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QU'EST-CE QUE L'ÉTHIQUE ?

Pierre Hadot, Sandra Laugier, Arnold Davidson

Presses Universitaires de France | « Cités »

2001/1 n° 5 | pages 129 à 138


ISSN 1299-5495

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ISBN 9782130515555
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https://www.cairn.info/revue-cites-2001-1-page-129.htm
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Pour citer cet article :


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Pierre Hadot et al., « Qu'est-ce que l'éthique ? », Cités 2001/1 (n° 5), p. 129-138.
DOI 10.3917/cite.005.0127
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Qu’est-ce que l’éthique ?

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ENTRETIEN AVEC PIERRE HADOT
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Pierre Hadot, vous êtes un grand spécia - contradiction dans les termes : Pour -
liste de la philosophie antique. Vous êtes, quoi Wittgenstein avait-il osé parler de
entre autres, auteur de Qu’est-ce que la mystique ? La fin du Tractatus était
philosophie antique1 et vous venez de pour moi particulièrement frappante
publier une édition du Manuel d’Épic - chez Wittgenstein. Il s’agit, selon mon
129
tète2. Mais vous avez aussi écrit, par interprétation, que je ne crois pas être
exemple, sur Montaigne, Kierkegaard, trop fausse, d’une « sagesse silen -
Thoreau, Foucault, Wittgenstein. Pour - cieuse ». C’était aussi une formule que Qu’est-ce que l’éthique ?
rait-on dire que votre intérêt pour des j’avais lue dans le livre de Ma - P . Hadot
penseurs aussi divers est d’ordre éthique ? dame Anscombe, laquelle disait à pro -
Et en quel sens d’ « éthique » ? pos de Wittgenstein que ce qui était le
Quand j’entends le mot « éthique », plus important pour lui, c’était l’émer -
je suis un peu perplexe, en ce sens que veillement devant le monde. Tout ça
le mot « éthique » implique une appré - n’est pas tellement « éthique ».
ciation concernant le bien et le mal des D’une manière générale, je ne suis
actions, ou alors des gens, ou des cho - pas très moralisant, et je crains que le
ses. Mon intérêt pour tous ces auteurs mot « éthique » ne soit trop restreint,
n’est peut-être pas vraiment éthique. Je à moins qu’on ne l’entende au sens de
dirais plutôt qu’il s’agit d’un intérêt l’éthique de Spinoza. Après tout, Spi -
existentiel. Chez Wittgenstein par noza intitulait Éthique un livre de mé -
exemple, ce qui m’a intéressé, étant taphysique. Il faudrait donc plutôt
donné la mentalité avec laquelle je le li -
sais en 1959, c’était avant tout le mys -
tique, ou plutôt, selon moi, le positi - 1. Gallimard, « Folio-Essais », 1995.
visme mystique. C’était presque une 2. Le Livre de Poche, 2000.
prendre le mot « éthique » au sens très Épictète lui-même, que chez un cy -
large. nique de l’époque de Lucien. Il s’agit
Ce sens particulier du mot « éthique » de celui au sujet duquel Lucien de
que vous revendiquez, vous lui donnez Samosate, le fameux satiriste du
e
parfois le nom de « perfectionnisme », II siècle après J.-C., dit justement que
une forme de philosophie morale qui est « Démonax se tourna vers le meil -
un peu délaissée par la philosophie leur », ce qui veut dire qu’il se conver -
contemporaine. Ce serait l’idée de re - tit à la philosophie. Cela correspond
cherche du meilleur moi, l’idée du per - très bien aussi à l’idée de la fin du

