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Romania

François d'Assise et la quête du Graal


Jacques Dalarun

Citer ce document / Cite this document :

Dalarun Jacques. François d'Assise et la quête du Graal. In: Romania, tome 127 n°505-506, 2009. pp. 147-167;

doi : https://doi.org/10.3406/roma.2009.7242

https://www.persee.fr/doc/roma_0035-8029_2009_num_127_505_7242

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FRANÇOIS D'ASSISE
ET LA QUÊTE DU GRAAL

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1. Je reproduis presque à l'identique, en limitant à l'essentiel l'interminable


bibliographie franciscaine, l'exposé que j'ai eu l'honneur de présenter le 19 février
2009 au séminaire de Michel Zink au Collège de France, séminaire dont le thème
annuel était « Non pedum passibus, sed desideriis quaeritur Deus » (saint Bernard).
Que cherchaient les quêteurs du Graal ?
2. Sur la diffusion des littératures d'oïl et d'oc en Italie au temps de François, voir
Lise Battais, « La courtoisie de François d'Assise. Influence de la littérature épique
et courtoise sur la première génération franciscaine », dans Mélanges de l'École
française de Rome. Moyen Âge, t. 109 (1997), p. 131-160.
Romania, t. 127, 2009, p. 147 à 167.
148 J. DALARUN

Quis enumerare sufficiat quanta, quis dicere valeat qualia per eum ubique Domi¬
nus dignatur miracula operan ? Quanta nempe in sola Francia Franciscus mirabilia
patrat ! [...] Et vere « Franciscus », qui super omnes cor francum et nobile gessit.
Norunt quippe qui magnanimitatem eius experti sunt, quam liber, quam liberalis in
omnibus fuit, quam securus et impavidus in omnibus exstitit, quanta virtute, quanto
fervore animi cuncta saecularia conculcavit 3.
[Qui pourrait énumérer le nombre, qui saurait dire la nature des miracles que
partout le Seigneur daigne accomplir par lui ? Combien par exemple dans la seule
France, François accomplit de merveilles !... Et vraiment, il était « François », lui
qui porta plus que tous un cœur franc et noble. Ils savent bien, ceux qui ont éprouvé
sa magnanimité, comme il était libre, comme il était libéral en toutes choses, comme
en toutes choses il était tranquille et intrépide, avec quelle vaillance, avec quelle
ferveur de l'esprit il a foulé toutes choses de ce monde 4.]

Entre 1110 et 1120, avant la moindre trace écrite de la matière de


Bretagne, des éléments du cycle arthurien étaient sculptés sur l'archivolte
de la Porte de la Pêcherie de la cathédrale de Modène, avec des noms
bretons en légende, tel cette « Winlogee » qui doit être Guenièvre. Conser¬
vant mémoire d'une paix conclue en 1 1 3 1 , une inscription de Nepi menace
ceux qui rompraient le pacte d'une « turpissimam [...] mortem, ut Galelo-
nem qui suos tradidit socios [une mort ... très honteuse, comme Ganelon
qui trahit ses compagnons] ». Datant de la première moitié du xne siècle,
deux bas-reliefs de la cathédrale de Vérone représenteraient Roland et
Olivier. Composée entre 1163 et 1166, une mosaïque de la cathédrale
d'Otrante exhibe « Arthurus rex [Arthur roi] », chevauchant une chèvre et
tenant un sceptre. Exécuté vers 1181, le pavement en mosaïque de la
cathédrale de Brindisi représente des scènes de la chanson de Roland
identifiées par des légendes en langue d'oïl. Si nous ne connaissons aucun
manuscrit originaire d'Italie ou aucun volgarizzamento de la littérature
d'oïl avant la fin du xnie siècle, l'onomastique et la toponymie prouvent
largement la diffusion en Italie du cycle de Charlemagne ou du cycle
arthurien dès le XIIe siècle. Quant à la littérature d'oc, le plus ancien recueil
de troubadours attesté en Italie ne date que de 1254, mais on a de
nombreux témoignages sur la présence de troubadours auprès des cours
d'Italie septentrionale, à commencer par Raimbaut de Vaqueiras à la cour
du marquis de Montferrat en 1 180.

3. Thomas de Celano, Vita prima S. Francisci (désormais 1C), dans Legendae


S. Francisci Assisiensis saeculis xiii et xiv conscriptae, Quaracchi, 1926-1941 [Ana-
lecta franciscana, 10], p. 1-117 ; ici 1C 120.
4. Dues à D. Poirel, les traductions françaises des légendes de Thomas de Celano
sont extraites de Thomas de Celano, Les Vies de saint François d'Assise. Vie du
bienheureux François, Légende de chœur, Légende ombrienne, Mémorial dans le désir
de l'âme, éd. Jacques Dalarun et Dominique Poirel, Paris, 2009 [Sources francis¬
caines],
FRANÇOIS D'ASSISE ET LA QUÊTE DU GRAAL 149

Voilà le décor, à grands traits. Tournons-nous vers ce que nous conser¬


vons de plus authentiquement franciscain, les écrits du Poverello. On y
chercherait en vain le nom du Graal. Tout au plus, au premier regard,
peut-on y lire des parallèles avec l'éclosion de la littérature romane. Le plus
immédiat est le choix de la langue, puisque deux pièces ont été composées
par François en dialecte ombrien. D'abord le justement fameux Cantique
de frère Soleil, un des tout premiers monuments de la littérature de si, qui
use de la personnification des astres et des éléments : « messore lo frate
Sole [...] sora Luna [...] frate Vento [...] sor'Acqua [...] frate Focu [...] sora
nostra matre Terra [...] sora nostra Morte corporale 5 [messire le frère
Soleil ... sœur Lune ... frère Vent ... sœur Eau ... frère Feu ... sœur notre
mère la Terre ... notre sœur Mort corporelle 6] ». L'autre pièce, moins
connue, YÉcoutez pauvrettes, est dédiée aux sœurs de Claire et comporte
des traits courtois : « lo ve prego per grand'amore [...] ka ciascuna será
regina en celo coronata cum la Vergene María 7 [Moi je vous prie par
grand amour ... car chacune sera reine au ciel, couronnée avec la Vierge
Marie] ». Enfin dans les pièces latines, de loin les plus abondantes, Fran¬
çois a volontiers recours à l'allégorie, ainsi dans la Salutation des vertus :
Ave, regina Sapientia, Dominus te salvet
cum tua sorore sancta pura Simplicitate.
Domina sancta Paupertas, Dominus te salvet
cum tua sorore sancta Humilitate.
Domina sancta Caritas, Dominus te salvet
cum tua sorore sancta Obedientia 8.
[Salut, reine Sagesse, que le Seigneur te sauve / avec ta sœur, sainte pure Simpli¬
cité. / Dame sainte Pauvreté, que le Seigneur te sauve / avec ta sœur, sainte Humi¬
lité. / Dame sainte Charité, que le Seigneur te sauve / avec ta sœur, sainte Obéis¬
sance.]
Mais la quête s'arrête là, entre autres parce que la quasi-totalité des
écrits de François date des dernières années de sa vie, 1220-1226, alors qu'il
s'éloignait toujours plus de sa jeunesse courtoise et avait résigné ses
fonctions à la tête de sa « religion » — je pense en fait que les écrits de
François sont, d'une certaine manière, le contrecoup de sa démission. Pour
en savoir plus, il faut se tourner vers les légendes franciscaines, avec toute
une série de périls.
5. Pour les écrits de François, nous nous référons à l'édition Francesco d'Assisi,
Scritti. Testo latino e traduzione italiana, éd. Aristide Cabassi, Padoue, 2002 ;
Cántico di frate Sole, p. 234-235.
6. Pour les écrits de François, voir les traductions françaises de Jean-François
Godet-Calogeras, dans François d'Assise. Écrits, Vies et témoignages, dir. Jacques
Dalarun, Paris, 2009.
7. Audite Poverelle, p. 241-242.
8. Salutatio virtutum, p. 210.
150 J. DALARUN

En premier lieu, selon un paradoxe temporel familier aux médiévistes, il


faut attendre que François soit mort en 1226 et canonisé en 1228 pour
avoir la première mention de sa naissance. Le seul écrit personnel à valeur
autobiographique, le Testament, écrit par François à l'agonie, traitait de sa
jeunesse en ces termes :
Dominus ita dédit michi fratri Francisco incipere faciendi penitentiam. Quia cum
essem in peccatis nimis michi videbatur amarum videre leprosos. Et ipse Dominus
conduxit me inter illos et feci misericordiam cum illis. Et recedente me ab ipsis, id
quod videbatur michi amarum, conversum fuit michi in dulcedinem animi et
corporis. Et postea parum steti et exivi de saeculo 9.
[Comme j'étais dans les péchés, il me semblait extrêmement amer de voir des
lépreux. Et le Seigneur lui-même me conduisit parmi eux et je fis miséricorde avec
eux. Et m'en allant de chez eux, ce qui me semblait amer fut changé pour moi en
douceur de l'esprit et du corps ; et après celaje ne restai que peu de temps et je sortis
du siècle.]

