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Annales Histoire) Sciences Sociales

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58° année - nO 1 janvier-février 2003

ÉDITIONS DE L'ÉCOLE
DES HAUTES ÉTUDES
EN SCIENCES SOCIALES

Diffusion
ARMAND COLIN

...

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Centaures de la pampa
Le gaucho, entre I'histoire et le mythe

Raúl O. Fradkin

Au début du xx· siecle, le gaucho fut élevé au tout premier rang des symboles du
panthéon national argentino C'était lui faire subir une véritable mutation: de figure
délictueuse, il devenait un archétype. Cette métamorphose, comme sa rapide et
profonde consécration dan s I'imaginaire social, fut le fruit d'un processus socio­
culture! complexe, aux voies multiples et ponctué d'étapes nombreuses, a travers
lesquelles la société argentine tenta de trouver une réponse a la question de ses
origines. Pour ce!a, fut convoqué un mythe littéraire qui offrait un modele exem­
plaire de conduite a une société en proie a de profondes et brutales transformations.
Dans cette perspective, il faut reconnaltre une homologie fonctionnelle entre
les systemes éducatifs et les moyens de communication modernes, d'un coté, et les
récits mythiques, de l'autre, qui se traduit par la conversion de certains personnages
historiques en des symboles identitaires et des modeles de conduite 1•
Le matériau qui servit de référence a cette construction fut la littérature dite
«gauchesque », mais, pour qu'une telle opération füt possible, sa perception et
sa valorisation par l'élite culturelle durent etre sensiblement modifiées: née aux
marges du systeme culture! dominant, elle fut progressivement reconnue comme
l'expression par excellence de la tradition nationale. Les spécialistes de ce genre
littéraire s'accordent pour en déterminer la date de naissance: malgré que!ques
précédents coloniaux - les plus anciens remonteraient aux années 1770 -, il aurait
émergé pendant les guerres d'Indépendance. Une premiere étape (entre 1810 et

1 - MIRCEA ELlADE, Mitos, sueños y misterios, Buenos Aires, Compañía General Fabril

Editora, 1961, pp. 28-30.


109

Anno/es HSS,jonvier-février 2003, n° 1, pp. 109-133.


RAÚL O. FRADKIN

1830) enregistre I'invention de quelques-uns des plus durables procédés et I'adap­


tation littéraire de la langue paysanne, dont la figure éminente était Bartolomé
Hidalgo. Pendant les décennies 1830 et 1840, la deuxieme période, il devint un
instrument de la lutte des factions qui déchira la Confédération argentine. La
troisieme (1852-1872) fut une époque de transition, au cours de laquelle s'opéra
une certaine convergence entre la poésie gauchesque et la poésie savante, apres
son adoption par l'élite culturelle qui moralisa et dépolitisa le genre pour le revétir
des habits du « nativisme » ; ses expressions les plus représentatives furent le Fausto
de Estanislao del Campo, en 1866, et le Santos Vega de Hilario Ascasubi, en 1872.
Une quatrieme étape commen<;:a alors, qui se prolongea jusqu'au tournant du
siecle: inaugurée par Los tres gaulhos orientales, de Antonio Lussich, et El gaucho
Martín Fierro, de José Hernández, tous deux de 1872, elle s'épanouit avec la
seconde partie de celui-ci: La vuelta de Martín Fierro, en 1879, OU le processus de
mythologisation est manifeste. Dans le méme temps, une nouvelle forme d'expres­
sion commen<;:a a se diffuser, qui exaltait la figure rebelle du gauLho; les feuilletons
de Eduardo Gutiérrez en sont le meilleur exemple 2• Cette Iittérature ouvrit la voie
a un discours créoliste, dont le sens et les usages étaient eux-mémes multiples 3•
Quelques-uns des plus influents et éminents intellectuels - écrivains de profes­
sion - réaliserent une véritable opération de rachat et de revalorisation du gaucho,
pour faire de cette tradition littéraire le noyau et le fondement de toute la culture
nationale (et de sa Iittérature), elle-méme enchassée dans une conception de la
nation fondée sur la notion de tradition 4 • A ce titre, la réévaluation de la littérature
gauchesque, et tout particulierement du cycle de Martín Fierro, n'est qu'un élé­
ment d'une construction symbolique beaucoup plus vaste qui s'intensifia entre les
années 1860 et 1920, période au cours de laquelle se cristalliserent les systemes
idéologico-symboliques dans les pays du Cóne Suds.
La discussion quant au genre littéraire du Martín Fierro n'est pas indifférente
a ce débat: était-ce un poeme épique ou un roman? Dans le contexte de 1910,
année chargée de symboles s'il en fUt (on commémorait alors le centenaire de
la révolution de Mai, celle de l'indépendance), I'ouvrage offrait de nombreuses
ressources pour mettre en évidence le rapport homologique qui unit mythe et
roman populaire: la lutte du bien contre le mal, I'affrontement du héros et du
scélérat, l'itinéraire qui fait du protagoniste un sage, etc. Comme I'a signalé Roger
Chartier, le sens des ceuvres n'est pas donné une fois pour toutes, mais elles sont
investies de significations plurielles et mobiles, fruit d'une négociation entre la

2 - ANGEL RAMA, Los gauchipolíticos rioplatenses, Buenos Aires, CEAL, 1982; EDUARDO

ROMANO, Sobre poesía popular argentina, Buenos Aires, CEAL, 1983.

3 - Le discours créoliste s'imposa aux autres formes d'expression culturelle et contribua

ala cristallisation de I'image singuliere du paysan et de sa langue. Cf. ADOLFO PRIETO, El

discurso mol/isla en laformación de la Argentina, Buenos Aires, Sudamericana, 1988, p. 18.

4 - CARLOS ALTAMIRANO et BEATRIZ SARLO, Ensayos argentinos. De Sarmiento a la vanguar­

dia, Buenos Aires, Ariel, 1997.

S - JosÉ EMILIO BURUCÚA et FABIÁN CAMPAGNE, « Los países del Cono Sur », in

A. ANINO, L. CASTRO LEIVA et F.-X. GUERRA, De los imperios a las naciones: Iberoamérica,
11 O Saragosse, Iber-Caja, 1994, pp. 349-381.
LE GAUCHO

proposition et sa réception 6 . Si, en 1872, le poeme pouvait etre considéré comme


la dénonciation des conditions de vie des paysans, il n'en était plus de meme en
1910: il évoquait alors un passé révblu, celui des origines, et apparaissait comme
un récit capable de révéler le mystere de la nation elle-meme. Devenu archétype,
le gaucho accédait au rang de véritable représentation collective, celle-la meme qui
allait structurer la perception et l'évaluation de l'histoire nationale.
Pendant la plus grande partie du xxe siecle, le gaucho fut ainsi étudié comme
s'il s'agissait d'un « mythe des origines >,7. Les spécialistes se préoccuperent d'abord
et surtout de I'étymologie du terme, formulant les hypotheses les plus variées:
certains le faisaient dériver du latin, d'autres du portugais, du castillan, du basque
ou de I'arabe - pour les langues du vieux continent -, d'autres enfin du guarani,
du quechua ou de l'araucan - pour celles du Nouveau Monde. D'apres controverses
se déchaí'nerent pour tenter de retrouver son berceau géographique: partie inté­
gran te du « patrimoine nacional» (argentin, uruguayen, brésilien) ou attribué en
propre a une province particuliere (Buenos Aires, Santa Fe ou Entre Ríos, dans
le cas de l'Argentine). Ces discussions, qui donnerent lieu a une production sur­
abondante - mais de qualité fort inégale -, bien qu'elles aient empeché de poser
la question en termes historiques, n'en illustrent pas moins la nécessité face a
laquelle se trouvaient les spécialistes d'alors de dater avec précision et de situer
clairement une origine primitive de ce qu'ils considéraient sans doute comme un
attribut fondamental de la « nationalité ».
Parmi toutes les confusions auxquelles ce débat donna lieu, la plus répandue
tendait a considérer la littérature gauchesque comme le témoignage vivant des
gauchos eux-memes. Nous sommes ainsi parti de deux constatations: la littérature
gauchesque n'est pas une littérature de gauchos mais un genre qui parle de ceux­
ci; l'archétype du gaucho s'est construit a partir du Martín Fierro, création littéraire
qui n'est pas une légende populaire anonyme et dont le héros n'est pas un person­
nage historique. Cependant, I'a:uvre de Hernández en est venue a etre consacrée,
par un inhabituel consensus, en tant que véritable « poeme national » OU s' exprime­
rait « la voix de la race» (voz de fa TaZar. Quelles sont done les voies que cette
construction a empruntées? Et quels roles respectifs eurent la littérature et l'his­
toire dans la formulation ec la propagation de cette configuration mythique ?

Le monde des gauchos, ou la construction mythique

d'un archétype national

Il faut noter avant toute chose qu'il est impossible d'affirmer avec certitude, au
moins jusque dans les années 1860, que le terme gaucho fue celui utilisé par les
paysans pour se désigner eux-memes. Ce probleme renvoie directement a la

6 - ROGER CHARTIER, El mundo como representación, Bareelone, Gedisa, 1992.

7 - MARC BLOCH, Apologie pour I'Histoire ou iylétier d'historien, Paris, Armand Colin, 1949.

8 - MARíA TERESA GRAMUGLIO et BEATRIZ SARLO, Martín Fierro y su crítica (antología),

Buenos Aires, CEAL, 1993, pp. 27-28.


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RAÚl O. FRADKIN

question des sources susceptibles de nous donner a entendre la voix des secteurs
ruraux subalternes. Écartée la possibilité selon laquelle la littérature gauchesque
puisse nous la rendre direectement accessible, il faut confronter celle-ci avec la
documentation disponible. Alors que la plupart des récits de voyageurs étrangers
y font abondamment référence, le terme gaucho apparaít peu dans les autres séries
documentaires, si ce n'est dan s un sens péjoratif: les ruraux préféraient se qualifier
de « paisanos» ou de « fils de la terre » (hijos de la tierra). Il est quasiment impen­
sable que le terme apparaisse dans les sources judiciaires, étant donné la criminali­
sation a laquelle donnait lieu cette figure sociale, qui invitait a éviter I'usage du
terme. De meme, il est pratiquement absent des roles d'habitants (padrones), alors
qu 'il faisait partie de la terminologie utilisée par les autorités qui les comman­
daient 9 . Bien plus, les recherches ont montré, sur la base de cette documentation,
que l' « idéal-type » que dessine la littérature : hommes a cheval, solitaires et erran ts,
ne représentait qu'une proponion réduite de la population rurale 10.
Dans un contexte de pénurie de main-d'reuvre, on assiste, du début du
xvm e siecle jusqu'a la grande vague d'immigration européenne des années 1870,
a un lent et continu processus de peuplement et de colonisation de la pampa aux
dépens des sociétés indigenes. Cette populatíon jeune, ces familles nucléaires de
taille réduite provenant des provinces de l'intérieur étaient attirées par l'acces
facile a la terre ll . Composée de petits cultivateurs et éleveurs, la société agraire
de la pampa était loin de correspondre au lieu commun du gaucho que I'on a
construit. Sauf dans les secteurs de colonisation récente, OU s'établissait la grande
propriété, la forme la plus caractéristique du domaine était un établissement de
taille moyenne qui, autour de I'unité domestique, associait d'autres travailleurs:
esclaves, péons permanents et temporaires, agregados, etc. 12. Telle était la situation
sociale de pan et d'autre du Río de la Plata au début du XIX siecle, alors que la
C

tradition littéraire, forgée au milieu du siecle, considéra cette période comme l'áge
d'or du gaucho. Et cette hétérogénéité socio-économique ne disparut pas, malgré
la formation d'un puissant groupe de grands propriétaires de terre et de bétail a
partir des années 1810.

