Explorer les Livres électroniques
Catégories
Explorer les Livres audio
Catégories
Explorer les Magazines
Catégories
Explorer les Documents
Catégories
Du même auteur
ANDRÉ GREEN
LA DELIAISON
Psychanalyse,
anthropologie
et
littérature
PARIS
1992
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation
réservés pour tous les pays.
ISBN : 2-251-33449-1
ISSN : 0245-8829
A ceux de mes collègues qui ne
croient pas en la possibilité
d’une psychanalyse appliquée.
AVANT-PROPOS
LA DÉLIAISON
(1971)
1. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne puisse aussi être écrivain de surcroît.
Rappelons que Freud reçut le prix Gœthe.
2. Car il en est d’autres, par exemple celui qu’utilisent Lévi-Strauss et
Foucault.
LA DÉLIAISON 15
Le pouvoir interprétatif
La déliaison
1. J’exclus ici la poésie qui pose à cet égard des problèmes particuliers.
20 ANDRÉ GREEN
tout texte littéraire — et plus le texte est fort et plus cet effet est
marqué, aux deux sens du terme — , apparition d’une idée et d’un
affect. L’idée est celle d’une énigme et l’affect celui de la fascina
tion du texte en tant qu’il émeut. L’une et l’autre font question et
poussent l’analyste à analyser la fascination. En somme, l’analyste
réagit au texte comme à une production d’inconscient. L’analyste
devient alors l’analysé du texte. Cette question, c’est en lui qu’il
faut lui trouver une réponse et d’autant plus, dans le cas du texte
littéraire, qu’il ne peut compter que sur ses propres associations.
L’interprétation du texte devient l’interprétation que l’analyste
doit fournir sur le texte, mais en fin de compte c’est l’inter
prétation qu’il doit se donner à lui-même des effets du texte sur
son propre inconscient. C’est pourquoi il importe que cet exercice
d’auto-analyse soit précédé d’une analyse par un autre ou, si l’on
préfère, d’une analyse de l’Autre. L’analyste met cette inter
prétation à l’épreuve en la communiquant. C’est bien d’une
épreuve qu’il s’agit, car il y révèle au grand jour les failles de sa
lecture et les limites de son auto-analyse. Le risque qu’il prend
alors est certes de manquer le sens inconscient du texte, mais
surtout de dévoiler les résistances qu’il rencontre au dévoilement
de son propre inconscient. Ici une interprétation trop superficielle
montrera à l’évidence la rationalisation de l’analyste ; ailleurs une
construction artificieuse indiquera qu’il a donné ce qu’on appelle
en jargon analytique une interprétation « plaquée ». Interpréter,
c’est toujours assumer ce risque interprétatif.
La crédibilité de l’interprétation n’est pas en cause. L’accepta
tion ou le rejet ne sont d’aucune utilité pour juger de la valeur de
l’interprétation. Si le délire est dit d’interprétation, il faut accepter
en retour l’idée que l’interprétation du psychanalyste aux yeux des
autres est aussi un délire. Mais la relance suscitée par l’inter
prétation témoigne de sa fécondité ou de sa stérilité. L’analyste, à
partir des traces qui demeurent offertes à son regard-écoute, ne lit
pas le texte, il le délie. Il brise la secondarité pour retrouver, en
deçà des processus de liaison, la déliaison que la liaison a recou
verte. L’interprétation psychanalytique sort le texte de son sillon
(délirer = mettre hors du sillon). L’analyste délie le texte et le
« délire ». D’où les protestations des critiques traditionalistes qui
rejoignent celle de l’analysant de fraîche date : « Vous délirez ! »
Freud ne s’est pas contenté d’élucider le sens du symptôme
névrotique, qui participe plus ou moins de la folie, mais qui s’en
LA DÉLIAISON 21
Lire et écrire
1. Inutile d’insister sur ces toilettes qui sont, par un consensus familial
tacite, transformées en véritable bibliothèque, faisant de la lecture un
rituel scatologique.
LA DÉLIAISON 25
encore trop. Au niveau de l’écrit, cette trace est celle-là même que
laisse l’écriture lorsque le signifié inconscient passe dans le signi
fiant. Mais la littérature comme toute création a ses mutations.
Parce qu’elle vit, elle change, même si ces changements risquent
de la mener à la mort. C’est encore le destin de la représentation
qui nous occupera dans le sort que lui fera subir l’écriture de la
modernité.
plier. En fait, comme souvent sinon toujours, c’est après coup que
la théorie a été dégagée à partir des œuvres déjà existantes. Il me
semble que cette évolution, ou cette révolution, a consisté en
majeure partie à rompre avec une certaine conception de la
liaison, dans la mesure où celle-ci obéissait aux critères qui
définissaient les liens de la secondarité aux processus primaires.
Cet éclatement de la liaison et de la secondarité donnera lieu à
deux types d’entreprises : d’une part au recours à un mode
d’écriture beaucoup plus proche du fantasme inconscient dans ses
aspects les moins représentatifs, d’autre part à une évacuation de
la référence à la représentation dans l’écriture. En somme ce qui
doit disparaître, c’est une forme de représentation telle qu’elle
figure dans le scénario du fantasme pré-conscient. Ainsi deux
voies sont offertes : la formulation inconsciente dans ses aspects
les plus violents, les moins discursifs, les plus sauvages et le procès
de la pensée écrivante, comme si penser et écrire devenaient une
seule et même démarche. Dans ce dernier cas surtout, l’écriture
devient quasi intégralement son propre objet, sa propre représen
tation. On pourrait dire que l’on est passé de l’écriture de la
représentation à la représentation de l’écriture.
La distinction que nous venons de faire entre écriture classique
et écriture moderne est sans doute trop tranchée. Elle répond
néanmoins à une réalité. On pourrait les opposer en les disant
respectivement écriture figurative et écriture non figurative. Nous
ne méconnaissons pas que des chiasmes existent entre l’une et
l’autre chez un même écrivain et dans un même texte. On pourrait
contester qu’il existe une écriture figurative, toute écriture étant
par essence non figurative, puisque la spécificité littéraire n’est pas
figurable. Néanmoins il faut bien admettre qu’on ne peut, à cet
égard, supprimer toute distinction entre les écrits de Chateau
briand ou de Flaubert, de Malraux ou de Camus, et ceux d’Artaud
ou de Beckett, de Blanchot ou de Laporte pour nous arrêter à des
exemples choisis pour leur valeur illustrative. Marthe Robert a su
éloquemment montrer que le Quichotte est un livre sur les livres,
sur la littérature. Cette œuvre exemplaire ne peut se lire qu’avec
les yeux de la représentation, tant elle est construite en
« tableaux » des aventures du héros principal ou des personnages
secondaires, que le récit fait apparaître et disparaître le temps de
l’histoire qui les fait vivre « sur le papier ».
Dans l’écriture figurative, la spécificité du littéraire remplissait
LA DELIAISON 33
formes subtiles qu’un Proust lui donne, mais l’état du corps propre
dans sa manifestation la plus violente. Il est du reste à remarquer
qu’un court-circuit s’opère entre le corps et la pensée, qui fait de la
pensée un organe corporel. Il faut lire Artaud et Beckett sous cet
angle. Le premier n’a cessé de répéter combien la « littérature »
lui était indifférente, que seule lui importait la réalité extra
littéraire dont ce qu’il écrivait devait rendre compte. Toute sa
correspondance en porte la marque. Et si sa vie durant Artaud n’a
cessé de nouer des relations avec les psychiatres, les thauma
turges, les voyantes, c’est parce qu’il leur exposait son corps
grouillant de miasmes qu’il s’ingéniait lui-même à convoquer, car
sa pensée est un corps et bien entendu un corps sexué. Il réclame
dès les premières années où il écrit « des injections de suc testi
culaire ». Il accorde la plus grande importance au contact avec les
« puissances de l’esprit », mais il ne les conçoit pas autrement que
comme les puissances d’un sexe corporel. Lorsque Artaud décrit
les phénomènes multiples qui l’empêchent de penser, il écrit d’une
écriture qui n’est pas sans rappeler Gaétan Gatian de Cléram-
bault, le plus brillant représentant de l’organicisme en psychiatrie,
que, sauf erreur, il ne rencontra jamais. Et lorsque ses émules et
ses amis lui recommandent des retouches de détail sur ses écrits, à
commencer par Jacques Rivière, il refuse toute modification,
parce que ce qui l’intéresse n’est pas la valeur littéraire de son
texte, mais la transmission d’un état corporel, d’un moment de
tension « incorrigible ». Il n’est pas interdit de penser qu’il aurait
rugi à la lecture de l’utilisation qu’on fait actuellement de son
œuvre. Nous ne nous sommes arrêtés à cet exemple que parce
qu’il est, à notre avis, particulièrement démonstratif. Toute une
littérature se développe sur cette lancée, avec moins de bonheur
dans les résultats, parce que bien moins résolue à acquitter le prix
de la démarche qui guidait Artaud comme Daumal, qui l’ont payé
très cher.
A l’autre pôle, se développe une littérature que j’appellerai
celle de l’écrit sublimé. Écrit dénué de toute représentation, de
toute signification. Écrit qui s’efforce de ne rien dire d’autre que
ce qui est le procès même de l’écriture. Cette écriture est non
figurative au même titre que la précédente, car dans cette dernière
il s’agit moins de représenter le corps que de le faire vivre en
éclats, fragmentés et morcelés. Ici l’absence de figurabilité fait de
l’écriture la seule matière à représentation. Cette écriture tire son
36 ANDRÉ GREEN
Le retour de la représentation
soit payé le tribut d’un minimum vital, faute de quoi elle cesse
d’être écriture. Et en fait moins le texte s’ancre dans la représenta
tion, plus il donne, sinon à voir, du moins à représenter. Tout
l’effort de la littérature est un mouvement qui tour à tour l’éloigne
et la rapproche de son foyer. Dans l’écriture corporelle, celle qui
se moque de la littérature pour atteindre à une réalité charnelle,
puisque c’est par l’écriture qu’on a choisi de dire, c’est à l’écriture
qu’on est ramené. Ainsi ceux qui voulaient aller au-delà du
littéraire sont devenus des modèles de littérature. Dans l’écriture
intellectuelle, tout l’effort d’identification entre penser et écrire
aboutit à laisser un inévitable hiatus entre l’un et l’autre, du fait
même de la spécificité de l’écriture qui est ainsi rehaussée. Dans ce
va-et-vient de l’écriture, nous retrouvons le même mouvement en
deux directions opposées pour évacuer la représentation. Vers le
corps, l’écriture voudrait bien dire le corporel brut, mais elle ne
peut que le représenter, de la même façon que l’activité corporelle
doit être transcrite dans le langage de la représentation pour être
communiquée. En fin de compte, l’écriture d’Artaud, lorsqu’il
parle de son corps ou de ses états d’âme, est la plus représentative
qui soit. La succession des métaphores y occupe la place centrale.
Impossible de faire parler le corps ou de l’écrire sans recourir à des
modes de représentation. Les affects peuvent se communiquer
dans le silence, ils peuvent se deviner à des signes non langagiers.