Le caractère nécessairement posthume des légendes jette un doute


permanent sur les informations qu'elles recèlent : pour la question qui
nous occupe, telle ou telle allusion à l'épopée ou au roman peut-elle être
rapportée à François ou n'est-ce qu'enjolivement a posteriori de
l'hagiographe ? À cela se mêle la redoutable « question franciscaine ». Les
légendes franciscaines, on le sait, présentent entre elles une série de diver¬
gences liées au fait que chacune d'elle témoigne à la fois d'un moment et
d'une sensibilité particulières de l'histoire de l'Ordre des Frères mineurs et,
par conséquent, de la mémoire changeante des origines.
On pourrait se sortir d'aiïaire à bon compte en déclarant qu'à défaut de
nous informer avec certitude sur François, ses légendes nous renseignent
sur un milieu qui lui fut proche. On peut aller un peu loin, surtout pour le
thème d'histoire culturelle qui est le nôtre, et postuler que les diverses
légendes rédigées par les compagnons de François, antérieures donc aux
légendes de Bonaventure, sont le miroir éclaté de sa culture comme de ses
intentions. La véritable mutation culturelle de l'Ordre se produisit plus
tard, par une autre descente de la France vers l'Italie, de Paris vers Assise,
avec le triomphe de la scolastique qu'incarne Bonaventure, lequel n'avait
de surcroît pas connu François. Pour la première génération des compa¬
gnons hagiographes, il est plausible que les motifs culturels et spirituels
dont ils usent sont ceux qu'ils avaient partagés avec François. Si ce n'est
que chacun des témoins a adhéré avec plus d'intensité à une coloration
singulière de la culture, de la personnalité et du projet franciscains. Leurs
divergences mêmes en offrent la palette.
C'est en me fondant sur ce postulat que j'ai pu jadis distinguer, au
travers des légendes, les quatre strates de la culture de François d'Assise :
9. Testamentum, p. 432.
FRANÇOIS D'ASSISE ET LA QUÊTE DU GRAAL 151

idéologie chevaleresque, culture courtoise, révolution évangélique et tra¬


dition monastique 10.
De l'idéologie chevaleresque témoigne avant tout V Anonyme de Pérouse,
une légende-chronique composée en 1240/1241 par frère Jean, compagnon
de frère Gilles, dont le vrai titre est Du commencement et du fondement de
l'Ordre , et la Légende dite des trois compagnons, écrite en 1246, queje crois
en fait due au seul Rufin, noble d'Assise, cousin germain de Claire. Cette
idéologie est celle d'un fils de marchand, doué d'une réelle compétence
professionnelle, « cautus negotiator [habile négociateur] 11 », ce qui réduit
d'emblée à néant toutes les images doucereuses d'un François ravi et,
somme toute, un peu benêt. Le jeune homme est de surcroît fort impliqué
dans la vie communale. Au sein des luttes civiques, il est du côté des
« populaires », les minores, contre les nobles, les maiores qui ont le mono¬
pole des magistratures civiques dans la commune consulaire ; des minores
qui ne sont en rien des pauvres, mais ce qu'on pourrait appeler, de manière
caricaturale, "la bourgeoisie ascendante". En 1202, le fils de Pierre de
Bernardone prit part à la bataille qui opposa les nobles d'Assise et de
Pérouse aux populaires d'Assise et fut fait prisonnier. « Tamen, dit la
Légende des trois compagnons, quia nobilis erat moribus, cum militibus
captivus est positus 12 [Cependant, comme il était noble de mœurs, il fut
mis en captivité avec les chevaliers 13] ». Un des traits les plus forts de cette
volonté d'ascension des minores est en effet de se parer des vertus chevale¬
resques, à commencer par la largesse, l'argent jeté par les fenêtres. Le désir
de François de partir en Pouille pour se faire adouber chevalier, son
fameux songe des armes, son élection à la tête de la société de la jeunesse
dorée d'Assise sont autant de signes de cette ambition typique de snob (au
sens étymologique de sine nobïlitatè). La compagnie de la jeunesse dorée
d'Assise a toutes les caractéristiques des sociétés de jeunes jadis magistra¬
lement mises en évidence par Georges Duby 14. Une fois convertis, les
compagnons devenus pénitents gardent bien des accents d'une escouade
10. Jacques Dalarun, François d'Assise : un passage. Femmes et féminité dans les
écrits et les légendes franciscaines, Arles, 1997.
11. 1C 2.
12. Legenda trium sociorum (désormais 3S), éd. Théophile Desbonnets, dans
Archivum franciscanum historicum, t. 67 (1974), p. 89-144, ici 3S 4.
1 3 . Pour la traduction française de Y Anonyme de Pérouse et de la Légende des trois
compagnons, voir François d'Assise vu par les compagnons. Du commencement de
l'Ordre, Légende des trois compagnons, éd. Jacques Dalarun, Paris, 2009 [ Sources
franciscaines].
14. Georges Duby, « Les "jeunes" dans la société aristocratique dans la France
du Nord-Ouest au xne siècle », dans Annales E. S. C, t. 19 (1964), p. 835-846 ;
réimpr. dans Id., Hommes et structures du Moyen Âge, Paris, 1973, p. 21 3-225 ; dans
Id., Féodalité, Paris, 1996, p. 1383-1397.
152 J. DALARUN

virile, qui met les femmes en fuite et où l'amour est un sentiment qui unit
les hommes entre eux. Au demeurant, ce sont Y Anonyme de Pérouse et la
Légende des trois compagnons qui conservent le souvenir le plus vif des
paraboles où François se figure en femme.
La Légende des trois compagnons emploie quatre fois le terme « curia-
lis » ou ses dérivés ; mais la Compilation d'Assise , qui conserve les souvenirs
de frère Léon, le plus proche compagnon de François, et dont un premier
jet fut consigné en 1246, use six fois du même terme. C'est au travers des
souvenirs de Léon que nous découvrons un François pétri de culture
courtoise, au service de ses dames, que ce soit la réelle dame Jacqueline de'
Settesoli ou l'allégorique dame Pauvreté. François y est aussi mis en scène
comme un chantre de la nature, ou plus exactement, de la Création.
Car le renversement courtois en préparait un autre, dont toutes les
légendes témoignent : la révolution évangélique. Cette découverte renver¬
sante, dont François ne s'est jamais remis, est présentée et eut probable¬
ment lieu par recours aux sortes biblicae. La stupéfaction de François
réside dans le fait que la toute-puissance divine ait fait le choix de la totale
dépossession dans l'Incarnation. Pour le Poverello, dénudation, dénue¬
ment, dépossession, pauvreté ne sont que les figures de cet invraisemblable
choix divin de l'Incarnation. Toutesles valeurs antérieures de François, mar¬
chandes, chevaleresques, courtoises sont non pas repoussées, mais retour¬
nées et, somme toute, accomplies dans la révolution des derniers devenus les
premiers et de Dieu fait homme : le négociateur devient dispensateur et le
postulant chevalier « miles Christi [chevalier du Christ] 15 ». Quant au pas¬
sage de la courtoisie à l'Évangile, il décalque en quelque sorte l'évolution
sensible au cœur même de l'œuvre de Chrétien de Troyes : Lancelot, le che¬
valier à la charrette, s'humiliait devant sa dame ; Perceval tourne le dos aux
valeurs du monde et accomplit les valeurs chevaleresques et courtoises dans
la première quête du Graal. C'est l'Évangile tout entier qui est « contre-
conduite », pour reprendre un terme cher à Michel Foucault 16, du point de
vue social — essentiel pour François —, culturel ou théologique.
Quant à la dernière strate de la culture franciscaine, la tradition monas¬
tique, elle s'insinue du moment où François doit régler la vie de centaines
puis de milliers de frères. Elle comporte inévitablement une défiance à
l'égard des femmes qui n'est pas sans réveiller les échos de l'idéologie
chevaleresque.
Arrivons-en aux traces de motifs littéraires romans dans les légendes
franciscaines. Le premier symptôme est l'usage du français, attesté de
nombreuses fois, toujours en relation avec la joie ; ainsi dans la Vita prima :
15. Par exemple 1C 36.
16. Michel Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France
(1977-1978), éd. François Ewald, Alessandro Fontana et Michel Senellart, Paris,
2004, p. 98 et 214-215.
FRANÇOIS D'ASSISE ET LA QUÊTE DU GRAAL 153