9 - Provincia de Buenos Aires, Registro estadístico del Estado de Buenos Ains, 2e semestre

1854, vol. 3-4, p. 41.

10 - Jos~: LUIS MORE:--JO, «Gauchos et peones du Rio de la Plata. Rét1exions sur l'histoire

rurale de I'Argentine coloniale », Annales HSS, 50-6,1995, pp. 1351-1360; JUAN CARLOS

GARAVAGLlA et JORGE GELMAl", «Rural History of the Rio de La Plata, 1600-1850:

Results of a Historiographical Renaissance », Latin American Research Review, 30-3, 1995,

pp. 75-105; ID., «Mucha tierra y poca gente: un nuevo balance historiográfico de la

historia rural platense (1750-1850) ", Historia agraria, 15, 1998, pp. 29-50.

11 - RAÚL O. FRAOKIN, « "Según la costumbre del país" : arriendo y costumbre en Buenos

Aires del siglo Xvlll,,> Boletín del Instituto de historia argentina y ameriawa Dr. Emilio
Ravignani, 11, 1995, pp. 39-64.

12 - JUAN CARLOS GARAVAGLlA, Les hommes de /a pampa. Unehistoire a¡;rairede la r:ampagne

de Buenos .{ires (1700-1830), Paris, Éditions de l'EHESS/Éditions de la MSH, 2000;

JORGE GELl\fAN, Campesinos y estancieros. Una re¡;ión del Río de la Plata a fines de la época

c%nial, Buenos Aires, Editorial Los Libros del Riel, 1998. (On entend par a¡;regado tome
11 2 personne hébergée sous le meme toit san s qu'existe nécessairement un lien de parenté.)
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LE GAUCHO

Dans le meme temps, la formation d'États provinciaux perméables aux inté­


rets des grands propriétaires et le poids de la militarisation dans le cadre de la
conscription forcé e (leva forzada) affecterent les unités domestiques san s pour
autant mettre en péril leur capacité de reproduction 13, leur es pace de négociation
s'en trouvant meme accru par la lente agonie de I'esclavage et une plus faible
pression sur le marché du travail, en raison des difficultés que les guerres civiles
opposaient aux migrations intérieures. Dans ces conditions, les paysans offraient
une résistance tenace aux politiques coercitives de l'État et des propriétaires, atti­
tude que ces derniers n'hésitaient pas a qualifier d'insolente 14 • Ce caractere n'était
pas l'expression d'un individualisme atavique, d'un refus du travail ou d'un atta­
chement au nomadisme - comme le voulait la tradition -, mais la manifestation
de ces marges de manceuvre que mettaient a profit les ruraux. La formation des
grandes propriétés agro-pastorales n'empecha pas en effet la survie des petits et
moyens producteurs autonomes et le maintien d'une frange (certes plus réduite)
de travailleurs, pour qui le travail salarié représentait une activité complémentaire
ou une étape dans le cycle de vie.
C'est a partir de la seconde moitié du XVIII e siecle que les autorités coloniales
commencerent a utiliser le terme gaucho pour désigner la population rurale margi­
nale, liée au trafic illégal du bétail et des cuirs. C'est la raison pour laquelle il était
associé a la figure délictuelle du vaga bond et du voleur, au point de lui etre syno­
nyme. Deux autres valeurs furent ultérieurement ajoutées a ce premier sens, qui
ne disparut jamais totalement. Les voyageurs étrangers en particulier anglais,
qui parcoururent le Rio de la Plata dans la premiere moitié du XIXe siecle, en
vinrent a l'utiliser pour désigner I'immense majorité de la population rurale de ces
régions. Ensuite, pendant la décennie révolutionnaire de 1810, le terme prit une
connotation politique et non plus délictueuse: il fut utilisé dans le discours et la
symbolique poli tiques, avec une valeur positive. Ce changement sémantique était
sans doute le signe du role de la population rurale dans le nouveau contexte socio­
politiqueo
Ainsi l'atteste l'émergence d'un type de poésie, écrite par des citadins, mais
qui se diffusa tres vite a la campagne. Ce genre littéraire, la poésie gauchesque, qui
imitait les formes du parler rural et la métrique des danses populaires, rencontra
un vif succes bien au-dela du seul cercle des lecteurs, grace aux lectures collectives
et aux chanteurs populaires, les payadores, dont les couplets se diffusaient dans les
lieux de sociabilité. Ce succes fut tel que le débat politique s'en empara et que
les journaux éphémeres et autres feuilles volantes en firent l'une de leurs formes

13 - Voir "justice et sociétés rurales », Études rurales, 149-150, en particulier les artides

suivants : JUAN CARLOS GARAVAGLIA, «Alcaldes de la Hermandad et juges de paix a Buenos

Aires (xvme_xIXe siec1e) ", pp. 99-110; JORGE GELMAN, «justice, état et société. Le réta­

blissement de I'ordre ií Buenos Aires apres l'Indépendance (1810) », pp. 111-124, et

RAÚL O. FRAOKIN, «Représentations de la justice dans la campagne de Buenos Aires

(1800-1830) », pp. 125-146.

14 - CARLOS MAYO, F,stancia y soriedad en la pampa, 1740-1820, Buenos Aires, Biblos,

1995.
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RAÚL O. FRADKIN

d'expression privilégiée pour gagner I'adhésion populaire 15 • On peut, au moins en


partie, expliquer ce succes par une triple manipulation qui est la marque de ces
textes: bien qu'écrits par des hommes de Iettres, ils imitaient le parler rural; ils
privilégiaient le vérisme et traitaient de sujets brúlants; rédigés a la premiere
personne du singulier, ils favorisaient l'identification de l'auteur du poeme avec
le personnage. Il faut aussi invoquer le fait que certains des traits qui caractérisent
cette expression culturelle semblent provenir de la culture populaire, en particulier
les danses collectives OU s'intercalaient des séquences de dialogues versifiés. De
cette maniere, la poésie gauchesque était autant une forme culturelle qui pénétrait
et modifiait la culture populaire, par les valeurs et notions qu'elle lui insufflait,
qu'une expression identifiable, bien que méprisée, pour les cercles de la culture
savante. Par différents canaux, le gaucho acquit ainsi des significations toujours plus
variées, et le terme lui-méme se diffusa.
Quelques auteurs chercherent a définir le gaucho. Pour Francisco Muñíz, en
1845, il désigne «les paysans, qu'ils soient péons s'occupant du bétail ou travaillant
la terre; il désigne aussi le paysan honnéte. On les appelle également camiluchos
et güazos 16 ». Mais Muñiz donne aussi la signification d'autres termes:

Gaucho alzado: qui va par la campagne, mais solitaire et toujours sur ses gardes.

Gaucho neto: homme errant, sans attaches ni domicile, souvent poursuivi par la justice

pour quelque erime ou par I'autonté militaire pour désertion, qui ne fait que se dédier

aux ferrades, ou marquage du béta;l, foires de ehevaux, tavernes et maisons de jeux d'un

distnct (pago) a I'autre.

Gauchipolítico: gaucho qui prétend éehappera son milieu et quí, alors qu 'il est ignorant,

se pique de politique avec fatuité, paree que la fortune luí a conféré quelque bien, paree

que le hasard ou la faveur I'a pIad dans un emploi pour lequel il n'est pas fait.

En 1850, Hilario Ascasubi le définissait comme « l'habitant des campagnes


argentines ». Avec lui commence la stylisation de la figure du gaucho, multipliant
les qualificatifs le concernant: hospitalier, ingénieux et roué, énergique et prudent
dan s ses entreprises, réservé a l'égard de ceux qu'il ne connaít pas, enclin a la
poésie, superstitieux, habile pour voyager seul dans les immensités désertiques
du pays17. Vers 1872, un observateur perspicace de la vie rurale argentine, Lucio
V. Mansilla, distinguait deux types de gauchos. L'un est le paisano, qui « dispose
d'un foyer et d'une maison, est habitué au travail, respecte )'autorité, aux cotés

15 - Le nom de quelques-unes de ces publications en fait foi: El desengañador gauchi­


político, El Gaucho, La Gaucha, El Gaucho restaurador.

16 - FRANCISCO MUÑIZ, Páginas científicas y literarias, Prologue de Gregario Weimberg,

Buenos Aires, Secretaría de Cultura de la Nación/Marymar, 1994, pp. 62-63. Le terme

«gauderio », fréquent en Uruguay et dans le sud du Brésil au XVIII' siecle, a disparu;

camilucho était d'un usage fréquent dans le nord de l'Argentine, alors que güazo (ou
huaso) l'était plutót dans l'ouest et au Chili.
17 - Expressions citées par FÉLIX WEIMBERG, La primera versión del "Santos Vega» de
Ascasubi. Un texto gauchesco desconocido, Buenos Aires, Compañía General Fabril Editora,
114 1974, p. 99.
LE GAUCHO