L’émotion amoureuse ou agressive, le plaisir, la douleur n’ont pas
besoin du langage pour se deviner mutuellement, se partager ou se
contrarier. Mais dès qu’on prend le parti de communiquer par la
parole ou par l’écrit, le recours à la représentation, surtout si
celle-ci ne révèle qu’obliquement sa fonction de transcription, est
inévitable. Même le désinvestissement représentatif qui accompagne
l’angoisse (dite sans objet), lorsqu’il donnera lieu à une communica
tion, devra convertir en représentation le pur affect. Certes les
représentations traduisant l’affect seront investies d’une telle charge
qu’il sera impossible de les tenir pour équivalentes d’autres représen
tations moins affectives, ce qui montre en passant l’insuffisance
d’une conception uniquement fondée sur la combinatoire des repré
sentations ; mais la communication exige que celui qui désire trans
mettre les états du corps les métaphorise.
A l’opposé, la transmission de la pensée obéit à un processus
comparable. Freud a soutenu que le rôle du langage est de donner
aux processus de pensée, qui sont par essence dépourvus de
LA DÉL1AISON 39
LE DOUBLE ET L’ABSENT
(1973)
A Bernard Pingaud.
S’il était vrai que le mouvement se prouve en marchant, on se
verrait du même coup dispensé de donner les preuves de l’applica
tion de la psychanalyse aux textes littéraires. Assez nombreux sont
les travaux qui plaident en faveur d’une telle démarche1. Cepen
dant, marcher ne dispense pas de se poser des questions sur cette
démarche même. D’autant que malgré des contributions qui font
autorité, ce n’est pas sans réticence qu’on accueille les textes de la
critique psychanalytique. Freud en a fait l’expérience.
Aujourd’hui, la critique psychanalytique est encore plus mise en
question que de son temps. D’abord par les théoriciens de la
littérature, qui lui imputent toutes sortes de choses. Par exemple
de trop lier l’œuvre à l’analyse de son auteur, et pourtant nombre
de travaux ne portent que sur l’étude du texte, en laissant complè
tement de côté l’approche biographique, toujours conjecturale, du
créateur. Ou encore de rabaisser la création au rang de la patholo
gie. Lorsque la critique se borne au texte, on reprochera à la
critique psychanalytique de trop s’attacher à une des significations
de l’œuvre en négligeant les autres, sociales par exemple, alors
que l’analyste n’a pas manqué de préciser que son approche ne
vit en parlant de son avidité. Elle fit d’autre part allusion à ses
difficultés avec son mari, aux reproches qu’elle lui faisait pour son
manque d’affection à son égard bien qu’elle fût très intolérante à
sa virilité, exigeant des rapports sexuels au moment où celui-ci
n’en désirait pas et refusant ceux qu’il lui proposait quand il en
avait envie. L’allusion au voyage en Amérique — c’est-à-dire à la
sœur — me permit alors de continuer sur la lancée de la première
interprétation, en lui parlant de sa faim et de l’envie qu’elle
ressentait à l’égard de sa sœur, comme de son amie qui était en
analyse avec le Dr X et qui lui semblait mieux nourrie et mieux
aimée qu’elle. J’ajoutai que c’était comme si le seul fait que sa
sœur fût nourrie, alors qu’elle était rassasiée, lui faisait annuler sa
propre satisfaction. Plutôt que de penser qu’elle avait quelque
chose en plus (la nourriture de la veille), elle ressentait surtout le
quelque chose en moins (la pipe du matin). En voulant à tout prix
rétablir l’équilibre, elle ne réussissait qu’à créer perpétuellement
un nouveau déséquilibre qu’il lui fallait corriger.
La patiente ressentit une grande joie : « C’est exactement ça,
c’est extraordinaire. J’ai toujours voulu tenir la balance égale
entre ma sœur et moi (annuler la différence, c’est-à-dire le fait que
ma patiente était l’aînée et l’autre la cadette avec les avantages
respectifs des deux positions), afin que nous soyons semblables.
Ainsi lorsque je grossissais, je prenais des kilos, je tenais à ce que
ma sœur mange et grossisse pour qu’elle soit exactement pareille à
moi. » On comprend que par ce procédé elle se défendait contre le
retour de la déception vécue à l’occasion de sa naissance et voulait
qu’elles fussent comme des jumelles, nées en même temps pour
refuser à sa sœur les satisfactions qu’elle devait abandonner et se
contenter d’en jouir par identification. « Si tu es comme moi =
non différente de moi, tout plaisir que tu as, je l’ai aussi. »
Ces indications très sommaires du travail analytique vont per
mettre de mieux nous rendre compte des différences avec le travail
que fait l’analyste quand il analyse un texte. Par un curieux
renversement, on ne peut véritablement dire que l’analyste « ana
lyse » un texte pour toutes sortes de raisons. Le texte littéraire est
le contraire d’un discours analytique. C’est un produit hautement
élaboré, même quand il veut se donner les allures de la liberté
associative. Le texte est remanié, raturé, censuré, produit non
seulement d’une écriture mais d’une ou de plusieurs réécritures —
et l’on ne saurait dire combien de fois un texte a été réécrit —,
50 ANDRE GREEN
1. Carnets, p. 255.
LE DOUBLE ET L’ABSENT 53
Qui dit fantôme dit mort. Qui dit absence dit mort potentielle.
Qu’a donc ce plaisir à faire avec la mort ?
L’acte d’écrire est un acte étrange, aussi peu nécessaire
qu’imprévisible, mais aussi tyrannique qu’inévitable pour l’écri
vain. Les tentatives d’explication psychanalytique sont peut-être
trop restées au niveau des significations préconscientes en sou
lignant le rôle du fantasme de création, ou même d’autocréation
dans l’écriture. Freud a ouvert une voie sans l’explorer jusqu’au
bout. Mélanie Klein, après lui, y a vu un désir de réparation après
le travail des pulsions de destruction. Ne serait-ce que par la
négation du monde réel qui existe au départ de tout désir d’écrire.
Winnicott, enfin, a situé l’œuvre dans cet espace potentiel où
l’œuvre prend le statut d’objet transitionnel, espace de jeu et
d’illusion entre le moi et l’objet. Ce que nous aimerions ajouter ici
à leur suite est que le travail de l’écriture présuppose une plaie et
une perte, une blessure et un deuil, dont l’œuvre sera la trans
formation visant à les recouvrir par la positivité fictive de l’œuvre.
Aucune création ne va sans peine, sans un douloureux travail dont
elle est la pseudo-victoire. Pseudo parce que cette victoire ne dure
qu’un temps limité, qu’elle est toujours contestée par l’auteur
lui-même qui éprouve l’inlassable désir de recommencer, donc de
nier ce qu’il a déjà fait, de nier en tous cas que le résultat, si
satisfaisant qu’il ait pu paraître, soit entendu comme son dernier
mot. Comme Blanchot l’a développé dans L’espace littéraire, plus
l’œuvre progresse, plus elle croît et bourgeonne dans le procès de
la création, plus elle se rapproche de ce point de silence indéro-
bable, au terme d’une ligne de fuite, où gît la tentation de se taire.
L’œuvre est bornée par deux silences, celui duquel elle émerge et
celui vers lequel elle s’immerge. L’écriture est suspendue dans cet
espace transitaire qui est l’espace de lecture-écriture. De là, notre
sentiment que le texte dit toujours quelque chose puisqu’il rompt
ce silence, mais que ce qu’il tait est plus essentiel encore. Nous en
prendrons conscience lorsque le dernier mot sera lu et que nous
refermerons l’ouvrage. Et nous aussi, nous aurons à recommencer
une nouvelle fois avec une œuvre du même ou d’un autre. Lire et
écrire sont un travail de deuil ininterrompu. S’il y a un plaisir du
texte, nous saurons toujours que ce plaisir-là est substitut d’une
satisfaction perdue, que nous tentons de retrouver par d’autres
voies.
On dit qu’il y a des écrivains qui écrivent dans la joie ; on sait
58 ANDRE GREEN
(1981)
A J.-P. Vernant
nisme ; s’il lui préfère les valeurs morales du judaïsme, c’est pour
rappeler ses racines anthropologiques que le peuple d’Israël
refoule et que les Grecs, mieux que tout autre civilisation, ont su
reconnaître. Voilà pourquoi il n’y a aucun complexe qui porte un
nom biblique et que c’est Œdipe que Freud met au centre de la
théorie psychanalytique1.
Revenons un moment à ce consensus dont j’ai dressé les grandes
lignes. Il s’accorde étonnamment avec les valeurs de la Grèce. Ce
qui n’était pas grec était barbare tout comme ce qui n’était pas
occidental était négligeable. La démocratie, mieux implantée à
Athènes qu’ailleurs, affirmait sa supériorité sur les régimes poli
tiques étrangers aristocratiques. La reconnaissance de la situation
de l’homme entre bêtes et dieux, impliquait une acceptation du
monde naturel qui n’a jamais été aussi pleinement assumée ail
leurs : la nature est divinisée comme les dieux humanisés. La
suprématie du monde masculin chez les Grecs n’est guère sujette à
caution d’Hésiode à Platon. Les hommes, non contents d’imposer
aux femmes le silence — non sans mal il est vrai, la résistance
féminine est constante d’Héra à Xanthippe —, exigent d’elles la
soumission et d’autant plus qu’ils leur reconnaissent d’obscurs
pouvoirs. Quant au caractère masculin du Surmoi collectif, l’exal
tation des valeurs viriles en témoigne abondamment à travers
l’Epos2.
Il n’y a donc pas à s’étonner que la Grèce apparaisse aux
penseurs révolutionnaires (en idées) et libéraux (en politique),
comme un phare. Elle offrait une solution de rechange à l’idéolo
gie des monarchies décadentes et conjurait ce qui se devinait déjà
du Moloch de la civilisation industrielle. On ne peut comprendre
Œdipe : le mythe
1. Comme celui des Atrides dont nous avons montré le lien avec celui
des Labdacides. Cf. « Oreste et Œdipe » dans Un Œil en trop.
ŒDIPE, FREUD ET NOUS 85
La médiation du tragique
tissu collectif qu’en faisant jouer tous les ressorts d’une participa
tion personnelle. L’adhésion au mythe cesse d’être suspensive
sans pour autant ressembler à l’imposition d’un dogme — dont
d’ailleurs la religion grecque s’est toujours tenue à l’écart — ou,
malgré les ressemblantes apparences, à l’observance d’un rite. Ni
propitiatoire, ni conjuratoire la représentation tient son pouvoir
d’une reconnaissance inconsciente à mi-chemin entre spectateur,
héros et tragique dont le précipité est Y anagnorisis de la figure
héroïque. Sa résonance émotionnelle exige le préalable de l’indivi
dualisation tripartite — spectateur, acteur, auteur — recouverte
par la nature collective de la célébration théâtrale.
Cependant, désormais, le mythe n’est plus seulement le rouage
d’un système impersonnel, nécessaire à son fonctionnement, il
entre dans une nouvelle configuration où il perd l’anonymat pour
devenir l’enjeu de la confrérie des poètes tragiques. Ceux-ci
arrêtent le mouvement qui anime la production de sa diversité où
s’expriment autant de conceptions que de versions en fixant leur
choix sur l’une d’elles, la passant au crible de leur individualité
avant de l’exposer au regard public. Dans l’agora théâtrale une
histoire sera représentée, un des nombreux cas de figure des
conflits qui opposent les hommes entre eux, les dieux contre
d’autres dieux ou les hommes et les dieux dans la confrontation de
vouloirs antagonistes.
