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Dalarun Jacques. François d'Assise et la quête du Graal. In: Romania, tome 127 n°505-506, 2009. pp. 147-167;
doi : https://doi.org/10.3406/roma.2009.7242
https://www.persee.fr/doc/roma_0035-8029_2009_num_127_505_7242
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Quis enumerare sufficiat quanta, quis dicere valeat qualia per eum ubique Domi¬
nus dignatur miracula operan ? Quanta nempe in sola Francia Franciscus mirabilia
patrat ! [...] Et vere « Franciscus », qui super omnes cor francum et nobile gessit.
Norunt quippe qui magnanimitatem eius experti sunt, quam liber, quam liberalis in
omnibus fuit, quam securus et impavidus in omnibus exstitit, quanta virtute, quanto
fervore animi cuncta saecularia conculcavit 3.
[Qui pourrait énumérer le nombre, qui saurait dire la nature des miracles que
partout le Seigneur daigne accomplir par lui ? Combien par exemple dans la seule
France, François accomplit de merveilles !... Et vraiment, il était « François », lui
qui porta plus que tous un cœur franc et noble. Ils savent bien, ceux qui ont éprouvé
sa magnanimité, comme il était libre, comme il était libéral en toutes choses, comme
en toutes choses il était tranquille et intrépide, avec quelle vaillance, avec quelle
ferveur de l'esprit il a foulé toutes choses de ce monde 4.]
virile, qui met les femmes en fuite et où l'amour est un sentiment qui unit
les hommes entre eux. Au demeurant, ce sont Y Anonyme de Pérouse et la
Légende des trois compagnons qui conservent le souvenir le plus vif des
paraboles où François se figure en femme.
La Légende des trois compagnons emploie quatre fois le terme « curia-
lis » ou ses dérivés ; mais la Compilation d'Assise , qui conserve les souvenirs
de frère Léon, le plus proche compagnon de François, et dont un premier
jet fut consigné en 1246, use six fois du même terme. C'est au travers des
souvenirs de Léon que nous découvrons un François pétri de culture
courtoise, au service de ses dames, que ce soit la réelle dame Jacqueline de'
Settesoli ou l'allégorique dame Pauvreté. François y est aussi mis en scène
comme un chantre de la nature, ou plus exactement, de la Création.
Car le renversement courtois en préparait un autre, dont toutes les
légendes témoignent : la révolution évangélique. Cette découverte renver¬
sante, dont François ne s'est jamais remis, est présentée et eut probable¬
ment lieu par recours aux sortes biblicae. La stupéfaction de François
réside dans le fait que la toute-puissance divine ait fait le choix de la totale
dépossession dans l'Incarnation. Pour le Poverello, dénudation, dénue¬
ment, dépossession, pauvreté ne sont que les figures de cet invraisemblable
choix divin de l'Incarnation. Toutesles valeurs antérieures de François, mar¬
chandes, chevaleresques, courtoises sont non pas repoussées, mais retour¬
nées et, somme toute, accomplies dans la révolution des derniers devenus les
premiers et de Dieu fait homme : le négociateur devient dispensateur et le
postulant chevalier « miles Christi [chevalier du Christ] 15 ». Quant au pas¬
sage de la courtoisie à l'Évangile, il décalque en quelque sorte l'évolution
sensible au cœur même de l'œuvre de Chrétien de Troyes : Lancelot, le che¬
valier à la charrette, s'humiliait devant sa dame ; Perceval tourne le dos aux
valeurs du monde et accomplit les valeurs chevaleresques et courtoises dans
la première quête du Graal. C'est l'Évangile tout entier qui est « contre-
conduite », pour reprendre un terme cher à Michel Foucault 16, du point de
vue social — essentiel pour François —, culturel ou théologique.
Quant à la dernière strate de la culture franciscaine, la tradition monas¬
tique, elle s'insinue du moment où François doit régler la vie de centaines
puis de milliers de frères. Elle comporte inévitablement une défiance à
l'égard des femmes qui n'est pas sans réveiller les échos de l'idéologie
chevaleresque.
