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Villes en parallèle

Éthique de responsabilité et éthique de conviction


André Bruston

Résumé
Le débat sur l'éthique dans la recherche urbaine est un vieux débat des sciences sociales. Mais il prend un tour particulier
quand, par le biais de la décentralisation, l'échelle locale est privilégiée dans les études, et que les politiques expriment la
nécessité d'une évaluation de leur action.

Abstract
The debate about ethic in urban research is an old debate of social sciences. But it is taking a specific turn as, from the angle of
decentralization, studies give greater place to local scale and policies make the assessment of their action a necessity.

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Bruston André. Éthique de responsabilité et éthique de conviction. In: Villes en parallèle, n°17-18, avril 1991. Acteurs et
chercheurs dans la ville. pp. 238-245;

doi : https://doi.org/10.3406/vilpa.1991.1136

https://www.persee.fr/doc/vilpa_0242-2794_1991_num_17_1_1136

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Éthique de responsabilité et éthique de conviction

I Résumé

Le débat sur l'éthique dans la recherche urbaine est un vieux débat des sciences sociales. Mais il prend
un tour particulier quand, par le biais de la décentralisation, l'échelle locale est privilégiée dans les études,
et que les politiques expriment la nécessité d'une évaluation de leur action.

I Abstract

Ethic of Responsability, Ethic of Conviction


The debate about ethic in urban research is an old debate of social sciences. But it is taking a specific
turn as, from the angle of decentralization, studies give greater place to local scale and policies make the
assessment of their action a necessity.

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ÉTHIQUE
RESPONSABILITÉ DE
ET

ÉTHIQUE DE CONVICTION

André BRUSTON'

■ Je vais essayer d'exprimer un point de vue qui est emprunté à l'expérience de gestion
de la recherche, d'un côté, étant chercheur moi-même, de fonctionnaire de la recherche, et
d'un autre côté, d'un administratif qui éprouve et exprime un certain nombre de besoins
en matière de recherche.

Le thème "éthique et recherche urbaine" m'a évidemment un peu inquiété, parce que
finalement il n'y a guère que le titre global du colloque qui lui donne un sens. On ne peut
le resserrer intellectuellement qu'à partir du moment où on prend en charge les "acteurs et
chercheurs dans la ville". Autrement dit, ce thème même de l'éthique renvoie sans doute
aux rapports entre acteurs et chercheurs, à une thématique qu'il faut rappeler rapidement :
la présence, depuis la constitution des sciences sociales et humaines, d'une liaison extrê¬
mement puissante entre ces chercheurs et ces savants et le fonctionnement du politique et
des acteurs du politique, que ce soit politique dans la ville ou politique dans la nation.

■ Quelques rappels généraux, qui me permettront d'introduire les problèmes de la re¬


cherche urbaine. Pour s'en tenir aux termes du débat tels que les avait posés Max
WEBER il y a déjà bien longtemps, parler d'éthique quand on parle de recherche, de
science, c'est fixer des conditions de la science elle-même dans ses rapports à la société et
au pouvoir. Parmi ces conditions, quelques-uns sont extrêmement classiques. D'une

* Historien, Secrétariat Permanent du Plan Urbain, Paris

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part, une absence de restriction totale dans la recherche et dans l'établissement des faits.
Une absence de restriction totale au débat, à la discussion et à la critique. Enfin, un véri¬
table droit de désenchantement du réel, comme le disait WEBER, ou comme l'a repris
maintes fois Raymond ARON.

Il y a donc là quelques éléments de cette éthique scientifique qu'on ne peut pas


complètement dégager de l'analyse globale de l'éthique : une certaine responsabilité pour
laquelle WEBER renvoyait très largement l'analyse au champ du politique et du fonction¬
nement social, et une éthique de conviction, dans laquelle il essayait de mettre en valeur
les différentes modalités de rapports à la vérité que, par certains côtés, les savants avaient
voulu prôner au moins à la fin du XIXe siècle et début de ce siècle.

Il y a donc une facilité qu'il faut immédiatement dénoncer, ce serait de prétendre ou


de croire que l'on va recouvrir le rapport acteurs/chercheurs, le rapport politique et
sciences, à travers une opposition facile qui serait, d'un côté, celle de la responsabilité et,
de l'autre, celle de la conviction, comme si chacun était porteur d'une dimension et d'une
seule de l'éthique, ce dont toute notre expérience démontre l'inanité.

Il n'y a donc en rien la possibilité d'affecter aux uns une éthique spécifique et aux
autres d'autres types d'éthique. C'est à l'intérieur du rapport à la société qu'il faut trouver
des réponses beaucoup plus que dans ces oppositions trop faciles.