Le mythe, produit de la mémoire culturelle, a réussi à faire
oublier ses origines pour nous faire croire que son discours vient
d’ailleurs et qu’il appartient moins aux hommes que ceux-ci ne lui
appartiennent. Quand donc le tragique reprend le mythe pour le
dire comme auteur d’une parole personnelle fût-ce celle d’un
citoyen, il n’accomplit pas un retour en arrière vers l’auteur
anonyme qui le premier inventa l’histoire. C’est en lui-même qu’il
cherche une signification humaine cependant toujours transcen
dée par le divin. Mais le divin chez les Grecs n’est pas une pure
extériorité, il est à la fois dans l’homme et hors de lui. Le séjour
des dieux n’est ni localisé à l’Olympe, ni dispersé dans le monde
que les dieux parcourent en tous sens et sous toutes les formes.
L’homme est le produit d’une nature divine, coexistant avec sa
nature animale et c’est de l’entrelacs de ces deux forces qu’il
acquiert son être propre d’homme. Le tragique donc, comme le
poète épique, mais autrement puisque sa fonction n’est pas de
narrer mais d’incarner des êtres, participe au plus haut point de
90 ANDRE GREEN
cette divinité. Son don poétique lui donne une voyance qui le
rapproche du divin, même quand ses convictions religieuses ne
sont pas très enracinées, comme ce fut le cas pour Sophocle et
encore plus pour Euripide. L’absence de tout sectarisme religieux
chez les Grecs explique ce paradoxe de l’essence religieuse de la
tragédie et de ce qui à certains moments laisse transpirer une
certaine impiété chez les tragiques du Ve siècle. D’ailleurs les
dieux, s’ils paraissent parfois sur la scène, ne le font qu’assez
rarement, et plutôt brièvement, sauf exception1. La place est
laissée à la parole des hommes. Les Dieux sont dans la coulisse, ou
au-dessus de l’espace tragique occupé par les protagonistes, d’où
cette concentration tragique sur le discours humain. La forme
tragique a donné à son contenu la puissance d’une parole vocative,
qui suggère, sous-entend, élide par moments et souvent leurre,
alors qu’à d’autres l’agon tragique oppose des vouloirs inconci
liables que les stichomythies scandent, au rythme du choc des
armes dans l’épopée.
Si l’on compare la Grèce à d’autres civilisations on ne peut
qu’être frappé par le fait que les rapports entre les hommes et les
dieux y sont représentés dans une proximité remarquable nonobs
tant leurs différences. La figuration humaine des dieux — quelle
que soit leur aptitude à prendre des formes autres — animales ou
empruntées au monde physique — témoigne d’un souci chez les
Grecs, de doter ceux-ci d’un lot d’expériences qui diffère peu de
celles qui traversent une vie d’homme. Mises à part bien évidem
ment, les qualités qu’ils possèdent exclusivement. Pour être divins
ils n’en sont pas moins des êtres de chair, fût-elle immortelle. De
leur côté les hommes sont eux-mêmes pétris d’argile divine, même
si leur statut de mortel peut les amener à déserter ce monde de
lumière. Mais cette correspondance, qui ne constitue entre eux
qu’un espace d’intersection, s’arrête dans ce domaine sur un point
précis. Les dieux ont le pouvoir de pénétrer les mobiles les plus
obscurs des hommes que ceux-ci méconnaissent alors que l’enten
dement humain ne saurait concevoir la raison des dieux. C’est sans
doute cette fonction du divin qu’aspire à occuper le poète tra
gique, hériter de l’acte qui ne se contente pas de réveiller la
mémoire imaginaire, mais se charge de l’obligation de la faire
exister in praesentia. La réappropriation du mythe par le tragique
ne fassent savoir à Œdipe que son heure est venue que deux
conditions soient réalisées. La première : que tous ses actes,
criminels ou valeureux soient tenus pour des exploits. Lui seul, à
pied, a massacré quatre hommes, de ses seules mains nues.
L’arrogance de leur chef méritait ce châtiment. Vu de loin, cet
épisode, n’est témoin que de sa vaillance et de sa vigueur. Lui seul,
par son intelligence a su vaincre la Sphynge et délivrer la cité d’un
fléau. Lui seul, étranger venu du dehors a reçu Jocaste pour prix
de la guérison de la Cité. Pour Œdipe non seulement ces actes
déguisent les crimes en hauts faits, mais ils annulent les prédictions
oraculaires qui lui ont été données. Les dieux savent attendre. Ils
ont attendu le temps qu’Œdipe atteigne l’âge d’homme pour
Jocaste et Laïos. Et pour Œdipe lui-même, ils attendent le temps
que ses fils atteignent aussi l’âge d’homme. Le silence des dieux
fait sombrer l’oracle dans l’oubli. Pourquoi ce délai ? Parce que —
et c’est la deuxième signification à retenir — pour prendre la
pleine mesure de sa chute, il faut qu’entretemps l’homme ait
connu le bonheur. L’explosion de l’épidémie signifiait-elle que la
Sphynge n’est pas véritablement morte? La Cité a souffert de
deux plaies. La première fut infligée par la Sphynge, elle a disparu
grâce à Œdipe. Œdipe a débarrassé la Cité de cet hybride morti
fère et lubrique. La deuxième plaie est attribuée au crime impuni
de Laïos. Œdipe une fois encore purgera la Cité de cet autre mal.
Que faut-il en conclure ? Ne serait-ce pas alors que la découverte
du fils parricide et sa punition seraient comme le temps résolutoire
de cette double mort. La Sphynge n’était, en effet, pas tout à fait
morte puisqu’Œdipe commettra l’inceste avec sa mère. Si n’ayant
pas découvert l’énigme, il avait dû subir les exigences sexuelles de
la Sphynge, il aurait péri avant le lever du jour. Son union avec
Jocaste au contraire est féconde : quatre enfants leur naîtront,
deux fils et deux filles. Mais elle est léthale. Deux fils pour qu’ils
puissent s’entretuer à mort, deux filles, pour l’accompagner en
exil, lui être arrachées et mourir, au lieu de se marier. Le ventre de
la Sphynge est plein du corps de ses victimes. Celui de Jocaste,
pour être donneur de vie, n’en offre pas moins un destin mortel à
sa progéniture. La vérité découverte, elle se tuera comme la
Sphynge.
Venons-en à Laïos. Mort, il continue de tourmenter les vivants,
ayant, à posteriori, eu gain de cause et chargeant les dieux
d’accomplir la vengeance. La révélation de la culpabilité d’Œdipe
94 ANDRE GREEN
Moins dans ses propos sur Œdipe, sommaires il est vrai, que
dans ses articles sur la Négation où il postule les deux types de
jugement, d’attribution et d’existence, en soutenant — là est
l’audace théorique — la préséance du jugement d’attribution sur le
jugement d’existence. Le jugement d’attribution décide selon les
catégories du principe de plaisir-déplaisir : bon, incorporable,
agréable identifié au moi — mauvais, excorporable identifié au
non-moi, à l’étranger, au-dehors. Le jugement d’existence décide
selon la réalité de ce qui est ou de ce qui n’est pas, indépendam
ment de ses qualités agréables ou désagréables. Et Freud de dire
que le jugement d’existence vise moins à trouver l’objet qu’à le
retrouver. Retrouver, c’est tout ce qu’Œdipe veut : retrouver le
meurtrier, retrouver ses origines. Il est animé par la quête de la
vérité qui l’a conduit à consulter Delphes, par la rigueur de la
raison qui part à la recherche des témoins. Mais avant qu’il trouve
ce qu’il cherche à retrouver, la nécessité de maintenir le refoule
ment le fera basculer de la raison à la rationalisation. Nous
pouvons maintenant donner une formulation de la rationalisa
tion : c’est la raison qui prenant pour modèle le jugement d’exis
tence, le subvertit en lui appliquant, à l’insu du sujet, les buts du
jugement d’attribution.
Mais quand la vérité est ainsi barrée du dedans par la raison du
désir, elle revient du dehors, « par hasard ». C’est le coup de
théâtre du Messager de Corinthe. Un rappel des dieux qui arti
culent la mort des deux pères : celle ancienne du père de sang,
mort de mort violente, celle récente du père adoptif mort de mort
naturelle. Mais la mort de Polybe est annoncée au moment où
Œdipe commence à se croire parricide. Ce signe des dieux appa
raît après le temps où Jocaste vient apporter ses offrandes à
Apollon Lycien . Le Messager de Corinthe nous apprend1
1. Sans doute par un geste envers Œdipe de même type que celui
qu’elle eut à l’égard de Laïos. Apaiser sa conscience, par un acte exécuté
sans conviction, pour retrouver la paix et le bonheur. L’épithète par
lequel elle qualifie le dieu a paru étrange à certains commentateurs. Le
seigneur lycien est déjà invoqué par le chœur au vers 203.
« Et toi, Seigneur Lycien / Comme je voudrais que pleuvent / Les traits
invincibles de ton arc d’or », 203-205.
En effet, Apollon jusque-là s’est contenté de parler par la voix de ses
oracles et de ses devins. Il n’a pas été entendu. Il va frapper et toucher la
cible. Sophocle ici passe outre à la vraisemblance puisqu’Apollon n’a pas
été adoré sous ce nom à Thèbes. Au lieu d’envoyer la guérison, c’est la
108 ANDRE GREEN
1. Les fils, dit Œdipe, s’en tireront toujours, ils auront de quoi vivre,
mais leurs sœurs seront réduites à la pauvreté et vouées à la stérilité, elles
mourront vierges et infécondes.
ŒDIPE, FREUD ET NOUS 113
« Qu’on montre
à tous les Cadméens l’homme qui tua son père
et qui avec sa mère... (parole impie que je ne saurais redire)1 »
- (1287-1289)
Notons-Ie : le parricide est nommable, l’inceste non. Le dire
c’est le refaire. Se montrer, c’est y faire penser. Il faut donc
s’exhiber pour se punir, mais s’exhibant inviter le voyeur à faire
disparaître cet objet de spectacle.
« Mais puisqu’on ne doit pas dire ce qu’on ne doit pas faire
vite, par les dieux ! cachez-moi hors d’ici
tuez-moi, jetez-moi à la mer
là où jamais plus on ne me voie » — (1409-1412)
Cette coexistence de contraires peut encore s’expliquer par la
successivité des temps. Que le peuple vienne constater l’horreur,
pour la bannir de ses yeux définitivement. Mais c’est dans la
simultanéité que le discours divin trouve sa pleine mesure.
« Noces, noces
vous m’avez fait naître, puis vous avez fait lever
à nouveau la même semence, vous avez montré
des pères qui sont les frères des fils,
des femmes épouses et mères du même homme »
- (1403-1405)
Toutes les références au voir ne qualifient pas seulement des
actes honteux, mais désignent aussi des pièges pour la raison
humaine, puisqu’elles démontrent que « Un peut être plusieurs ».
