnelle qui ont trouvé leur place plus
récemment, valorisant l’autonomie, qui suppose une
préconception par l’apprenant lui-même. Dans tous les cas,
l’objectif est bien langagier, même si l’accent est mis sur les
besoins en termes de communication. L’apprentissage en
milieu social en revanche est surdéterminé par les besoins
sociaux qui façonnent et construisent la progression. Le
processus est empirique dans la mesure où les apprenants
partent de la réalité sociale pour construire leurs répertoires
langagiers. La démarche est également empirique par le fait
que la création de ces répertoires est une construction-
déconstruction-reconstruction permanente. En situation
d’apprentissage guidé, les apprenants apprennent à
communiquer tandis qu’en situation d’apprentissage social,
ils apprennent en communiquant. L’objectif des apprenants
est intuitivement considéré comme atteint lorsque les
formes langagières acquises leur permettent de comprendre
et de se faire comprendre des natifs dans les interactions
dans lesquels ils sont engagés. Il se produit alors parfois un
phénomène dit de fossilisation des acquis : ceux-ci ne font
plus l’objet de remises en cause et de reconstructions par les
apprenants, dès lors qu’ils semblent avoir atteint leurs
objectifs. Cette fossilisation représente un obstacle dans la
mesure où ces acquis empiriques figés ne sont pas en
mesure de s’adapter à des situations de communication
inédites. Les apprenants utilisent des formes linguistiques
qui, si elles ont fonctionné jusque là en atteignant leurs
objectifs dans un certain nombre de situations, ne sont plus
efficaces dès lors que de nouveaux paramètres
sociolinguistiques apparaissent. Des formes de lexique
appartenant par exemple à des registres familiers utilisés
sur le lieu de travail et dans les rapports amicaux ou de
voisinage, ne conviennent plus quand il s’agit d’interactions
plus formelles. La fossilisation concerne également des
formes figées adaptées, ou au moins intelligibles, dans
certains contextes interactionnels, mais qui peuvent devenir
incompréhensibles dans d’autres contextes et avec d’autres
interlocuteurs.
7 J’ai proposé la notion de tactique d’apprentissage (Adami,
2009 : 37-46) pour décrire ce processus d’acquisition de
type épilinguistique. La tactique d’apprentissage s’oppose à
la stratégie d’apprentissage en ce sens que cette dernière est
une démarche consciente, planifiée, pensée et organisée en
vue d’atteindre un ou des objectifs préalablement repérés.
La tactique au contraire est une démarche d’apprentissage
fondée sur un rapport pragmatique au langage et à la
communication verbale, orientée par la recherche du
résultat immédiat, qui évolue et se met en action au fil des
interactions du quotidien.
8 Ce mode d’appropriation de la langue dominante est ainsi
très fortement lié aux contextes sociaux dans lesquels elle a
lieu et c’est précisément ce qui concourt à l’extrême
hétérogénéité des parcours d’acculturation linguistique des
migrants. Ces parcours sont des trajectoires sociales
jalonnées de multiples échanges langagiers qu’il convient
d’analyser pour mieux comprendre le processus
d’apprentissage d’une langue en milieu social.

Le rôle des interactions verbales

L’interaction comme réalité fondamentale du


langage
9 L’acquisition de la langue dominante en milieu social se
produit au fil des échanges avec les natifs, ou avec des non
natifs s’exprimant dans la langue dominante. Les
interactions verbales sont donc bien au centre du processus
d’apprentissage et leur analyse est incontournable si l’on
veut comprendre le processus d’acquisition.
10 Les interactions verbales ne représentent pas simplement
l’élément central du processus d’acquisition d’une langue en
milieu social mais, selon la formule de Bakhtine,
« l’interaction verbale constitue la réalité fondamentale de
la langue » (1977 (1929) : 136). Bakhtine écrit ceci avec
plusieurs décennies d’avance sur les nombreux travaux qui
vont suivre sur l’analyse conversationnelle, puis sur les
interactions verbales (voir infra). De fait, il n’y a ni langue
ni langage existant en soi et pour soi mais des pratiques
langagières, des situations de communications où s’actualise
le système linguistique : il n’y a pas de langue sans locuteur
et il n’y a pas de locuteurs sans interlocuteur. À cet égard,
l’interaction est donc bien la réalité fondamentale du
langage. L’affirmation de Bakhtine est confirmée
empiriquement par le fait qu’une langue qui n’est plus
utilisée est considérée comme morte. Or sa « mort » n’est
pas celle du système, qui continue d’exister comme trace
fossilisée dans le cas des langues anciennes écrites, mais
celle des pratiques, des échanges, des interactions verbales.
Les personnes qui apprennent une langue en milieu social
ne sont pas confrontées à un système linguistique, mais à
des pratiques langagières. Cet apprenant doit ainsi partir de
ces pratiques langagières pour, éventuellement,
« remonter » jusqu’au système linguistique. Or cette
« remontée » n’est possible que pour les apprenants dont le
niveau de scolarité est suffisant pour permettre une distance
métalinguistique à l’objet-langue. La réalité langagière à
laquelle sont confrontés les apprenants en milieu social est
d’abord celle des interactions verbales et cette affirmation
ne repose pas seulement sur le postulat théorique de la
primauté des interactions sur le système linguistique dans
une approche post-structuraliste, mais sur une réalité
objective. Au-delà de cette réalité empirique, se pose de
toute façon la question théorique de la primauté de
l’interaction telle que l’a pensée Bakhtine. Elle sera
réaffirmée ici. Le système linguistique n’est pas en effet une
immanence sémiotique et symbolique qui préexisterait à
toutes formes de pratiques langagières mais le produit d’un
processus historique et social à l’œuvre en permanence.
L’histoire du français, comme de tant d’autres langues, n’est
pas l’histoire d’un système qui évoluerait en dehors de
toutes contingences matérielles mais s’inscrit au contraire
dans l’histoire économique, sociale et symbolique des
locuteurs qui font, défont et refont en permanence les
systèmes linguistiques qu’ils utilisent (Baggioni, 1997 ;
Lodge, 1997). Engagés dans les rapports sociaux, ils sont
inévitablement des interlocuteurs et non plus simplement
des locuteurs. Les langues n’existent que par la dynamique
des échanges sociolangagiers, par les interactions verbales,
qu’elles soient en face-à-face, en différé, voire sans retour
direct de l’interlocuteur : toute production linguistique est
produite par un ou des énonciateurs et destinée à un ou des
énonciataires, quel que soit le canal, écrit ou oral, quel que
soit le décalage qui peut exister entre l’émission et la
réception et même si l’un des interlocuteurs ne peut
répondre directement.
11 La place centrale prise par l’analyse des interactions
verbales a logiquement conduit à reconsidérer les modes
d’apprentissage des langues en milieu social. En effet,
puisque l’interaction est bien la réalité fondamentale de la
langue, il s’agissait de s’interroger sur le rôle des
interactions dans le processus d’apprentissage. Ce sont les
travaux pionniers sur les interactions exolingues (Alber,
1985 ; Alber & Py, 1986 ; De Pietro 1988 ; De Pietro et alii,
1988) puis toutes les recherches qui portent directement sur
la question de l’apprentissage d’une langue par les
interactions (Giacomi, 1986 ; Gajo & Mondada, 2000 ;
Matthey, 2003, entre beaucoup d’autres). Matthey (2010)
fait le bilan des 25 dernières années de recherches dans ce
domaine qui démontrent bien que les interactions verbales
représentent le mode dominant de l’apprentissage des
langues en milieu social. Matthey rappelle le rôle
déterminant du contexte social, puisque les interactions
sont d’abord des pratiques sociales, mais ce qui se confirme
également dans toutes ces recherches, c’est qu’elles ont
plutôt abordé l’interaction en tant que telle, pensée comme
pratique sociale certes, mais sans analyser de façon
approfondie l’impact de l’environnement social sur
l’interaction. Ces travaux ont été menés par des linguistes
qui n’ont sans doute pas souhaité s’aventurer sur un terrain
plus sociologique.