Arrivons-en aux traces de motifs littéraires romans dans les légendes
franciscaines. Le premier symptôme est l'usage du français, attesté de
nombreuses fois, toujours en relation avec la joie ; ainsi dans la Vita prima :
15. Par exemple 1C 36.
16. Michel Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France
(1977-1978), éd. François Ewald, Alessandro Fontana et Michel Senellart, Paris,
2004, p. 98 et 214-215.
FRANÇOIS D'ASSISE ET LA QUÊTE DU GRAAL 153
lam enim cum semicinctiis involutus pergeret, qui quondam scarulaticis utebatur,
et per quamdam silvam laudes Domino lingua francigena decantaret, latrones
super eum subito irruerunt. Quibus ferali animo eum, quis esset, interrogantibus,
confidenter vir Dei plena voce respondit dicens : « Praeco sum magni Regis ! Quid
ad vos ? » At illi percutientes eum, in defosso loco pleno magnis nivibus proiecerunt
dicentes : « lace, rustice praeco Dei ! » Ipse vero se hue atque illuc revolvens, nive a
se discussa, illis recedentibus, de fovea exsilivit, et magno exhilaratus gaudio, coepit
alta voce per nemora laudes Creatori omnium personare.
[Désormais, il faisait en effet route enveloppé de guenilles, lui qui autrefois usait
d'étoffes écarlates ; traversant une forêt, il chantait à tue-tête en langue française des
louanges au Seigneur, quand des brigands se précipitèrent soudain sur lui. Comme
ils lui demandaient sauvagement qui il était, avec confiance l'homme de Dieu
répondit à pleine voix : « Je suis le héraut du grand roi ! Pourquoi cela vous
intéresse-t-il ? » Mais eux, le frappant, le jetèrent dans un fossé rempli d'une neige
abondante, en disant : « Couché, le manant héraut de Dieu ! ». Quant à lui, il se
retourna de tous côtés, secoua de lui la neige et, tandis qu'ils s'éloignaient, sauta
hors de la fosse ; l'esprit égayé d'une grande joie, il se mit à faire résonner par les bois
des louanges à voix haute pour le Créateur de toutes choses 17.]
Ou dans la Vita secunda, de nouveau due à Thomas de Celano :
Nonnumquam vero talia faciebat. Dulcissima melodía spiritus intra ipsum
ebulliens, exterius gallicum dabat sonum, et vena divini sussurrii, quam auris
eius suscipiebat furtive, gallicum erumpebat in iubilum. Lignum quandoque, ut
oculis vidi, colligebat e terra, ipsumque sinistra brachio superponens arculum filo
flexum tenebat in dextera, quem quasi super viellam trahens per lignum, et ad hoc
gestus repraesentans idoneos, gallice cantabat de Domino. Terminabantur tota
haec tripudia frequenter in lacrimas, et in passionis Christi compassionem hic
iubilus solvebatur. Inde hic sanctus continua trahebat suspiria, et ingeminatis
gemitibus, inferiorum quae in manu erant oblitus, suspendebatur ad caelum 18.
[Quelquefois, il agissait de la façon suivante. Bouillant au-dedans de lui-même en
une très douce mélodie de l'esprit, il rendait au dehors un son français : la veine du
chuchotement divin, que son oreille recevait furtivement, il la faisait jaillir en une
jubilation en français. Parfois, comme je l'ai vu de mes yeux, il ramassait une
branche par terre et, la plaçant sur son bras gauche, il tenait dans la main droite un
archet recourbé par un fil, qu'il tirait en travers de la branche comme sur une vielle ;
mimant en outre les gestes appropriés, il chantait en français à propos du Seigneur.
Toutes ces danses se terminaient fréquemment dans les larmes et cette jubilation se
dénouait dans la compassion à la Passion du Christ. Ensuite, ce saint poussait des
soupirs continuels et, redoublant de gémissements, il oubliait les réalités inférieures
qui étaient sous sa main et se tenait suspendu au ciel.]
Ses frères aussi, il veut les voir en jongleurs selon la Compilation
d'Assise :
17. 1C 16.
