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Concevoir et construire une bibliothèque : du

projet à la réalisation

Table ronde

Odile GRANDET, directrice du projet Grand équipement documentaire du campus Condorcet


Pierre FRANQUEVILLE, programmiste, Groupe ABCD
Pascale GUÉDOT, architecte, Equerre d’argent 2010
Gilles LEFEVRE, directeur général des services, ville du Chesnay
Irène MATROT, directrice de la médiathèque d’Alfortville

La table ronde a été animée par Odile GRANDET.

Odile GRANDET

Madame la directrice générale, Monsieur le directeur chargé du livre et de la lecture, Monsieur le


président du groupe Moniteur, Monsieur le directeur général du Groupe Moniteur. J’ai le grand
plaisir d’être en charge de l’animation de cette table ronde. Avant de vous en présenter le déroulé, je
voudrais dire combien je me réjouis de la publication de cet ouvrage, Concevoir et construire une
bibliothèque, du projet à la réalisation.

Comme Laure Collignon vient de le rappeler, nous, les porteurs de projets de bibliothèque, nous
n’avions jusqu’à présent à notre disposition, pour guider notre réflexion, que le choix entre des
références anciennes comme La bibliothèque dans la cité (1993) et Construire une bibliothèque
universitaire (1993), ou bien des références, très nombreuses, du côté anglo-saxon.

Depuis le début de cette année 2011, nous comptons deux nouvelles publications : Bibliothèques
d’aujourd’hui, publié par le Cercle de la librairie et dirigé par Marie-Françoise Bisbrouck, et
Concevoir et construire une bibliothèque, ouvrage autour duquel nous sommes réunis ce soir. Un
troisième opus est en cours de finalisation sur ce même objet au Ministère de l’Enseignement
Supérieur et de la Recherche.

Le parcours de ces ouvrages, ou guides, au regard de ce qu’étaient leurs prédécesseurs, montre le


chemin parcouru en termes d’acculturation du côté des bibliothèques et en termes de prise de
conscience de la nécessité de travailler avec des experts.

C’est précisément le sujet de cette table ronde, qui se déroulera en deux parties.

Dans une première partie interviendront Irène Matrot, bibliothécaire, et Gilles Lefevre, directeur
général des services du Chesnay. Puis j’interrogerai dans une seconde partie Pierre Franqueville,
programmiste, et Pascale Guédot, architecte, sur leurs pratiques respectives. Enfin, un troisième
temps sera ouvert aux questions du public.

Avant de céder la parole à Irène Matrot, je vais vous présenter brièvement les intervenants.

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Pascale Guédot est architecte. Elle travaille principalement pour la commande publique et a réalisé
la bibliothèque du Piémont oloronais pour laquelle elle a reçu l’Equerre d’argent.

Pierre Franqueville est programmiste. Il dirige l’agence ABCD qui a accompagné un grand nombre
de projets culturels et en particulier le projet de la bibliothèque municipale de Thionville dont nous
parlerons ce soir.

Gilles Lefevre est directeur général des services du Chesnay depuis 1993. Il a fait toute sa carrière
dans la fonction publique territoriale et a entièrement suivi le projet de construction de la
bibliothèque du Chesnay.

Irène Matrot est directrice des médiathèques d’Alfortville qui appartiennent au réseau Plaine
centrale du Val-de-Marne. Elle a également fait toute sa carrière dans la fonction publique
territoriale et a suivi le projet de construction de la Médiathèque d’Alfortville.

Je laisse la parole à Irène Matrot.

.I Le projet de médiathèque d’Alfortville


Irène MATROT

Merci. Je vais vous parler de l’architecte et la bibliothécaire, en évoquant tout d’abord la notion
« d’apprivoisement » : s’apprivoiser, parler le même langage et se comprendre.

.1 L’élaboration du projet : relations architecte/bibliothécaire

La médiathèque d’Alfortville, fait partie d’un réseau en intercommunalité, avec les villes de Créteil
et Limeil-Brévannes. Son périmètre couvre une population totale de 150 000 habitants, sachant que
la population de proximité d’Alfortville s’établit à 45 000 habitants.

Le projet a été mené entre juin 2002 et l’ouverture de l’établissement, en mars 20007. Deux maîtres
d’ouvrage ont conduit l’opération : la ville d’Alfortville, et Plaine centrale du Val-de-Marne, dont
dépend le réseau de lecture publique - la ville d’Alfortville construisant une salle de convivialité de
400 m2 plus une salle de spectacle de 400 places, Plaine centrale construisant la médiathèque de
2 400 m2, un hall commun pour les deux entités et un parking de 110 places. Cet ensemble se situe
sur une parcelle située derrière l’hôtel de ville, à proximité des transports en commun (RER D, bus
RATP).

Pour lancer le concours d’architecte, deux programmes ont été élaborés : celui de la médiathèque
avec l’agence ABCD en juin/juillet 2002 ; celui de la salle de spectacle/salle de convivialité par le
cabinet Adelante. Dans un premier temps, un maître d’ouvrage délégué a été missionné pour
fusionner les deux programmes afin de constituer une sorte d’esperanto entre les deux programmes
et lancer le concours d’architecte. Les deux collectivités ont donc fait un groupement de commande
pour cette opération de construction.

Le lauréat du concours est le cabinet grenoblois Charron & Rampillon, qui a confié à l’agence DeSo
(Defrain-Souquet) la partie médiathèque. C’est donc Olivier Souquet qui a suivi le projet de la
médiathèque d’Alfortville.

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Olivier Souquet, lauréat du NAJA de l’architecture française en 2002, et qui a travaillé pendant six
ans comme chef de projet avec Christian de Portzamparc, a fondé son agence avec François Defrain
en 2005. Cette agence, l’agence DeSo, réalise des bâtiments publics, des bureaux, des projets
urbains et des logements.

Pendant de longues années, l’équipe de la médiathèque a attendu la construction d’un nouvel


équipement. Avec le lancement du projet en 2002, c’est un rêve vieux de vingt-cinq ans qui s’est
réalisé. Nous connaissons bien le public à desservir et celui à conquérir, et nous avons mené ce
projet « avec nos tripes ».

La construction d’une nouvelle médiathèque à Alfortville a constitué le premier projet de


médiathèque d’Olivier Souquet. Ce fut pour lui la découverte d’un « nouveau monde », et il a
travaillé avec application. Nous sommes d’ailleurs très satisfaits du résultat.

Dans un premier temps, le dialogue s’est instauré avec l’architecte lauréat, Dominique Charron,
avant que nous ne soyons directement en relation avec Olivier Souquet. Même si le programme
fonctionnel et technique était complet, bien élaboré, nous devions intervenir pour décrire et
expliquer nos fonctions et nos activités. Lors des réflexions sur le concept du projet, nous avions
demandé que la médiathèque soit traitée comme un grand magasin, ce qui a débouché sur la
solution de deux plateaux d’espaces publics, soutenus par les « fagots » , qui sont la signature de
l’architecte, et qui entraînent un décloisonnement des espaces.