Les interactions s’inscrivent dans le cadre des


rapports sociaux
12 Cependant, que ce soit d’un point de vue théorique ou d’un
point de vue empirique, l’interaction n’est ni au principe de
la construction des rapports sociaux, ni la seule et unique
source des productions langagières.
13 D’un point de vue théorique, le champ, qui s’est avéré très
fécond, de l’analyse conversationnelle et des interactions
verbales, a mis ces dernières au centre de l’attention des
sciences du langage et de nombreuses sous disciplines
abordent désormais l’analyse de la langue sous l’angle de
corpus d’interactions verbales authentiques. D’objet d’étude
particulier dans le champ des sciences du langage, les
interactions verbales deviennent la base même de l’analyse
des phénomènes linguistiques. Au-delà de l’analyse des
interactions verbales en tant que telles, les conversations
deviennent des corpus sur lesquels les recherches s’appuient
pour étudier d’autres aspects langagiers ou linguistiques.
Mais cette nouvelle primauté a produit un effet pervers. En
effet, les interactions verbales sont non seulement perçues
comme la réalité fondamentale du langage, comme l’avait
affirmé à juste titre Bakhtine dès 1929 (op. cit.), mais elles
sont posées par le courant multiforme de l’interactionnisme
symbolique, dont une des manifestations les plus radicales
est l’ethnométhodologie, comme la base même de la réalité
sociale. Selon ce courant, la société est le produit des
interactions entre les individus et n’a donc plus d’existence
objective en dehors de ces échanges. La société est ainsi une
construction perpétuellement renouvelée et renégociée lors
de chaque interaction. Bourdieu (2001 : 98) montre les
limites de cette approche :
« Faute d’aller au-delà des actions et des interactions prises
dans leur immédiateté directement visible, la vision
“interactionniste’’ ne peut découvrir que la stratégie
linguistique des différents agents dépendant étroitement de
la distribution du capital linguistique dont on sait que, par
l’intermédiaire de la structure des chances d’accès au
système scolaire, elle dépend de la structure des rapports de
classe. Et du même coup, elle ne peut qu’ignorer les
mécanismes profonds qui, au travers des changements de
surface, tendent à assurer la reproduction de la structure
des écarts distinctifs et la conservation de la rente de
situation associée à la possession d’une compétence rare,
donc distinctive. »

14 Les interactions verbales s’inscrivent dans le cadre de


rapports sociaux préexistants, mais ils ne les reproduisent
pas toujours de façon mécanique. Si le statut social des
interactants est bien un facteur objectif surdéterminant
dans chaque interaction, la place interactionnelle qu’ils
occupent lors des échanges est « négociable » en ce sens que
les statuts ne figent pas définitivement les rapports dans les
interactions. Ceci étant, les rapports de place évoluent
d’abord dans le cadre des rapports sociaux établis hors de
l’interaction. Ainsi, dans le cadre d’une structure
hiérarchisée comme une entreprise par exemple, la remise
en cause de « l’ordre social » n’est pas pensable lors de
chaque interaction. Si c’est le cas, il s’agira d’un conflit
ouvert ou larvé, ou bien d’une interaction symétrique
comme une négociation sociale par exemple où les
intervenants sont, par définition, en position d’égalité.
Cependant, même dans ce cas, les statuts sociaux ne sont
pas neutralisés : au contraire, chacun intervenant es qualité,
ils sont même réaffirmés.

L’interaction : réalité fondamentale mais non


unique des pratiques langagières
15 Les interactions ne se réduisent pas à une situation
d’échanges alternés de face-à-face. De nombreux types de
productions langagières ne s’inscrivent pas dans le cadre
d’échanges : ce sont ce que j’ai appelé des formes
alteractionnelles de communication (Adami, 2010) sur
lesquelles je vais revenir plus loin. Ainsi, si les interactions
verbales représentent une part importante du « corpus »
authentique d’apprentissage en milieu social, d’autres
événements langagiers contribuent à cet apprentissage. On
ne sait pas aujourd’hui dans quelle mesure ces formes
d’alteractions influent sur l’apprentissage et surtout quelle
est la part qu’elles prennent dans cet apprentissage par
rapport aux interactions verbales. Aucune étude ne s’est
pour l’instant penchée sur la question mais l’on peut d’ores
et déjà faire quelques hypothèses. La première est que la
rencontre des migrants avec ces corpus authentiques
d’apprentissage en milieu social est très étroitement liée à
leurs parcours professionnels, sociaux, interpersonnels dans
la société du pays d’accueil. En effet, les différences sont
grandes selon que les migrants travaillent ou non et sont
donc engagés dans des échanges langagiers professionnels,
selon qu’ils entretiennent ou non des liens amicaux avec des
natifs, selon les liens plus ou moins étroits qu’ils
entretiennent avec la communauté linguistique de leur pays
d’origine, etc. La deuxième hypothèse est que les rapports
qualitatifs et quantitatifs des migrants avec ces corpus
dépendent du niveau de compétence à l’écrit à l’arrivée dans
le pays d’accueil. Cette donnée est capitale en effet parce
que les migrants en insécurité à l’écrit ne profitent pas, ou
peu, de « l’exposition » aux écrits de toutes sortes de la vie
quotidienne, des journaux aux pancartes urbaines. La
troisième hypothèse enfin est que la confrontation avec ce
corpus sociolangagier authentique dépend du degré de
mobilité des migrants (mobilité géographique, sociale ou
symbolique) selon qu’ils sont amenés à se déplacer plus ou
plus fréquemment, à rencontrer des univers sociaux
différents du leur ou à sortir de leur univers symbolique en
s’investissant dans la vie citoyenne, en s’intéressant à
l’actualité du pays d’accueil ou en tentant de déchiffrer et de
comprendre les codes sociaux et symboliques de la société
dans laquelle ils ont choisi de vivre.

