Vous êtes sur la page 1sur 98

Master

Le traducteur face à la dimension culturelle de la traduction : analyse


comparée des traductions allemande et russe du roman Russendisko
de Wladimir Kaminer

PINGOUD, Adrien Germain

Abstract

La traduction de la culture est une opération délicate et complexe, notamment en traduction


littéraire. Le traducteur est en effet confronté à deux tâches qui paraissent parfois
incompatibles : rendre accessible au lecteur la culture présente dans le texte source tout en
conservant les spécificités littéraires de l’œuvre. Ce mémoire se propose ainsi d’effectuer une
analyse comparée de deux extraits tirés des traductions russe et française du roman
Russendisko de Wladimir Kaminer et d’examiner les pratiques du traducteur lorsqu’il se
retrouve face à la dimension culturelle d’un texte. Ce travail s’appuie sur la méthode de
critique des traductions proposée par Lance Hewson afin de déterminer dans quelle mesure
les effets produits par les décisions du traducteur ont une influence sur l’interprétation du
texte source. Il examine également si le concept de l’Encyclopédie élaboré par Umberto Eco
peut être un outil utile pour expliquer certains choix traductifs étonnants.

Reference
PINGOUD, Adrien Germain. Le traducteur face à la dimension culturelle de la
traduction : analyse comparée des traductions allemande et russe du roman
Russendisko de Wladimir Kaminer. Master : Univ. Genève, 2020

Available at:
http://archive-ouverte.unige.ch/unige:133105

Disclaimer: layout of this document may differ from the published version.
Adrien Pingoud

Le traducteur face à la dimension culturelle


de la traduction : analyse comparée des
traductions russe et française du roman
Russendisko de Wladimir Kaminer

Directrice de mémoire : Mme Mathilde Vischer Mourtzakis

Jurée : Mme Claire Allignol

Mémoire présenté à la Faculté de traduction et d’interprétation


(Département de traduction, Unité de français) pour l’obtention de la
Maîtrise universitaire en traduction, mention traductologie

Université de Genève

Janvier 2020

1
Remerciements

Je tiens à remercier tout particulièrement ma directrice de mémoire, Madame


Mathilde Vischer Mourtzakis pour sa patience, ses conseils et sa
compréhension.

Mes remerciements vont également à Madame Claire Allignol pour son soutien
lors de mes empoignades avec le russe, à Madame Irina Ivanova pour m’avoir
mis le pied à l’étrier, ainsi qu’à Monsieur Lance Hewson, qui a inspiré mon
intérêt pour la traductologie.

J’adresse aussi mes remerciements à ma famille et à mes amis, sans qui rien
n’aurait été possible, en particulier ma mère Karin Pingoud pour son soutien
inconditionnel, Marie-Hélène Pingoud Brasey pour sa relecture attentive,
Denise Hofer pour ses précieux commentaires et Dafne Carrasco pour ses
encouragements constants au cours de ses trois dernières années.

3
Tout argument contre la traduction
se résume en un seul : elle n’est pas
l’original.

Georges Mounin

4
Table des matières

1. Introduction……………………………………………………….…………..7

2. Traduction et culture………………………………….………………….……8

2.1. Définition de la culture………………………………….….….……10

2.2. Le « tournant culturel » de la traductologie………………………...11

2.3. Sourciers ou ciblistes…………………………….…………….……14

2.4. L’ethnocentrisme en traduction………………………….……….…15

2.5. La culture en traductologie, une approche multidisciplinaire……....16

2.6. L’implicite culturel………………………………………………….17

3. Approche théorique………………………...………………………………..20

3.1. Umberto Eco et Lance Hewson : le concept d’Encyclopédie………20

3.2. L’interprétation « juste » selon Jean-Jacques Lecercle……………..23

3.3. La méthode de critique des traductions de Lance Hewson…………24

4. Méthodologie………………………………………….……………………..26

4.1. Récolte des données macrostructurelles ……………………………26

4.2. Élaboration d’un cadre critique……………………………………..27

4.3. Analyse micro- et mésostructurelle…………………………………27

4.3.1. Terminologie utilisée……………………………………….28

4.3.2. Description des effets sur le plan mésostructurel…..………31

4.3.3. Hypothèse sur l’Encyclopédie………………..…………….33

5. Une œuvre récente et populaire : Russendisko de Wladimir Kaminer…..…..33

5
5.1. Biographie de Wladimir Kaminer……………………………..……33

5.2. Un Russe qui écrit en allemand………………………………..……34

5.3. L’humour chez Wladimir Kaminer…………………………..……..36

5.4. Description de la réalité ou fiction ?..................................................37

6. Analyse des passages………………………………………………………..38

6.1. Premières constatations sur le plan macrostructurel………………..38

6.2. Élaboration du cadre critique…………………….…………………41

6.3. Sélection des passages………………………………………………41

6.4. Analyse micro- et mésostructurelle…………………………………42

6.5. Synthèse des résultats…………………………………...…………..80

6.6. Utilité pratique du concept de l’Encyclopédie…………………...…85

7. Conclusion…………………………………………………………………...86

8. Bibliographie……………………………………………………………...…90

6
1. Introduction
La traduction littéraire est souvent pour le traducteur un espace de liberté et de
créativité, mais c’est également un domaine complexe où des problèmes parfois
inattendus peuvent surgir, notamment en raison des différences entre la réalité
culturelle représentée dans le texte source et celle connue par le lectorat cible.
En effet, tout individu possède sa propre vision du monde, qui passe par le filtre
de la langue et de la culture. Le traducteur, qui est par essence un médiateur
interculturel, est continuellement confronté dans son travail aux limites de sa
langue et de ses références culturelles. Certaines expressions de la langue source
sont-elles « intraduisibles » ? Comment traduire tel ou tel événement culturel qui
n’a pas d’équivalence dans la langue cible ? Quels sont les choix opérés et les
stratégies adoptées par le traducteur pour rendre intelligible une culture ou un
contexte étranger au lecteur ? Ces questions sont fondamentales en traductologie
et c’est la raison pour laquelle j’ai décidé de me pencher sur ce vaste champ de
recherche qui associe traduction et culture.

Je souhaite ainsi comparer dans ce mémoire le roman Russendisko de l’écrivain


Wladimir Kaminer à ses traductions française et russe en examinant certains
passages sélectionnés pour leurs potentielles difficultés de traduction. Il n’existe
en effet que peu d’analyses portant sur les traductions d’une œuvre récente et
populaire et la critique moderne se consacre principalement à examiner la «
grande littérature » du passé. Le cas de Wladimir Kaminer, sur lequel j’ai déjà
eu l’occasion de me pencher dans le cadre du cours de traduction littéraire de
Madame Vischer, me semble dans cette optique doublement intéressant. En
effet, la carrière de cet écrivain a débuté il y a peu et Russendisko, paru en 2000,
est son premier roman. Cet œuvre a été extrêmement bien accueillie en
Allemagne, au point de devenir un best-seller et d’être traduit dans plus d’une
douzaine de langues. Mais Wladimir Kaminer possède également un profil
particulier qui s’inscrit parfaitement dans le cadre de ce travail. Cet auteur
n’écrit en effet pas dans sa langue maternelle, le russe, mais dans la langue de
son pays d’adoption, l’allemand, ce qui donne à ses récits une tonalité
particulière. Il s’attache en outre dans plusieurs de ses œuvres à décrire l’ère
soviétique telle qu’il l’a vécue et ses romans sont truffés de références au
communisme. Les traducteurs sont alors confrontés dans ce contexte à plusieurs
réalités distinctes : la réalité soviétique, la réalité allemande, leur réalité propre
et la réalité de leurs lecteurs respectifs. Le traducteur français doit donc
s’efforcer de rendre accessible le contexte soviétique décrit en allemand par un
auteur d’origine russe à des lecteurs francophones. Le traducteur russe doit, dans
une sorte de retour en arrière, s’attacher à traduire une réalité bien connue des
ses lecteurs dans un récit écrit en allemand par un compatriote. Comme on peut
le constater, la tâche de ces traducteurs est complexe.
7
L’origine de l’auteur joue également un rôle sur un autre plan. En effet,
Wladimir Kaminer emploie dans ses romans une langue qui paraît à première
vue simple et dépouillée, mais qui est en réalité complexe et pleine de nuances,
notamment grâce au sens aigu de l’ironie dont l’auteur fait preuve. Son
utilisation de la Wortbildung allemande est subtile et nombre de ses créations
comporte un double sens qu’il n’est pas évident de déceler au premier abord.
Toutes ces remarques montrent ainsi l’intérêt de se pencher sur le travail des
traducteurs russe et français de Russendisko.

Pour effectuer cette recherche, je vais me fonder sur différents concepts


traductologiques que j’estime particulièrement intéressants. Je vais tout d’abord
effectuer une analyse de certains passages de l’œuvre en m’inspirant de la
méthode de critique des traductions élaboré par Lance Hewson (2011). Je
tenterai ainsi de comprendre dans quelle mesure les choix du traducteur exercent
une influence sur l’interprétation du texte cible. J’essayerai également
d'expliquer dans la mesure du possible les choix des traducteurs au moyen du
concept d'Encyclopédie élaboré par Umberto Eco (1984), repris par Jean-Louis
Cordonnier (2002) et développé par Lance Hewson (2011, 2012). Ce concept,
qui décrit l’ensemble des connaissances et références culturelles dont dispose un
individu à un moment donné, peut être essentiel pour comprendre les décisions
des traducteurs. Or, cet outil n’a, à ma connaissance, jamais été étudié du point
de vue pratique et je souhaite ainsi examiner à quel point il permet d’expliquer
certains choix traductifs qui paraissent à première vue injustifiables.

Comme on peut le constater, le traducteur fait sans cesse face dans son travail à
différentes réalités culturelles. L’objectif de ce mémoire consiste ainsi à
examiner les conséquences de cette confrontation dans le cas des traductions
russe et allemande du roman Russendisko. Je souhaite également mettre en
évidence la relation de coexistence et de concurrence entre les Encyclopédies et
tenter de déterminer leur influence sur les traductions. Je souhaite finalement
examiner si le concept d’Encyclopédie recèle un intérêt pratique pour analyser la
confrontation culturelle qui est au cœur de toute traduction littéraire.

2. Traduction et culture
Traduire la dimension culturelle d’un texte a toujours représenté un défi majeur
pour le traducteur. Il s’agit en effet d’une opération primordiale dans la
communication entre les cultures et l’un des moyens privilégiés pour
comprendre l’Autre, ses représentations du monde et ses mœurs. La traduction
joue un rôle crucial dans cette transmission. Paul Bensimon a ainsi pu dire que
« depuis les temps les plus anciens, la traduction est un des moyens essentiels de

8
la communication interculturelle, et l’un des modes majeurs du croisement des
cultures » (Bensimon 1998 :10).

L’importance de ce thème justifie donc les nombreuses recherches entreprises


par les traductologues à ce sujet, mais également les longs débats dont il fait
toujours l’objet. Comme le démontre Denys Cuche dans son ouvrage1, la culture
est un phénomène complexe et difficilement saisissable. La traduction de la
culture n’a cependant que peu intéressé les premiers traducteurs, qui portaient en
premier lieu leur attention sur la structure linguistique des textes. Ce n’est que
lors du « tournant culturel », au début des années 1970, que la traductologie
naissante s’empare vraiment de la culture pour en faire l’un des thèmes majeurs
de la réflexion traductologique aujourd’hui.

Le traductologue Itamar Even-Zohar (1973), en élaborant sa théorie des


polysystèmes, fut l’un des premiers à mettre en avant l’importance de la
complexité culturelle en traduction. À sa suite, de nombreux chercheurs ont
alors renoncé à la vision purement linguistique pour une approche plus large et
multidisciplinaire. Les pratiques traductives employées avant le tournant culturel
(adaptation, manipulation, traduction ethnocentrique, annexion…) sont
majoritairement rejetées et une nouvelle réflexion voit le jour. Cependant, la
difficulté à définir le phénomène culturel pousse la traductologie à s’enrichir des
apports d’autres disciplines : sociologie, psychologie, histoire ou encore
anthropologie2.

Cette approche multidisciplinaire permit de mettre en avant l’omniprésence du


fait culturel. La culture n’est alors plus vue comme un simple champ de la
traduction, mais comme englobant cette dernière et participant à sa construction.
La traduction est ainsi désormais considérée comme une manifestation
culturelle, qui influence les rapports d’altérité et les représentations du monde
(Cordonnier 2002 :48). Susan Bassnet et André Lefevere (Bassnet et Lefevere
1990 :8) avancent même que l’unité de traduction opératoire n’est plus le mot, ni
le texte, mais la culture. C’est pour cette raison que Jean-Louis Cordonnier a
décrit la traduction comme étant « une opération éminemment culturelle, en ce
sens qu’on ne traduit pas toutes les cultures de la même façon, et qu’il y a une
interaction entre les modes de traduire et les modes d’être des cultures ».
(Cordonnier, 2002 :40). Les nombreuses recherches actuelles témoignent ainsi

1
CUCHE, Denis, La notion de culture dans les sciences sociales, Paris : La Découverte, 2010
2
« Une théorisation donc qui fasse appel aussi à la philosophie, à la littérature (entendue ici
dans son acceptation traditionnelle), à l’anthropologie, à la psychanalyse, à la biologie, à la
sociologie, à la politique… Car la traduction est croisement. Croisement dans l’homme et
entre les hommes. Croisement donc, entre les cultures » (Cordonnier 1995 :10).
9
de l’actualité du thème et la réflexion traductologique sur la culture offre encore
de nombreux champs inexplorés.

Je vais donc présenter dans ce chapitre les différentes étapes de la réflexion


traductologique sur la notion de culture et me pencher sur les chercheurs qui ont
contribué à approfondir cette question. L’ampleur du sujet mériterait à lui seul
plusieurs recherches, c’est pourquoi ce chapitre ne vise pas à l’exhaustivité,
mais plutôt à donner un aperçu cohérent des diverses tendances traductologiques
sur le sujet. En effet, de nombreuses pistes concernant la traduction de la culture
ont été explorées et les débats restent vifs aujourd’hui.

2.1. Définition de la culture


La traduction est traditionnellement vue comme un processus d’échange, située
« à la lisière de la langue et de la culture » (Ladmiral 1998 :23). Le traducteur ne
peut se contenter de transposer un message dans une autre langue, il doit aussi
traduire la culture de l’Autre et jouer ainsi un rôle de médiateur interculturel 3.

Cependant, avant d’aborder le thème la culture en traduction, il est nécessaire de


donner une définition de ce terme. Il n’existe toutefois que peu de consensus à
cet égard. De nombreux chercheurs issus de toutes les disciplines des sciences
humaines se sont prêtés à l’exercice et il en résulte un nombre impressionnant de
définitions. Jean Delisle en a relevé plus de 160 dans les textes académiques
entre 1871 et 1950 (Delisle 2014 :38). La seule position qui semble faire
l’unanimité chez les chercheurs est que toute tentative de trouver une seule et
même définition applicable dans tous les cas est vouée à l’échec. Je vais ici en
présenter quelques-unes afin de mettre en évidence la difficulté de saisir le
phénomène.

Selon Michel Ballard (2005), la culture n’a acquis son sens moderne qu’au XIXe
siècle :

« Dans son sens classique, le mot culture désigne les manifestations


intellectuelles et artistiques d’une nation, tant sur le plan de la création d’objets
que sur celui d’un contact personnel avec eux. Aujourd’hui, il faut y ajouter le
sens de manifestations, coutumes, institutions, non seulement d’une nation, mais
d’un groupe ou d’une communauté » (Ballard, 2005 :126).

3
BASSNET, Susan, « The Translator as a Cross-Cultural Mediator », in : The Oxford
Handbook of Translation Studies, dirigé par Kirsten Malmkjoer et Kevin Windle, 2011,
Oxford Handbooks Online, 94-107
10
Dans cette définition, Michel Ballard souligne le fait que la culture est un
phénomène avant tout créatif, visible et matériel, mais également que cette
notion ne concerne pas uniquement les grands groupes humains.

Jean-René Ladmiral (2015 :8) propose également une définition de la culture :

« Elle désigne les modes de vie d’un groupe social : ses façons de sentir,
d’agir ou de penser ; son rapport à la nature, à l’homme, à la technique et à la
création artistique. La culture recouvre aussi bien les conduites effectives que les
représentations sociales et les modèles qui les orientent (système de valeurs,
idéologies, normes sociales…). »

Dans cette définition, Jean-René Ladmiral met l’accent sur l’aspect intangible et
immatériel de la culture, qui est visible dans les comportements d’un groupe
donné et dans sa vision du monde, plutôt que dans les objets qu’il produit.

Selon Jean-Louis Cordonnier (Cordonnier 2002 :40), la culture s’exprime dans


les pratiques collectives d’un groupe et dans les capacités qu’ont les individus
appartenant à ce groupe à réagir de façon similaire dans une situation donnée.

« En ce qui nous concerne, nous nous référons ici au sens aujourd’hui très
répandu de modes de vie et de pensées communs à une communauté donnée, et
qui conduisent les individus appartenant à cette communauté à agir dans
certaines situations sociales d’une façon commune ».

Comme on peut le voir, la culture revêt de nombreuses facettes (création, objets


matériels, comportements, visions du monde, etc.) et il est extrêmement difficile
de toutes les réunir dans une seule et même définition. On peut cependant
déduire de ces tentatives quelques traits importants pour le présent travail : la
culture est un phénomène général qui imprègne toutes les facettes de la vie. On
la retrouve donc immanquablement chez l’auteur d’un texte, qui la transmet
dans ses écrits, mais également chez le traducteur, au travers de ses pratiques
traductives et de sa vision du monde.

2.2. Le « tournant culturel » de la traductologie


Pendant des siècles, la principale controverse en traduction s’est focalisée sur
l’opposition sens/signe : les traducteurs doivent-ils en premier lieu s’efforcer de
rendre chaque mot par un autre et effectuer une traduction littérale au plus
proche du texte source, ou au contraire s’en détacher pour se consacrer à faire
avant tout ressortir le sens du texte ? Cependant, au milieu du XXe siècle, ce
débat perd en importance (sans pour autant disparaître) et l’introduction en
traduction des méthodes de la linguistique permet de développer de nouvelles
11
réflexions. La traduction est alors vue comme un transcodage, l’élément X de la
langue source étant remplacé par l’élément Y en langue cible, celui-ci étant
considéré comme équivalent (Snell-Hornby 1990 :80). Comme le remarque
cependant Paul Bensimon (1998 :13-14), le tournant culturel remettra en
question cette approche linguistique de la traduction :

« Au lieu de considérer l’"exactitude" d’une traduction selon des critères


purement linguistiques, l’approche culturelle scrute les fonctions respectives du
texte premier dans la culture d’origine et du texte traduit dans la culture
réceptrice ».

Déterminer les fonctions d’un texte acquiert ainsi une importance capitale pour
parvenir à une traduction adéquate. Katharina Reiss et Hans Vermeer sont parmi
les premiers à avoir développé cette réflexion dans leur théorie du skopos4. Ces
chercheurs soulignent que la traduction doit être effectuée en fonction du public
et de la culture cible. Le texte source perd en importance en faveur du texte
cible, qui devient l’objet principal de la traduction. L’approche linguistique, qui
met au premier plan le concept d’équivalence, est ainsi rejetée. Jean-Louis
Cordonnier rapproche cette recherche de l’équivalence à de l’ethnocentrisme :

« Le deuxième axe autour duquel se déroule la pratique de l’annexion est celui


de la recherche des équivalents, dont le rôle est de se substituer aux connotations
culturelles étrangères. L’expérience de vie étant sensiblement, voire parfois
excessivement différente d’une culture à une autre, l’ethnocentrisme peine pour
réaliser l’impossible, c’est-à-dire établir l’équivalence : autre endroit où niche
l’intraduisibilité » (Cordonnier 1995 :171).

La notion d’équivalence reste toutefois aujourd’hui un concept clé en


traductologie, mais ses fonctions ont évolué :

« The problem of defining equivalence remains central to the field, but the
emphasis has shifted away from endeavouring to see equivalence in terms of
sameness between languages, and more towards exploring ideas of equivalent
effect » (Bassnet, 2011 :95).

Il s’agit alors de parvenir à l’équivalence en analysant l’effet produit par le texte


source et à le reproduire dans le texte cible, indépendamment des structures
linguistiques.

4
REISS, Katharina et VERMEER, Hans, Grundlegung einer allgemeinen
Translationstheorie, Tübingen : Niemeyer, 1984
12
Susan Bassnet souligne alors l’importance de prendre en compte ces deux
contextes (source et cible) pour parvenir à une traduction adéquate :

« Without this kind of contextual understanding, which necessarily involves


rethinking one’s own position and mediating between the potential gaps created
by fundamental cultural différences, adequate translation will not take place »
(2011 :96).

Le traducteur doit ainsi s’efforcer de remettre en question ses propres schémas


culturels, afin de mettre à jour les différences entre les cultures en présence.

Comme l’indiquent Susan Bassnet et André Lefevere (Bassnet et Lefevere 1990)


dans l’introduction critique de leur recueil de textes sur les aspects culturels de
la traduction, le tournant culturel fut d’une importance majeure en traductologie.
Michel Ballard (2005 :10) remarque ainsi qu’il « est difficile de séparer une
langue de sa culture dans la mesure où l’une de ses fonctions est de dire le
monde, désigner des objets, des notions, dont la traduction permet de percevoir
et d’explorer les spécificités ».