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fectionnement de soi, qui trouve sa Timée de Platon : la partie la plus ex -
source chez Platon et qui apparaît, cellente se met en harmonie avec le
comme votre œuvre l’a montré, dans tout, avec le monde.
l’ensemble de la philosophie antique. On Cela nous ramène au problème de
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peut aussi la retrouver chez des penseurs l’éthique et de sa définition. Dans la


plus contemporains, comme, par perspective de ce que vous venez de
exemple, le philosophe américain Emer - nommer le perfectionnisme, on pour -
son, ou Nietzsche. Ce perfectionnisme rait dire que c’est la recherche d’un état
– que vous liez aussi à l’idée d’exercice ou d’un niveau supérieur du moi. Ce
spirituel – pourrait-il être défini au-delà n’est donc pas seulement une question
de la période historique des exercices spi - de morale. Dans l’Antiquité – comme
rituels ? Bref, cette éthique peut-elle j’ai été amené à le dire à propos notam -
130 avoir une pertinence plus moderne ? ment des stoïciens, mais je crois que
Oui, la notion de perfectionnisme l’on peut finalement le dire à propos de
Entretien peut, d’une part, être considérée toute philosophie – il y a trois parties
comme une forme d’éthique, et, d’au - de la philosophie : la logique, la phy -
tre part, elle a l’avantage d’impliquer sique et l’éthique. En fait, il y a une lo -
toutes sortes de notions qui ne sont gique théorique, une physique théo -
pas proprement éthiques. C’est finale - rique, une éthique théorique, et puis il
ment une formule commode qui cor - y a une logique vécue, une physique
respond en plus à une tradition qui vécue, une éthique vécue. La logique
remonte à Platon. À la fin du Timée, vécue consiste à critiquer les représen -
Platon parle de la partie la plus excel - tations, c’est-à-dire tout simplement à
lente de nous-mêmes qu’il faut mettre ne pas se laisser égarer dans la vie quo -
en accord avec l’harmonie du tout. tidienne par des jugements faux, no -
J’ai été frappé d’ailleurs, notamment tamment pour ce qui est des jugements
en commentant le Manuel d’Épictète, de valeur. Tout le travail d’Épictète est
de voir que la notion d’aller vers le justement d’essayer d’amener le dis -
meilleur, de se tourner vers le meil - ciple à prendre conscience qu’il faut
leur, qui réapparaît plusieurs fois, avant tout commencer par s’en tenir
était pratiquement équivalente à la aux choses telles qu’elles sont, c’est-à-
notion de philosophie aussi bien chez dire à une représentation objective, ce
qui évite d’ajouter immédiatement des mais intégrés à la vie chrétienne,
jugements de valeur face aux événe - car les chrétiens ont repris beau -
ments, si graves soient-ils. La logique coup d’exercices spirituels, comme,
vécue consiste en cela. On retrouve très par exemple, l’examen de conscience,
souvent de la physique vécue chez la méditation de la mort (en la défor -
Marc Aurèle, mais aussi chez Épictète. mant plus ou moins, d’ailleurs), etc.
Il s’agit de la prise de conscience du D’autre part, on les retrouve
destin, pour la philosophie stoïcienne, aussi, par exemple, chez Descartes (au
ou alors de la prise de conscience des moins dans les Méditations, pour