de laquelle il se rangera toujours, meme contre son gré », exerce des professions
variées (Iaboureur, charretier, manadier, bouvier, péon) et, souvent, fut soldat.
L'autre est le gaucho pur ou « créole errant », joueur, querelleur, ennemi de toute
discipline, qui fuit le service (militaire) quand c'est son tour, cherche refuge parmi
les Indiens quand il commet un crime ou rejoint les rebelles quand ils approchent;
cet homme « aime la tradition, hait I'étranger, s'engage a travailler pour les ferrades,
fit partie de quelque contingent mais, des qu'ille pouvait, prenait la fuite ». Cette
opposition est résumée en une phrase: « Le premier est fédéraliste, le second n'est
rien », ou, de maniere plus suggestive, « le premier constitue la base sociale de
l' Argentine; le second est en passe de disparaí'tre 18 ».
Majgré les différences, un élément commun est facilement perceptible: le
gaucho neto est associé a la désertion militaire ou, pour le dire d'une autre maniere,
a la résistance au recrutement forcé des paisanos. Un deuxieme élément est égale­
ment notable: la signification du terme est inséparable de l'intégration de la pay­
sannerie dans la lutte poli tique. On peut aussi noter un troisieme élément: dans
la construction de l'idéal-type, I'image du gaucho neto l'a emporté sur celle du
paisano gaucho, au point de nous faire oublier que c'est celui-ci qui constituait la
« mas se sociale argentine ». Enfin, ces définitions permettent d'envisager comment
la question était abordée au XIXe siecle, par I'établissement de barrieres infranchis­
sables entre les figures sociales idéales. Le stéréotype ne faisait référence en fait
qu'a un seul type particulier. Mais il y a un autre aspect que I'on doit considérer:
« Mansilla signale que, pour ceux qui vivent au cocur des grandes agglomérations,
[oo.] le gaucho est un etre idéal ». Ce processus, au départ diffus et fragmentaire,
fait partie de ce que I'on appellera la matrice romantique, dont I'origine est plus
anClenne.
La plus marquante présentation du gaucho fut cependant celle qu'élabora
Domingo F. Sarmiento en 1845 dans Facundo. Civilización y barbarie. Depuis leur
exil a Montevideo ou a Santiago du Chili, les jeunes intellectuels de la génération
romantique chercherent de différentes manieres a rendre compte de la réalité
et développerent un sens croissant de la nationalité. C'est en référence a celui-ci
que I'on doit situer leurs conceptions de ce qui était de plus en plus présenté
comme le «gaucho argentin ». Elle s'organise autour de quelques notions c1és:
l'influence du milieu (la pampa) et I'idée de race (le métissage) qui donnerent
naissance a un mode de vie « barbare» particulier; dans sa lutte courageuse et
solitaire dan s I'immense pampa, le gaucho, et a travers lui l'ensemble de la popula­
tion des campagnes, a développé des traits spécifiques, parmi lesquels l' « arro­
gance », considérée comme « I'origine de la fierté nationale des c1asses infé­
rieures », « le penchant pour la paresse » et une incapacité industrieuse. Le monde
social fut observé a I'aide de ce prisme, et la pampa, elle-meme promue au rang
de personnage a part entiere, devint le lieu primordial d'un age héro'ique. II n'est
pas étonnant que Sarmiento appelat Facundo « mon Odyssée» et ce n'est pas pour

18 - LUCIO V. MAl\SILLA, Una excursión a los indios ranqueles, Buenos Aires, Centro Editor
de América Latina, [1872?] 1967, t. 11, pp. 83-85. 11 5
RAÚL O. FRADKIN

rien qu'il s'identifia avec Fenimore Cooper et deux de ses romans: Le dernier des
Mohicans et La prairie. L'analogie ne peut etre plus claire ...
Et pourtant, Sarmiento ne connut la pampa et ses gauchos qu'apres son retour
a Buenos Aires avec les troupes qui renverserent Juan Manuel Rosas en 1852 19•
On a pu récemment mettre en lumiere le réseau de textes dan s lesquels Facundo
s'inscrit: dictionnaires géographiques, récits de voyageurs étrangers, auteurs de la
génération romantique et toute une série d'informations fondées sur des sources
orales et journalistiques. Lui-meme reconnaissait sa dette et ceci permet de recons­
truire I'itinéraire qui aboutit a la formulation du mythe: la poésie gauchesque,
certains auteurs romantiques ou les peintres ruralistes chez qui il voyait « l' origine
de cette littérature fantastique, homérique, de la vie du gaucho» et, a leurs cotés,
les muletiers de «San Juan» et les soldats des guerres civiles 20.
Facundo peut etre considéré comme le texte qui condense la vision la plus
globale. L'odyssée de Sarmiento évoque un age digne d'Homere, et son héros,
Facundo, détient un secret que le récit va révéler. Dans cette perspective, gaucho
et caudillo sont des figures indissociables. On n'insistera jamais assez sur l'influence
de Sarmiento dans I'élaboration de I'imaginaire social sur le gaucho. Cette approche
extérieure, qui vaut pour les voyageurs étrangers comme pour les inteIlectuels
créoles, ne définit pas seulement le role social de ceux-ci 21 , mais correspond aussi
a une certaine fac;on d'appréhender les choses, a une nécessité d'ordonner le chaos
pour le comprendre. Il ne permet qu'une typologie incertaine: le gaucho est avant
tout un « type humain », particulier, unique et original, dont la richesse s'exprime
par le moyen de toute une palette de caracteres: le vagabond «< tous les gauchos
de l'intérieur [le] sont»); le guide «< un gaucho grave et réservé»); le mauvais
gaucho «< un personnage de certaines localités », dont « le nom est craint », prononcé
« sans haine et presque avec respect », un « personnage mystérieux» dont les hauts
faits sont chantés par les « poetes des alentours»); et, enfin, son expression ultime:
le «gaucho chanteur », le payador (c'est le barde, le poete, le troubadour du Moyen
Áge », qui «va de district en district », « chantant les héros de la pampa, poursuivis
par la justice », et «n'a pas de résidence fixe»). Ainsi Sarmiento peut-il affirmer
que « le peuple argentin est naturellement poete » et qu'il y a dans les campagnes
une poésie «populaire, nai"ve et négligée du gaucho », ajoutant que ce peuple était
. ..
aUSSI mUSlClen.
On n'a pas toujours suffisamment noté que la typologie de Sarmiento ­
référence obligée pour toute étude sur le gaucho - était loin d'etre exhaustive.
Sarmiento lui-meme indique que, «a ces types originaux, I'on pourrait en ajouter
bien d'autres, tout aussi curieux et locaux », mais, comme ille note lui-meme: « Il
les aurait indiqués si, a I'instar des autres, ils avaient la capacité de révéler les

19 - DOMINGO F. SARMIENTO, Campaña en el Ejército Grande aliado de Sud América, édité


par Tulio Halperín Donghi, Bernal, Universidad nacional de Quilmes, [1845] 1997.
20-ADOLFO PRIETO, Los viajeros ingleses y la emergencia de lahteratura argentina, /820­
1850, Buenos Aires, Sudamericana, 1996, pp. 157-189.

21 - TULlO HALPERÍN DONGHI, Proyecto y consfrocción de una nación (¡lrgentina, 1846-1880),

11 6 Caracas, Biblioteca Ayacucho, 1980.


LE GAUCHO

courumes nationales, san s quoi il est impossible de comprendre nos personnages


politiques ni le caractere premier et américain de la lurte sanglante dont la Répu­
blique argentine est la scene.» Facundo ne peur done etre lu comme un traité
ethnologique. Il y a lieu d'envisager tous les types de gauthos qui n'ont pas été
inclus dans la description avant d'en réduire l'image a un ou deux types particuliers,
et il faur considérer également comment la propre image du gaucho se modifie
lorsqu'elle est inscrite dans une vision plus vaste et plus complexe de l'ensemble
du corps social.
Nous appellerons « matrice romantique » cette perspective. Elle ne constitue
pas seulement la forme la plus expressive et élaborée a partir de laquelle la généra­
tion romantique chercha a comprendre la société qu'elle prétendait guider et trans­
former; elle offre aussi un schéma de perception et une grille d'interprétation qui
furent repris par toutes les approches élaborées ultérieurement.
Sarmiento incarne une vision qui permet d'approcher, vers les années 1840,
les premieres formulations de l'idéalisation du gaucho. Dans ce processus, il ne
faut pas sous-estimer le role des peintres, et leurs reuvres inspirerent aussi les
intellectuels. Au début du XIXe siecle, nombre d'entre eux se donnaient pour tache
de refléter les coutumes populaires, et tout particulierement cette figure origi­
nelle 22 • Le pavillon de l'Argentine, con~u par Juan M. Guriérrez et Martin de
Moussy pour l'Exposition universelle de París en 1867, permet de saísir cette
influence: un dessin paru dans le journal de l'exposition montre la foule qui regarde
une statue monumentale représentant un gaucho. Les bíllets de banque sont un
bon indice de la diffusion et la popularisation de ces themes: un billet de la
Banque nationale de 1879 comportait sur la face l'écusson national et un tableau
gauchesque typique (les armes des quatorze provinces étaient représentées au
dos); un billet de la banque de la Province de Buenos Aires, en 1885, montrait un
gaucho a cheval entouré par les portraits de Belgrano et de San Martín. Ce n'était
pas la premiere fois que la banque de la Province en appelait a cette trilogie : déja
en 1868, un billet représentait «L'égreneuse de ma"is », de Palliere, aux cotés d'un
gaucho, cette fois encadrés par San Martín et l'écusson national avec l'allégorie de la
République. Il est intéressant de constater que la production de ces représentations
accompagna ceBe des héros de I'indépendance et des symboles de la nation. Cette
idéalisation et cette stylisation de I'image du gaucho n'étaient pas propres a la
peinture. En 1856 par exemple, Miguel Cané pere parlait du gaudzo comme du
« roi des prairies », du «cavalier troubadour» ou du « bédouin de la pampa» (méta­
phores souvent utilisées par d'aurres que lui également), et le décrivait comme
I'etre qui «porte dans son ame l'idée exacerbée du pouvoir et de la liberté ». Ceci
n'affectait pas pour autant son « esprit rebelle» ni n'effa~ait ses « instants sauvages

22 - JI s'agir d'un groupe disparate, parmi Iesquels on trouve des artisres anglais (William

Holland, Emeric Essex Vida!), fran<;:ais (Raymond Quinsac de Monvoisin, Adolphe

D'Hastrel, Alcides D'Orbigny, Juan León Palliere), allemands (Mauricio Rugendas),

suisses (Adolfo Merhfessel), mais aussi natifs (Carlos E. Pellegrini Carlos Morel,

Prilidiano Pueyrredón, Juan L. Camaña). Voir BONIFACIO DEL CARRIL, Elgaucho a través

de la iconografía, Buenos Aires, Emecé Editores, 1978. 11 7


RAÚL O. FRADKIN

et impétueux» ou son caractere «paresseux ». Et Cané de pronostiquer que les


écrivains «iront chercher dans les traditions de Santos Vega et de tant d'autres
trouveres de la pampa le parfum des temps anciens et la figure qui a disparu sous
le masque élégant de l'homme transformé par les mreurs civiles 23 ».
La figure du gaucho «poete et troubadour» est ainsi au creur du mythe en
construction. La référence a Santos Vega renvoie a l'une des traditions populaires
de la pampa de Buenos Aires, et cela montre que les récits étaient utilisés par
les jeunes écrivains romantiques. Hilario Ascasubi, l'un de ces porteños exilés a
Montevideo qui avait mis ses talents de poete gauchesque au service de la cause
anti-rosiste, commen\(a d'écrire la premiere version de son Santos Vega. Il situa a
dessein l'action de son poeme a la fin de la période coloniaJe, ceci «afin de ne pas
meler a ses tableaux des événements liés aux guerres civiles 24 ». Ce déplacement
chronologique faisait du gaucho une figure emblématique de la période coloniale,
le détachait des lurtes de factions et lui conférait une densité historique plus
grande. On peut voir dans cette opération la source de la mythologisation ultérieure,
puisque, en renvoyant a un passé sans conflit susceptible d'idéalisation, le proces­
sus de fusion de ses différents caracteres était rendu possible, qui finirent par etre
vidés de toute historicité. Ascasubi lui-meme nous invite a cette mythologisation,
Jorsqu'il se réfere a Santos Vega comme une «espece de mythe des paisanos que
j'ai voulu également exalter 2S ». Bien plus, en 1872, il publia, a Paris OU il résidait
alors, une version nouvelle et définitive de son Santos Vega 26• Le titre complet lui­
méme témoigne d'un aspect marquant de la littérature et de l'histoire de l'époque:
le gaucho et l'Argentine - couple qui en vint a devenir inséparable - acquiert une
profondeur historique qu'il n'avait pas auparavant.
Hilarío Ascasubi ne fut pas le premier a s'approprier de cette figure Jégen­
daire: déja en 1838, Bartolomé Mitre lui avait consacré un poeme, publié en 1854.
11 critiquait la paresse avec laquelle beaucoup d'auteurs s' étaient jusque-Ia contentés
de recopier les coutumes paysannes "au lieu de les poétiser» et il prétendait
offrir un «genre nouveau », «une interprétation poétique de la nature moral e et
matérielle », a &t<s yeux l'unique voie pour accéder a la vérité, «distincte de la
réalité concrete », dont elle était a bien des égards «l'idéalisation »27. Ala meme
époque, l'historien Vicente Fidel López se risqua lui aussi a une prophétie, voisine
de celle de Cané:

23 - RICARDO RODRÍGUEZ MOLAS, Historia social del gaucho, Buenos Aires, Maru, 1968,

pp. 319-323.