Cependant, certains désaccords sont apparus parmi les chercheurs quant à cette
analogie entre langue et culture, cette langue-culture dont le concept a été
formulé par Henri Meschonnic5 en 1973. Parmi ceux-ci, Serge Rolet :

« Les travaux qui portent sur la traduction des cultures ne prennent pas le risque
de prétendre récuser Saussure. Ils maintiennent néanmoins, quelques fois
jusqu’à une totale confusion, l’analogie entre la culture et la langue, alors que,
manifestement, en termes saussuriens6, ce qui peut être traduit appartient
exclusivement à la parole » (Rolet 2012 :888).

Serge Rolet critique ainsi les Cultural Studies qui mettent en avant la langue
comme porteuse de sens. Selon lui, la langue est plutôt un système qui permet de
faire passer le sens. « La langue elle-même ne se traduit pas » (2012 :88),
poursuit-il, car « c’est l’exécution qu’on peut traduire, non le schéma »
(2012 :88).

Selon lui, c’est précisément cette fusion entre langue et culture qui est
responsable de la difficulté de traduire l’aspect culturel d’un texte et propose
5
MESCHONNIC, Henri, Pour la poétique II, Paris : Gallimard, 1973
6
Dans son Cours de linguistique générale (1915), Ferdinand de Saussure différencie le
langage (la faculté de pouvoir communiquer au moyen de signes) de la langue (un système de
signe particulier à un groupe) et de la parole (l’usage effectif de signes pour communiquer
dans un contexte donné).
13
plutôt de la rattacher à la parole. Finalement, Serge Rolet critique le terme de
culture, qu’il considère comme « opaque », même s’il admet que, en dehors de
ce qu’il appelle « l’approche multiculturaliste », l’idée d’une traduction des
cultures reste d’un grand intérêt (2012 :892).

2.3. Sourciers ou ciblistes


Parmi les nombreux débats qui ont émaillé la réflexion traductologique depuis
sa naissance, la controverse sourcier/cibliste occupe une place importante. Les
sourciers mettent en avant le texte source et à la fidélité de la traduction, alors
que les ciblistes privilégient eux le texte cible et la réception de celui-ci. Jean-
René Ladmiral revient sur ce débat dans son ouvrage Le prisme interculturel de
la traduction (1998). Il considère ainsi entre autres que l’équivalence parfaite est
impossible à atteindre en traduction (1998 :25-26) et que le traducteur est sans
cesse confronté à des choix : avoir recourt ce que Ladmiral appelle la
« parolisation », qui consiste à mettre en avant la culture source, à
« surtraduire », ou alors employer des périphrases, ce qui implique de
« soutraduire ». Le traducteur, conscient de transmettre non seulement une
langue, mais également une culture, doit ainsi prendre des décisions qu’il sait
subjectives, car relevant de sa propre interprétation du texte. Mais comment
traduire l’implicite culturel et le non-dit ? C’est sur cet axe que s’articule
l’opposition sourciers-ciblistes. Les sourciers accordent une importance
essentielle au signifiant de la langue source et à l’altérité culturelle spécifique du
texte original, alors que les ciblistes soulignent l’importance du sens du
discours, qui est à traduire en employant les outils de la langue d’arrivée
(1998 :24-25).

Jean-René Ladmiral prend alors clairement le parti cibliste (1998 :25). Il


s’oppose ainsi à Henri Meschonnic et Antoine Berman7, qui appartiennent à la
tendance sourcière et qui dénoncent le caractère annexionniste et ethnocentrique
de la tradition cibliste. Jean-René Ladmiral lui critique la tradition sourcière,
dans laquelle il relève une tendance à la « philologisation » et à
« l’ethnologisation » du texte source :

« Surtout, l’objet de la traduction, ce n’est pas l’étrangeté culturelle et


linguistique d’un texte-source, mais sa singularité en tant qu’œuvre. Quoi qu’il
en soit de sa spécificité culturelle, l’enjeu d’un texte littéraire n’est pas culturel,
mais littéraire ; et l’enjeu d’un texte philosophique n’est pas culturel, mais
philosophique. […] En règle générale, on ne traduit pas des langues, ni des

7
BERMAN, Antoine, L’Épreuve de l’étranger : Culture et traduction dans l’Allemagne
romantique, Paris : Gallimard, 1984
14
cultures, ni même des langues-cultures : on traduit des textes ! C’est pourquoi il
faudra faire le choix d’une traduction cibliste » (1998 :26).

Jean-René Ladmiral préfère ainsi renoncer à la notion de « langue-culture »


développée par Henri Meschonnic (1973), qui selon lui réduit la portée de ces
deux termes. Il admet cependant qu’il s’agit d’un concept intéressant d’un point
de vue théorique, mais de peu d’utilité dans la pratique même de la traduction
(1998 :28).

L’ancienne opposition mot/sens se retrouve ainsi dans la polémique


sourcier/cibliste et malgré le réel changement de paradigme induit par le
tournant culturel, ce débat reste toujours d’actualité en traductologie (Bassnet
2011 :107).

2.4. L’ethnocentrisme en traduction


Comme nous l’avons vu plus haut, l’un des reproches formulés à l’encontre de
la tradition cibliste est de produire des traductions considérées comme
ethnocentriques. La critique de l’ethnocentrisme en traduction est relativement
récente et doit beaucoup aux recherches de Jean-Louis Cordonnier et
particulièrement son ouvrage intitulé « Traduction et culture » (Cordonnier
1995). Dans ce travail, l’auteur effectue une analyse historique de la perception
de l’altérité en Europe et examine de manière détaillée à quel point elle a
contribué à construire la culture européenne. Il souligne en particulier l’impact
majeur de la traduction dans ce processus, qui a notamment permis de donner
accès aux textes de la Grèce antique et de la science arabe. Mais pour Jean-
Louis Cordonnier, la découverte du Nouveau monde a joué un rôle encore plus
considérable en mettant l’Europe face à une altérité radicale, dont personne ne
soupçonnait l’existence. L’apparition de cet « Autre » (les civilisations
américaines préhispaniques) a ainsi bouleversé les représentations du monde qui
prévalaient à l’époque.

Jean-Louis Cordonnier décrit ensuite les modes de traduire européen, qui ont été
largement influencés par la découverte américaine (1995 :11) et qui se fondaient
sur une perception ethnocentrique du monde. Les spécificités culturelles des
textes sont gommées au profit d’une interprétation qui met en avant la culture
cible. Jean-Louis Cordonnier nomme ce phénomène la traduction-annexion et
estime que cette pratique s’est développée lors de la constitution des États-

15
Nations européens et des langues-cultures nationales. Il appelle alors à rejeter
cette pratique ethnocentrique et introduit le concept d’ouvertude8.

Cet ethnocentrisme s’est toutefois révélé avoir des effets positifs, en contribuant
à la constitution des différentes cultures européennes (Cordonnier 2002 :41).
Cependant, la tâche assignée à la traduction a évolué :

« Aujourd’hui, même si la traduction continue à assumer son rôle millénaire


d’emprunt aux autres cultures, sa tâche ne consiste plus à ériger une culture
nationale par l’exclusion de l’Autre, dans une « annexion », mais d’ouvrir le
Même à l’Autre par l’accueil de l’Autre (en encourageant la traduction de
l’Autre vers nous et inversement) avec la certitude que ce « décentrement » est
source d’enrichissement » (Cordonnier 1995 :18).

Jean-Louis Cordonnier introduit alors le concept de traduction-dévoilement9, qui


fonctionnerait tant sur le plan littéraire et culturel que sur le plan linguistique,
ethnologique ou politique, contribuant ainsi à l’enrichissement des deux cultures
en présence (1995 :13).

Antoine Berman (1984), qui a également critiqué l’ethnocentrisme en


traduction, a mis en évidence les différences entre traduction décentrée
et traduction ethnocentrique :

« Dans le premier cas, le traducteur oblige le lecteur à sortir de lui-même, à faire


un effort de décentrement pour percevoir l’auteur étranger dans son être
d’étranger ; dans le second cas, il oblige l’auteur à se dépouiller de son étrangeté
pour devenir familier au lecteur » (Berman 1984 :235).

Dès lors, Jean-Louis Cordonnier plaide pour une importance accrue de la


critique en traduction, car celle-ci peut contribuer à mettre en évidence cette
annexion de l’Autre et permettre de rompre avec l’ethnocentrisme contemporain
(2002 : 45-46).

2.5. La culture en traductologie : une approche pluridisciplinaire

8
Le traducteur qui adopte cette attitude s’efforce de sortir de l’ethnocentrisme hérité du passé
et s’engage à apporter à sa culture des éléments nouveaux qui permettront d’améliorer les
relations interculturelles (Cordonnier 2002 :47).
9
Ce type de retraduction doit mettre en avant la différence culturelle et remplacer les
traductions ethnocentriques du passé qui ne sont plus acceptables aujourd’hui (Cordonnier
2002 :47).
16
Étant donnée la complexité du phénomène culturel, de nombreux chercheurs ont
plaidé pour une approche multidisciplinaire de la notion de culture en traduction.
Jean Delisle (2014) a par exemple souligné l’intérêt d’une approche
sociologique de la question (2014 :40). Il décrit dans sa recherche les différentes
fonctions de la traduction et met en évidence « la place et l’importance qu’elles
occupent au sein d’une société et entre les sociétés ». Constatant l’apport fécond
de la sociologie de Pierre Bourdieu en traductologie, il introduit alors le concept
de sociotraduction, qui doit permettre aux traducteurs de délaisser une approche
purement linguistique au profit d’une analyse qui englobe également les enjeux
sociétaux de la traduction (2014 :55).

Ainsi, dans sa description des fonctions de la traduction ayant une dimension


culturelle (telles que la traduction comme source d’inspiration, la traduction
façonneuse de culture, la traduction transgressive, …), il cherche à mettre en
évidence à quel point la traduction opère comme un stimulant sur les cultures et
les civilisations.

Dans un autre domaine, Jean-René Ladmiral et Marc Edmond Lipiansky mettent


en avant la contribution de la psychologie et de la psychosociologie dans la
communication interculturelle (Ladmiral et Lipiansky 2015 :43). Dans leur
recherche portant sur les interactions de deux groupes d’étudiants bilingues dans
le cadre d’un projet de traduction, ils cherchent à comprendre quels effets les
différences culturelles et psychologiques ont sur la communication
interculturelle.

L’approche multidisciplinaire de la notion de culture en traduction ne se réduit


bien évidemment pas à ces auteurs et il existe de nombreuses contributions sur
le sujet provenant d’autres disciplines (anthropologie, histoire, etc.) qui auraient
pu être présentées ici.

2.6. L’implicite culturel en traduction


Comme le souligne Paul Bensimon, « La transposition de l’implicite culturel,
qui entretient un rapport étroit avec la réception et la lisibilité de l’œuvre
traduite, constitue l’un des principaux enjeux de la traduction de la culture »
(Bensimon 1998 :11). Il met ici en évidence la complexité de la tâche du
traducteur, qui doit en effet non seulement permettre au lecteur d’accéder à
l’implicite culturel d’un texte traduit, mais également préserver un certain
confort de lecture pour le public cible. Le traducteur doit ainsi avoir une
connaissance exhaustive de la culture source comme de la culture cible. Jean-
Louis Cordonnier insiste lui aussi sur l’importance des connaissances culturelles
du traducteur :

17
« […] le degré de méconnaissance de la culture étrangère est directement
proportionnel au degré de résistance de la traduction. Plus cette méconnaissance
est grande et plus cette résistance l’est aussi. On peut dire également que plus
l’implicite culturel étranger est méconnu de la part du destinataire de la
traduction, plus les possibilités de solutions de la traduction sont réduites pour le
traducteur. En fait, les résistances à la traduction révèlent l’état des interactions
culturelles » (Cordonnier 1995 :56).

Il est ainsi essentiel pour le traducteur de posséder une connaissance


approfondie de la culture source, en particulier lorsqu’il se retrouve face à
l’implicite culturel présent dans les allusions et les connotations. À cet égard, on
peut souligner l’apport important de Corinne Wecksteen sur la traduction des
référents culturels (Wecksteen 2005). Elle analyse en effet dans ce travail les
différentes traductions du roman Maybe The Moon d’Armistead Maupin et
expose les difficultés rencontrées par le traducteur pour repérer certaines
allusions, car elles renvoient à une réalité culturelle étrangère implicite.

Il en va de même pour les connotations, qui véhiculent de la « valeur ajoutée »


(2005 :112). Certaines connotations ne sont parfois explicites que pour un
groupe limité de personnes et même un lecteur provenant de la culture originale
peut avoir du mal à les interpréter. Devant ces difficultés, Corinne Wecksteen
estime alors que le traducteur doit faire un choix :

« La tâche du traducteur serait donc de déterminer quel est le trait le plus


pertinent dans le texte original (même s’il s’agit d’un trait sous-jacent), afin de
le faire apparaître de façon visible dans le texte-cible, si la langue-culture
d’arrivée n’a pas forcément intégré sémantiquement la variable sous-jacente
contenue dans le texte-source » (2005 :117).

Une connaissance encyclopédique de la culture source et de la culture cible est


donc indispensable au traducteur, qui se tient à la lisière entre deux langues-
cultures, pour rendre accessible l’implicite et le non-dit.

Corinne Wecksteen note ainsi que « […] la traduction des référents culturels
révèle, de manière exacerbée, toutes les difficultés auxquelles le traducteur est
confronté » (2005 :122).

L’implicite peut également se retrouver dans la valeur accordée à un terme par


une culture donnée. Dans son travail sur l’importance des valeurs culturelles en
traduction, Carina Wurzinger (2012) montre que le traducteur porte une grande
responsabilité dans la transmission de ces valeurs :

18
« As a member of a sociocultural group, readers are expected to know about the
values that are relevant in their societies and necessarily interpret a text against
this background. Where there is a conflict of values, there may be conflicts in
the communication process » (2012 : 1).

Elle reprend la définition de l’anthropologue Clyde Kluckhohn qui considère la


valeur comme un concept implicite ou explicite, caractéristique d’un groupe, qui
influence les modes, les moyens et les fins d’action (2012 :4). En effet, même si
un individu possède ses propres valeurs, celles-ci sont influencées par celles du
groupe auquel il appartient. Carina Wurzinger souligne alors que le processus
d’acquisition des valeurs est souvent inconscient et éminemment culturel
(2012 :5). La communication entre différents groupes culturellement différents
implique une transmission de leurs valeurs les uns aux autres. C’est pourquoi
Carina Wurzinger écrit :

« As experts in cross-cultural communication, translators are necessarily dealing


with values, since values and communication are interdependent » (2012 :6).

Selon Carina Wurzinger, les valeurs culturelles sont également au fondement


des idéologies et des normes sociales et s’inscrivent ainsi dans la perspective de
la traduction des cultures. Le traducteur lui-même a son propre système de
valeurs qui l’influence lors de son travail. Il est alors de sa responsabilité d’en
être conscient afin d’éviter tout débordement de ses valeurs dans le texte cible
(2012 :10). Cependant, le texte source véhicule lui aussi des valeurs culturelles
parfois implicites, qu’il s’agit de repérer et surtout de transmettre au lecteur :

« In the case of communication across cultural boarders, culture-specific values


implicitly transmitted in the original text might be explicitly rendered in the
translation in order to communicate the relevant message, if this is part of the
purpose of the translation » (2012 :13).

L’implicite en traduction ne se retrouve ainsi pas uniquement dans les


connotations ou les allusions, mais également dans le système de valeurs diffusé
au sein d’un groupe.

Comme on peut le voir, le concept de culture a énormément enrichi la réflexion


traductologique de ces dernières décennies. L’apport de la traductologie aux
Cultural Studies est désormais évidente et se retrouve jusque dans la définition
de la notion de culture, autrefois chasse gardée des anthropologues. Le tournant
culturel a ainsi ouvert la voie à de nombreux chercheurs provenant d’horizons et
de disciplines différentes et permis un foisonnement des théories
traductologiques. Il a cependant relancé un débat qui n‘était toutefois pas éteint,
l’opposition entre sourciers et ciblistes. Cette controverse a mis en évidence la
19
vivacité de la pensée traductologique et l’importance culturelle de la traduction.
Mais ces réflexions sur la culture ont également permis de pointer un
phénomène jusque-là plutôt négligé : l’ethnocentrisme. Les recherches sur le
sujet montrent à quel point ce trait est fondamental non seulement dans la
pratique de la traduction, mais également dans la construction culturelle des
identités nationales. Finalement, on se rend compte que la culture est
omniprésente et se cache même dans les plus petits détails. Traduire l’implicite
culturel, qu’il se niche dans les référents culturels ou dans les valeurs d’un
groupe social donné, pose d’énormes problèmes au traducteur dans sa pratique
quotidienne. La culture est ainsi un concept complexe, mais essentiel dans la
compréhension de la réflexion traductologique actuelle.

3. Approche théorique
Le présent chapitre sera consacré à présenter les divers concepts qui sont au
fondement de ce travail. Il s’agit en particulier du concept d’Encyclopédie
élaboré par Umberto Eco (1984) et approfondi par Lance Hewson (2012), de
l’approche interprétative de Jean-Jacques Lecercle (1999) et de la méthode de
critique des traductions élaboré par Lance Hewson (2017).

3.1. Umberto Eco et Lance Hewson : le concept d’Encyclopédie


Dans son ouvrage intitulé « Sémiotique et philosophie du langage » (1984),
Umberto Eco reprend les concepts clé des différentes courants philosophiques et
sémiotiques ayant trait au langage (signe, mot, métaphore, signifié, …). Il
souhaite en particulier dépasser l’opposition Dictionnaire/Encyclopédie, qui
selon lui doit être reconsidérée (Eco 1984 :107). En effet, il est d’usage de
concevoir le Dictionnaire comme une représentation purement linguistique,
sémantique et neutre, alors que l’Encyclopédie10 participerait au domaine de
l’expérience, de l’extralinguistique, du monde réel (Haiman 1979 :330).
Cependant, pour Umberto Eco, cette opposition n’a pas lieu d’être, car la langue
intègre ces deux approches :

« Nous pensons […] que l’on doit postuler une langue L qui contienne, parmi
ses règles de signification, des instructions pragmatiquement orientées. Si cela
était impossible, on aurait tout au plus un dictionnaire de L, très rigoureux mais
insuffisant pour rendre compte des signifiés situationnels » (Eco 1984 :75).

10
Umberto Eco emploie le concept de « l’encyclopédie » sans utiliser de majuscule. Cette
notion étant centrale dans mon travail, j’emploierai systématiquement la majuscule à l’instar
de Lance Hewson (2012), afin de la différencier du substantif ordinaire.
20
Ces « instructions » sont précisément ce que fournit l’Encyclopédie. On peut le
voir dans la situation suivante : quand une femme commande un café à un
serveur, elle ne s’attend pas à se voir apporter un seau d’un litre. L’employée et
la cliente partagent des connaissances situationnelles encyclopédiques qui leur
permettent de se comprendre, alors que ces informations ne sont pas présentes
dans l’expression « j’aimerais un café ». Selon Eco :

« Une théorie du signifié dépasse cette contradiction si elle réussit à formuler un


modèle capable d’intégrer, tout ou partie, sémantique et pragmatique. Mais cela
présuppose que l’on entende L non comme un dictionnaire succinct mais
comme un système complexe de compétences encyclopédiques » (Eco
1984 :75).

L’Encyclopédie joue donc un rôle clé chez Umberto Eco. Il la définit comme un
« postulat sémiotique », c’est-à-dire un principe qui guide la représentation des
signes des systèmes signifiants. Chaque individu possède sa propre
Encyclopédie, qui est un vaste ensemble regroupant les informations, les
images, les signes qui lui permettent de se représenter le monde.

Lance Hewson (2012) s’est également penché sur la question et a mis en


évidence sept caractéristiques fondamentales de l’Encyclopédie : sa première
caractéristique consisterait en sa nature diachronique, c’est-à-dire qu’elle doit
être considérée comme en évolution dans le temps. L’Encyclopédie serait
comme une vraie encyclopédie dont les entrées deviendraient de plus en plus
fournies et hétérogènes suite à l’addition de nouvelles informations.

La deuxième caractéristique découle de la première, l’Encyclopédie n’est jamais


achevée. Chaque entrée comporte des contenus qui sont susceptibles d’évoluer,
voire de disparaître. Elle est donc incomplète et instable.

La troisième caractéristique de l’Encyclopédie serait sa capacité à entretenir ou


conserver des informations contradictoires ou incohérentes. On peut prendre ici
l’exemple du policier, qui cumule les images antagonistes de garant de la
sécurité et de l’ordre au sein de la société d’un côté, et d’agent répressif de l’État
de l’autre. Ou Nestlé, considérée comme une entreprise modèle du système
capitaliste ou comme une compagnie amorale exploitant les ressources de la
planète.

L’Encyclopédie est également caractérisée par son hétérogénéité. Les contenus


de l’Encyclopédie peuvent varier selon les régions géographiques ou les classes
sociales. En Russie par exemple, Moscou est souvent considérée par ses
habitants comme le centre politique et économique du pays. Or, à St-
Pétersbourg, ancienne capitale des tsars et à la frontière avec l’Occident,
21
Moscou est considérée comme une ville concurrente et un peu arriérée, qui a un
retard à combler au niveau culturel. D’un autre côté, en Sibérie, Moscou est
apparaît plutôt comme une force coercitive et centralisatrice lointaine, ayant peu
de considération pour les réalités sibériennes. Que dire alors de la représentation
de Moscou chez les Touktches, peuple indigène habitant le nord de l’Extrême-
Orient russe ?