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réalités physiques, pour les épicuriens. prendre un des exemples les plus
Selon ces derniers, pour pouvoir se clairs), chez l’écrivain anglais Shaftes -
rendre compte que nous pouvons vivre bury (qui a écrit des Exercices – tout
sans avoir peur des dieux, parce que les court – qui sont tout à fait à la mode
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dieux n’ont pas créé le monde, il faut d’Épictète et de Marc Aurèle), chez
appliquer la physique à notre compor - Goethe (dans certains poèmes, entre
tement de tous les jours. En ce qui autres), chez Emerson et Thoreau, et
concerne l’éthique vécue, il s’agit évi - chez Bergson. Dans tous les cas, il y a
demment de ne pas se contenter d’une perfectionnisme, car il s’agit bien
éthique théorique, mais de la prati - d’un mouvement vers un moi supé -
quer. Pour les stoïciens, il s’agit surtout rieur. C’est très net chez Bergson, car
de ce qu’ils appellent les devoirs, c’est- il oppose toujours les habitudes qui
à-dire les obligations de la vie de tous émoussent notre perception (c’est-à- 131
les jours. Donc, il s’agit d’exercices spi - dire celles qui font que nos décisions
rituels, ou de ce que j’appelle, moi, des ne sont pas de vraies décisions, mais Qu’est-ce que l’éthique ?
exercices spirituels, c’est-à-dire des pra - des réponses presque mécaniques à P . Hadot
tiques destinées à transformer le moi et des situations habituelles) à la cons -
à lui faire atteindre un niveau supérieur cience claire d’un moi qui est (il uti -
et une perspective universelle, notam - lise l’image inverse) plus profond. Il
ment grâce à la physique, à la cons - s’agit bien toujours de perfection -
cience du rapport au monde, ou grâce nisme. D’ailleurs, on pourrait même
à la conscience du rapport avec l’hu - retrouver ce perfectionnisme chez
manité dans son ensemble, ce qui en - Heidegger dans la mesure où il op -
traîne le devoir de tenir compte du pose le « on », qui est le moi tout à
bien commun. fait enfoncé dans les habitudes méca -
Alors, est-ce que tout cela peut niques, dans les réflexes automatiques,
avoir un sens actuellement ? Je pense à l’existence authentique, qui est d’ail -
qu’il y a une continuité de ces pra - leurs une existence qui n’a pas peur
tiques, doublée d’une discontinuité. de l’angoisse, et donc qui suppose un
Ces exercices spirituels réapparaissent état du moi supérieur. Dans cette
toujours au cours des siècles. On les perspective, le perfectionnisme est très
retrouve, par exemple, au Moyen Âge, actuel.
Dans votre livre sur Marc Aurèle, La dien. Chez Marc Aurèle, par exemple,
Citadelle intérieure1, vous vouliez mo - on trouve cet effort pour éviter d’avoir
difier une lecture traditionnelle qui pré - les représentations ou les jugements
sente Marc Aurèle comme un pessimiste qui sont habituels dans la vie quoti -
dégoûté de la vie quotidienne, et vous dienne. À un homme qui est en admi -
mettez en évidence ce qu’il nous apprend ration devant les mets que l’on mange
de la beauté de la vie, cet émerveillement à table, il répond que tout ça n’est rien
devant le monde dont vous parliez tout à de plus que du cadavre de poisson ou
l’heure. Dans cette perspective, l’exercice d’animal. Devant sa propre pourpre, il

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philosophique n’est plus l’arrachement à se dit que c’est du sang d’un animal
la vie quotidienne que vous définissiez dont l’étoffe est imbibée. Et, en ce qui
dans les exercices spirituels, mais peut concerne les plaisirs sexuels, que l’on
s’accomplir dans la vie quotidienne, par considère dans le quotidien comme
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la compréhension même de ce qu’est le quelque chose d’extraordinaire, il dit


quotidien. Cela pose une question : celle que c’est un frottement de ventres, et
de l’ambiguïté de cette idée du quoti - voilà... Il produit des définitions qui
dien, puisque selon vous, il faut pouvoir replacent les réalités quotidiennes dans
accepter l’ordinaire, mais aussi s’en arra - le monde, ou le cosmos ; il donne des
cher. Comment résolvez-vous cette dua - définitions physiques de ces réalités.
lité ? Je pense ici à ce que dit le philo - Comme vous le disiez à propos de
sophe américain Stanley Cavell2 de deux Stanley Cavell, il y a un arrachement
132 sortes de quotidien. Le premier comporte au quotidien, dans la mesure où ce
les habitudes dont vous parliez tout à quotidien consiste en des jugements
Entretien l’heure et dont il faut se dégager. Le se - ou des comportements dans lesquels le
cond, qui est une transformation du pre - moi véritable ne s’engage pas, mais
mier, serait comme une « seconde naï - est dominé par les habitudes et les
veté ». Dans votre lecture de Marc préjugés.
Aurèle, y a-t-il cette même dualité, du Bien que la philosophie soit un ar -
quotidien à dépasser et du quotidien à rachement à ce quotidien, elle reste ce -
atteindre ? pendant inséparable de ce quotidien.
Oui. Cela correspond d’ailleurs J’ai toujours aimé ce passage de Plu -
tout à fait à un questionnement per - tarque dans son traité Si la politique est
sonnel. J’avais pensé, à la fin de Qu’est- l’affaire des vieillards. Il y parle de So -
ce que la philosophie antique ?, à définir crate en disant qu’il n’a pas été philo -
la philosophie comme la transfigura - sophe pour la raison qu’il enseignait
tion du quotidien. Vous avez parfaite - sur une estrade et qu’il développait des
ment raison de demander quelle est la
situation de ce quotidien, c’est-à-dire
si le philosophe doit s’arracher au quo - 1. Fayard, 1991.
tidien ou au contraire le transfigurer. 2. Une nouvelle Amérique encore inapprochable.
Il y a bien un arrachement au quoti - De Wittgenstein à Emerson, L’Éclat, 1991.
thèses, mais qu’il l’a été en plaisantant, exemple de discours très simple, il suf -
en buvant, en faisant la guerre, en al - fit de se rappeler un point essentiel
lant à l’agora et, surtout, en buvant la pour les stoïciens : il n’y a de bien que
ciguë. Socrate a ainsi montré qu’en le bien moral et il n’y a de mal que le
tout temps, quoi qu’il nous arrive ou mal moral. Une formule comme cela,
quoi que nous fassions, la vie quoti - on l’enseigne dans les cours de philo -
dienne est inséparable de la possibilité sophie. Une fois qu’elle est reçue, il
de philosopher. Je pense que cela cor - faut cependant la réaliser et l’ap -
respond assez aux conceptions de Ca - pliquer. C’est là qu’intervient le dis -