lam enim cum semicinctiis involutus pergeret, qui quondam scarulaticis utebatur,
et per quamdam silvam laudes Domino lingua francigena decantaret, latrones
super eum subito irruerunt. Quibus ferali animo eum, quis esset, interrogantibus,
confidenter vir Dei plena voce respondit dicens : « Praeco sum magni Regis ! Quid
ad vos ? » At illi percutientes eum, in defosso loco pleno magnis nivibus proiecerunt
dicentes : « lace, rustice praeco Dei ! » Ipse vero se hue atque illuc revolvens, nive a
se discussa, illis recedentibus, de fovea exsilivit, et magno exhilaratus gaudio, coepit
alta voce per nemora laudes Creatori omnium personare.
[Désormais, il faisait en effet route enveloppé de guenilles, lui qui autrefois usait
d'étoffes écarlates ; traversant une forêt, il chantait à tue-tête en langue française des
louanges au Seigneur, quand des brigands se précipitèrent soudain sur lui. Comme
ils lui demandaient sauvagement qui il était, avec confiance l'homme de Dieu
répondit à pleine voix : « Je suis le héraut du grand roi ! Pourquoi cela vous
intéresse-t-il ? » Mais eux, le frappant, le jetèrent dans un fossé rempli d'une neige
abondante, en disant : « Couché, le manant héraut de Dieu ! ». Quant à lui, il se
retourna de tous côtés, secoua de lui la neige et, tandis qu'ils s'éloignaient, sauta
hors de la fosse ; l'esprit égayé d'une grande joie, il se mit à faire résonner par les bois
des louanges à voix haute pour le Créateur de toutes choses 17.]
Ou dans la Vita secunda, de nouveau due à Thomas de Celano :
Nonnumquam vero talia faciebat. Dulcissima melodía spiritus intra ipsum
ebulliens, exterius gallicum dabat sonum, et vena divini sussurrii, quam auris
eius suscipiebat furtive, gallicum erumpebat in iubilum. Lignum quandoque, ut
oculis vidi, colligebat e terra, ipsumque sinistra brachio superponens arculum filo
flexum tenebat in dextera, quem quasi super viellam trahens per lignum, et ad hoc
gestus repraesentans idoneos, gallice cantabat de Domino. Terminabantur tota
haec tripudia frequenter in lacrimas, et in passionis Christi compassionem hic
iubilus solvebatur. Inde hic sanctus continua trahebat suspiria, et ingeminatis
gemitibus, inferiorum quae in manu erant oblitus, suspendebatur ad caelum 18.
[Quelquefois, il agissait de la façon suivante. Bouillant au-dedans de lui-même en
une très douce mélodie de l'esprit, il rendait au dehors un son français : la veine du
chuchotement divin, que son oreille recevait furtivement, il la faisait jaillir en une
jubilation en français. Parfois, comme je l'ai vu de mes yeux, il ramassait une
branche par terre et, la plaçant sur son bras gauche, il tenait dans la main droite un
archet recourbé par un fil, qu'il tirait en travers de la branche comme sur une vielle ;
mimant en outre les gestes appropriés, il chantait en français à propos du Seigneur.
Toutes ces danses se terminaient fréquemment dans les larmes et cette jubilation se
dénouait dans la compassion à la Passion du Christ. Ensuite, ce saint poussait des
soupirs continuels et, redoublant de gémissements, il oubliait les réalités inférieures
qui étaient sous sa main et se tenait suspendu au ciel.]
Ses frères aussi, il veut les voir en jongleurs selon la Compilation
d'Assise :
17. 1C 16.
18. Thomas de Celano, Vita secunda S. Francisci (désormais 2C), dans Legendae
S. Francisci Assisiensis..., p. 127-268, ici 2C 127.
154 J. DALARUN

Nam volebat et dicebat, quod prius aliquis illorum predicaret populo, qui sciret
predicare, et post predicationem cantarent Laudes Domini tamquam ioculatores
Domini. Finitis Laudibus, volebat ut predicator populo diceret : « Nos sumus
ioculatores Domini et in hiis volumus a vobis remunerari, scilicet ut stetis in vera
penitentia. » Et dicebat : « Quid enim sunt servi Dei nisi quodammodo quidam
ioculatores eius, qui corda hominum movere debent et erigere ad letitiam spiritua-
lem ? » Et specialiter de fratribus Minoribus dicebat, qui populo pro ipsius salva-
tione dati fuerunt 19.
[Il voulait en effet et demandait que, d'abord, un de ceux qui savaient prêcher
prêche au peuple et, après sa prédication, que tous chantent les Louanges du
Seigneur comme des jongleurs du Seigneur. Une fois les Louanges achevées, il
voulait que le prédicateur dise au peuple : « Nous sommes les jongleurs du Seigneur
et la rémunération que nous voulons recevoir de vous, c'est que vous teniez bon dans
une vraie pénitence. » Et il ajoutait : « Que sont en effet les serviteurs de Dieu sinon,
en quelque sorte, ses jongleurs, qui doivent émouvoir le cœur des hommes et les
élever à l'allégresse spirituelle ? » Et ce faisant, il parlait spécialement des Frères
mineurs, qui avaient été donnés au peuple pour son salut 20.]

De ses frères les plus chers, opposés aux frères savants, il disait, toujours
selon la Compilation d'Assise :
Isti sunt fratres mei milites tabule rotunde, qui latitant in desertis et in remotis
locis, ut diligentius vacent orationi et meditationi, sua et aliorum peccata plorantes,
quorum sanctitas a Deo cognoscitur, aliquando a fratribus et ab hominibus igno-
ratur.
[Ceux-là de mes frères sont les chevaliers de la Table ronde, qui se cachent dans les
déserts et les lieux retirés pour vaquer plus attentivement à l'oraison et à la
méditation, pleurant leurs péchés et ceux des autres, eux dont la sainteté est connue
de Dieu, mais parfois ignorée des autres frères et des hommes 21 .]

C'est encore la Compilation d'Assise qui conserve cette réplique de


François à un novice qui, avec l'accord du ministre général, voulait avoir
un psautier :
Carolus imperator, Rolandus et Oliverius et omnes paladini et robusti viri, qui
potentes fuerunt in prelio, persequentes infideles cum multo sudore et labore usque
ad mortem habuerunt de illis gloriosam et memorialem victoriam et ad ultimum ipsi
sancti martyres mortui sunt pro fide Christi in certamine ; et multi sunt qui sola
narratione eorum, que illi fecerunt, volunt recipere honorem et humanam laudem.

19. « Compilado Assisiensis » dagli scritti difra Leone e compagni su S. Francesco


d' Assisi. Dal Ms. 1046 di Perugia, Iledizione integrale riveduta e corretta con versione
italiana a fronte e varianti (désormais CA), éd. Marino Bigaroni, Assise, 1992
[Pubblicazioni della Biblioteca francescana Chiesa nuova, Assisi, 2], ici CA 83.
20. Pour la Compilation d'Assise, voir la traduction française de François
Delmas-Goyon, dans François d'Assise. Écrits, Vies...
21. CA 103.
FRANÇOIS D'ASSISE ET LA QUÊTE DU GRAAL 155

[Charles empereur, Roland et Olivier et tous les paladins et hommes


robustes, poursuivant les infidèles avec grande sueur et grand labeur jusqu'à la
mort, eurent sur eux glorieuse et mémorable victoire ; et à la fin, ces saints
martyrs moururent pour la foi du Christ au combat. Nombreux sont ceux qui, par
la seule narration de ce qu'ils firent, veulent recevoir honneur et humaine
louange 22.]

