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Zombory-Nagy Piroska, El Kenz David, Grässlin Matthias, Frandon Véronique. Pour une histoire de la souffrance : expressions,
représentations, usages. In: Médiévales, N°27, 1994. pp. 5-14.
doi : 10.3406/medi.1994.1306
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/medi_0751-2708_1994_num_13_27_1306
Médiévales 27, automne 1994, pp. 5-14
Douleur et souffrance
13. J.-M. von Kaenel, « Editorial », dans Souffrances, op. cit., p. 13.
14. R. Rey, Histoire de la douleur, Paris, 1993, pp. 6-7.
15. Sur ces problèmes, cf. le livre de R. Rey, cité supra.
POUR UNE HISTOIRE DE LA SOUFFRANCE
Le lecteur trouvera ici six essais ayant tout d'abord comme point
commun la participation de leurs auteurs à la réflexion de notre
groupe, mais aussi le cadre chronologique d'un Moyen Âge chrétien
long, dont on identifie la fin à l'éclatement de l'entité médiévale de
la Chrétienté dû aux guerres de religion et à l'apparition d'une rel
igion occidentale moderne. S'ils portent tous sur la perception de la
souffrance, les sujets abordés peuvent être groupés autour de deux
axes. Le premier a pour problématique majeure l'expression et la
représentation de la souffrance ; le second s'articule autour des fonc
tions et usages sociaux des souffrances, qui commandent l'acte de les
infliger à soi ou à autrui.
Les travaux du premier groupe s'interrogent sur les moyens —
artistiques et corporels — de l'expression de la souffrance et souli
gnent leur ambivalence. L'article de Christian Kiening analyse la rhé
torique de la perte à partir de la complainte, genre apte à illustrer
les problèmes posés par la transcription littéraire du deuil chrétien,
dont on connaît les ambiguïtés. Pour ce faire, l'auteur choisit un évé
nement, la mort d'Isabelle de Bourbon, et montre comment la tran
sformation littéraire complète les informations historiques que nous
fournissent d'autres sources sur la souffrance éprouvée par ses pro
ches. L'étude de Martine Clouzot s'intéresse à la manière dont les
moyens artistiques prennent en charge la souffrance, par une mise en
27. Cf. La Douleur, Au-delà des maux, op. cit., « Avant-propos » par G. et M.
Lévy, p. 1 ; I. Baszanger, « Émergence d'un groupe professionnel et travail de lég
itimation. Le cas des médecins de la douleur », dans La Douleur, Approches pluridis
ciplinaires, op. cit., pp. 135-166 ; J.-M. Besson, La Douleur, Paris, 1992.
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abîme des genres : son article utilise les sources iconographiques fai
sant apparaître des instruments de musique. Les images accusent une
division nette des sons et des instruments au Moyen Âge, les uns —
les instruments du bas — soulageant la souffrance par leur sonorité
douce, alors que les autres, les instruments du haut, apparaissent pour
illustrer la violence de la souffrance que leur son contribue à causer.
Enfin l'article de Piroska Zombory-Nagy traite du sens médiéval donné
à l'un des gestes corporels conventionnellement tenu comme un moyen
d'exprimer la souffrance : les pleurs. Dans cet essai traitant de l'exé
gèse médiévale des trois occurrences des larmes du Christ dans sa vie
terrestre, il s'agit de montrer comment l'interprétation théologique de
ces lieux scripturaires énigmatiques a permis de construire un modèle,
par le rapprochement de ces larmes avec celles que le chrétien doit
verser pour imiter le Christ. Dans les deux cas, les larmes paraissent
un remède à la souffrance plutôt qu'un moyen de l'exprimer.
On sait que le pouvoir de faire souffrir est (et a toujours été)
une des caractéristiques et des fonctions constitutives du pouvoir, du
moins dans toute société non- ou pré-démocratique. Dans les trois der
niers essais, la souffrance prend son sens relativement au maintien
et/ou au bouleversement de l'ordre social, par l'institution d'abord
religieuse, ensuite étatique. Anne Autissier analyse le problème de
l'effusion de sang dans le cadre du mouvement des flagellants de 1349.
En partant du contraste qui se dessine entre le discours ecclésiastique
et le discours propre des flagellants sur ce sujet, elle montre que l'attr
ibution aux flagellants de l'acte d'effusion de sang aide l'Église à les
condamner. Dans les significations qu'on donne à la souffrance infli
gée à soi-même, il y va du sens social d'un tel acte, suivant la pers
pective dans laquelle on se situe : perspective immédiate de pénitence
et de salut pour les flagellants, ayant un horizon eschatologique et
une référence christique ; perspective normative large pour l'Église que
l'activité des flagellants menace dans son monopole de médiation avec
l'au-delà. L'article de David El Kenz étudie, quant à lui, la naissance
et le fonctionnement d'un discours calviniste sur la souffrance, lors
de la description de leurs persécutions entre 1557 et 1563. Ce discours
(comme le discours des flagellants d'ailleurs) met en scène la souf
france des martyrs protestants comme un duplicata de la souffrance
du Christ. Ainsi le supplice devient un lieu du déploiement du divin
au sein du martyre et permet de transcender le jugement terrestre par
l'intervention vengeresse de la colère divine. Enfin, Valentin Grœb-
ner, dans une étude de la perception de la violence à Nuremberg à
la fin du XVe siècle, montre que les douleurs infligées peuvent être per
çues comme cruelles quand elles menacent l'ordre social, alors que
la violence, mise en scène dans toute son horreur, peut servir à reflé
terl'ordre — voire, à le maintenir.