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vell : il n’y a pas de séparation entre le cours intérieur. Il s’agit d’intérioriser
quotidien et la philosophie. La philo - ou d’assimiler l’enseignement. Pour y
sophie n’est pas une activité réservée à arriver, il ne suffit pas de se rappeler
un contemplatif restant dans son cabi - qu’il n’y a de bien que le bien moral et
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net de travail et qui cesserait dès qu’il de mal que le mal moral, mais il s’agit
en sort, ou dès qu’il sort de son cours, vraiment que cette formule devienne
mais il s’agit plutôt d’une activité qui attractive, qu’elle vous décide à vous
est absolument quotidienne. dire, par exemple : « Je suis malade, je
Vous avez remarqué, toujours à pro - souffre, mais ce n’est rien à côté du
pos de Marc Aurèle, que l’exercice spiri - mal moral, ce n’est pas un mal par
tuel est aussi exercice de langage. Et vous rapport au mal moral. »
vous êtes toujours intéressé à ces questions Mais toutes sortes de facteurs, par
de langage. Vous parlez à propos d’Épic - exemple imaginatifs ou affectifs, doi - 133
tète et de Marc Aurèle d’ « exercices vent intervenir pour permettre cette
d’écriture toujours renouvelés, toujours application. Ce problème m’a inté - Qu’est-ce que l’éthique ?
repris ». Quel est le rôle de l’écriture et ressé pendant toute mon existence. P . Hadot
du langage dans la transformation de soi Durant la période où j’ai reçu mon
opérée par l’éthique ? éducation chrétienne et où je fréquen -
Il y a deux sortes de discours. Les tais le milieu chrétien, j’ai lu la Gram -
stoïciens le disaient, mais c’est une maire de l’assentiment du cardinal
question de bon sens. Il y a un Newman1, qui était un auteur qu’on
discours extérieur, c’est-à-dire, par ne lisait pas tellement encore à l’épo -
exemple, le discours que le philosophe que. Newman pose une distinction in -
prononce ou écrit. Et il y a un discours téressante entre l’assentiment notion -
intérieur. Le discours extérieur joue nel et l’assentiment réel. Il a bien vu
un rôle important, au sens où selon que tous les assentiments notionnels
moi la philosophie a toujours deux du monde n’arriveront jamais à susci -
pôles. Dans la perspective de l’éthique, ter la croyance du chrétien s’il ne
même au sens large, le discours exté -
rieur se ramène à des formules reçues,
au moins pour des gens comme Marc 1. An Essay in Aid of a Grammar of Assent,
Aurèle et Épictète. Pour trouver un 1870.
donne, aussi, un assentiment réel (au Au fond, ce silence peut avoir plu -
sens anglais du verbe « réaliser », qui sieurs sens. Il peut prendre un sens
est très fort). Dans la perspective de dans la perspective d’une lettre à L. von
l’éthique, le discours intérieur, surtout Ficker de 1919. Wittgenstein y écrit
quand il « réalise », ou quand il « est qu’il y a deux choses dans le Tractatus :
réalisé », est donc extrêmement im - ce qu’il a dit et ce qu’il n’a pas dit, et
portant. ajoute que ce qu’il n’a pas dit est le plus
Ce qui ressort de votre conception de important, c’est-à-dire : « Mon œuvre
l’éthique, c’est qu’elle est moins théorique est surtout ce que je n’ai pas écrit. » Or,