Cette parole retrouvée pourrait faire l’objet d’une question à la
Sphynge : Quel est l’homme qui est... ? Car, notons le : la ques
tion que la Sphynge ne pose pas, c’est celle du rapport de l’homme à
la femme. Or, la sexualité humaine est, par essence énigmatique2.
possessivité avide de Laïos ne se laisse pas arrêter par l’oracle qui prescrit
en fait l’abstinence au roi thébain, car comment éviter une naissance si ce
n’est en s’imposant la chasteté ? locaste n’est pas moins coupable du
même péché, car elle connaît l’oracle. A la mort de Laïos — premier
temps de la réalisation de la prédiction — n’aurait-elle pas dû se méfier de
ce tyrannos, qui ressemblait à Laïos — c’est elle qui le dit — et qui de plus
était Œdipe (= pied enflé) et porteur de cicatrices qu’elle ne pouvait
ignorer ? Elle nia ces indices, négligea de convoquer le berger de Laïos et
passa outre. Son désir d’une jouissance sexuelle illimitée est aussi une
figure de la cupidité affectant la maison de Cadmos selon les thèses de
Bollack.
La référence à la sexualité est incontournable, malgré le désir des
philosophes — je pense à Heiddegger et K. Reinhardt — de l’occulter par
un recours à une transcendance d’essence spirituelle. L’interprétation de
Bollack et la proposition qu’il nous fait de la « damnation » implicite
d’Œdipe relèverait du lapsus. Ce ne serait pas la première fois que les
héros ou les dieux grecs auraient été sauvés de leur paganisme originel
pour être christianisés. Dionysos aussi a subi le même traitement. L’inter
prétation de Vemant d’inspiration socio-juridique, veut un « Œdipe sans
complexe » et se voit contrainte d’inventer une nouvelle discipline : la
psychologie historique. Il est difficile devant l’évocation de ces désirs
constitutifs de l’humain et cependant impensables, d’échapper aux tenta
tions dénégatrices offertes par les idéologies existantes.
ŒDIPE, FREUD ET NOUS 117
processus de pensée, que ces actes aient déjà eu lieu dans le cas
d’Œdipe, ou qu’ils risquent d’advenir chez tout un chacun, non
comme simple transgression mais comme désorganisation de
l’intellect humain.
Et c’est à l’occasion de la reprise du mythe par un seul,
Sophocle, qui peut être plusieurs — car comment représenter la
tragédie sans se laisser habiter par la voix des protagonistes — et
pour le profit de tous, tout un chacun étant concerné par cette
histoire, qu’est mise en évidence la rencontre du parricide et de
l’inceste avec le triple jeu de la vérité, de la raison et de la
rationalisation.
Il y a plus d’une manière de lire Œdipe-Roi. La première, celle
de la tradition, voit dans Œdipe un jouet entre les mains des dieux.
On ne saurait parler ici de vérité ; car même en admettant que
l’oracle viendrait punir une faute antérieure, la justice des dieux
serait-elle si absurde que le châtiment excède à ce point le forfait ?
De même dans une telle interprétation rien ne devient compré
hensible des paroles d’Œdipe s’accusant d’avoir fait ce qu’il a fait
tout en attribuant à Apollon la responsabilité de ses actes crimi
nels. La deuxième lecture, psychologique, montrerait sans peine
qu’Œdipe avait bien des éléments pour soupçonner qu’il pouvait
être le meurtrier de Laïos1. On postulera alors qu'Œdipe sachant
tout depuis le début ne poursuit l’enquête que pour éviter l’aveu
de ses crimes et paraître les découvrir à son corps défendant pour
s’offrir en victime sacrificielle. Mais alors on fait bon marché du
travail de la rationalisation et de la méconnaissance. Il n’y a plus
de tragédie parce qu’il n’y a plus de conflit entre la réalisation
implacable de l’oracle et le désir d’Œdipe d’échapper à son destin.
Une troisième voie s’offre alors, celle des hellénistes modernes,
qui voient dans la tragédie le reflet des préoccupations de la Cité
débattant de la responsabilité humaine face aux lois, comme
expression de la raison, ayant encore à compter avec un daïmon
d’essence obscure, témoin d’une moïra qu’un entendement
humain ne peut que constater, mais qui évoque aussi les ombres
d’un lointain passé, celui dont les mythes se font l’écho, où les
actions humaines ou divines n’étaient pas contenues par les règles
de la polis. L’expulsion du mal dont l’essence reste mystérieuse,1
présent mais montre que celui-ci reste hanté, non par quelque
résurgence mal liquidée, mais par un fonds permanent qui ne cesse
de se retrouver dans les plis de la raison la plus intransigeante.
Freud découvrira vingt-cinq siècles après et dans de toutes
autres circonstances l’existence des processus primaires, ignorant
la négation où le principe de non-contradiction est mis hors-jeu ;
en effet « Un peut être plusieurs » non en acte mais dans certains
processus de pensée. A la différence de la rationalisation, ceux-ci
n’ont guère besoin de se modeler sur les figures de la raison, parce
qu’ils sont l’expression d’une raison autre — ce que la rationalisa
tion se masque. De la raison ils ne conservent que la censure ; non
celle qui interdit au raisonnement certains choix, mais celle qui se
borne à prohiber une expression directe du désir. Jamais le
refoulement ne disparaît totalement, car alors disparaîtrait avec
lui toute possibilité de penser.
Quittons Sophocle et Œdipe et tournons-nous vers Freud et son
complexe d’Œdipe.
Le complexe et sa disparition
cédé la place à des choix dont les déterminismes sont occultés. Ils
donnent le sentiment d’agir sur le monde et sur soi-même. Le
paradoxe est que c’est dans la culpabilité, parfois consciente mais
le plus souvent inconsciente, que le sujet retrouve à la fois et le
sentiment d’impuissance et celui d’être « cause », comme s’il
s’appropriait d’un même mouvement le pouvoir causal des parents
et l’accablement de ne pouvoir influer sur le cours des choses tout
en ayant été le point de départ de tout le mal.
Si l’on se remet en mémoire la phrase de Freud : « On peut (...)
étendre le contenu du complexe d’Œdipe à toutes les relations de
l’enfant avec les deux parents»1, on comprend mieux que
l’impuissance apparaisse comme le fil conducteur qui peut nous
aider à voir plus clair dans les relations structurales et historiques
qui permettent de saisir le complexe d’Œdipe dans son déploie
ment et son apparente disparition.
Nous n’entendons nullement minimiser le rôle de l’angoisse liée
aux sanctions qui font l’objet des projections variées qui menacent
la possibilité de jouir de la vie, et les défenses suscitées pour
empêcher son développement. Mais celle-ci, loin d’être un vécu
uniforme, se présente avec une multiplicité d’aspects et de conte
nus qui laissent penser qu’elle est toujours en rapport avec un
travail de symbolisation. Et elle est aussi, incessamment, appel à
l’objet. Cela nous rappelle le dernier écrit que Freud lui a consacré
(Inhibition, symptôme et angoisse). Le jeune enfant y est présenté
en état d’Hilflosigkeit car la déréliction est l’état du bébé menacé
de se trouver dans l’incapacité de pouvoir compter sur l’objet pour
la satisfaction de ses pulsions, risquant les affres d’une annihilation
psychique.
Dans ces conditions, le complexe d’Œdipe dans son déroule
ment habituel, distribue en réseau ordonné des valeurs symbo
liques, procède à des répartitions affectives et surtout règle une
circulation entre dedans et dehors où l’ensemble familial opère la
médiation entre le sujet et le monde et surtout le monde des
autres.
Les objecteurs de la psychanalyse ont trop souvent pensé
l’Œdipe selon — si j’ose dire — sa morphologie extérieure. En
citant des cas pris dans des cultures différentes de la nôtre où le
L’ŒDIPE : STRUCTURE
L’œdipe, modèle
E
E = Enfant, M = Mère, P = Père, SM = Surmoi, IM - Idéal du Moi.
136 ANDRE GREEN
celui des parents, ce qui entraîne les conflits que l’on sait et qui se
poursuivent jusqu’à la mort.
On s’étonnera sans doute que nous rappelions ici certaines idées
largement connues et que nous passions sous silence d’autres
classiquement tenues pour fondamentales : ainsi du complexe de
castration1. Non que nous minimisions son importance, mais cela
nous aurait obligé à entrer dans le détail des différences entre
l’Œdipe masculin et l’Œdipe féminin.
Nous n’adoptons pas la solution qui consiste à dissoudre le
complexe de castration dans la catégorie générale du manque,
d’hypostasier le phallus ou de le relier au signifiant de la castration
sans lequel tous les autres signifiants ne représenteraient rien,
comme l’a fait Lacan. Ce que nous retenons comme fondamental
sur l’Œdipe depuis que sa vulgate est passée dans le savoir
commun, déplace l’accent du savoir psychanalytique ailleurs. Il
faut poser au départ cette structure triangulaire ouverte où la mère
occupe la place du maillon central parce qu’il n’y a qu’elle dans cette
tripolarisation qui entretienne une double relation charnelle avec le
père et avec l’enfant. Si le parcours de la nature à la culture exige
toujours le détachement de cette relation de corps à corps avec la
mère, la fonction symbolique qui en est l’enjeu s’exprime par
l’alternance des séparations et des réunions. La séparation de la
mère et de l’enfant est l’acte de naissance du père. Il importe peu
qu’il s’en charge effectivement, ou que la culture désigne des
représentants à cet effet. Certes, on peut invoquer l’angoisse
devant l’étranger pour lui donner une assise chronologique2.
Cette solution laisse encore beaucoup de questions sans réponse.
L’essentiel me paraît se situer du côté du passage où à la relation
fusionnelle de la dyade, doublée ou complémentée par la pensée
du père dans l’esprit de la mère, succède le temps où celui-ci se
manifeste dans l’effectivité. La cessation de la relation fusionnelle
est mise en rapport avec la transformation de cette absence qui
doit maintenant compter avec un tiers. On a préféré rendre
compte des relations premières mère-enfant en termes de rela
tions d’objet. Plutôt que de parler de deuxième objet à propos du
père, il vaut mieux dire que la triangulation, inaugurée par son
Conclusion
Le modèle que nous avons proposé nous paraît suffisamment
général pour échapper aux variations culturelles géographiques et
historiques. Il ne comporte, il faut le souligner, aucune référence à
la psychologie, ni à la notion « d’attitudes » fixées par les normes
sociales (Lévi-Strauss). Il se situe au carrefour de la nature et de la
culture. On ne saurait prétendre en effet que l’intervention1
LE MYTHE :
UN OBJET TRANSITIONNEL COLLECTIF
ABORD CRITIQUE
ET PERSPECTIVES PSYCHANALYTIQUES
(1980)
Le rêve et le mythe
LE CONTEXTE DU MYTHOLOGUE
Le contexte du psychanalyste
borne pas à l’étude des mythes reconnus comme tels, elle étend son
domaine aux productions psychiques culturelles, des plus divertissantes
aux plus sérieuses, où le mythe a trouvé asile sous une identité d’emprunt.
Lévi-Strauss n’a-t-il pas soutenu que la façon dont nous concevons
l’histoire aujourd’hui, à travers les idéologies politiques, pourrait être
notre mythologie ?
1. Le mythe « se situe non pas dans une langue et dans une culture ou
sous-culture, mais au point d’articulation de celles-ci avec d’autres
langues et d’autres cultures. Le mythe n’est donc jamais de sa langue, il est
une perspective sur une langue autre... » op. cit., p. 576-7.