Arrivons-en au morceau de choix. La Compilation d'Assise présente


« frater Pacificus, qui fuit de Marchia Anconitana et in seculo vocabatur
"rex versuum", nobilis et curialis doctor cantorum [frère Pacifique, qui
fut de la Marche d'Ancône et était appelé dans le monde le "roi des
poètes", un maître de chant noble et courtois 23] » et la Vita secunda
précise que « ab imperatore fuerat pomposissime coronatus [il avait été
couronné en très grande pompe par l'empereur 24] ». La Compilation
d'Assise poursuit :
Et cum cepisset orare frater Pacificus, elevatus est in éxtasi, sive in corpore sive
extra corpus Deus scivit, et vidit militas sedes in celo, inter quas vidit unam
eminentiorem ceteris, gloriosam et fulgentem, et ornatam omni lapide pretioso ; et
admirans pulchritudinem eius, cepit cogitare intra se cuiusmodi sedes esset et cuius.
Et statim audivit vocem dicentem sibi : « Ista sedes fuit Luciferi, et loco eius sedebit
in ea beatus Franciscus. »
[Lorsque frère Pacifique commença à prier, il fut ravi en extase — en son corps ou
hors de son corps, Dieu le sait — et il vit de nombreux sièges dans le ciel, parmi
lesquels il en vit un qui était plus élevé que les autres, glorieux, étincelant et orné de
toutes sortes de pierres précieuses. Admirant sa beauté, il se mit à se demander en
lui-même de quelle sorte était ce siège et à qui. Et aussitôt il entendit une voix lui
dire : « Ce siège fut celui de Lucifer et c'est le bienheureux François qui s'y assiéra à
sa place 25 . »]

Vient l'explication :
In hoc potes cognoscere quoniam vera est visio quam vidisti ; quoniam sicut
Lucifer per suam superbiam proiectus fuit ex illa sede, sic et beatus Franciscus per
suam humilitatem merebitur exaltari et sedere in ea.
[À cela tu peux savoir que la vision que tu as eue est véridique. Car de même que
Lucifer a été précipité de ce siège du fait de son orgueil, de même le bienheureux
François méritera d'être exalté et de s'y asseoir du fait de son humilité 26.]

On aura reconnu sans peine le siège périlleux de la Quête du saint


Graal, celui-là même où il était écrit « .iiii.c. anz et .liiii. a aconpliz après
22. CA 103.
23. CA 65.
24. 2C 106.
25. CA 65.
26. CA 65.
156 J. DALARUN

la Passion Jesucrist. Au jor de Pentecoste doit ciz sieges trover son


mestre 27 » ; puis : « Ci est li sieges Galaaz 28. » On ne sait pas la date
exacte de la conversion de Pacifique, mais elle fut antérieure à 1213 et il y
a peu de chance qu'il ait continué à lire ou écouter raconter des romans
après cette conversion. Cela dit, si vision il y eut, elle fut de Pacifique, non
de François.
François fut-il en quête et cherchait-il le Graal ? Dans notre parcours en
zigzag, revenons à ses écrits pour une lecture moins superficielle. Comme
les chevaliers de la Table ronde, François est un errant. Par trois fois, il se
décrit ou décrit ses frères comme des vagabonds ; ainsi dans la Règle
bullata de 1223 :
Et tanquam peregrini et advenae in hoc saeculo in paupertate et humilitate
Domino famulantes vadant pro eleemosyna confidenter 29 .
[Et comme des pèlerins et des étrangers en ce siècle, servant le Seigneur dans la
pauvreté et l'humilité, qu'ils aillent à l'aumône avec confiance.]

Cherchait-il le Graal ? Oui, si l'on se souvient que le plat importe peu,


mais qu'à l'origine, c'est-à-dire quand il est porté au père du roi Pêcheur
dans le Conte du Graal, c'est son contenu qui compte :
Ne me cuide pas que il ait
Luz ne lamproies ne salmon,
D'une sole hoiste li sainz hom
Que l'an en cel graal li porte
Sa vie sostient [...].
C'autre chose ne li covient
Que l'oiste qui el graal vient.
.xii. anz li a esté ainsi 30.

Or l'eucharistie est non seulement au centre de la dévotion de François,


mais au cœur de sa construction théologique et ecclésiológique. Ainsi dans
les Admonitions :
Unde : Filii hominum, usquequo gravi corde ? Ut quid non cognoscitis veritatem
et creditis in Filium Dei ? Ecce cotidie humiliât se, sicut quando a regalibus sedibus
venit in uterum Virginis. Cotidie venit ad nos ipse humilis apparens. Cotidie
descendit de sinu Patris super altare in manibus sacerdotis. Et sicut sanctis apostolis
in vera carne, ita et modo se nobis ostendit in sacro pane. Et sicut ipsi intuitu carnis
sue tantum eius carnem videbant, sed ipsum Deum esse credebant oculis spiritua-

27. La Quête du Saint-Graal. Roman en prose du XIIF siècle, I, 6, éd. Fanni


Bogdanow et Anne Berrie, Paris, 2006 [Lettres gothiques}, p. 88.
28. Ibid., I, 11, p. 94.
29. Regula bullata, 6, p. 378.
30. Chrétien de Troyes, Le conte du Graal, v. 6346-6355, éd. Charles Mela, Paris,
1990 [Lettres gothiques], p. 450.
FRANÇOIS D'ASSISE ET LA QUÊTE DU GRAAL 157

libus contemplantes, sic et nos videntes panem et vinum oculis corporeis videamus
et credamus firmiter eius sanctissimum corpus et sanguinem vivum esse et verum 31 .
[Dès lors, fils des hommes, jusques à quand ce cœur lourd? Pourquoi ne
reconnaissez-vous pas la vérité et ne croyez-vous pas au Fils de Dieu ? Voici, chaque
jour il s'humilie comme lorsque, des trônes royaux, il vint dans le ventre de la
Vierge ; chaque jour il vient lui-même à nous sous une humble apparence ; chaque
jour il descend du sein du Père sur l'autel dans les mains du prêtre. Et de même qu'il
se montra aux saints apôtres dans une vraie chair, de même maintenant aussi se
montre-t-il à nous dans le pain sacré. Et de même qu'eux, par le regard de leur chair,
voyaient seulement sa chair, mais, contemplant avec les yeux de l'esprit, croyaient
qu'il est Dieu, de même, voyant du pain et du vin avec les yeux du corps, voyons et
croyons fermement nous aussi qu'ils sont son très saint corps et son sang vivant et
vrai.]
Et encore dans le Testament :
Postea Dominus dédit michi et dat tantam fidem in sacerdotibus qui vivunt
secundum formam sánete ecclesie Romane propter ordinem ipsorum quod, si
facerent michi persecutionem, volo recurrere ad ipsos. [...] Et nolo in ipsis conside¬
rare peccatum, quia Filium Dei discerno in ipsis, et domini mei sunt. Et propter hoc
facio : quia nichil video corporaliter in hoc seculo de ipso altissimo Filio Dei, nisi
sanctissimum corpus et sanctissimum sanguinem suum quod ipsi recipiunt et ipsi
soli aliis ministrant. Et hec sanctissima misteria super omnia volo honorari, vene-
rari et in locis pretiosis collocari. Sanctissima nomina et verba eius scripta, ubi-
cumque invenero in locis illicitis, volo colligere et rogo quod colligantur et in loco
honesto collocentur. Et omnes theologos et qui ministrant sanctissima verba divina
debemus honorare et venerari, sicut qui ministrant nobis spiritum et vitam 32.
[Après cela, le Seigneur me donna et me donne une si grande foi dans les prêtres
qui vivent selon la forme de la sainte Église romaine, à cause de leur ordre, que même
s'ils me persécutaient, je veux recourir à eux. ... Et je ne veux pas considérer en eux
le péché, car je discerne en eux le Fils de Dieu et ils sont mes seigneurs. Et je fais cela,
car dans ce siècle je ne vois rien corporellement du très haut Fils de Dieu, sinon son
très saint corps et son très saint sang qu'eux-mêmes reçoivent et qu'eux seuls
administrent aux autres. Et ces très saints mystères, je veux qu'ils soient par-dessus
tout honorés, vénérés et placés en des lieux précieux.]