La cinquième caractéristique de l’Encyclopédie est sa propension à privilégier


les contenus populaires plutôt que spécialisés. Elle comporte donc une grande
part d’approximations, d’idées reçues et d’erreurs. Ce mélange hétéroclite,
composé de fictions, de légendes urbaines et de faits avérés, contient ainsi
différentes « vérités ». Des vérités historiques (Jacques Chirac était le Président
de la France), des vérités cinématographiques (le Terminator vient du futur), des
vérités populaires (Rihanna est amoureuse d’Ed Sheeran), etc.

La sixième caractéristique de l’Encyclopédie est sa propension à proposer des


contenus bien plus fournis concernant sa culture et son histoire et à posséder des
informations approximatives et des clichés en ce qui concerne les contenus des
autres cultures. Ainsi, la majorité des Suisses connait l’histoire de son pays, la
raison de la diversité de ses langues et cultures et même probablement certains
détails historiques, tels que la bataille de l’Escalade ou la soupe de Kappel.
L’entrée de la France, proche voisine et en interaction quotidienne avec le pays,
est très documentée dans l’Encyclopédie suisse. Les pratiques culturelles et les
grands traits de l’histoire française font partie de la culture générale suisse.
L’entrée de l’Angleterre est déjà moins précise et en majorité composée de
clichés tels que les fish & chips, Big Ben ou encore Shakespeare. Parallèlement,
les villes de Raqqah ou de Deir-ez-Zor en Syrie n’ont vraisemblablement acquis
que récemment une entrée dans l’Encyclopédie suisse et il est probable que ces
entrées disparaîtront une fois la guerre terminée. On voit à travers ces exemples
que l’Encyclopédie contient beaucoup plus d’entrées vides ou lacunaires que
d’entrées bien fournies et que celles-ci concernent en premier lieu la
représentation de la culture et l’histoire de son pays.

La dernière caractéristique est celle qui m’intéresse le plus dans le cadre du


présent travail. Elle postule que l’Encyclopédie est indissociable de la langue
qu’elle utilise (sans pour autant en être le seul élément) et qu’on ne peut la
transposer dans une autre langue. Or, le traducteur est sans cesse confronté dans
son travail à la concurrence de différentes Encyclopédies : celle de l’auteur, celle
du lecteur (qui peut varier et qui doit être déterminée) et celle du traducteur lui-
même qui, ayant une connaissance bien plus poussée de la langue et la culture
de l’Autre et de sa propre langue et culture, est souvent le seul qui a les moyens
de faire coexister ces diverses Encyclopédies (Hewson 2012 :51).

22
On peut alors poser différentes hypothèses concernant l’image que se fait le
traducteur de l’Encyclopédie de son lecteur et des stratégies qui en découlent.
Lance Hewson (2012 :51-53) définit quatre cas de figure : dans le premier cas,
le traducteur ne tient pas compte des diverses Encyclopédies en jeu et traduit
sans prendre le temps de déterminer celle de son lectorat cible. Dans le second
cas, le traducteur estime que son lecteur modèle ne possède pas les entrées
requises dans son Encyclopédie. Le traducteur dispose alors de différentes
stratégies (notes de bas de page, réécriture, etc.) pour pallier ce manque. Dans le
troisième cas, le traducteur postule que son lecteur possède les informations
encyclopédiques nécessaires. Le traducteur n’explicite alors aucune référence du
texte source, cependant cette situation est potentiellement risquée dans la mesure
où le lecteur pourrait parvenir à une interprétation erronée du texte original, ses
entrées encyclopédiques pouvant être insuffisantes. Le dernier cas concerne la
traduction spécialisée, quand un expert écrit pour des experts. Le traducteur n’a
alors pas besoin de déterminer l’Encyclopédie de son lectorat cible, étant donné
que celui-ci possède les connaissances scientifiques lui permettant d’interpréter
le texte source.

En reprenant le concept d’Encyclopédie forgé par Umberto Eco (1984) et


approfondi par Lance Hewson (2012), je vais tenter d’analyser dans quelle
mesure cette notion peut avoir un intérêt pour la pratique traductive. Je vais ainsi
émettre des hypothèses concernant les choix traductifs des traducteurs français
et russes de Russendisko afin d’examiner si ce concept permet d’expliquer leurs
décisions traductives que j’estime questionnables ou surprenantes.

3.2. L’interprétation « juste » selon Jean-Jacques Lecercle


Comme on peut le voir, l’Encyclopédie est un concept riche qui permet de poser
des hypothèses sur les pratiques du traducteur. Cependant, une autre question se
pose : comment le traducteur peut-il s’assurer d’offrir à son lectorat les moyens
de parvenir à une interprétation adéquate du texte source ? Dans son ouvrage
« Interpretation as Pragmatics » (1999), Jean-Jacques Lecercle propose une
réponse. En effet, il y expose sa théorie de l’interprétation et défend quatre
propositions : toutes les interprétations sont possibles (l’interprétation est par
essence subjective) ; aucune interprétation n’est vraie (seul l’auteur peut la
connaître) ; certaines interprétations sont justes ; certaines interprétations sont
fausses (Lecercle, 1999 :31).

Ainsi, toutes les interprétations sont envisageables et l’on peut faire dire ce que
l’on veut à un texte. Dès lors, lorsque le traducteur construit son interprétation
du texte source, il ne doit ainsi pas viser l’interprétation vraie, qui est une tâche

23
impossible, car infinie, mais plutôt parvenir à un éventail d’interprétations
« justes » :

« A just interpretation is one that conforms to the constraints of the pragmatic


structure that governs the interpretation of the text, and that does not seek to
close the interminable process of reinterpretation » (Lecercle 1999 :33).

En effet, le traducteur, de par sa connaissance de la langue et des différentes


Encyclopédies en jeu, est capable d’éviter les interprétations qualifiées de
« fausses » :

« An interpretation is false if it is either delirious, disreagarding the constraints


of the encyclopedia, or incorrect, disreagarding the constraints that language
and the text impose on the construction of interpretation » (Lecercle 1999 :32).

Le traducteur se doit donc de rejeter les interprétations qui ne suivent pas les
contraintes imposées par l’Encyclopédie et la langue. Le critique, lui, doit éviter
la comparaison infinie des textes en jeu et des différentes interprétations mais
rechercher les différentes possibilités et les limites qu’offrent ces textes et
interprétations (Hewson 2011 :23). Le concept d’Encyclopédie est ainsi
particulièrement intéressant, car il permet de comparer le potentiel interprétatif
du texte source et de sa traduction et d’examiner s’ils véhiculent des pistes
interprétatives similaires. En effet, certaines traductions, qui peuvent paraître
étonnantes ou discutables, trouvent parfois leur sens (ou leur explication) en
tenant compte de la problématique de l’Encyclopédie. Le but de ce travail sera
alors d’examiner dans quelle mesure les choix du traducteur permettent de
conduire à une interprétation « juste » selon la définition de Jean-Jacques
Lecercle.

3.3. La méthode de critique des traductions de Lance Hewson


Dans sa méthode de critique des traductions, Lance Hewson (2011) propose une
nouvelle approche des textes traduits, car il estime, à la suite d’Antoine
Berman11, que la discipline manque d’unité et que certains aspects critiques,
malgré leur importance, sont rarement pris en compte (Hewson, 2011 :15-16).

11
« […] si la critique veut dire analyse rigoureuse d’une traduction, de ses traits
fondamentaux, du projet qui lui a donné naissance, de l’horizon dans lequel elle a surgi, de la
position du traducteur ; si critique veut dire, fondamentalement, dégagement de la vérité
d’une traduction, alors il faut dire que la critique des traductions commence à peine à
exister » (Berman, 1995 :13-14).
24
Lance Hewson rejette également la polémique sourcier/cibliste12, qu’il estime
improductive. Il souligne de même qu’un projet de traduction ne relève que
rarement du seul traducteur. En effet, ce dernier n’est souvent pas celui qui met
le point final au texte et les interventions de l’éditeur ou du réviseur peuvent
avoir une importance significative dans le projet final (Hewson, 2016 :19). C’est
pourquoi la critique des traductions doit tenir compte de ces « manipulations »
(Hewson, 2011 :13).

À côté de l’analyse macrostructurelle (le livre) et microstructurelle (la phrase, le


mot), Lance Hewson propose alors d’ajouter un troisième niveau d’analyse à la
critique, le niveau mésostructurel (le passage) :

« […] the relationship between microstructural elements and the macrostructural


level is often taken for granted. There is a need for an intermediate level
between the micro-level and the macro-level (the « meso-level in my
terminology) » (Hewson, 2011 :16).

Reprenant les hypothèses de Jean-Jacques Lecercle (1999), Lance Hewson


estime que l’interprétation d’un texte est un processus interminable et qu’il ne
faut pas tenter de rechercher l’interprétation « vraie », qui est chose impossible,
car l’on peut toujours trouver d’autres interprétations, mais de se focaliser de
préférence sur la recherche d’interprétations justes, c’est-à-dire, selon Lecercle
(1999 :33), celles qui respectent les contraintes linguistiques et encyclopédiques
du texte analysé. Mais le critique doit également tenir compte de la double
appartenance d’une traduction :

« The critic’s task is particularly arduous, as she is faced with a text – the
translation – which takes on a life of its own in the target culture, while
simultaneously representing the source text, and its interpretative potential. The
critic’s undertaking becomes one of comparing the interpretative potential of the
two texts, in other words giving some indications of the nature of the
interpretations that they encourage » (Hewson, 2011 :23).

Il s’agit donc d’examiner le potentiel interprétatif des textes en question et de les


comparer à la lumière du cadre critique élaboré par le traducteur (Hewson
2011 :26).

12
Pour la position de Lance Hewson sur ce sujet, consulter Sourcistes – cibliers (Hewson,
2004)
25
4. Méthodologie
Dans son ouvrage (Hewson, 2011 :24), Lance Hewson présente six différentes
étapes de la démarche du critique. La première consiste à récolter les données
entourant l’œuvre sélectionnée. Toutefois, l’objet de ce travail n’étant pas
d’effectuer une critique des traductions, je vais me limiter à un rapide examen
des éléments principaux afin de mettre en évidence le contexte de l’œuvre et de
ses traductions.

La deuxième étape implique de construire un cadre critique qui comprend les


pistes interprétatives considérées comme majeures ainsi que les principaux traits
stylistiques de l’œuvre sélectionnée, afin de mettre en évidence ce qui est estimé
être le cœur de l’œuvre.

La troisième étape consiste à identifier les passages considérés comme


intéressants du point de vue du cadre critique et à les analyser sur les plans
micro- et mésostructurel. Cette phase de l’analyse sera cruciale dans le cadre de
mon travail, car elle permettra de relever dans quelle mesure les Encyclopédies
en jeu divergent.

La quatrième étape comprend le passage du niveau micro- et mésostructurel au


niveau macrostructurel. Je ne vais que succinctement aborder ce stade qui,
comme mentionné plus haut, n’entre pas dans le cadre de ce travail

Dans la cinquième étape, Lance Hewson propose d’effectuer une synthèse des
résultats sur le plan macrostructurel. Cette partie sera également réduite, car il ne
s’agit pas de juger une traduction dans son ensemble, mais d’effectuer une
analyse de certains éléments spécifiques à la lumière du concept
d’Encyclopédie. Je n’utiliserai donc pas les catégories de « similarité
divergente », « divergence relative », « divergence radicale » et « adaptation »
élaborées par Lance Hewson (2011 : 181-183) et ne porterai ainsi pas de
jugement sur la nature des traductions russe et française de Russendisko, comme
le propose Lance Hewson dans sa sixième et dernière étape. Je m’efforcerai
plutôt de saisir si et dans quelle mesure le concept d’Encyclopédie permet
d’expliquer des choix traductifs surprenants.

4.1. Récolte des données macrostructurelles


La première étape consiste à récolter les données macrostructurelles entourant
les deux textes comparés et à effectuer une première analyse. Ces données
macrostructurelles regroupent diverses informations : nombre d’éditions,
existence ou non de plusieurs traductions, analyse des éléments para- et
péritextuels de l’œuvre et de sa traduction, informations sur l’auteur, le
26
traducteur et leurs travaux antérieurs, données sur la structure du texte (chapitre,
paragraphe). Ces éléments comprennent également tous les épitextes
(commentaires, critiques, recherches) et péritextes (préface, notes, glossaire)
entourant l’œuvre et ses traductions. Une fois ces éléments relevés, il convient
d’examiner dans quelle mesure ils peuvent influencer l’interprétation du texte
par le lecteur (Hewson, 2011 :24-25). Comme indiqué précédemment, cette
étape n’est pas cruciale dans le cadre de ce travail et je vais me limiter aux
informations concernant l’auteur, les traducteurs et le contexte entourant
l’œuvre.

4.2. Élaboration d’un cadre critique


La deuxième étape comprend l’élaboration d’un cadre critique et constitue une
importance fondamentale, car c’est sur cette sur cette base que seront effectuées
les différentes observations sur les plans micro- et mésostructurel. Selon Lance
Hewson, le traducteur ne peut pas être objectif et doit assumer sa subjectivité en
construisant ce cadre critique qui lui servira de point de référence lors du travail
d’analyse. Cette opération consiste à relever les principaux traits stylistiques et
les pistes interprétatives majeures constatés suite à la lecture du texte source et
qui devraient se retrouver dans la traduction (Hewson, 2011 :26). Ce cadre
servira ensuite de référence et permettra de décrire les effets prévisibles produits
par les choix du traducteur et d’effectuer une analyse de l’œuvre aux niveaux
micro-, méso-, et macrostructurel. Cependant, comme le souligne Lance
Hewson, il ne s’agit pas d’un exercice visant à découvrir de nouvelles
interprétations :

« The aim is not to produce an interpretation per se, but to identify a limited
number of elements that appear to have particuliar importance when
interpretations are envisaged - and whose treatment by the translator is thus
deemed to be important. When the translation(s) in some way alter or transform
these elements, the critic will try to ascertain to what extent the translational
choices encourage divergent interpretations » (Hewson, 2011 :26).

Le critique a ainsi pour tâche de repérer les choix du traducteur qui peuvent
donner lieu à une interprétation différente du texte source. Élaborer un cadre
critique permet donc de donner un objectif à la recherche et à limiter son champ,
qui sinon serait potentiellement illimité.

4.3. Analyse micro- et mésostructurelle


La troisième étape consistera tout d’abord à identifier les passages qui sont
pertinents du point de vue du cadre critique. En effet, le critique ne peut s’atteler
à une analyse exhaustive de la traduction (Hewson, 2011 :27), ce qui reviendrait
27
à effectuer une retraduction. Il conviendra ensuite d’examiner les choix du
traducteur sur le plan microstructurel dans les passages sélectionnés, afin de
pouvoir déterminer quels sont les effets de voix et d’interprétation potentiels
induits par ces choix au niveau mésostructurel. Lance Hewson propose
d’effectuer cette analyse en commençant par décrire le texte source sur
différents plans (syntaxique, lexical, grammatical, stylistique et choix radicaux)
et de le comparer ensuite au travail du traducteur (Hewson, 2011 :53).

4.3.1. Terminologie utilisée


Ce chapitre présente les différentes catégories13 employées dans le cadre de ce
travail. Il donne des explications concernant la terminologie, le texte source et
les choix traductifs potentiels.

Syntaxe :

Description du texte source : Choix traductifs


Ordre canonique : l’auteur a employé Le traducteur peut effectuer un calque
l’ordre syntaxique le moins marqué syntaxique ou un calque partiel, mais
(l’allemand, le français et le russe sont également opter pour un remaniement
toutes des langues SVO : sujet, verbe, syntaxique, ce qui peut conduire à une
objet). simplification ou à une
complexification du texte cible.
Antéposition, postposition, Le traducteur peut effectuer un calque
juxtaposition : l’auteur a décalé à syntaxique ou un calque partiel, mais
gauche ou à droite certains éléments également opter pour un remaniement
ou les a déplacés de manière syntaxique, ce qui peut conduire à une
inattendue par rapport à l’ordre simplification ou à une
canonique. complexification du texte cible.
Nature et découpage de la phrase Le traducteur a procédé à une
modification des catégories
syntaxiques (exemple : une phrase
devient une proposition relative) ou à
une fusion/un découpage des phrases.
Nature des éléments de la phrase Le traducteur a procédé à une
recatégorisation d’un élément de la
phrase (exemple : un nom devient un

13
Ces catégories sont tirées de l’ouvrage déjà cité de Lance Hewson (2011) que je traduis
librement, excepté les catégories de l’addition, la suppression, l’implicitation et
l’explicitation, qui proviennent de son article intitulé L’implicite : esquisse d’une approche
traductologique (2017).
28
adjectif).
Tournure verbale Le traducteur a procédé à une
modulation (exemple : une tournure
active devient passive).

Cette partie décrit les choix traductifs potentiels sur le plan du lexique :

Choix traductifs : Explications :


Équivalent établi Le traducteur a opté pour un
équivalent établi, c’est-à-dire un
terme référencé dans les dictionnaires
bilingues.
Emprunt Le traducteur a opté pour un emprunt,
c’est-à-dire qu’il a conservé le terme
de la langue originale.
Explicitation/implicitation Le traducteur a effectué une
explicitation, c’est-à-dire qu’il a
ajouté des informations qui ne sont
pas formulées explicitement dans le
texte source.

Le traducteur a effectué une


implicitation, c’est-à-dire qu’il a
supprimé une partie des informations
présentes dans le texte source.
Hyponymisation/hyperonymisation Le traducteur a utilisé un hyponyme,
c’est-à-dire un terme plus spécifique
que le terme présent dans le texte
source (exemple : traduire animal en
langue source par chat en langue
cible).

Le traducteur a utilisé un
hyperonyme, c’est-à-dire un terme
plus général que le terme présent dans
le texte source (exemple : traduire
chat en langue source par animal en
langue cible).
Description Le traducteur a remplacé un terme ou
une expression par une description de
ses formes et fonctions (exemple :
traduire hamburger par sandwich à la
29
viande).
Adaptation culturelle Le traducteur a remplacé un élément
spécifique à la culture source par un
élément spécifique à la culture cible
(exemple : traduire fish & chips par
fondue au fromage).
Modification/modification radicale Le traducteur a remplacé un élément
du texte source par un élément en
langue cible qui n’a qu’un lien
sémantico-pragmatique ténu
(exemple : traduire cheval en langue
source par voiture en langue cible).

Le traducteur a remplacé un terme du


texte source par un terme en langue
cible qui n’a pas de lien sémantico-
pragmatique avec lui (exemple :
traduire château en langue source par
plage en langue cible).
Création Le traducteur a effectué un choix
imprévisible du point de vue
linguistique, mais jugé approprié.

À noter que plusieurs de ces catégories peuvent se chevaucher et coexister dans


la même phrase, voire le même mot.

Cette partie décrit les choix traductifs potentiels sur le plan du cadre
linguistique :

Description du texte source Choix traductifs :


Temps Conservation/modification des temps
verbaux.
Aspect Conservation/modification de la
manière de regarder un processus
(comme fini, en cours, etc.).
Modalité Conservation/modification de la
manière de faire exister un processus
(comme probable, sûr, etc.).
Focalisation Conservation/modification de la
focalisation (focalisation zéro,
interne, externe).

30
Cette partie décrit les choix traductifs potentiels sur le plan stylistique :

Description du texte source Explications


Connotation La connotation est l’ensemble des
associations qu’un terme peut évoquer.
Registre Le registre désigne les différents
niveaux de langue présent dans un
texte.
Répétition Présence de répétitions dans le texte
source.

Ici également un élément de la phrase peut être concerné par plusieurs de ces
catégories. Il convient encore de signaler que cette dernière liste n’est
évidemment pas exhaustive et que d’autres paramètres stylistiques pourraient
être ajoutés. Je n’ai retenu que les catégories les plus pertinentes dans le cadre
de ce travail.

Le dernier point concerne les choix radicaux :

Choix traductifs : Explications :


Élimination Le texte source comporte une
information que le traducteur n’a pas
formulée et que le lecteur du texte
cible n’est pas en mesure d’inférer.
Cette opération modifie l’interprétation
du texte.
Addition Le texte cible comporte une
information que l’auteur n’a pas
formulée et que le lecteur du texte
source n’est pas en mesure d’inférer.
Cette opération modifie l’interprétation
du texte.

Après avoir classé les observations tirées de la comparaison entre le texte source
et le texte cible, je ferai un premier bilan sur le plan microstructurel.

4.3.2. Description des effets sur le plan mésostructurel


Une fois l’analyse microstructurelle effectuée, je vais analyser dans quelle
mesure les choix traductifs relevés ont une influence au niveau mésostructurel
(Hewson, 2011 :83). Cette analyse permettra de mettre en évidence les effets
prévisibles produits par les choix du traducteur. Lance Hewson (Hewson,

31
2011 :87) propose une grille qui permet de classer ces effets mésostructuraux. Je
m’en suis inspiré pour élaborer une grille adaptée à l’objectif de ce travail :

Effets de voix Effets d’interprétation


Accrois. Réduction Déform. Expansion Contract. Transform.
T. T. T. T. T. T. P. P. P. P. P. P.
Passage 1/
Traducteur
1
Passage 1/
Traducteur
2
Passage 2/
traducteur
1
Passage 2/
Traducteur
2

(T. = Traits stylistiques ; P. = Piste interprétatives)

Les effets de voix apparaissent lorsque les choix traductifs produisent une
modification de la voix du narrateur et/ou de celle des personnages. Dans le cas
d’un accroissement, la voix est amplifiée, a plus d’intensité dans la traduction
que dans le texte original. Une réduction rend au contraire la voix plus discrète
et plus effacée. La déformation apparaît en particulier lorsque l’on constate une
modification du type du discours (Hewson, 2011 :85-86).

