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ÉDITIONS DE L'ÉCOLE
DES HAUTES ÉTUDES
EN SCIENCES SOCIALES
Diffusion
ARMAND COLIN
...
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Centaures de la pampa
Le gaucho, entre I'histoire et le mythe
Raúl O. Fradkin
Au début du xx· siecle, le gaucho fut élevé au tout premier rang des symboles du
panthéon national argentino C'était lui faire subir une véritable mutation: de figure
délictueuse, il devenait un archétype. Cette métamorphose, comme sa rapide et
profonde consécration dan s I'imaginaire social, fut le fruit d'un processus socio
culture! complexe, aux voies multiples et ponctué d'étapes nombreuses, a travers
lesquelles la société argentine tenta de trouver une réponse a la question de ses
origines. Pour ce!a, fut convoqué un mythe littéraire qui offrait un modele exem
plaire de conduite a une société en proie a de profondes et brutales transformations.
Dans cette perspective, il faut reconnaltre une homologie fonctionnelle entre
les systemes éducatifs et les moyens de communication modernes, d'un coté, et les
récits mythiques, de l'autre, qui se traduit par la conversion de certains personnages
historiques en des symboles identitaires et des modeles de conduite 1•
Le matériau qui servit de référence a cette construction fut la littérature dite
«gauchesque », mais, pour qu'une telle opération füt possible, sa perception et
sa valorisation par l'élite culturelle durent etre sensiblement modifiées: née aux
marges du systeme culture! dominant, elle fut progressivement reconnue comme
l'expression par excellence de la tradition nationale. Les spécialistes de ce genre
littéraire s'accordent pour en déterminer la date de naissance: malgré que!ques
précédents coloniaux - les plus anciens remonteraient aux années 1770 -, il aurait
émergé pendant les guerres d'Indépendance. Une premiere étape (entre 1810 et
1 - MIRCEA ELlADE, Mitos, sueños y misterios, Buenos Aires, Compañía General Fabril
2 - ANGEL RAMA, Los gauchipolíticos rioplatenses, Buenos Aires, CEAL, 1982; EDUARDO
S - JosÉ EMILIO BURUCÚA et FABIÁN CAMPAGNE, « Los países del Cono Sur », in
A. ANINO, L. CASTRO LEIVA et F.-X. GUERRA, De los imperios a las naciones: Iberoamérica,
11 O Saragosse, Iber-Caja, 1994, pp. 349-381.
LE GAUCHO
Il faut noter avant toute chose qu'il est impossible d'affirmer avec certitude, au
moins jusque dans les années 1860, que le terme gaucho fue celui utilisé par les
paysans pour se désigner eux-memes. Ce probleme renvoie directement a la
7 - MARC BLOCH, Apologie pour I'Histoire ou iylétier d'historien, Paris, Armand Colin, 1949.
RAÚl O. FRADKIN
question des sources susceptibles de nous donner a entendre la voix des secteurs
ruraux subalternes. Écartée la possibilité selon laquelle la littérature gauchesque
puisse nous la rendre direectement accessible, il faut confronter celle-ci avec la
documentation disponible. Alors que la plupart des récits de voyageurs étrangers
y font abondamment référence, le terme gaucho apparaít peu dans les autres séries
documentaires, si ce n'est dan s un sens péjoratif: les ruraux préféraient se qualifier
de « paisanos» ou de « fils de la terre » (hijos de la tierra). Il est quasiment impen
sable que le terme apparaisse dans les sources judiciaires, étant donné la criminali
sation a laquelle donnait lieu cette figure sociale, qui invitait a éviter I'usage du
terme. De meme, il est pratiquement absent des roles d'habitants (padrones), alors
qu 'il faisait partie de la terminologie utilisée par les autorités qui les comman
daient 9 . Bien plus, les recherches ont montré, sur la base de cette documentation,
que l' « idéal-type » que dessine la littérature : hommes a cheval, solitaires et erran ts,
ne représentait qu'une proponion réduite de la population rurale 10.