18. Thomas de Celano, Vita secunda S. Francisci (désormais 2C), dans Legendae
S. Francisci Assisiensis..., p. 127-268, ici 2C 127.
154 J. DALARUN
Nam volebat et dicebat, quod prius aliquis illorum predicaret populo, qui sciret
predicare, et post predicationem cantarent Laudes Domini tamquam ioculatores
Domini. Finitis Laudibus, volebat ut predicator populo diceret : « Nos sumus
ioculatores Domini et in hiis volumus a vobis remunerari, scilicet ut stetis in vera
penitentia. » Et dicebat : « Quid enim sunt servi Dei nisi quodammodo quidam
ioculatores eius, qui corda hominum movere debent et erigere ad letitiam spiritua-
lem ? » Et specialiter de fratribus Minoribus dicebat, qui populo pro ipsius salva-
tione dati fuerunt 19.
[Il voulait en effet et demandait que, d'abord, un de ceux qui savaient prêcher
prêche au peuple et, après sa prédication, que tous chantent les Louanges du
Seigneur comme des jongleurs du Seigneur. Une fois les Louanges achevées, il
voulait que le prédicateur dise au peuple : « Nous sommes les jongleurs du Seigneur
et la rémunération que nous voulons recevoir de vous, c'est que vous teniez bon dans
une vraie pénitence. » Et il ajoutait : « Que sont en effet les serviteurs de Dieu sinon,
en quelque sorte, ses jongleurs, qui doivent émouvoir le cœur des hommes et les
élever à l'allégresse spirituelle ? » Et ce faisant, il parlait spécialement des Frères
mineurs, qui avaient été donnés au peuple pour son salut 20.]
De ses frères les plus chers, opposés aux frères savants, il disait, toujours
selon la Compilation d'Assise :
Isti sunt fratres mei milites tabule rotunde, qui latitant in desertis et in remotis
locis, ut diligentius vacent orationi et meditationi, sua et aliorum peccata plorantes,
quorum sanctitas a Deo cognoscitur, aliquando a fratribus et ab hominibus igno-
ratur.
[Ceux-là de mes frères sont les chevaliers de la Table ronde, qui se cachent dans les
déserts et les lieux retirés pour vaquer plus attentivement à l'oraison et à la
méditation, pleurant leurs péchés et ceux des autres, eux dont la sainteté est connue
de Dieu, mais parfois ignorée des autres frères et des hommes 21 .]
Vient l'explication :
In hoc potes cognoscere quoniam vera est visio quam vidisti ; quoniam sicut
Lucifer per suam superbiam proiectus fuit ex illa sede, sic et beatus Franciscus per
suam humilitatem merebitur exaltari et sedere in ea.
[À cela tu peux savoir que la vision que tu as eue est véridique. Car de même que
Lucifer a été précipité de ce siège du fait de son orgueil, de même le bienheureux
François méritera d'être exalté et de s'y asseoir du fait de son humilité 26.]
libus contemplantes, sic et nos videntes panem et vinum oculis corporeis videamus
et credamus firmiter eius sanctissimum corpus et sanguinem vivum esse et verum 31 .
[Dès lors, fils des hommes, jusques à quand ce cœur lourd? Pourquoi ne
reconnaissez-vous pas la vérité et ne croyez-vous pas au Fils de Dieu ? Voici, chaque
jour il s'humilie comme lorsque, des trônes royaux, il vint dans le ventre de la
Vierge ; chaque jour il vient lui-même à nous sous une humble apparence ; chaque
jour il descend du sein du Père sur l'autel dans les mains du prêtre. Et de même qu'il
se montra aux saints apôtres dans une vraie chair, de même maintenant aussi se
montre-t-il à nous dans le pain sacré. Et de même qu'eux, par le regard de leur chair,
voyaient seulement sa chair, mais, contemplant avec les yeux de l'esprit, croyaient
qu'il est Dieu, de même, voyant du pain et du vin avec les yeux du corps, voyons et
croyons fermement nous aussi qu'ils sont son très saint corps et son sang vivant et
vrai.]