À côté des effets de voix, il existe également ce que Lance Hewson appelle
les effets d’interprétation. Ces effets apparaissent lorsque la traduction propose
soit des pistes interprétatives plus nombreuses et plus riches que le texte source
(expansion), soit des pistes plus limitées et moins riches (contraction). On parle
également de transformation lorsque les choix du traducteur permettent
l’émergence de pistes interprétatives différentes du texte source ou qu’elles
n’ont qu’un lien ténu avec ce dernier (Hewson, 2011 :86-87). Cette grille permet
ainsi de comptabiliser les effets prévisibles produits par la traduction et leur
accumulation dans les différents passages de l’œuvre sélectionnée.

4.3.3. Hypothèses sur l’Encyclopédie


Au cours de l’analyse, je vais également émettre des hypothèses concernant les
Encyclopédies en jeu. Je tenterai ainsi d’expliquer certains choix traductifs qui

32
semblent au premier abord incompréhensibles au moyen de ce concept et de
déterminer s’il peut avoir une utilité pratique. Il convient toutefois d’ajouter
d’emblée que tous les choix traductifs ne peuvent se justifier par l’Encyclopédie
et que le recours à cette notion sera appliqué au cas par cas. En effet, de
nombreuses raisons extérieures au seul traducteur peuvent entrer en ligne de
compte lorsque l’on constate un choix traductif surprenant ou questionnable :
contraintes linguistiques, erreurs de correction, oubli du traducteur,
modifications dues au réviseur ou encore interventions de l’éditeur lui-même,
qui dispose des pleins pouvoirs en ce qui concerne le contenu de la traduction et
qui n’est pas tenu de rendre des comptes au traducteur. Trouver une justification
pour l’ensemble des choix traductifs qui semblent questionnables ne peut
malheureusement entrer dans le cadre réduit de cette recherche, car cette
démarche nécessiterait un travail de plus longue haleine et impliquerait une prise
de contact avec l’auteur, les traducteurs et les maisons d’édition. Je me limiterai
donc à émettre des hypothèses sur l’Encyclopédie dans les cas où l’emploi de ce
concept me semble justifié.

5. Une œuvre récente et populaire : Russendisko de Wladimir Kaminer

5.1 Biographie de Wladimir Kaminer


Wladimir Kaminer est né à Moscou en 1967 d’un père ingénieur et d’une mère
institutrice. Après des études de dramaturgie et d’ingénieur du son, il cumule à
20 ans les emplois précaires et se rend rapidement compte que son avenir en
URSS est bouché14. L’heure est cependant au changement en Union soviétique
et les frontières s’ouvrent. Comme nombre de ses amis, Wladimir Kaminer
décide de s’expatrier. L’Allemagne de l’Est ne demande alors aucun visa pour
les citoyens soviétiques et le billet de train est particulièrement bon marché. Il
arrive ainsi à Berlin-Est le 11 juillet 1990, quelques mois après la chute du Mur.
On lui accorde l’asile humanitaire en raison de ses racines juives15 et dans la
capitale allemande en pleine effervescence, il s’intègre et apprend rapidement la
langue. Il fonde alors, avec son ami le poète et dessinateur Ilya Kitup, le

14
« Obwohl jung, brachte ich es schnell fertig, alles Negative, was ein Bürger der
Sowjetunion nur anstellen konnte, zu akkumulieren. Ich war kein richtiger Russe, weil in
meinem Pass »Jude« stand, nicht Komsomolze, ein wenig Hippie und ein passiver
Dissident.». KAMINER, Wladimir, Militärmusik, München : Wilhelm Goldmann Verlag,
2001, p. 61
15
Die Tageszeitung, Nie am anderen Ufer angekommen, entretien avec Wladimir Kaminer
réalisé par Helmut Höge, 2000, consulté le 16.10.2019, https://taz.de/!1219028/

33
mouvement Neue Proletarische Kunst et se met à lire des textes dans les cafés
littéraires de Berlin16. Comme le souligne malicieusement Wladimir Kaminer, «
une enfance dans l’ex-URSS suffirait à transformer n’importe qui en écrivain17
». Ses anecdotes sur le régime soviétique et son ton ironique lui vaut ainsi une
large audience. En 2000 paraît alors son premier ouvrage, Russendisko, qui
connaît immédiatement un immense succès populaire18.

Wladimir Kaminer n’est pas ce qu’on appelle un écrivain typique de la scène


littéraire allemande. Bien que l’on ait tenté de lui coller différentes étiquettes,
(Popliterat, Volksschriftsteller19, etc.), il affirme lui-même n’appartenir à aucun
courant20. C’est tout d’abord son origine qui le rend inclassable.

5.2. Un Russe qui écrit en allemand


Une des questions les plus fréquemment posées à Wladimir Kaminer est celle de
la langue21 : pourquoi écrire en allemand et non en russe, sa langue maternelle ?

16
Ibid.
17
Café Babel, Wladimir Kaminer : Je m’en fous d’être un Russe modèle, entretien avec
Wladimir Kaminer réalisé par Prune Antoine, 2007, consulté le 18.10.2019,
https://cafebabel.com/fr/article/wladimir-kaminer-je-men-fous-detre-un-russe-modele-
5ae004f3f723b35a145dc5ee/
18
Plus de 1,8 millions de livres vendus, Spiegel Online, Guter Humor muss gefährlich sein,
entretien avec Wladimir Kaminer réalisé par Caroline Ischinger et Michael Sontheimer, 2005,
consulté le 16.10.2019, https://www.spiegel.de/kultur/literatur/interview-mit-wladimir-
kaminer-guter-humor-muss-gefaehrlich-sein-a-374900.html
19
Ibid.
20
«Но я вообще-то, не пытаюсь заключать в какие-то литературные рамки. Это рок-н-
ролл, свободная литература, возвращение к истокам. Просто рассказывается история,
от начала и, желательно, до конца». Deutsche Welle (Russie), Владимир Каминер,
русский-немецкий писатель, entretien avec Wladimir Kaminer réalisé par Iouri Veksler et
Efim Schuman, 2001, consulté le 18.10.2019, https://www.dw.com/ru/22082001-
%D0%B2%D0%BB%D0%B0%D0%B4%D0%B8%D0%BC%D0%B8%D1%80-
%D0%BA%D0%B0%D0%BC%D0%B8%D0%BD%D0%B5%D1%80-
%D1%80%D1%83%D1%81%D1%81%D0%BA%D0%B8%D0%B9-
%D0%BD%D0%B5%D0%BC%D0%B5%D1%86%D0%BA%D0%B8%D0%B9-
%D0%BF%D0%B8%D1%81%D0%B0%D1%82%D0%B5%D0%BB%D1%8C/a-351259
21
Südwest Presse, Bestsellerautor Wladimir Kaminer über Schrebergartenglück, entretien
avec Wladimir Kaminer réalisé par Marcus Zecha, 2016, consulté le 19.10.2019,
https://www.swp.de/suedwesten/staedte/goeppingen/interview_-bestsellerautor-wladimir-
kaminer-ueber-schrebergartenglueck-18167519.html

34
Pour Wladimir Kaminer, la question est tout d’abord d’ordre pratique : son
public est allemand et peu de gens lisent le russe en Allemagne 22. Mais pour
Wladimir Kaminer, l’important est surtout de transmettre un message, la langue
n’étant alors qu’un moyen d’y parvenir23: « Ein Sprachkünstler bin ich nie
gewesen, für mich ist die Sprache nur ein Werkzeug, ein Hammer, der mir hilft,
Verständigungsbrücken zu anderen zu schlagen. […] Und so haue ich auf mein
Deutsch, das bei weitem nicht perfekt ist, aber ausreicht, um sich damit
Gedanken über das Leben zu machen und sie zu Papier zu bringen 24 ».

C’est donc cette vision utilitaire de la langue qui lui a permis d’entamer sa
carrière d’écrivain germanophone. Wladimir Kaminer n’est-il alors qu’un
« artisan ordinaire25 » ? Le succès de ses livres auprès du public le dément.

Le style de l’auteur de Russendisko est effectivement plutôt simple et dépouillé,


mais son usage de la langue allemande, notamment des possibilités qu’offre la
Wortbildung, est particulier : « Ich war begeistert von der Flexibilität und
Sensibilität dieser Sprache. Später, als ich zu schreiben anfing, betitelte ich alle

22
«Семья моя, мои родители тоже живут здесь. Поэтому и писать я стал на немецком
языке. Собственно, это было решение практически подсознательное. Я стремился к
максимальному расширению круга возможной публики, и поэтому начал писать по-
немецки. […] Какая разница, в конце концов, на каком языке писать, главное, чтобы
кайф от этого был, чтоб кураж какой-то, чтобы люди читали. А язык – это уже дело
техники». Deutsche Welle (Russie), Владимир Каминер, русский-немецкий писатель,
entretien avec Wladimir Kaminer réalisé par Iouri Veksler et Efim Schuman, 2001, consulté
le 18.10.2019, https://www.dw.com/ru/22082001-
%D0%B2%D0%BB%D0%B0%D0%B4%D0%B8%D0%BC%D0%B8%D1%80-
%D0%BA%D0%B0%D0%BC%D0%B8%D0%BD%D0%B5%D1%80-
%D1%80%D1%83%D1%81%D1%81%D0%BA%D0%B8%D0%B9-
%D0%BD%D0%B5%D0%BC%D0%B5%D1%86%D0%BA%D0%B8%D0%B9-
%D0%BF%D0%B8%D1%81%D0%B0%D1%82%D0%B5%D0%BB%D1%8C/a-351259
23
« Language for me is merely a means of addressing the reader. It's only an instrument, like
a guitar for a musician. You can be a great guitar player, but if you've got nothing to say, it's
meaningless ». Words Without Boarders, An Intervew with Wladimir Kaminer, entretien avec
Wladimir Kaminer réalisé par Boris Fishman, 2003, consulté le 23.10.2019,
https://www.wordswithoutborders.org/article/an-interview-with-wladimir-kaminer
24
KAMINER, Wladimir, Ich mache mich Sorgen, Mama, München : Wilhelm Goldmann
Verlag, 2004, p. 12
25
«I am not a literary writer […]. I am an ordinary craftsman driven by curiosity, and I use
writing as a tool to explore many different aspects of life». Words Without Boarders, An
Intervew with Wladimir Kaminer, entretien avec Wladimir Kaminer réalisé par Boris
Fishman, 2003, consulté le 23.10.2019, https://www.wordswithoutborders.org/article/an-
interview-with-wladimir-kaminer
35
meine Geschichten, ja sogar Bücher mit diesen zusammengeklappten
wunderbaren Worten, die immer wieder neue Farben in die Sprache brachten26
».

En effet, Wladimir Kaminer forge sans cesse des mots composés étonnants dont
il parsème ses nouvelles : « Anders als in meiner Heimatsprache kann man im
Deutschen alle Worte zusammensetzen, Substantive mit Adjektiven verbinden
oder umgekehrt, man kann sogar neue Verben aus Substantiven ableiten. Dabei
entstehen völlig neue Redewendungen, die aber von allen sofort verstanden
werden27 ».

Cette utilisation de la Wortbildung est l’un des particularités du style de


Wladimir Kaminer et renforce le ton ironique déployé par l’auteur. Car l’autre
signe distinctif de la prose de Kaminer est sa propension à l’humour.

5.3. L’humour chez Wladimir Kaminer


« Ich habe schon immer versucht, über die Tragödien und Dramen des Lebens
zu lachen. Wenn man nur weint, ist das eine Sackgasse. So kommen wir nicht
weiter28 ». L’auteur aborde en effet dans ses ouvrages des thèmes qui ne prêtent
normalement pas à rire : émigration, pauvreté, dictature, etc. Cependant,
Wladimir Kaminer ne s’arrête jamais à leurs seuls aspects négatifs. Son style
pince-sans-rire permet rapidement de désamorcer les situations malheureuses et
son ton ironique à double tranchant donne toujours l’occasion au lecteur de
percevoir l’absurdité de la situation décrite et finalement d’en rire. L’humour
joue ainsi un rôle important dans la prose de Wladimir Kaminer, car il lui
permet de critiquer différents aspects de la société tout en conservant un ton
léger. « Guter Humor muss gefährlich sein, immer auf der Kippe. Guten Humor
platziere ich irgendwo zwischen einem Hirnzusammenbruch und einem
Totschlag. Es gibt dieses Sprichwort: "Einem geschenkten Gaul schaut man
nicht ins Maul". So ist das Leben. Man muss sich auf den gefährlichen Ritt
einlassen. Wenn man darauf neugierig bleibt, dann ist das ein Beweis

26
KAMINER, Wladimir, Ich mache mich Sorgen, Mama, München : Wilhelm Goldmann
Verlag, 2004, p. 12
27
Ibid.
28
Deutsche Welle, Kaminer : Kreuzfahrten sind eine seltsame Mischung aus Empathie und
Schweinerei, entretien avec Wladimir Kaminer réalisé par Paula Rösler, 2018, consulté le
21.10.2019, https://www.dw.com/de/kaminer-kreuzfahrten-sind-eine-seltsame-mischung-aus-
empathie-und-schweinerei/a-45149647

36
menschlicher Größe29 ». Cette philosophie volontiers fataliste lui permet ainsi de
mettre en évidence le ridicule des situations de la vie. Cette perception de
l’humour doit être relié à la vision de la littérature qu’a Wladimir Kaminer,
celle-ci devant rester un divertissement : « Quoi qu’il arrive, il me semble que la
littérature doit être un plaisir et un éclat de rire partagés. Cela ne veut pas dire
qu’on doit passer son temps à faire des textes autour de blagues potaches et des
histoires drôles, mais l’humour permet de faire passer beaucoup de choses entre
les êtres30 ».

5.4. Description de la réalité ou fiction ?


On a parfois reproché à Wladimir Kaminer d’exagérer l’étrangeté des situations
qu’il décrit31, voir même de les inventer, mais Wladimir Kaminer s’en défend :
« Явного вымысла нет, да и откуда ему взяться, явному вымыслу, его же
надо выдумывать. Я для этого слишком ленив как писатель. Поэтому я
всегда стараюсь работать с материалом уже существующим,
прожитым и увиденным или, по крайней мере, услышанным мной.
Небольшая доля вымысла существует: перепутаны местами годы,
фамилии тоже, как правило, изменены, хотя и не все. Вот, собственно, и
все. Все остальное – чистая правда. Но не вся, а только маленькая ее
часть, потому что всей правды не напишешь32 ».

29
Spiegel Online, Guter Humor muss gefährlich sein, entretien avec Wladimir Kaminer
réalisé par Caroline Ischinger et Michael Sontheimer, 2005, consulté le 16.10.2019,
https://www.spiegel.de/kultur/literatur/interview-mit-wladimir-kaminer-guter-humor-muss-
gefaehrlich-sein-a-374900.html
30
MOREL, Olivier, « Vents d’Est. Entretien avec Wladimir Kaminer », in : Berlin légendes
ou la Mémoire des décombres. Une capitale littéraire en rêveries et conversations, dirigé par
Olivier Morel, 135-150, Saint-Denis : Presses universitaires de Vincennes, « Hors collection
», 2014, consulté le 20.10.2019, https://www.cairn.info/berlin-legendes-ou-la-memoire-des-
decombres--9782842924010-page-135.htm#
31
Scheinschlag, Russen in Berlin, Wladimir Kaminers Text-Sammlung Russendisko, compte-
rendu réalisé par Thomas Keith, 2000, consulté le 21.10.2019,
http://www.scheinschlag.de/archiv/2000/10_2000/texte/23.html
32
Deutsche Welle (Russie), Владимир Каминер, русский-немецкий писатель, entretien
avec Wladimir Kaminer réalisé par Iouri Veksler et Efim Schuman, 2001, consulté le
18.10.2019, https://www.dw.com/ru/22082001-
%D0%B2%D0%BB%D0%B0%D0%B4%D0%B8%D0%BC%D0%B8%D1%80-
%D0%BA%D0%B0%D0%BC%D0%B8%D0%BD%D0%B5%D1%80-
%D1%80%D1%83%D1%81%D1%81%D0%BA%D0%B8%D0%B9-
%D0%BD%D0%B5%D0%BC%D0%B5%D1%86%D0%BA%D0%B8%D0%B9-
%D0%BF%D0%B8%D1%81%D0%B0%D1%82%D0%B5%D0%BB%D1%8C/a-351259
37
Wladimir Kaminer se permet une part de fiction, mais cherche avant tout à
décrire la réalité de la vie: «Ich sehe meine Aufgabe in erster Linie nicht darin,
mir etwas auszudenken, irgendwelche Gefühle zu imitieren, die ich selbst nicht
habe, über Menschen zu schreiben, die ich nicht kenne oder über Ereignisse, bei
denen ich nicht dabei war. Sondern ich versuche, mich mit der Realität und mit
der eigenen Vergangenheit auseinander zu setzen, um zu verstehen, was
eigentlich gewesen ist. Weil, wenn man die Vergangenheit nicht versteht, weiß
man auch von der eigenen Realität, von der Gegenwart nichts und hat Angst vor
der Zukunft33».

C’est la raison pour laquelle nombre des récits de Wladimir Kaminer sont
autobiographiques. La description de la réalité est ainsi au cœur de son œuvre.

6. Analyse des passages

6.1. Premières constatations sur le plan macrostructurel


Il existe deux éditions allemandes de Russendisko, en livre relié et en format de
poche, qui sont respectivement parues en 2000 et 2002 et qui ont été publiées
par Wilhelm Goldmann Verlag. Il n’y a pas de différence notoire entre ces deux
éditions et j’utiliserai la version de poche dans le cadre de ce travail. Il n’existe
qu’une seule édition française, parue en 2015 aux Éditions Gaïa. Le roman a été
traduit dans une dizaine de langues, dont le néerlandais, le slovène, l’italien ou
encore l’espagnol34. Il n’existe cependant pas de traduction anglaise. La
traduction française de ce livre a été effectuée par Lucile Clauss. Il s’agit d’une
traductrice expérimentée qui traduit en particulier le suédois35. On peut souligner

« Il n'y a pas de fiction évidente, et d'où vient-elle, une fiction évidente, il faut l'inventer. Je
suis trop paresseux pour cela en tant qu'écrivain. C’est pourquoi j'essaie toujours de
travailler avec du matériel existant, vécu et vu, ou du moins entendu par moi. Il y a une faible
proportion de fiction : les années sont interchangées, les noms de famille sont également
généralement modifiés, mais pas tous. C'est tout. Tout le reste est pure vérité. Pas tout, mais
seulement une petite partie, parce que vous ne pouvez pas écrire toute la vérité », ma
traduction.
33
Deutsche Welle, Kaminer: Grass hat mich als Mensch beeinflusst, entretien avec Wladimir
Kaminer réalisé par Annabelle Steffes, 2015, consulté le 21.10.2019,
https://www.dw.com/de/kaminer-grass-hat-mich-als-mensch-beeinflusst/a-18378439
34

http://www.unesco.org/xtrans/bsresult.aspx?a=kaminer&stxt=russendisko&sl=deu&l=&c=&p
la=&pub=&tr=&e=&udc=&d=&from=&to=&tie=a, consulté le 21.10.2019.
38
qu’elle a également traduit une autre œuvre de Wladimir Kaminer, Küche
totalitär parue en 2015.

La traduction russe a elle été publiée en 2004 par la maison d’édition Новое
литературное обозрение (Novoe literatournoe obozrenie). Il est intéressant de
constater qu’elle est le fait de deux traducteurs, Irina Kivel et Nikolaï
Klimeniouk. Irina Kivel a traduit de nombreux ouvrages, notamment certaines
œuvres de Friedrich Dürrenmatt36, alors qu’il s’agit de la troisième production
de Nikolaï Klimeniouk, qui auparavant avait traduit deux livres pour enfant
d’Anne Möller37.

Je vais maintenant passer à l’analyse macrostructurelle des éditions allemande,


française et russe de Russendisko. La couverture de l’original allemand a été
réalisée par l’entreprise Design Team. Elle est constituée d’un fond bleu avec le
nom de l’auteur écrit en blanc, le titre en jaune et une étoile rouge placée au-
dessous. Peu d’indications sont fournies par cette couverture, si ce n’est l’étoile
rappelant l’esthétique soviétique et le titre.

Le quatrième de couverture comprend un commentaire qui loue l’humour fin et


la langue simple de Wladimir Kaminer, puis on trouve au-dessous un extrait de
l’œuvre. Cet extrait est suivi par une critique de la Süddeutsche Zeitung, qui
recommande la lecture Russendisko pour suivre « les expéditions de Wladimir
Kaminer à travers les fourrés38 » de Berlin. Un dernier commentaire précise
qu’il s’agit d’un bestseller.

Sur la première page du livre figure un résumé humoristique du livre, une courte
biographie de l’auteur qui souligne l’origine russe de Wladimir Kaminer, ainsi
qu’une liste de ses autres ouvrages publiés par Wilhelm Goldmann Verlag. On
retrouve ensuite une page avec le nom de l’auteur et le titre du livre. Finalement,
la page suivante présente la table des matières avec les noms et les pages des
différents chapitres. Il n’y a aucune introduction, notes ou postface, ce qui n’est
guère étonnant puisqu’il s’agit d’une version de poche. À noter toutefois que la
version reliée en est pareillement dépourvue.