On ne comprendrait rien à ce passage, rien à l'apparition du thème du


Graal au xne siècle, rien à la Quête du saint Graal qui se termine par une
stupéfiante transsubstantiation 33, rien à 1'«invasion mystique » des
xine-xive siècles, rien à la société médiévale post-grégorienne si on ne
prenait sérieusement en compte les inflexions de la doctrine sur l'eucharis¬
tie, qui n'est pas un donné immuable. Les Pères étaient restés relativement
3 1 . Verba sánete admonitionis, 1 , p. 446.
32. Testamentum, p. 432.
33. La Quête du Saint-Graal..., XV, 322, p. 634. Voir aussi ibid., XIV, 305,
p. 604-606.
158 J. DALARUN

évasifs sur ce qu'ils considéraient comme un symbole commémoratif. Au


milieu du xie siècle, en totale concomitance avec la réforme grégorienne,
une querelle éclata entre Bérenger de Tours et Lanfranc du Bec sur la
valeur de l'eucharistie : Bérenger n'y voyait qu'un signe, tandis que Lan¬
franc tâtonnait pour définir la présence réelle. Lanfranc l'emporta. Béren¬
ger fut condamné. En 1 140, Pierre Lombard classait l'eucharistie parmi les
sept sacrements et, dans les années 1 180, le terme de « transsubstantiatio »
était devenu courant. C'est le premier canon du concile de Latran IV, tenu
en 1215, qui conclut ce processus essentiel en déclarant :
Una vero est fidelium universalis ecclesia, extra quam nullus omnino salvatur, in
qua idem ipse sacerdos et sacrificium Jesus Christu, cujus corpus et sanguis in
sacramento altaris sub speciebus panis et vini veraciter continentur, transubstan-
tiatis pane in corpus et vino in sanguinem potestate divina, ut, ad perficiendum
mysterium unitatis, accipiamus ipsi de suo quod accepit ipse de nostro. Et hoc
utique sacramentum nemo potest conficere nisi sacerdos qui fuerit rite ordinatus
secundum claves ecclesiae quas ipse concessit apostolis et eorum successoribus
Jesus Christus 34.
[Il y a une seule Église universelle des fidèles, en dehors de laquelle absolument
personne n'est sauvé, en laquelle Jésus Christ est lui-même à la fois le prêtre et le
sacrifice, lui dont le corps et le sang, dans le sacrement de l'autel, sont vraiment
contenus sous les espèces du pain et du vin, le pain étant transsubstantié en corps et
le vin en sang par la puissance divine, afin que, pour accomplir le mystère de l'unité,
nous recevions nous-mêmes de lui ce qu'il a reçu de nous. Et assurément ce
sacrement, personne ne peut le réaliser, sinon le prêtre qui aura été rituellement
ordonné selon les clés de l'Église que Jésus Christ lui-même a concédées aux apôtres
et à leurs successeurs.]

On aura reconnu la position de François, d'autant qu'un autre canon du


concile préconisait de préserver les espèces sacrées dans des lieux conve¬
nables. En profond accord avec Latran IV dont il connaissait donc fort
bien les canons, François reconstruit l'Église à partir de l'eucha¬
ristie, répétition infinie de l'abaissement du Fils, eucharistie qui induit le
sacerdoce, lequel n'a rien à voir avec la valeur morale de chacun des
prêtres, mais avec leur ordre institué et garanti par la sainte Église romaine
etc.
Concluons cette première partie de l'exposé, où écrits et légendes se sont
peu à peu éclairés mutuellement, avec un passage de la Légende des trois
compagnons qui résume tous les thèmes abordés jusqu'à présent :
34. Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio, in qua, praeter ea quae
Phil. Labbeus et Gabr. Cossartius et novissime Nicolaus Coleti in lucem edidere, ea
omnia insuper in suis locis optime disposita exhibentur, quae Joannes Dominions
Mansi archiepiscopus Lucensis evulgavit. Editio novissima..., t. XXII, Venise, 1778,
col. 981-982.
FRANÇOIS D'ASSISE ET LA QUÊTE DU GRAAL 159

Cum autem laboraret assidue in opere ecclesiae memoratae, volens in ipsa


ecclesia luminaria iugiter esse accensa, ibat per civitatem oleum mendicando. Sed,
cum prope quamdam domum venisset, videns ibi hommes congregatos ad ludum,
verecundatus coram eis eleemosynam petere, retrocessit. In seipsum vero conversus
arguit se peccasse, currensque ad locum ubi ludus fiebat, dixit coram omnibus
adstantibus culpam suam quod verecundatus fuerat petere eleemosynam propter
eos. Et, fervente spiritu ad domum illam accedens, gallice petiit oleum amore Dei
pro luminaribus ecclesiae supradictae.
[Or comme il travaillait assidûment au chantier de l'église dont nous avons parlé,
voulant que des lampes y soient allumées sans interruption, il allait mendier de
l'huile par la cité. Mais comme il était arrivé près d'une maison, y voyant des
hommes réunis pour jouer, il fut pris de honte à l'idée de demander l'aumône devant
eux et il battit en retraite. Étant revenu en lui-même, il s'accusa d'avoir péché et,
courant au lieu où l'on jouait, il dit sa faute devant tous les assistants : qu'il avait été
pris de honte, à cause d'eux, de demander l'aumône. Et entrant l'esprit fervent dans
cette maison, il demanda en français, pour l'amour de Dieu, de l'huile pour les
lampes de l'église 35.]

Ces hommes réunis, ce sont les anciens compagnons de jeu de François


ou leurs doubles. La honte de quêter est encore un sentiment mondain.
François le surmonte en le sublimant, transformant sa quête matérielle en
quête chevaleresque par l'usage du français. Que quête-t-il ? De l'huile
pour des lampes, certainement celles qui doivent désormais brûler pour
signaler la présence des espèces consacrées dans le sanctuaire ; en ce sens,
sa quête est quête du Graal. Mais ce qu'il part chercher, surmontant sa
honte, bien plus qu'un bien, c'est la pauvreté, incarnation sociale de
l'Incarnation divine.
Le texte sur lequel je voudrais m'arrêter pour finir est intitulé le Com¬
merce sacré de saint François avec dame Pauvreté. Connu des franciscani-
sants, il reste néanmoins dans un angle mort des champs disciplinaires :
c'est à la fois un roman de quête et un roman allégorique, mais écrit en
latin. Il ne regarde pas les historiens à cause de son contenu et pas plus les
littéraires à cause de sa langue. C'est pourtant un texte bouleversant de
beauté.
Le Commerce sacré est attesté à ce jour par quinze manuscrits, les plus
anciens des environs de 1300, mais la plupart du xve siècle ; aucun autre
texte ne circule systématiquement avec le nôtre 36 . L'intitulé est stable. Il
trouve un écho dans le texte même et dans la bouche de François : « Nullus
est qui e regione clamare audeat, nullus qui se nobis opponat, nullus est qui
35. 3S24.
36. Stefano Brufani, « Introduzione », dans Sacrum commercium sancti Fran-
cisci cum domina Paupertate, éd. Stefano Brufani, Assise, 1990 [Testi, 1], p. 1-125 ; à
compléter pour les éditions anciennes et les manuscrits par Sacrum commercium
sancti Francisci cum domina Paupertate, Quaracchi, 1929, p. 11-19.
160 J. DALARUN