Les contextes sociaux d’acquisition d’une


langue étrangère
16 J’ai repéré (Adami, 2010) quatre voies sociolangagières
d’insertion sociale sur lesquelles je vais revenir en les
détaillant et en examinant de plus près, dans chacune de ces
voies, les situations de communication auxquelles sont
confrontés les migrants. À partir de la description de ces
situations, j’analyserai en quoi les aspects sociolinguistiques
de ces situations sont importants et en quoi ils influent sur
le processus d’acquisition.

Les voies sociolangagières de l’acquisition

Le travail
17 Le travail est une voie majeure d’acquisition de la L2 dans la
mesure où il occupe un temps et un espace social très
importants pour les personnes qui en possèdent un. Cette
remarque vaut pour les structures professionnelles où la
langue dominante du pays d’accueil est utilisée et exclut
celles où ce n’est pas le cas. Ces dernières situations sont
minoritaires mais elles existent : il s’agit d’entreprises
artisanales, par exemple, gérées par des migrants qui
emploient majoritairement ou exclusivement de la main
d’œuvre constituée par des locuteurs parlant la même
langue que les dirigeants. C’est le cas de certaines petites
entreprises du bâtiment gérées par des turcs ou des
portugais qui utilisent, sauf avec les clients et les partenaires
extérieurs bien sûr, leurs langues premières dans la vie
quotidienne de l’entreprise. C’est également le cas de
certaines équipes de « plongeurs » dans le domaine de
l’hôtellerie recrutées sur des bases linguistiques et dont le
responsable est bilingue et fait le lien avec les dirigeants.
18 Pour les autres structures où la langue dominante du pays
d’accueil est la langue de travail, le contact permanent avec
des natifs favorise l’acquisition de la L2 dans les multiples
situations de la vie professionnelle. Le travail, tant du point
de vue économique bien sûr que social et linguistique, est
un puissant facteur d’insertion et d’intégration, confirmé
encore ici même par Veillette et Gohard-Radenkovic. Ceci se
confirme et se renforce quand on sait que la part langagière
du travail s’accroît régulièrement (Boutet, 2001) et que cela
concerne également les postes de travail les moins qualifiés,
ceux qu’occupent souvent les migrants. Cet accroissement
est le produit d’une évolution managériale, économique et
sociale. En effet, le modèle taylorien à bout de souffle laisse
place progressivement à un modèle de production qui, s’il
continue à maintenir une pression pour davantage de
productivité, évolue vers des formes d’organisation du
travail moins rigides et moins hiérarchisées où il est laissé
davantage d’autonomie aux salariés, ce qui ne contribue
d’ailleurs pas à relâcher la pression, au contraire, puisque
s’ils sont plus autonomes, ils deviennent également plus
responsables. Les entreprises, dans tous les secteurs
d’activité, sont également souvent engagées dans des
démarches qualité impliquant, entre autres, des questions
de sécurité. Le langage est désormais partout au travail, y
compris là où il s’agissait plutôt de respecter le silence,
synonyme de concentration et donc de productivité. Parler
au travail est donc de moins en moins proscrit et de plus en
plus encouragé, y compris dans les secteurs d’activité
employant de la main d’œuvre faiblement ou non qualifiée
et recrutant massivement des migrants (Adami et André,
2010). Cette part langagière du travail qui s’accroît
s’immisce dans toutes les activités des salariés par le biais
de pratiques de communication dont on pourrait faire la
liste suivante :

entre les salariés ;


avec la direction et l’encadrement ;
avec les clients ou les partenaires de l’entreprise
(fournisseurs, etc.) ;
par l’activité syndicale ;
par les écrits professionnels (consignes, documents et
techniques, signalisation, etc.)
par la formation ou la promotion professionnelles
(formations techniques et linguistiques1, Validation des
Acquis de l’Expérience, etc.)

19 Les pratiques langagières au travail sont donc toujours plus


nombreuses, plus riches et touchent à tous les domaines de
l’activité dans l’entreprise. Les migrants salariés sont
concernés au même titre que tous les autres : cet
accroissement de la part langagière du travail peut
représenter pour eux une source de difficultés, mais il
constitue en même temps une voie majeure d’acquisition de
la L2.

Les relations transactionnelles


20 Les relations transactionnelles sont des relations de service
où les interactants agissent dans des rôles spécialisés (Vion,
1992). Il s’agit de toutes les interactions de service de type
commercial, comme les échanges entre un client et un
vendeur ou un artisan, mais également les échanges entre
des usagers et des fonctionnaires ou des personnes qui
assurent un service public quelconque, y compris dans le
domaine de l’insertion et le domaine associatif
professionnalisé. Les migrants peuvent posséder les deux
rôles, celui qui bénéficie du service ou celui qui le rend mais,
dans ce dernier cas, il s’agira pour lui d’une situation de
travail. On peut également ranger parmi les relations
transactionnelles les échanges avec les acteurs de
l’institution scolaire par exemple dans la mesure où il s’agit
de rôles spécialisés, parents et enseignants.
21 Les migrants sont en permanence confrontés à ce genre de
situations parce qu’ils vivent la même réalité sociale que les
natifs. Ils ont parfois recours à certains commerces
alimentaires notamment, tenus par d’autres migrants de
même origine linguistique, mais cela ne change pas
radicalement la donne puisque ces transactions ne
représentent qu’une part marginale des relations de service
qu’ils entretiennent au quotidien. La multiplication des
interactions de services représente une voie majeure
d’insertion langagière, avec toutes les difficultés et les aléas
communicationnels que cela suppose. Cette forme
d’apprentissage empirique est en effet source de
malentendus, voire d’humiliations, qui dépassent le cadre
purement langagier de l’apprentissage.