24 - F. WEINBERG, La primera versión..., op. cit., p. 10; MANUEL MU]ICA LAINEZ, Vida de

Aniceto el Gallo. Hilario Ascasubi, Buenos Aires, Emecé Editores, 1991.

25 - Voir RICARDO ROJAS, Historia de la literatura argentina. Los gauchescos, Buenos Aires,

Losada, t. n, 1948, p. 485.

26-Santos Vega o Los Mellizos de la Flor. Rasgos dramáticos de la vida del gaucho en las

campañas y praderas de la República argentina (1778 a I8(3), Paris, Imprimeric Paul

Dupont, 1872.

27 - ROBERT LEHMANN-NITSCHE, « Folklore argentino: Santos Vega », Boletín de la Acade­

118 mia Nacional de Ciencias, Córdoba, XXI-suplemento, 1917, pp. 9-12.

LE GAUCHO

Lorsque de nouvelles roces et de nouvelles choses auront couvert notre territoire; que les
types poétiques de notre vie actuelle auront disparo, remplads par de nouvelles entités et
par I'invasion des habitudes et intérfts de la vie civile et industrieuse; que nos déserts
et I'homme de nos déserts - comme les chasseurs et les troppeurs de Cooper - auront ddé
la place a I'activité matérielle soutenue de notre grondeur a venir, les tableaux et croyances
de Ascasubi seront sans conteste la source, les antécédents homériques de notre future
littérature nationale et, dans ce {odre, immense est la valeur historique alaquelle, croyons­
nous, est réservé ce nom 28•

La sagacité de López est une véritable anticipation du concept d'invention 29


qui est ainsi une prophétie autoréalisée et qui manifeste la matrice romantique
de I'élaboration du mythe: comme chez Mitre, «les figures poétiques» sont des
formes d'expression populaire exaltées par la littérature. Dans Sarmiento, I'époque
héroi'que est vouée a etre dépassée, et I'on retrouve la comparaison avec Homere
qui fait du poete le voyant capable de percer les signes d'une essence occultée.
La littérature est ainsi le socle sur laquelle repose la nationalité. Un autre point
essentiel doit etre souligné: ces affirmations sont formulées par ceux-Ia memes
qui furent les fondateurs de l'historiographie argentine 30 • II est done possible de
considérer qu'étaient en place tous les éléments qui rendirent possible l'élabora­
tion du mythe, au point que ces formulations poétisées furent citées comme argu­
ments d'autorité et considérées comme autant de preuves par les historiens du
XIXe siecle. Cette observation pose alors une double interrogation: si les éléments
fondamentaux de l'archétype étaient en place des le milieu du XIXe siecle, pourquoi
fallut-il attendre le début du xxe siecle pour assister a sa consécration mythique ?
Et, par ailleurs, comment caractériser les relations complexes entre littérature et
histoire dans la construction symbolique de la nation argentine, et comment ont­
elles influé a leur tour sur l'image historique du gaucho?

La littérature et les voies de la consécration rnythique


La premiere de ces interrogations ne peut etre dissociée de la réalité sociale du
troisieme quart du XIX e siecle. Car un cycle de l'histoire rurale de la pampa s'ache­
vait a la fin des années 1870. L'État unifié, dirigé a partir de 1861 par les anciens
Jeunes romantiques pesait de tout son poids sur les épaules des paisanos, en raison
du recrutement forcé qu'il imposait. La guerre de la Triple Alliance contre le
Paraguay (1865-1870), puis celle de la frontiere contre les populations indiennes

28 - Dans MARTINIANO LEGUIZAMÓN, El gaucho. Su indumentaria, armas, música, cantos

y bailes nativos, Buenos Aires, Compañía Sud Americana de Billetes de banco, 1916,

pp. 13-14.

29 - Au sens ou !'entendent ERIC HOBSBAWM et TERENcE RANGER (éds), The Invention

ofTradition, Camhridge. Cambridge University Press, 1983.

30 - TULlO HALPERÍN DONGHI, Ensayos de historiografía, Buenos Aires, El Cielo por

Asalto, 1996. 11 9
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RAÚL O. FRADKIN

avec, en 1879, la fin de la conquete de la pampa et de la Patagonie par le général


Julio A. Roca, affectaient l'activité productive, et la destruction des sociétés
indiennes offrait a l'exp~nsion agricole des terres que l'État privatisa et lotit au
bénéfice des grands propriétaires, alors me me que la transformation capitaliste des
campagnes s'intensifiait. Entre les années 1850 et 1880, les conditions étaient
réalisées pour que la pampa devienne le «grenier a blé» du monde 31 •
L'immigration européenne massive, de son cóté, transforma profondément
la société argentine, et tout particulierement la pampa, a partir des années 1870.
Si l'arrivée de migrants n'était pas chose nouvelle dans ces régions, pour satisfaire
les besoins en main-d'ceuvre des exploitations agricoles, le nombre des nouveaux
arrivants et le rythme de la croissance démographique (plus marqué encore que
pour la capitale) donnent la mesure de la mutation que connurent alors les cam­
pagnes 32 • 11 s'établit meme une sorte de division du travail entre natifs et migrants:
aux premiers, les activités rurales peu spécialisées; aux seconds, les taches commer­
ciales, artisanales et agricoles 33 • Les changements concernerent également l'organi­
sation de l'État en milieu rural, avec la reconnaissance du pouvoir tout-puissant
des juges de paix, sanctionné par le code rural de 1865 qui renforc;ait le dispositif
répressif et accentuait le contróle social contre le vagabondage. Or, les immigrants
échappaient a la conscription obligatoire et aux poursuites policieres en cas de
désobéissance, alors que cette contrainte pesait sur les seuls natifs 34 •
La population paysanne n'était pas seulement objet de poésie, au début de
la décennie 1870. O'un cóté, les auteurs qui considéraient les gauchos comme des
« barbares» fournissaient le gros des troupes des caudillos et, comme un obstacle
au progre s, avaientjeté les bases de sa rédemption symbolique. De l'autre, l'année
meme ou Ascasubi publiait a Paris la seconde édition de son Santos Vega, paraissait
a Buenos Aires, en 1872, El gaucho Martín Fierro de José Hernández. Le fou­
droyant succes éditorial de cette ceuvre manifeste d'autres enjeux et conséquences.
Hernández n'appartenait pas au premier cercle de l'élite culturelle locale; il avait
pris fait et cause pour les caudillos opposés ala guerre contee le Paraguay et avait par­
ticipé, des 1869, a une intense campagne de presse contre le nouvel ordre rural,

31 - EZEQUIEL GALLO, La pampa gringa, Buenos Aires, Sudamericana, 1983; HILDA


SAIlATO, Capitalismo y ganadería en Buenos Aires: la fiebre del lanar, 1850-1890, Buenos
Aires, Sudamericana, 1989.
32 - La ville de Buenos Aires avait en 1855 quelque 92708 habitants, alors qu'elle en
comptait 663 854 en 1895; la campagne, de son coté, passa de 177 060 a 921108 habi­
tants (HILDA SÁBATO et LUIS A. ROMERO, Los trabajadores de Buenos Aires. La experiencia
del mercado: 1850-1880, Buenos Aires, Sudamericana, 1992). Mais la pan des étrangers
dans le total de la popularion de la ville de Buenos Aires s'élevair a .'12 % en 1895, alors
qu'elle étair seulement de 31 % en province (ROBERTO CORTÉS CONDE, El pmgreso
argentino, 1880-1914, Buenos Aires, Sudamericana, 1979, p. 70).
33 - BLANCA ZEBERIO, « Un mundo rural en cambio », Nueva historia de Argentina, Buenos
Aires, Sudamericana, t. IV, 1999, pp. 293-362.
34 - Cenains fairs de l'extréme violence runde de l'époque ont été arrribués a la tension
croissante entre créoles et immigrants (JOHN LYNCH, Masacre en las pampas. La matanza
120 de inmigrantes en Tandil, Buenos Aires, Emecé, 2001).
LE GAUCHO

dan s El Río de la Plata. Bien que poétique elle aussi, il proposait une autre image
du gaucho. Dans une lettre 11 son éditeur, en 1872, il écrivait: «Ne lui refusez pas
votre appui, vous savez bien tous les- abus et toutes les disgraces dont est victime
cette classe déshéritée de notre pays. [... ] Gaucho est le terme par lequella société
désigne le "fils de nos campagnes", et ses disgraces [... ] sont celles de toute la
classe social e 11 laquelle il appartient. » Que se proposait-il dans son Martín Fierro?
« Présenter une figure qui personnifie le caractere de nos gauchos et condense le
mode de vie, les fa¡;;ons de sentir, de penser et de s'exprimer qui lui sont propres
[... ], cette figure originale de nos pampas, si mal connue paree qu'elle est difficile
11 étudier, jugée si souvent de maniere erronée, et qui, 11 mesure que progresse la
civilisation, est en passe de disparaí'tre completement 35 .» De telles affirmations
ont donné lieu aux interprétations les plus variées. La plus pertinente est certaine­
ment celle de Tulio Halperín Donghi qui souligne la capacité de Hernández 11
«regarder l'Argentine ave e les yeux de ces parias », perspective qui ne faisait pas
l'unanimité parmi les élites. Vers 1877, l'acception courante de gaucho était, selon
José María Jurado, synonyme de «déserteur ou simplement de vagabond 36 ».
Si le poeme était centré sur les mésaventures d'un gaucho errant, il contenait
une série de références éparses sur la vie des paysans-pasteurs. Dans un récit
empreint de nostalgie, Martín Fierro dit de lui qu'il est né dans une estancia, qu'il
a d'abord été péon avant de fonder un foyer sur des terres affermées, avec sa
chaumiere, sa manad e de chevaux et sa bergerie, se louant parfois pour travailler
dans une autre estancia. Mais c'est l'État qui est 11 l'origine de la «disgrace» de
Fierro et de sa conversion en un «gaucho rebelle », apres avoir été enrolé de force
par le juge de paix qui l'envoya dans l'un des fortins situés sur la frontiere avec
les Indiens. Destin funeste qui n'avait pour alternative que la désertion, la révolte
contre les autorités et la fuite de l'autre coté de la frontiere. Et c'est le vérisme du
récit qui, quoique romancé, explique le succes populaire de l'ceuvre.
Cette perspective critique est notablement atténuée dans la seconde partie
de l'ceuvre, La vuelta de Martín Fierro, publiée en 1879, OU domine un ton morali­
sateur, au point qu'elle fut considérée comme «le grand texte didactique de la
littérature argentine 37 ». Mais, dans le meme temps, Eduardo Gutiérrez donnait le
coup d'envoi, dans les colonnes de La Patria Argentina, 11 un nouveau cycle qui
allait rencontrer un profond et durable écho populaire. Ses feuilletons, dont le plus
célebre, intitulé Juan Moreira 38 , parut entre 1879 et 1880, faisaient partie d'une
rubrique intitulée « Drames policiers ». L'auteur s'inspirait de faits réels - comme
dans le fameux Hormiga negra - et accentuait ainsi l'illusion vériste du genre. Par

35 - JosÉ HERNÁNDEZ, Vida del Chacho y otros escritos en prosa, Buenos Aires, CEAL, 1967,

pp. 35-37.