Dans un contexte de pénurie de main-d'reuvre, on assiste, du début du
xvm e siecle jusqu'a la grande vague d'immigration européenne des années 1870,
a un lent et continu processus de peuplement et de colonisation de la pampa aux
dépens des sociétés indigenes. Cette populatíon jeune, ces familles nucléaires de
taille réduite provenant des provinces de l'intérieur étaient attirées par l'acces
facile a la terre ll . Composée de petits cultivateurs et éleveurs, la société agraire
de la pampa était loin de correspondre au lieu commun du gaucho que I'on a
construit. Sauf dans les secteurs de colonisation récente, OU s'établissait la grande
propriété, la forme la plus caractéristique du domaine était un établissement de
taille moyenne qui, autour de I'unité domestique, associait d'autres travailleurs:
esclaves, péons permanents et temporaires, agregados, etc. 12. Telle était la situation
sociale de pan et d'autre du Río de la Plata au début du XIX siecle, alors que la
C
tradition littéraire, forgée au milieu du siecle, considéra cette période comme l'áge
d'or du gaucho. Et cette hétérogénéité socio-économique ne disparut pas, malgré
la formation d'un puissant groupe de grands propriétaires de terre et de bétail a
partir des années 1810.
9 - Provincia de Buenos Aires, Registro estadístico del Estado de Buenos Ains, 2e semestre
10 - Jos~: LUIS MORE:--JO, «Gauchos et peones du Rio de la Plata. Rét1exions sur l'histoire
rurale de I'Argentine coloniale », Annales HSS, 50-6,1995, pp. 1351-1360; JUAN CARLOS
pp. 75-105; ID., «Mucha tierra y poca gente: un nuevo balance historiográfico de la
historia rural platense (1750-1850) ", Historia agraria, 15, 1998, pp. 29-50.
Aires del siglo Xvlll,,> Boletín del Instituto de historia argentina y ameriawa Dr. Emilio
Ravignani, 11, 1995, pp. 39-64.
JORGE GELl\fAN, Campesinos y estancieros. Una re¡;ión del Río de la Plata a fines de la época
c%nial, Buenos Aires, Editorial Los Libros del Riel, 1998. (On entend par a¡;regado tome
11 2 personne hébergée sous le meme toit san s qu'existe nécessairement un lien de parenté.)
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LE GAUCHO
13 - Voir "justice et sociétés rurales », Études rurales, 149-150, en particulier les artides
Aires (xvme_xIXe siec1e) ", pp. 99-110; JORGE GELMAN, «justice, état et société. Le réta
1995.
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RAÚL O. FRADKIN
Gaucho alzado: qui va par la campagne, mais solitaire et toujours sur ses gardes.
Gaucho neto: homme errant, sans attaches ni domicile, souvent poursuivi par la justice
pour quelque erime ou par I'autonté militaire pour désertion, qui ne fait que se dédier
aux ferrades, ou marquage du béta;l, foires de ehevaux, tavernes et maisons de jeux d'un
Gauchipolítico: gaucho qui prétend éehappera son milieu et quí, alors qu 'il est ignorant,
se pique de politique avec fatuité, paree que la fortune luí a conféré quelque bien, paree
que le hasard ou la faveur I'a pIad dans un emploi pour lequel il n'est pas fait.
camilucho était d'un usage fréquent dans le nord de l'Argentine, alors que güazo (ou
huaso) l'était plutót dans l'ouest et au Chili.
17 - Expressions citées par FÉLIX WEIMBERG, La primera versión del "Santos Vega» de
Ascasubi. Un texto gauchesco desconocido, Buenos Aires, Compañía General Fabril Editora,
114 1974, p. 99.
LE GAUCHO
de laquelle il se rangera toujours, meme contre son gré », exerce des professions
variées (Iaboureur, charretier, manadier, bouvier, péon) et, souvent, fut soldat.
L'autre est le gaucho pur ou « créole errant », joueur, querelleur, ennemi de toute
discipline, qui fuit le service (militaire) quand c'est son tour, cherche refuge parmi
les Indiens quand il commet un crime ou rejoint les rebelles quand ils approchent;
cet homme « aime la tradition, hait I'étranger, s'engage a travailler pour les ferrades,
fit partie de quelque contingent mais, des qu'ille pouvait, prenait la fuite ». Cette
opposition est résumée en une phrase: « Le premier est fédéraliste, le second n'est
rien », ou, de maniere plus suggestive, « le premier constitue la base sociale de
l' Argentine; le second est en passe de disparaí'tre 18 ».