2. Je pense en particulier aux processus mis en évidence par J.-
P. Vernant à propos d’Œdipe. Cf. « Ambiguïté et renversement. Sur la
structure énigmatique d’Œdipe-Roi », dans Mythe et Tragédie en Grèce
ancienne, Maspero, 1972.
LE MYTHE : UN OBJET TRANSITIONNEL COLLECTIF 177
LEAR
OU LES VOI(ES)X DE LA NATURE*
(1972)
lui répondit qu’il avait fait de même avec la sienne ! En une autre
occasion, Ferenczi reçut un autre aveu : celui où Freud esquissait
un parallèle entre sa fille Anna et Cordelia1. Freud semblait plus à
l’aise dans l’analyse du complexe d’Œdipe de l’enfant qu’il avait
été, remontant à des âges depuis longtemps révolus, que dans celle
du complexe d’Œdipe réactivé du côté du parent.
*
cosmos par les éclipses dérange la place des astres dans le ciel,
trouble leur rayonnement lumineux, brouille leurs rapports de
subordination, de même que sur terre les mouvements spontanés
du cœur, les affections naturelles s’inversent dans les rapports
entre les générations : le fils contre le père et le père contre
l’enfant. L’amour cède la place à la haine, annonçant la série des
catastrophes qui vont se poursuivre indéfiniment. Le dérangement
de la nature prélude au dérèglement général des passions. A cette
conjonction entre la nature « naturelle » et la nature humaine
répond maintenant leur disjonction proférée par Edmund qui
ironise sur cette astrologie mythique. Il lui oppose le rationalisme
de ce qu’on a appelé 1’ « homme nouveau » du temps de Shakes
peare. Il refuse ce fatalisme, comme il dénonce l’arbitraire de
l’ordre social qui privilégie la légitimité et le droit d’aînesse de son
frère Edgar et le condamne, lui, à la bâtardise et la spoliation. En
poussant les choses plus loin, nous pouvons dire qu’il conteste
même l’ordre des générations qui l’assujettit à son père. La Nature
est sa déesse : « C’est la loi que j’ai juré de servir ! » Par nature, il
entend sa nature : sa force, son intelligence, sa vivacité d’esprit, sa
ruse, son audace surtout. La vie ici n’a qu’à suivre les inclinations
tirées des appétits, des désirs, des intérêts. Là où Gloucester fait
entendre la voix de la Nature, comme voix du Surmoi, voix de la
Loi qui régit aussi bien le monde naturel que le monde culturel,
Edmund lui fait écho en faisant entendre la voix du Ça, qui sacrifie
tout à sa satisfaction. Ces deux voix sont sourdes l’une à l’autre,
inconciliables.
Ces deux acceptions de la Nature dans le Roi Lear ont déjà été
relevées par divers auteurs, surtout par Heilman et Danby1.
Duthie et Dover Wilson font remarquer que Nature est l’un des
mots les plus importants de la pièce. Dans le glossaire qui suit leur
édition, ils relèvent sept emplois du terme :
1. la déesse personnifiant les forces qui créent les phénomènes
du monde matériel (six références) ;
2. l’ordre naturel des choses (trois références) ;
L’existence d’une double intrigue est une rareté dans les tragé
dies de Shakespeare. On a reproché à l’intrigue secondaire du Roi
Lear d’alourdir la pièce sans rien lui ajouter. En réalité, comme le
font observer Duthie et Dover Wilson, elle crée un double
système de différences (faisant jouer les contrastes) et de simili
tudes (renforçant le sens véhiculé). On peut rechercher à l’infini
les échos entre intrigue principale et secondaire (opposition du
thème de la folie et de la clairvoyance ; de la cécité psychique et
physique ; de l’aveuglement dans la vision, de la voyance dans les
ténèbres, etc.)1. Le motif que nous mettrons en avant pour
Mais à quoi obéit cette bipartition ? D’une part à ce que tous les
aspects du complexe œdipien (sa face positive et sa face négative,
vue du côté du garçon et du côté de la fille) ne peuvent être
représentés par une seule des deux intrigues. D’autre part, et c’est
là la raison majeure, parce que les sentiments opposés ne peuvent
être incarnés par le même personnage. Aussi Ella Sharpe a-t-elle
raison d’affirmer que les trois filles de Lear nous livrent trois
aspects de la relation à la mère. La Nature, nous l’avons vu, n’est
ni bonne, ni mauvaise, malgré l’artifice qui nous la présente tour à
tour comme telle selon le personnage qui parle. Elle est ce
mélange de forces créatrices et destructrices qui se succèdent et se
partagent le devant de la scène. De même, la relation de parent à
enfant (et vice versa) n’est pas univoque, elle est un mélange
inextricable d’amour et de haine. A Cordelia l’amour, aux deux
autres la haine. Si aimante que soit Cordelia, elle n’épargne
pourtant pas à son père la dure épreuve de la vérité. Ce qu’elle lui
montre est que son amour ne saurait aller intégralement à lui, qu’il
faut préserver la part qui reviendra à son futur époux. Conflit
entre la relation de consanguinité et la relation d’alliance. Et si
cela ne peut être assimilé à de la haine, c’est ainsi que le vieux père
le ressent. Au reste, ce mariage, le souhaite-t-il? On peut en
douter. Il propose sa fille à Bourgogne qui ne tarde pas à révéler
son caractère intéressé. Devant le refus du duc, il considère que la
cause est entendue et se garde bien de connaître les intentions du
roi de France de peur — dit-il — de l’offenser n’ayant à lui offrir
qu’une fiancée totalement dépouillée. Mais n’est-ce pas parce qu’à
la différence de l’autre prétendant il a deviné chez lui un authen
tique attrait pour sa fille ? De même, les affects d’amour et de
haine seront-ils répartis entre Edgar et Edmund. Mais comment se
défendre, dans la scène du faux suicide de Gloucester, de voir
dans l’attitude d’Edgar une pointe de sadisme, sous le prétexte du
choc bénéfique qu’il veut infliger à son père ? Il prolonge ses
peines en lui masquant son identité le plus longtemps possible et sa
révélation tardive sera cause de la mort du vieillard. Ainsi, malgré
leur bipartition, des vestiges de ressentiment demeurent chez les
personnages incarnant la vertu et l’amour qui attestent que le mal
et la haine sont inexpugnables.
Freud, dans son analyse de Lear, montre comment la coexis
tence des contraires, l’Amour-la Mort, habite le même person
nage. Ce que l’on considère comme le scandale de la pièce : la
mort de Cordelia sera gommée de la scène. Pendant
192 ANDRÉ GREEN
ceci n’est ouvertement dit par ses filles. C’est Edmund qui ne leur
est rien qui décidera de l’exécution de Cordelia et de Lear. De
même que ce sont Cornouailles et Régane qui arracheront les yeux
de Gloucester, Edmund étant dispensé de ce forfait monstrueux.
C’est là le point de rebroussement de la cruauté, à l’extrême limite
de l'inversion naturelle.
*
Ainsi, si Nature et folie sont les deux termes clés, leur symétrie
ou leur opposition s’évanouit devant la mort. Nature et folie
appartiennent à la vie, au bruit de la vie, même celui de la
tempête. A la mort appartient le silence. La tragédie se clôt sur
l’illusion de Lear voyant remuer les lèvres de Cordelia : elle va
parler. Par cette illusion se trouve annulé le geste inaugural qui a
déclenché la suite des désastres : une parole non dite. Un rien.
Lear : ... Parle, veux-tu.
Cordelia : Je ne dirai rien, monseigneur.
Lear : Rien.
Cordelia : Rien. (I, 1)
MACBETH :
ENGENDREMENT ET DERACINEMENT*
(1991)
Ténèbres et lumière
* Cet essai s’est appuyé sur trois éditions celle du « The Arden
Shakespeare » principalement avec l’introduction et les notes de K. Muir
(Methuen, 1962) ; celle du New Penguin (introduction et commentaires
de G.K. Hunter, Penguin Books, 1967) et celle du New Swan Shakes
peare (introduction et notes de B. Lott, Longman, 1965). Les citations
sont celles des traductions de Pierre-Jean Jouve, Club français du livre et
d’Yves Bonnefoy, Mercure de France et Folio — avec une préface pour
cette dernière édition, 1983. Nous avons selon le cas choisi l’une ou l’autre
de ces traductions.
1. G. Wilson Knight, Macbeth and the metaphysic of evil in The
Wheel of fire, Methuen, 1949.
202 ANDRÉ GREEN
1. Hunter fait remarquer que c’est après la bataille contre les traîtres
que Duncan qui a récompensé Macbeth, décide de sa succession en
nommant Malcolm son héritier et en le faisant prince de Cumberland (I,
4, 37-40).
208 ANDRE GREEN
1. Gail Grayson, a exploité cette veine, tentant de lui faire rendre tout
ce qu’elle pouvait, en lui appliquant le concept kleinien d’identification
projective. Elle comprend alors la relation de Lady Macbeth et de son
mari comme celle de la mère et de son enfant. Ici la mère projetterait dans
l’enfant, sa féminité, sa faiblesse ainsi que ses parties destructrices clivées
pour soutenir son omnipotence destructrice (Rosenfeld). L’auteur de cet
essai échappe encore moins que d’habitude aux critiques faites aux essais
psychanalytiques. Ceci n’est pas dû à ses qualités propres qui sont moins
en cause que ses références. La théorie kleinienne, présente par rapport à
celle de Freud, des possibilités de schématisation encore plus accentuées.
Le psychisme y fonctionne comme une mécanique, ce qui ne rend pas
justice à la fécondité de l’approche freudienne soucieuse de respecter la
complexité. Ajoutons à cela qu’un certain moralisme — plus marqué chez
les kleiniens que chez les freudiens — laisse deviner un puritanisme qui
justifie la sous-évaluation de la sexualité, largement dominée par la
destructivité. On regrette le peu de cas fait de la littérature critique
existante et les œillères des auteurs kleiniens. La conclusion ne laisse pas
de surprendre. « La supposition sous-jacente à cet article est que Shakes
peare et Mélanie Klein décrivent tous les deux, chacun à sa manière, les
mêmes phénomènes psychologiques » (italiques de l’auteur). Lorsqu’on
lit des phrases comme celles-ci : « Macbeth ne peut plus être utilisé
comme contenant des parties non acceptées de celle-ci (Lady Macbeth) et
sa structure rigide de défense s’effondre complètement », on se demande
pourquoi faire tant d’efforts et se donner tant de mal à comprendre ?
Rendons cette justice aux auteurs kleiniens qu’ils sont moins responsables
de ce qui leur est ici reproché, que de l’usage qu’on fait des notions qu’ils
ont développées et dont l’utilité est certaine — maniée avec quelque sens
de la nuance. Il est remarquable que ces critiques ne concernent pas que
les kleiniens, elles sont applicables à tous les groupes militants. Cette
langue de bois surprend quand on apprend que l’auteur est « lecturer » en
philosophie. « Fair is foul and foul is fair : perversion and projective
MACBETH : ENGENDREMENT ET DERACINEMENT 209
Génération et causalité
Enfance
Le thème de l’engendrement prolongé par celui de l’allaitement
(et du sevrage) ne sont que les introducteurs d’une question plus
vaste — car avec eux s’ouvre le grand chapitre de l’enfance2 dont
l’œuvre ne cesse de parler directement et métaphoriquement. De
l’enfance de Macbeth il est question directement. Nous avons
entendu Lady Macbeth faire allusion à sa nature trop tendre.