L’intérieur de la médiathèque d’Alfortville, qui se trouve à l’intersection de deux rues, est très
visible depuis l’extérieur. Le public frileux ou indécis se trouve ainsi attiré par le public qu’il
aperçoit depuis la rue. Les lieux clos des espaces publics - « l’heure du conte » que l’on a appelé
Chaudron, et la « salle d’écoute et visionnement », que l’on a appelé Éclipse – sont intégrés dans les
deux plateaux ; seule la salle d’animation, dénommée salle Mosaïque, traitée indépendamment des
espaces publics.

Pour se comprendre, il a fallu s’écouter, dialoguer, visiter des médiathèques, ensemble ou


séparément. Au démarrage du projet, nous avons donc entraîné Olivier Souquet à la médiathèque de
Bagnolet et à celle de Bonneuil, qui avait ouvert en 2000. Il ne s’agissait pas de copier, mais de
s’inspirer et d’imaginer les fonctions décrites dans des espaces conçus de manière intelligente,
fonctionnelle et esthétique.

Par le plus grand des hasards, il se trouve qu’Olivier Souquet est grenoblois ; or le congrès de
l’ABF (Association des bibliothécaires de France) s’est tenu la même année à Grenoble. Il a assisté
aux interventions et il a surtout visité des stands d’exposants, ce qui lui a permis de prendre
connaissance des concepts qui sont les nôtres – RFID, rayonnages…

Je pense qu’il existe toujours une part de suspicion au début d’une telle relation entre maître
d’ouvrage et maître d’œuvre. Nous nous demandions si le projet traduirait bien nos demandes. Au
début, nous avons eu plusieurs sujets de vive discussion. Olivier Souquet nous avait par exemple
proposé une salle de travail ne comportant des vitres que dans sa partie basse. Nous lui avons
expliqué que ce n’était pas possible. Cela a nourri quelques incompréhensions, mais au fil du
temps, au fil des réunions, nous avons fini par nous comprendre et nous respecter mutuellement.
Lui devait comprendre nos fonctions, nous devions nous intéresser à son projet architectural. Pour
cela, il a fallu de la confiance et du respect mutuel. J’ajoute qu’Olivier Souquet, voyant que nous
étions fortement impliqués dans le projet, a vite compris qu’il ne pourrait « faire sans nous ».

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Je précise, à l’attention des collègues de Créteil, qui s’apprêtent à vivre un projet de construction
similaire, qu’il faut s’attendre à un moment de flou à l’approche du démarrage du chantier. Certes,
les marchés sont alors passés, mais il faut attendre le début du chantier pour s’en persuader. Plus
généralement, on retrouve de temps à autre des moments « suspendus », durant lesquels rien ne
semble avancer. Et pourtant, de 2002 à 2007, le projet ne s’est jamais arrêté.

Peu après le démarrage du chantier, les équipes de la bibliothèque peuvent avoir le sentiment que le
projet leur échappe. Il n’est plus alors qu’entre les mains de l’architecte et de l’entreprise générale.
Enfin, la livraison du bâtiment correspond à une période d’effervescence, avec de nombreuses
visites du chantier.

.2 Le beau et l’utile

Dès l’origine du projet, l’architecte a « son idée » du bâtiment en devenir, que même les plans ne
peuvent pas entièrement décrire. Ainsi, l’idée de transparence que nous avions sollicitée n’est
véritablement apparue qu’au moment de l’aménagement de la médiathèque. Olivier Souquet me
parlait auparavant d’un « regard », d’un « ricochet de lumière », sans que cela ne soit très explicite à
mes yeux. De même, les concepts de finitions sur les structures métalliques, de bardages extérieurs,
de parois perforées exposées au sud, de traitement du plafond de l’atrium restaient vagues à mes
yeux. Il était difficile de comprendre ce que voulait signifier Olivier. Aujourd’hui, nos collections
se reflètent dans les parois en inox situées au-dessus de l’atrium. Tous ces éléments sont du
domaine de l’impalpable au moment de l’APS et de l’APD.

Malgré la qualité du dialogue et des échanges, nous avons évidemment des regrets par rapport à nos
attentes. Par exemple, nous avions bien spécifié vouloir des gradins maçonnés recouverts de
moquettes au niveau de l’espace « Heure du conte », que l’on a baptisé Chaudron. Nous voulions
par ailleurs y installer une régie mobile. Au final, cet espace se caractérise par trois triangles qui
forment trois pentes avec des supports en bois et une régie mobile qui est en fait immobile. Depuis
lors, nous avons ajouté des coussins. L’espace est original, légèrement surréaliste. Le résultat est
esthétique, surprenant, mais il oublie l’utile…

Au-delà du soin apporté par l’architecte et le bibliothécaire, la réussite du projet tient aussi à la
dimension financière. Pour notre part, nous avons bénéficié de moyens suffisants permettant
d’acquérir du mobilier design. Olivier Souquet a pu apporter un soin tout particulier au choix du
mobilier et de l’aménagement intérieur. Il a par exemple préconisé une couleur noire et uniforme
pour tout le rayonnage, pour tous les espaces, avec des plinthes qui enferment les collections
comme dans un écrin – nous avions effectué une visite chez le fournisseur, au Danemark, pour
affiner cet aspect.

Nous avons des banques d’accueil très spacieuses et déstructurées, qui font vraiment penser à un
mobilier d’architecte. Olivier s’est fortement impliqué dans le choix du mobilier (tables, chaises,
canapés, couleurs, textures), avec des produits diffusés par Silvera ou Tacchini. Nous avons choisi
les couleurs du parquet mais Olivier a fortement insisté pour la moquette rouge. Le résultat est
splendide, ce que confirme le public de notre établissement.

Après l’ouverture, l’architecte revient sur les lieux et le dialogue continue. Depuis mars 2007,
Olivier Souquet a consacré du temps à l’accueil des professionnels, en particulier à l’occasion des
visites organisées dans le cadre du congrès de l’ABF à Paris. J’ajoute qu’il nous rend visite de
temps à autre en tant que simple usager de la médiathèque ; il voit ainsi ce lieu vivre dans sa
fonction, et peut observer les pratiques et l’occupation de l’espace par le public.
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En 2010, la médiathèque est passée au « tout automate ». Nous avons installé des automates de
retour et de prêt, et bouleversé toute la structure de banque de prêt imaginé par Olivier. Il a malgré
tout participé à cette évolution, en donnant par exemple son avis sur le choix du modèle des
automates.

