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En thérapie de couple

De la répétition au changement :
la visée thérapeutique

ANNIE DE BUTLER

Nul ne peut contester la place immense que prend la répétition dans la


vie quotidienne de tout un chacun ainsi que dans les relations aux autres.
Répéter, du latin repetere, signifie chercher pour comprendre. L’enfant
répète le même mot, le même geste, la même colère, pour chercher avec nous
à comprendre et à être compris. Il existe ainsi une répétition qui s’inscrirait
dans le processus normal des apprentissages et de la vie relationnelle, per-
mettant de s’approprier un savoir et de le transmettre aux autres. Dans le
domaine des réalisations de tous ordres la répétition est à la base de la vertu
de persévérance. Boileau en souligne la nécessité : « Vingt fois sur le métier
remettez votre ouvrage. »
À côté de ce processus, qui s’inscrit dans le champ conscient pendant
l’apprentissage pour devenir en partie inconscient lorsque le geste appris
devient habitude, il existe une autre forme de répétition qui déroute notre
volonté et notre compréhension : c’est la compulsion de répétition, qui, elle,
est totalement inconsciente. Ne disons-nous pas parfois, tant nos propres
comportements nous semblent incompréhensibles : « Je ne sais pas ce qui
m’a pris de dire ceci ou de faire cela, je ne voulais pas, et malgré moi c’est
parti » ? Nous avons tous l’expérience de ce processus compulsif sur lequel
notre volonté consciente n’a pas prise. Un patient soucieux de faire com-
prendre ce qu’il ressentait lorsqu’il voyait arriver entre sa femme et lui un
scénario répétitif à l’issue duquel chacun risquait de blesser l’autre, parlait de

DIALOGUE - Recherches cliniques et sociologiques sur le couple et la famille - 2003, 2e trimestre


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« pente savonneuse sans rien sur les côtés à quoi se raccrocher…, quand ça
recommence, impossible de s’arrêter ». En effet, il s’agit bien là d’une force
inconsciente qui pousse à répéter, même si l’on en perçoit le côté destructeur.
Pour la psychanalyse, cette répétition compulsive inconsciente serait liée
à un effet traumatique dû au débordement du moi face à une réalité ingérable.
Certains soulignent que la répétition en elle-même, plus que l’acte répété,
finirait par être source de jouissance. André Le Guen, au cours d’une inter-
vention aux journées d’études de l’EPCI 1, cite le cas d’un patient orphelin
avant deux ans élevé par son grand-père paternel. Par moments, spécialement
quand tout semblait bien se passer, il était odieux jusqu’à ce que son grand-
père lui dise : « Si ton père était là… » C’est le retour de cette phrase qu’il
attendait, car elle signifiait qu’il avait eu un père !
Autre observation, issue de la clinique conjugale : il y a quelques années,
une collègue psychanalyste m’adresse un couple en précisant que le proces-
sus analytique mis en route depuis quelques mois avec la femme de ce couple
semblait totalement bloqué par d’intenses conflits avec son mari. Au-delà
d’une probable résistance à l’analyse, ce que dévoila rapidement la thérapie
de couple fut une fixation sur le conjoint d’une scène traumatique qui avait
eu lieu jadis entre son petit frère et elle. Cette scène, bien que refoulée, res-
tait active dans l’inconscient et revenait sur un mode compulsif alimenter un
conflit mortifère au sein du couple. À l’évidence, le conjoint, un peu plus
jeune qu’elle, était devenu l’écran de projection de sa haine d’enfant pour son
petit frère.
Au plan méthodologique, comment faire pour que cette répétition
dévoile sa face cachée de façon à devenir l’indicateur du travail thérapeu-
tique ?