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que pratique, et « thérapeutique ». Cette justement, il dit que ce qu’il n’a pas
thérapeutique constitue chez vous un fil écrit est la partie éthique. On pourrait
directeur, depuis le stoïcisme jusqu’à alors parler d’une éthique silencieuse.
Wittgenstein. C’est peut-être ce qui ex - En fait, j’ai toujours eu tendance à
plique que très tôt vous vous soyez inté -
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comprendre qu’à la fin du Tractatus,


ressé à Wittgenstein. Vous avez été, je Wittgenstein considère que son lecteur
crois, le premier à publier un article sur en a suffisamment appris pour quitter
ce philosophe en France, dans la revue la philosophie et entrer dans la sagesse :
Critique en 1959. Vous vous êtes la sagesse étant silencieuse.
d’abord intéressé au Tractatus logico- Cela peut avoir aussi d’autres sens,
philosophicus, ouvrage particulière- parce que, comme il ne dit rien, on
ment difficile, qui se clôt sur un silence. peut en imaginer. Ainsi, ce silence peut
134 Il faut dire que cette fin du Tracta - avoir un sens sceptique selon l’accep -
tus est extrêmement énigmatique. On tion ancienne du terme. C’est-à-dire
Entretien comprend assez bien, je crois, que qu’il s’agirait d’une attitude sceptique
Wittgenstein ait cherché à conduire le qui consisterait à vivre comme tout le
lecteur à la constatation que toutes ses monde tout en ayant un détachement
propositions étaient des non-sens total intérieur, qui implique le refus de
(c’est peut-être avant tout ce qu’il veut tout jugement de valeur. Cela repré -
faire avec le Tractatus). Même si c’est sente une forme de sagesse.
compréhensible, on se demande Ou alors, Wittgenstein dit que l’on
quand même pourquoi il faut se taire. peut avoir une juste vision du monde.
Je n’ai pas du tout la prétention Gottfried Gabriel2 pense que cette
d’élucider ce problème. D’ailleurs, on juste vision est au fond la vision du
n’ose plus parler de Wittgenstein après monde comme tout. Cette idée peut
ce qu’en a dit Jacques Bouveresse. Son
livre, La rime et la raison 1, est un véri-
table chef-d’œuvre que j’admire beau -
1. Wittgenstein : La rime et la raison, science,
coup. Je n’ai pas la prétention de faire éthique et esthétique, Minuit, 1973.
mieux. Je ne vais donc me contenter 2. Gottfried Gabriel, « La logique comme
de ne faire remarquer que de petites littérature », Le Nouveau Commerce,
choses. Cahiers 82/83, 1992, p. 76.
signifier un rapport au monde naïf, chissant sur ces pratiques, ou
comme le dirait Cavell. Cette idée plutôt après avoir écrit mon article in -
renvoie aussi à Bergson, et à sa for - titulé « Exercices spirituels », je me
mule : « La philosophie n’est pas cons - suis rendu compte que j’avais voulu
truction de systèmes, mais la résolution d’abord parler de l’Antiquité. C’était
une fois prise de regarder naïvement en mon devoir, puisqu’on me demandait
soi et autour de soi. » Ce silence peut d’écrire l’article liminaire de la V e sec -
donc être tout simplement cela : une tion de l’ EPHE, et cet article devait être
naïveté qui est en fait le résultat d’un en rapport avec mes travaux. Donc,