Les relations interpersonnelles


22 Les relations interpersonnelles sont constituées par les
échanges entre des personnes qui n’interviennent pas à titre
spécialisé : ce sont les interactions familiales, amicales,
« aléatoires » (Cosnier et Dalhoumi, 1981), et les
interactions de routine. Les interactions qui nous
intéressent ici sont exolingues : ce sont celles qui ont lieu en
français entre les migrants et d’autres personnes, qu’elles
soient natives ou non. Les migrants, bien sûr, sont engagés
dans des interactions qui ne se déroulent pas en français,
notamment dans le cadre amical ou familial, mais elles ne
contribuent pas, par définition, à l’acquisition de la langue
dominante, sauf peut-être dans les cas où l’alternance
codique entre le français et une autre langue est très
importante durant l’interaction.
23 Les interactions dans les familles d’abord sont intéressantes
dans la mesure où elles font intervenir des facteurs liés au
bilinguisme familial. Cette situation a été analysée de façon
fine par Leconte (2000) chez les familles africaines par
exemple. Les parents privilégient plutôt l’usage de leur
langue d’origine entre eux et avec leurs enfants tandis que
ces derniers utilisent plutôt la langue du pays d’accueil avec
leurs parents et surtout dans la fratrie. Les stratégies
familiales peuvent être différentes selon le projet migratoire
(volonté d’installation durable ou objectif affirmé du retour)
ou selon les origines nationales : certains parents font le
choix de l’utilisation exclusive du français dans les échanges
familiaux pour accélérer l’intégration tandis que d’autres
font le choix inverse avec l’objectif de maintenir et de
transmettre la langue d’origine. Ce sont notamment des
faits analysés par Tribalat (1995) qui met en lumière les
différences par exemple entre les turcs ou les portugais qui
transmettent davantage la langue d’origine et les italiens ou
les espagnols qui le font beaucoup moins. Les interactions
familiales peuvent donc favoriser l’acquisition de la langue
du pays d’accueil chez les migrants par le biais de leurs
enfants pour lesquels elle est devenue la langue première.
Les enfants de migrants servent d’ailleurs très souvent
d’interprètes ou de médiateurs entre leurs parents et les
différentes institutions.
24 Les interactions amicales entre natifs et non natifs
s’inscrivent dans une logique plus générale d’intégration
sociale. Les contacts sont limités, mais on ne saurait
l’expliquer par des catégories d’analyse qui relèvent
davantage du débat public et de postures idéologiques que
d’une véritable analyse sociologique. Ainsi, les contacts
seraient gênés, soit par un racisme latent de la part des
natifs, soit par un repli communautaire des migrants. Ces
deux explications ne sont sans doute pas à exclure d’un
revers de main mais elles doivent être étayées de façon
rigoureusement objective. La difficulté des contacts entre
natifs et non natifs tient d’abord à une question
« technique », celle qui nous intéresse justement ici : la
langue. Le problème est que si la langue est un obstacle à la
communication entre natifs et non natifs et ne favorise pas
la densité des contacts amicaux, la faiblesse de ces contacts
est un obstacle à l’acquisition de la langue. En effet, une
enquête italienne menée par le Censis (Centro Studi
Investimenti Sociali) en Italie (Corti, 2007) montre que les
migrants qui sont le plus à l’aise en italien sont ceux qui ont
le réseau amical le plus dense avec des natifs. Le réseau
amical favorise, à la différence du réseau professionnel, des
échanges langagiers moins spécialisés et donc plus à même
de favoriser l’acquisition de compétences langagières
élargies. Les relations amicales favorisent en outre des
échanges plus longs et plus denses ce qui renforce encore la
possibilité d’élargir les répertoires et les compétences des
migrants au contact des natifs. Enfin, les échanges amicaux
permettent sans doute plus que d’autres au non natif
d’intervenir sur le cours du discours de son interlocuteur
pour lui demander une explication, lui demander de répéter
ou lui signifier explicitement son incompréhension. Ce type
de conduite de co-construction du sens est plus difficile
dans des rapports plus formels et/ou inscrits dans
l’immédiateté de l’action. Le potentiel acquisitionnel des
interactions peut ainsi être utilisé à plein dans les relations
amicales.
25 Les relations aléatoires (Cosnier et Dalhoumi, op. cit.) sont
ces échanges courts, au hasard des rencontres, qui n’ont lieu
qu’une fois avec un interlocuteur : demander son chemin,
échanger quelques mots dans une file d’attente, etc. Ces
échanges, par leur brièveté, ont a priori un faible potentiel
acquisitionnel (De Pietro et alii, op. cit.) mais leur répétition
peut fournir l’occasion aux migrants d’élargir leur
répertoire. Ainsi, en ce qui concerne le fait de demander son
chemin par exemple, occasion qui ne manque pas de se
répéter, les réponses des natifs peuvent fournir un ensemble
de formes linguistiques, en matière de repérage
spatiotemporel, qui peuvent s’avérer très utiles.
26 Les relations interpersonnelles, ce sont également des
rencontres assez brèves mais régulières avec des personnes
sans que cela ne débouche sur des relations amicales. Ce
sont des échanges routinisés qui, au-delà des informations
qu’ils permettent de véhiculer, ont plutôt pour fonction
d’entretenir un lien social et de se soumettre à des rituels
sociolinguistiques. Ce sont les traditionnelles micro-
conversations sur le temps qu’il fait et sur celui qui passe.
Ces rituels interactionnels sont néanmoins importants dans
la mesure justement où ils contribuent à créer du lien social
et à banaliser des relations interpersonnelles. Ce sont des
signes importants d’intégration symbolique qui passent par
l’élargissement du répertoire pragmalinguistique.

Les alteractions langagières


27 En milieu social, les migrants sont régulièrement amenés à
lire ou à entendre des messages de toutes sortes qui
n’attendent pas de réponses. Il s’agit de la presse, écrite et
orale, mais également des boîtes vocales, des annonces dans
les lieux publics, de la signalisation écrite, de l’affichage
urbain, etc. Toutes ces formes de communication verbale ne
fonctionnent pas selon le principe des échanges directs, sauf
par le biais du courrier des lecteurs ou des téléspectateurs
par exemple, mais il ne s’agit que très rarement d’un
échange puisque les journalistes, en retour, ne répondent
pas, ou pas directement, quand ils sont concernés. Dans le
cas de l’acculturation linguistique des migrants, ces formes
de pratiques langagières sont très importantes, parce qu’ils
sont en situation d’immersion. Ils sont donc non seulement
confrontés en permanence à ces formes de communication
mais ils en dépendent également très largement : il ne s’agit
pas pour eux d’exercices en salle de classe mais
d’informations qu’ils doivent traiter de façon efficace parce
que cela conditionne leur vie réelle. Ces alteractions
langagières sont omniprésentes et multiformes et
participent à l’élargissement des répertoires langagiers des
migrants. Mais, si l’on peut faire l’hypothèse que ces formes
d’alteractions langagières jouent un rôle dans le processus
d’acculturation linguistique des migrants, on ne sait dire
aujourd’hui dans quelle mesure et on ne connaît pas non
plus le niveau de leur influence par rapport aux contacts
directs dans les interactions verbales.