Majgré les différences, un élément commun est facilement perceptible: le
gaucho neto est associé a la désertion militaire ou, pour le dire d'une autre maniere,
a la résistance au recrutement forcé des paisanos. Un deuxieme élément est égale
ment notable: la signification du terme est inséparable de l'intégration de la pay
sannerie dans la lutte poli tique. On peut aussi noter un troisieme élément: dans
la construction de l'idéal-type, I'image du gaucho neto l'a emporté sur celle du
paisano gaucho, au point de nous faire oublier que c'est celui-ci qui constituait la
« mas se sociale argentine ». Enfin, ces définitions permettent d'envisager comment
la question était abordée au XIXe siecle, par I'établissement de barrieres infranchis
sables entre les figures sociales idéales. Le stéréotype ne faisait référence en fait
qu'a un seul type particulier. Mais il y a un autre aspect que I'on doit considérer:
« Mansilla signale que, pour ceux qui vivent au cocur des grandes agglomérations,
[oo.] le gaucho est un etre idéal ». Ce processus, au départ diffus et fragmentaire,
fait partie de ce que I'on appellera la matrice romantique, dont I'origine est plus
anClenne.
La plus marquante présentation du gaucho fut cependant celle qu'élabora
Domingo F. Sarmiento en 1845 dans Facundo. Civilización y barbarie. Depuis leur
exil a Montevideo ou a Santiago du Chili, les jeunes intellectuels de la génération
romantique chercherent de différentes manieres a rendre compte de la réalité
et développerent un sens croissant de la nationalité. C'est en référence a celui-ci
que I'on doit situer leurs conceptions de ce qui était de plus en plus présenté
comme le «gaucho argentin ». Elle s'organise autour de quelques notions c1és:
l'influence du milieu (la pampa) et I'idée de race (le métissage) qui donnerent
naissance a un mode de vie « barbare» particulier; dans sa lutte courageuse et
solitaire dan s I'immense pampa, le gaucho, et a travers lui l'ensemble de la popula
tion des campagnes, a développé des traits spécifiques, parmi lesquels l' « arro
gance », considérée comme « I'origine de la fierté nationale des c1asses infé
rieures », « le penchant pour la paresse » et une incapacité industrieuse. Le monde
social fut observé a I'aide de ce prisme, et la pampa, elle-meme promue au rang
de personnage a part entiere, devint le lieu primordial d'un age héro'ique. II n'est
pas étonnant que Sarmiento appelat Facundo « mon Odyssée» et ce n'est pas pour
18 - LUCIO V. MAl\SILLA, Una excursión a los indios ranqueles, Buenos Aires, Centro Editor
de América Latina, [1872?] 1967, t. 11, pp. 83-85. 11 5
RAÚL O. FRADKIN
rien qu'il s'identifia avec Fenimore Cooper et deux de ses romans: Le dernier des
Mohicans et La prairie. L'analogie ne peut etre plus claire ...
Et pourtant, Sarmiento ne connut la pampa et ses gauchos qu'apres son retour
a Buenos Aires avec les troupes qui renverserent Juan Manuel Rosas en 1852 19•
On a pu récemment mettre en lumiere le réseau de textes dan s lesquels Facundo
s'inscrit: dictionnaires géographiques, récits de voyageurs étrangers, auteurs de la
génération romantique et toute une série d'informations fondées sur des sources
orales et journalistiques. Lui-meme reconnaissait sa dette et ceci permet de recons
truire I'itinéraire qui aboutit a la formulation du mythe: la poésie gauchesque,
certains auteurs romantiques ou les peintres ruralistes chez qui il voyait « l' origine
de cette littérature fantastique, homérique, de la vie du gaucho» et, a leurs cotés,
les muletiers de «San Juan» et les soldats des guerres civiles 20.