36 - TULlo HALPERÍN DONGHI, José Hernándezy sus mundos, Buenos Aires, Sudamericana,

1985, pp. 283-288.

37 - JOSEFINA LUDMER, El género gauchesco. Un tratado sobre la patria, Buenos Aires, Sud­

americano, 1988, p. 298.

38 - EDUARDO GUTIÉRREZ, Juan Moreira, édité par Alejandro Laera, Buenos Aires, Perfil

Libros, 1994. 121


RAÚL O. FRADKIN

un procédé nouveau pour l'époque, Gutiérrez utilisait de maniere indistincte la


premiere personne pout faire parler I'écrivain-détective ou le personnage, renon­
~ant a la poésie pour un récit dénonciateur qui cherchait a émouvoir le Iecteur. En
outre, il fit paraítre une nouvelle version de Santos Vega, toute différente de l'origi­
nale, ou il s'emparait du mythe légendaire pour en faire I'histoire réelle d'ungattcho
persécuté, accentuant le ton critique contre les abus des autorités et le mépris des
riches, pour donner large cours a ses revendications. Dans « L'héritage du paria »,
premier volet de son Santos Vega, Gutiérrez présente le drame d'un personnage
qui «portait le terrible stigmate d'etre gaucho, comme si ce n'était pas justement
parmi cette race, humble et ingénieuse, que résidaient les caracteres les plus nobles
et les creurs les plus valeureux ». Pour Gutiérrez, il n'y avait aucun doute: «Le
q ualificatif de gaucho, chargé de mépris, ne ces se de blesser ses oreilles. » Pourtant,
iI n'était rien d'autre qu'un paisano, un «homme dénué de tout droit et de toute
volonté, san s autre moyen de défense que celui de baisser humblement la tete et
de subir le martyre auquel sa race a été condamnée, ou de se rebeller comme
Moreira contre la justice et de mourir avec panache 39 ». Ainsi, au début des années
1880, une autre vis ion s'élaborait et se diffusait qui renfor~ait les attributs du mythe
mais désormais associés a une race ou a une c1asse persécutée.
L'ampleur du succes éditorial des ceuvres de Hernández ou de Gutiérrez
s'explique par le développement rapide de la presse dans un pays qui, avec plus
de 400 titres en 1882, comptait un journal pour 13000 habitants 40 • En six ans, la
premiere partie de Martín Fierro fut vendue a plus de 48000 exempIaires et le
tirage de la seconde fut de 20 000, chiffres couramment atteints pour les ceuvres
des quelque soixante auteurs créolistes de cette époque, phénomene que l'on
enregistre aussi en Uruguay. On estime qu'en 1894 on avait publié plus de 62 000
exemplaires de Martín Fierro et plus de 100000 en 1917.
Le lectorat était essentiellement constitué par les citadins et, parmi les villa­
geois, l'accueil était favorisé par le cirque et le théatre: une pantomime, en 1886,
s'inspira de Juan Moreyra, considérée comme la premiere ceuvre du répertoire
national 41 • Le drame gauchesque gagna tres rapidement tout le territoire: il fallut
a peine quatre ans pour que, de modeste représentation de place de village, il
triomphe dans la capitale, malgré les interdictions policieres qui mettaient en avant
l'excitation du publico Apartir de 1898, il bénéficia d'un autre moyen de diffusion,
avec la création d'une revue populaire: Caras y caretas, qui melait l'humour et la
caricature politique aux récits ruralistes. On enregistre un autre changement dans
ses pages: un espace significatif était réservé aux payadores devenus de véritables

39 - EDUARDO GUTIÉRREZ, Dramas policiales. Santos Vega, Buenos Aires, P. Buffer y


Compañía, 1886.
40 - La proportion étair, en 1877, de un journal pour 7 000 habitants aux États-Unis, de
un pour 8 000 en Suisse et de un pour 15000 en Belgique (ADOLFO PRIETO, El discurso
eriollista f1l la formación de la Argf1ltina moderna, Buenos Aires, Sudamericana, 1988,
pp. 34-37).
41 - VICENTE ROSSI, Teatro Nacional Rioplatf1lse. Contribución a su análisis y a su historia,
122 Buenos Aires, SolarfHachette, 1969.
LE GAUCHO

professionnels du genre. Les feuilletons, le cirque et les payadores favoriserent


aussi la diffusion du mythe du gauc,ho persécuté dans un autre contexte: dans les
défilés du carnaval, les figures de Martín Fierro, de Santos Vega et surtout de Juan
Moreira devinrent vite emblématiques. Ainsi en témoignent le nom des troupes
de carnaval de la fin du siecle: «Les laissés pour compte de la pampa », «Les
parias de la pampa », «Les vaincus », etc. D'autres témoignent en revanche de
l'acceptation simultanée d'une version moins critique et ruraliste, qui allait connaitre
un sucd:s de plus longue durée: «Le Rodéo », «La Ramada », «Tradition de
Santos Vega» 42.
Une nouvelle forme de sociabilité témoigne également de l'imprégnation
créoliste de la Buenos Aires cosmopolite du début du xxe siecle: les cercles créo­
listes, dont on compte pres de trois cents pour la seule capitale. La société des
créoles et migrants y trouvait un miroir OU chacun «cherchait a symboliser son
insertion sociale », et ces cercles en arriverent 11 faire partie intégrante de la culture
populaire urbaine 43 • Ce créolisme, aux significations multiples, n'a pas seulement
élaboré une version populiste, centrée sur l'image du gaucho rebelle, mais il en a
aussi prom u une autre, conformiste et traditionaliste, faisant de lui le porteur de
la véritable tradition nationale. Une polémique auparavant impensable se déchaina
alors, car le gaucho y était revendiqué comme l'expression la plus authentique tout
11 la fois de la «race uruguayenne » et de la « race argentine ». En relation avec ces
cercles, toute une masse hétéroclite de publications périodiques vit le jour, telle
la revue El Fogón de Montevideo, ou La Tapera de Buenos Aires, OU les gauchos
étaient présentés comme une «race de centaures », et qui rendent compte de la
pénétration, dan s des secteurs toujours plus larges de la vie culturelle, de ces
discours produits par les élites.
Mais le succes du créolisme n'était pas la résistance d'une culture populaire
inaltérée face 11 la modernisation accélérée. Bien au contraire, elle doit etre considé­
rée comme l'un des éléments constitutifs de cette modernisation qui ouvrait de
nouveaux espaces et canaux a la consécration symbolique du gaucho alors meme
qu'elle scellait la fin de son existence sociale. Ernesto Quesada a tres tot perc.:u
cette conjonction: remarquant que les préférences populaires allaient plus 11 Juan
Moreira qu'a Martín Fierro, il soulignait que, «a mesure que I'ame du gaucho s'éva­
pore dans le souvenir, elle renait ave e d'autant plus de force dan s la tradition 44 ».
Ce processus touchait tous les secteurs de la société en meme temps qu'il
dessinait des configurations culturelles fort différentes. Il atteignit son plus haut
degré d'intensité dans les secteurs populaires de la ville de Buenos Aires, au point

42 - SANTIAGO ALBERT BILBAO, «Las comparsas del carnaval porteño », Cuadernos del

Instituto nacional de investigacionesfolklórims, 3,1962, pp. 155-187. En 1911, Jules Huret,

journaliste fran"ais, indiquait que le costume traditionnel du gaucho ne se voyait plus

que lors des fetes du carnaval (De Buenos Aires al Gran Chaco, Buenos Aires, Hyspamerica,

t. 1, 1988, p. 118).

43 - A. PRIETO, El discurso criol/ista..., op. cit., pp. 18-19.

44 - ALFREDO RUBlONE, En torno al criollismo, Buenos Aires, CEAL, 1983, p. 42.


123
RAÚL O. FRADKIN

que la poétique du tango en était imprégnée 45 et que les premiers chanteurs de


tango n'hésitaient pas a revetir le costume des payadores. Ceci n'est pas pour sur­
prendre, car la culture populaire, en ville comme a la campagne, avait été fa~onnée
par les éléments gauchesques pendant un siecle, et ce phénomene s'accentua grace
aux moyens de communication qu'apportait avec lui le processus modernisateur.
La littérature des feuilletons en est un bon exemple, véritable industrie culturelle
qui associait écrivains créoles, dessins et graphismes européens, et Iectorat hétéro­
gene, aussi bien de natifs que de migrants ; les payadores, devenus chanteurs profes­
sionnels tout comme les compagnies théátrales quí, avec des acteurs d'origine
européenne, développerent des themes gauchesques pour un public d'immigrés,
en sont d'autres ilIustrations. De cette maniere, a travers les anciens comme les
nouveaux modes de production et de distribution cultureIles, bon nombre d'élé­
ments du genre gauchesque se folkloriserent. Aussi, lorsque, au xxe siecle, les
premieres recherches sur la chanson populaire enregistrerent la survivance de ces
themes dans les coins les plus reculés du pays, ils crurent trouver ce qu'ils cher­
chaient: I'origine populaire de la littérature gauchesque; en réalité, ce qu'elles
enregistraient, c'était le formidable succes de la diffusion de cette littérature.
Mais ce succes eut aussi ses manifestations élitistes. L'élite rejeta et méprisa
d'abord cette littérature, la qualitiant de moreirisme et d'apologie de la délin­
quance. Cependant, d'autres attitudes, plus favorables, se manifesterent. L'itiné­
raire de Rafael Obligado est significatif a cet égard : dans sa version de Santos Vega,
en 1880, il avait célébré la défaite et la mort du gaucho apres une mémorable
jome chantée (payada) face a I'immigré, symbole du progres; en 1892, il écrivit de
nouveau son long poeme, y incJuant une nouveJle partie «< L'hymne du payador»),
accentuant sa valeur symbolique: son Santos Vega n'était plus un personnage de
I'époque coloniale, comme chez Ascasubi, ni un gaucho persécuté apres 1820,
comme chez Gutiérrez; sa vie se déroulait au contraire pendant la guerre de I'indé­
pendance, et le légendaire payador, qui racontait son histoire, était doté d'une
conscience patriotique. Le poeme fut publié, la meme année, aussi bien dans des
éditions de luxe a tirage limité que dans des éditions populaires et bon marché
imprimées a des milliers d'exemplaires; son succes, dans I'un comme I'autre
milieu, eut des effets durables, et I'ceuvre représente une étape importante dan s
la consécration de la figure dugaucho, puisqu'eJle I'intégrait a «I'épopée de I'éman­
cipation ». Le temps était venu de lui rendre tribut et hommage. Comme peu I'ont
remarqué avec autant d'acuité, Carlos Octavio Bunge écrit vers 1910 que « Santos
Vega est la personnification la plus haute et la plus pure dugaucho [... ]; il représente
le destin d'une race et il en synthétise I'épopée. Qu'il mt ou non un etre de chair
et de sang, il est élevé au rang de véritable mythe, jusqu'a devenir un symbole
national 46 ».
Ce processus, a I'ceuvre dans certains secteurs des élites culturelles, était en
étroite relation avec l'érosion des valeurs et du consensus idéologique qu'eIles

45 - EDUARDO ROMANO, Sobre poesía popular argentina, Buenos Aires, CEAL, 1983,
p.42.