35

https://catalogue.bnf.fr/changerPage.do?motRecherche=clauss%2C+lucile&nbResultParPage
=10&afficheRegroup=false&affinageActif=false&pageEnCours=1&nbPage=5&trouveDansF
iltre=NoticePUB&triResultParPage=0&critereRecherche=0 , consulté le 21.10.2019
36
https://www.litmir.me/a/?id=49530, consulté le 21.10.2019
37
http://maxima-library.org/year/bl/52587?layout=author, consulté le 21.10.201921
38
Ma traduction.
39
La couverture française reprend le design de la version allemande. Elle diffère
uniquement par l’apposition d’une bande horizontale jaune, sur laquelle est
inscrit en noir le nom de l’auteur et le titre. Le quatrième de couverture précise
qu’il s’agit d’une traduction et donne le nom de Lucile Clauss. Ce commentaire
est suivi d’un résumé de l’œuvre qui met en avant l’humour de Wladimir
Kaminer. À noter que rien n’est précisé concernant le style de l’auteur,
contrairement à la version allemande. On trouve finalement une petite
biographie de Wladimir Kaminer rappelant son succès et ses origines
soviétiques, ce qui permet de faire le lien avec la page de couverture.

Sur la première page du livre figure le nom de l’auteur et le titre, et un rappel


qu’il s’agit d’une traduction de l’allemand. Il est intéressant de constater que la
page de garde indique qu’il s’agit d’un roman, précision qui n’est pas présente
dans la version originale. Finalement, le premier chapitre débute et la table des
matières avec les noms et les pages des différents chapitres se retrouve placée à
la fin du livre. Il n’y a également aucune introduction, notes ou postface.

La traduction russe propose une couverture qui diffère des versions allemande et
française. Elle montre en gros plan une cassette qui semble faire référence au
titre. Le nom de l’auteur est écrit en russe, alors que le titre a conservé sa
graphie latine. Il est par ailleurs intéressant de noter que le titre n’a pas été
traduit, que ce soit dans la version française ou dans la version russe. Le
quatrième de couverture de la traduction russe est extrêmement concis et ne
propose qu’une biographie de quelques lignes de Wladimir Kaminer. Il y est
également indiqué que l’auteur écrit en allemand. La première page du livre ne
précise toutefois pas qu’il s’agit d’une traduction. Elle est cependant composée
d’une double page, dont la première reproduit la page de titre de la version
allemande, ce qui permet de l’inférer. À noter encore que le terme рассказы
(« récits ») est placé sous le titre, ce que ne précise pas la version originale. La
table des matières se trouve à la fin du livre et c’est uniquement lors de sa
lecture que l’on comprend que deux traducteurs ont collaboré ensemble et se
sont répartis les chapitres. Les parties traduites par Nikolaï Klimeniouk sont
suivies d’un astérisque, alors que ceux traduits par Irina Kivel en comptent deux.
Il est extrêmement étonnant de remarquer que la version russe contient
davantage de chapitres (4) que l’original. Un examen plus précis permet de
constater que six chapitres de la version allemande ont été supprimés et que
quatre récits qui n’en font pas partie ont été ajoutés. Le livre ne fournit aucune
explication sur ce sujet et je n’ai malheureusement pas pu trouver les raisons de
ces ajouts et suppressions. Le lecteur russe n’a ainsi pas la possibilité de savoir
que sa version diffère de l’original. Finalement, comme pour les versions
allemande et française, la version russe ne comporte aucune introduction, notes
ou postface.
40
6.2. Élaboration du cadre critique
Je vais maintenant présenter les pistes interprétatives majeures et les principaux
traits stylistiques qui constitueront mon cadre critique. Suite à la lecture de
Russendisko, j’ai pu constater que Wladimir Kaminer écrivait la plupart du
temps de manière très familière, associant différents niveaux de langues et
utilisant des expressions très orales, ce qui se reflète également au niveau
grammatical. En effet, la construction syntaxique des phrases de Wladimir
Kaminer suit en général le schéma le plus simple, et l’ordre canonique allemand
est la plupart du temps respecté. Le fait que Wladimir Kaminer ne soit pas de
langue maternelle allemande joue clairement un rôle dans cette apparente
simplicité. Apparente, car elle recèle de nombreux traits humoristiques et
ironiques parfois subtiles et qui peuvent potentiellement poser des difficultés au
traducteur. Je souhaite ainsi analyser les traits stylistiques suivants : d’une part
la simplicité de la syntaxe de Wladimir Kaminer et d’autre part le registre
familier et oral du narrateur. En ce qui concerne les pistes interprétatives, j’ai
constaté que l’auteur maniait l’ironie de manière subtile tout au long du texte.
Wladimir Kaminer utilise en effet différents procédés stylistiques, tels que
l’exagération, le paradoxe, l’antiphrase ou encore la construction de mots
composés surprenants pour l’exprimer et je trouve particulièrement intéressant
d’examiner dans quelle mesure cette ironie reste visible dans la traduction. Le
récit donnant une bonne place au communisme, à l’URSS et aux réalités russes
en général, de nombreux référents culturels sont présents dans le texte. Si
certaines de ces termes sont connues et possèdent des équivalents établis en
français, d’autres sont plus exotiques et nécessitent un travail particulier du
traducteur pour les rendre visibles au lecteur. Les pistes interprétatives que je
souhaite alors étudier sont la visibilité des référents culturels russo-soviétiques
ou issus du communisme et l’accessibilité de l’ironie.

6.3. Sélection des passages


Pour avoir une vision complète de la démarche des traducteurs, j’ai effectué la
sélection des passages en deux temps : j’ai tout d’abord effectué un premier
repérage qui m’a permis d’identifier les passages potentiellement intéressants du
point de vue de mon cadre critique. J’ai ensuite effectué une deuxième sélection,
afin de relever les passages qui contiennent les quatre principaux points que je
souhaite étudier, à savoir la simplicité de la syntaxe de Wladimir Kaminer et le
registre familier et oral du narrateur, ainsi que la visibilité des référents culturels
russo-soviétiques et l’accessibilité de l’ironie. Comme Russendisko a été traduit
en russe par deux professionnels qui se sont répartis les chapitres, j’ai également
choisi de sélectionner les passages en fonction des traducteurs, non pas pour
effectuer une comparaison précise de leur travail, ce qui n’est pas réalisable dans
41
le cadre réduit de ce travail, mais plutôt pour avoir un aperçu de leurs méthodes
et pour repérer d’éventuelles différences flagrantes.

6.4. Analyse micro- et mésostructurelle des passages sélectionnés


Je vais commencer mon analyse en examinant l’entame du premier chapitre du
roman, qui comporte tous les éléments de mon cadre interprétatif (simplicité de
la syntaxe, registre oral et familier, accessibilité de l’ironie et visibilité des
référents culturels issus du monde communiste et russo-soviétiques). Ce chapitre
est représentatif du reste de l’œuvre. Il raconte en effet le début des aventures du
narrateur lors de son arrivée à Berlin et donne un bon aperçu du style et du ton
que l’auteur va employer tout au long du roman.

Kaminer, p.9 Clauss, p.7 Klimenyouk, p.5


Russen in Berlin De Russie à Berlin Русские в Берлине

Im Sommer 1990 Au cours de l’été 1990, Летом 1990-го по


breitete sich in Moskau une rumeur s’est Москве поползли
ein Gerücht aus: répandue dans Moscou : слухи: Хонеккер
Honecker nimmt Juden Honecker accueillait des принимает евреев.
aus der Sowjetunion auf, Juifs soviétiques en RDA Вроде как в качестве
als eine Art pour se faire pardonner компенсации. А все
Wiedergutmachung de n’avoir jamais versé потому, что ГДР не
dafür, dass die DDR sich son tribut aux платила Израилю - там
nie an den deutschen indemnisations считалось, что все
Zahlungen für Israel allemandes à Israël. En бывшие нацисты
beteiligte. Laut effet, à en croire la окопались на Западе.
offizieller ostdeutscher propagande officielle de
Propaganda lebten alle l’Allemagne de l’Est,
Alt-Nazis in tous les anciens nazis
Westdeutschland. habitaient à l’Ouest.

On constate tout d’abord une première différence en ce qui concerne le titre. Le


gentilé Russen (« Des Russes »39) devient dans la version française le nom
propre du pays (Russie), enchâssé entre deux prépositions (de et à). Cette
première modification, qu’on peut assimiler à une recatégorisation, modifie la
voix du narrateur, qui gagne en mouvement. Elle produit également une légère
expansion des pistes interprétatives, le lecteur français pouvant penser avoir
affaire à un récit de voyage, alors que celui-ci ne sera qu’à peine évoqué. Cette
première modification est curieuse, car rien n’empêchait Lucile Clauss de
traduire le titre littéralement (« Des Russes à Berlin »). Le traducteur russe a de
39
Ma traduction.
42
son côté effectué une traduction littérale, car ce titre ne comporte pas de
difficulté particulière sur le plan de la langue.

La deuxième phrase du passage comporte quelques éléments intéressants. Tout


d’abord, le groupe nominal Juden aus der Sowjetunion est rendu en français par
le complément des Juifs soviétiques en RDA. Il est surprenant de voir que
Lucille Clauss effectue une explicitation (en RDA). On peut supposer qu’elle a
estimé que son lecteur n’avait pas les connaissances encyclopédiques
nécessaires pour relier Erich Honecker à l’Allemagne de l’Est. Plusieurs choix
traductifs de Lucile Clauss renforcent l’impression qu’elle cherche à inscrire le
récit dans l’Encyclopédie française en donnant l’impression d’une Allemagne
contrite. Ainsi, l’expression als eine Art Wiedergumachung (« comme une sorte
de compensation40 ») a subi une recatégorisation. Elle est en effet rendue en
français par une proposition infinitive (pour se faire pardonner). Le substantif
Zahlungen (« paiement, versement41 »), qui est un terme peu connoté en
allemand42, est lui traduit par un hyponyme (indemnisations), alors que le verbe
beteiligte (« participer à43 ») est explicité par la construction avoir versé son
tribut. Dans les trois cas, la version française emploie un registre plus soutenu.
Ces choix traductifs produisent ainsi un accroissement de la voix narrative, qui
semble davantage explicite et détaillée. On remarque également une contraction
des pistes interprétatives, le texte français étant moins ironique. Il met en effet
l’accent sur la culpabilité allemande et propose au lecteur l’image d’une
Allemagne devant expier les fautes commises lors de la Seconde Guerre
mondiale, effet qui n’est pas présent dans le texte source.

Dans la version russe, on constate au contraire une implicitation de certains


termes : le groupe nominal Juden aus der Sowjetunion est traduit par un
substantif simple (евреев, « les Juifs »), comme si l’ajout de la provenance de
ces Juifs n’avait pas été jugé nécessaire par Nikolaï Klimeniouk, qui estime
peut-être que la présence des Juifs en URSS fait partie des connaissances
encyclopédiques de son lecteur ; la proposition dafür, dass die DDR sich nie an
den deutschen Zahlungen für Israel beteiligte est simplifiée et devient la
subordonnée потому, что ГДР не платила Израилью (« parce que la RDA
n’avait pas payé Israël44 »), comme s’il s’agissait d’un fait connu qui n’appelait
40
Ma traduction.
41
Dictionnaire général français-allemand, allemand-français, Larousse, Paris, 2009, p.756
42
L’auteur aurait pu utiliser des termes plus explicites tels que « Entschädigung » ou
« Ausgleich » si son intention avait été de produire une impression de culpabilité.
43
Dictionnaire général français-allemand, allemand-français, Larousse, Paris, 2009, p.104
44
Ma traduction.
43
pas d’explication. Ces éliminations lexicales (nie, deutschen Zahlungen)
produisent une réduction de la voix du narrateur, qui devient plus banale et qui
semble ne rapporter que des événements connus de tous. Or, dans le texte
allemand, on sent poindre l’ironie de l’auteur : Honecker accueille les Juifs
« comme une sorte de compensation45 » (als eine Art Wiedergutmachung) et non
pas « à titre de compensation » (« zur Wiedergutmachung46 ») comme l’on
pourrait s’y attendre. Le substantif Art est ici employé pour souligner qu’il ne
s’agit pas d’une réelle indemnisation, mais plutôt d’une compensation un peu
absurde et qui est en réalité opportuniste47. Ce trait d’ironie n’apparaît cependant
ni dans la version française, ni dans la version russe. À noter également le
découpage des phrases dans la version russe qui ne suit pas celle du texte source
(une phrase en allemand contre trois en russe), ce qui altère le rythme de la voix
narrative. Celle-ci paraît ainsi plus saccadée et moins orale chez Nikolaï
Klimeniouk.

Dans la phrase suivante, Wladimir Kaminer poursuit dans le ton ironique en


relayant la propagande est-allemande. Si la traduction française est proche du
texte source, il est intéressant de constater que l’Allemagne de l’Ouest
(Westdeutschland) est remplacée par un hypéronyme (l’Ouest). Il s’agit d’une
implicitation qui modifie légèrement le sens du texte en élargissant les pistes
interprétatives. Lucile Clauss a peut-être procédé de cette manière afin de
permettre au lecteur francophone de mieux s’identifier au texte en l’incluant.

Le traducteur russe a procédé de la même façon (на Западе, « à l’Ouest »). Il ne


s’agit évidemment pas ici d’inclure le lecteur russe, mais peut-être plutôt de
renforcer l’image de la confrontation entre les deux blocs capitaliste et
soviétique et qui occupe une place importante dans l’Encyclopédie russe.
Nikolaï Klimeniouk a également décidé de fusionner cette phrase avec la
précédente. Ce choix est surprenant, car il semble lier le non-paiement des
indemnités de guerre de l’Allemagne de l’Est au fait que tous les anciens nazis
vivent à l’Ouest. Ce procédé a pour conséquence de masquer la portée ironique
du passage et constitue ainsi une réduction des pistes interprétatives.
L’utilisation dans ce contexte d’un terme militaire 48 (окопались, se retrancher,

45
Ma traduction.
46
Duden Deutsches Universalwörterbuch, p.2023 et
https://de.pons.com/%C3%BCbersetzung?q=zur+Wiedergutmachung&l=defr&in=&lf=de&q
nac= pour la traduction.
47
https://www.lesclesdumoyenorient.com/Les-relations-RDA-Israel.html, consulté le
22.11.2019. La RDA était censée payer 500 millions de dollars à titre de réparation.
48
Grand Dictionnaire russe-français, Éditions Rousski Yazik, Moscou, 2002, p.289
44
s’embusquer), qui peut être utilisé de façon ironique49, produit toutefois un effet
de voix qui se rapproche du texte source.

Kaminer, p.9 Clauss, p.7 Klimenyouk, p.5


Die vielen Händler, die Nous avions eu vent de Благую весть принесли
jede Woche aus Moskau cette rumeur par les челноки, еженедельно
nach Westberlin und nombreux négociants летавшие но своим
zurück flogen, um ihre dans l’import-export qui экспортно-импортным
Import-Exportgeschäfte faisaient chaque semaine делам в Западный
zu betreiben, brachten l’aller-retour entre Берлин и обратно.
diese Nachricht in die Moscou et Berlin-Ouest. Вскоре новость знали
Stadt. Es sprach sich Très vite, tout le monde все, кроме разве
schnell herum, alle a été au courant. Tout le Хонеккерa.
wussten Bescheid, außer monde à part Honecker,
Honecker vielleicht. peut-être.

Dans ce passage, on relève des différences sur le plan lexical dans les deux
traductions. En effet, le substantif Nachricht (la nouvelle, l’information50) est
remplacé en français par le terme rumeur. Cette légère hyponymisation ne
change pas l’interprétation du texte, Lucile Clauss reprenant le substantif
Gerücht présent dans le premier passage examiné.

Il en va autrement dans la version russe. En effet, Nachricht devient Благую


весть (« la bonne nouvelle51 »). Cette explicitation entraîne une expansion des
pistes interprétatives, le texte russe portant un jugement de valeur qui est
inexistant dans l’original. Le choix traductif de Nikolaï Klimeniouk ne provient
pas d’une difficulté du texte source et il est difficile de comprendre cette
décision traductive étonnante. En effet, même si cette décision d’Erich Honecker
fait partie de l’Encyclopédie russe et a effectivement constitué une bonne
nouvelle pour les Juifs soviétiques (et Wladmir Kaminer est bien placé pour le
savoir), le texte original n’en fait pas mention.

On constate ensuite dans la version française une modification de la focalisation.


Dans la version allemande, ce sont les commerçants qui répandent la nouvelle
(Die vielen Händler, […] brachten diese Nachricht in die Stadt). Il s’agit ainsi
d’une focalisation zéro, alors que chez Lucile Clauss, ce sont les héros eux-

49
Dictionnaire russe Ozhegov (Ожегов, Сергей Иванович, Словарь русского языка, 2003),
p.438
50
Dictionnaire général français-allemand, allemand-français, Larousse, Paris, 2009, p.449
51
Ma traduction.
45
mêmes qui sont les sujets de la phrase (Nous avions eu vent de cette rumeur
[…]). Ce passage à la focalisation interne modifie ainsi légèrement la voix
narrative, qui paraît plus personnelle, plus active.

Kaminer, p.9 Clauss, p.7 Klimenyouk, p.5


Normalerweise Jusque-là, en URSS, la В Советском Союзе
versuchten die meisten in plupart des Juifs tentent52 было принято скрывать
der Sowjetunion ihre de dissimuler leur свое еврейское
jüdischen Vorfahren zu origine, car, pour faire происхождение. Иначе
verleugnen, nur mit carrière, il était ни о какой карьере не
einem sauberen Pass indispensable d’avoir un могло быть и речи:
konnte man auf eine passeport « propre ». Ce Проблема была отнюдь
Karriere hoffen. Die n’était pas de не в антисемитизме.
Ursache dafür war nicht l’antisémitisme, mais Просто на все мало-
der Antisemitismus, simplement dû au fait мальски ответственные
sondern einfach die que pratiquement tous должности назначали
Tatsache, dass jeder les postes à только членов партии.
mehr oder weniger responsabilité étaient
verantwortungsvolle réservés à des membres
Posten mit einer du parti communiste. Et
Mitgliedschaft in der le parti ne voulait pas de
Kommunistischen Partei Juifs dans ses rangs.
verbunden war. Und
Juden hatte man ungern
in der Partei.

Ce paragraphe comporte de nombreux points intéressants. Tout d’abord sur le


plan syntaxique, la première phrase du texte source a une structure qui ne suit
pas l’ordre canonique allemand (sujet – verbe – objet). Normalerweise est en
effet antéposé, ce qui indique la volonté de Wladimir Kaminer de mettre en
évidence la normalité du processus. Le complément de lieu (in der Sowjetunion)
n’apparaît lui qu’en quatrième position. Or, dans la version française, la
normalité n’est que faiblement marquée (Jusque-là) et c’est le complément de
lieu, placé en deuxième position, qui est mis en avant (en URSS). Ce
remaniement syntaxique produit une légère expansion des pistes interprétatives
en donnant plus d’importance à l’espace géographique concerné qu’au processus
de l’action. De plus, Lucile Clauss relie les deux propositions du passage par
une conjonction de coordination à valeur causale (car), alors que cette relation
est implicite en allemand (absence de « denn » ou de « weil »). Cette différence

52
tentent (sic). Cette erreur de concordance est plus probablement dû à un oubli de correction
qu’à un choix volontaire du traducteur.
46
structurelle produit une réduction de la voix du narrateur dans la version
francophone : le texte cible respecte les conventions écrites du français littéraire,
alors que le texte allemand est lui beaucoup plus familier et oral, ce qui est l’une
des caractéristiques principales du style de Wladimir Kaminer.

Dans la version russe, le complément de lieu (В Советском Союзе) est


également placé en début de phrase, cependant la normalité est plus marquée
(было принято, « il était d’usage53 ») que dans la version française. Toutefois,
le découpage de la phrase en deux propositions s’éloigne à nouveau du style oral
et familier propre à Wladimir Kaminer. On constate également en début de
phrase le passage d’une tournure personnelle (Normalerweise versuchten die
meisten […]) à une tournure impersonnelle (В Советском Союзе было
принято […]). Cette modification de la focalisation atténue la voix du
narrateur, qui paraît plus neutre, et renforce l’impression de normalité du
processus. En effet, la présence de die meisten en allemand produit un effet
différent en laissant penser que certains juifs ne cachaient pas leur origine, ce
qui réduit la portée de Normalerweise. La tournure verbale russe было принято
ne permet pas cette interprétation.

D’autres éléments sont à noter sur le plan stylistique. En effet, la proposition


ihre jüdischen Vorfahren zu verleugnen (« renier ses ancêtres juifs54 ») semble
peu compatible avec l’adverbe Normalerweise. Il s’agit d’un paradoxe, un
procédé humoristique qui consiste à formuler volontairement une expression qui
va à l’encontre du sens commun (on peut en effet douter qu’il était « normal »
pour les Juifs soviétiques de renier ainsi leurs ancêtres, même si certains ont pu
le faire par opportunisme ou indifférence). Cette exagération, qui renforce le ton
ironique imprégnant tout le passage, n’est pas rendue dans la version française,
qui est beaucoup moins intense (dissimuler leur origine). La conjonction car,
déjà examinée plus haut, mais également l’adjectif indispensable, plus littéraire
que l’adverbe nur (qui est très oral dans ce contexte), produit également une
réduction de la voix du narrateur qui paraît plus lisse et moins familière. On peut
également noter l’élimination du verbe hoffen, qui concourt à cette réduction.

Dans la version russe, la proposition ihre jüdischen Vorfahren zu verleugnen est


également rendue de manière moins intense (скрывать свое еврейское
происхождение, « dissimuler ses origines juives55 »). Cependant l’emploi de

53
Ma traduction.
54
Ma traduction.
55
Ma traduction.
47
l’expression не могло быть и речи, qui s’utilise à l’oral comme à l’écrit56,
permet de conserver le ton familier du texte source.