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détachement très compliqué. c’est sûr, j’ai voulu d’abord parler de
Mais je trouve qu’il y a aussi dans l’Antiquité. Mais au fur et à mesure
cette sagesse silencieuse un acte de foi que j’en ai parlé, je me suis hasardé à
assez fort, que l’on trouve déjà chez sortir de la perspective de l’Antiquité.
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Socrate dans la mesure où l’homme, Je me suis rendu compte que j’avais


livré au langage quotidien et à lui- essayé de proposer une attitude phi -
même, est capable de désirer le bien, et losophique qui soit indépendante,
donc d’avoir une vie morale « juste », d’abord, de toute philosophie particu -
comme dit Wittgenstein. Au plan per - lière et, ensuite, de toute religion.
sonnel, je n’admets pas tellement cette Quelque chose qui se justifie par soi-
attitude silencieuse, parce que je pense même. Au fond, je me suis rendu
que la philosophie ne doit pas s’arrêter compte que ce que j’appelle exercice
comme cela après un livre. Il n’y a pas spirituel peut être aussi indépendant 135
de fin de la philosophie, et cette de toute théorie. Je veux dire par là
dernière oscille toujours entre ces que si on le pratique, on transforme sa Qu’est-ce que l’éthique ?
deux pôles : le discours et la décision vie sans que l’on ait besoin de dogmes P . Hadot
concernant le mode de vie. très précis. Prenons un exemple (c’est
Wittgenstein lui-même est revenu à la peut-être le seul, mais il me semble
philosophie après le Tractatus. Tout cela très important) : « Vivre dans le pré -
pose la question du rapport entre cette sa - sent. » Si je me dis que le passé n’est
gesse pratique et la philosophie même. plus là, que l’avenir n’est pas encore là,
Dans le Tractatus, Wittgenstein prend je pense qu’il y a une seule chose dans
position contre l’existence même de quel - laquelle je peux agir, c’est le présent.
que chose comme la philosophie morale, Cette constatation entraîne beaucoup
puisque pour lui la philosophie n’est pas de choses. Par exemple, je peux pren -
une théorie, un corps de doctrines, mais dre conscience de la valeur infinie du
une activité de clarification de nos pen - présent en pensant aussi à la mort.
sées. L’éthique serait-elle, pour vous, plus Tout cela est indépendant de toute
une activité, une manière de vivre, qu’un théorie particulière. En prenant cons -
ensemble de propositions théoriques ? cience de la valeur du présent, je peux
Je vais répondre oui, et ensuite oui même me dire que j’ai non seulement
et non. D’abord oui, parce qu’en réflé - en face de moi mon action présente,
mais aussi la présence de tout gnifie pas non plus qu’il n’y a que le
l’univers, c’est-à-dire que le monde stoïcisme et l’épicurisme comme atti -
entier m’appartient. C’est ainsi que tude possible, mais aussi l’attitude pla -
toutes sortes de choses peuvent être tonicienne. Après tout, certains peu -
impliquées dans une petite décision. vent trouver leur voie dans le
Voilà pour le oui. Mais je peux bouddhisme, ou dans l’attitude scep -
aussi répondre oui et non, car si on tique, ou alors dans l’existentialisme
supprime toute référence dogmatique puisque c’était quand même un style
et théorique, l’individu est complète - de vie. Le cas du marxisme est plus

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ment livré à lui-même. Même quand compliqué, mais, au fond, c’était aussi
il y a des normes sociales (ou des pré - un modèle et il y a des gens qui ont eu
jugés sociaux), il n’arrive pas à se dé - des vies exemplaires en le suivant.
cider, tellement les situations sont Cet éclectisme, cette recherche de mo -
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complexes. Par conséquent, je pense dèles ne se restreignent alors pas à la