Facundo peut etre considéré comme le texte qui condense la vision la plus
globale. L'odyssée de Sarmiento évoque un age digne d'Homere, et son héros,
Facundo, détient un secret que le récit va révéler. Dans cette perspective, gaucho
et caudillo sont des figures indissociables. On n'insistera jamais assez sur l'influence
de Sarmiento dans I'élaboration de I'imaginaire social sur le gaucho. Cette approche
extérieure, qui vaut pour les voyageurs étrangers comme pour les inteIlectuels
créoles, ne définit pas seulement le role social de ceux-ci 21 , mais correspond aussi
a une certaine fac;on d'appréhender les choses, a une nécessité d'ordonner le chaos
pour le comprendre. Il ne permet qu'une typologie incertaine: le gaucho est avant
tout un « type humain », particulier, unique et original, dont la richesse s'exprime
par le moyen de toute une palette de caracteres: le vagabond «< tous les gauchos
de l'intérieur [le] sont»); le guide «< un gaucho grave et réservé»); le mauvais
gaucho «< un personnage de certaines localités », dont « le nom est craint », prononcé
« sans haine et presque avec respect », un « personnage mystérieux» dont les hauts
faits sont chantés par les « poetes des alentours»); et, enfin, son expression ultime:
le «gaucho chanteur », le payador (c'est le barde, le poete, le troubadour du Moyen
Áge », qui «va de district en district », « chantant les héros de la pampa, poursuivis
par la justice », et «n'a pas de résidence fixe»). Ainsi Sarmiento peut-il affirmer
que « le peuple argentin est naturellement poete » et qu'il y a dans les campagnes
une poésie «populaire, nai"ve et négligée du gaucho », ajoutant que ce peuple était
. ..
aUSSI mUSlClen.
On n'a pas toujours suffisamment noté que la typologie de Sarmiento
référence obligée pour toute étude sur le gaucho - était loin d'etre exhaustive.
Sarmiento lui-meme indique que, «a ces types originaux, I'on pourrait en ajouter
bien d'autres, tout aussi curieux et locaux », mais, comme ille note lui-meme: « Il
les aurait indiqués si, a I'instar des autres, ils avaient la capacité de révéler les
22 - JI s'agir d'un groupe disparate, parmi Iesquels on trouve des artisres anglais (William
suisses (Adolfo Merhfessel), mais aussi natifs (Carlos E. Pellegrini Carlos Morel,
Prilidiano Pueyrredón, Juan L. Camaña). Voir BONIFACIO DEL CARRIL, Elgaucho a través
23 - RICARDO RODRÍGUEZ MOLAS, Historia social del gaucho, Buenos Aires, Maru, 1968,
pp. 319-323.
24 - F. WEINBERG, La primera versión..., op. cit., p. 10; MANUEL MU]ICA LAINEZ, Vida de
25 - Voir RICARDO ROJAS, Historia de la literatura argentina. Los gauchescos, Buenos Aires,
26-Santos Vega o Los Mellizos de la Flor. Rasgos dramáticos de la vida del gaucho en las
Dupont, 1872.
LE GAUCHO
Lorsque de nouvelles roces et de nouvelles choses auront couvert notre territoire; que les
types poétiques de notre vie actuelle auront disparo, remplads par de nouvelles entités et
par I'invasion des habitudes et intérfts de la vie civile et industrieuse; que nos déserts
et I'homme de nos déserts - comme les chasseurs et les troppeurs de Cooper - auront ddé
la place a I'activité matérielle soutenue de notre grondeur a venir, les tableaux et croyances
de Ascasubi seront sans conteste la source, les antécédents homériques de notre future
littérature nationale et, dans ce {odre, immense est la valeur historique alaquelle, croyons
nous, est réservé ce nom 28•
y bailes nativos, Buenos Aires, Compañía Sud Americana de Billetes de banco, 1916,
pp. 13-14.
Asalto, 1996. 11 9
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RAÚL O. FRADKIN
dan s El Río de la Plata. Bien que poétique elle aussi, il proposait une autre image
du gaucho. Dans une lettre 11 son éditeur, en 1872, il écrivait: «Ne lui refusez pas
votre appui, vous savez bien tous les- abus et toutes les disgraces dont est victime
cette classe déshéritée de notre pays. [... ] Gaucho est le terme par lequella société
désigne le "fils de nos campagnes", et ses disgraces [... ] sont celles de toute la
classe social e 11 laquelle il appartient. » Que se proposait-il dans son Martín Fierro?