Et encore dans le Testament :
Postea Dominus dédit michi et dat tantam fidem in sacerdotibus qui vivunt
secundum formam sánete ecclesie Romane propter ordinem ipsorum quod, si
facerent michi persecutionem, volo recurrere ad ipsos. [...] Et nolo in ipsis conside¬
rare peccatum, quia Filium Dei discerno in ipsis, et domini mei sunt. Et propter hoc
facio : quia nichil video corporaliter in hoc seculo de ipso altissimo Filio Dei, nisi
sanctissimum corpus et sanctissimum sanguinem suum quod ipsi recipiunt et ipsi
soli aliis ministrant. Et hec sanctissima misteria super omnia volo honorari, vene-
rari et in locis pretiosis collocari. Sanctissima nomina et verba eius scripta, ubi-
cumque invenero in locis illicitis, volo colligere et rogo quod colligantur et in loco
honesto collocentur. Et omnes theologos et qui ministrant sanctissima verba divina
debemus honorare et venerari, sicut qui ministrant nobis spiritum et vitam 32.
[Après cela, le Seigneur me donna et me donne une si grande foi dans les prêtres
qui vivent selon la forme de la sainte Église romaine, à cause de leur ordre, que même
s'ils me persécutaient, je veux recourir à eux. ... Et je ne veux pas considérer en eux
le péché, car je discerne en eux le Fils de Dieu et ils sont mes seigneurs. Et je fais cela,
car dans ce siècle je ne vois rien corporellement du très haut Fils de Dieu, sinon son
très saint corps et son très saint sang qu'eux-mêmes reçoivent et qu'eux seuls
administrent aux autres. Et ces très saints mystères, je veux qu'ils soient par-dessus
tout honorés, vénérés et placés en des lieux précieux.]
iure hoc salutare commercium prohibera valeat 37 [Il n'est personne dans
la région pour oser lancer un appel, personne pour s'opposer à nous,
personne qui soit en droit de nous interdire ce commerce salutaire] 38. »
Son origine est probablement dans ce passage de la Vita prima :
Coeperunt propterea cum sancta Paupertate ibidem habere commercium, et in
defectu omnium quae sunt mundi nimium consolati, disponebant, sicut ibi erant, ei
ubique perpetuo adhaerere.
[Pour cette raison, ils commencèrent à avoir en cet endroit commerce avec la
sainte pauvreté ; dépourvus de tout ce qui est du monde, ils en étaient excessivement
réconfortés et décidaient de s'attacher partout et toujours à elle, comme ils le
faisaient là 39.]
Il serait tentant de mettre le terme de « commerce » en lien avec les
origines sociales du fils de marchand, si Michael Cusato n'avait identifié la
racine du syntagme chez Sénèque, qui conseille à Lucilius : « Incipe cum
paupertate habere commercium [Commence à avoir commerce avec la
pauvreté] 40. »
En aval, un passage de la Vita secunda, due au même Thomas de Celano
et compilée en 1246/1247, est à coup sûr un remploi du Commerce sacré 41,
37. Sacrum commercium sancti Francisci cum domina Paupertate (désormais SC),
éd. Stefano Brufani, p. 127-177, ici SC III, 13.
38. Pour le Commerce sacré, voir la traduction française de François Delmas-
Goyon, dans François d'Assise. Écrits, Vies...
39. 1C 35.
40. Michael F. Cusato, « Commercium : From the Profane to the Sacred », dans
Francis of Assisi : History, Hagiography and Hermeneutics, éd. Jay Hammond, New
York, 2001, p. 182-187.