Une autre remarque peut être faite concernant l’expression sauberem Pass. En
allemand, l’adjectif « sauber » peut avoir une connotation ironique57, comme
dans l’expression « Du hast das sauber gemacht ! »58, qui est à relier en français
aux expressions « C’est du propre ! » ou « Nous voilà propres ! ». La phrase nur
mit einem sauberen Pass konnte man auf eine Karriere hoffen est ainsi marquée
ironiquement et cette ironie est par ailleurs soulignée dans la phrase suivante
(Die Ursache dafür war nicht der Antisemitismus) qui met hors de cause
l’antisémitisme dans ces pratiques. Comme nous le verrons plus bas, il s’agit
cependant d’une antiphrase, qui en réalité dénonce de manière humoristique
l’antisémitisme qui régnait dans le parti communiste, notamment à l’instigation
de Staline59. Lucile Clauss a certainement remarqué la connotation ironique de
sauber, mais il est difficile en français de rendre cette ironie. Son choix traductif
de placer l’adjectif propre entre guillemets permet alors de souligner le caractère
ambigu du terme. Cependant, cette solution produit une contraction des pistes
interprétatives, la voix du narrateur paraissant moins moqueuse. La phrase la
plupart des Juifs tentent de dissimuler leur origine, car, pour faire carrière, il
était indispensable d’avoir un passeport « propre » paraît ainsi excessivement
sérieuse par rapport à la phrase du texte source qui comporte les différents
éléments ironiques mentionnés plus haut.

Il est étonnant de voir que la version russe élimine totalement le problème en


abandonnant toute référence à l’expression sauberen Pass. Cette élimination est
d’autant plus curieuse que rien ne la justifie sur le plan de la langue. On aurait
pu supposer un oubli de la part du traducteur, cependant une nouvelle
élimination apparaît plus bas : la phrase Und Juden hatte man ungern in der
Partei a disparu dans la version russe. Il ne peut plus ici s’agir d’un oubli et l’on
constate que la plupart des critiques de Wladimir Kaminer concernant la
condition des Juifs en Union Soviétique ont été gommée dans la version russe.
On a ainsi l’impression que Nikolaï Klimeniouk cherche à ménager

56

https://www.multitran.com/m.exe?l1=2&l2=4&s=%D0%BD%D0%B5%20%D0%BC%D0%
BE%D0%B6%D0%B5%D1%82%20%D0%B1%D1%8B%D1%82%D1%8C%20%D0%B8
%20%D1%80%D0%B5%D1%87%D0%B8, consulté le 24.11.2019.
57
Duden Deutsches Universalwörterbuch, p.1507
58
https://www.duden.de/rechtschreibung/sauber, consulté le 42.11.2019.
59
RIASANOVSKY, Nicholas (1994) Histoire de la Russie, Éditions Robert Laffont, Paris,
p.628.
48
l’Encyclopédie de son lecteur, qui, comme toute Encyclopédie, a tendance à
atténuer ses aspects négatifs, dans le cas présent l’importance de l’antisémitisme
en URSS. L’adverbe отнюдь (« pas du tout, aucunement60 »), présent dans la
version russe mais absent en allemand (nicht) est un autre indice de cette
transformation des pistes interprétatives.

Un dernier point important dans ce passage me semble être l’élément Die


Ursache dafür, qui est traduit en français parle pronom démonstratif Ce et en
russe par le substantif Проблема (« le problème61 »). En effet, l’allemand ne dit
pas qu’il ne s’agit pas d’antisémitisme, mais plutôt que l’origine de cette
situation n’est pas l’antisémitisme. L’auteur laisse donc entendre que
l’antisémitisme était présent dans le parti communiste, mais pas dans ce
contexte. De plus, il s’agit également d’une antiphrase, figure stylistique qui on
le rappelle consiste à exprimer une phrase positive tout en sous-entendant le
contraire62. Ce procédé ironique est souligné par la phrase suivante (Und Juden
hatte man ungern in der Partei) qui contredit la première proposition. Or, la
version française, en éliminant l’idée de l’origine, élude la présence de
l’antisémitisme dans le parti et paraît plus neutre. L’effet ironique de
l’antiphrase s’en retrouve affaibli et la phrase Et le parti ne voulait pas de Juifs
dans ses rangs surprend le lecteur français, car elle paraît contradictoire avec la
phrase précédente.

On retrouve dans la version russe le même gommage de l’antisémitisme : la


cause (die Ursache dafür) n’est pas exprimée (Проблема) et l’adverbe отнюдь
(« pas du tout, nullement ») affaiblit par son côté affirmatif l’effet ironique du
texte original. On peut cependant remarquer que l’ironie est légèrement
compensée plus bas par l’emploi de l’expression мало-мальски (« un tant soit
peu63 »), qui est très orale en russe64 (все мало-мальски ответственные
должности) et qui, reliée à l’adjectif ответственные, crée un effet
humoristique. En effet, la phrase reproduit de manière adéquate l’effet de la
version allemande jeder mehr oder weniger verantwortungsvolle Posten (« tous

60
Grand Dictionnaire russe-français, Éditions Rousski Yazik, Moscou, 2002, p.305
61
Grand Dictionnaire russe-français, Éditions Rousski Yazik, Moscou, 2002, p.381
62
« Figure par laquelle, par crainte, scrupule ou ironie, on emploie un mot, un nom propre,
une phrase, une locution, avec l'intention d'exprimer le contraire de ce que l'on a dit ».
https://www.cnrtl.fr/definition/antiphrase, consulté le 20.12.2019.
63
Grand Dictionnaire russe-français, Éditions Rousski Yazik, Moscou, 2002, p.212
64
Dictionnaire russe Ozhegov (Ожегов, Сергей Иванович, Словарь русского языка, 2003),
p.329
49
les postes plus ou moins à responsabilité65 », c’est-à-dire en réalité tous les
postes).

Lucile Clauss a choisi en revanche de relier l’expression mehr oder weniger non
pas à l’adjectif verantwortungsvolle, mais au substantif Posten (pratiquement
tous les postes). Ce choix traductif change l’interprétation du texte en mettant en
avant la quantité de postes et non pas le degré de responsabilité des postes. Or,
dans la version allemande, le lien entre mehr oder weniger et
verantwortungsvolle en renforce l’effet ironique. Cependant, ce choix traductif
est en partie dû aux contraintes linguistiques du français. En effet, la locution « à
responsabilité » ne peut se construire dans une phrase de la même manière que
l’adjectif allemand « verantwortungsvoll » et la traduction que j’en ai donnée
plus haut (« tous les postes plus ou moins à responsabilité ») est très littérale et
peu acceptable du point de vue stylistique. D’autres choix auraient été possibles,
comme par exemple « tous les postes comprenant un tant soit peu de
responsabilité », mais cette tournure est très littéraire et il est difficile de rendre
l’ironie de l’auteur tout en conservant la simplicité de sa syntaxe et de son
lexique. Ce choix traductif de Lucile Clauss produit ainsi une contraction des
pistes interprétatives en affaiblissant l’effet ironique présent dans le texte source.

Kaminer, pp.9-10 Clauss, p.7 Klimenyouk, p. 5


Das ganze sowjetische Tout le peuple soviétique Весь советский народ,
Volk marschierte im réglait son pas sur celui как кремлевские
gleichen Rhythmus wie des soldats de la place курсанты на параде 7
die Soldaten am Roten Rouge – d’une victoire ноября, маршировал от
Platz – von einem ouvrière à l’autre, одной трудовой
Arbeitssieg zum personne ne pouvait y победы к другой, шаг
nächsten, keiner konnte échapper. À moins d’être вправо - шаг влево
aussteigen. Es sei denn, juif. Dans ce cas, on считался побегом.
man war Jude. Als avait la possibilité, du Другое дело - евреи.
solcher durfte man, rein moins en théorie, Они могли, по крайней
theoretisch zumindest, d’émigrer en Israël. мере чисто
nach Israel auswandern. Quand un Juif le faisait, теоретически,
Wenn das ein Jude c’était – presque – toléré. эмигрировать в
machte, war es – fast – in Mais si un membre du Израиль. В том, что
Ordnung. Doch wenn ein parti déposait une эмигрировал еврей, не
Mitglied der Partei einen demande d’émigration, было ничего зазорного.
Ausreiseantrag stellte, les autres communistes А вот если на выезд
standen die anderen de sa division l’avaient подавал член КПСС, то
Kommunisten aus seiner dans le baba. в дурацком положении

65
Ma traduction.
50
Einheit ziemlich dumm оказывалась вся
da. первичная
организация.

Dans ce passage, la version française suit de près le texte source et l’on constate
uniquement quelques différences sur le plan du registre. Ainsi, le verbe
marschieren (« marcher66, défiler67 ») est rendu par l’expression réglait son pas,
qui est moins usuel. L’expression « in Ordnung sein », que le dictionnaire
unilingue Duden classe comme courante et familière68 est traduit par le verbe
« tolérer », qui est plus littéraire, et à l’inverse, le groupe verbal standen […]
dumm da (« avoir l’air stupide69 ») devient l’expression l’avaient dans le baba,
tournure qui s’emploie la plupart du temps à l’oral. On peut au premier abord
supposer que Lucile Clauss a voulu compenser la différence de registre par cette
dernière expression très familière. Cependant, l’effet produit est différent, car
cette soudaine baisse du niveau de langue provoque plutôt la surprise chez le
lecteur de la version française, qui ne s’y attend pas. On peut encore noter que
pour le mot composé Arbeitssieg, qui aurait pu poser des difficultés
(littéralement « victoire du travail »), Lucile Clauss a opté pour une légère
modification (victoire ouvrière) qui est parfaitement appropriée dans ce
contexte.

La version russe est intéressante sur plusieurs points. On constate tout d’abord
une explicitation, le référent culturel soviétique wie die Soldaten am Roten Platz
étant rendu par la proposition как кремлевские курсанты на параде 7 ноября
(« comme les cadets du Kremlin lors de la parade du 7 novembre 70 »). On peut
supposer que l’Encyclopédie du lecteur, qu’il soit allemand ou français, possède
l’image bien connue de soldats soviétiques défilant sur la place Rouge. Or, la
parade du 7 novembre est très connotée en Russie et a une signification bien
plus importante dans la culture et l’histoire soviétique. Il s’agit du défilé de
l’Armée rouge qui s’est tenu en hiver 1941, alors que les troupes allemandes se
trouvaient à une trentaine de kilomètres de Moscou. Cette parade a relevé le
moral des troupes soviétiques, galvanisé le pays contre l’envahisseur et montré
que l’URSS était prête à se battre jusqu’au bout, quelles que soient les

66
Dictionnaire général français-allemand, allemand-français, Larousse, Paris, 2009, p.430
67
https://de.pons.com/%C3%BCbersetzung?q=marschieren&l=defr&in=&lf=de&qnac= ,
consulté le 25.11.2019.
68
Duden Deutsches Universalwörterbuch, p.1301
69
Ma traduction.
70
Ma traduction.
51
circonstances71. Cette explicitation produit ainsi un effet probablement très
différent sur le lecteur russe : au lieu de l’image légèrement moqueuse proposée
par Wladimir Kaminer qui rappelle la propagande soviétique, il se retrouve
devant le tableau d’un événement glorieux de son histoire. La fin de la phrase
renforce encore cette transformation des pistes interprétatives. En effet, la
proposition keiner konnte aussteigen, qui est une expression courante et
familière72, est traduite par la phrase шаг влево считался побегом (« un pas à
gauche était considéré comme une évasion73 »), qui est beaucoup plus dure que
son pendant allemand. On peut finalement noter quelques choix lexicaux
surprenants dans la traduction de Nikolaï Klimeniouk : le substantif Partei est
explicité par l’acronyme russe КПСС (c’est-à-dire le PCUS, le parti communiste
de l’Union soviétique), alors que rien ne le justifie. De même, la proposition die
anderen Kommunisten aus seiner Einheit (« les autres communistes de son
unité74 ») devient le groupe nominal вся первичная организация (« toute
l’organisation primaire75 »). Ces deux choix traductifs ont pour effet de rendre
les référents culturels russo-soviétiques plus visibles et plus marqués. Ils
produisent également une contraction des pistes interprétatives relatives à
l’ironie, la voix du narrateur paraissant sensiblement plus grave. L’effet
provoqué est en effet différent si toute l’organisation communiste « a l’air
stupide » ou s’il ne s’agit que des « autres communistes de sa division ». On
peut tenter d’expliquer ce choix traductif étonnant par l’Encyclopédie russe du
traducteur. En effet, le PCUS avait une importance considérable en Russie
soviétique et conserve une image positive dans le pays, en témoignent les
résultats obtenus aux dernières élections par son successeur, le Parti communiste
de la Fédération de Russie76. Nikolaï Klimeniouk a ainsi peut-être jugé plus
opportun de mettre en avant cette importance, qui s’inscrit dans l’Encyclopédie
russe, au détriment cependant de l’effet ironique présent dans le texte source.

71
https://histrf.ru/biblioteka/b/parad-izmienivshii-istoriiu-7-noiabria-1941-ghoda, consulté le
20.12.2019.
72
Duden Deutsches Universalwörterbuch, p.238
73
Ma traduction.
74
Ma traduction.
75
Ma traduction.
76
https://meduza.io/feature/2018/09/10/edinaya-rossiya-slabeet-kommunisty-pobezhdayut-
glavnye-itogi-vyborov-v-rossii et https://www.francetvinfo.fr/monde/russie/vladimir-
poutine/elections-en-russie-lourdes-pertes-a-moscou-pour-le-pouvoir-en-place_3609283.html,
consulté le 20.12.2019.

52
Kaminer, p.10 Clauss, pp. 7-8 Klimeniouk, p.6
Mein Vater, zum Mon père, par exemple, Взять, к примеру,
Beispiel, kandidierte a déposé pas moins de моего отца. Он пытался
viermal für die Partei, quatre candidatures pour вступить в партию
und jedes Mal fiel er adhérer au parti, qui ont четыре раза, и каждый
durch. Er war zehn Jahre systématiquement раз - безрезультатно.
lang stellvertretender échoué. Adjoint du chef Десять лет он
Leiter der Abteilung de service de la проработал на одном
Planungswesen in einem planification d’une petite заводике заместителем
Kleinbetrieb und träumte entreprise, il rêvait d’être начальника планового
davon, eines Tages un jour promu chef de отдела. И все десять
Leiter zu werden. Dann service, ce qui lui aurait лет мечтал стать
hätte er insgesamt 35 permis de gagner начальником. Тогда бы
Rubel mehr gekriegt. quelque 35 roubles он получал на целых 35
supplémentaires. рублей больше.

Dans ce passage, on constate des modifications sur plusieurs plans. Tout d’abord
d’un point de vue syntaxique : dans la version allemande, les deux premières
phrases sont composées de deux propositions simples liées entre elles par la
conjonction de coordination « und » (Mein Vater […] und jedes Mal […] et Er
war […] und träumte […]). Cette syntaxe simple n’est cependant pas respectée
dans la version française et l’on constate des recatégorisations. La première
phrase comprend ainsi une proposition infinitive (pour adhérer au parti) et une
proposition relative (qui ont systématiquement échoué). Cette complexification
syntaxique se poursuit à la phrase suivante : Er war zehn Jahre lang
stellvertretender Leiter der Abteilung Planungswesen in einem Kleinbetrieb est
rendue par une phrase nominale (Adjoint du chef de service de la planification
d’une petite entreprise), alors que la phrase Dann hätte er insgesamt 35 Rubel
mehr gekriegt est fusionnée avec la précédente pour créer une proposition
relative (ce qui lui aurait permis de gagner quelque 35 roubles
supplémentaires). Cette construction plus complexe ne reflète pas le style simple
et familier de Wladimir Kaminer et produit un effet plus littéraire. Cependant,
cette syntaxe est en partie due aux contraintes du français, car il n’existe pas
d’équivalent simple pour « kandidieren ». Les traductions françaises de ce verbe
(« faire acte de candidature, déposer sa candidature77 ») rendent pratiquement
indispensable l’emploi d’une proposition infinitive (pour adhérer au parti).

Il en va autrement de la phrase Dann hätte er insgesamt 35 Rubel mehr gekriegt.


En effet, dans la version allemande, cette proposition produit un effet de
surprise : le père du narrateur a rêvé dix ans durant d’être promu et l’on ne

77
Dictionnaire général français-allemand, allemand-français, Larousse, Paris, 2009, p.356
53
s’attend pas à ce que ce soit pour « toucher en tout 35 roubles de plus78 ». La
faiblesse de ce montant (35 roubles équivalaient à une cinquantaine de francs
suisses en 199379) n’échappe probablement pas au lecteur allemand, même sans
connaître le cours de l’époque. Son Encyclopédie contient assurément une
entrée relativement fournie concernant le rouble, étant donné la proximité de
l’URSS et de ses satellites avec l’Allemagne. Cette phrase est ainsi très ironique,
car elle entre en contradiction avec ce qui est décrit comme un rêve.

Or, dans la version française, le fait d’enchâsser cette phrase ([…] il rêvait
d’être un jour promu chef de service, ce qui lui aurait permis de gagner quelque
35 roubles supplémentaires) gomme l’ironie présente en allemand en effaçant la
cassure du rythme occasionné par le point. L’impression qui en ressort est qu’il
s’agit d’un réel avancement. De plus, l’Encyclopédie du lecteur français contient
probablement des informations moins étayées concernant le rouble que celle du
lecteur allemand et ne peut l’aider à saisir l’ironie du texte. Le lexique et le
registre employé par Lucile Clauss conforte cette impression qu’il s’agit
uniquement du récit d’une candidature refusée. Ainsi, le groupe verbal
kandidierte viermal (« a posé quatre fois sa candidature80 » devient plus marqué
en français (pas moins de quatre candidatures) ; le groupe nominal jedes Mal
est traduit par un adverbe plus intense (systématiquement) ; le groupe verbal
Leiter zu werden (« devenir chef81 ») est rendu par la formule être […] promu
chef de service, ce qui est plus officiel et moins courant. Toutes ces
modifications concourent à la perte du ton moqueur et familier employé par
Wladimir Kaminer et produisent ainsi non seulement un accroissement de la
voix narrative, mais également une contraction des pistes interprétatives
relatives à l’ironie.

Le traducteur russe ne conserve pas non plus la syntaxe du texte source.


Cependant, à l’opposé de Lucile Clauss, il procède à une simplification de la
construction syntaxique en accumulant les phrases courtes (cinq phrases en russe
pour trois en allemand). Ce découpage des phrases ne produit cependant pas
d’effets notables sur la visibilité de l’ironie, ni sur la voix du narrateur, qui reste
simple et familière, et la traduction russe reste très proche du texte allemand. On
peut toutefois noter que le groupe prépositionnel все десять лет, « durant ces

78
Ma traduction.
79
https://fxtop.com/fr/historique-taux-
change.php?MA=1&C1=RUB&C2=CHF&DD1=01&MM1=01&YYYY1=1990, consulté le
22.12.2019.
80
Ma traduction.
81
Ma traduction.
54
dix années82 ») est une répétition qui n’existe pas dans le texte source, mais sa
présence renforce le ton ironique de l’auteur et ne modifie ainsi pas les pistes
interprétatives.

Dans les phrases suivantes, Wladimir Kaminer conserve son style ironique. Au
rêve du père répond ainsi le cauchemar du directeur : avoir un chef qui n’est pas
membre du parti.

Kaminer, p.10 Clauss, pp.7-8 Klimeniouk, p.6


Aber einen parteilosen Mais un chef de service Но директора при
Leiter der Abteilung de la planification non одной мысли о
Planungswesen konnte inscrit au parti, c’était le беспартийном
sich der Direktor nur in pire cauchemar d’un начальнике планового
seinen Albträumen directeur. De toute façon, отдела начинали
vorstellen. Außerdem c’était impossible мучить кошмары.
ging es schon deshalb puisque chaque chef de Беспартийный
nicht, weil der Leiter service devait faire un начальник был
jeden Monat über seine rapport mensuel de son невозможен хотя бы
Arbeit auf der travail lors de la réunion потому, что ему
Parteiversammlung im du comité départemental каждый месяц
Bezirkskomitee du parti. Et sans carte de полагалось делать
berichten musste. Wie membre, comment était- доклад в райкоме. А
sollte er da überhaupt il censé participer ? кто бы его туда пустил
reinkommen – ohne без партбилета?
Mitgliedsausweis?

Il est ici intéressant de se pencher sur le traitement des termes liés au


communisme tels que parteilosen et Bezirkskomitee. Tout d’abord, l’adjectif
« parteilos », qui signifie selon le Duden « n’appartenir à aucun parti » 83. La
version en ligne donne « neutral », « objektiv » et « sachlich »84 comme
synonymes de « parteilos » et l’on pourrait traduire littéralement parteilosen
Leiter par « un chef sans parti85 ». Or, la version française propose un chef de
service […] non inscrit au parti. Cette explicitation de Lucile Clauss rend ainsi
plus visible le parti communiste, mais ne modifie pas l’interprétation du texte, la
référence au parti étant implicite dans le texte source.

82
Ma traduction.
83
Duden Deutsches Universalwörterbuch, p.1321
84
https://www.duden.de/rechtschreibung/parteilos, consulté le 20.12.2019.
85
Ma traduction.
55
Nikolaï Klimeniouk utilise lui l’adjectif « беспартийный », dont la construction
est semblable à la construction allemande (il est formé de « бес », « sans » et de
« партийный », « de parti », « du parti »86). L'emploi de ce terme paraît ici
judicieux, car, selon le dictionnaire Ozhegov en ligne, il signifie à la fois « qui
n’est membre d’aucun parti » et « qui n’est pas membre du parti communiste »
87
. Le lecteur russophone n’a de toute manière pas besoin d’explicitation, son
Encyclopédie étant bien plus fournie sur le sujet que l’Encyclopédie française.