Cela étant dit, nous avons trop entendu de chercheurs, y compris dans la recherche
urbaine, nous décrire les difficultés de leurs rapports aux pouvoirs centraux et aux pou¬
voirs locaux aujourd'hui, pour ignorer que la question de la nature de l'autorité, notam¬
ment de l'autorité politique, vis-à-vis du discours, quelles qu'en soient les formes, que
certains chercheurs sont amenés à produire, reste toujours un objet d'interrogation.

Au-delà même de la réflexion éthique, l'analyse des différentes formes de domina¬


tion, dont la recherche urbaine, entre parenthèses, avait essayé il n'y a pas si longtemps
de démonter les mécanismes, notamment à l'échelle des mécanismes dominateurs de
l'État, correspondait très largement à ces analyses bien connues que WEBER liait entre,
d'une part, les présupposés de l'éthique et, d'autre part, le politique. On retrouverait ef¬
fectivement les analyses de la domination légale et de la domination que les règles et la loi
rendaient rationnelle, de la domination qui était effectivement d'essence traditionnelle, car

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elle renvoyait notamment dans notre société rurale* il n'y a pas si longtemps, au respect
de la tradition, au respect de la coutume, au respect de l'imposition, et enfin de l'autorité
charismatique dont on pensait qu'elle était essentiellement exceptionnelle, liée à quelques
hommes rarissimes. Je suis obligé de reconnaître qu'à moins de fermer les yeux, il y a
depuis maintenant une dizaine d'années, dans l'émergence d'un certain nombre de
grandes villes de ce pays, des phénomènes d'expression d'autorité charismatique, qui
nous font penser que cet idéal type weberien n'est pas aussi disparu qu'on pouvait le
croire.

■ Quand on essaie de revenir sur la recherche urbaine et l'usage de catégories de cet


ordre dans l'analyse, on s'aperçoit que ce n'est peut-être pas complètement sans effet.
D'une part, la recherche urbaine a beaucoup évolué en quinze ans et elle a posé à plu¬
sieurs reprises les problèmes de sa propre éthique.

D'abord, dans une étape que tout le monde connaît, une part importante de la re¬
cherche urbaine, au moins en France, s'est développée dans une ambiance de pouvoir
étatique extrêmement puissant qui faisait de la ville et de la croissance urbaine un objectif.
On s'est aperçu très vite qu'il s'agissait d'un objectif d'urbanisation plus que d'un objec¬
tif de la ville et que ce processus de croissance guidé par l'État appelait une connaissance
dont je dirai très vite qu'elle était une connaissance sur l'autre. Pour le chercheur, rendre
compte des faits et les interpréter en direction même des responsables étatiques qui exer¬
çait à l'époque des responsabilités grandissimes dans ce domaine, c'était d'une manière
ou d'une autre fournir les éléments d'une connaissance sur l'autre à un acteur dominant,
et ce même acteur dominant ne s'est pas étonné (ou pas trop) de s'apercevoir que sa
propre commande, au bout de quelques années, se transformait en retour critique sur ce
qu'il était lui.

Il était clair que cet acteur étatique n'avait pas commandé qu'on passe l'essentiel de
son temps à le critiquer. Mais il est vrai que sa commande ne pouvait pas ne pas avoir, de
par les effets mêmes de l'éthique de recherche, des effets de retour critique sur la nature
de l'État, des effets de retour critique sur les croyances et les mythes de l'action de l'État
en matière de croissance urbaine et en matière de développement des villes.

Je crois que cette phase-là, que nous avons vécue, est extrêmement importante, car

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du point de vue même de la définition, de la déontologie de la recherche urbaine, elle a,


au niveau international, eu une certaine influence. Elle a nourri des débats extrêmement
importants dans différents pays du monde - je pense notamment à l'Amérique Latine et à
un certain nombre de pays du tiers-monde - et nous en vivons encore un certain nombre
de conséquences.

Il est banal de rappeler la décentralisation. Je n'en dirai qu'une chose : à poser la


question du rapport à l'acteur dans la ville, on ne peut évidemment, compte tenu de ce
que j'ai dit tout à l'heure, passer sous silence ce qui se passe depuis quelques années en
matière d'expression de la volonté des populations (ce que, dans nos régimes démocra¬
tiques, les élus locaux représentent clairement) et en matière, en même temps, d'exercice
des pouvoirs à l'intérieur même de la ville. Il serait difficile de leur dénier un véritable ca¬
ractère politique, en l'occurrence la capacité d'exercer certaines formes de domination et
même, à l'occasion, d'exercer (car ils sont seuls légitimés à le faire) un certain type de
violence sur la société dont ils sont quelque part les gérants.

Ce phénomène du politique n'est évidemment pas possible, on ne peut pas


l'ignorer, à l'intérieur d'un développement nouveau de la recherche urbaine, que je carac¬
tériserai très vite, qui est de dire que dans le travail sur la ville, dans le travail sur le chan¬
gement social d'aujourd'hui, sur la capacité des différents acteurs à travailler ensemble
pour provoquer le changement, beaucoup de chercheurs se sont engagés depuis mainte¬
nant des dizaines d'années.