Rappel théorique
Plus on avance dans l’étude de la répétition, plus on en perçoit les deux
versants opposés évoqués précédemment : l’un positif, ordonné aux proces-
sus vitaux, l’autre négatif, au service de la pulsion de mort. C’est en 1920,
dans la seconde partie de sa vie, que Freud, face à cette question, postule
l’existence d’un « Au-delà du principe de plaisir 2. » Dans ce texte, il met en
évidence une contrainte de répétition, obstacle au principe de plaisir, et pose
la question de la dualité des instincts de vie et de mort.
D’autre part, le fait de vivre ensemble une relation amoureuse induit une
régression qui, elle, mobilise les zones archaïques de la personne, c’est-à-dire
l’inconscient, dont la compulsion de répétition est une manifestation parmi
d’autres. Rien d’étonnant dès lors à ce que reviennent en force au sein de la
relation amoureuse émotions et représentation jadis refoulées. Ces rejetons
du refoulé structurent la relation amoureuse de façon originale autour de cer-
tains scénarios répétitifs et symptomatiques.
D’une certaine façon, nous pouvons dire que la répétition fait à la fois le
jeu d’Éros – en suscitant séduction et amour – et le jeu de Thanatos – en fai-
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sant de la relation le lieu de projections répétitives des anciens traumatismes


liés aux expériences affectives précoces. « La répétition est transfert du passé
oublié », notait Freud en 1914 3.
C’est souvent, du reste, lorsque Éros n’y trouve plus son compte que les
patients consultent, espérant dégager leur relation de l’emprise de Thanatos.
À travers le déroulement d’une thérapie de couple, nous essayerons de
voir en quoi le travail thérapeutique peut aider un couple à se dégager peu à
peu d’une répétition symptomatique mortifère pour s’ouvrir au changement
et retrouver une certaine créativité dans sa relation. Comme le souligne
Christian David 4, l’amour est à la fois répétition des séductions infantiles et
création à deux d’une relation originale. Un tel équilibre à mettre en place ne
va pas de soi, même si, comme c’est aujourd’hui le cas dans notre culture, on
s’est choisi librement. Il arrive que, de crise en crise, la relation amoureuse
se détériore au point d’entamer profondément l’image que l’on a de soi et de
l’autre, rendant douloureux le sentiment amoureux lui-même. « Nous nous
aimons et nous nous détruisons. » Ainsi s’expriment de nombreux couples
lorsqu’ils se décident à consulter, car ils ne comprennent ni pourquoi ni com-
ment ils en sont arrivés là. Les bons moments sont de plus en plus rares et,
dès qu’ils sont ensemble, surgissent les mêmes reproches répétitifs. Après
avoir tant désiré vivre ensemble, ils ne se supportent plus et l’avenir à deux
leur fait peur.
Un tel paradoxe semble défier le bon sens et la raison. Certes, Freud met
en évidence la complexité de la vie psychique, compte tenu de la dualité des
systèmes conscient/inconscient, « ce qui est déplaisir pour un système est plai-
sir pour un autre 5 ». Mais, même en prenant conscience de l’existence en cha-
cun de nous d’un conflit pulsionnel inévitable, l’être humain étant
profondément ambivalent, un tel degré de compromission dans notre for inté-
rieur heurte notre pensée rationnelle. Imaginer qu’un couple qui à la fois
s’aime et se détruit y trouve un bénéfice tel, qu’il va inconsciemment résister
au changement, dépasse l’entendement. C’est pourtant souvent le cas, et c’est
sans doute une des raisons du désarroi des patients lorsqu’ils en prennent
conscience, ainsi qu’un des mobiles qui les amènent à consulter un thérapeute.
D’autre part, et la psychanalyse est formelle sur ce point, ce sont les
expériences déplaisantes qui se répètent compulsivement. L’automatisme de
répétition est une défense du moi qui se met en place face à une situation trau-
matique, lorsque le moi se trouve débordé dans ses capacités de liaison. « Ce
qui est incompris fait retour, telle une âme en peine il n’a de repos jusqu’à ce
que soit trouvées résolution et délivrance 6. »
Mais la répétition compulsive est aussi une résistance à la remémoration
de la scène traumatique ou du conflit qui a produit le refoulement. Nous
sommes là devant l’évidente complexité du fonctionnement psychique.
Répéter est donc à la fois une façon de se souvenir et un moyen de tenir la
mémoire en échec. Insidieusement, nous l’avons déjà souligné, on peut en
venir à répéter pour le plaisir de la répétition elle-même.
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Ce qui nous aide à supporter le côté mortifère des scènes que nous
rejouent nos patients, c’est d’une certaine façon cette hypothèse posée par
Freud que, si le moi répète, c’est dans un effort de symbolisation. Ainsi, dans
un couple, ce qui revient sans cesse sous forme de conflit répétitif a des
chances de véhiculer ce qui a été dans le lointain passé source de déplaisir
pour l’un ou l’autre, voire pour les deux. Maîtriser peu à peu ensemble ce qui
n’a pu être maîtrisé en son temps individuellement, voilà ce qui est suscep-
tible de mobiliser la demande des patients et l’énergie du thérapeute. Abréa-
gir de façon fractionnée ces tensions excessives pour enfin parvenir à les
gérer en tentant de les symboliser… c’est un véritable programme thérapeu-
tique. Nous savons le pouvoir d’attraction qu’exercent ces restes trauma-
tiques refoulés dans la séduction amoureuse. Cette collusion inconsciente
contribue à structurer la relation de couple autour d’un symptôme, sorte de
compromis pour répéter sans vraiment se souvenir.
Ce double aspect de la compulsion de répétition, à la fois défense d’un
moi débordé et résistance à la remémoration, est perceptible dans le travail
avec ces couples. Dans ce sens, il est juste de dire que le couple réveille bien
des paradoxes. Chacun est attiré par l’autre et s’en défend, et, souvent, c’est
dans une complicité inconsciente commune que le couple va forger ses résis-
tances face à un travail thérapeutique qui, lui, sollicite sans cesse la remémo-
ration.
Autre hypothèse : la répétition serait au service de la tendance fonda-
mentale de la pulsion à la décharge absolue, pour aboutir à l’inertie, à la mort.
Ne nous arrive-t-il pas de dire, devant la contrainte de répétition qui habite
certains couples, qu’ils répètent jusqu’à ce que mort s’en suive ! Éros et Tha-
natos sont donc souvent en compétition, et l’on peut se demander si la dyna-
mique nécessaire au changement ne passe pas par là.