41. 2C 55 : « In valle lacrimarum positus pater iste beatus communes filiorum
hominum opes inopes dedignatur, celsioris siquidem ambitiosus fastigii de omni
corde suo inhiat paupertati. Hanc Filio Dei familiarem attendens, iam iamque toto
orbe repulsam studet caritate perpetua desponsare. Amator igitur factus formae
illius, ut uxori fortius inhaereret, ac duo essent in uno spiritu, non solum patrem
matremque reliquit, verum etiam universa submovit. Proinde castis eam stringit
amplexibus, nec ad horam patitur non esse maritus. Hanc filiis suis dicebat perfec-
tionis viam, hanc aeternarum divitiarum pignus et arrham. Nemo tarn auri quam
ipse cupidus paupertatis, nec thesauri custodiendi sollicitior ullus quam iste huius
evangelicae margaritae [Placé dans la vallée de larmes, ce père bienheureux dédai¬
gne les ressources indigentes des fils des hommes ; ambitionnant en effet une cime
plus élevée, de tout son cœur il aspire à la pauvreté. Observant qu'elle fut familière
au Fils de Dieu et qu'aujourd'hui elle est désormais rejetée sur toute la terre, il
s'applique à l'épouser par une charité perpétuelle. Devenu donc l'amant de sa
beauté, pour s'attacher plus fortement à sa femme et qu'ils soient deux en un seul
esprit, non seulement il quitta son père et sa mère, mais il repoussa encore toute
chose. Aussi la serre-t-il en de chastes étreintes et ne souffre-t-il pas une seule heure
de n'être pas son mari. À ses fils il disait qu'elle est la voie de la perfection, qu'elle est
FRANÇOIS D'ASSISE ET LA QUÊTE DU GRAAL 161
le gage et l'arrhe des richesses éternelles. Personne ne fut si cupide de l'or que
lui-même le fut de la pauvreté et nul ne fut plus soucieux de garder son trésor que lui
le fut envers cette perle évangélique] ».
42. Voir S. Brufani, « Introduzione », p. 10.
43. Voir Jacques Dalarun, « Plaidoyer pour l'histoire des textes. À propos de
quelques légendes franciscaines », dans Journal des savants, 2007, p. 319-358.
44. Voir S. Brufani, « Introduzione », p. 10.
45. Michael F. Cusato, « Talking about Ourselves, the Shift in Franciscan Wri¬
ting from Hagiography to History, 1227-1253 », dans Franciscan Studies, t. 58
(2000), p. 37-75 ; Id., « Commercium... » ; Id., « Introduction », dans François
d'Assise. Écrits, Vies...
162 J. DALARUN
Pauvreté, qui les aperçoit, est surprise de les voir monter si vite. En
arrivant, François explique que le but de leur quête est « via perveniendi ad
Regem glorie [la voie menant au Roi de gloire 48] ». Nous sommes bien là
dans le « modèle courtois » décrit par Georges Duby, où le service de la
domina exprime l'amour pour le dominus 49 . Mais n'oublions pas que le
prototype de cet amour triangulaire est religieux et qu'il apparaît, bien
avant la littérature courtoise, dans la lettre de Jérôme à Eustochium :
« dominam quippe debeo vocare sponsam Domini mei [car je dois appeler
"dame" l'épouse de mon Seigneur] 50. » François rappelle que toute la vie
du Christ a été pauvreté :
Tu autem, fidelissima sponsa, amatrix dulcissima, nec ad momentum discessisti
ab eo, immo tune magis sibi adherebas, eum magis eum ab omnibus contemni
videbas. Nam, si cum eo non fuisses, numquam sic despici ab omnibus potuisset. [...]
Denique signaculum regni celorum ad signandum electos, quando in celum abiit,
tibi reliquit, ut quicumque ad regnum suspirat eternum, ad te veniat, a te petat, per
te introeat, quia, nisi signatus sit signáculo tuo, ad regnum quisque intrare non
potest.
[Or toi, l'épouse très fidèle, l'amante très douce, tu ne t'es pas séparée de lui ne
fût-ce qu'un moment ; au contraire, tu t'attachais d'autant plus à lui que tu le voyais
davantage dédaigné par tous. De fait, si tu n'avais pas été avec lui, il n'aurait jamais
pu être ainsi méprisé par tous. ... Finalement, lorsqu'il s'en alla au ciel, il te laissa le
sceau du Royaume des cieux pour en marquer les élus, afin que quiconque aspire au
Royaume éternel vienne à toi, adresse à toi sa demande et soit introduit par toi, car
nul ne peut entrer dans le Royaume s'il n'est marqué de ton sceau 51.]
allégorique s'étoffe. Devant les résistances des justes, Avarice revêt le nom
de Discernement, puis de Prévoyance, qui insinue :
Quid obesset vobis habere necessaria vite, dum a superfluis parceretis ? [...]