Aussi le grondera-t-elle comme un marmot lorsqu’elle le verra en
proie à ses terreurs après le crime.
roi à ses sujets. Si le roi-père est le géniteur, tuer le père c’est tuer
la semence qu’il porte et c’est donc tenter d’assassiner l’enfant
potentiel — qui est la menace majeure pour Macbeth. La poésie
est ici capable de pousser cette métaphore courante, ordinaire,
jusqu’à un point de complexité insoupçonné. Macbeth en tuant les
pères (Duncan — Banquo) reçoit d’eux en retour — sous forme de
remords — l’insémination de son esprit. Son esprit enfante des
visions, les hallucinations. Celles-ci sont d’ailleurs antérieures à
l’acte meurtrier, elles le précèdent dès que celui-ci est « conçu ».
D’hallucinations de désir (le poignard) avant l’acte, elles
deviennent des hallucinations de remords (celles du Banquet).
Mais toutes sont manifestement envoyées par les Sorcières qui se
jouent de son âme, en y semant la pensée du mal. Si bien qu’en fin
de compte le meurtre ou la pensée de celui-ci — comme acte
originaire — devient l’équivalent d’une conception, au sens
sexuel. Soit encore d’un coït, fécondation criminelle et mons
trueuse, qui prendra la forme des hallucinations — enfantées par
l’esprit.
Ici d’autres implications deviennent explicites : il y a mise en
relation entre acte de conception et naissance, principe de succes
sion entre père-géniteur et fils-héritier et, du point de vue de la
logique rationnelle relation entre cause et conséquence, action et
effet. La conception est bien le terme approprié pour désigner à la
fois la sexualité reproductrice et la création mentale. Ne craignons
pas d’élargir la perspective et appliquons ces remarques au
théâtre : entre création poétique et reproduction par la représen
tation théâtrale se répète le même rapport qu’entre conception et
enfantement.
« Dire Macbeth c’est l’ambition, c’est ne dire rien. Macbeth
c’est la faim. Quelle faim ? La faim du monstre toujours possible
dans l’homme. Certaines âmes ont des dents, n’éveillez pas leur
faim. Mordre à la pomme cela est redoutable1. » Ces lignes ne
sont pas d’un disciple inspiré de Freud, elles ont été écrites en 1864
(Freud avait alors 8 ans) par Victor Hugo. Il poursuit « Gruok
(nom de Lady Macbeth dans la légende) l’achève, c’est fini,
Macbeth n’est plus qu’une énergie inconsciente se ruant farouche
vers le mal, nulle notion du droit désormais, l’appétit est tout ».
Ce thème oral — qui prophétise non seulement Freud mais
Mélanie Klein — il suffit d’une complicité entre poètes et d’une
certaine liberté d’esprit pour le reconnaître.
1. Victor Hugo, William Shakespeare, Mercure de France, p. 191.
MACBETH : ENGENDREMENT ET DERACINEMENT 217
Elle s’étonne somme toute que la prise du rapt ne soit pas cause
d’une jouissance insouciante.
Toujours, Macbeth est obsédé par l’idée que la décision d’agir,
d’en finir, même si elle implique le crime et surtout en ce cas, ne
réussisse à mettre un terme à quoi que ce soit.
« Si c’était la fin, quand c’est fait, bien, il n’y aurait
Qu’à faire vite ! Si l’assassinat
Pouvait prendre au filet ses conséquences
Et piéger le succès avec la victime,
Si un seul coup pouvait tout trancher, tout clore
Ici, au moins ici, en ce gué de la vie mortelle ?
Alors nous risquerions notre vie future /3 (I, 7, 1-7).
1. The Arden Shakespeare Introduction, p. XXV. Hugo fait le même
rapprochement.
2. « Nought’s had, all’s spent,
Where our desire is got without content :
T is safer to be that which we destroy,
Than by destruction dwell in doubtful joy. »
3. « If it were done when tis done, then’ twere well
It were done quickly ; if th’ assassination
Could trammel up the consequence, and catch
With his surcease success ; that but this blow
Might be the be-all and the end-all here,
MACBETH : ENGENDREMENT ET DERACINEMENT 219
Le Mal
Jocaste et Lady Macbeth tiennent le même discours à Œdipe
comme à Macbeth. La première s’efforce de dissiper les craintes
de son époux et évoque l’inceste en rêve, la seconde veut mettre
1. « What need we fear who knows it, when none can call our power to
account. »
2. « These deeds mus not be thought
After these ways ; so, it will make us mad. »
MACBETH : ENGENDREMENT ET DERACINEMENT 221
guérir. Ici c’est le désordre de l’âme qui est mis en scène. Blessures
de guerre, maladies des pauvres, mal de l’âme, telles sont les trois
occurrences dont la médecine doit s’occuper. Macbeth s’étonnera
de ce que le médecin de la reine ne puisse
« Extirper le chagrin de la mémoire,
Effacer ce qu’écrit la démence sur le cerveau,
Et grâce à quelque bon antidote dispensateur d’oubli
Purger le sein gonflé de cette dangereuse surcharge
Qui pèse sur le cœur »1 (V, 3, 40-44).
1. « There’s no art
To find the mind’s construction in the face :
He was a gentleman on whom I built
An absolute trust. »
2. « I must report they were
As cannons overcharged whith double crackes ; »
3. « From Fife, great king. »
4. « Till that Bellona’s bridegromm. »
MACBETH : ENGENDREMENT ET DERACINEMENT 225
Les sœurs
Ce sont bien entendu les Sœurs Fatales, les Sœurs du Destin qui
portent cette symbolique à son point de plus haute efficacité. Elles
sont les grandes jouisseuses du tohu-bohu, du chaos où tout se
vaut, bien ou mal, victoire ou défaite, homme ou bête. « Fair is
foul and foul is fair » est dans sa concision et son pouvoir suggestif
intraduisible « L’immonde est beau, le beau est immonde » (I, 1,
10) propose Y. Bonnefoy affaiblissant les connotations morales.
La phrase veut en fait suggérer que ce qui est honnête est fourbe et
ce qui est fourbe honnête. Tout un ensemble de résonances
entoure chacun des deux termes. « Fair » conduit à beau certes,
mais aussi clair (blond), net, pur, juste, équitable, honnête, loyal,
courtois. « Foui » s’associe à infect, nauséabond, empesté,
immonde, impur, obscène, noir, infame, crapuleux, déloyal, mal
veillant, abominable, méchant, illicite, illégal, irrégulier. L’équi
valence de ces termes opposés suggère l’oxymoron, mais bien
au-delà encore la coexistence de ces contraires que sont le bien et
le mal. Nous inviterons à interpréter cette confusion comme celle
des valeurs de la lumière et des ténèbres ou, plus psychanalytique
ment, de la sexualité génitale à celles de la sexualité anale. La
tonalité anale des sorcières est plus que patente. Les « vents »
dont elles se font mutuellement cadeau sont sans doute des
émanations de leurs entrailles. Leur brouet est fait de tripes
pourries et d’autres ingrédients répugnants sur lesquels nous
reviendrons.
Fair is foul and foul is fair. En peu de mots bien des choses sont
évoquées, qui défient le développement philosophique. Que
peut-on dire ici sinon que de l’indistinction entre le bien et le mal,
c’est le mal qui sort vainqueur parce qu’il repose sur cette confu
sion ; que les apparences trompent ; que les mots ont double
sens... Il y a mieux à remarquer : la première parole de Macbeth
est celle-ci :
« Pire temps, plus beau jour, je n’en ai pas vus » (I, 3).
sûrement pas mieux que lui1, tant cette traduction réussit à donner
une équivalence poétique de l’original. Mais ici quelque chose se
perd d’inappréciable, Macbeth dit en fait :
« So foul and fair a day I have not seen » (I, 3, 38).
suggère fortement que les sorcières ont déjà réussi avant même que
Macbeth soit présent sur la scène à s’emparer de son esprit en lui
dictant leurs propres paroles au détail près de l’inversion dans
l’ordre des termes énoncés.
Fair is foul and foul is fair
et
So foul and fair / a day I have not seen
La concoction se poursuit.
« Écaille de dragon, dent de loup,
Poudre de momie de sorcière,
Mâchoire et profonde goule
De vorace requin des mers ;
Ciguë de nuit déterrée,
Foie de Juif qui a blasphémé.
Bile de chèvre, repousses d’if
Brisées par éclipse de lune,
Nez de Turc, lèvres de Tartare,
Doigt de bébé qu’étrangla
Dans la fosse où elle accoucha
Quelque pute, c’est ce qui fait
Epais et gluant le brouet :
A quoi nous ajouterons
Juste un peu d’entrailles de tigre
Pour épicer le bouillon. »2 (IV, 1, 22-34)
1. « Fillet of a fenny snake,
In the cauldron boil and bake ;
Eye of newt, and toe of frog,
Adder’s fork, and blind-worm’s sting,
Lizard’s leg, and howlet’s wing. »
2. Voir page suivante.
MACBETH : ENGENDREMENT ET DERACINEMENT 229
1. « What is this,
That rises like the issue of a king ;
And wears upon his baby-brow the round
And top of sovereignity? »
232 ANDRÉ GREEN
1. Le thème est dit impérial par Shakespeare parce que Jacques Ier
était roi d’Angleterre, d’Ecosse et d’Irlande, donc d’un empire.
2. « My thought, whose murder yet is but fantastical,
Shakes so my single state of man, that function
Is smoothered in surmise, and nothing is,
But what is not. »
238 ANDRE GREEN
Quelle est l’hydre à laquelle il est fait allusion ici ? Nul doute : il
ne peut s’agir que de la paternité dont le sexe est la source.
Duncan est mort mais Banquo — la souche promise à l’avenir de la
royauté — vit encore. L’art de Shakespeare est si fort qu’il est
capable de nous présenter la génération comme une bête mons
trueuse et la haine comme un sentiment qui inspire la compassion
(« notre pauvre haine ») tant est misérable l’homme stérile,
envieux de la génération des autres.
Après l’effondrement du banquet, une fois les invités partis,
Macbeth, encore sous la terreur, s’adresse à son épouse, parlant
du spectre.
« C’est du sang qu’il demande ! Ne dit-on pas
Que le sang appelle le sang? »12 (III, 4, 122).
Le tournant et la bascule
1. « Yet who would have thought the old man to have so much blood
in him ? »
244 ANDRÉ GREEN
pas de ces allusions sexuelles trop explicites. Et il est vrai que Lady
Macbeth paraît ici donner des ordres à un gamin renâclant à obéir
plus qu’elle n’invite un époux à la rejoindre pour une rencontre
charnelle. Cependant le contexte de la scène, l’image du frotte
ment des mains permet de penser que l’intuition shakespearienne
a bien entrevu la signification sexuelle du remords. Qu’il s’agisse
d’un crime ne change rien à l’affaire — si l’on tient compte
justement de ce que la névrose obsessionnelle implique une
régression de la sexualité au sadisme. On me dira que c’est
beaucoup prêter à Shakespeare. Sans doute beaucoup plus qu’à
ces philologues qui épluchent son texte de manière... obses
sionnelle. Shakespeare nous donne tant d’exemples de sa pénétra
tion psychologique, de son sens de l’inconscient !