De la théorie à la méthodologie
Voyons maintenant en quoi ces quelques réflexions théoriques éclairent
le travail du thérapeute et l’aident à structurer sa méthodologie. Dans un texte
de 1914, Technique psychanalytique, Freud précise que les trois temps du
processus thérapeutique en psychanalyse sont : la remémoration, la répétition
dans le transfert et la perlaboration.
En réfléchissant sur la technique en thérapie analytique de couple à la
lumière de cet article, nous constatons que nous utilisons les mêmes outils
que la psychanalyse mais différemment, en donnant une signification légère-
ment autre à ces trois termes.

La remémoration
Les premiers temps d’une thérapie de couple font une grande place à la
remémoration. À partir de notre écoute dans l’ici et maintenant, nous ren-
voyons facilement les patients aux souvenirs qui s’attachent à des scènes pas-
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sées. Nous sollicitons leur mémoire à la fois objective et subjective. Pour


nous, l’émotion qui surgit à l’évocation d’un événement a autant de valeur
que la qualité historique de l’événement. Deux histoires familiales à évoquer,
cela fait beaucoup d’événements, cela réveille beaucoup d’émotions et intro-
duit beaucoup de personnes dans la dynamique de la séance.
Plus un couple est dans le désarroi et dépassé par ce qu’il vit au quoti-
dien, plus le fait de se retrouver face à son histoire et à l’histoire de l’autre
sera bénéfique. Peu à peu, le présent, si éprouvant soit-il, prend un autre sens.
En se situant mieux dans sa propre histoire, on découvre la place donnée à
l’autre dans l’organisation actuelle de la vie conjugale. Ces prises de
conscience demandent du temps, et c’est grâce à l’élaboration de ce qui
revient sans cesse paralyser la relation conjugale que l’analyse de ce qui se
répète aveuglément prend un autre sens, susceptible d’éclairer les difficultés
actuelles. Comme le souligne Gérard Bonnet qui compare la répétition à une
meule qui tourne sans s’arrêter 7, l’important est qu’elle reçoive de nouveaux
grains à moudre, pour faire à nouveau de la farine, et c’est ce que permet la
thérapie.
La remémoration emprunte de multiples voies, dont celle du corps. Si le
langage verbal est indispensable en thérapie de couple, nous sommes égale-
ment très sensibles au langage non verbal, qui souvent surgit des profondeurs
de l’être, l’amour et la sexualité s’étayant sur les traces émotionnelles
archaïques. J.D. Nasio, parlant de l’image inconsciente du corps, souligne
que « nous parlons tous le langage des sensations vécues jadis et nous n’en
avons pas conscience ». Selon lui, cette image inconsciente du corps corres-
pond « aux premières représentations psychiques éprouvées par le bébé au
contact de la mère ». Avant la découverte de son image dans le miroir, avant
l’accès au langage, l’enfant est habité par ces images sensorielles. Après le
stade du miroir et l’accès au langage, ce premier monde sensoriel est refoulé.
Ces images refoulées restent actives et, nous précise J.D. Nasio, « se révèlent
en permanence dans nos comportements involontaires, marquant les expres-
sions du visage, du regard, de la voix et dictent notre façon d’approcher le
corps de l’autre dans le dialogue amoureux 8 ». Bien des inhibitions sexuelles
sont alimentées par cette mémoire corporelle refoulée.

