Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
En thérapie de couple
De la répétition au changement :
la visée thérapeutique
ANNIE DE BUTLER
90 Dialogue 160
« pente savonneuse sans rien sur les côtés à quoi se raccrocher…, quand ça
recommence, impossible de s’arrêter ». En effet, il s’agit bien là d’une force
inconsciente qui pousse à répéter, même si l’on en perçoit le côté destructeur.
Pour la psychanalyse, cette répétition compulsive inconsciente serait liée
à un effet traumatique dû au débordement du moi face à une réalité ingérable.
Certains soulignent que la répétition en elle-même, plus que l’acte répété,
finirait par être source de jouissance. André Le Guen, au cours d’une inter-
vention aux journées d’études de l’EPCI 1, cite le cas d’un patient orphelin
avant deux ans élevé par son grand-père paternel. Par moments, spécialement
quand tout semblait bien se passer, il était odieux jusqu’à ce que son grand-
père lui dise : « Si ton père était là… » C’est le retour de cette phrase qu’il
attendait, car elle signifiait qu’il avait eu un père !
Autre observation, issue de la clinique conjugale : il y a quelques années,
une collègue psychanalyste m’adresse un couple en précisant que le proces-
sus analytique mis en route depuis quelques mois avec la femme de ce couple
semblait totalement bloqué par d’intenses conflits avec son mari. Au-delà
d’une probable résistance à l’analyse, ce que dévoila rapidement la thérapie
de couple fut une fixation sur le conjoint d’une scène traumatique qui avait
eu lieu jadis entre son petit frère et elle. Cette scène, bien que refoulée, res-
tait active dans l’inconscient et revenait sur un mode compulsif alimenter un
conflit mortifère au sein du couple. À l’évidence, le conjoint, un peu plus
jeune qu’elle, était devenu l’écran de projection de sa haine d’enfant pour son
petit frère.
Au plan méthodologique, comment faire pour que cette répétition
dévoile sa face cachée de façon à devenir l’indicateur du travail thérapeu-
tique ?
Rappel théorique
Plus on avance dans l’étude de la répétition, plus on en perçoit les deux
versants opposés évoqués précédemment : l’un positif, ordonné aux proces-
sus vitaux, l’autre négatif, au service de la pulsion de mort. C’est en 1920,
dans la seconde partie de sa vie, que Freud, face à cette question, postule
l’existence d’un « Au-delà du principe de plaisir 2. » Dans ce texte, il met en
évidence une contrainte de répétition, obstacle au principe de plaisir, et pose
la question de la dualité des instincts de vie et de mort.
D’autre part, le fait de vivre ensemble une relation amoureuse induit une
régression qui, elle, mobilise les zones archaïques de la personne, c’est-à-dire
l’inconscient, dont la compulsion de répétition est une manifestation parmi
d’autres. Rien d’étonnant dès lors à ce que reviennent en force au sein de la
relation amoureuse émotions et représentation jadis refoulées. Ces rejetons
du refoulé structurent la relation amoureuse de façon originale autour de cer-
tains scénarios répétitifs et symptomatiques.
D’une certaine façon, nous pouvons dire que la répétition fait à la fois le
jeu d’Éros – en suscitant séduction et amour – et le jeu de Thanatos – en fai-
Dialogue 160 25/07/06 18:20 Page 91
92 Dialogue 160
Ce qui nous aide à supporter le côté mortifère des scènes que nous
rejouent nos patients, c’est d’une certaine façon cette hypothèse posée par
Freud que, si le moi répète, c’est dans un effort de symbolisation. Ainsi, dans
un couple, ce qui revient sans cesse sous forme de conflit répétitif a des
chances de véhiculer ce qui a été dans le lointain passé source de déplaisir
pour l’un ou l’autre, voire pour les deux. Maîtriser peu à peu ensemble ce qui
n’a pu être maîtrisé en son temps individuellement, voilà ce qui est suscep-
tible de mobiliser la demande des patients et l’énergie du thérapeute. Abréa-
gir de façon fractionnée ces tensions excessives pour enfin parvenir à les
gérer en tentant de les symboliser… c’est un véritable programme thérapeu-
tique. Nous savons le pouvoir d’attraction qu’exercent ces restes trauma-
tiques refoulés dans la séduction amoureuse. Cette collusion inconsciente
contribue à structurer la relation de couple autour d’un symptôme, sorte de
compromis pour répéter sans vraiment se souvenir.