iure hoc salutare commercium prohibera valeat 37 [Il n'est personne dans
la région pour oser lancer un appel, personne pour s'opposer à nous,
personne qui soit en droit de nous interdire ce commerce salutaire] 38. »
Son origine est probablement dans ce passage de la Vita prima :
Coeperunt propterea cum sancta Paupertate ibidem habere commercium, et in
defectu omnium quae sunt mundi nimium consolati, disponebant, sicut ibi erant, ei
ubique perpetuo adhaerere.
[Pour cette raison, ils commencèrent à avoir en cet endroit commerce avec la
sainte pauvreté ; dépourvus de tout ce qui est du monde, ils en étaient excessivement
réconfortés et décidaient de s'attacher partout et toujours à elle, comme ils le
faisaient là 39.]
Il serait tentant de mettre le terme de « commerce » en lien avec les
origines sociales du fils de marchand, si Michael Cusato n'avait identifié la
racine du syntagme chez Sénèque, qui conseille à Lucilius : « Incipe cum
paupertate habere commercium [Commence à avoir commerce avec la
pauvreté] 40. »
En aval, un passage de la Vita secunda, due au même Thomas de Celano
et compilée en 1246/1247, est à coup sûr un remploi du Commerce sacré 41,
37. Sacrum commercium sancti Francisci cum domina Paupertate (désormais SC),
éd. Stefano Brufani, p. 127-177, ici SC III, 13.
38. Pour le Commerce sacré, voir la traduction française de François Delmas-
Goyon, dans François d'Assise. Écrits, Vies...
39. 1C 35.
40. Michael F. Cusato, « Commercium : From the Profane to the Sacred », dans
Francis of Assisi : History, Hagiography and Hermeneutics, éd. Jay Hammond, New
York, 2001, p. 182-187.
41. 2C 55 : « In valle lacrimarum positus pater iste beatus communes filiorum
hominum opes inopes dedignatur, celsioris siquidem ambitiosus fastigii de omni
corde suo inhiat paupertati. Hanc Filio Dei familiarem attendens, iam iamque toto
orbe repulsam studet caritate perpetua desponsare. Amator igitur factus formae
illius, ut uxori fortius inhaereret, ac duo essent in uno spiritu, non solum patrem
matremque reliquit, verum etiam universa submovit. Proinde castis eam stringit
amplexibus, nec ad horam patitur non esse maritus. Hanc filiis suis dicebat perfec-
tionis viam, hanc aeternarum divitiarum pignus et arrham. Nemo tarn auri quam
ipse cupidus paupertatis, nec thesauri custodiendi sollicitior ullus quam iste huius
evangelicae margaritae [Placé dans la vallée de larmes, ce père bienheureux dédai¬
gne les ressources indigentes des fils des hommes ; ambitionnant en effet une cime
plus élevée, de tout son cœur il aspire à la pauvreté. Observant qu'elle fut familière
au Fils de Dieu et qu'aujourd'hui elle est désormais rejetée sur toute la terre, il
s'applique à l'épouser par une charité perpétuelle. Devenu donc l'amant de sa
beauté, pour s'attacher plus fortement à sa femme et qu'ils soient deux en un seul
esprit, non seulement il quitta son père et sa mère, mais il repoussa encore toute
chose. Aussi la serre-t-il en de chastes étreintes et ne souffre-t-il pas une seule heure
de n'être pas son mari. À ses fils il disait qu'elle est la voie de la perfection, qu'elle est
FRANÇOIS D'ASSISE ET LA QUÊTE DU GRAAL 161

que Bonaventure reprend à l'identique dans ses légendes. Ubertin de


Casale s'en saisit dans l'Arbre de vie en 1305, attribuant le Commerce de
pauvreté à un saint docteur et zélateur anonyme, et, de là, Dante dans le
chant XI du Paradis 42. Mais avec une inflexion essentielle : tandis que,
dans le Commerce sacré , Pauvreté est la dame de François et l'épouse du
Christ, à partir de la Vita secunda, elle devient l'épouse du Poverello, écart
sensible par rapport à la fin'amor.
Une des deux familles de la tradition manuscrite, la plus éloignée du
texte originel d'après l'éditeur Stefano Brufani, assigne l'achèvement de
l'œuvre au mois de juillet 1227, ce qui a déclenché d'interminables débats.
J'élimine cette date pour une raison simple : François, de bout en bout, est
appelé « bienheureux » et une fois « saint », ce qui n'était guère envisa¬
geable avant la canonisation de juillet 1228. Rappelons que le Miroir de
perfection, écrit en 1317, fut ainsi daté de 1227 dans une partie de ses
témoins 43.
Même dilemme pour l'attribution de l'œuvre : deux manuscrits citent
Antoine de Padoue, deux autres Jean de Parme, dans les deux cas dans des
rameaux très différents de la tradition. Un volgarizzamento italien attribue
l'œuvre au ministre général Crescent de Jesi. Vers le troisième quart du xive
siècle, la Chronique des vingt-quatre généraux attribue à Jean de Parme un
ouvrage intitulé Commerce de pauvreté 44 .
Stefano Brufani penche pour Jean de Parme et situe la rédaction de
l'œuvre dans la décennie 1250, au début de la Querelle des Séculiers et des
Mendiants. Michael Cusato penche pour le début de la décennie 1230 ; il
voit dans le Commerce sacré une réponse à la fois à la somptueuse basilique
d'Assise érigée en l'honneur du Poverello par frère Élie (le tombeau
de dame Pauvreté, disent ses opposants) et à la bulle Quo elongati de
Grégoire IX, qui prônait une interprétation souple de la pauvreté francis¬
caine et déniait toute valeur juridique au Testament de François. Michael
Cusato propose d'attribuer à Césaire de Spire le Commerce sacré, où il
perçoit des réminiscences de la plus ancienne Règle (la Regula non bullata )
de François 45.

le gage et l'arrhe des richesses éternelles. Personne ne fut si cupide de l'or que
lui-même le fut de la pauvreté et nul ne fut plus soucieux de garder son trésor que lui
le fut envers cette perle évangélique] ».
42. Voir S. Brufani, « Introduzione », p. 10.
43. Voir Jacques Dalarun, « Plaidoyer pour l'histoire des textes. À propos de
quelques légendes franciscaines », dans Journal des savants, 2007, p. 319-358.
44. Voir S. Brufani, « Introduzione », p. 10.
45. Michael F. Cusato, « Talking about Ourselves, the Shift in Franciscan Wri¬
ting from Hagiography to History, 1227-1253 », dans Franciscan Studies, t. 58
(2000), p. 37-75 ; Id., « Commercium... » ; Id., « Introduction », dans François
d'Assise. Écrits, Vies...
162 J. DALARUN

Contentons-nous de situer la rédaction de l'œuvre entre celles de la Vita


prima et de la Vita secunda, en gros entre le début de la décennie 1230 et le
milieu de la décennie 1240. Quant à l'auteur, il est frère mineur à l'évidence
et prône une application rigoureuse de la Règle. Il possède à la fois une
culture biblique très profonde et une connaissance intime de la littérature
courtoise, puisqu'on peut décrire son œuvre comme un centón biblique en
forme de quête romanesque, ce qui fait queje n'exclurais pas la collabora¬
tion de deux auteurs.
Mais l'œuvre n'est pas sans évoquer aussi le théâtre. Michael Cusato en
a parfaitement distingué les actes, qui correspondent à autant de change¬
ments de décor : — I. Prologue, dans la cité. — II. Le début de la quête,
dans la plaine. — III. La rencontre avec Pauvreté, suite à l'ascension. IV.
Le discours de Pauvreté, sur la montagne. — V. Nouvelle consécration des
frères, avant la descente. — VI. Le repas, dans la plaine. —
VII. Épilogue, à l'extérieur de la cité. Une telle structure topographique
fait évidemment du discours de Pauvreté, nouveau discours sur la mon¬
tagne, le point culminant de l'œuvre, d'autant qu'il est plus long à lui seul
que tout le reste du texte.
Le prologue campe Pauvreté en première des vertus, c'est pourquoi le
Fils de Dieu s'en est épris ; c'est pourquoi François, « in conversionis
sue principio [au commencement de sa conversion] 46 », s'est voué à la
chercher, la trouver et l'embrasser. Le Commerce sacré est donc un roman
de jeunesse, un roman initiatique. François cherche en vain Pauvreté dans
la cité, puis va trouver les sages, qui l'envoient promener. Il sort de la cité et
voit deux vieillards, l'un qui rumine Isaïe et l'autre Paul. François leur
demande où habite dame Pauvreté ; ils lui indiquent la montagne et lui
conseillent de prendre avec lui des compagnons pour tenter l'ascension. Le
roman de jeunesse devient roman de jeunes ; le héros se fait collectif, en
accord avec la Quête du saint Graal, mais à l'encontre de la tradition hagio¬
graphique en général et de l'hagiographie franciscaine en particulier, qui
monte évidemment le saint en épingle — à la notable exception de Y Ano¬
nyme de Pérouse, où François est ainsi enserré dans le groupe des premiers
compagnons et, des Actes du bienheureux François et de ses compagnons,
ancêtre latin des Fioretti. François encourage ses nouveaux associés :
Mirabilis est, fratres, desponsatio Paupertatis, sed facile poterimus ipsius frui
amplexibus, quia facta est quasi vidua domina gentium, vilis et contemptibilis
omnibus regina virtutum.
[Merveilleuse, frères, est l'union avec Pauvreté, mais nous pourrons facilement
jouir de ses étreintes, car la maîtresse des nations est devenue comme veuve et la
reine des vertus est tenue par tous pour vile et méprisable 47.]
46. SC Prol, 4.
47. SC III, 13.
FRANÇOIS D'ASSISE ET LA QUÊTE DU GRAAL 163