A Macbeth on avait dit de craindre Macduff, pas de tuer sa
dame et ses petits. Au double sens des mots lancés par les Sœurs,
s’ajoutent les désirs propres de celui qui sollicite leur aide et
entend leurs paroles selon les pensées qui l’habitent. A l’annonce
de la mort de la reine, Macbeth a cette phrase surprenante :
« Elle aurait dû mourir en un autre temps »1 (V, 5, 0).
Le sommeil :
« Second service de la puissante Nature
Grand nourricier de la fête de la vie »1 (II, 2, 35-36).
Le destinataire de l’œuvre
L’ILLUSOIR
OU LA DAME EN JEU
(1971)
1. Cf. les pages que J.-L. Backès consacre à La Dame de Pique dans
son Pouchkine, éd. du Seuil, p. 111-115.
2. Cf. Lalande, Dictionnaire philosophique, PUF, article « Illu
sion ».
l’illusoir ou la dame en jeu 259
ambiguïté dans un dialogue entre Tomski et Lise après que celui-ci eut
parlé à la Comtesse de lui présenter un de ses amis officiers. La suivante
paraît espérer que le nouveau venu soit celui qui la poursuit de ses
assiduités. Occasion pour Pouchkine de marivauder, mais aussi manière
indirecte de nous faire comprendre que les destinées de Tomski et de
Hermann ne se croisent qu’au moment du récit du secret pour diverger
ensuite définitivement.
1. Pouchkine marque avec une grande insistance ce chiffre. Les
soixante ans reviennent plusieurs fois dans le texte pages 503 et 519. Les
deux premières fois, la mention concerne la féminité : la première pour
désigner la toilette féminine, la Comtesse continuant à s’habiller comme il
y a soixante ans, la deuxième pour faire allusion à une aventure galante de
celle-ci. La troisième a trait à l’âge d’un adversaire au jeu.
2. De quel Philippe d’Orléans s’agit-il ? Du futur Philippe-Égalité qui
prend le titre en 1785. Il n’aurait que 23 ans à la date du séjour de la Vénus
moscovite à Paris, en 1770. Le partenaire de celle-ci serait plus probable
ment le 4e duc d’Orléans, père du précédent (1725-1785).(Remarque du
Dr Michel Gourevitch.)
l’illusoir ou la dame en jeu 263
Simultanément :
— au dernier coup, l’As perdant est entre deux dames en jeu.
Nous sommes ici au cœur du problème. En somme, victime de son
inconscient Hermann, irrestiblement attiré par la Dame de Pique,
a placé sa mise sur elle, croyant avoir misé sur l’As. Et c’est la
dame du banquier qui a remporté la dernière mise retirant à
Hermann tous ses gains précédents, ruinant ses espoirs.
Les séries
Le trois, le sept, l’as représentent donc la série mythique,
illusoire, qui n’est réalisée par aucun joueur.
Deux de ses premiers termes apparaissent dans le texte avant
que le secret des cartes ne soit dévoilé, au moment où Hermann,
après avoir exprimé le fantasme de devenir l’amant de la
Comtesse, y renonce, rebuté par la difficulté de la tâche, décidant
de ne compter que sur lui-même : « Économie, tempérance et
travail, voilà mes trois cartes gagnantes. Voilà avec quoi je
triplerai, je septuplerai mon capital » (508). On voit que le trois et le
sept sont non seulement des cartes gagnantes, mais qu’elles
indiquent la multiplication qu’elles vont accomplir (tripler, septu
pler) dans le fantasme. Et l’As ? Tout tient ici à un décalage temporel
1 9 3 3 47 000 H. gagne
47 000
possède
94 000
Le dévoilement
La clôture
C’est lorsque tout est dit qu’un récit, au moment où nous en
prenons congé, nous laisse sur une dernière question. La conclu
sion de la Dame de Pique, après avoir envoyé Hermann à sa
destination psychiatrique, en une phrase, fait mention de deux
autres personnages. Lizaveta qui termine placidement ses jours en
épousant le fils de l’ancien intendant de la Comtesse1 et s’entoure,
tout comme la Comtesse, d’une pupille. « Tomski est passé
capitaine et se marie avec la princesse Pauline » (525). Donc une
folie et deux mariages « normaux ». La folie d’Hermann, ce sont
ses épousailles avec la Comtesse (le fiancé de minuit). En quoi
nous importe le sort de Tomski ? Certes, il occupe dans le récit la
place du nœud où les fils s’entrecroisent : le fil du jeu, celui des
compagnons officiers d’Hermann, celui de Lizaveta (à qui il fait un
brin de cour pour faire enrager Pauline), celui de la Comtesse
(dont il est le petit-fils) et enfin le fil direct de l’amitié qui le relie à
Hermann. Tomski est le rejeton bien-né de la comtesse : riche,
heureux en amour, voué à une carrière militaire prometteuse.
Protégé sans doute par une bienveillance secrète. Est-ce là la
justification du privilège que Pouchkine lui accorde de clore la
nouvelle? Tomski, personnage secondaire, n’est promu à cette
dignité que parce que face à Hermann le héros malheureux, mais
héros tout de même, il est, lui, le héraut du récit. C’est lui qui
conte l’étrange histoire, c’est lui qui usant du pouvoir du conte
entraîne Hermann hors de l’orbite du spectateur dans laquelle il
prétendait se tenir2. Le vrai pouvoir, ce n’est donc en fin de
compte pas celui que procure la richesse, c’est celui que confère le
récit, levain de fantasmes qui n’attendent que lui pour s’épanouir
en une floraison vénéneuse.
Dans son Journal, le 7 avril 1834, Pouchkine écrit : « Ma Dame
de Pique est fort à la mode. Les joueurs pontent sur le trois, le sept
et l’as. » Sait-on jamais ? Ce diable de Pouchkine est capable de
tout. A la Cour on a trouvé une ressemblance entre la vieille
comtesse et Nathalie Petrovna et on ne paraît pas s’en fâcher »
(III, 500). Il s’agit de la comtesse Golytsina, surnommée la
Princesse Moustache.
« Intertextualité »
Généalogie et autobiographie
nibal, la première ayant été répudiée, est une Allemande qui lui
donne onze enfants et l’appelle « noir tiaple » (III, 550). L’un
d’entre eux (Ossip) épouse Marie Alexeevna Pouchkina. « Ce
mariage fut aussi malheureux » (III, 550). Le grand-père africain,
après avoir présenté un faux certificat de décès de sa première
femme se remarie. Une enfant est née de cette union, Nadejda
Ossipovna Hannibal, mère de Pouchkine, qui épousera son cousin
germain : Serge Lvovitch Pouchkine. Dans cette inquiétante et
prestigieuse galerie d’ancêtres, les hommes ont la tête près du
bonnet et le tempérament chaud. Le Nom du père se retrouve
dans les deux lignées paternelle et maternelle, mais le lustre se
trouve du côté de la lignée maternelle bien que celle-ci fût plus
récente1. Pour l’imagination de Pouchkine, quelle matière pro
metteuse ! Cette légende familiale sera transmise par la grand-
mère Marie Alexeevna auprès de laquelle le jeune Alexandre
trouvera l’affection que sa mère lui refuse. Elle préférait manifes
tement son frère plus jeune, le vif Léon, à l’enfant balourd et
passif qu’il était, l’humiliant publiquement et ne lui adressant pas
la parole pour des futilités. S’il trouve cette chaleur auprès de
Marie Alexeevna détentrice de la légende familiale, c’est par sa
nourrice Arina Rodionovna qu’il est introduit au monde des
contes populaires. Elle sera son initiatrice aux charmes du récit.
Un couple grand-mère gouvernante supplée à l’inaffectivité capri
cieuse de la mère aussi changeante et tyrannique avec ses gens que
la vieille comtesse l’était avec Lizaveta.
Mères et filles
bal aurait séjourné à Paris vers 1720 et aurait été fêté par le Régent, duc
d’Orléans, grand-père de celui qui fut le compagnon de jeu de la
Comtesse. (Cette dernière remarque est du Dr Michel Gourevitch.)
1. La lignée paternelle remonterait à Alexandre Nevski. Pouchkine
dans Boris Godounov met en scène le peu reluisant Gavrila Pouchkine
(renégat qui se range du côté du faux Dimitri).
l’illusoir ou la dame en jeu 281
Pouchkine avec une acuité devant laquelle tout recul est impos
sible. Souterrainement, la peur de l’infidélité le travaille. L’idée
lancinante du cocuage alterne avec la préoccupation d’une nou
velle maternité1. Mais de quelle couleur sera l’enfant2?3Quand* à
lui, le sang brun qui coule dans ses veines, il l’a hérité de sa mère
surnommée la « Belle Créole ». Cette marque de sa complexion,
relayée par celles laissées par le désamour maternel, ne sont-elles
pas pour quelque chose dans le choix de la Dame de Pique, dont
l’épigraphe dit qu’elle signifie malveillance secrète?
Il ne paraît pas douteux que la question principale de la curiosité
sexuelle infantile relative à la naissance des enfants a dû se poser à
Pouchkine d’une façon obsédante. Ses biographes nous
apprennent que le petit Sacha était d’une curiosité inlassable
surtout en ce qui concerne les conversations entre grandes per
sonnes. Celle-ci redouble encore autour d’un oncle, Basile, poète
d’occasion et grand viveur qui traite des sujets légers dans ses
œuvres (T. 38-9). Pouchkine a tout lu, très tôt. Très tôt, il est
attiré par Y odor di femmina, comme Mozart. Le fait qu’il ait eu à
faire jouer précocement la dichotomie entre l’image lointaine,
indifférente, frivole de sa mère et l’image aimante et attentionnée
des deux femmes âgées (Marie Alexeevna et Arina Rodionovna
qui avait aussi élevé la mère de Pouchkine) a fort probablement
opéré un clivage assez radical entre tendresse et sensualité, cette
dernière se réfugiant dans l’auto-érotisme. L’auto-érotisme était
sans doute l’objet d’une culpabilité renforcée par les humiliations
et les punitions de la mère5. Mais le rejet maternel a fait de cet
toi que ma femme a failli mourir ces jours-ci. Cet hiver est
terriblement riche en bals. » (Lettre n° 355, à son confident
Nachtchokine, III, 495). C’est l’heure où le succès de Nathalie est
à son apogée. La princesse Golytsina avait l’oreille du tsar Nico
las, mais les yeux de celui-ci se tournaient plutôt du côté de
Nathalie1. Le rival d’aujourd’hui, est en position paternelle, s’il en
fut. Il fait surveiller étroitement par la police cet esprit quelque
peu porté à l’agitation et trop facilement enclin à faire l’éloge des
révoltés. Mais plus loin, beaucoup plus loin dans son histoire, un
autre Nicolas a marqué de son éphémère passage l’enfance de
Pouchkine.
On a retrouvé dans les carnets du poète cette brève indication
datant de ses sept ans : « Mort de Nicolas. Premier amour. »
Nicolas est un frère d’Alexandre de deux ans plus jeune, mort à
cinq ans de maladie. « Comme le petit Alexandre se penchait
au-dessus de son lit, Nicolas eut la force pour l’amuser de lui tirer
la langue. Puis il mourut. C’est tout ce que l’on sait de l’événe
ment » (T. 27). Tirer la langue au fond du berceau et mourir —
cligner de l’œil au fond du cercueil une fois morte, ce rapproche
ment hypothétique prend alors un relief saisissant. Dans un des
divers dessins « sataniques » de Pouchkine, il accompagne son
autoportrait d’une figure de Diable lui tirant la langue (I, 498).