malgré tout que dans une certaine me - théorie morale. Ils impliquent un re -
sure il faut connaître des modèles de cours à la vie, à l’observation d’autrui,
vie ou, en tout cas, des modèles hu - mais aussi de figures que l’on trouve
mains pour s’orienter. Je réhabiliterais dans la littérature, ou au cinéma.
une attitude qui est très mal vue de - L’éthique pourrait-elle se trouver parfois
puis toujours : l’éclectisme. J’ai tou - ailleurs que dans la philosophie, dans
jours admiré Cicéron1 vantant la li - l’examen de ces modèles-là ? Je sais com -
136 berté et l’indépendance d’esprit des bien certains livres ont compté pour
académiciens (académiciens, en tant vous : vous avez dit un jour que des
Entretien qu’héritiers de l’Académie platoni - livres vous ont réellement imprégné,
cienne, mais avec une tendance proba - comme si les personnages faisaient partie
biliste). Pour prendre leurs décisions, de vous. Je crois que chacun de nous a
ils cherchaient ce qui est le plus vrai - eu cette expérience, et qu’elle a à voir
semblable rationnellement. Et pour avec l’éthique.
chercher ce qu’il y avait de plus vrai - Oui, j’ai parlé de cela à propos de
semblable rationnellement, ils pre - Montaigne, Wittgenstein, Rilke,
naient conseil, pour ainsi dire, soit de Goethe. Finalement, ils étaient tous à
l’attitude stoïcienne, soit de l’attitude leur manière des philosophes. Mais
épicurienne, soit de l’attitude platoni - on pourrait aussi le dire de quelqu’un
cienne. Suivant les circonstances, ils se de contemporain et plus populaire,
décidaient d’une manière libre et comme David Lodge. Beaucoup de ses
personnelle. romans posent réellement des problè -
Nietzsche aussi dit, de façon très in - mes philosophiques, ou religieux, ou
téressante, qu’il ne faut pas avoir peur en général des problèmes de compor -
de prendre une recette stoïcienne et, tement. Et il y a, dans le roman,
suivant les besoins de la vie, ensuite
une recette épicurienne. Ce qui ne si - 1. Tusculanes, V, 11, 33.
quelque chose que le philosophe ne sent le roman. Donc le roman peut ai -
pourra jamais produire : la représenta - der seulement s’il décrit un effort de
tion d’une situation dans tout son dé - perfectionnisme, par exemple, par ce
roulement. Ça ne signifie pas que qu’il montre directement.
quand on a une décision à prendre il Mais alors ce que nous retirons de la
faut lire un roman de Lodge, par lecture n’est pas seulement un modèle à
exemple ; mais que, sans être dans suivre, une leçon qui va nous dire com -
l’urgence, on peut apprendre énormé - ment faire en telles circonstances. Fau -
ment dans des romans qui ont une drait-il alors différencier une éthique

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grande lucidité vis-à-vis de ce qui se normative, prescriptive, pour employer
passe dans la vie. L’inverse est malheu - le jargon actuel de la philosophie mo -
reusement vrai aussi. À l’époque de la rale, disons une éthique de l’obligation,
guerre, j’ai lu les romans de Charles de la loi morale kantienne, et une éthi -
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Morgan, Fontaine et Sparkenbrook, et que de la description, mais aussi,