On peut dire que certains ont fait un énorme travail à l'échelle dite du "local local",
c'est-à-dire l'échelle des agglomérations, l'échelle des quartiers notamment et, dans bien
des cas, ils ont été capables, tout en conservant une éthique de conviction qui était extrê¬
mement nette, de rendre compte au mieux de ce qu'ils voyaient, de ce qu'ils analysaient et
des représentations qu'ils s'en faisaient même si, je le répète, ce phénomène même de la
représentation n'est pas épuisé et que, notamment, le passage à la conceptualisation de
cette nouvelle forme de développement urbain est un problème que la recherche ne peut
pas ignorer.

Il n'empêche qu'en termes déontologiques, et même éthiques, la transformation du


regard risque d'être décisive car c'est une chose que de produire, en direction des pou¬
voirs, une connaissance sur l'autre, sur le tiers, le tiers dont le pouvoir est apte à se sai-

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sir, c'en est une autre que, sur le territoire, renvoyer ceux qui exercent le pouvoir à ce
type d'image de ce qu'ils sont, autrement dit des images de soi.

Je pose cette question aux chercheurs. Je souhaite effectivement que ce type de


théorisation de la connaissance, qui a été assez largement explorée dans d'autres do¬
maines et que les sciences sociales et humaines connaissent bien aujourd'hui, fasse
l'objet, dans la recherche urbaine, d'un peu plus de conscience de ce qu'il est vraiment
dans son rapport aux acteurs.

Enfin, je prendrai un exemple, pour essayer de caractériser l'évaluation de poli¬


tiques publiques dont je dirai, sans grand risque d'erreur, que du point de vue des scien¬
tifiques, c'est très certainement la meilleure et la pire des choses, du point de vue de ceux
qui sont demandeurs d'évaluation, un besoin extrêmement puissant dont il faut exprimer
les termes. Pourquoi ? Parce qu'en demandant systématiquement que les politiques pu¬
bliques, qu'elles soient de l'État ou des collectivités territoriales, fassent l'objet
d'évaluation, il est clair que les pouvoirs prennent des risques, de retour sur soi et de re¬
tour critique, mais en même temps et au même moment, ils se donnent des moyens plus
sophistiqués de connaissance des résultats de ce qu'ils font et, par conséquent - et là tout
le problème de l'éthique va retrouver sa valeur - marchent sur le fil du rasoir des moyens
de la domination. Il y a aussi, à travers l'évaluation, la production d'une connaissance qui
autorise des formes plus sophistiquées du contrôle et du pouvoir.

Je crois que cette question de l'évaluation, ne fut-ce que pour cette raison, exige de
notre part une attention extrême. De la part des administratifs, qui ont pour responsabilité
de conduire des politiques publiques, il y a là une exigence très forte qui renvoie à
l'éthique de responsabilité dont je parlais plus haut. On ne le fait pas sans prendre les
risques. D'autre part, les chercheurs qui, de leur côté, s'engagent dans cette voie, savent
que c'est un des lieux où ils rendent le plus de services, où la responsabilité qu'ils pren¬
nent a peut-être un élément d'efficacité extrême et, en même temps, que le risque qu'ils y
prennent, c'est effectivement de perdre de vue un certain nombre de délibératifs déonto¬
logiques et éthiques de leur propre métier, qui est de conserver vis-à-vis de la production
de connaissance et de savoir généralisables, et pas seulement adaptables, des exigences
extrêmes.

Voilà quelques remarques sur l'éthique et la recherche urbaine. Pour term iner - et je

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Éthique de responsabilité et éthique de conviction

reprends ma responsabilité de Secrétaire permanent du Plan Urbain - je dirai qu'un grand


nombre de chercheurs qui travaillent avec nous sont prêts aujourd'hui à s'engager dans
un débat contractualisé et négocié avec tous les acteurs qui jugent nécessaire le dévelop¬
pement de la recherche à l'échelle locale.

Pour notre part, nous sommes convaincus que le fait de déplacer à l'échelle locale
un certain nombre de travaux doit être fait avec le maximum de négociation et le maxi¬
mum de respect de la commande et de la demande locale. Mais tout cela doit être laissé
non pas à un jugement administratif, mais renvoyé au milieu de la recherche et à sa ca¬
pacité à le gérer lui-même.

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"Pour
grande
la première
dimension
fois,dans
une son
grande
paysage
ville urbain"
dispose d'un
Nicolas
relief
Schôffer
négatif de

par
Projet
l'artiste
pour(g)leCASTERMAN,
terrain des ex-halles
MicheldeRAGON,
Paris, parHistoire
Nicolas mondiale
Schôffer, de1976,
l'architecture
ph. X donnée
et de
l'urbanisme modernes , Prospective et futurologie , Tome 3, 1986, 439 p. (p. 401)

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