En tant que bibliothécaire, je veille à faire respecter les principes architecturaux du lieu. Olivier
Souquet, pour ce projet, évoquait souvent le calme des bibliothèques. Or c’est là un concept qui
renvoie spontanément aux bibliothèques d’autrefois. Mais Olivier faisait plutôt allusion aux notions
de calme visuel, d’occupation raisonnée de l’espace, des lignes... Je l’ai souvent entendu dire :
« attention, trop d’éléments perturbent la lecture visuelle de l’espace et entravent la sérénité du
lieu ». Dans les faits, la bibliothèque d’Alfortville fourmille, ce n’est pas vraiment un endroit où
règne le silence. Mais il était effectivement important d’agir sur le silence visuel... Souvent, nous,
les bibliothécaires, aimons recourir à des affiches explicatives, à des panneaux… Souvent, pourtant,
le public ne les lit pas.

Je conclurai mon propos en insistant sur le fait qu’à mes yeux, la réussite d’un tel projet tient à une
bonne collaboration avec l’architecte ainsi qu’à une cohésion et une confiance portée par l’équipe
politique, par l’équipe administrative – nos directeurs généraux - au professionnel bibliothécaire.
Celui-ci connaît son activité, connaît les besoins du service ; il a suivi des stages d’architecture de
médiathèques, visité des bâtiments réussis et lu, précisément, des ouvrages techniques tels que celui
que nous présentons aujourd’hui.

Odile GRANDET

Je vous remercie pour le récit de cette aventure de vingt-cinq ans, qui montre bien, une fois de plus,
que les bibliothèques sont des lieux de dialogues. Je donne tout de suite la parole à Gilles Lefebvre,
qui va s’exprimer au nom des services généraux de la ville du Chesnay.

.II La bibliothèque du Chesnay


Gilles LEFEVRE

Je vais commencer par évoquer très rapidement le projet lui-même, en faisant ressortir quelques
points d’attention. Je vous présenterai ensuite ma propre position, qui n’est pas celle d’un
spécialiste de la lecture publique, ni celle d’un homme de l’art... Que puis-je avoir à dire à propos
de la conduite d’un tel projet, tant pendant sa conception que pendant sa réalisation ?

.1 Présentation de l’établissement

La bibliothèque du Chesnay a été ouverte en juin 2009. Elle fait partie d’un complexe culturel
composé d’une bibliothèque mais aussi d’une salle de spectacle, avec, au milieu, un patio
comportant une partie ouverte destinée à servir de hall d’accueil. L’ensemble dispose d’un parking
souterrain comptant 200 places de stationnement, et s’insère dans un quartier où l’on trouve de
nombreux équipements sportifs ainsi que des logements résidentiels de tous types, tant sociaux que
de standing.

Notre bibliothèque respecte le principe d’espaces très dégagés, déjà évoqué tout à l’heure. Elle
comporte un premier plateau de 1 200 m2, sans cloisons, qui abrite les différents rayonnages et les
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banques de prêts. L’étage représente une superficie de 600 m2, pour moitié dédiée à des espaces
professionnels, pour l’autre moitié ouverte au public, avec une salle studieuse, un espace
multimédia, une zone « images et sons » ainsi qu’un espace public numérique.

Dans le cadre de l’élaboration du programme, les services de la ville étaient très attachés à
différents aspects, en particulier l’accès aux ressources virtuelles, aux ressources numériques. En
l’occurrence, cet accès n’est pas cantonné à la fameuse partie « images et sons », à l’étage. En effet,
des ordinateurs sont à disposition dans toute la bibliothèque ; ils permettent d’accéder, non
seulement aux catalogues, mais aussi à de nombreuses ressources de banques de données
numériques. Au total, près de soixante-dix postes sont répartis dans la bibliothèque.

Dès les premières réflexions, en 2003, nous avions fait le pari du développement d’une offre
dématérialisée pour l’image et le son. Aujourd’hui, les usagers, en s’inscrivant, acquièrent la
possibilité de télécharger de la musique, d’accéder à Arte VoD...

La ville a également affiché une volonté politique forte à l’égard de l’accueil des lycéens et
étudiants, en réservant des zones calmes de travail. Nous sommes aujourd’hui à quelques semaines
des examens, la bibliothèque est régulièrement saturée, à tel point qu’au cours du mois de juin, nous
allons étendre les horaires d’ouvertures.

.2 Le point de vue d’un généraliste

Quels sont les points d’attention que peut soulever un acteur généraliste sur un tel projet ? En tant
que directeur général des services de la ville du Chesnay, je défends deux idées. Premièrement, un
projet de bibliothèque doit se partager. Pour le bâtir, il faut mobiliser une pléiade d’acteurs et une
mosaïque de compétences. Deuxièmement, une bibliothèque est un projet qui s’inscrit dans la
durée, qui crée une tension continue, y compris dans les phases plus concrètes.

.a La mobilisation des compétences

En préparant cette table ronde, j’ai retrouvé le compte rendu d’une réunion tenue en 2003, avec la
conseillère du livre de la DRAC, la directrice de la bibliothèque du département des Yvelines et le
service des contrats du Conseil Général, autour des aspects de financement concernant ce projet. Ce
secteur peut bénéficier d’aides publiques importantes, mais très vite, nous avons dépassé les
simples mécanismes de demande de financement, pour nous intéresser au cœur du projet. Nous
étions alors face à des partenaires, et non face à de simples financeurs, ce qui nous a permis de
porter un projet commun.

Un tel projet doit impliquer plusieurs acteurs. Trop d’éléments sont en jeu : règles d’urbanisme,
règles de sécurité… Il est donc nécessaire de mettre le projet en commun, au sein de la collectivité,
avec l’équipe politique, avec les différents services, avec le directeur Général… Il s’agit bien
d’adopter un mode projet, pour mobiliser toutes les compétences qui s’avèrent nécessaires.

Le projet présenté précédemment peut donner des pistes précises en la matière. La création d’une
bibliothèque suppose l’intervention de programmistes – le cabinet ABCD, également, dans notre
cas -, et la désignation d’un maître d’œuvre - à l’issue du concours d’architecte, le cabinet Badia-
Berger a été lauréat. Mais bien d’autres compétences peuvent venir en appui. Pour notre part, nous
avons fait intervenir un bureau d’études spécialisé en éclairage d’intérieur. Souvent, l’éclairage
intérieur est un peu le parent pauvre des équipements publics. Grâce à l’aide de ce bureau, nous

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avons choisi un système d’éclairage de qualité, avec des lumières en suspension et de l’éclairage
intégré dans les mobiliers.

Pour faire face au défi informatique et numérique, il nous est apparu indispensable de solliciter
l’aide d’un bureau d’étude spécialisé dans l’équipement informatique, dans la réflexion sur le
multimédia. Enfin, nous avons missionné Pascale Seurin, architecte d’intérieur, pour un travail sur
la décoration intérieure, ceci après avoir eu un aperçu de son travail lors de la visite associée à
l’inauguration de la bibliothèque de Poissy.

.b Un projet inscrit dans la durée

L’aboutissement d’un projet de bibliothèque prend du temps. Dans notre cas, cela n’a pas pris près
de trente ans. Mais j’ai le souvenir d’avoir rencontré la DRAC dès la fin de l’année 1999, dans ses
locaux du Grand Palais. C’est donc un projet qui s’est étalé sur dix ans.