« Présenter une figure qui personnifie le caractere de nos gauchos et condense le
mode de vie, les fa¡;;ons de sentir, de penser et de s'exprimer qui lui sont propres
[... ], cette figure originale de nos pampas, si mal connue paree qu'elle est difficile
11 étudier, jugée si souvent de maniere erronée, et qui, 11 mesure que progresse la
civilisation, est en passe de disparaí'tre completement 35 .» De telles affirmations
ont donné lieu aux interprétations les plus variées. La plus pertinente est certaine
ment celle de Tulio Halperín Donghi qui souligne la capacité de Hernández 11
«regarder l'Argentine ave e les yeux de ces parias », perspective qui ne faisait pas
l'unanimité parmi les élites. Vers 1877, l'acception courante de gaucho était, selon
José María Jurado, synonyme de «déserteur ou simplement de vagabond 36 ».
Si le poeme était centré sur les mésaventures d'un gaucho errant, il contenait
une série de références éparses sur la vie des paysans-pasteurs. Dans un récit
empreint de nostalgie, Martín Fierro dit de lui qu'il est né dans une estancia, qu'il
a d'abord été péon avant de fonder un foyer sur des terres affermées, avec sa
chaumiere, sa manad e de chevaux et sa bergerie, se louant parfois pour travailler
dans une autre estancia. Mais c'est l'État qui est 11 l'origine de la «disgrace» de
Fierro et de sa conversion en un «gaucho rebelle », apres avoir été enrolé de force
par le juge de paix qui l'envoya dans l'un des fortins situés sur la frontiere avec
les Indiens. Destin funeste qui n'avait pour alternative que la désertion, la révolte
contre les autorités et la fuite de l'autre coté de la frontiere. Et c'est le vérisme du
récit qui, quoique romancé, explique le succes populaire de l'ceuvre.
Cette perspective critique est notablement atténuée dans la seconde partie
de l'ceuvre, La vuelta de Martín Fierro, publiée en 1879, OU domine un ton morali
sateur, au point qu'elle fut considérée comme «le grand texte didactique de la
littérature argentine 37 ». Mais, dans le meme temps, Eduardo Gutiérrez donnait le
coup d'envoi, dans les colonnes de La Patria Argentina, 11 un nouveau cycle qui
allait rencontrer un profond et durable écho populaire. Ses feuilletons, dont le plus
célebre, intitulé Juan Moreira 38 , parut entre 1879 et 1880, faisaient partie d'une
rubrique intitulée « Drames policiers ». L'auteur s'inspirait de faits réels - comme
dans le fameux Hormiga negra - et accentuait ainsi l'illusion vériste du genre. Par
35 - JosÉ HERNÁNDEZ, Vida del Chacho y otros escritos en prosa, Buenos Aires, CEAL, 1967,
pp. 35-37.
36 - TULlo HALPERÍN DONGHI, José Hernándezy sus mundos, Buenos Aires, Sudamericana,
37 - JOSEFINA LUDMER, El género gauchesco. Un tratado sobre la patria, Buenos Aires, Sud
38 - EDUARDO GUTIÉRREZ, Juan Moreira, édité par Alejandro Laera, Buenos Aires, Perfil
42 - SANTIAGO ALBERT BILBAO, «Las comparsas del carnaval porteño », Cuadernos del
que lors des fetes du carnaval (De Buenos Aires al Gran Chaco, Buenos Aires, Hyspamerica,
t. 1, 1988, p. 118).
45 - EDUARDO ROMANO, Sobre poesía popular argentina, Buenos Aires, CEAL, 1983,
p.42.
LE GAUCHO
avaient partagés depuis les années 1880, ainsi qu'avec les déceptions et les craintes
générées par l'immigration européenne massive. Cela suscita des réactions mul
tiples et, entre autres, une lente réévaluation de l'héritage culturel hispanique.