La répétition dans le transfert


Nous venons de souligner à quel point la relation amoureuse mobilise les
images inconscientes du corps. Ne nous étonnons pas qu’elle soit de ce fait le
lieu d’élection des mille et un objets de transfert qui nous habitent en perma-
nence, toujours prêts à se fixer sur une relation affective fortement investie.
C’est donc en direction de l’autre que la répétition dans le transfert organisera
le retour de multiples scénarios, sources de plaisir et de déplaisir, que chacun
porte en soi à des niveaux plus inconscients que conscients. Surtout au début
d’une thérapie, l’attention du thérapeute sera mobilisée par cette dynamique
répétitive transférentielle dont l’autre est le support. Cependant, n’oublions
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pas que ce qui amène les patients en consultation, c’est souvent une crise
exprimant la venue du désamour. Le lien à l’autre est toujours aussi fort, mais
l’accumulation des déceptions et des frustrations inverse les élans d’amour en
mouvements de rejet et de haine. La demande au thérapeute est donc aussi, de
ce fait, demande d’amour et lieu de multiples transferts.
Séduction, jeux d’alliance incluant ou excluant le thérapeute, sont par-
fois autant de figures de la résistance à la thérapie. Les scénarios répétitifs
vont toutefois devenir un matériel de travail, de façon à amorcer l’élaboration
de ce trop-plein d’affects et de représentations qui sous-tend les reproches
répétitifs si fastidieux à entendre pour nous.

La perlaboration
C’est l’outil majeur du changement : vingt fois sur le métier les mêmes
scénarios serons remis en circulation, et chaque fois ils seront l’objet d’une
nouvelle élaboration. Peu à peu, les éléments qui alimentent les tensions et
bloquent les échanges à l’intérieur du couple deviendront suffisamment
conscients pour être travaillés en séance. Plus ils deviendront conscients, plus
ils seront partiellement désinvestis par la libido.
Ce travail d’élaboration et de perlaboration fera peu à peu contrepoids à
la contrainte de répétition qui paralyse la vie affective du couple en monopo-
lisant une énorme quantité d’énergie psychique. Or, pour qu’un processus de
changement s’inscrive de façon durable, il lui faut être profondément investi
par la libido. Il y a donc un rapport étroit entre changement et répétition : glo-
balement, plus on investit le processus de changement, plus on se détache de
certains scénarios répétitifs. Une maturation se fait et, même si, à l’occasion
d’une épreuve, une tension excessive se manifeste sur le même mode répéti-
tif, le couple moins démuni évite de s’y laisser emprisonner.
C’est donc la capacité à continuer seul l’élaboration de ce qui surgit et se
répète lorsqu’une crise se profile qui annoncera la possibilité de mettre un
terme à la thérapie. Aider les patients à s’approprier l’outil qui leur permettra
de réguler les tensions inhérentes à la vie conjugale est donc pour le théra-
peute la meilleure voie de changement qui soit.
Cependant, loin de nous l’illusion d’en finir avec la répétition mortifère.
Notre visée, c’est qu’à l’intérieur du processus thérapeutique elle reste un
matériel de travail et puisse circuler dans le transfert. Rien n’est pire que la
compulsion de répétition qui, déliée du reste de la vie psychique, se répète à
vide, donc pour elle-même ; elle est alors facilement la proie des pulsions
masochistes, d’où la dérive mortifère qui s’ensuit.