Initialement, nous avions pensé à un « petit » projet, dans la continuité des 400 m2 qu’occupait
alors la bibliothèque du Chesnay. Nous n’avions nullement prévu de passer à 1 800 m2. D’une
certaine manière, ces délais longs, qui semblent parfois fastidieux, ont l’avantage de favoriser le
murissement du projet, même si l’on est également face à des périodes de pointe.

Quoi qu’il en soit, il ne faut jamais relâcher son attention. Si l’on n’y prend garde, le projet peut vite
« dévier », sur la base d’un élément a priori anodin : ce peut être un paragraphe mal lu dans le
programme, une spécification imprécise dans un VCE, une modification des idées décidé à la va-
vite dans une réunion de chantier, un délai dépassé pour une demande de subvention, un budget mal
estimé. Dans le meilleur des cas, il est possible de corriger le tir, mais c’est souvent coûteux. Dans
le pire des cas, les conséquences sont irrémédiables.

Je retiens de cette expérience qu’il faut également veiller au risque de confiscation du projet. A un
moment donné, l’un des acteurs peut prendre le pouvoir sur tel ou tel aspect du projet. Cela peut
être le maître d’œuvre, le bibliothécaire, ou le programmiste – s’il n’obtient pas de réponses à ses
questions. Ce peut être les services du maître d’ouvrage, les services techniques ou même le
Directeur Général. Enfin, ce peut être les entreprises en charge des travaux.

Vous l’aurez compris, de mon point de vue, il est nécessaire de travailler en mode « projet », de la
conception à la réalisation. Je précise qu’il n’est pas simple de trouver toujours le bon
positionnement, en particulier dans la phase « chantier ». Durant cette phase, les réunions de
chantier ont tendance à monopoliser les débats. Il faut donc préciser concrètement les modalités de
la réflexion, et énoncer clairement qui fait quoi, qui décide quoi, et à quel moment les entreprises
d’architectes doivent être présentes ou non. En parallèle, il importe de réfléchir aux aspects relatifs
au mobilier, à l’informatique, à l’organisation du fonctionnement…

Etre associé à la conception puis à la réalisation d’une bibliothèque est un projet passionnant, qui se
poursuit bien après la réception des équipements. Avec l’évolution des techniques numériques, les
changements sont permanents. J’assistais ce matin à une réunion du cabinet de pilotage
« multimédia », qui travaille à faire vivre et évoluer l’offre multimédia dans l’ensemble des
équipements municipaux. Il est important que la bibliothèque soit en relation avec les autres
services municipaux, au service de la population. Il est essentiel qu’elle reste un lieu d’animation et
de vie de la cité, au-delà de la sacrosainte mission de promotion de la lecture publique.

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Odile GRANDET

Merci beaucoup pour cette intervention qui montre que le travail ne s’arrête pas à l’inauguration,
mais également que la bibliothèque ne s’arrête pas dans ses murs. Je vous remercie pour votre
conclusion, qui ouvre la réflexion à l’ensemble du territoire, et qui nous permet de faire le lien avec
le travail du programmiste, auquel je vais maintenant m’adresser.

.III Le point de vue du programmiste


Monsieur Franqueville, le cabinet ABCD que vous dirigez a programmé beaucoup de bibliothèques,
mais aussi des équipements culturels, au sens large du terme. Comment le programmiste que vous
êtes construit-il son travail avec la maîtrise d’ouvrage ? Quelles sont les conditions idéales qui
régleraient les relations entre ces deux acteurs ?

Pierre FRANQUEVILLE

Les situations sont très diverses. Nous sommes parfois en relation avec des équipes de
professionnels très bien informées, avec des élus et des responsables éclairés. Mais j’ai rencontré
des situations totalement inverses, avec des collectivités, des élus qui m’interdisaient de voir les
professionnels, de les aborder. Il arrive donc que l’on vous confie une mission ex machina, préparée
à l’extérieur, et sur laquelle vous devez apporter une sorte de savoir, un blanc-seing. C’est une
situation dénuée de dialogue, sans aucune démarche de compréhension.

.1 La démarche du programmiste

Comme le disait à l’instant Monsieur Lefevre, la démarche mise en œuvre ne vaut que parce qu’elle
occupe un espace-temps important, un espace où la parole s’échange et où les expériences se
confrontent. Souvent, les projets s’élaborent hors des comités de pilotages et des comités
techniques, mais dans la visite d’un équipement, dans une discussion sur des tendances.

Notre métier n’est pas un acte technique consistant à rédiger un cahier des charges. Ce n’est pas non
plus un acte de pure traduction des souhaits du maître d’ouvrage. C’est avant tout un acte de lecture
des tendances actuelles. Une tendance actuelle peut se définir comme l’invention d’un équipement
qui ne se reproduit jamais à l’identique, qui incombe d’un contexte, d’une torsion que l’on fait
opérer à des normes. J’insiste beaucoup sur cet élément lorsque je décris notre métier : il s’agit d’un
métier de torsions. Il faut tordre les règles, toujours. Quand un maître d’ouvrage vous dit : « il faut
faire comme cela », voyez toujours comment faire autrement. Quand on vous donne pour ordre de
faire comme ceci, faites comme cela en premier lieu, et dites-le, partagez-le.

Le programmiste porte un regard attentif aux tendances et s’intéresse à la façon dont évolue la
sociologie des usagers : quels sont leurs réflexes ? Quels usages font-ils des équipements ?
Détournent-ils les projets des architectes et les procédures mises en place par les professionnels ?
Lire une tendance, c’est aussi lire la façon dont les nouvelles technologies – y compris le simple
téléphone portable - modifient la façon dont l’usager se déplace physiquement et intellectuellement
dans un équipement. Dans cet esprit, nous avons, avant l’arrivée de Patrick Bazin, observé les
parcours des lecteurs de la Bpi, pour apprécier l’impact de pratiques nouvelles. Le travail du
programmiste consiste à écouter cette tendance et cette modification du jeu des lecteurs, des

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professionnels, des acteurs, des équipements qui se font ailleurs. Bref, c’est une sorte de moment de
captation et de synthèse des expériences.

En somme, la meilleure maîtrise d’ouvrage est celle qui, à un moment donné, laisse le champ libre à
ces divagations, à ces recherches, à ces dialogues, à ces retours en arrière et à ces affirmations et
contre-affirmations. C’est un moment de grande liberté et un moment de fixation des choses. Je
pense qu’il serait utile de parler de la façon dont le travail du programmiste impulse, donne une
dynamique, ouvre sur des horizons, réunit les intervenants, lit les tendances à un moment donné. Il
ne s’agit pas de « passer la main » à l’architecte avec la conviction que le programme est achevé, et
qu’il ne reste plus qu’à le « traduire ».