Les marques des contextes sociaux sur le


processus d’apprentissage
28 L’examen, rapide, de ces voies sociolangagières
d’acquisition permet d’ores et déjà de dépasser le cadre de
l’interlangue en construction et même du rôle de
l’interaction verbale réduite à elle-même. Ce n’est en effet
pas seulement l’interaction verbale en tant que telle qui
représente le niveau d’analyse le plus adéquat pour
comprendre le processus d’acquisition d’une langue
étrangère en milieu social, mais également les conditions
matérielles et sociales dans lesquelles elles se déroulent.
L’interaction n’est pas une structure autonome dissociée du
faire social, mais le produit de déterminants sociaux qui
impriment profondément leurs marques sur la forme, le
contenu et le déroulement de l’interaction. L’analyse des
interactions verbales et de leur rôle dans l’acquisition d’une
langue seconde doit donc être mise en relation avec la
situation sociale dans laquelle a lieu l’interaction. Dans le
cadre de l’analyse de cette situation sociale, plusieurs
éléments sont à prendre en compte tout particulièrement.

Les positions sociales des interlocuteurs


29 Les interlocuteurs sont d’abord des êtres sociaux et
occupent donc à ce titre des positions particulières qui ne
s’effacent pas dans les interactions. La relation interlocutive
est une relation sociale non au sens où elle met en rapport
deux individus mais deux personnes qui, au-delà de
l’interaction, sont insérées dans des rapports sociaux
préexistants. Ainsi, le fait de parler avec un collègue de
travail, un cadre ou le patron change les données : le
potentiel acquisitionnel de l’interaction sera différent selon
que le locuteur non natif pourra ou non faire répéter s’il n’a
pas compris, demander des précisions, etc. Or cette
possibilité dépend directement des positions sociales des
interlocuteurs et surtout de celle du non natif qui se trouve
dans une double position de subordination, sociale et
langagière. De même, lors d’échanges transactionnels, la
position sociale et langagière inconfortable des non natifs
laisse peu de place à la possibilité d’un échange plus
approfondi avec les interlocuteurs. Ceci ne signifie pas que
les locuteurs natifs refuseraient a priori ces échanges : ce
sont plutôt les locuteurs non natifs qui incorporent cette
position de subordination sans oser remettre en cause,
d’une façon ou d’une autre, « l’ordre établi » au-delà de
l’interaction. C’est précisément pour cette raison que les
relations amicales sont potentiellement plus riches de ce
point de vue.
30 En revanche, les relations amicales et professionnelles
s’inscrivent dans des faisceaux de connivence qui ne
favorisent pas la verbalisation. Les relations entre pairs
sociaux et professionnels, bâties sur des communautés de
pratiques (Wenger, 1998) et des communautés
épistémiques (Riley, 2002), fonctionnent sur le mode de la
connivence, du « ça va de soi », c’est-à-dire de l’évidence des
références sociales, pratiques et symbolique partagées. Ces
relations de connivence ont des conséquences sur la
conduite et le contenu des interactions. Les interactions
reposent sur des implicites, des présupposés, des formes
elliptiques dont les interlocuteurs n’ont aucune difficulté à
percevoir le sens parce qu’ils s’appuient sur leurs références
communes. Cependant, la co-construction du sens dans
l’interaction par le recours fréquent au monde partagé des
interactants réduit la part de la verbalisation. Les non natifs,
qui sont engagés régulièrement dans ces formes d’échanges,
parviennent sans doute à communiquer de façon efficace
avec l’habitude, notamment dans les situations de travail
(Médina, 2011), mais, dès lors qu’ils sortent de ces
situations de communication situées et bien connues, ils ne
peuvent transférer leurs nouvelles compétences à d’autres
situations faute d’acquis spécifiquement langagiers. Ceci
signifie que les locuteurs allophones qui participent
fréquemment à des interactions de connivence, acquièrent
la langue du pays d’accueil dans des conditions particulières
où la part de la verbalisation et de l’explicitation est
moindre. Il ne s’agit pas d’une question de registre ou de
niveau de langue, mais d’indexicalisation. Les échanges
situés, très étroitement dépendants de la situation de
communication et du monde partagé des interactants, n’est
pas propre aux migrants et concerne tous les locuteurs,
quelle que soit leur appartenance sociale, professionnelle ou
linguistique : les relations de connivence entre pairs
produisent les mêmes effets. Ce qu’il convient de prendre en
compte cependant, c’est la fréquence des interactions de
connivence et leur nombre relatif par rapport à d’autres
formes d’interactions dans le processus d’apprentissage en
milieu social. Ainsi, plus souvent les migrants seront
engagés dans des interactions de connivence et moins ils
auront de chance de développer certaines compétences
langagières qui favoriseront la verbalisation et
l’explicitation.
31 La nature des contacts sociaux est à cet égard
déterminante : le travail, l’habitat, les loisirs, les relations
amicales peuvent favoriser ou non des contacts hors du
milieu social dominant des migrants. Quand ces derniers
rencontrent des natifs au travail ou dans le quartier qui
vivent et travaillent dans des conditions similaires, qui
partagent leurs problèmes quotidiens et leurs
préoccupations, quand l’entre-soi social est dominant, les
interactions verbales entre natifs et non natifs risquent fort
d’être des relations de connivence. Comme l’observe Héran
(1988 : 17), « à l’exception des relations familiales, la
sociabilité croît avec le milieu social ».
32 Ce qui est à prendre en compte également dans la
dynamique des interactions socio-verbales du point de vue
des positions sociales des interactants, ce sont les rapports
qu’entretiennent les interlocuteurs natifs des migrants avec
le langage et l’attention qu’ils portent à ce dernier en tant
que tel. Cette conscience, voire cette compétence
métalinguistique, n’est pas également distribuée selon les
locuteurs. Elle dépend très étroitement du niveau de
scolarisation, lui-même lié à la position sociale : plus le
niveau de scolarisation est élevé et plus cette
conscience/compétence sera importante. Elle favorise un
« retour critique » sur la langue ce qui permet d’en faire un
objet d’apprentissage. Ceci se traduit par exemple par des
rectifications, des reformulations, des aides plus fréquentes
au non natif au cours de l’interaction. Or, comme le
remarque Noyau (1980) :
« Dans l’acquisition non-guidée, la présence ou non de
réactions sur la forme des énoncés en LA [Langue de
l’Apprenant, NDLR] dépend de facteurs culturels, de l’image
que se font de la langue l’apprenant et ses interlocuteurs. Il
est probable qu’un universitaire australien qui acquerrait le
français en vacances dans un milieu d’universitaires
français, recevrait des réactions sur la forme de ses énoncés
en LA, alors qu’un manœuvre immigré n’en reçoit
généralement pas. »

33 Ce « manœuvre immigré », pour reprendre la terminologie


de l’époque, n’en reçoit pas parce qu’il vit et travaille au
contact de natifs des catégories populaires pour qui la
langue et le langage n’ont pas d’existence en soi et pour soi
comme l’ont démontré les travaux de Lahire (1993 ; 1998).
L’essentiel étant, pour les migrants et les natifs avec qui ils
échangent, de se comprendre et peu importe alors la forme
des énoncés.