De la théorie à la clinique
Essayons d’illustrer ce qui vient d’être dit par la thérapie de Fabrice et
Élise. Ils ont la quarantaine et viennent depuis un an et demi, au rythme de
deux séances par mois. Ils ont quatre enfants, deux garçons et deux filles.
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Élise est soignée pour dépression depuis plusieurs mois et, devant la récidive
de ses accès dépressifs malgré un traitement qui semblait bien adapté, son
médecin leur donne mes coordonnées, pensant que je pourrai les aider « à
équilibrer leur relation de couple de façon plus harmonieuse ». La dépression
d’Élise est apportée dès la première consultation comme la carte de visite du
couple au thérapeute. Fabrice aux prises avec de graves difficultés dans son
entreprise aurait préféré attendre d’être moins préoccupé par son travail pour
consulter. Pour Élise au contraire, l’entreprise en difficulté, sa dépression et
leurs problèmes conjugaux ont un lien, et s’occuper du couple est la première
urgence. Elle se dit blessée de ce que Fabrice ne donne pas comme elle la
priorité au couple, et y voit « la preuve que le couple n’a pas grande impor-
tance à ses yeux ! »
Dès la première consultation, ils s’expriment facilement, et cela semble
d’emblée apporter un premier soulagement. Élise avoue qu’au lieu de dire
ouvertement ce qu’elle ressent, elle a pris l’habitude de bouder, de se fermer
dans un silence réprobateur. Fabrice peut dire à quel point cette attitude le
met mal à l’aise, et fait un premier lien entre sa tendance à multiplier les acti-
vités extérieures à la famille et la peur qu’il ressent du visage fermé de sa
femme. Mais les fuites en avant de Fabrice, qui multiplie les absences, engen-
drent une grande tension entre eux, et le moindre incident devient pour cha-
cun l’occasion de déverser sur l’autre une avalanche de reproches et de mots
blessants.
De crise en crise, la représentation qu’ils ont de leur couple est de plus
en plus négative, et ils en viennent à penser qu’il serait préférable d’envisa-
ger une séparation plutôt que de continuer à se détruire ainsi. Conscients de
la nécessité d’un lieu permettant à chacun de s’exprimer ouvertement, ils sont
d’accord pour venir régulièrement et un contrat à deux séances par mois est
mis en place.
« C’est moi la malade du couple et c’est de moi que viennent les pro-
blèmes ! », dit-elle sur un mode répétitif. Au début, en effet, Fabrice se
montre sous un jour relativement favorable. Il dit aimer son travail, le faire
avec plaisir et, même face aux difficultés actuelles, affirme garder le moral,
certain qu’il arrivera à décrocher le contrat dont il a besoin pour relancer l’en-
treprise. Élise, qui l’aide dans ce travail, ne partage pas son optimisme et se
présente comme portant seule le poids de l’entreprise et les angoisses du len-
demain. Elle en a perdu le sommeil et déprime complètement. Fabrice, espé-
rant faire contrepoids aux incertitudes angoissées de sa femme, ne cesse de
se lancer dans de nouveaux projets en prédisant des jours meilleurs. Ce qui
redouble les angoisses d’Élise et fait dire à Fabrice : « Ma femme me tire vers
le bas et moi je tire vers le haut ! »
Le couple me semble fonctionner sur un mode bipolaire : Fabrice occu-
pant le pôle maniaque, Élise le pôle dépressif. Élise semble même le reven-
diquer lorsqu’elle avance en s’appuyant sur le diagnostic médical : « C’est
moi la malade du couple et c’est donc de moi que viennent les problèmes ! »
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Le thérapeute de couple, habitué à de tels clivages défensifs, peut entendre la