Au contraire, on est, je pense, dans une procédure hyperactive où la dynamique lancée par le
programmiste ne s’arrête pas avec l’intervention de l’architecte. Je considère qu’un bon maître
d’ouvrage doit savoir laisser « flotter des possibles » en termes de programmation. D’ailleurs, il me
semble que les architectes ont beaucoup perdu le jour où ils ont perdu la compétence consistant à
inventer le programme. L’invention de la forme architecturale n’est pas suffisante, la véritable
invention, en architecture, consiste à adapter un usage à une forme.

A aucun moment il ne faut se dire : « l’usage et la définition de l’ouvrage sont écrits, passons à
autre chose ». ABCD a conçu le programme pour le 104 à Paris, en étant intégré à l’équipe de
Novembre, qui était le maître d’œuvre – il y avait eu un marché de définition associant
programmiste, architectes et bureaux d’études, et notre projet a été lauréat. Lors du discours
inaugural prononcé par Bertrand Delanoë, une dame m’a interpellé en me demandant ce que nous
avions fait dans ce projet. Je lui ai indiqué que nous avions rédigé le programme, puis que nous
avions beaucoup « divagué » avant de trouver la forme de cet équipement. Sa réponse a été la
suivante : « C’est intéressant, mais à un moment il faut arrêter de philosopher et il faut
construire ! ». Cette réponse m’a interloqué, car à mes yeux, un bon projet reste ouvert : il ne fige
pas la réflexion autour des usages de l’équipement, il reste soumis aux interrogations portées par
l’architecte et la maîtrise d’ouvrage.

Un bon maître d’ouvrage, pour répondre à votre question, n’écoute pas les intervenants les uns
après les autres, mais parvient à fédérer les dynamiques de chacun jusqu’à ce que l’équipement soit
en usage, et même au-delà.

Odile GRANDET

C’est une très belle définition.

.2 Le projet de médiathèque de Thionville

Vous avez beaucoup insisté sur la nécessité d’être à l’écoute des tendances... Avez-vous
particulièrement travaillé sur cet aspect dans le cadre de la médiathèque de Thionville, qualifiée de
médiathèque « 3ème lieu » - puisqu’outre la bibliothèque, elle intègre des équipements destinés au
tourisme, aux arts et à la musique actuelle. Quelles sont les difficultés spécifiques à un tel projet
associant plusieurs métiers dans un même lieu ?

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Pierre FRANQUEVILLE

Je voudrais dire tout d’abord quelques mots au sujet de cet équipement. On a tendance à utiliser le
terme « 3ème lieu » comme un « mot-valise ». De fait, il a perdu un peu de son sens.

L’équipement de Thionville est au carrefour de trois particularités.

C’est d’abord un équipement qui, comme son nom l’indique, se veut un « 3ème lieu », selon le
terme inventé par un sociologue urbaniste américain, Ray Oldenburg, convaincu que la cité laissait
disparaître un certain nombre de lieux intermédiaires, qui n’étaient ni le bureau, ni la maison, et qui
concourraient à la vie civique, qui renforçaient la véritable sociabilité d’une cité. Ces lieux
n’avaient pas de fonction particulière au regard de la vie intime ou de l’activité professionnelle,
mais le seul fait de s’y tenir atténuait les différences sociales, économiques, religieuses, politiques.
Ce sont là des lieux de regroupement des citoyens. Oldenburg a beaucoup insisté sur les
conséquences pour la cité de la disparition de ces « 3ème lieux », préconisant donc d’en réinventer
de nouveaux.

Avec une jeune bibliothécaire qui appartient à cette noble maison, Mathilde Servet, nous avons
beaucoup travaillé sur ce sujet, et nous avons cherché à imaginer ce que pouvait être un « 3ème lieu »
dans le domaine de la bibliothèque. Je pense, en l’occurrence, que la bibliothèque a toutes les
qualités pour être un « 3ème lieu ».

La bibliothèque de Thionville est ensuite un lieu qui aborde la notion de confort d’une façon qui
diffère de ce que l’on trouve dans les bibliothèques traditionnelles. L’un des défauts de la maîtrise
d’ouvrage traditionnelle réside dans la rupture entre le travail initial de l’architecte et la
partie « mobilier ». S’il ne s’agit que de « poser » des mobiliers sur un plateau, alors, effectivement,
l’apport de l’architecte est inutile. L’aménagement d’une bibliothèque ne consiste pas uniquement à
« poser » un mobilier ; c’est aussi travailler sur un confort global, qui inclut l’éclairement,
l’acoustique, ainsi qu’une réflexion sur les zones de confort global qui sont à imaginer dans nos
équipements du livre. On pourrait dire que la bibliothèque est une combinaison de séquences
mettant en scène différentes formes d’acoustique, d’éclairement...

Comme le disait le sociologue Bernard Lahire, l’usager d’une bibliothèque peut être tour à tour un
lecteur attentif, concentré, puis un lecteur placé dans une situation de discussion, d’échange. Il peut
parfois être un lecteur souhaitant grignoter… De multiples usages s’entrecroisent au sein d’un
même équipement, et celui-ci doit proposer de multiples zones de confort, qui coexistent
harmonieusement, pour qu’on ne soit pas dérangé les uns par les autres.

La notion de « 3ème lieu » implique notamment d’importer le confort domestique et l’usage


professionnel à l’intérieur d’un équipement. Une bibliothèque est un croisement compliqué entre un
espace domestique et un espace professionnel. J’ai beaucoup suivi ce que disaient les observateurs
de VIA qui travaillent sur la notion de design global : la bibliothèque est cet espace un peu
complexe où doivent coexister de multiples zones de confort. Sur cette base, il faut aussi s’inspirer
des espaces marchands, où les maîtres d’ouvrage savent beaucoup mieux que nos maîtres
d’ouvrages publics engendrer des espaces qui jouent à la fois sur l’effet mobilier, sur l’effet
éclairement…

Enfin, troisième particularité, la médiathèque de Thionville marie des équipements qui ne sont pas
uniquement dédiés à la lecture publique. Pourquoi faut-il oser ce genre de tentatives – et je ne dis
surtout pas que c’est une règle qu’il faut appliquer partout ? Je pense que lorsque nous aurons réussi
à désacraliser la bibliothèque, en la mariant à d’autres équipements, publics ou non, nous aurons
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facilité la venue dans nos équipements des « non-lecteurs », ceux pour qui la bibliothèque est encore
un espace dont il est compliqué de franchir le seuil. À Vannes, nous travaillons actuellement au
mariage entre une bibliothèque, un centre d’accueil social et une antenne locale de commissariat.
C’est une première tentative, et force est de constater qu’il est compliqué d’installer des agents de
police dans une bibliothèque, cela ne va pas de soi.