Ce double aspect de la compulsion de répétition, à la fois défense d’un
moi débordé et résistance à la remémoration, est perceptible dans le travail
avec ces couples. Dans ce sens, il est juste de dire que le couple réveille bien
des paradoxes. Chacun est attiré par l’autre et s’en défend, et, souvent, c’est
dans une complicité inconsciente commune que le couple va forger ses résis-
tances face à un travail thérapeutique qui, lui, sollicite sans cesse la remémo-
ration.
Autre hypothèse : la répétition serait au service de la tendance fonda-
mentale de la pulsion à la décharge absolue, pour aboutir à l’inertie, à la mort.
Ne nous arrive-t-il pas de dire, devant la contrainte de répétition qui habite
certains couples, qu’ils répètent jusqu’à ce que mort s’en suive ! Éros et Tha-
natos sont donc souvent en compétition, et l’on peut se demander si la dyna-
mique nécessaire au changement ne passe pas par là.
De la théorie à la méthodologie
Voyons maintenant en quoi ces quelques réflexions théoriques éclairent
le travail du thérapeute et l’aident à structurer sa méthodologie. Dans un texte
de 1914, Technique psychanalytique, Freud précise que les trois temps du
processus thérapeutique en psychanalyse sont : la remémoration, la répétition
dans le transfert et la perlaboration.
En réfléchissant sur la technique en thérapie analytique de couple à la
lumière de cet article, nous constatons que nous utilisons les mêmes outils
que la psychanalyse mais différemment, en donnant une signification légère-
ment autre à ces trois termes.
La remémoration
Les premiers temps d’une thérapie de couple font une grande place à la
remémoration. À partir de notre écoute dans l’ici et maintenant, nous ren-
voyons facilement les patients aux souvenirs qui s’attachent à des scènes pas-
Dialogue 160 25/07/06 18:20 Page 93
94 Dialogue 160
pas que ce qui amène les patients en consultation, c’est souvent une crise
exprimant la venue du désamour. Le lien à l’autre est toujours aussi fort, mais
l’accumulation des déceptions et des frustrations inverse les élans d’amour en
mouvements de rejet et de haine. La demande au thérapeute est donc aussi, de
ce fait, demande d’amour et lieu de multiples transferts.
Séduction, jeux d’alliance incluant ou excluant le thérapeute, sont par-
fois autant de figures de la résistance à la thérapie. Les scénarios répétitifs
vont toutefois devenir un matériel de travail, de façon à amorcer l’élaboration
de ce trop-plein d’affects et de représentations qui sous-tend les reproches
répétitifs si fastidieux à entendre pour nous.
La perlaboration
C’est l’outil majeur du changement : vingt fois sur le métier les mêmes
scénarios serons remis en circulation, et chaque fois ils seront l’objet d’une
nouvelle élaboration. Peu à peu, les éléments qui alimentent les tensions et
bloquent les échanges à l’intérieur du couple deviendront suffisamment
conscients pour être travaillés en séance. Plus ils deviendront conscients, plus
ils seront partiellement désinvestis par la libido.
Ce travail d’élaboration et de perlaboration fera peu à peu contrepoids à
la contrainte de répétition qui paralyse la vie affective du couple en monopo-
lisant une énorme quantité d’énergie psychique. Or, pour qu’un processus de
changement s’inscrive de façon durable, il lui faut être profondément investi
par la libido. Il y a donc un rapport étroit entre changement et répétition : glo-
balement, plus on investit le processus de changement, plus on se détache de
certains scénarios répétitifs. Une maturation se fait et, même si, à l’occasion
d’une épreuve, une tension excessive se manifeste sur le même mode répéti-
tif, le couple moins démuni évite de s’y laisser emprisonner.
C’est donc la capacité à continuer seul l’élaboration de ce qui surgit et se
répète lorsqu’une crise se profile qui annoncera la possibilité de mettre un
terme à la thérapie. Aider les patients à s’approprier l’outil qui leur permettra
de réguler les tensions inhérentes à la vie conjugale est donc pour le théra-
peute la meilleure voie de changement qui soit.
Cependant, loin de nous l’illusion d’en finir avec la répétition mortifère.