124 46 - R. LEHMANN-NITSCHE, « Folklore argentino ... », arto cit., p. 54.

LE GAUCHO

avaient partagés depuis les années 1880, ainsi qu'avec les déceptions et les craintes
générées par l'immigration européenne massive. Cela suscita des réactions mul­
tiples et, entre autres, une lente réévaluation de l'héritage culturel hispanique.
Vilipendé par l'élite libérale du XIX" siecle, cet héritage fut progressivement revalo­
risé par certains groupes de l'élite lettrée, et la manifestation symbolique de ce
changement fut la suppression des invocations les plus ouvertement anti-espagnoles
de I'hymne national. Mais il se manifestait également une forte ten dance a le
sauvegarder et a en faire le noyau structurant de la tradition, et celle-ci le lieu
d'une reformulation du concept de nation. Une autre voie d'idéalisation et de
revendication du gaucho pointait. La vision de Ernesto Quesada est significative a
cet égard. Alors qu'il rejetait violemment le moreirisme, il attribuait au gaucho une
origine andalouse et mettait en avant sa condition de chrétien. Cette perspective
est similaire acelle de Miguel Unamuno, pour qui le gaucho est« une figure profon­
dément espagnole» et Martín Fierro « le chant du combattant espagnol qui, apres
avoir planté la croix a Grenade, est parti pour I'Amérique au service de la croisade
en faveur de la civilisation et pour ouvrir le chemin dans le désert. C'est la raison
pour laquelle son chant est imprégné d'hispanismes: espagnole est sa langue,
espagnoles ses tournures, espagnoles ses maximes et sa sagesse ». La conclusion
de Quesada était sans appel: «Les gauchos argentins, en somme, ne sont rien
d'autres que les Andalous des XVI" et XVII e siecles, transplantés dans la pampa. »
D'une maniere précise, commen9ait a se dessiner un nouveau décor: la pureté du
gaucho était l'expression de sa «race ». La formule poétique et mythique: « Le gau­
cho est un centaure », offrait, quant a elle, un modele de conduite: «Rien n'est
plus sympathique que le véritable gaucho; nul n'est plus noble, fidele, vaillant et
avisé: c'est le compagnon dévoué a son maitre, qui peut se reposer sur lui sans
crainte, mais il faut le traiter avec tout le respect que l'on doit a un homme libre
et altier.» Ainsi, avec cette nouvelle conception, le Martín Fierro exprimait «la
véritable épopée de la race gaucho o>, alors que, pour Gutiérrez, c'était l'apotre des
gauchos rebelles 47 •
Cette critique sans concession du moreirisme, qui traverse les analyses lin­
guistiques ainsi que la critique littéraire ou théiitrale, était aussi une réponse a
d'autres invocations de I'image du gaucho rebelle. Entre mars 1904 et février 1905,
le journal anarchiste La Protesta publia un supplément littéraire coordonné par
Alberto Ghiraldo; il avait pour nom Martín Fierro, et Ghiraldo y publia «El matrero»
et « Santos Vega en la cárcel »48. Ce créolisme anarchiste inversait et contestait les
éléments mythiques formulés depuis l'élite. Ainsi, Delio Sánchez, dans un texte
intitulé «Tradición », prodamait: «Je suis créole, je suis né sur cette terre: j'ai
dans mes veines le sang indien, hérité des siecles passés. » De maniere analogue,
ces auteurs s'appropriaient la figure du payador dans des milongas quí donnaient
une image anarchiste du pauvre Chilien et du gaucho du Rio de La Plata.

47 - A. RUBIONE, En torno... , op. cit., p. 118.

48 - HECTOR CORDERO, Alberto Ghiraldo, precursor de nuevos tiempos, Buenos Aires, Clari­

dad, 1962, pp. 76-88.


125
RAÚL O. FRADKIN

Le mythe se pretait ainsi a des formulations nombreuses et divergentes, ce


qui ne faisait que le renforcer, alors que s'engageait une véritable polémique quant
a sa signification. Ces expressions ne pouvaient pas ne pas etre perc;ues comme
une menace, et cette perception élitiste était indissociable de la représentation qui
se construisait autour de la ville: de lieu synonyme, par définition, de la civilisation,
elle en arrivait a etre qualifiée de « phénicie », matérialiste et cosmopolite, d 'espace
de la «nouvelle barbarie » ; ceci impliquait une vision nouvelle de la campagne,
idéalisée, considérée désormais comme traditionnelle, spirituelle et autochtone:
le lieu par excellence d'une «essence ». Le gaucho apparaissait alors comme l'arché­
type du «compagnon dévoué a son maítre », opposé aux immigrants en général et
aux anarchistes en particulier.
Cependant, cette réponse élitiste n'était pas univoque: certains optaient pour
inscrire la tradition nationale a l'intérieur d'une matrice hispanique et catholique;
mais cette inscription posait un probleme a d'autres, étant donné le consensus
culture! qui avait régné jusqu'alors au sein de I'élite argentine. La consécration
du gaucho I'était également mais, sur ce point, I'accord pouvait se faire plus large­
ment, meme de maniere incomplete. Preuve en est la perspective que développe
Leopoldo Lugones, la figure intellectuelle la plus marquante de l'époque, et cri­
tique virulent de I'héritage hispanique. Dans son Historia de Sarmiento, Lugones
n'hésitait pas a considérer le gaucho comme un métis et, pour cette raison, comme
« un instrument convaincu de la supériorité du Blanc, son aspiration supreme étant
de le servir loyalement, pour ne pas dire passivement, au travail, dans la milice et
la police»; on sait «qu'il est né péon, contremaitre dans le meilleur des cas, ou
troupier, élevé tout au plus au grade de sergent » ; une « sous-race accessoire », qui
n'en est pas moins pour autant « le rudiment fondamental de la race argentine »,
« l' élément différentiel» et «l'habitant distincríf» d'un espace également bien
précis, la pampa. Mais, grace a la littérature, cette race impure aurait connu une
sorte de purification: Lugones fait ainsi de Hernández l'égal de Sarmiento, alors
qu'il désigne I'ennemi véritable: «Barbare signifie bafouilleur, begue, c'est-a-dire
notre gringo 49. De ces hommes nous sommes nés, comme la Grece des héros et
l'Espagne des paladins. Facundo et Recuerdos de provincia sont notre ¡I¡ade et notre
Odyssée. Martín Fierro est notre Romancero so . » Lugones compléta cene formularíon
dans un cycle de conférences qu'il prononc;a en 1913 et la reprit dans son ouvrage,
El payador, revendication de la figure du gaucho cantor. Si elle n'était pas nouvelle,
il donna a cette notion d'autres connotations; s'il prenait acte de sa disparition, il
proclamait immédiatement qu'il n'était plus temps de s'en lamenter mais c'était
celui de la revendiquer car «il paya par sa dispariríon l'inexorable tribut a la mort
que la soumission impose, cimentant la nationalité par son sango Voila la raison
de sa rédemption par I'histoire ». Dans cette rédemption, «I'étude du poeme
qui I'a immortalisé », Martín Fierro occupe une place centrale puisque «tout ce qui
est proprement national trouve en lui son origine ». Ainsi, le vieux poeme de

49 - Ce terme était alors utilisé pour désigner les immigrants européens.


126 50 - LEOPOLDO LUGONES, Historia de Sarmiento, Buenos Aires, EUDEBA, [1911] 1960.
LE GAUCHO

Hernández et l'ensemble de la littérature gauchesque étaient rachetés, qui en


arriverent a occuper une place centrale dans la tradition culturelle. La construction
de cet archétype non contaminé par 1'immigration l' obligeait amodifier le caractere
racial de cette version purifiée de la réalité sociale: si le gaucho historique était
bien un métis, Martín Fierro, en revanche, était l'expression d'une « race her­
culéenne », car il avait triomphé la OU les conquistadors espagnols avaient échoué:
dans la lurte contre les Indiens pour le controle de la pampa. Ce gaucho supérieur
était surtout le gaucho umtor, le payador, « l'élément précieux de la nationalité »51.
Dans le meme temps, un autre intellectuel de premier plan formulait une
semblable posrure. Lorsqu'il assuma, en 1913, la premiere chaire d'Histoire de la
littérature argentine a la faculté de Philosophie et des Lettres de I'université de
Buenos Aires, Ricardo Rojas soutint une these destiné e a connaltre un tres large
succes: alors que, pour lui, le rerritoire et l'Étar étaient le « corps de la narion »,
la langue et la mémoire en étaient I'ame. Dans cette perspective, Martín Fierro en
arrivait a « etre pratiquement, pour la nation argentine, ce que représentaient la
Chanson de Roland et le Cantar del Mio Cid pour la France ou l'Espagne [... J, un
genre épique, de création collective, dont I'auteur fut notre peuple ». Dans un jeu
de représentations successives, Rojas postulait que le gaucho était I'expression de
la pampa (qui « a créé le type humain représentatif de son milieu»), comme le
payador symbolisait le gaucho. A la différence de Lugones, Rojas considérait que
le métissage avait produit une vertueuse sélection: l'Argentin aurait hérité les
vertus aussi bien de l'lndien (le sentiment du milieu naturel) que de I'Espagnol
(celui de la langue), en y ajoutant quelque chose qui lui est propre: le sentiment
de la liberté individuelle, qui « fut le trait épique du gaucho et la base naturelle de
notre démocratie ». La conclusion se voulait claire et précise: « Il y a, dans Jl1artín
Fierro, un type humain: le gaucho, et une action épique: la lutte du héros contre
son milieu. Ce milieu, c'est la pampa, c'est-a-dire le creuset de notre cace et le
berceau de notre narionalité.» Une trilogie mimétique était ainsi établie entre
Martín Fierro, le gaucho et l'Argentin, incompréhensible san s la pampa, véritable
« creuset de races »52.
Une cristallisarion décisive était ainsi opérée, et un archétype national
consacré par les représentants les plus illustres de I'élite intellectuelle. Divers
aspects de cette consécration doivent etre signalés. Premierement, il s'agissait
d'une véritable opérarion d'appropriation et de redéfinition élitiste d'une construc­
tion beaucoup plus complexe qui traversait les secteurs les plus divers de la culture
nationale. Cependant, il ne faudrait pas voir dan s cette opération les seuls effets
d'une manipulation. Au contraire, le mythe populaire, meme reformulé et trans­
formé d'en haut, obtenait une consécration officielle, ce qui contribua a son plein
épanouissement et facilita son acces a de nouveaux canaux de diffusion. De cette
maniere, sa capacité agglutinante, en tant qu'archétype identitaire, n'en était que
plus forte dans la mesure OU il érait dépouillé de tout moreirisme. Quelques indices

51 - LEOPOLDO LUGONEs, El payador, Caracas, Biblioteca Ayacucho, [1916] 1991.