Les contraintes matérielles des interactions verbales


34 Les interactions verbales sont situées dans un temps et un
espace social mais elles le sont également dans un contexte
matériel qui influe sur leurs contenus et leurs formes. Selon
qu’elles se déroulent dans l’ambiance feutrée d’un colloque,
dans une usine sidérurgique, de part et d’autre de la vitre
d’un guichet à la Poste ou au cours d’un repas entre amis,
les conditions matérielles de production et de réception du
message ne sont pas les mêmes : bruits environnants,
contraintes de la situation de communication exigeant des
échanges brefs, plus ou moins grande proximité physique
des interlocuteurs, etc. La participation régulière des
apprenants en milieu social à des formes d’interactions
contraintes par certaines conditions matérielles a
nécessairement une influence sur le mode d’acquisition et
sur l’interlangue en construction. Par exemple, la langue
apprise sur les chantiers au quotidien, contrainte par le
bruit, les échanges brefs, les distances, ne ressemble pas à
celle que peut acquérir un étudiant étranger en France qui
participera à des interactions longues, en face-à-face, dans
un cadre matériel conçu pour faciliter les échanges.
35 La question, là encore, est de savoir à quels types d’échanges
et selon quelle fréquence les apprenants en milieu social
sont le plus régulièrement confrontés. Les échanges
s’inscrivent également dans un contexte matériel immédiat
auxquels ils sont ancrés de façon différente : en milieu
professionnel par exemple, les références linguistiques au
contexte immédiat sont déterminantes lors des échanges et
donnent leur sens aux énoncés produits en situation
(Médina, op. cit.). Les interlocuteurs s’appuient sur le
contexte matériel direct de l’interaction et leurs échanges ne
sont intelligibles que par eux-mêmes, dans une situation de
communication particulière.

Les conséquences sur la construction de


l’interlangue
36 Une fois évoqués les déterminants sociaux dont l’influence
sur la construction de l’interlangue sont présentés comme
une hypothèse, il s’agit d’en mesurer empiriquement le
poids. Or, de ce point de vue, les travaux se limitent au rôle
de l’interaction sans prendre en compte les contextes
sociolangagiers. C’est le constat que font également d’autres
auteurs (Roberts et alii, 1999) il y a plus d’une décennie
sans que la situation ait évolué notablement depuis. En
posant, comme première hypothèse, que l’économie interne
de l’interaction subit l’influence du contexte social dans
lequel elle se déroule et, comme seconde hypothèse, que
l’acquisition d’une langue étrangère en milieu social
s’effectue d’abord par le biais des interactions verbales, il est
donc logique de conclure que l’analyse des situations
sociales particulières des interactions verbales devrait
apporter des éléments pour comprendre le processus
d’acquisition, mais également celui de la construction de
l’interlangue.
37 Mais les travaux de recherche qui pourraient être menés
risquent de se heurter à plusieurs problèmes pratiques et
méthodologiques. En effet, l’analyse des interactions
verbales des apprenants en milieu social peut être menée de
plusieurs manières : soit par l’observation directe, soit par le
biais de questionnaires ou d’entretiens. L’observation
directe nécessite une approche de type ethnographique et
une enquête de longue durée sur le terrain pour suivre les
faits et gestes des apprenants. Outre le fait que cette forme
d’enquête est évidemment très contraignante et nécessite un
engagement à temps plein, elle entraîne des inconvénients
pour les enquêtés, dont peu sans doute seraient disposés à
accepter la présence permanente d’un chercheur à leurs
côtés. L’enquête basée sur des questionnaires ou des
entretiens possède l’inconvénient de devoir « passer par » la
grille de représentations des apprenants ou leurs souvenirs
plus ou moins réflexifs. Cette forme d’enquête repose sur
des données épilangagières (Eloy et alii, 2003) qui, au-delà
des informations sur les pratiques langagières des
apprenants en milieu social, peut apporter de précieuses
indications sur la façon dont les migrants les perçoivent : le
problème étant d’isoler ensuite les données factuelles
objectives des données épilangagières. Il s’agit d’analyser de
façon fine le processus d’acquisition de la langue étrangère
dans les différentes situations de la vie sociale en intégrant
les dimensions interactionnelles, sociales, langagières mais
également épilangagières.
Les biographies sociologiques et
sociolangagières

La formation des adultes face à l’hétérogénéité du


public
38 Un des traits caractéristiques de la formation des adultes
migrants est la grande hétérogénéité des publics. Si, je l’ai
dit, une part importante des apprenants est faiblement
scolarisée dans son pays d’origine, cela ne constitue pas un
facteur homogénéisant pour autant. Les intervenants en
formation linguistique sont contraints d’appliquer la règle
empirique du plus petit dénominateur commun en termes
d’objectif, de progression ou d’activités. Cette règle non dite
qui vise à satisfaire les besoins du plus grand nombre
d’apprenants, ne satisfait en réalité personne : les uns
peinent pour ne pas décrocher, tandis que les autres
s’ennuient.
39 Les dispositifs pédagogiques qui pourraient remédier au
problème de l’hétérogénéité, par une démarche modulaire
par exemple, sont difficiles à mettre en œuvre pour
différentes raisons. La première tient au coût occasionné
par ce type de formation qui impliquerait davantage de
formateurs alors que le groupe hétérogène est animé par un
unique intervenant. Or, quand on connait les « tarifs »
concédés par les financeurs, les organismes de formation
sont en général très prudents concernant ce genre
d’innovations pédagogiques. La deuxième raison tient aux
pratiques des formateurs qui parfois préfèrent la sécurité
d’une démarche traditionnelle et la permanence du groupe,
fût-il hétérogène, à une démarche modulaire, plus complexe
à concevoir et à mettre en œuvre. La troisième raison, enfin,
tient souvent à l’organisation pratique des organismes de
formation et des groupes qui ne se trouvent pas forcément
sur les mêmes sites d’intervention, ce qui ne facilite pas la
transversalité et la souplesse des modules. Faute de pouvoir
« panacher » les groupes, ceux-ci restent donc tels quels,
constitués en fonction des actions de formation qui se
mettent en place au fil des financements et des réponses aux
appels d’offre.
40 Le problème posé par l’hétérogénéité des apprenants est
masqué en partie par la référence aux niveaux du Cadre
Européen Commun de Référence pour les Langues
(CECRL). Ceux-ci déterminent un certain niveau de
compétences linguistiques à un moment donné du parcours
des apprenants et sont donc des photographies instantanées
qui ne rendent pas compte du processus d’apprentissage,
c’est-à-dire du parcours déjà effectué et des marges de
progression. Certains apprenants peuvent atteindre un
niveau du CECRL en plusieurs années de présence dans le
pays d’accueil, tandis que d’autres l’atteignent en quelques
mois. D’autres encore le possèdent en arrivant. La
constitution de groupes sur la base de ces niveaux de
compétence ne résout donc pas le problème de
l’hétérogénéité des apprenants.
41 L’hétérogénéité des groupes d’apprenants en formation
linguistique est un problème majeur qui est très souvent à
l’origine des abandons et de la démotivation de ceux qui n’y
trouvent pas leur compte. Si le principe de
l’individualisation est très difficile à envisager, compte tenu
des contraintes que j’ai rappelées plus haut, une souplesse
plus grande dans l’organisation pédagogique est en
revanche une piste à explorer.