Pauvreté, qui les aperçoit, est surprise de les voir monter si vite. En
arrivant, François explique que le but de leur quête est « via perveniendi ad
Regem glorie [la voie menant au Roi de gloire 48] ». Nous sommes bien là
dans le « modèle courtois » décrit par Georges Duby, où le service de la
domina exprime l'amour pour le dominus 49 . Mais n'oublions pas que le
prototype de cet amour triangulaire est religieux et qu'il apparaît, bien
avant la littérature courtoise, dans la lettre de Jérôme à Eustochium :
« dominam quippe debeo vocare sponsam Domini mei [car je dois appeler
"dame" l'épouse de mon Seigneur] 50. » François rappelle que toute la vie
du Christ a été pauvreté :
Tu autem, fidelissima sponsa, amatrix dulcissima, nec ad momentum discessisti
ab eo, immo tune magis sibi adherebas, eum magis eum ab omnibus contemni
videbas. Nam, si cum eo non fuisses, numquam sic despici ab omnibus potuisset. [...]
Denique signaculum regni celorum ad signandum electos, quando in celum abiit,
tibi reliquit, ut quicumque ad regnum suspirat eternum, ad te veniat, a te petat, per
te introeat, quia, nisi signatus sit signáculo tuo, ad regnum quisque intrare non
potest.
[Or toi, l'épouse très fidèle, l'amante très douce, tu ne t'es pas séparée de lui ne
fût-ce qu'un moment ; au contraire, tu t'attachais d'autant plus à lui que tu le voyais
davantage dédaigné par tous. De fait, si tu n'avais pas été avec lui, il n'aurait jamais
pu être ainsi méprisé par tous. ... Finalement, lorsqu'il s'en alla au ciel, il te laissa le
sceau du Royaume des cieux pour en marquer les élus, afin que quiconque aspire au
Royaume éternel vienne à toi, adresse à toi sa demande et soit introduit par toi, car
nul ne peut entrer dans le Royaume s'il n'est marqué de ton sceau 51.]

Débute alors la réponse de dame Pauvreté : dans la meilleure tradition


romanesque, elle n'est autre que le récit de son aventure. Pauvreté fut
d'abord la compagne de l'homme. Chassé du Paradis, il ne pensa plus qu'à
s'enrichir, « quousque veniret Altissimus de sinu Patris in mundum, qui me
dignantissime requisivit [jusqu'à ce que le Très-Haut, qui m'a recherchée
avec une si grande dignité, vienne dans le monde du sein du Père] 52. » Le
Christ laisse la pauvreté en testament à ses élus, ce que respectent les
apôtres. Mais quand sa sœur Persécution la quitte, tous l'abandonnent.
Certains veulent toutefois renouer le pacte avec Pauvreté — et après la paix
de Constantin, on reconnaît maintenant les débuts du monachisme. Mais
des traîtres surgissent, poussés par la rivale de Pauvreté, Avarice. Le roman
48. SCV, 16.
49. Georges Duby, « Le modèle courtois », dans Histoire des femmes en Occi¬
dent, dir. Georges Duby et Michelle Perrot, t. II, Le Moyen Âge, dir. Christiane
Klapisch-Zuber, Paris, 1991, p. 261-276.
50. Jérôme, XXII. Ad Eustochium, 2, dans Id., Lettres, éd. Jérôme Labourt,
Paris, 1949, 1. 1, p. 112.
51. SC VI, 20-21.
52. SC VIII, 30.
164 J. DALARUN

allégorique s'étoffe. Devant les résistances des justes, Avarice revêt le nom
de Discernement, puis de Prévoyance, qui insinue :
Quid obesset vobis habere necessaria vite, dum a superfluis parceretis ? [...]
Numquid non acceptaret Deus, si haberetis quid conferre possetis egenis et essetis
memores pauperum? [...] Non est iam quod vos timere oporteat a contubernio
divitiarum, cum eas pro nihilo reputetis.
[En quoi cela vous porterait-il préjudice d'avoir les biens nécessaires à la vie,
pourvu que vous vous absteniez de ceux qui sont superflus ?... Si vous aviez de quoi
donner aux indigents et si vous vous souveniez des pauvres, est-ce que Dieu ne
l'accepterait pas ?... Vous n'avez pas lieu de craindre la compagnie des richesses, dès
lors que vous les tenez pour néant 53.]
Enfin Avarice demande l'aide d'Acédie ; elle finit par vaincre les reli¬
gieux, qui s'empiffrent : « Recitabant fabulas, mutabant leges, dispone-
bant provincias et hominum facta diligenter tractabant [Ils récitaient des
histoires profanes, changeaient les lois, organisaient les provinces et trai¬
taient avec diligence des affaires des gens] 54. » Ils se déchirent, contractent
union avec les hommes du siècle « ut exhaurirent bursas eorum, ut ampli-
ficarent edificia et multiplicarent ea que penitus recusaverant [pour vider
leurs bourses, agrandir les bâtiments et multiplier des biens qu'ils avaient
jadis entièrement refusés] 55 ». Pauvreté les exhorte à revenir à elle, mais le
Seigneur, qui a parfaitement compris « les paradoxes de l'économie
monastique 56 », l'en décourage :
Tu enim hos docuisti adversus te et erudisti eos in caput tuum, quia nisi te
assumpsissent, numquam sic ditati fuissent. Simulabant diligere te, ut sic beneficiati
recederent.
[En fait, c'est toi qui les as enseignés contre toi-même et instruits contre ta tête car,
s'ils ne t'avaient pas assumée, ils ne se seraient jamais enrichis ainsi. Ils faisaient
semblant de te chérir pour en retirer des bénéfices 57.]

Pauvreté conclut son discours en accueillant les frères, mais elle les met
en garde contre les excès de ferveur : « ne videlicet velitis sic in principio
altiora et secretiora contingere [ne cherchez pas à atteindre au début des
buts trop élevés et trop difficilement accessibles] 58 . »
Le débat a fait rage pour savoir si l'évocation des mauvais religieux vise
les anciennes communautés monastiques ou le nouvel Ordre des Frères
53. SC XXI, 45.
54. SC XXIII, 47.
55. SC XXIII, 49.
56. Georges Duby, « Le monachisme et l'économie rurale », dans II monache-
simo e la riforma ecclesiastica, 1049-1122. Atti della Settimana internazionale di
studio, Mendola, 23-29 agosto 1968, Milan, 1971, p. 336-349.
57. SC XXVI, 52.
58. SC XXVII, 54.
FRANÇOIS D'ASSISE ET LA QUÊTE DU GRAAL 165