Vilipendé par l'élite libérale du XIX" siecle, cet héritage fut progressivement revalo
risé par certains groupes de l'élite lettrée, et la manifestation symbolique de ce
changement fut la suppression des invocations les plus ouvertement anti-espagnoles
de I'hymne national. Mais il se manifestait également une forte ten dance a le
sauvegarder et a en faire le noyau structurant de la tradition, et celle-ci le lieu
d'une reformulation du concept de nation. Une autre voie d'idéalisation et de
revendication du gaucho pointait. La vision de Ernesto Quesada est significative a
cet égard. Alors qu'il rejetait violemment le moreirisme, il attribuait au gaucho une
origine andalouse et mettait en avant sa condition de chrétien. Cette perspective
est similaire acelle de Miguel Unamuno, pour qui le gaucho est« une figure profon
dément espagnole» et Martín Fierro « le chant du combattant espagnol qui, apres
avoir planté la croix a Grenade, est parti pour I'Amérique au service de la croisade
en faveur de la civilisation et pour ouvrir le chemin dans le désert. C'est la raison
pour laquelle son chant est imprégné d'hispanismes: espagnole est sa langue,
espagnoles ses tournures, espagnoles ses maximes et sa sagesse ». La conclusion
de Quesada était sans appel: «Les gauchos argentins, en somme, ne sont rien
d'autres que les Andalous des XVI" et XVII e siecles, transplantés dans la pampa. »
D'une maniere précise, commen9ait a se dessiner un nouveau décor: la pureté du
gaucho était l'expression de sa «race ». La formule poétique et mythique: « Le gau
cho est un centaure », offrait, quant a elle, un modele de conduite: «Rien n'est
plus sympathique que le véritable gaucho; nul n'est plus noble, fidele, vaillant et
avisé: c'est le compagnon dévoué a son maitre, qui peut se reposer sur lui sans
crainte, mais il faut le traiter avec tout le respect que l'on doit a un homme libre
et altier.» Ainsi, avec cette nouvelle conception, le Martín Fierro exprimait «la
véritable épopée de la race gaucho o>, alors que, pour Gutiérrez, c'était l'apotre des
gauchos rebelles 47 •
Cette critique sans concession du moreirisme, qui traverse les analyses lin
guistiques ainsi que la critique littéraire ou théiitrale, était aussi une réponse a
d'autres invocations de I'image du gaucho rebelle. Entre mars 1904 et février 1905,
le journal anarchiste La Protesta publia un supplément littéraire coordonné par
Alberto Ghiraldo; il avait pour nom Martín Fierro, et Ghiraldo y publia «El matrero»
et « Santos Vega en la cárcel »48. Ce créolisme anarchiste inversait et contestait les
éléments mythiques formulés depuis l'élite. Ainsi, Delio Sánchez, dans un texte
intitulé «Tradición », prodamait: «Je suis créole, je suis né sur cette terre: j'ai
dans mes veines le sang indien, hérité des siecles passés. » De maniere analogue,
ces auteurs s'appropriaient la figure du payador dans des milongas quí donnaient
une image anarchiste du pauvre Chilien et du gaucho du Rio de La Plata.
48 - HECTOR CORDERO, Alberto Ghiraldo, precursor de nuevos tiempos, Buenos Aires, Clari
53 - SILVIA SAÍTfA, Regueros de tinta. El diario Crítica en la década de 1920, Buenos Aires,
gaucho Cruz et Martín Fierro, dieux en devenir. La ville continue d'attendre une
poétisation. » A un siecle de distance, un cycIe mythique se cIót, quand un autre
est pres de s' ouvrir.
grados, Buenos Aires, Kapeluz, 1931; OseAR TOLOSA, Voces del mundo. Libro de Inlura
para secto grado, Buenos Aires, Angel Estrada y Cía, 1934. 129
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RAÚL O. FRADKIN
62 - JosÉ MARÍA RAMOS ME}ÍA, Las multitudes argentinas, Buenos Aires, Secretaría de
Cultura de la Nación/Editorial Marymar, [1899] 1994.
63 - JPAN A. GARCL<\, La ciudad indiana, ALPE, [1900] 1953.
64 - CARLOS O. BUNGE, Nuestra América, Buenos Aires, Fraterna, [1903] 1994.
65 - MARTI"iIANO LEGUIZA'VIÓN, De cepa criolla, Solar/Hachette, [1908] 1961.
66 - Leguizamón n'est pas une figure marginale des milieux historiographiques de
l'époque: il eut un róle important dan s la Junta d'histoire et de numismatique (:'1 partir
de 1938:'1 l'Académie nationale d'histoire), était membre de la Société des américanistes
et correspondant de I'Académie royal e d'histoire de Madrid. Dans ses écrits, il en appe
lait a ses souvenirs de la Province de Entre Ríos mais ses sources principales étaient
les écrits des voyageurs étrangers, les textes fondamentaux de la culture argentine
(parmi lesquels ceux de Sarmiento et de López) et la littérature gauchesque, a laquelle
130 il assignait le sens nouveau et érudit de document sur la vie des gauchos.