Notre visée, c’est qu’à l’intérieur du processus thérapeutique elle reste un
matériel de travail et puisse circuler dans le transfert. Rien n’est pire que la
compulsion de répétition qui, déliée du reste de la vie psychique, se répète à
vide, donc pour elle-même ; elle est alors facilement la proie des pulsions
masochistes, d’où la dérive mortifère qui s’ensuit.
De la théorie à la clinique
Essayons d’illustrer ce qui vient d’être dit par la thérapie de Fabrice et
Élise. Ils ont la quarantaine et viennent depuis un an et demi, au rythme de
deux séances par mois. Ils ont quatre enfants, deux garçons et deux filles.
Dialogue 160 25/07/06 18:20 Page 95
Élise est soignée pour dépression depuis plusieurs mois et, devant la récidive
de ses accès dépressifs malgré un traitement qui semblait bien adapté, son
médecin leur donne mes coordonnées, pensant que je pourrai les aider « à
équilibrer leur relation de couple de façon plus harmonieuse ». La dépression
d’Élise est apportée dès la première consultation comme la carte de visite du
couple au thérapeute. Fabrice aux prises avec de graves difficultés dans son
entreprise aurait préféré attendre d’être moins préoccupé par son travail pour
consulter. Pour Élise au contraire, l’entreprise en difficulté, sa dépression et
leurs problèmes conjugaux ont un lien, et s’occuper du couple est la première
urgence. Elle se dit blessée de ce que Fabrice ne donne pas comme elle la
priorité au couple, et y voit « la preuve que le couple n’a pas grande impor-
tance à ses yeux ! »
Dès la première consultation, ils s’expriment facilement, et cela semble
d’emblée apporter un premier soulagement. Élise avoue qu’au lieu de dire
ouvertement ce qu’elle ressent, elle a pris l’habitude de bouder, de se fermer
dans un silence réprobateur. Fabrice peut dire à quel point cette attitude le
met mal à l’aise, et fait un premier lien entre sa tendance à multiplier les acti-
vités extérieures à la famille et la peur qu’il ressent du visage fermé de sa
femme. Mais les fuites en avant de Fabrice, qui multiplie les absences, engen-
drent une grande tension entre eux, et le moindre incident devient pour cha-
cun l’occasion de déverser sur l’autre une avalanche de reproches et de mots
blessants.
De crise en crise, la représentation qu’ils ont de leur couple est de plus
en plus négative, et ils en viennent à penser qu’il serait préférable d’envisa-
ger une séparation plutôt que de continuer à se détruire ainsi. Conscients de
la nécessité d’un lieu permettant à chacun de s’exprimer ouvertement, ils sont
d’accord pour venir régulièrement et un contrat à deux séances par mois est
mis en place.
« C’est moi la malade du couple et c’est de moi que viennent les pro-
blèmes ! », dit-elle sur un mode répétitif. Au début, en effet, Fabrice se
montre sous un jour relativement favorable. Il dit aimer son travail, le faire
avec plaisir et, même face aux difficultés actuelles, affirme garder le moral,
certain qu’il arrivera à décrocher le contrat dont il a besoin pour relancer l’en-
treprise. Élise, qui l’aide dans ce travail, ne partage pas son optimisme et se
présente comme portant seule le poids de l’entreprise et les angoisses du len-
demain. Elle en a perdu le sommeil et déprime complètement. Fabrice, espé-
rant faire contrepoids aux incertitudes angoissées de sa femme, ne cesse de
se lancer dans de nouveaux projets en prédisant des jours meilleurs. Ce qui
redouble les angoisses d’Élise et fait dire à Fabrice : « Ma femme me tire vers
le bas et moi je tire vers le haut ! »
Le couple me semble fonctionner sur un mode bipolaire : Fabrice occu-
pant le pôle maniaque, Élise le pôle dépressif. Élise semble même le reven-
diquer lorsqu’elle avance en s’appuyant sur le diagnostic médical : « C’est
moi la malade du couple et c’est donc de moi que viennent les problèmes ! »
Dialogue 160 25/07/06 18:20 Page 96
96 Dialogue 160
98 Dialogue 160
L’enfant en soi
Au cours de la séance suivante seront évoqués les jeux d’identifications
parents/enfants. Élise mesure sa capacité à s’identifier à un enfant lorsqu’elle
est grondée par son mari. Les multiples interférences entre la fonction paren-
tale et le couple conjugal sont évoquées. Le lien mère enfant est alors
exploré, et c’est l’occasion pour Élise de relier sa première plongée dépres-
sive à une fausse couche suivant de peu la naissance de leur premier enfant.