A Thionville, les élus nous ont laissé une grande liberté d’invention. Initialement, nous avions dans
l’idée de construire une médiathèque traditionnelle, sachant qu’un centre de production numérique,
artistique, et de musique actuelle était prévu à un autre endroit de la ville. Comme la ville ne
pouvait pas financer les deux projets, nous avons proposé de les regrouper, en les tuilant et en
faisant en sorte que la combinaison soit harmonieuse. Nous avons donc abouti à ce que la
bibliothèque devienne centre de production numérique, accueille une salle de diffusion de musique
mais aussi un Office du Tourisme qui s’appuie sur le fond local et le mette en valeur. S’y ajoute un
bistrot, ce qui rend un peu la vie agréable à tous les usagers. Nous avons donc bien essayé de casser
les frontières.

Dans le cadre de notre mission sur la BPI – la Bibliothèque Publique d’Information du Centre
Pompidou -, nous avions observé que les usagers, après deux heures d’attente, pénétraient dans les
lieux comme des fauves. Or un bibliothécaire se trouvait, si l’on peut dire, de faction au niveau des
escalators ; il s’était donné pour mission de mettre tout le monde dans le rang, et courait après tous
ceux qui ne correspondaient pas à la norme du « lecteur acceptable ». Autant dire qu’il s’épuisait
rapidement !

A un moment donné, la question se pose de la posture à adopter face aux « registres déviants » dans
une bibliothèque, y compris les prières faites derrière les rayonnages, les bouffes entre copains, le
téléphone – bref, ce qui fait qu’il y a eu une atténuation très forte entre l’usage urbain dans la rue et
dans les bibliothèques. Je soulève cette question, mais je n’ai pas la réponse ; elle appartient aux
professionnels. Faut-il préserver les bibliothèques comme une sorte de lieu un peu sacralisé, où
l’usage est normé sociologiquement, technologiquement ? Ou faut-il au contraire ouvrir et faire en
sorte que l’architecture et l’aménagement de ces équipements répondent à ces nouveaux usages ?

Odile GRANDET

Merci pour ces réflexions qui recoupent celles de nos collègues britanniques, déjà mises en œuvre
dans les Idea store autour de Londres, mais aussi celles des Learning center que l’on trouve dans
les milieux académiques. Je retiens qu’une bibliothèque reste toujours une bibliothèque, qu’elle soit
sous tutelle de l’enseignement supérieur, du Ministère de la Culture ou sous une autre tutelle.

.IV La phase architecturale


Nous allons maintenant nous tourner vers Pascale Guédot, architecte. Vous avez conçu et construit
la bibliothèque du Piémont oloronais, la première bibliothèque dans votre carrière... Pensez-vous
qu’on est meilleur architecte de bibliothèque lorsque l’on en a déjà construit une, ou pensez-vous au
contraire que le geste inventif, comme le disait tout à l’heure Irène Matrot, est le moment
exceptionnel ?

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Pascale GUÉDOT

C’est une question difficile. Je ne pense pas que l’on soit meilleur architecte après un premier essai,
mais il est évident que pour la réalisation de « sa deuxième » médiathèque, on comprend mieux, on
travaille plus vite. Lorsque nous avons construit la bibliothèque du Piémont oloronais, nous n’avons
pas toujours tout compris, nous n’avons pas toujours tout maîtrisé, même à la fin du projet. Depuis,
nous avons emporté un deuxième projet de médiathèque, et nous voyons bien que nous avions
négligé certains aspects dans le projet du Piémont oloronais, comme le multimédia, l’informatique,
le fonctionnement… Chaque projet est contextuel : on peut discourir longuement sur les
programmes qui nous sont communiqués, mais il s’agit bien de réinventer une nouvelle
médiathèque à chaque fois.

Odile GRANDET

Quelles sont les particularités d’un projet de construction de bibliothèque, qui le différentient d’un
projet d’hôpital, d’école… ? Avant de vous engager dans ce premier programme de médiathèque,
avez-vous entrepris une série de visites de bibliothèques ? Si oui, lesquelles ?

Pascale GUÉDOT

Effectivement, nous avons visité un grand nombre de médiathèques, pour en comprendre le


fonctionnement, en région parisienne, à Strasbourg, à Villeurbanne, à Londres… Dans le cas
d’Oloron, la situation était difficile, parce que le programme n’était pas forcément adapté au site,
qui ne facilitait pas les interfaces. Nous partions d’un programme type – que nous reprenons
aujourd’hui sur Bourg-la-Reine -, sans savoir alors s’il était bon, et avec une situation contextuelle
difficile. Nous avons modifié certains aspects au cours du projet, nous avons par exemple interverti
l’APS et l’APD ; les sections jeunesses ont évolué, nous avons recherché des rapports les plus
adaptés.

Odile GRANDET

Vous avez donc visité beaucoup de bibliothèques. Durant l’élaboration de votre travail, avez-vous
remarqué une forme particulière de dialogue entre l’ensemble des acteurs ?

Pascale GUÉDOT

La mise en route du projet n’est pas toujours simple. Il faut constituer l’équipe, le binôme maîtrise
d’ouvrage/maîtrise d’œuvre… Cela prend du temps. Pour mon équipe, la construction de la
bibliothèque du Piémont oloronais est une belle histoire : nous ne devions pas gagner ce projet, le
programme n’était pas pour nous. Nous l’avons finalement mené à bien, et reçu pour cela l’Equerre
d’argent.

Tout n’a pas toujours été facile, il a fallu régulièrement régler des tensions, remettre les choses à
plat… Je vous entendais dire (s’adressant à Gilles Lefèvre) que vous aviez choisi des plans à
imposer à l’architecte : attention, car l’architecte peut se blesser, se démotiver très vite. Mais quand
il existe une envie commune et une écoute, on peut aller relativement loin.

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Sur ce projet, les partenaires nous ont toujours suivis, ce qui n’était pas acquis. Ils ont su
comprendre qu’il y avait besoin de faire plus que des plateaux avec des grandes parois vitrées. La
bibliothèque, c’est une ambiance : la concentration, le silence, des espaces particuliers. On ne peut
pas avoir une réponse satisfaisante en s’arrêtant à un travail de bâtiment. On a besoin des
rayonnages, du mobilier. L’architecte doit penser l’ensemble. Pour ma part, je considère que
l’architecte doit avoir un mot à dire sur la décoration intérieure ; il faut au moins qu’il donne son
accord pour une intervention extérieure à ce niveau. Il faut agir dans le cadre d’un ensemble.

Odile GRANDET

Pouvez-vous décrire rapidement la façon dont vous travaillez avec le programmiste ?