parole de l’un et la parole de l’autre comme l’expression d’une dynamique
bipolaire structurant la relation.
À ma question sur leur mode de relation au début de leur couple, Élise
répond tout de suite qu’ils se connaissaient longtemps avant de se marier,
qu’ils étaient très amoureux l’un de l’autre et en opposition ouverte à leurs
familles, dont ils supportaient mal les normes conventionnelles.
Élise est la troisième après deux garçons. Elle s’est toujours très bien
entendue avec sa mère, au point d’avoir été à l’adolescence la confidente des
difficultés de celle-ci dans son couple. Confidences dont aujourd’hui elle
mesure le poids. Ses parents avaient deux vies parallèles et non une vie de
couple, sa mère en ressentait une grande frustration, et une solitude doulou-
reuse.
Fabrice est le dernier d’une grande famille. Son père ayant une petite
situation, sa mère très artiste donnait des cours particuliers, ce qui n’empê-
chait pas des fins de mois souvent problématiques. Malgré cela, l’ambiance
restait sereine, « grâce à la capacité de ma mère de voir toujours le bon côté
des choses ». À l’évidence, les difficultés matérielles n’altéraient en rien l’af-
fection maternelle, qui n’était jamais en défaut. Cependant, Fabrice eut une
trajectoire scolaire incertaine. Élève instable, il change plusieurs fois d’éta-
blissement et regrette aujourd’hui d’avoir arrêté trop tôt sa scolarité. D’où sa
quête de réussite professionnelle et son besoin de se sentir apprécié par ses
amis, à qui il aime rendre service. Il est conscient de son besoin permanent
de valorisation, il veut se prouver et prouver à sa femme ses compétences et
l’étendue de ses capacités. La tonalité dépressive de sa femme, qui lui fait
peur et qu’il fuit, le défendrait en quelque sorte de ses propres tendances
dépressives.
De son côté, Élise a très peur du besoin qu’elle sent chez Fabrice d’en-
treprendre en permanence de nouvelles activités dans l’espoir d’une réussite
qui, enfin, effacerait ses échecs répétitifs, mais elle a peur aussi de son mari,
de sa demande sexuelle et de son incapacité d’y répondre du moins depuis
qu’elle est dépressive. Peur partagée de l’ardoise entre eux où s’inscrivent les
milles et un reproches que chacun adresse à l’autre.
De peurs en non-dits, la répétition entre eux a donc pris la forme d’un
symptôme maniacodépressif qui semble fermer toutes les issues possibles
vers un changement. Néanmoins, ils se montrent tous deux demandeurs
d’une thérapie et ouverts aux exigences qu’une telle démarche leur impose.
La première année d’un travail régulier a pour effet de mobiliser le
symptôme : Fabrice a enfin liquidé son entreprise et entreprend avec courage
un bilan de compétences par le biais duquel il commence à se remettre en
question.
Au bout de quelques mois, il décide de devenir salarié dans une entre-
prise. De son côté, Élise trouve sans difficulté du travail, et si, au début, elle
se dit timide avec ses collègues, très rapidement elle se sent à l’aise avec
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elles. Physiquement, elle change et s’épanouit de jour en jour. Entre eux, la


relation est moins tendue et surtout de moins en moins clivée. « Occupés
comme nous le sommes, dit Élise, nous n’avons pas le temps de nous parler,
mais si nous sommes stressés il en faudrait peu pour que ça reparte ! »
Nous en étions là, lorsque Élise prévient par un message téléphonique
qu’ils ne peuvent pas venir à la séance prévue la semaine suivante, qu’elle
rappellera en début de semaine. La semaine se passe sans appel. Je me remé-
more la façon précise dont le cadre a été posé (une absence ne remet pas en
question la poursuite du travail) et les attends au rendez-vous suivant. Fabrice
appelle le jour venu et demande de déplacer la séance pour raison profes-
sionnelle. Je fais une proposition, qu’il accepte, et lui précise qu’il y en a une
autre à remplacer ou à payer.
Ils arrivent très à l’heure, lui à l’aise, elle, murée dans une apparente
mauvaise humeur, se tait. Lui évoque l’atmosphère familiale tendue, le retour
de la bouderie mutique de sa femme qu’ils (les enfants et lui) supportent mal.
Sans attendre qu’elle s’exprime, il donne sa version rationnelle et apaisante
de la situation : « Nous sommes tendus parce que trop fatigués. Pour ma
femme surtout, le travail extérieur et la maison, c’est très lourd, je propose de
faire une liste des choses à faire et de se les partager, mais tu ne veux pas,
disant que ça ne changera rien. » « Fais une liste si tu veux, mais l’important,
c’est que vous ouvriez les yeux toi et les enfants pour voir ce qu’il y a à
faire… sans que je le dise. » Je souligne que voir comme si l’on était l’autre
évoque la similitude, l’autre comme un prolongement de soi. Élise évoque
alors les engagements excessifs pris à nouveau par Fabrice à l’extérieur.
« J’ai l’impression de n’avoir pas de mari, je n’ai pas rappelé la semaine der-
nière me disant que cela ne servait à rien et que de toutes les façons rien ne
pourrait changer. » Je souligne ce qu’elle vient de dire, car elle semble décou-
ragée face à ce qui se répète. J’ajoute combien elle a raison de dénoncer cette
tendance à la répétition, et combien il est important d’en avoir conscience.
Très émue, Élise dit alors à Fabrice : « C’est dur de réaliser que j’empêche
ton épanouissement, tu aimes la vie à l’extérieur et je freine toujours tes
élans, c’est moi l’emmerdeuse, au fond je suis peut-être jalouse ! »