Numquid non acceptaret Deus, si haberetis quid conferre possetis egenis et essetis
memores pauperum? [...] Non est iam quod vos timere oporteat a contubernio
divitiarum, cum eas pro nihilo reputetis.
[En quoi cela vous porterait-il préjudice d'avoir les biens nécessaires à la vie,
pourvu que vous vous absteniez de ceux qui sont superflus ?... Si vous aviez de quoi
donner aux indigents et si vous vous souveniez des pauvres, est-ce que Dieu ne
l'accepterait pas ?... Vous n'avez pas lieu de craindre la compagnie des richesses, dès
lors que vous les tenez pour néant 53.]
Enfin Avarice demande l'aide d'Acédie ; elle finit par vaincre les reli¬
gieux, qui s'empiffrent : « Recitabant fabulas, mutabant leges, dispone-
bant provincias et hominum facta diligenter tractabant [Ils récitaient des
histoires profanes, changeaient les lois, organisaient les provinces et trai¬
taient avec diligence des affaires des gens] 54. » Ils se déchirent, contractent
union avec les hommes du siècle « ut exhaurirent bursas eorum, ut ampli-
ficarent edificia et multiplicarent ea que penitus recusaverant [pour vider
leurs bourses, agrandir les bâtiments et multiplier des biens qu'ils avaient
jadis entièrement refusés] 55 ». Pauvreté les exhorte à revenir à elle, mais le
Seigneur, qui a parfaitement compris « les paradoxes de l'économie
monastique 56 », l'en décourage :
Tu enim hos docuisti adversus te et erudisti eos in caput tuum, quia nisi te
assumpsissent, numquam sic ditati fuissent. Simulabant diligere te, ut sic beneficiati
recederent.
[En fait, c'est toi qui les as enseignés contre toi-même et instruits contre ta tête car,
s'ils ne t'avaient pas assumée, ils ne se seraient jamais enrichis ainsi. Ils faisaient
semblant de te chérir pour en retirer des bénéfices 57.]
Pauvreté conclut son discours en accueillant les frères, mais elle les met
en garde contre les excès de ferveur : « ne videlicet velitis sic in principio
altiora et secretiora contingere [ne cherchez pas à atteindre au début des
buts trop élevés et trop difficilement accessibles] 58 . »
Le débat a fait rage pour savoir si l'évocation des mauvais religieux vise
les anciennes communautés monastiques ou le nouvel Ordre des Frères
53. SC XXI, 45.
54. SC XXIII, 47.
55. SC XXIII, 49.
56. Georges Duby, « Le monachisme et l'économie rurale », dans II monache-
simo e la riforma ecclesiastica, 1049-1122. Atti della Settimana internazionale di
studio, Mendola, 23-29 agosto 1968, Milan, 1971, p. 336-349.
57. SC XXVI, 52.
58. SC XXVII, 54.
FRANÇOIS D'ASSISE ET LA QUÊTE DU GRAAL 165
Ils n'ont pas plus sel, couteau ou vin. Au terme de cette cène minima-
liste, souhaitant se reposer, Pauvreté s'étend à même le sol. En guise
d'oreiller, les frères lui portent une pierre. Tout cela est l'exact décalque de
la vie pauvre menée par François selon la Vita prima 64. Enfin vient la
réplique la plus fameuse de l'œuvre :
Illa vero, quietissimo somno ac sobria dormiens, surrexit festinanter, petens
sibi claustrum ostendi. Adducentes earn in quodam colle ostenderunt ei totum
orbem quem respicere poterant, dicentes : « Hoc est claustrum nostrum,
domina. »
[Après avoir dormi d'un sommeil très paisible et sain, elle se leva promptement
et demanda qu'on lui montrât le cloître. Ils la conduisirent sur une colline et
64. 1C 51-52 : « Omni studio, omni sollicitudine custodiebat sanctam et domi-
nam Paupertatem, non patiens, ne quando ad superflua perveniret, nec vasculum in
domo aliquod residere, cum sine ipso utcumque posset extremae necessitatis eva-
dere servitutem. Impossibile namque fore aiebat satisfacere necessitati et voluptati
non obedire. Cocta cibaria vix aut rarissime admittebat, admissa vero saepe aut
conficiebat ciñere, aut condimenti saporem aqua frígida exstinguebat. O quoties per