La présence du substantif composé Bezirkskomitee dans le texte allemand est


intéressante sur plusieurs points. En effet, « Bezirk » est une division
administrative allemande, alors que le récit a lieu en URSS. Wladimir Kaminer
n’emploie donc pas ici de référent culturel russo-soviétique, mais adapte son
texte à l’Encyclopédie de son lecteur. Lucille Clauss a choisi de traduire
Bezirkskomitee par comité départemental. Il est intéressant de noter ce que le
Larousse bilingue propose comme traduction de « Bezirk » : « rayon »,
« district », « circonscription », « arrondissement », « canton »88. Il n’y est pas
fait mention du terme « département », car « Bezirk » ne correspond pas aux
départements français. Cependant, l’emploi de l’adjectif départemental, qui peut
ainsi de prime abord paraître surprenant pour le lecteur dans un texte traduit de
l’allemand et ayant lieu en Russie, produit un effet similaire à celui observé dans
le texte source.

Il est maintenant très intéressant d’observer comment Nikolaï Klimeniouk a


traduit cet élément culturel allemand dans un récit se tenant en URSS, mais pour
des lecteurs russophones. Le traducteur emploie le substantif « райком » qui est
une abréviation de « районный комитет » (« comité de district », « comité
d’arrondissement »89). Cette abréviation appartient à la terminologie soviétique90
et le dictionnaire Ozhegov propose plusieurs exemples du même type91 :
« райсовет » (« conseil de district »), « райиспольском » (« comité exécutif de

86
Grand Dictionnaire russe-français, Éditions Rousski Yazik, Moscou, 2002, p.316
87
https://ozhegov.slovaronline.com/1532-BESPARTIYNYIY, consulté le 20.12.2019.
88
Dictionnaire général français-allemand, allemand-français, Larousse, Paris, 2009, p.109
89
Grand Dictionnaire russe-français, Éditions Rousski Yazik, Moscou, 2002, p.409
90

https://www.multitran.com/m.exe?s=%D1%80%D0%B0%D0%B9%D0%BA%D0%BE%D0
%BC&l1=2&l2=4, consulté le 21.12.2019.
91
Dictionnaire russe Ozhegov (Ожегов, Сергей Иванович, Словарь русского языка, 2003),
p.644
56
district »). Ces abréviations sont typiques de l’organisation soviétique 92 et sont
très connotées en Russie. L’effet produit par ce terme sur le lecteur russe est
probablement différent de celui provoqué par Bezirkskomitee sur le lecteur
allemand. Cependant, malgré ses connotations importantes, le choix de ce terme
ne modifie pas l’interprétation du texte et s’inscrit parfaitement dans
l’environnement du récit et l’Encyclopédie du lecteur. On peut en outre ajouter
qu’il n’existe que peu de variantes à la disposition du traducteur russe ; l’emploi
de la forme non abrégée (« районный комитет ») aurait probablement surpris le
lecteur russophone habitué aux abréviations dans un contexte soviétique.

La dernière phrase du passage est un exemple typique de l’ironie chez Wladimir


Kaminer. En effet, la raison qu’il fournit concernant l’impossibilité pour un juif
de recevoir une promotion semble absurde : sans carte de membre, il ne pourra
pas accéder à la salle de réunion du comité du parti (Wie sollte er da überhaupt
reinkommen – ohne Mitgliedsausweis?). La traduction française de Lucile
Clauss reprend en partie cette absurdité (Et sans carte de membre, comment
était-il censé participer ?), mais élimine l’idée de ne pas pouvoir pénétrer dans
la pièce, ce qui affaiblit l’effet ironique de la version allemande et provoque une
légère contraction des pistes interprétatives. Cette contraction se conjugue avec
une réduction de la voix du narrateur, qui parait moins moqueuse. En effet, la
proposition comment était-il censé participer est plus littéraire que la phrase Wie
sollte er da überhaupt reinkommen, qui comprend le verbe « reinkommen »,
d’un usage très courant et familier93.

La traduction de cette phrase que propose Nikolaï Klimeniouk se distingue des


versions allemande et française. En effet, la question А кто бы его туда
пустил без партбилета? (« Qui le laissera entrer sans carte du parti94 »)
renvoie à l’idée d’un surveillant qui contrôle les cartes à l’entrée de la salle de
réunion, ce que la version allemande n’exprime qu’implicitement. Cette création
du traducteur russe est cependant justifiée dans ce contexte, car l’effet ironique
et absurde produit est similaire à la version allemande. Rien n’empêchait
cependant Nikolaï Klimeniouk de proposer une phrase plus proche du texte
source, telle que « А как бы он туда вошел без партбилета? » (« Comment
pourrait-il y entrer sans carte du parti ? »). Le concept d’Encyclopédie peut ici
être utile pour proposer une explication. En effet, la carte du parti était d’une

92

https://fr.rbth.com/chroniques/2014/02/13/urss_pcus_kgb_comprendre_les_abreviations_polit
iques_en_russie_27809, consulté le 21.12.2019.
93
Duden Deutsches Universalwörterbuch, p.1445
94
Ma traduction.
57
importance considérable en URSS. Elle permettait de faire carrière, de voyager à
l’étranger et apportait à son détenteur une considération importante. Sa perte,
voire sa non-présentation pouvait conduire à de sérieux problèmes allant jusqu’à
l’exclusion du parti95. Il y avait ainsi des surveillants préposés au contrôle des
cartes lors des réunions politiques importantes et cette image est probablement
fortement ancrée dans l’Encyclopédie russe. On peut ainsi poser comme
hypothèse que Nikolaï Klimeniouk a effectué ce choix traductif pour répondre
aux attentes de l’Encyclopédie de son lecteur. Il est également intéressant de
constater que Mitgliedsausweis est traduit en russe par une autre abréviation
soviétique, « партбилет » (de « партийный билет »), ce qui renforce le
contexte soviétique dans le texte russe.

Kaminer, p.10 Clauss, p.8 Klimeniouk, p.6


Mein Vater versuchte Année après année, mon Каждый год мои отец
jedes Jahr erneut in die père retentait sa chance. писал новое заявление
Partei einzutreten. Er Il descendait des litres de о приеме в партию. Он
trank mit den Aktivisten bière avec des activistes, ведрами пил водку с
literweise Wodka, suait toute l’eau de son функционерами, до
schwitzte sich mit ihnen corps en les полного одурения
in der Sauna zu Tode, accompagnant au sauna, парился с ними в бане -
aber alles war umsonst. mais tous ses efforts все напрасно. Каждый
Jedes Jahr scheiterte sein demeuraient vains. год его план натыкался
Vorhaben an demselben Toutes ses tentatives se на одно и то же
Felsen: heurtaient препятствие.
invariablement au même
obstacle :

On remarque dans ce passage des points intéressant sur différents plans. Tout
d’abord, Wladimir Kaminer décrit ici les efforts de son père pour se faire
accepter au parti, et en particulier l’alcool qu’il a dû ingurgiter (er trank mit den
Aktivisten literweise Wodka). Or, dans la version française, la vodka devient de
la bière (Il descendait des litres de bière avec des activistes). Cette modification
lexicale est très surprenante et peu justifiable. En effet, l’Encyclopédie française
est abondamment pourvue d’images et de clichés concernant les Russes et leur
consommation excessive de vodka96. Remplacer le terme « vodka » par le
95
http://22-91.ru/statya/partbilet-kpss-partija---um-chest-i-sovest-nashejj-ehpokhi/10.04.2014,
consulté le 21.12.2019.
96
Les nombreux articles sur la question publiés sur les sites internet francophones en
témoignent. Par exemple, https://www.bfmtv.com/international/russes-champions-monde-
consommation-vodka-540560.html, ou encore
http://sante.lefigaro.fr/actualite/2014/01/31/21928-faible-esperance-vie-russie-attribuee-
vodka, consulté le 20.12.2019.
58
substantif « bière » risque ainsi de surprendre le lecteur francophone et d’attirer
son attention sur un détail du texte au détriment de l’effet humoristique du
passage.

Dans la traduction russe, Nikolaï Klimeniouk conserve bien entendu le terme


« vodka » (Он ведрами пил водку с функционерами), mais emploie une
expression particulière : « boire des seaux de vodka97 ». Il s’agit d’une
expression qui trouve son origine la fin du XIXe siècle, lorsque la vodka n’était
vendue que dans des seaux de 12,3 litres 98. Avec ce choix traductif, Nikolaï
Klimeniouk effectue ainsi une adaptation culturelle fidèle à l’Encyclopédie de
son lecteur, qui rend le texte cible plus proche du contexte russe que le texte
source, mais qui permet cependant de conserver les pistes interprétatives.

Le substantif Aktivisten, présent dans la même phrase, est également intéressant.


Le dictionnaire Duden en donne deux définitions99 : « 1. Personne
particulièrement active politiquement, acteur déterminé. 2. Personne qui, dans la
compétition socialiste, entraîne une hausse de la production grâce à
l’augmentation considérable de ses performances et grâce à l’introduction de
nouvelles méthodes de travail100. » Le Duden précise encore l’origine de ce
deuxième sens (« russisch aktivist ») et de son emploi (« DDR »). On ne peut
connaître le vouloir-dire101 de Wladimir Kaminer et la raison pour laquelle il a
employé ce terme, mais il est probable que la deuxième signification du mot ne
lui était pas étrangère (il n’a pas utilisé le substantif « Militant » qui est un
synonyme tout aussi courant et moins ambigu). On peut cependant imaginer
d’après le contexte que le terme Aktivisten ne renvoie pas à de simples militants,
mais plutôt à des personnages ayant une certaine stature dans le parti local, ce
qui leur permet d’intervenir dans le cas d’une demande d’adhésion. Il est ainsi
intéressant d’analyser les choix effectués par les traducteurs face à ce potentiel
problème (boire de la vodka avec des militants n’a pas la même signification
que de boire de la vodka avec des responsables du parti).

97
Ma traduction.
98

https://yandex.ru/turbo?text=https%3A%2F%2Fribalych.ru%2F2014%2F01%2F03%2Fintere
snye-istoricheskie-fakty-o-russkoj-vodke%2F, consulté le 20.12.2019.
99
Duden Deutsches Universalwörterbuch, p.121
100
Ma traduction.
101
Sur le vouloir-dire de l’auteur, à consulter en particulier l’article de Lance Hewson intitulé
« Les incertitudes du traduire », point 2.2.3. (Hewson 2016 :18-19)

59
Lucile Clauss a choisi de traduire Aktivisten par activistes. Le Petit Robert
renvoie à l’entrée « activisme » pour en donner une définition : « 1. Attitude
morale consistant à rechercher l’efficacité, les réalisations ; forme de
pragmatisme. 2. Doctrine qui préconise l’action violente en politique » 102.
Comme on peut le voir, le choix de Lucile Clauss, qui paraît à première vue
simple et adéquat, se révèle en réalité questionnable. Le terme Aktivisten présent
dans le texte source ne renvoie en effet ni à des personnes pragmatiques, ni à des
extrémistes violents. Le terme « militant »103 semblerait ici mieux adapté et
moins marqué, même si les efforts indiqués (boire de la vodka et aller au sauna)
paraissent davantage comme des tentatives d’entrer dans l’intimité de membres
officiels du parti qu’à se rapprocher de simples militants. Le choix du terme
activistes produit ainsi une contraction des pistes interprétatives. Il a également
pour conséquence de rendre la voix du narrateur moins claire et moins précise.

De son côté, Nikolaï Klimeniouk a choisi de traduire Aktivisten par


« функционер », qui signifie « le fonctionnaire », « le militant », ou « le
responsable (d’un parti politique) » selon le Grand dictionnaire russe-français104.
Ce terme semble ainsi plus adéquat, car il laisse les pistes interprétatives
ouvertes. Il produit la même impression d’ambiguïté que la version allemande
en ce qui concerne le rang de la personne décrite et laisse au lecteur le soin de
faire son choix.

On constate également dans ce passage des remaniements syntaxiques. Le


groupe nominal jedes Jahr est placé en troisième position dans le texte source,
alors qu’il est antéposé dans la version française. Cette antéposition met ainsi
l’accent sur les années qui passent, sans reprendre le parallélisme présent dans le
texte allemand. On observe en effet une seconde occurrence de jedes Jahr, qui
se retrouve dans la dernière phrase du passage (Jedes Jahr scheiterte […]).
Lucile Clauss propose l’adverbe invariablement pour restituer Jedes Jahr, mais
cette recatégorisation ne permet pas de rendre l’effet produit par la construction
de Wladimir Kaminer. On peut légitimement questionner ces choix, car il aurait
été possible de rester plus proche de la prose de l’auteur (« Mon père réessayait
chaque année d’adhérer au parti […]. Chaque année, ses projets se heurtaient au
même obstacle »105).

102
Le Petit Robert de la langue française, 2017, p.30
103
Définition du Petit Robert de la langue française, 2017, p.1599 : « Militant : 2. Qui lutte
activement pour défendre une cause, une idée. 3. Membre actif d’une association, d’un
syndicat, d’un parti ».
104
Grand Dictionnaire russe-français, Éditions Rousski Yazik, Moscou, 2002, p.522
105
Ma traduction.
60
On peut également remarquer un décalage sur le plan du registre. En effet,
Wladimir Kaminer utilise des expressions familière et courantes (jedes Jahr,
schwitzte sich […] zu Tode, alles war umsonst), alors que Lucile Clauss a
recours à des locutions plus littéraires et poétiques (Année après année, suait
toute l’eau de son corps, tous ses efforts demeuraient vains), ce qui modifie le
style de l’auteur et provoque un accroissement de la voix du narrateur qui paraît
plus recherchée et élevée. Cet embellissement n’est cependant pas homogène et
l’emploi du verbe « descendre » (descendait des litres de bière), qui est très
familier dans ce contexte106, produit un effet de surprise qui n’apparaît pas dans
le texte source.

Nikolaï Klimeniouk effectue également une antéposition (Каждый год), mais


reprend le parallélisme présent dans le texte allemand et reste ainsi plus proche
du style original. On peut cependant noter un autre remaniement syntaxique
dans la phrase suivante. En effet, cette dernière décrit les efforts du père de
l’auteur : il boit (trank) et sue (schwitzte) excessivement. Or, dans la version
russe, c’est l’excès qui est mis en avant : le substantif ведрами et la locution до
полного одурения (littéralement « jusqu’à une complète hébétude »107) sont en
effet antéposés. Ces modifications ne suivent pas la structure simple du texte
source qui est composé de propositions respectant l’ordre canonique allemand.
Ces choix complexifient ainsi la syntaxe du texte cible et produisent un léger
accroissement de la voix du narrateur. Il est également difficile de justifier ces
remaniements qui n’ont pas un caractère indispensable. Le concept
d’Encyclopédie paraît insuffisant dans ce cas précis pour proposer une
explication.

Kaminer, pp.10-11 Clauss, p.8 Klimeniouk, p.6


»Wir schätzen dich sehr, « On t’apprécie «Мы тебя уважаем,
Viktor, du bist für immer vraiment, Viktor, tu es le Виктор! - говорили
unser dickster Freund«, meilleur d’entre nous, функционеры. - Ты
sagten die Aktivisten. disaient les camarades. наш самый лучший
»Wir hätten dich auch On aurait vraiment bien друг и все такое. Мы
gerne in die Partei aimé t’avoir dans le бы и рады принять тебя
aufgenommen. Aber du parti. Mais tu sais bien, в партию. Только сам
weißt doch selbst, du bist tu es juif et tu peux te понимаешь, Виктор, ты
Jude und kannst jederzeit tailler en Israël à tout - еврей. Ты можешь
nach Israel abhauen.« moment. – Mais enfin, je свалить в Израиль». –
»Aber das werde ich ne le ferai jamais ! «Никуда я не

106
Le Petit Robert de la langue française, 2017, p.701
107
Ma traduction.
61
doch nie tun«, erwiderte répondait mon père. – собираюсь валить»,
mein Vater. »Natürlich Bien sûr, on sait tous que протестовал отец.
wirst du nicht abhauen, tu ne vas pas le faire, «Конечно, конечно, ты
das wissen wir alle, aber mais théoriquement, не собираешься. Но
rein theoretisch gesehen c’est quand même ведь, чисто
wäre es doch möglich? possible, non ? Et si ça теоретически, ты
Stell dir mal vor, wie arrive, on aura l’air fin. » можешь? В каком мы
blöde wir dann C’est ainsi que mon père тогда окажемся
schauen.« So blieb mein est resté un éternel положении?» В
Vater für immer ein candidat. результате в
Kandidat. положении вечного
кандидата оказался мой
отец.

Ce passage ne comporte que peu de points saillants selon mon cadre critique. On
peut cependant noter une seconde occurrence du substantif Aktivisten, qui est
traduit cette fois-ci par un hyponyme (camarades) dans la version française. Ce
choix traductif donne une nouvelle fois l’impression d’avoir affaire à des
militants usuels. Cependant, la phrase suivante de la version allemande (Wir
hätten dich auch gerne in die Partei aufgenommen) contredit cette interprétation
en employant le verbe « aufnehmen ». En effet, selon le Duden, celui-ci signifie
dans notre contexte « die Mitgliedschaft bewähren, ein-, beitreten lassen »108. Il
s’agit donc d’une permission, de quelque chose qu’on accorde. Les émetteurs de
la phrase Wir hätten dich auch gerne in die Partei aufgenommen expriment donc
leur décision de ne pas avoir accepté le père de l’auteur dans leur rang. Or, la
version française en donne une autre signification (On aurait vraiment bien aimé
t’avoir dans le parti), comme si le refus de l’adhésion n’émanait pas de leur
volonté. De plus, ces choix traductifs conduisent à un gommage de l’ironie
présent dans le texte source. En effet, l’élément Wir hätten dich auch gerne in
die Partei aufgenommen est une antiphrase exprimant en réalité le contraire de
ce qu’elle transmet. La judéité du père du narrateur semble n’être qu’un prétexte
pour les membres du parti et sert à justifier le refus de son adhésion. L’avant-
dernière phrase du passage souligne l’incongruité de leurs regrets (Stell dir mal
vor, wie blöde wir dann schauen, « Imagine-toi comme on aurait l’air
stupide »109).

La version russe reste, dans les premières phrases, assez proche du texte source.
Nikolaï Klimeniouk reprend le terme « функционер » pour rendre le substantif

108
Duden Deutsches Universalwörterbuch, p.203
109
Ma traduction.
62
« Aktivist » qui, comme nous l’avons observé plus haut, est tout à fait adéquat
dans ce contexte. À noter que le traducteur russe emploie un synonyme
(принять, « admettre »)110 pour exprimer « aufnehmen », ce qui lui permet
d’éviter le glissement de sens présent en français. On remarque toutefois une
modification curieuse dans la traduction de la réponse du père (»Aber das werde
ich doch nie tun«, « Mais je ne le ferai jamais »111). En effet, le texte cible
emploie une construction infinitive qui met en avant l’intention de l’émetteur
(«Никуда я не собираюсь валить», « Je n’ai l’intention de me barrer nulle part
»112). De plus, la locution adverbiale Никуда (« nulle part »113) est antéposée, ce
qui met l’accent sur la destination et non pas sur le fait de partir. Ces
modifications n’entraînent toutefois pas d’effets notables sur l’interprétation du
texte.

On constate également une élimination dans la version russe, la proposition das


wissen wir alle (« nous le savons tous »114) n’étant pas formulée dans le texte
cible. Cette suppression est étonnante, car elle ne repose sur aucune difficulté de
traduction. Il est donc ici peu évident de comprendre ce qui a motivé le
traducteur et l’on peut émettre l’hypothèse qu’il s’agit d’un oubli. Ce n’est
toutefois pas la première fois qu’une telle élimination est constatée. Cette
suppression entraîne cependant une réduction de la voix du narrateur, qui paraît
moins orale et familière. À noter également une recatégorisation de la
proposition Stell dir mal vor, wie blöde wir dann schauen, qui est rendu par la
phrase interrogative В каком мы тогда окажемся положении? (« Dans quelle
situation nous retrouverions-nous alors »115). Cette formulation produit une
réduction de la voix narrative, qui paraît plus polie et sérieuse. De plus, l’adjectif
blöde, qui dans le texte source souligne la proximité et la familiarité qui existe
entre les interlocuteurs, est éliminé dans la version russe. Cette suppression
participe ainsi à cette réduction de la voix du narrateur, qui semble plus distante.

Il convient finalement de remarquer que le terme « положение » (« la situation,


la position »116 revient à deux reprises dans le texte russe. Cette répétition établit

110
Grand Dictionnaire russe-français, Éditions Rousski Yazik, Moscou, 2002, p.376
111
Ma traduction.
112
Ma traduction.
113
Grand Dictionnaire russe-français, Éditions Rousski Yazik, Moscou, 2002, p.267
114
Ma traduction.
115
Ma traduction.
116
Grand Dictionnaire russe-français, Éditions Rousski Yazik, Moscou, 2002, p.351
63
un parallèle entre la situation dans laquelle se seraient retrouvés les membres du
parti (В каком мы тогда окажемся положении?) et la position d’aspirant
perpétuel du père de l’auteur (В результате в положении вечного кандидата
оказался мой отец, « Par conséquent, mon père se retrouva dans la position
d’un éternel candidat »117). Ce choix traductif produit un effet humoristique qui
cependant n’existe pas dans le texte source et qui ne compense que peu les
pertes citées précédemment. On constate finalement que le substantif
« положение » occupe une position relativement inhabituelle dans les deux
phrases : il est séparé de ses compléments (В каком) et placé à la fin de la
phrase dans la première proposition, alors qu’il est positionné avant le sujet et le
verbe dans la deuxième. Cette construction a pour effet de mettre en valeur le
parallélisme décrit plus haut, mais n’a pas de correspondance dans la version
allemande.