Pascale GUÉDOT

La constitution du programme est une étape difficile à mener, mais que, personnellement,
j’apprécie. J’aime visiter, j’aime comprendre le pourquoi des différentes phases. Souvent, les
programmes prennent la forme de tableaux, de surfaces, de besoins ; il y manque ce que vous, les
bibliothécaires, vivez en amont, et qui n’est pas traduit dans ce rapport de quarante pages.
L’architecte aurait besoin que les surfaces et les besoins se traduisent par des envies. Il sait ce qu’il
doit apporter dans le cadre d’une bibliothèque, mais le projet réellement souhaité par les donneurs
d’ordres n’est pas décrit dans le programme. Le cas de la bibliothèque d’Oléron est un peu
spécifique : il n’existait pas de véritable projet initial. Petit à petit, et un peu tardivement, nous
avons essayé de le créer, et nous avons d’ailleurs perdu le programmiste en route. Il ne nous a pas
accompagnés. Quoi qu’il en soit, le programme est une part importante, sans laquelle il est très
difficile, voire impossible, de travailler. Le programme doit aussi être adapté, il faut le réécrire en
permanence.

Odile GRANDET

Je vous passe la parole, Pierre Franqueville, sur la façon dont vous percevez le lien
programmiste/architecte.

Pierre FRANQUEVILLE

La plupart du temps, nous nous voyons confiés des missions a minima. Selon la terminologie, le but
est l’adéquation du programme au projet. Cette mission consiste non pas tant à faire entrer
l’architecte dans le rang s’il s’est égaré en chemin - bien que je pense qu’initialement la
dénomination appelle à cela – qu’à nourrir des échanges très riches, qu’à déboucher sur des
moments d’inventions communes.

La mission de programme est de plus en plus négligée, et je sais que les maîtres d’ouvrage y
accordent malheureusement le moins d’attention possible, en restreignant les budgets consacrés à
cette phase de travail pourtant essentielle. En fait, mieux vaudrait s’appuyer sur une mission de
cadrage initiale très faible, mais qui se poursuive dans un travail d’animation, dans un jeu de groupe
avec l’architecte. C’est ainsi que je verrai plutôt évoluer la mission de programmation.

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Parfois, je suis tellement frustré que je ne me porte plus candidat pour faire des programmes
préalables, et je préfère intégrer des équipes d’architecture pour les accompagner en interne sur ces
réflexions. Je suis finalement assez pessimiste sur l’évolution de ce métier. Je pense que les maîtres
d’ouvrage, contraints par les restrictions budgétaires, y consacreront le moins de budget possible
dans années à venir. Il faut trouver une autre forme de combinaison pour qu’il y ait un soutien
effectif plus fort qui soit apporté aux équipes de maîtrise d’œuvre.

Odile GRANDET

Merci pour ces interventions. Le porteur de projet que je suis note le besoin d’avoir un programme
sous forme de texte. Nous aussi sommes souvent très frustrés par la traduction de nos souhaits en
simples surfaces. Je note aussi que nous souffrons tous du séquençage des différentes actions il faut
que nous y réfléchissions ensemble.

Je vais maintenant donner la parole à la salle pour des questions que j’espère nombreuses.

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Questions

Nicolas GEORGES, Directeur chargé du livre et de la lecture (Ministère de la culture et de la


communication, DGMIC, SLL)

J’ai retenu que la programmation se devait être attentive aux tendances de l’instant. Mais comment
combiner cet élément avec la contrainte de temps, et des projets qui se déroulent sur dix ans ?
Comment gérer le temps et dépasser le modèle d’antan, avec des espaces, des rayonnages, et des
lecteurs assis autour de tables ? Les usages évoluent de façon plus rapide qu’autrefois et ce critère
de l’anticipation doit être pris en compte par l’ensemble des équipes. Il m’est arrivé de voir des
projets qui étaient bien pensés au départ, mais qui étaient devenus obsolètes dès l’inauguration !
Comment se fait le dialogue, comment les équipes trouvent-elles les moments de souplesse
permettant de gérer les adaptations ?

Avec mes équipes, nous avons fait le constat, en intervenant dans le secteur des musées - où l’on
construit beaucoup et où les problématiques sont sensiblement identiques à celles abordées ce soir -,
que l’administration, dans sa façon de travailler avec les villes et les collectivités territoriales, donne
à chacun des niveaux d’intervention, avec une place fixée de manière précise et fonctionnelle. Je
pense en particulier à la production des documents. Dans une première phase, le maître d’ouvrage
va produire un document qui est un document de projet, et qui va réunir les élus, l’administration et
le spécialiste qu’est la bibliothécaire. Vient ensuite le moment où s’exprime une volonté politique,
mais aussi le possible financier, et où le professionnel qu’est le bibliothécaire exprime les besoins
qui lui semblent correspondre aux usages de la population. Ce projet, fortement discuté en amont
entre l’ensemble des partenaires, apparaît déjà comme un document d’agrégation de la maîtrise
d’ouvrage, dans toute sa complexité - dans nos interventions sur les musées, jamais nous n’avons
engagé d’étapes allant au-delà sans que l’ensemble des partenaires administratifs et des
professionnels n’aient validé ce document.

Pour la traduction dans un programme, le programmiste dispose avec ce travail d’une matière à
réflexion importante. Il peut donc entamer un dialogue et aller au-delà d’une simple traduction du
programme architectural en surfaces et en normes. Au final, l’architecte avait deux documents à
disposition : la pensée du maître d’ouvrage - qu’il pouvait lui-même faire évoluer avec le
programmiste - et le programme. L’ensemble exprime une pensée politique, une pensée technique,
une pensée de la forme architecturale.

J’ai le sentiment que ce modèle correspond bien, également, au monde des bibliothèques. Ce
séquençage y est peut-être encore imparfait, ce qui peut aboutir à confier à certains intervenants le
rôle que l’on attend qu’il joue. Combien de fois ai-je vu dans ma carrière des maîtres d’ouvrage,
totalement démunis, donner les clefs soit au programmiste ou à l’architecte en disant : « C’est à
vous de nous dire ce dont on a envie, nous n’en sommes pas capables, nous ne sommes pas en état
de le faire ».

A travers cet ouvrage, nous allons faire en sorte que chacun puisse se sentir dans son rôle, et en
particulier, nous allons rappeler qu’il existe une vraie maîtrise d’ouvrage. Les élus doivent discuter,
en conseil municipal, autour de leurs souhaits pour leur population - combien de fois ai-je vu des
élus qui ne décidaient pas, qui ne prenaient pas de décisions et qui ne savaient pas trancher, qui
n’avait pas d’idées politiques de ce qu’il fallait faire…

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Il faut également un coordinateur qui doit rester, en dernier recours, le directeur général des
services. Je crois que ce rôle de pilotage est tout à fait fondamental. Enfin, le professionnel doit
savoir ce dont il a envie, et doit savoir le faire partager à l’ensemble de la maîtrise d’ouvrage. Cet
élément, au cœur de ce livre, est me semble-t-il tout à fait déterminant. Je crois que si l’on va dans
ce sens, nous répondrons pour une bonne partie à ce besoin de documents ou de documentations,
issu de cette envie politique qui est celle de construire une bibliothèque dans une cité.