mundum ambulans ad praedicandum Evangelium Dei, vocatus ad prandium a
magnis principibus, qui eum miro venerabantur affectu, gustatis parumper carnibus
propter observantiam sancti Evangelii, reliquum, quod comedere videbatur, depo-
nebat in sinu, manu orí adducta, ne quis posset perpendere quod agebat. De potu
vini quid dicam, cum nec ipsam aquam, desiderio sitis aestuans, ad sufficientiam
libere pateretur ? Accubitum vero suum, ubique receptus hospitio, nullis sinebat
stramentis seu vestibus operiri, sed nuda humus, tunicula interposita, nuda susci-
piebat membra. Cum quandoque corpusculum suum somni beneficio recrearet,
saepius sedens, nec aliter se deponens dormiebat, pro cervicali ligno vel lapide utens
[Il mettait tout son soin, toute sa sollicitude, à garder sainte dame Pauvreté ; par
crainte qu'on en vienne parfois au superflu, il ne supportait pas même que le
moindre ustensile ne s'installe dans la maison dès lors que, sans lui, on pouvait tant
bien que mal échapper à la servitude de la plus extrême nécessité. Car, disait-il, il
sera impossible de satisfaire à la nécessité sans obéir au plaisir. C'est à peine ou très
rarement qu'il admettait les aliments cuits ; même lorsqu'il les admettait, souvent
ou bien il les assaisonnait avec de la cendre ou bien noyait dans l'eau froide la saveur
de leur assaisonnement. Ô combien de fois, allant à travers le monde pour prêcher
l'Évangile de Dieu, invité à table par de grands princes qui le vénéraient d'une
étonnante affection, après avoir goûté un peu de viande pour observer le saint
Évangile, il en déposait dans sa poche le reste qu'il faisait semblant de manger,
mettant la main devant sa bouche pour qu'on ne puisse deviner ce qu'il faisait ! Que
dirais-je sur son usage du vin, puisque l'eau elle-même, quand il brûlait du désir de
la soif, il ne s'autorisait pas même à en boire à satiété ? Quant à son coucher, partout
où il était accueilli en hôte, il refusait de se couvrir d'aucune couverture ou d'aucun
vêtement, mais la terre nue accueillait ses membres nus, avec une petite tunique pour
tout matelas. Quand parfois il restaurait son petit corps par le bienfait du sommeil,
il dormait assez souvent assis et ne se reposait pas autrement qu'en prenant une
bûche ou une pierre en guise d'oreiller] ».
FRANÇOIS D'ASSISE ET LA QUÊTE DU GRAAL 167
Il ne lui reste plus qu'à les bénir, à les exhorter à persévérer dans la grâce
reçue et à les assurer que leur conversion déchaîne déjà l'exultation des
citoyens du ciel.
Dame Pauvreté est une allégorie courtoise. Sous son patronage, la quête
de François est évidemment une quête de la condition humaine du Christ,
une adhésion à la minorité sociale réelle sublimée par l'abaissement inouï
du Très-Haut. Cette quête n'est rien d'autre que la sequela Christi. Mais à
la différence des anciens moines, qui célébraient un symbole dans l'eucha¬
ristie et vivaient une pauvreté symbolique, François croit en la présence
réelle du Christ dans le pain et part à sa recherche dans la misère réelle du
monde. Tel est le Graal dont le Poverello s'est fait le quêteur.
Le Commerce sacré est un pacte, un testament reconduit, une nouvelle
alliance entre Dieu et les hommes : c'est 1'«admirabile commercium
[admirable commerce] » que célèbre une antienne des vêpres du temps de
Noël 66 ; c'est « incomprehensibile hoc mysterium, [...] admirabile com¬
mercium, [...] inscrutabile sacramentum [cet incompréhensible mystère, ...
admirable commerce, ... inscrutable sacrement] » que loue Bernard de
Clairvaux 67 ; un échange entre divinité et humanité qui se joue dans le sein
d'une vierge mère, porteuse de la promesse de rédemption.
Jacques Dalarun
Institut de recherche et d'histoire des textes (CNRS)