La coïncidence de cette mort avec ce premier amour est en tout
cas singulière. Tout porte à croire que cette disparition a été vécue
à la fois comme un triomphe de l’omnipotence des souhaits de
mort et qu’elle a permis une libération libidinale qui a effectué le
premier déplacement hors de la sphère familiale. Sans doute sa
mère ne lui appartiendra-t-elle pas davantage, mais au moins ne
sera-t-elle pas à un autre. Au substitut de la mère, il fera de
nombreux enfants. En six ans de mariage Nathalie aura été grosse
Notes après-coup
47 40
47 80
__ 1 160
94 —
94 280
— 2 60
et ailleurs 120
188 240
188 —
420
376
67
67
134
268 134
268
536
LE DOUBLE DOUBLE :
CECI ET CELA
(1980)
son héros. Mais ces rapports doivent être lus. Ils ne sont pas
directement représentés. Lorsque l’intrigue met directement en
lumière le thème du Double c’est un peu l’écriture comme système
général de représentation, qui se représente dans la singularité du
thème de la duplication.
Le thème du Double est, on le sait, permanent en mythologie
comme en littérature ; Sosie avant d’être un nom commun fut un
nom propre. Il eut sa grande période, celle-là même où Dostoïev
ski écrit, mais celle-ci s’est prolongée bien au-delà avec d’autres
buts, comme chez Henry James et de nos jours chez les auteurs de
science-fiction. Rank, dans un livre devenu classique \ a dressé un
inventaire et proposé une interprétation psychanalytique qui le
rattache au narcissime, à la relation du Moi à la mort. Mais, en le
lisant, on se rend compte que cette interprétation générale nous
laisse sur notre faim quant aux différences. Le Double de Dos
toïevski, même s’il est compatible avec cette interprétation, doit
être abordé dans sa spécificité.
*
Le Double est double. Tel est son statut. Il n’est pas seulement
le Double de Goliadkine, il est un être foncièrement double. Au
sens où l’on parle d’un double-face, de la duplicité toujours
péjorative mais toujours négatrice de l’inconscient. Toute cette
façade sociale qui sait s’attirer les faveurs des gens bien placés
pour parvenir à ses buts, toute cette fausseté a raison du « vrai »
Goliadkine. Mais c’est que le vrai Goliadkine n’est pas si vrai
puisqu’il méconnaît son vrai désir qui est de faire triompher son
rival. C’est bien à cela que parvient le Double. S’il tire quelques
bénéfices de la situation, c’est néanmoins Vladimir Siémionovitch
qui épousera Clara et non lui. Quant à lui, sa jouissance, il ne la
tire que de la déconfiture totale de Goliadkine aîné. Le triomphe
sadique se réjouit de l’accomplissement du désir masochiste.
308 ANDRÉ GREEN
LA RÉSERVE DE L’INCRÉABLE
(1982)
L’INCRÉABLE
« Incréable » n’est pas français. La réflexion sur le processus de
création envisagé selon la perspective psychanalytique m’a
contraint à forger ce néologisme, dont le sens est, je crois, clair.
Faut-il que je justifie cette création lexicale en commençant par
préciser ce que nous offre le vocabulaire ? « Incréé » désigne ce
qui existe sans avoir été créé. Le lexique témoigne d’une certaine
idéologie à défaut d’une logique sans faille car il est évident qu’un
mythe d’origine, par le mot d’incréé, se dessine en filigrane. Si
tout ce qui existe, est créé, il faut qu’un créateur soit sans avoir été
lui-même créé. Dieu peut-il être absent du fantasme de tout
créateur, tout artiste se voulant le père de ses œuvres et le fils de
personne? Voilà une variante du roman familial qui porte la
marque de la négation de la scène primitive dont tout existant
humain est né.
Dans ces conditions, pour Dieu — créateur incréé — rien n’est
en droit, incréable. Je soutiendrai ici la position contraire : il y a
de l’incréable, parce que la création ne saurait franchir certaines
limites, à savoir accomplir un certain type de transgression sans
compromettre définitivement la créativité c’est-à-dire le pouvoir
créateur du sujet. Ce point est celui-là même où son statut de
sujet, c’est-à-dire d’être séparé, est ancré dans le corps de sa
créatrice : la mère. C’est l’incréable parce que cette réserve est la
propriété d'un autre, ou d’une autre qui ne détient ce pouvoir à
314 ANDRE GREEN
son tour que par les facultés créatrices de tiers, eux-mêmes créés
ad infinitum.
Toute œuvre suppose le couple créateur-créature unis par le
processus de création. Ceci m’amènera à revenir à nouveau sur
l’origine de la création, la créativité et la fin de la création
c’est-à-dire son but et son terme.
Envisagées sous l’angle de la psychanalyse, ces questions
débouchent sur les rapports du corps et de l’être. Cette dernière
catégorie n’existe pas dans l’inventaire des concepts freudiens. Il
faudra attendre Lacan et Winnicott pour la voir introduite dans le
vocabulaire psychanalytique, encore que ces deux auteurs la
théorisent fort différemment, le premier sous les auspices du
langage, le second comme don maternel. Le concept tardivement
introduit par Lacan de langue maternelle, autrement dite
« lalangue », s’est efforcé de parer à certaines insuffisances de la
théorie lacanienne selon laquelle l’inconscient serait structuré
comme un langage. Il faut préciser ici que ce qui paraît refléter un
retour en force de la philosophie — l’existentielle — est tout à fait
relatif en ce que la pensée de Freud, dont Lacan et Winnicott se
réclament, lui est antinomique. Il y a donc nécessité de clarifier
une source possible de malentendu.
est en train de lire, mais celle-ci même — dont on sait (ici Fauteur,
le narrateur et Proust lui-même ne font plus qu’un) qu’il n’aura
pas le temps de l’accomplir, parce qu’il ne lui reste que peu de
jours à vivre. Proust fait comme si la Recherche n’était que Jean
Santeuil ; un autre livre, en germe, hante sa pensée qui rend celle
qu’on lit mort-née. Il nous parle déjà d’une voix d’outre-tombe,
comme un fantôme qui de l’au-delà gémirait de n’avoir pas
accompli le projet de sa vie, sa seule raison d’être. Le combat
contre la mort qu’il mène alors coïncide avec l’effacement rétro
spectif de l’œuvre qu’il a accomplie et qu’il est prêt de terminer. Sa
vie s’achève, annulant l’achèvement de son œuvre.
Ce blanchissement après coup des pages noircies que quelque
« corrector » aurait le pouvoir de rendre à nouveau immaculées,
efface du même coup notre relation avec le narrateur. Lecteur
nous avions cru trouver notre auteur. Voici qu’il nous dit que ce
fut une illusion « puisque rien n’était commencé ». Il nous laissera
dans l’obligation de voir que nous nous sommes nourris de vent et
laissera notre faim sans aucun espoir d’être apaisée. Il n’a rien
écrit, nous voilà quittes à penser que nous n’avons rien lu. Nous
sommes là devant la situation, bien connue en psychanalyse, du
clivage psychique. Car l’œuvre existe, nous l’avons lue, et pour
tant nous devons aussi admettre, puisqu’il faut en croire son
auteur, qu’elle n’existe pas. Comme si cette œuvre était incréée, et
nous allons le voir, incréable, la mort pressant le pas, sur les talons
du créateur.
Ce statut de l’œuvre est attesté quelques pages avant :
« Ainsi, j’étais déjà arrivé à cette conclusion que nous ne
sommes jamais libres devant l’œuvre d’art, que nous ne la faisons
pas à notre gré, mais que, préexistant à nous, nous devons, à la
fois parce qu’elle est nécessaire et cachée, et comme nous ferions
pour une loi de la nature, la découvrir. Mais cette découverte que
l’art pouvait nous faire faire n’était-elle pas, au fond, celle de ce
qui devrait nous être le plus précieux, et qui nous reste d’habitude
à jamais inconnu, notre vraie vie, la réalité telle que nous l’avons
sentie et qui diffère tellement de ce que nous croyons, que nous
sommes remplis d’un tel bonheur quand un hasard nous apporte le
souvenir véritable1 ? »
Ici Proust, dans les lignes qui vont suivre, va faire allusion à
Le noyau maternel
La création artistique
Le corps de la Recherche
L’échec de l’art
L’oubli et le père
qu’ils torturent encore, mais en qui ils finiront par périr, quand le
désir d’un corps vivant ne les entretiendra plus1. »
C’est la perception du duc de Guermantes se dressant en se
levant de son fauteuil, dépliant sa silhouette de quatre-vingt-trois
ans, qui rappelle sans doute au narrateur que son mal ne le laissera
pas vivre aussi longtemps et induit la phrase finale de l’œuvre :
« Du moins si elle [la force] m’était laissée assez longtemps pour
accomplir mon œuvre, ne manquerais-je pas d’abord d’y décrire
les hommes (cela dût-il les faire ressembler à des êtres mons
trueux) comme occupant une place considérable, à côté de celle si
restreinte qui leur est réservée dans l’espace, une place au
contraire prolongée sans mesure — puisqu’ils touchent simultané
ment comme des géants plongés dans les années, à des époques si
distantes, entre lesquelles tant de jours sont venus se placer —
dans le Temps2. »
La figure historique d’un Père se lève de toute sa hauteur, le
père du côté de Guermantes, le féodal auquel le narrateur doit
déférence. L’Histoire est la mémoire d’une nation s’incarnant en
des hommes, nimbant leur visage, comme la mémoire agrandit
l’image de celui qui fut notre père jusqu’au jour où il tombe dans le
piège que lui tend l’enfant, entraîné ainsi malgré lui dans sa chute.
Les « forces » manquent à Proust et il sait bien pourquoi. « Ah !
si j’avais encore les forces qui étaient intactes encore dans la soirée
que j’avais alors évoquée en apercevant François le Champí !
C’était de cette soirée où ma mère avait abdiqué que datait, avec
la mort lente de ma grand-mère, le déclin de ma volonté, de ma
santé. Tout s’était décidé au moment où ne pouvant plus suppor
ter d’attendre au lendemain pour poser mes lèvres sur le visage de
ma mère, j’avais pris ma résolution, j’avais sauté du lit et étais allé
en chemise de nuit, m’installer à la fenêtre par où entrait le clair de
lune, jusqu’à ce que j’eusse entendu partir M. Swann. Mes parents
l’avaient accompagné ; j’avais entendu la porte du jardin s’ouvrir,
sonner, se refermer3... »
L’idée est ambiguë et la mémoire déformée. Car Proust se
contredit : le déclin de sa volonté c’est l’incapacité d’attendre,
mais c’est la résolution qui le pousse à agir, à tenter le coup de
La mort et la mère
du désir d’éviter une faute, il ne conçut plus que l’avantage de soigner une
maladie » (Loc. cit., p. 210). Proust ne parle ici que des bénéfices
secondaires de sa névrose, le bénéfice primaire du rituel du coucher est le
déplacement sur le baiser