ça m’a fait beaucoup de mal ! Dans ces comme vous semblez le dire, de la trans -
romans, il s’agissait toujours un peu de formation ?
la même situation, d’un homme très À propos de l’éthique kantienne,
cultivé et plutôt platonicien, donnant qui est bien au cœur du problème, je
une grande valeur à la contemplation serai quand même plus nuancé. J’ai
et à l’art, et qui utilise une femme tendance, peut-être d’une manière er -
comme pure source d’inspiration. Au ronée, à interpréter Kant d’une ma -
fond cela m’a donné une conception nière moins rigide qu’on ne le fait 137
erronée de l’amour – je veux dire de d’habitude. J’ai cité très souvent la for -
l’amour humain, pas de l’amour ploti - mule de Kant : agis de telle manière Qu’est-ce que l’éthique ?
nien – parce que c’était très séduisant que la maxime de ton action, c’est-à- P . Hadot
à cause de ce vernis de platonisme, dire ce qui dirige ton action, puisse
avec la présence dans ces romans être une loi universelle de la nature.
d’une triade qui assure l’unité de Évidemment, la formule n’est pas très
l’esprit : l’art, l’amour, la mort. Je alléchante aujourd’hui, mais ce que j’y
crois que ce pseudo-platonisme est as - vois, c’est justement la volonté de
sez dangereux. l’universalité. L’un des secrets de la
Mais vous ne m’avez pas chargé de concentration sur le moment présent,
parler de mes mauvaises lectures. Je qui est aussi un « exercice spirituel »,
crois qu’il faut parfois se méfier du c’est la volonté de se mettre dans une
mélange de la littérature et de la phi - perspective universelle. Premièrement,
losophie. Par exemple, Lawrence c’est essayer de se mettre à la place de
Durrell dans l’admirable Quatuor l’autre et puis appliquer, tout simple -
d’Alexandrie. Là je crois que ce n’est ment, cette fameuse règle : ne fais pas
pas tellement dangereux, mais il y a à autrui ce que tu ne voudrais pas
des passages de philosophie absolu - qu’on te fît. C’est un principe qui
ment incompréhensibles qui alourdis - n’est fondé sur aucune philosophie,
qui est lié à l’expérience humaine. Et Foucault m’a dit un jour qu’il avait
en fait la formule de Kant correspond été influencé aussi par mon premier ar -
aussi à cette idée de passer d’un moi ticle, que j’ai écrit sur la notion de
inférieur, égoïste, partial, qui ne voit conversion, où je distinguais deux for -
que son intérêt, à un moi supérieur, mes de conversion : l’épistrophé, qui
qui justement découvre qu’il n’est pas était retour à soi, et la métanoia, qui
tout seul au monde, mais qu’il y a le était transformation de soi. De ce point
monde, il y a l’humanité et il y a les de vue, il y a une proximité évidente
autres hommes, il y a les gens que l’on entre nous. Mais peut-être y aurait-il

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aime, etc. Au fond, le vieux Kant, je une différence : en ce sens que Fou -
l’excuse beaucoup à cause de cette for - cault a plutôt centré son idée des prati -
mulation : elle est évidemment tout à ques de soi sur une certaine attitude de
fait kantienne, au sens de la volonté l’individu, qu’il a appelée l’esthétique
de l’existence et qui consiste en défini -
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systématique de formule des lois, mais


au fond c’est une loi que l’on se donne tive à faire que son existence soit belle.
à soi-même, et il y tient beaucoup. Et je reproche donc un peu à Foucault
C’est une loi qui n’est pas imposée de ce que j’ai appelé son « dandysme ».
l’extérieur, mais qui vient de l’in - Les grands hommes de Foucault sont
térieur. Et qui a l’avantage aussi de ne souvent des dandys, comme Baudelaire
supposer aucun dogme. Donc je ferais – des gens qui ont cherché d’abord à
une réhabilitation de Kant. avoir une belle existence.
138 Vous nous proposez un Kant perfec - Au contraire, j’aurais plutôt ten -
tionniste au lieu du Kant moraliste qui dance à être moins entièrement « éthi -
Entretien a cours aujourd’hui, c’est assez original ! que », et plus sensible à la notion que
Une dernière question. À la fin de sa j’ai étudiée à travers l’Antiquité, depuis
vie, Michel Foucault s’est intéressé de le Timée jusqu’à la fin de l’Antiquité,
près aux techniques de soi, aux pratiques de la physique comme exercice spiri -
de soi, sous l’influence de votre idée tuel. Je suis plus intéressé par l’aspect
d’exercice spirituel : vous êtes très proches cosmique de la philosophie – peut-être
sur ce point, et la plupart des philosophes à cause des expériences particulières
contemporains ne parlent pas des prati - que j’ai eues, comme celle d’un « senti -
ques de soi, mais plutôt des théories du ment océanique ». Je souhaite donc
soi. Vous avez, par contre, critiqué l’idée que le philosophe se situe plus dans la
de Foucault d’une esthétique de perspective de l’univers, ou de
l’existence. Comment situeriez-vous vos l’humanité dans sa totalité, ou de
positions respectives sur l’éthique ? l’humanité comme autre.

(Propos recueillis par Sandra Laugier et Arnold Davidson.)

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