LE GAUCHO
une place nouvelle aux mas ses dans une conjoncture historique incertaine et leur
offrait un modele identitaire qui fUt en meme temps un modele de conduite sociale.
De I'autre, il était nécessaire de construire un mythe national qui fUt une narration
différente de I'épopée des peres de la patrie et de l'État, motif qui dominait alors
I'historiographie mais était incapable de jouer ce role.
Cependant, la consécration ne s'effectua pas dans un vide symbolique et
discursif. Au contraire, I'atteindre au début du xx e siede impliquait de concurren
cer une autre construction mythique, alors fort avancée quoique encore inachevée:
celle qui était centrée sur le culte des héros de I'indépendance, présentés comme
les véritables peres fondateurs de la nationalité argentine, et de la rendre complé
mentaire de celle-ci. Mais la nécessité elle-meme rendait évident que le fait que
la « pédagogie des monuments » postulée par Ricardo Rojas vers 190069 était insuf
fisante et devait etre enrichie d'un symbole qui offrí't une incarnation populaire
du sentiment nationaFo. C'était également une réponse a des processus que I'élite
culturelle risquait de ne plus pouvoir controler. L'opération fut couronnée de
succes au point de s'enraciner profondément autant dans la conscience populaire
que dans la tradition culturelle argentine.
Que le choix ait échu a la figure du gaucho renvoie au type de mythologie
diffuse que connaissent les sociétés modernes et qui exprime la profonde conti
nuité entre mythe, légende, épopée et littérature moderne, et tout particulierement
a la survivance des archétypes mythiques dans le roman populaire et la poésie
Iyrique. Dans cette perspective, la mythologie ne doit pas etre considérée comme
une tradition inerte, immuable - une survivance. Au contraire, « sélective 71 », elle
s'adapte a la modernisation et constitue une réponse a ses défis. Pour exister en
tant que mythe, le gaucho dut intégrer une fonction pédagogique (l'école n'étant
que I'un des mécanismes de sa diffusion) et en appeler aux moyens de communi
cation les plus modernes et les plus efficaces; et c'est par cette pratique d'une
pédagogie social e qu'il acquit I'attribut de paradigme qui se reproduit depuis lors.
Malgré le role notable que jouerent un certain nombre d'intellectue!s dans
cette opération, I'archétype mythique du gaucho ne peut etre pensé a partir de
la seule analyse d'un nombre limité d'auteurs; il est en fait un produit social
complexe, a la formulation duque! participerent de nombreux acteurs, comme de
ses énonciation, interprétation et appropriation. Processus ouvert, jamais dos ou
totalement cristallisé, il a su revetir bien des significations, me me contradictoires.
Deux exemples le prouvent aI'envi. En 1939, I'assemblée législative de la Province
70 - Cene nécessité avait suscité des 1889 la consécration du «Noir Falucho» comme
Tout mythe est un récit, et tout récit est un mythe. Mais il n'existe pas de
textes sans contexte: ce!ui aI'intérieur duque! s'inscrit I'émergence de la littérature
gauchesque fut défini par les guerres de l'indépendance et son corrélat de mobilisa
tion et politisation rurales; ce!ui des premieres formulations du mythe, par la figure
omniprésente des mudillos. Le contexte de sa consécration littéraire, dans les
années 1870, était déterminé par la profonde transformation de I'agriculture de
la pampa, l'impérieuse question de la frontiere et les problemes poli tiques du
recrutement militaire et de I'ordre politique dans les campagnes. En revanche,
ce!ui de la reconfiguration du mythe en 1913 était déterminé par la question de la
nationalité face a la vague migratoire et les tentatives de la définir autour de I'idée
de tradition. Les textes sont produits dans un contexte qui leur donne sens, mais
ils sont lus dans d'autres, qui renouvellent leur signification. En d'autres termes,
et comme le disait Jorge Luis Borges bien avant le «Tournant critique» : « La vie
n'est pas un texte mais un mystérieux processus 74 • »
RaúlO. FradkiJt
Universidad nacional de Lujtin/Universidad de Buenos Aires
ciones del Sol, 1986; HUGO CHUMBITA, Jinetes rebeldes. Historia de! bandolerismo social en