Les causes de l’hétérogénéité des apprenants


42 Les migrants adultes ont emprunté des parcours qui ne
suivent pas la ligne toute tracée de la scolarisation menant à
la vie professionnelle. Au-delà du fait migratoire lui-même,
qui représente en soi une rupture, il existe toute une série
d’événements biographiques qui singularisent les parcours
individuels. L’origine géographique et/ou « culturelle », si
tant est que ce terme puisse encore avoir un sens (Adami,
2010), n’est qu’un des nombreux éléments qui marquent
leurs parcours. Lorsqu’ils se retrouvent en formation
linguistique, leur « niveau » de langue en français est le
produit de leur parcours sociolangagier. L’hétérogénéité ne
peut donc pas être mesurée à l’aune de compétences
linguistiques calibrées par des référentiels, mais en
analysant l’ensemble des données biographiques des
apprenants, dans la mesure bien sûr où elles sont
accessibles et où cela n’enfreint pas les principes de respect
de la vie privée des individus.
43 Les facteurs biographiques qui causent cette hétérogénéité
dans les groupes d’apprenants sont de divers ordres et je
propose cette liste, sans doute incomplète.

L’origine sociolinguistique
44 Les migrants sont originaires de pays où existent une ou
plusieurs langues officielles mais où peuvent coexister
également des langues « nationales », plus ou moins
reconnues par les autorités politiques, ainsi que, parfois, des
dizaines d’autres langues « périphériques » comme les
appelle Calvet (2002). Les migrants originaires d’Afrique,
du Nord ou Subsaharienne, ont ainsi vécu, avant leur
arrivée en Europe, une situation de plurilinguisme de
contact. Certains pratiquent plusieurs langues avant
d’apprendre la langue du pays d’accueil. Certains africains
par exemple peuvent ainsi être locuteurs natifs d’une langue
périphérique, mais comprendre et/ou parler une langue
centrale (Calvet, op. cit.) locale et le français. Le degré de
maîtrise de ces langues est variable, sauf pour la langue
première, mais le plurilinguisme individuel est bien réel. La
place du français dans les pays d’origine, et les rapports que
les migrants entretiennent avec cette langue, sont
extrêmement variables d’un pays l’autre. Les nations
d’Afrique subsaharienne issues de la colonisation française
ont choisi le français comme langue officielle, bien que cette
langue ne soit parlée que par une minorité de personnes. Au
Maghreb, le français n’a pas de statut officiel mais il est
présent partout, comme une sorte de langue « officieuse ».
D’autres pays d’origine des migrants en revanche n’ont
qu’un lien historique avec la France comme le Vietnam ou le
Cambodge mais le français y est très peu présent. D’autres
enfin n’ont pas de rapports spécifiques avec le français,
comme la Turquie ou la Chine. Dans chacun de ces cas, et
notamment les deux premiers en Afrique, les situations
sociolinguistiques et individuelles par rapport au français
dans les pays d’origine font naître beaucoup de cas
particuliers.

La scolarisation
45 C’est un facteur essentiel dont j’ai par ailleurs démontré
l’importance (Adami, 2007). Si le niveau de scolarisation
s’est élevé depuis quelques années, la majorité des migrants
possède un niveau faible ou moyen de scolarisation, ce qui
correspond à l’école primaire ou au collège en France
(Beauchemin et alii, 2010. Quel que soit le niveau de
scolarisation atteint, ce qui compte pour notre propos c’est
la grande diversité des parcours scolaires dont le « niveau »
là encore ne dit pas tout : en effet, le niveau atteint dans les
pays d’origine, autant qu’il est d’ailleurs possible de le
comparer avec celui du pays d’accueil, ne dit pas grand-
chose de la qualité de cette scolarisation, si l’on pense par
exemple aux conditions précaires dans lesquelles elle a lieu
dans certains pays émergents.
46 La scolarité a d’abord un impact direct sur la maîtrise de
l’écrit, qui a lui-même une influence déterminante sur les
formations linguistiques suivies et sur les capacités des
migrants à apprendre en milieu social. L’écrit permet en
outre une distance métalinguistique dont l’absence est en
partie la cause d’un certain nombre de difficultés
d’apprentissage (Lahire, op. cit.). La scolarité a ensuite un
impact sur les habitus d’apprentissage, ces gestes, ces
pratiques, cette organisation spécifiques qui font le
quotidien du « métier » d’élève et qui sont utilement
réutilisés en formation post scolaire par les apprenants les
mieux scolarisés. La scolarité permet en outre d’élargir
l’horizon symbolique et les connaissances des apprenants,
leur offrant la possibilité de prendre de la hauteur et
d’organiser le corpus des nouveaux acquis pour leur donner
un sens en les intégrant à une configuration intellectuelle
solide.
47 Cette question du niveau de scolarité est une ligne de
rupture majeure chez les apprenants adultes en formation
linguistique et elle transcende toutes les autres différences
d’origines nationales, géographiques ou linguistiques
notamment.