mineurs. Du moment où les arguments sont à ce point réversibles, la


résolution est simple : l'ambiguïté a été voulue comme telle, précisément
pour autoriser cette double lecture. Triple en réalité, puisque l'ambiguïté
permet de dire aux frères : vous n'avez pas fait mieux que les anciens
religieux. On comprend aussi l'usage du latin. Il est évident que l'auteur —
à tout le moins l'un des auteurs — connaissait à fond les ressorts et les
motifs de la littérature française. Mais puisque l'œuvre est en fait une
admonestation aux frères, il importait qu'elle puisse être reçue dans
l'ensemble d'un Ordre qui se voulait universel.
François fait alors hommage à Pauvreté, qui lui donne un baiser de paix.
« Et descendentes de monte duxerunt dominam Paupertatem ad locum in
quo manebant ; hora enim erat quasi sexta [Et descendant de la montagne,
ils conduisirent dame Pauvreté au lieu où ils demeuraient, car c'était
presque la sixième heure] 59 » ; précision temporelle qui est à la fois une
référence à la Samaritaine en Jean et à la mort de Jésus en Luc 60. Elle
demande à voir « oratorium, capitulum, claustrum, refectorium, coqui-
nam, dormitorium et stabulum, pulcra sedilia, expolitas mensas et domos
immensas [l'oratoire, la salle du chapitre, le cloître, le réfectoire, la cuisine,
le dortoir et l'hôtellerie, les beaux sièges, les tables polies et les bâtiments
immenses] 61 ». Ils répliquent : « Comedamus ergo prius, si iubes [Man¬
geons donc d'abord, si tu veux bien] 62. » Pour se laver les mains, elle
requiert de l'eau et un linge ; ils n'ont qu'un vase de terre cassé et un frère
tend le pan de sa tunique.
Deinde duxerunt earn ad locum in quo mensa parata erat. Que, cum fuisset
perducta, respexit et nil aliud videns quam tria vel quatuor frusta pañis hordeacei
aut suricei posita super gramina. [...] lussit domina Paupertas apportari cocta
cibaria in scutellis. Et ecce allata est scutella una plena aqua frígida, ut intingerent
omnes in ea panem. [...] Petiit aliquas saltem herbas odoríferas crudas sibi preberi.
Sed hortulanum non habentes et hortum nescientes, collegerunt in silva herbas
agrestes et posuerunt coram ea.
[Ils conduisirent ensuite Pauvreté au lieu où était dressée la table. À son arrivée,
elle la balaya du regard et ne vit rien d'autre que trois ou quatre morceaux de pain
d'orge ou de son posés sur l'herbe. [...] Dame Pauvreté ordonna qu'on amène les
mets bouillis dans des écuelles. Sur quoi fut apportée une seule écuelle pleine d'eau
froide pour que tous y trempent leur pain [...]. Elle demanda qu'on lui serve au
moins quelques légumes crus qui aient du goût. Mais n'ayant pas de jardinier et ne
connaissant pas de jardin, ils cueillirent dans la forêt des herbes sauvages et les
posèrent devant elle 63.]
59. SC XXIX, 58.
60. SC XXX, 59.
61. SC XXX, 59.
62. SC XXX, 59.
63. SC XXX, 61-62.
166 J. DALARUN

Ils n'ont pas plus sel, couteau ou vin. Au terme de cette cène minima-
liste, souhaitant se reposer, Pauvreté s'étend à même le sol. En guise
d'oreiller, les frères lui portent une pierre. Tout cela est l'exact décalque de
la vie pauvre menée par François selon la Vita prima 64. Enfin vient la
réplique la plus fameuse de l'œuvre :
Illa vero, quietissimo somno ac sobria dormiens, surrexit festinanter, petens
sibi claustrum ostendi. Adducentes earn in quodam colle ostenderunt ei totum
orbem quem respicere poterant, dicentes : « Hoc est claustrum nostrum,
domina. »
[Après avoir dormi d'un sommeil très paisible et sain, elle se leva promptement
et demanda qu'on lui montrât le cloître. Ils la conduisirent sur une colline et
64. 1C 51-52 : « Omni studio, omni sollicitudine custodiebat sanctam et domi-
nam Paupertatem, non patiens, ne quando ad superflua perveniret, nec vasculum in
domo aliquod residere, cum sine ipso utcumque posset extremae necessitatis eva-
dere servitutem. Impossibile namque fore aiebat satisfacere necessitati et voluptati
non obedire. Cocta cibaria vix aut rarissime admittebat, admissa vero saepe aut
conficiebat ciñere, aut condimenti saporem aqua frígida exstinguebat. O quoties per
mundum ambulans ad praedicandum Evangelium Dei, vocatus ad prandium a
magnis principibus, qui eum miro venerabantur affectu, gustatis parumper carnibus
propter observantiam sancti Evangelii, reliquum, quod comedere videbatur, depo-
nebat in sinu, manu orí adducta, ne quis posset perpendere quod agebat. De potu
vini quid dicam, cum nec ipsam aquam, desiderio sitis aestuans, ad sufficientiam
libere pateretur ? Accubitum vero suum, ubique receptus hospitio, nullis sinebat
stramentis seu vestibus operiri, sed nuda humus, tunicula interposita, nuda susci-
piebat membra. Cum quandoque corpusculum suum somni beneficio recrearet,
saepius sedens, nec aliter se deponens dormiebat, pro cervicali ligno vel lapide utens
[Il mettait tout son soin, toute sa sollicitude, à garder sainte dame Pauvreté ; par
crainte qu'on en vienne parfois au superflu, il ne supportait pas même que le
moindre ustensile ne s'installe dans la maison dès lors que, sans lui, on pouvait tant
bien que mal échapper à la servitude de la plus extrême nécessité. Car, disait-il, il
sera impossible de satisfaire à la nécessité sans obéir au plaisir. C'est à peine ou très
rarement qu'il admettait les aliments cuits ; même lorsqu'il les admettait, souvent
ou bien il les assaisonnait avec de la cendre ou bien noyait dans l'eau froide la saveur
de leur assaisonnement. Ô combien de fois, allant à travers le monde pour prêcher
l'Évangile de Dieu, invité à table par de grands princes qui le vénéraient d'une
étonnante affection, après avoir goûté un peu de viande pour observer le saint
Évangile, il en déposait dans sa poche le reste qu'il faisait semblant de manger,
mettant la main devant sa bouche pour qu'on ne puisse deviner ce qu'il faisait ! Que
dirais-je sur son usage du vin, puisque l'eau elle-même, quand il brûlait du désir de
la soif, il ne s'autorisait pas même à en boire à satiété ? Quant à son coucher, partout
où il était accueilli en hôte, il refusait de se couvrir d'aucune couverture ou d'aucun
vêtement, mais la terre nue accueillait ses membres nus, avec une petite tunique pour
tout matelas. Quand parfois il restaurait son petit corps par le bienfait du sommeil,
il dormait assez souvent assis et ne se reposait pas autrement qu'en prenant une
bûche ou une pierre en guise d'oreiller] ».
FRANÇOIS D'ASSISE ET LA QUÊTE DU GRAAL 167

lui montrèrent la totalité du monde qu'ils pouvaient embrasser du regard, en


disant : « Voici notre cloître, dame 65 ».]

Il ne lui reste plus qu'à les bénir, à les exhorter à persévérer dans la grâce
reçue et à les assurer que leur conversion déchaîne déjà l'exultation des
citoyens du ciel.
Dame Pauvreté est une allégorie courtoise. Sous son patronage, la quête
de François est évidemment une quête de la condition humaine du Christ,
une adhésion à la minorité sociale réelle sublimée par l'abaissement inouï
du Très-Haut. Cette quête n'est rien d'autre que la sequela Christi. Mais à
la différence des anciens moines, qui célébraient un symbole dans l'eucha¬
ristie et vivaient une pauvreté symbolique, François croit en la présence
réelle du Christ dans le pain et part à sa recherche dans la misère réelle du
monde. Tel est le Graal dont le Poverello s'est fait le quêteur.
Le Commerce sacré est un pacte, un testament reconduit, une nouvelle
alliance entre Dieu et les hommes : c'est 1'«admirabile commercium
[admirable commerce] » que célèbre une antienne des vêpres du temps de
Noël 66 ; c'est « incomprehensibile hoc mysterium, [...] admirabile com¬
mercium, [...] inscrutabile sacramentum [cet incompréhensible mystère, ...
admirable commerce, ... inscrutable sacrement] » que loue Bernard de
Clairvaux 67 ; un échange entre divinité et humanité qui se joue dans le sein
d'une vierge mère, porteuse de la promesse de rédemption.

Jacques Dalarun
Institut de recherche et d'histoire des textes (CNRS)

65. SC XXX, 63.


66. Au jour octave de Noël (la Circoncision), à l'Épiphanie et sa vigile, pour la
purification de la Vierge : « O admirabile commercium : creator generis humani,
animatum corpus sumens de virgine nasci dignatus est ; et procedens homo sine
semine, largitus est nobis suam Deitatem [O admirable commerce : le Créateur du
genre humain, prenant corps animé, a daigné naître d'une vierge ; et procédant
homme sans semence, il nous a offert avec largesse sa déité]. »
67. Bernard de Clairvaux, Sermo in dominica infra octavam assumptionis beatae
Mariae Virginis, 13, dans S. Bernardi opera, t. V, éd. Jean Leclercq et Henri-Marie
Rocháis, Rome, 1968, p. 272.

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