Du conflit intrapsychique au conflit interpersonnel


Je me sens touchée par son émotion et formule le conflit interne qui l’ha-
bite et que je perçois : entre sa représentation idéale du couple, qui était de
faire bloc en s’appuyant l’un sur l’autre, et la prise de conscience que ce qui
est bon pour l’autre est un tourment inacceptable pour elle, elle se sent dans
une impasse. C’est la fin de la séance. On fixe la séance à remplacer. Comme
souvent, les premières attaques au cadre, lorsqu’elles sont contenues et
reprises dans le travail thérapeutique, représentent un tournant pour la théra-
pie. L’agressivité, les pulsions destructrices à l’œuvre dans le couple se
déplacent sur le cadre et pourront ensuite être travaillées dans le transfert. Les
séances qui suivent sont intéressantes à ce sujet.
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Élise ouvre la séance suivante en observant avec un humour agressif :


« On s’est vu il y a quelques jours, je me demande ce que l’on va avoir à
dire ! » Fabrice souligne que l’atmosphère est plus détendue entre eux, ce
qu’Élise confirme : elle dit que Fabrice a été davantage présent ces jours-ci.
Je souligne l’importance, voire le pouvoir, donné à l’autre, qui, selon qu’il est
présent ou absent, fait que la vie est bonne ou mauvaise. Seront alors évoqués
largement les fonctionnements des couples parentaux et leur mode tradition-
nel de partage des rôles. Enfin Élise parlera de sa mère, qui, après n’avoir
jamais contesté, s’est violemment révoltée. Il n’y a pas si longtemps, du reste,
son père a failli partir et, s’ils sont toujours ensemble, c’est grâce à Fabrice,
qui se fit son confident et le ramena au bercail.

L’enfant en soi
Au cours de la séance suivante seront évoqués les jeux d’identifications
parents/enfants. Élise mesure sa capacité à s’identifier à un enfant lorsqu’elle
est grondée par son mari. Les multiples interférences entre la fonction paren-
tale et le couple conjugal sont évoquées. Le lien mère enfant est alors
exploré, et c’est l’occasion pour Élise de relier sa première plongée dépres-
sive à une fausse couche suivant de peu la naissance de leur premier enfant.
Peu de temps après, Fabrice téléphone se disant retenu par son travail, il
s’excuse et demande le report d’une séance.
Le jour venu, ils ne sont pas là à l’heure convenue, et, en les attendant,
je mesure mon anxiété. Les multiples scénarios qui me viennent en sont l’ex-
pression. Les voici en résumé : Fabrice avait une voix inhabituelle au télé-
phone, je l’imagine habité par une bouffée maniaque, en train de changer de
travail… je suis pour la première fois franchement inquiète pour le devenir
de ce couple.
Ils arrivent avec un sérieux retard, en s’excusant (il y avait d’importants
bouchons de circulation), mais relativement à l’aise. Élise évoque la sur-
charge de leur emploi du temps depuis qu’elle travaille. Elle envisage de pos-
tuler pour une formation complémentaire qui lui est possible maintenant, et
Fabrice se dit soulagé de voir qu’elle pense un peu plus à elle. Mon scénario
catastrophe m’apparaît alors comme l’expression contre-transférentielle
d’une résistance au changement (qu’ils projettent en moi) ou d’une angoisse
face à leur désir d’être un couple moderne qui ose à la différence de celui de
leurs parents, réaménager son mode relationnel.
Élise exprime clairement que le rythme des séances, nécessaire il y a un
an car ils avaient perdu confiance en eux et dans leur couple, est aujourd’hui
une contrainte qui pèse sur leur emploi du temps, voire gêne leur désir d’évo-
luer. À l’évidence, un processus de subjectivation est en route, la répétition
se calme, libérant l’énergie nécessaire à l’amorce d’un changement, mais,
prudents, nous nous donnons le temps d’y réfléchir afin de voir si le cadre
aussi doit changer.
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En thérapie de couple. De la répétition au changement… 99