Les origines sociales


48 Le niveau de scolarisation et l’origine sociale ont souvent
partie liée, même si ces deux aspects ne se recoupent pas
complètement. Les apprenants les moins scolarisés sont
également ceux qui appartiennent aux catégories populaires
dans leurs pays d’origine. Cette question de l’origine sociale
ne se pose d’ailleurs que par rapport à la situation des
apprenants dans leur pays d’origine. En effet, la position
qu’ils occupent dans le pays d’accueil est difficile à prendre
en compte puisque l’on constate des phénomènes de
déclassement social suite à la migration : des migrants
occupant des positions sociales élevées dans leur pays
d’origine sont contraints d’accepter des emplois qui ne
correspondent pas à leurs qualifications. Les origines
sociales ont un impact sur les systèmes de représentation du
monde, sur les rapports au savoir et à l’apprentissage ou sur
le langage, entre autres. C’est la vaste question de la ou des
« cultures » populaires, analysées par les historiens, les
ethnologues ou les sociologues dont les résultats montrent
les spécificités, quelles que soient les latitudes ou les
époques, au regard des cultures dominantes, du point de
vue social, économique ou symbolique (Bourdieu, 1979 et
1980 ; Grignon et Passeron, 1989 ; Verret, 1996 ; Hoggart,
1970) À cet égard, il ne s’agit pas d’interpréter ces rapports
spécifiques, au langage ou à l’apprentissage en particulier,
comme le fait de particularités quasiment génétiques, mais
par le fait que « Le » populaire, pour reprendre l’article
défini utilisé par Grignon et Passeron (op. cit.), est d’abord
et surtout une réalité économique et sociale : « Le »
populaire est d’abord défini par des positions sociologiques
objectives (ouvrier, employé, paysan, artisan, etc..). Sa
vision du monde, ses représentations, ses constructions
symboliques prennent souche dans les pratiques et non
dans une configuration intellectuelle indépendante de la
réalité. C’est une ligne de rupture majeure, là encore, qui
transcende les origines géographiques ou linguistiques et
qui constitue un facteur de l’hétérogénéité des groupes
d’apprenants.

Le parcours dans le pays d’accueil


49 Concernant les primo-arrivants, le parcours est limité
puisqu’il s’agit de moins de deux ans de présence en France,
bien que les deux premières années suffisent parfois à
certains migrants pour acquérir des compétences leur
permettant d’interagir de façon efficace. Pour les autres, le
temps de présence dans le pays d’accueil joue un rôle
essentiel mais il n’est pas toujours décisif : si, je viens de le
dire, certains migrants deviennent des locuteurs efficaces en
quelques mois, d’autres en revanche éprouvent des
difficultés majeures de communication après plusieurs
années. De nombreux facteurs, que je ne peux qu’évoquer
ici, jouent un rôle dans cette situation et ils renvoient aux
voies sociolangagières de l’acquisition en milieu social : les
rapports plus ou moins denses avec les natifs, les contacts
professionnels, l’importance de groupes de même origine
linguistique, etc.

Les parcours individuels de vie


50 Ce sont des données qui sont difficilement classables et
généralisables, mais qui peuvent avoir une importance
majeure pour certains migrants, comme par exemple la vie
en commun avec un natif. D’autres migrants en revanche
entretiendront des liens constants avec leurs proches restés
au pays. Le projet migratoire joue à cet égard un rôle
important : certains migrants font le choix, au moins sur le
principe, d’un séjour limité avec l’idée du retour ou, au
contraire, d’autres font le choix d’une installation définitive.
Pour ces deux catégories de personnes, l’implication dans
l’apprentissage, en milieu social et/ou en formation, n’est
pas le même : les premiers se contenteront du minimum
vital tandis que les autres s’investiront davantage.

Conclusion
51 Ces éléments d’analyse n’épuisent sans doute pas la
question de l’hétérogénéité des apprenants et des migrants
de façon générale. Ceci démontre en tous cas que la
catégorie générale des migrants n’est qu’une illusion
d’optique : au-delà de la définition administrative (un
migrant est une personne étrangère née à l’étranger, vivant
en France avec l’intention de s’y installer durablement), il
est impossible de dresser un portait type, tant les parcours
sont différents. C’est pourquoi la question de l’analyse de la
biographie sociolangagière et sociologique des personnes est
déterminante. Ceci ne signifie pas qu’une analyse globale
soit impossible : il ne s’agit pas d’une atomisation
méthodologique mais d’une nouvelle approche intégrant la
complexité des situations individuelles, elles-mêmes
étroitement dépendantes du contexte économique, social et
politique.
52 Le langage, et sa réalité fondamentale qu’est l’interaction,
possèdent d’abord, mais pas exclusivement, une dimension
sociale : les aspects sémiotiques ou cognitifs sont bien sûr
très importants, mais ils dépendent eux-mêmes du fait que
les pratiques langagières sont avant tout des pratiques
sociales.
53 Analyser et comprendre le parcours sociolangagier des
migrants, c’est-à-dire le processus d’appropriation de la
langue du pays d’accueil, c’est donc nécessairement
contextualiser ce parcours et ce processus. L’analyse
multifactorielle de ce parcours d’apprentissage, en étroite
connexion avec les biographies sociales des migrants, peut
permettre d’éviter les dérives fixistes, substantialistes ou
essentialistes de définition, ou plutôt d’hétéro-désignation,
des « cultures » des migrants, « du » plurilinguisme ou des
« communautés ». Ces étiquetages, intellectuellement
confortables, figent la réalité d’un processus complexe qui
tient bien davantage du parcours concret d’individus
concrets que de catégories symboliques préconstruites et
sur-pensées.

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Notes
1. La loi du 4 mai 2004 a introduit le droit à la formation linguistique
pour les salariés, ce qui confirme cette tendance à l’accroissement de la
part langagière du travail, en mettant la question des compétences
langagières des salariés au premier plan.

Auteur

Hervé Adami

Maître de conférences en
Sciences du langage, habilité à
diriger des recherches,
laboratoire ATILF, université de
Lorraine et CNRS.
Du même auteur

Les migrants face aux langues


des pays d'accueil, Presses
universitaires du Septentrion,
2012
Introduction : les adultes
migrants face aux langues des
pays d’accueil in Les migrants
face aux langues des pays
d'accueil, Presses
universitaires du Septentrion,
2012
Vers le Français Langue
d’Intégration et d’Insertion
(FL2I) in Les migrants face
aux langues des pays
d'accueil, Presses
universitaires du Septentrion,
2012
© Presses universitaires du Septentrion, 2012

Conditions d’utilisation : http://www.openedition.org/6540

Référence électronique du chapitre


ADAMI, Hervé. Aspects sociolangagiers de l’acquisition d’une langue
étrangère en milieu social In : Les migrants face aux langues des pays
d'accueil : Acquisition en milieu naturel et formation [en ligne].
Villeneuve d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 2012 (généré
le 23 décembre 2019). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/septentrion/14071>. ISBN :
9782757419137. DOI : 10.4000/books.septentrion.14071.

Référence électronique du livre


ADAMI, Hervé (dir.) ; LECLERCQ, Véronique (dir.). Les migrants face
aux langues des pays d'accueil : Acquisition en milieu naturel et
formation. Nouvelle édition [en ligne]. Villeneuve d'Ascq : Presses
universitaires du Septentrion, 2012 (généré le 23 décembre 2019).
Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/septentrion/14056>. ISBN :
9782757419137. DOI : 10.4000/books.septentrion.14056.
Compatible avec Zotero

Les migrants face aux langues des pays


d'accueil

Acquisition en milieu naturel et formation

Ce chapitre est cité par


Adami, Hervé. (2015) Adult Language Education and
Migration. DOI: 10.4324/9781315718361-10

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