52 - RICARDO ROJAS, Historia de la literatura argentina. Los gauchescos, Buenos Aires,

Losada, 1948, t. 1, p. 27.


127
RAÚL O. FRADKIN

suggerent que, apres 1913, le rythme, la profondeur et l'extension du mythe prirent


la forme d'une véritable propagation capillaire dans la société, jusqu'a imprégner
et saturer toute la culture argentine. Un bel exemple en est I'apre discussion
publique a son sujet et le changement d'attitude dans les milieux OU elle se déve­
loppait; si, en 1913, le débat autour de la proposition de Lugones s'était propagé
par le biais d'une enquete aupres des poetes et romanciers dans Nosotros, l'élégante
et raffinée revue culturelle, il se déploya, en 1926, dans les pages du quotidien
Crítica, et fut présenté comme une enquete sur «le bohémien de nos pampas: le
f{aucho [...] puisque Crítica est le journal gaucho du paysS3 ». L'expansion ultérieure
du créolisme en appelait aux plus modernes moyens de communication de mas se :
le nouveau journalisme, le cinéma 54, la radio, la publicité et les collections de livres
a bon marché 55.
En second lieu, les attributs et les filiations de I'archétype n'étaient ni uni­
voques ni homogenes, et sa capacité identitaire résidait justement dans les mul­
tiples significations auxqueIles le mythe donnait lieu. Ce fut également le cas
en 1924 d'une revue culturelle de l'avant-garde ultra'iste destinée a contester le
monopole de Nosotros dans le domaine esthétique. Ceci montre bien le róle central
de la « q uestion de la nationalité argentine » et la « surprenante vigueur» du créo­
lisme dan s ce débat 56 • II n'est pas surprenant que ce fUt la revue Martin Fierro qui
pro posa I'érection d'un monument a Hernández, et que I'un de ses membres,
Ricardo Güiraldes, obtlnt en 1923 le prix national de littérature, pour son Don
Segundo Sombra 57 , ~uvre qui représente le sommet de la stylisation de la figure du
gaucho comme fidele serviteur de son maltre.
L'un des meilleurs représentants de cette avant-garde esthétique, Jorge Luis
Borges, s'il déniait a Santos Vega tout caractere de vérité, ne se lassait pas de déplo­
rer, en des modes expressifs «gauchesques»: «Sa légende n'est pas telle qu'on
le croit. Il n'y a pas de légende en cette terre et aucun fantóme ne marche dans
nos rues. Voila notre flétrissure. Notre réalité vitale est grandiose, mais notre réalité
pensée misérable 58.» Pour lui, «au parfait symbole de la pampa, dont la figure
humaine est le f{aucho, s'ajoute avec le temps celui des faubourgs: symbole ina­
chevé ». Il évoquait un nouveau créolisme qui avait besoin d'un autre symbole pour
rendre compte d'une nouveIle réalité: « Buenos Aires, malgré les deux millions de
destins individuels qui la saturent, restera déserte et sans voix, tant qu'un symbole
ne I'habitera pas. La province, elle, est habitée: on y trouve Santos Vega et le

53 - SILVIA SAÍTfA, Regueros de tinta. El diario Crítica en la década de 1920, Buenos Aires,

Sudamericana, 1998, p. 299.

54 - ELlNA TRANCHINI, « El cinc argentino y la construcción de un imaginario criollista,

1915-1945 », Entrepasados, 18/19,2000, pp. 113-143.

55 - LEANDRO GUTIÉRREZ et LUIS A. ROMERO, Sectores populares y cultura política. Buenos

Aires en la mtreguerra, Buenos Aires, Sudamericana, 1995, pp. 45-68.


56 - CARLOS ALTAMIRANO et BEATRIZ SARLO, Ensayos argentinos. De Sarmiento a la van­
guardia, Buenos Aires, Ariel, 1997, p. 234.
57 - RICARDO GÜIRALDES, Don Sef(Undo Sombra. Edición critica (établie sous la dir. de
Paul Verdevoye), Madrid, Colección Archivos, t. 2, 1988.
128 58 - JORGE L. BORGES, El il1artín Fierro, Madrid, Alianza, 1998, pp. 13 et 16.
LE GAUCHO

gaucho Cruz et Martín Fierro, dieux en devenir. La ville continue d'attendre une
poétisation. » A un siecle de distance, un cycIe mythique se cIót, quand un autre
est pres de s' ouvrir.

Le gaucho. entre la Iittérature et I'histoire

Deux constatations s'imposent: d'un coté, ce fut la littérature, avant l'historio­


graphie, qui offrit les matériaux de cette construction mythique; de l'autre, cette
consécration ne rencontra pas d'emblée un consensus unanime, ni immédiat. Les
deux aspects sont intimement melés, et la place opaque occupée par l'historio­
graphie dans cette construction mythique l'atteste. Vers 1913, elle n'avait pas
encore commencé il. s'intéresser au theme du gaucho. Dans la perspective que nous
avons appelée : « la propagation capillaire du mythe », les manuels scolaires consti­
tuent sans doute l'un des indices les plus súrs. La revendication de la figure du
f(aucho apparaí't dans les livres destinés il. l'enseignement de la littérature, qui évo­
quent souvent le «héros de la pampa 59 ». Elle fut formulée par des auteurs qui
se rattachaient aux secteurs catholiques, lesquels, de cette maniere, diffuserent
une revendication déjil. esquissée par leurs prédécesseurs du XIXe siecle, tels
José M. Estrada et Pedro Coyena, auxquels ils se référaient. Dans les manuels
d'histoire, en revanche, le theme du gaucho n'appara!t pratiquement pas, au moins
dans les termes d'une revendication 60 • Ce sont surtout les livres de lecture pour
l'enseignement primaire qui contiennent des passages destinés aux enfants 61 • Cette
évidence suggere que l'exaltation scolaire de I'archétype fut une tache qui mobilisa
d'abord la littérature avant l'histoire et que son enseignement mit du temps il. se
charger d'un tel contenu.
Ceci ne fait que refléter le poids de la tradition historiographique du
XIXe siecle. L'association étroite qu'elle maintenait entre les figures du caudillo et
du gaucho explique non seulement ses difficultés pour accepter le mythe, mais
également pour participer de sa propagation. Pour ses « peres fondateurs », Bartolomé
Mitre et Vicente F. López, revendiquer le gaucho se limitait tout au plus il. faire
ressortir son role pendant les guerres d'indépendance sur la frontiere septentrio­
nale. Au-delil. de leurs différences, Mitre et López partageaient la meme aversion
pour les caudillos, et les seuls héros que tous deux proposerent comme archétypes
nationaux étaient les peres de l'indépendance, conception du héros historique
inconciliable avec la consécration du gaucho.

59 - ENRIQUE GARCÍA VELLOSO, Historia de la litteratura argentina, Buenos Aires, Angel

Estrada y Cía, 1914.

60 - MARTíN GARCÍA MEROU, Historia de la Reptíblica Argentina, Buenos Aires, Angel

Estrada y Cía, 1905.

61 - ELOY FERNÁNDEZ ALONSO, El Argentino. Antología de autores argentinos para 5° y 6°

grados, Buenos Aires, Kapeluz, 1931; OseAR TOLOSA, Voces del mundo. Libro de Inlura

para secto grado, Buenos Aires, Angel Estrada y Cía, 1934. 129
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RAÚL O. FRADKIN

Ultérieurement, au tournant du XX siecle, il y eut différentes tentatives pour


C

jeter les bases d'une histoire d'inspiration psychologique et sociologique. Celle-ci


ne pouvait pas etre non plus la voie de canonisation. Pour José María Ramos Mejía
par exemple, en 1899, la tyrannie de Rojas était un pur produit de ces foules, issues
des vieilles tribus indiennes auxquelles s'étaient melés les «gauchos métis aussi
sauvages qu'elles et sans rapport avec l'Européen pur, introduit par la conquete 62 ».
De leur coté, d'autres tentaient de décrypter les codes de la nationalité et du mode
de vie argentins : Juan A. García les trouvait dans les sentiments comme la loyauté
et le culte du courage 63 ; Carlos O. Bunge identifiait la paresse, la tristesse, le
mensonge et l'arrogance comme des maux provoqué s par la dégénérescence du
métissage 64 , une cié qui lui permettait aussi bien d'expliquer le caudillisme que
de définir l'Argentin, de sorte que, pour lui, «les deux figures les plus mélanco­
liques que je connaisse, apres I'lndien Pampa, sont le paysan russe et le gaucho
argentin ». Celui-ci était ainsi «un mélange d'Andalou, d'Arabe et d'lndien ».
L'historiographie était tres loin, vers 1913, de pouvoir fonder une opération
comme celle proposée par Lugones et Rojas depuis la littérature; elle aurait dG
pratiquement renoncer il toute la tradition dont elle était issue. Certains s'y
essayerent néanmoins, qui durent pour cela proposer une image du gaucho compa­
tible avec cette tradition historiographique. Il est intéressant de constater que
I'entreprise fut mise en reuvre par des auteurs il mi-chemin entre les deux
domaines, qui commen~aient seulement il se séparer I'un de l'autre. Le plus impor­
tant est sans doute Martiniano Leguizamón qui, déjil en 1910, considérait Martín
FiefTo comme « le premier et unique poeme national né de cette terre 65 » et repre­
nant les traits du nativisme, approche fondée sur l'empathie et le pittoresque,
guidé par le souci supérieur de dévoiler «ce mystere humain incarné dans la noble
figure du gaucho ". L'importance de Leguizamón tient en ce qu'il occupe une
position charniere entre le traditionalisme littéraire et la nouvelle historiographie
professionnelle en voie de formation. Il avait publié en 1898 Calandria, comedia de
costumbres campestres (un drame éloigné et a l'opposé de toute tentation de morei­
risme) et un roman ruraliste, en 1900, Montaraz, romance histórico del año XX. Nostal­
gie, esthétisme et revendication sont des termes qui définissent bien le regard que
Leguizamón porte sur le «légendaire centaure 66 ». Valorisant la contribution de