Odile GRANDET

Je réagis à vos propos sur la gestion d’une temporalité différente. C’est une vraie question, pour les
projets, que de gérer d’une part le temps « bâtimentaire » et d’autre part le temps du projet
numérique. On ne sait pas le faire, au moment où une bibliothèque sort de terre. Si l’on projette déjà
les équipements numériques, on peut être sûr qu’ils seront tout à fait obsolètes au moment de
l’ouverture de la bibliothèque. Il est donc nécessaire d’avoir une réflexion avec les constructeurs sur
ce que l’on appelle la « couche basse » - les tuyaux, toute la plomberie - et de rendre possible ce qui
adviendra demain et qu’on ne connaît pas encore aujourd’hui. Souvent, nous sommes là à la limite
d’un exercice d’équilibriste.

Pierre FRANQUEVILLE

Lorsque l’on construit un bâtiment, on le construit pour vingt-cinq ans. Et l’on entre à présent dans
une période de réhabilitation de bâtiments qui ont été construits dans les années 70/80 – la BPI a été
rénovée en 2000, après dix ans seulement, mais c’est une exception. Dès lors, comment faire jouer
les tendances ? Je pense que le rôle d’un programmiste est de mener un travail de veille pour avoir
une longueur d’avance qui permette de réduire le temps d’obsolescence de l’équipement. Il convient
d’être attentif à la fois au mouvement de tendances - sociologiques, industrielles, ces petits outils
qui font notre quotidien - et aux tendances architecturales. Il faut pouvoir communiquer ces
tendances et les focaliser sur la mise en œuvre d’un projet. Cela permet d’atténuer le risque
d’obsolescence immédiat.

Je pense toujours à la vidéothèque installée au cœur du Forum des Halles. Nous avions tous, à
l’époque, rencontré le concepteur de cette machine, de cette chose incroyable. Nous nous
interrogions sur les formats et les outils de diffusion à utiliser dans nos équipements. Mais d’un
coup, toutes ces réflexions ont été balayées par l’arrivée du numérique. Tous les outils numériques
nous facilitent la tâche, dans la mesure où ils entraînent une dématérialisation progressive. Ils sont
par ailleurs très familiers, y compris les outils professionnels. Ces outils que l’on emploie dans nos
équipements sont ceux que l’on trouve à la FNAC au rayon familial !

Je pense que la grande tendance actuelle est de faire reculer le risque d’obsolescence. Pour moi, la
plus grande obsolescence ne concerne pas le matériel, mais l’usage que l’on en a, la façon dont
l’usager s’empare de l’équipement. Et cela est compliqué car ce sont des tendances plus lentes, plus
diffuses, plus improbables, et donc plus difficiles à cerner.

Quand Piano a réalisé la BPI, l’ensemble des plateaux permettaient de « re-câbler » instantanément.
Pourquoi l’architecte à qui l’on a confié la réhabilitation de cet ensemble, en 2000, s’est évertué à
supprimer tous ces plateaux et à rendre impossible tout re-câblage instantané de l’équipement ? Je
pense qui Piano avait retenu cette solution dans un souci de faire perdurer, de ralentir cette
obsolescence de l’équipement. Pourquoi, en l’an 2000, s’est-on séparé de cela, et pourquoi a-t-on
cassé un outil formidable ? C’est en raison de l’obsolescence. Je pense que tout projet se cristallise
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dans de la matière. Ici même, nous ne vivons pas dans l’ère du temps, nous vivons sur de la
moquette. Je pense qu’il y a des architectures qui subsistent plus facilement à l’obsolescence que
d’autres.

Odile GRANDET

Et nous sommes dans un lieu, comme le rappelait la directrice en introduction, qui a changé d’usage
entre le programme et aujourd’hui.

Pierre FRANQUEVILLE

Regardez ces magnifiques bâtiments industriels que l’on faisait autrefois, qui sont des bâtiments
aptes à être aujourd’hui transformés en grandes halles métalliques, en grandes halles béton. J’étais
ce matin à Reims, et j’ai revu la grande halle Boulingrin, qui est en cours de réhabilitation
aujourd’hui. Je pense que les grandes tendances fonctionnalistes de l’entre-deux-guerres et de
l’après-guerre ont eu le talent de faire de grands bâtiments dont l’usage a pu être réhabilité, réutilisé
pour autre chose. Pourquoi aujourd’hui a-t-on du mal à retrouver cette même facilité de la
« transformabilité » à travers le temps ?

Pascale GUÉDOT

Je ne vais pas me lancer dans ce sujet, car, finalement, tout cela répond à une demande, qui figure
dans le programme. L’accessibilité, le faux-plancher, les finitions, les sols… : ce sont des éléments
très précis, et il faut que la demande soit là au départ. Je pense qu’aujourd’hui, nous n’avons pas
cette liberté de proposer. Vous définissez des cahiers des charges dès le départ et vous nous
demandez certaines choses. Vous avez des contraintes. La liberté totale, par exemple dans une
médiathèque, n’existe pas.

Achim VON MEIER (architecte)

Je trouve que le débat dérape un peu. En vous écoutant, on a l’impression que la qualité d’un lieu
public, d’une bibliothèque vient de sa capacité à s’adapter à des données techniques
contemporaines. J’ai quelque peu l’impression que l’on court après le prochain iPhone, celui qui
sortira dans trois générations sachant que, de toute façon, cette course est perdue d’avance. La
qualité de l’espace pour les usagers se situe ailleurs que dans la simple réponse à un besoin
technique.

J’ai eu l’occasion de visiter et de parcourir des bibliothèques, et je pense en particulier à une


bibliothèque de Berlin, qui date des années 1970, et qui est d’une qualité incroyable. Mais on ne
parle pas là de qualités techniques, si ce n’est la qualité de l’acoustique.

Peut-être pourriez-vous nous parler des qualités que vous souhaitez développer, en tant
qu’architecte, programmiste ou bibliothécaire… Ce peut être des qualités autres que des qualités
techniques dans les bâtiments : les ambiances, les ressentis des usages. Même en parlant des usages,
vous parlez toujours du lecteur. J’ai été frappé, lors d’un passage dans une bibliothèque, de voir un
peintre en bâtiment venir y faire sa sieste pendant sa pause, parce qu’il appréciait
vraisemblablement cet endroit.

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Odile GRANDET

Je vais répondre rapidement en tant que bibliothécaire : je crois que l’enjeu concerne les usages, et
vous avez raison de le souligner. Ceci dit, quand un groupe d’étudiants, prêts à passer leur bac,
arrivent avec leur portable et l’habitude de se connecter en wifi, il est bon de pouvoir y répondre.
C’est aussi un usage. On retombe donc souvent sur des questions techniques, qui sont des questions
que l’on n’aborde pas lorsque tout fonctionne ; or c’est rarement le cas. L’idée principale reste bien
de concevoir des bâtiments « qui rendent les choses possibles », et qui feraient qu’on ne parlerait
plus technique, parce que l’ensemble serait adapté à tout ce dont on a besoin et tout ce dont ont
surtout besoin les usagers.

Pour conclure, je vais me contenter de remercier les intervenants. Merci à tous.

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