Peu de temps après, Fabrice téléphone se disant retenu par son travail, il
s’excuse et demande le report d’une séance.
Le jour venu, ils ne sont pas là à l’heure convenue, et, en les attendant,
je mesure mon anxiété. Les multiples scénarios qui me viennent en sont l’ex-
pression. Les voici en résumé : Fabrice avait une voix inhabituelle au télé-
phone, je l’imagine habité par une bouffée maniaque, en train de changer de
travail… je suis pour la première fois franchement inquiète pour le devenir
de ce couple.
Ils arrivent avec un sérieux retard, en s’excusant (il y avait d’importants
bouchons de circulation), mais relativement à l’aise. Élise évoque la sur-
charge de leur emploi du temps depuis qu’elle travaille. Elle envisage de pos-
tuler pour une formation complémentaire qui lui est possible maintenant, et
Fabrice se dit soulagé de voir qu’elle pense un peu plus à elle. Mon scénario
catastrophe m’apparaît alors comme l’expression contre-transférentielle
d’une résistance au changement (qu’ils projettent en moi) ou d’une angoisse
face à leur désir d’être un couple moderne qui ose à la différence de celui de
leurs parents, réaménager son mode relationnel.
Élise exprime clairement que le rythme des séances, nécessaire il y a un
an car ils avaient perdu confiance en eux et dans leur couple, est aujourd’hui
une contrainte qui pèse sur leur emploi du temps, voire gêne leur désir d’évo-
luer. À l’évidence, un processus de subjectivation est en route, la répétition
se calme, libérant l’énergie nécessaire à l’amorce d’un changement, mais,
prudents, nous nous donnons le temps d’y réfléchir afin de voir si le cadre
aussi doit changer.
Dialogue 160 25/07/06 18:20 Page 99
Annie de Butler,
thérapeute de couple
NOTES
1. École de propédeutique à la connaissance de l’inconscient, 1, rue Pierre-Bourdan, 75012
Paris.
2. Sigmund Freud (1920), Essais de psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 1973.
3. Sigmund Freud (1914). Techniques psychanalytiques.
4. Christian David. L’état amoureux, Paris, Payot, 1971.
5. Sigmund Freud (1915). Métapsychologie, trad. franç., Paris, Gallimard, 1976.
6. Sigmund Freud (1909). « Analyse d’une phobie », dans Cinq psychanalyses, Paris, PUF,
12e édition, 1984.
7. Gérard Bonnet, Le transfert dans la clinique psychanalytique, Paris, PUF, 1991.
8. J. D. Nasio, « Comment écouter un enfant ? », L’image inconsciente du corps, 6e Salon psy-
chiatrie et SNC, Paris, 1999, Synapse n° 164, mars 2000.
9. Nathalie Zaltzman (1979), « La pulsion anarchiste », Topique n° 24.
Dialogue 160 25/07/06 18:20 Page 100
RÉSUMÉ
La vie amoureuse s’étaye sur de multiples rituels dans lesquels la répétition est bienvenue, car
elle codifie la relation et aide à gérer l’angoisse que suscite toujours plus ou moins l’autre sexe.
Mais si dans la séduction la répétition fait le jeu d’Éros, elle est aussi la cible de Thanatos dans
la mesure où elle offre une surface de projection à d’anciens traumatismes affectifs. La répé-
tition est transfert du passé oublié, notait Freud en 1914. L’autre du couple est le lieu de mul-
tiples transferts. Si la répétition compulsive est en partie régie par la pulsion de mort, la visée
thérapeutique prend le risque de la laisser œuvrer pour dégager le couple d’une forme de lien
symbiotique mortifère qui empêche l’éclosion de la personnalité de chacun au sein du couple.
Travailler la crise conjugale comme un levain d’individuation permet au groupe thérapeutique
thérapeute/patient de passer progressivement de la répétition mortifère au changement, de
façon à réaménager la relation conjugale en tenant compte des fragilités, mais aussi des com-
pétences de chacun.
MOTS-CLÉS
Répétition mortifère. Fusion/individuation processus de changement.