62 - JosÉ MARÍA RAMOS ME}ÍA, Las multitudes argentinas, Buenos Aires, Secretaría de
Cultura de la Nación/Editorial Marymar, [1899] 1994.
63 - JPAN A. GARCL<\, La ciudad indiana, ALPE, [1900] 1953.
64 - CARLOS O. BUNGE, Nuestra América, Buenos Aires, Fraterna, [1903] 1994.
65 - MARTI"iIANO LEGUIZA'VIÓN, De cepa criolla, Solar/Hachette, [1908] 1961.
66 - Leguizamón n'est pas une figure marginale des milieux historiographiques de
l'époque: il eut un róle important dan s la Junta d'histoire et de numismatique (:'1 partir
de 1938:'1 l'Académie nationale d'histoire), était membre de la Société des américanistes
et correspondant de I'Académie royal e d'histoire de Madrid. Dans ses écrits, il en appe­
lait a ses souvenirs de la Province de Entre Ríos mais ses sources principales étaient
les écrits des voyageurs étrangers, les textes fondamentaux de la culture argentine
(parmi lesquels ceux de Sarmiento et de López) et la littérature gauchesque, a laquelle
130 il assignait le sens nouveau et érudit de document sur la vie des gauchos.
LE GAUCHO

Ascasubi 67 , il favorisa son adoption par l'historiographie académique et le pouvoir:


le gaucho troubadour contre le dictateur Rosas! Ainsi pouvait-il séparer et opposer
la figure du gaucho de celle du tyran et proposer un point de méthode, proclamant
que les vers du poete sont « un document historique de la plus haute importance »
et «un tableau vivant de la vie rurale dans les estancias de la pampa a la fin du
XVIlI e siecle et au début du XIX" siecle ». Littérature et histoire fusionnaient pour
donner naissance a un seul discours, et aucune distance ou médiation n'étaient
établies entre le texte et son contexte. II n'est pas inutile de rappeler que le
propos, les sources et les affirmations de Leguizamón furent ceux qui dominerent
I'historiographie argentine sur le gaucho pendant de nombreuses décennies. Ou,
pour le dire autrement, I'historiographie adopta les approches, les themes et les
criteres de validité de la littérature pour inclure peu a peu le gaucho dans son
panthéon. Ainsi est-ce la littérature qui joua le róle central dans le processus de
production culturelle: elle devan¡;:a l'histoire, lui en fournit meme la signification
ainsi que les thématiques ; surtout, elle instaura un c1imat intellectuel favorable a
sa production comme a sa réception.
L'empreinte de la littérature sur I'historiographie se lit des I'énoncé de la
question: «le» gaucho et non pas « les» gauchos. L'usage quasiment exclusif du
singulier pendant la plus grande partie du Xxe siecle 68 ne souffre que de rares
exceptions. La forme elle-me me de I'énoncé, l'invocation pourrait-on dire, avait
deux finalités complémentaires: faire référence a un héros individuel et mettre en
valeur les principaux traits qu'on lui attribuait, I'individualisme et la solitude. Ce
fait est d'autant plus marquant que c'était un poeme qui était considéré comme
l' expression la plus achevée de cet archétype. Ainsi, tant pour la littérature et
I'historiographie que pour I'immense majorité des Argentins (qu 'ils soient descen­
dants de natifs ou, de maniere plus marquée encore, issus des migrations), Martín
Fierro est le gaulho par excellence. Les figures littéraire et historique entretiennent
un rapport mimétique au point d'etre quasiment identifiées l'une a I'autre dan s la
conscience collective. La solution qu'offrait cette identification était en phase avec
la stratégie littéraire traditionaliste mise en marche pour redéfinir le contenu de
la nation; elle en était le ca::ur. Ainsi, avant meme que des travaux érudits sur
I'histoire des gauchos ne fussent entrepris, les concJusions étaient déja disponibles.
Cette revendication au moment du centenaire de I'indépendance - meme
si elle ne fut pas formulée dans une version esthétisante et idéalisée - était inscrite
dan s le présent, et elle cherchait a redéfinir le passé. D'un cóté, elle visait a accorder

67 - MARTINIANO LEGlTIZAMÓN, El trovero gauchesco, Buenos Aires, Peuser, 1922.


68 - Ce singulier apparalt dans les ocuvres classiques argentines : EMILIO CON!, ~"j gaucho.
Argentina-Brasil-Uruguay, Buenos Aires, Solar/Hachette, [1945)1969; RICARDO RODRÍGUEZ
MOLAS, Historia social del gaucho, Buenos Aires, Maru, 1968; GASTóN GOR!, La pampa
sin gaucho, Buenos Aires, AUDEBA, 1986; NORBERTO RAS, El gaucho y la ley, Monte­
video, Carlos Marchesi Editor, 1996.11 marque également l'historiographie uruguayenne :
FERNAKDO A'iSllNQAO, Historia del gaucho. El gaucho: ser y quehacer, Buenos Aires, Clari­
dad, 1999, qui commence son étude par un poeme intitulé «El gaucho. Héroe de
América»: «Connaltre le gaucho c'est poser la main sur la poitrine nue de la Patrie,
c'est sentir directement le battement de son cocur. » 131
RAÚL O. FRADKIN

une place nouvelle aux mas ses dans une conjoncture historique incertaine et leur
offrait un modele identitaire qui fUt en meme temps un modele de conduite sociale.
De I'autre, il était nécessaire de construire un mythe national qui fUt une narration
différente de I'épopée des peres de la patrie et de l'État, motif qui dominait alors
I'historiographie mais était incapable de jouer ce role.
Cependant, la consécration ne s'effectua pas dans un vide symbolique et
discursif. Au contraire, I'atteindre au début du xx e siede impliquait de concurren­
cer une autre construction mythique, alors fort avancée quoique encore inachevée:
celle qui était centrée sur le culte des héros de I'indépendance, présentés comme
les véritables peres fondateurs de la nationalité argentine, et de la rendre complé­
mentaire de celle-ci. Mais la nécessité elle-meme rendait évident que le fait que
la « pédagogie des monuments » postulée par Ricardo Rojas vers 190069 était insuf­
fisante et devait etre enrichie d'un symbole qui offrí't une incarnation populaire
du sentiment nationaFo. C'était également une réponse a des processus que I'élite
culturelle risquait de ne plus pouvoir controler. L'opération fut couronnée de
succes au point de s'enraciner profondément autant dans la conscience populaire
que dans la tradition culturelle argentine.
Que le choix ait échu a la figure du gaucho renvoie au type de mythologie
diffuse que connaissent les sociétés modernes et qui exprime la profonde conti­
nuité entre mythe, légende, épopée et littérature moderne, et tout particulierement
a la survivance des archétypes mythiques dans le roman populaire et la poésie
Iyrique. Dans cette perspective, la mythologie ne doit pas etre considérée comme
une tradition inerte, immuable - une survivance. Au contraire, « sélective 71 », elle
s'adapte a la modernisation et constitue une réponse a ses défis. Pour exister en
tant que mythe, le gaucho dut intégrer une fonction pédagogique (l'école n'étant
que I'un des mécanismes de sa diffusion) et en appeler aux moyens de communi­
cation les plus modernes et les plus efficaces; et c'est par cette pratique d'une
pédagogie social e qu'il acquit I'attribut de paradigme qui se reproduit depuis lors.
Malgré le role notable que jouerent un certain nombre d'intellectue!s dans
cette opération, I'archétype mythique du gaucho ne peut etre pensé a partir de
la seule analyse d'un nombre limité d'auteurs; il est en fait un produit social
complexe, a la formulation duque! participerent de nombreux acteurs, comme de
ses énonciation, interprétation et appropriation. Processus ouvert, jamais dos ou
totalement cristallisé, il a su revetir bien des significations, me me contradictoires.
Deux exemples le prouvent aI'envi. En 1939, I'assemblée législative de la Province

69 - RICARDO ROJAS, La restauración nacionalista. Crítica de la educación argentina y bases


para una reforma en el estudio de las humanidades modernas, Buenos Aires, A. Peña Lillo
editor, [1909] 1971.

70 - Cene nécessité avait suscité des 1889 la consécration du «Noir Falucho» comme

héros mythique de l'indépendance; voir LILIA A. BERTONI, Patriotas, cosmopolitas y


nacionalistas. La construcción de la nacionalidad argentina a fines del siglo XIX, Buenos Aires,
FCE, 2001, pp. 289-292. De semblables phénomenes imerviennem alors en Espagne:
CARLOS SERRANO, El nacimiento de Carmen. Símbolos, mitos y nación, Madrid, Taurus, 1999.
71- RAYMOND WILLIAMS, Marxismo y lilteratura, Barcelone, Ediciones Península, 1980,
132 p. 137.
LE GAUCHO

de Buenos Aires proclama officieJIement le jour de la naissance de Hernández


comme «Jour de la tradition» 72; que!ques années plus tard, la décision fut adoptée
par le gouvernement national. Et, parmi les multiples figures de gauchos - mythiques
ou réeIles - qui obtinrent la reconnaissance populaire, on peut signaler celles qui,
te! «le gauchito Gil », furent et sont vénérées, voire sanctifiées 71 •

Tout mythe est un récit, et tout récit est un mythe. Mais il n'existe pas de
textes sans contexte: ce!ui aI'intérieur duque! s'inscrit I'émergence de la littérature
gauchesque fut défini par les guerres de l'indépendance et son corrélat de mobilisa­
tion et politisation rurales; ce!ui des premieres formulations du mythe, par la figure
omniprésente des mudillos. Le contexte de sa consécration littéraire, dans les
années 1870, était déterminé par la profonde transformation de I'agriculture de
la pampa, l'impérieuse question de la frontiere et les problemes poli tiques du
recrutement militaire et de I'ordre politique dans les campagnes. En revanche,
ce!ui de la reconfiguration du mythe en 1913 était déterminé par la question de la
nationalité face a la vague migratoire et les tentatives de la définir autour de I'idée
de tradition. Les textes sont produits dans un contexte qui leur donne sens, mais
ils sont lus dans d'autres, qui renouvellent leur signification. En d'autres termes,
et comme le disait Jorge Luis Borges bien avant le «Tournant critique» : « La vie
n'est pas un texte mais un mystérieux processus 74 • »

RaúlO. FradkiJt
Universidad nacional de Lujtin/Universidad de Buenos Aires

Traduit par Jacqucs Poloni-Simard

72 - JULIO DÍAZ USANDlVARAS, Folkore y tradición. Antología argentina, Buenos Aires,

Raigal, 1953, pp. 15-20.

73 - Ff:LlX COLUCCIO, Cultos'y canonizaciones populares de Argentina, Buenos Aires, Edi­

ciones del Sol, 1986; HUGO CHUMBITA, Jinetes rebeldes. Historia de! bandolerismo social en

la Argentina, Buenos Aires, Vergara, 2000, pp. 211-246.

74 - JORGE L. BORGES, El Martín Fierro, op. cit., p. 91. 133

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