Hypothèse sur la dynamique du transfert


La séance qui suit leur donne la possibilité de formuler clairement leur
intention d’arrêter la thérapie. Je me demande si dans le transfert je n’occu-
perais pas la place des parents face auxquels le couple se sent uni dans un
refus d’en passer par leur loi. En effet me revient à la mémoire que le proto-
cole de la cérémonie de mariage imposé par les parents avait donné lieu à un
conflit ouvert, les obligeant à reculer de quelques mois la date du mariage. Je
formule le parallèle possible entre le protocole de mariage auquel tenaient
leurs parents et le protocole proposé par le thérapeute lors de la dernière
séance. Ils ne relèvent ni l’un ni l’autre, mais confirment que venir réguliè-
rement aux séances serait maintenant une contrainte et qu’ils préfèrent en
rester là.

Défaire l’étau du couple idéal


« Le ressort de tout lien véritablement vivant tient aux contradictions qui
l’habitent », écrit Nathalie Zaltzman 9. Les contradictions qu’Élise ressent
comme une impasse en seraient l’exemple. Nathalie Zaltzman dit encore que
« les enfants trop chéris vont imposer un arrêt à la relation parce qu’il leur
faut se sevrer de cette mère pour guérir ». Le deuil originaire n’est possible,
on le sait, que grâce à la représentation dans le fantasme du bébé d’une mère
suffisamment mauvaise pour qu’il ait de bonnes raisons de la quitter. Détruire
le lien lorsqu’il est ressenti comme mortifère permet de quitter la symbiose.
Les pulsions de mort ont donc une mission d’individuation. Certaines
crises conjugales sont à interpréter dans ce sens : défaire l’étau du couple
idéal pour que s’éveille un couple bien réel, et vivant.

Annie de Butler,
thérapeute de couple

NOTES
1. École de propédeutique à la connaissance de l’inconscient, 1, rue Pierre-Bourdan, 75012
Paris.
2. Sigmund Freud (1920), Essais de psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 1973.
3. Sigmund Freud (1914). Techniques psychanalytiques.
4. Christian David. L’état amoureux, Paris, Payot, 1971.
5. Sigmund Freud (1915). Métapsychologie, trad. franç., Paris, Gallimard, 1976.
6. Sigmund Freud (1909). « Analyse d’une phobie », dans Cinq psychanalyses, Paris, PUF,
12e édition, 1984.
7. Gérard Bonnet, Le transfert dans la clinique psychanalytique, Paris, PUF, 1991.
8. J. D. Nasio, « Comment écouter un enfant ? », L’image inconsciente du corps, 6e Salon psy-
chiatrie et SNC, Paris, 1999, Synapse n° 164, mars 2000.
9. Nathalie Zaltzman (1979), « La pulsion anarchiste », Topique n° 24.
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RÉSUMÉ
La vie amoureuse s’étaye sur de multiples rituels dans lesquels la répétition est bienvenue, car
elle codifie la relation et aide à gérer l’angoisse que suscite toujours plus ou moins l’autre sexe.
Mais si dans la séduction la répétition fait le jeu d’Éros, elle est aussi la cible de Thanatos dans
la mesure où elle offre une surface de projection à d’anciens traumatismes affectifs. La répé-
tition est transfert du passé oublié, notait Freud en 1914. L’autre du couple est le lieu de mul-
tiples transferts. Si la répétition compulsive est en partie régie par la pulsion de mort, la visée
thérapeutique prend le risque de la laisser œuvrer pour dégager le couple d’une forme de lien
symbiotique mortifère qui empêche l’éclosion de la personnalité de chacun au sein du couple.
Travailler la crise conjugale comme un levain d’individuation permet au groupe thérapeutique
thérapeute/patient de passer progressivement de la répétition mortifère au changement, de
façon à réaménager la relation conjugale en tenant compte des fragilités, mais aussi des com-
pétences de chacun.

MOTS-CLÉS
Répétition mortifère. Fusion/individuation processus de changement.

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