L’analyse de ce premier extrait est maintenant terminée et je vais passer à


l’examen du deuxième passage. Il s’agit de l’entame du chapitre 19, intitulé Die
Systeme des Weltspiels. J’ai choisi de sélectionner ce passage, car il comporte de
nombreux traits ironiques qui peuvent potentiellement poser des difficultés aux
traducteurs. Ce chapitre décrit les souvenirs du narrateur lors de sa visite du
casino de Berlin et comprend également de nombreux clichés qui devraient
différer selon les Encyclopédies en jeu. Il m’a paru ainsi particulièrement
intéressant d’analyser le début de ce chapitre avec précision.

Kaminer, p.78 Clauss, p.65 Kivel, p.139


Die Systeme des Les règles du jeu Игральные системы у
Weltspiels mondial разных народов

Vietnamesen spielen Les Vietnamiens sont Вьетнамцы очень


leidenschaftlich gern des passionnés de black- увлекаются игрой в
Black Jack, die jack, la version casino du блэк-джек, известный в
Kasinoausgabe des célèbre jeu de cartes, le азиатских странах под
hinlänglich bekannten 17 21. Cette manie a le don названием «17 и 4».
und 4. Dabei gehen sie d’énerver les croupiers. Вьетнамцы играют в
den Croupiers völlig auf En effet, les Vietnamiens Берлине по так
die Nerven. Vietnamesen ont leur propre tactique : называемой
spielen nach dem quand ils ont atteint «вьетнамской
»vietnamesischen treize ou quatorze points системе», чем
System«: Wenn sie mit avec deux cartes, ils ne постоянно доводят
zwei Karten 13 oder 14 prennent pas de крупье до ручки. Если
Punkte haben, nehmen troisième carte, ce qui вьетнамец набирает

117
Ma traduction.
64
sie keine dritte Karte auf, paraîtrait pourtant tout первыми двумя
was für oberflächliche naturel à quelqu’un de картами 13 или 14
Franzosen eine superficiel, comme un очков, он никогда не
Selbstverständlichkeit Français. берет третьей, как это
wäre. непременно сделал бы
легкомысленный
француз.

Ce chapitre comporte dès son intitulé certains problèmes potentiels de


traduction. En effet, le titre Die Systeme des Weltspiels comprend le substantif
« Weltspiel » qui est très peu usité en allemand. Selon le dictionnaire Duden, il
est uniquement employé au pluriel pour traduire « World Games »118, une
compétition internationale qui comprend les sports qui ne font pas partie du
programme olympique119. Cependant, le contexte du récit montre que Wladimir
Kaminer ne fait pas référence à cette manifestation sportive. Il s’agit en réalité
d’un mot composé à vocation humoristique. Ce terme particulier est en effet à
rapprocher du substantif « Wettspiel », qui possède la même sonorité et qui
selon le Duden120 signifie « jeu divertissant, exécuté en particulier par des
enfants dans le cadre d’un concours, d’une compétition »121. Ainsi, Weltspiels
est un jeu de mot qui recouvre à la fois l’idée de compétition internationale, et
de jeu enfantin. On peut ainsi déjà remarquer les difficultés prévisibles que va
comporter la traduction de ce jeu de mot. De plus, la suite du récit va le révéler,
le caractère multidimensionnel de ce titre n’est pas fortuit.

Lucile Clauss a traduit ce titre par Les règles du jeu mondial. Elle a donc choisi
de traduire Weltspiels littéralement, ce qui reprend l’idée d’une compétition
internationale, mais exclut toutefois le caractère humoristique et enfantin présent
dans la version allemande. Elle a également opté pour un hyponyme (Les règles)
qui est plus précis que le substantif Systeme. Ce choix traductif, qui paraît de
prime abord adéquat, est cependant questionnable, car, nous le verrons plus bas,
le terme « System » joue un rôle particulier dans la suite du récit. On peut en
outre ajouter que le titre français paraît très sérieux ; le lecteur peut être tenté de
relier ce titre avec des expressions comme « gouvernance mondiale » et avoir

118
Duden Deutsches Universalwörterbuch, p.2009
119
https://www.theworldgames.org/contents/TWG-25/The-birt-1341, consulté le 22.12.2019.
120
Duden Deutsches Universalwörterbuch, p.2017
121
Ma traduction.
65
l’impression qu’il s’apprête à lire un récit relatif à la politique, ce qui n’apparaît
pas dans la version allemande.

De son côté, Irina Kivel a traduit ce titre par Игральные системы у разных
народов, littéralement « Systèmes de jeu chez différents peuples »122. Ce choix
traductif conserve ainsi l’idée de « système », qui sera repris plus tard, et semble
de ce point de vue plus proche de l’allemand. Il évite également de donner une
teinte politique au récit. On peut toutefois remarquer la perte de la connotation
de compétition, ainsi que du caractère puéril de cette dernière.

Comme on peut le constater, la traduction de ce titre entraîne des pertes en


français comme en russe : les pistes interprétatives sont contractées et la voix
narrative perd en ironie. Il convient toutefois de noter que les difficultés
inhérentes aux traitements des jeux de mots ne laissent que peu de marge aux
traducteurs. De plus, on peut ajouter que le temps nécessaire pour parvenir à une
solution plus complète n’entre que rarement dans le cahier des charges de la
traduction d’une œuvre récente et populaire éditée en format de poche.

Dans la troisième phrase de ce passage, on trouve une seconde occurrence du


substantif « System » (Vietnamesen spielen nach dem »vietnamesischen
System«). Ce terme apparaît six fois dans les deux premières pages du chapitre,
ce qui dénote son importance. Le texte décrit ensuite les différentes stratégies
adoptées par les Vietnamiens, les Français, les Russes, et les Arabes dans le
cadre d’un casino. Il s’agit bien entendu de clichés, convoqués ici pour leur
vocation humoristique. Ainsi, les Vietnamiens s’attachent aux probabilités, les
Français jouent intuitivement, les Russes bluffent et les Arabes ne suivent aucun
système.

On rappelle que dans le titre de la version française, Lucile Clauss n’a pas
employé un synonyme du terme « système », mais un hyponyme (règles). Elle
choisit ensuite de remplacer le groupe nominal »vietnamesischen System« par le
complément d’objet leur propre tactique. Ce choix traductif a pour effet de
gommer la mise en valeur du « système vietnamien » qui est placé entre
guillemets dans le texte source. Ce choix paraît ainsi étonnant, car il réduit la
portée ironique de la description des différents « systèmes » qui vont être
comparés par la suite.

Dans la version russe, Irina Kivel conserve la structure allemande et place


également le groupe nominal »vietnamesischen System« entre guillemets
(«вьетнамской системе»), ce qui permet de préserver sa mise en évidence et

122
Ma traduction.
66
de faire le lien entre le titre et les différents systèmes en question. Il est
cependant surprenant de noter qu’elle procède à une explicitation géographique
(в Берлине) qui paraît superflue dans ce contexte et qui n’apparaît pas dans la
version allemande.

Il est également intéressant de se pencher sur la formulation des clichés présents


dans le texte. Ainsi dans ce passage, les Français sont considérés comme
« superficiels » (oberflächliche). Une rapide enquête sur le moteur de recherche
Google.de montre un fait surprenant : cet adjectif est principalement employé
pour décrire les Américains (749 000 propositions d’article pour
« Amerikaner oberflächlich »123 contre 66 400 pour « Franzose
124
oberflächlich » ). Cette description étonnante est à relier aux origines russes de
Wladimir Kaminer. En effet, ce cliché est bien plus populaire en Russie, en
témoignent les nombreux articles sur Internet y faisant référence125. On constate
ici que Wladimir Kaminer a transposé en allemand un cliché provenant de
l’Encyclopédie russe, ce qui doit probablement surprendre le lecteur
germanophone. On peut se poser la question de savoir si l’auteur a effectué ce
choix volontairement ou s’il a agi inconsciemment. Cependant, le traducteur n’a
que rarement la possibilité de s’adresser à l’auteur et il est ainsi particulièrement
intéressant d’examiner quelles solutions Lucile Clauss et Irina Kivel ont
choisies.

Pour rendre la proposition relative was für oberflächliche Franzosen eine


Selbstverständlichkeit wäre (« ce qui pour les Français superficiels serait une
évidence »126, la traductrice française a opté pour la proposition ce qui paraîtrait
pourtant tout naturel à quelqu’un de superficiel, comme un Français. On

123

https://www.google.de/search?ei=oZcEXvecFLaKk74PzIWlsAo&q=Amerikaner+oberfl%C3
%A4chlich&oq=Amerikaner+oberfl%C3%A4chlich&gs_l=psy-
ab.3..0i19l2.5020820.5024961..5026550...0.0..0.107.462.4j1......0....1..gws-
wiz.......0i8i30i19.Ufflj1SkBPw&ved=0ahUKEwi38cWVmdPmAhU2xcQBHcxCCaYQ4dU
DCAo&uact=5, consulté le 23.12.2019.
124
https://www.google.de/search?ei=8KwEXsuUM4-
dsAeo4pHoCg&q=Franzose+oberfl%C3%A4chlich&oq=Franzose+oberfl%C3%A4chlich&g
s_l=psy-ab.3...10640.13860..15439...1.0..0.164.1185.10j2......0....1..gws-
wiz.......0i19j0i5i30i19j0i8i30i19j0i7i30j0i13j0i8i7i30j0i8i7i10i30j0i8i13i30.CK12qi9JP18&
ved=0ahUKEwjLzPe-rdPmAhWPDuwKHShxBK0Q4dUDCAo&uact=5, consulté le
23.12.2019.
125
Par exemple, http://www.domotvetov.ru/znamenityie-lyudi/steriotipyi-o-frantsuzah.html,
ou https://inosmi.ru/world/20140420/219702579.html, consultés le 23.12.2019.
126
Ma traduction.
67
constate ainsi que Lucile Clauss a dilué la force de ce cliché en détachant le
substantif « Français » de la proposition principale et en le plaçant à la fin de la
phrase, séparé par une virgule. Ce découpage produit ainsi un effet qui diffère
légèrement de celui du texte source et entraîne une contraction des pistes
interprétatives, mais permet au lecteur francophone d’être potentiellement moins
surpris par la présence de ce cliché inhabituel qui ne comporte probablement pas
d’entrée dans son Encyclopédie. Lucile Clauss conserve ainsi le sens du texte
allemand, tout en ménageant l’Encyclopédie française de son lecteur.

De son côté, Irina Kivel a choisi de rendre la subordonnée relative was für
oberflächliche Franzosen eine Selbstverständlichkeit wäre par la proposition
как это непременно сделал бы легкомысленный француз (« comme n’aurait
pas manqué de le faire un français frivole »127). On constate ainsi qu’elle
conserve le cliché proposé par Wladimir Kaminer, mais qu’elle n’emploie pas
l’adjectif « поверхностный » qui est l’équivalent établi de « oberflächlich ». Le
terme utilisé (легкомысленный) est un synonyme qui rend toutefois davantage
compte de l’insouciance que de la superficialité. L’effet produit par le texte
russe reste cependant similaire à celui produit par le texte allemand et fidèle à
l’Encyclopédie des lecteurs russophones.

Kaminer, p.78 Clauss, p.65 Kivel, p.138


Vietnamesen wissen Le Vietnamien sait que Вьетнамец знает, что
nämlich, dass tout excédant est перебор всегда -
Überschuss eindeutig synonyme de défaite et поражение, и
Niederlage bedeutet, und laisse transpirer le заставляет тем самым
lassen den Croupier croupier. La probabilité крупье попотеть.
schwitzen. Die est de leur côté, Вероятность выигрыша
Wahrscheinlichkeit ist contrairement aux règles на стороне вьетнамцев,
auf ihrer Seite, die morales du joueur. Mais моральные правила
hiesige Spielermoral cela n’empêche игры они не
dagegen nicht. Auf diese aucunement les соблюдают. И поэтому
Weise gewinnen Vietnamiens de gagner вьетнамцы часто
Vietnamesen jedoch au black-jack. Ce n’est выигрывают в блэк-
beim Black Jack. Nicht pas pour rien qu’on джек. Не зря все они
umsonst haben sie alle raconte qu’ils ont le bleu рождаются с родным
den so genannten asiatique sur la cuisse, пятном на бедре,
asiatischen Fleck auf dont on dit qu’il porte которое, по слухам,
dem Schenkel, der als chance aux cartes. À part приносит счастье в
Glücksbringer beim les Vietnamiens, les карточных играх.
Kartenspielen gilt. Außer Mongols et les Chinois Кроме вьетнамцев,

127
Ma traduction.
68
Vietnamesen haben auch ont eux aussi un bleu à la пятно удачи бывает у
Mongolen und Chinesen cuisse, mais ils ne jouent монголов и китайцев,
den blauen Fleck auf pas au black-jack. но они, дурачки, не
dem Schenkel, aber sie играют в блэк-джек.
spielen nicht Black Jack.

On constate dès le début de ce passage une modification du nombre du


substantif Vietnamesen qui est rendu au singulier à la fois dans les versions
française (Le Vietnamien) et russe (Вьетнамец). Ce passage du pluriel au
singulier est surprenant, car il s’inverse à nouveau dès la phrase suivante (de
leur côté, на стороне вьетнамцев) pour retrouver le pluriel allemand (auf ihrer
Seite). Cette modification du nombre est discutable, car le fait de parler d’un
peuple au singulier a une légère connotation péjorative, alors que le pluriel a une
valeur généralisante et neutre. On constate ainsi une contraction des pistes
interprétatives ainsi qu’un accroissement de la voix dans les deux traductions.

Il est également intéressant d’examiner les traductions du groupe nominal


hiesige Spielermoral. Spielermoral est en effet un mot composé (de « Spieler »
et « Moral ») créé par Wladmir Kaminer et qui ne possède pas d’entrée dans le
dictionnaire. Si le substantif « Spieler » ne pose aucun problème particulier de
traduction, il en va autrement du terme « Moral », qui recouvre quatre
significations selon le dictionnaire Duden128 : « 1. Ensemble de normes,
principes, valeurs éthiques et morales qui régit les comportements des individus
entre eux dans une société et qui est accepté comme contraignant. 2. (Philos.)
Étude des comportement moraux humains ; éthique. 3. Disposition à s’engager ;
discipline ; attitude intérieure ferme ; confiance en soi. 4. Usage éducatif :
enseignement tiré de quelque chose : la morale d’une fable »129. Le mot composé
Spielermoral est en outre volontairement ambigu. Il met en effet en relation
deux termes contradictoires : la morale et le fait de jouer de l’argent au casino.
Ce type de création lexicale est un procédé stylistique typique chez Wladimir
Kaminer, qui l’emploie régulièrement pour renforcer la charge humoristique de
ses textes.

Dans le contexte du passage, on peut supposer que le terme Spielermoral


recouvre à la fois les comportements valorisés par les joueurs de la région (ce
qui est souligné par l’adjectif hiesige, « local »130), et la confiance en soi que
tout joueur de poker se doit de posséder. Ainsi, les Vietnamiens énervent les

128
Duden Deutsches Universalwörterbuch, p.1221
129
Ma traduction.
130
Ma traduction.
69
croupiers, car ils ne respectent ni les mœurs locales (tirer une troisième carte
lorsqu’on a déjà cumulé 13 ou 14 points), ni le moral du joueur (qui doit être
élevé, pour que ce dernier soit prêt à prendre des risques). Tout ce passage est
ainsi teinté d’ironie, car avec cette stratégie décrite comme inacceptable, les
Vietnamiens ont du succès (Auf diese Weise gewinnen Vietnamesen jedoch beim
Black Jack). L’auteur se moque ainsi du comportement des joueurs locaux, qui
est visiblement inefficace. L’adjectif jedoch renforce encore l’effet humoristique
produit, car il souligne qu’il importe peu de suivre les tactiques locales ou
d’adopter un comportement téméraire pour gagner au black jack.

Lucile Clauss a choisi de traduire le groupe nominal hiesige Spielermoral par la


proposition règles morales du joueur. Or, il existe en français deux termes
différents pour rendre les deux sens de « Moral » qui nous intéressent ici : « la
morale » et « le moral ». La proposition règles morales du joueur produit ainsi
une contraction des pistes interprétatives en excluant l’état d’esprit étant censé
habiter le joueur. De plus, le groupe nominal règles morales possède une
connotation très forte en français et donne à la narration une tonalité
particulièrement sérieuse. La traductrice procède en outre à une élimination en
occultant l’adjectif hiesige qui exprime pourtant une nuance importante en
évitant d’effectuer une généralisation. L’effet produit par la proposition règles
morales du joueur est ainsi très différent de la version allemande, car sa portée
humoristique est pratiquement nulle. Le lecteur français ne peut ainsi qu’être
surpris par ce groupe nominal très vague et difficilement compréhensible dans le
contexte du récit et sans compensation ironique.

De son côté, Irina Kivel a choisi de traduire cette proposition par le groupe
nominal моральные правила игры (« les règles morales du jeu »131). On
constate ainsi également une contraction des pistes interprétatives, car le moral
du joueur (qu’on exprime en russe par « боевой дух », littéralement « esprit
combatif ») n’est pas exprimé. La traductrice effectue en outre deux
modifications : elle procède tout d’abord à une explicitation du substantif
Wahrscheinlichkeit (Вероятность выигрыша, « la probabilité de gain »132) et
une addition du verbe « соблюдать » (« observer, respecter »133) à la forme
négative (не соблюдают). Ces changements produisent une contraction des
pistes interprétatives en gommant le ton ironique présent dans la version
allemande. De plus, l’addition du verbe « соблюдать » produit également une

131
Ma traduction.
132
Ma traduction.
133
Grand Dictionnaire russe-français, Éditions Rousski Yazik, Moscou, 2002, p.454
70
explicitation qui peut paraître légèrement péjorative (« ils ne respectent pas les
règles morales du jeu »)134.

Comme on peut le constater, la traduction de traits ironiques est particulièrement


épineuse, notamment lorsque des mots composés cumulant plusieurs nuances
participent à l’expression de cette ironie. Dans la phrase suivante, l’auteur
poursuit dans le même ton et donne la raison du succès des Vietnamiens : ils
arborent une tache de naissance bleue sur la cuisse qui est censée leur apporter
de la chance. L’auteur décrit en fait la « Mongolenfleck135 », une lésion cutanée
bénigne dénommée en français « tache mongoloïde », qui apparaît chez le
nourrisson et disparaît durant l’enfance, et que l’on croyait originaire d’Asie136.
Si la majorité des enfants asiatiques naissent avec une telle tache, seul dix
pourcents des enfants caucasiens en sont affectés. Il s’agit donc d’un phénomène
rare en Europe, mais probablement mieux connue en Russie, qui possède des
milliers de kilomètres de frontière avec le Kazakhstan, la Mongolie et la Chine
et qui comprend de nombreux peuples asiatiques en son sein. Wladimir Kaminer
introduit donc ici une image présente dans l’Encyclopédie russe, mais
probablement absente ou très peu détaillée dans les Encyclopédies allemande et
française. Il est donc particulièrement intéressant de se pencher ici sur le travail
des traducteurs.

Lucile Clauss a choisi de traduire le groupe nominal asiatischen Fleck par le


complément d’objet le bleu asiatique. Cette décision semble questionnable, car,
comme mentionné plus haut, il est peu probable que le lecteur francophone ait la
possibilité de faire le lien avec la tache mongoloïde dont il est question. Il en est
cependant de même pour le lecteur allemand, et c’est la raison pour laquelle
Wladimir Kaminer a introduit l’expression so gennanten (« ce qu’on
appelle »137) pour signifier au lecteur qu’il s’agit d’un terme vague et peu connu.
Or, Lucile Clauss a procédé à l’élimination de cette expression, ce qui peut
mettre le lecteur francophone dans l’embarras et lui donner l’impression qu’il
n’a pas les connaissances requises pour comprendre cette image de ce bleu
asiatique qui ne renvoie à aucune référence dans l’Encyclopédie française. On
remarque en outre que le texte allemand ne fait pas mention dans cette phrase de
la couleur de cette tache, qui n’apparaît que dans un second temps. L’adjectif
blauen se borne par ailleurs à en décrire la couleur. Or, Lucile Clauss utilise un
134
Ma traduction.
135
https://online-hautarzt.net/mongolenfleck/, consulté le 26.12.2019.
136
https://sites.uclouvain.be/anesthweekly/MRP/index.html?TacheMongoloide, consulté le
26.12.2019.
137
Ma traduction.
71
substantif (le bleu asiatique, un bleu à la cuisse) qui désigne en français courant
une contusion138. Avec ces différents choix traductifs, Lucile Clauss semble
ainsi vouloir rendre le texte source plus familier à l’Encyclopédie du lecteur
français. Or, ces décisions risquent au contraire produire une confusion chez le
lecteur, qui ne sera alors probablement plus à même de déceler le caractère
ironique de ce passage. On constate ainsi une transformation des pistes
interprétatives, la phrase Ce n’est pas pour rien qu’on raconte qu’ils ont le bleu
asiatique sur la cuisse, dont on dit qu’il porte chance aux cartes paraissant
n’avoir plus aucune portée ironique. De ce fait, la dernière phrase du passage (À
part les Vietnamiens, les Mongols et les Chinois ont eux aussi un bleu à la
cuisse, mais ils ne jouent pas au black-jack) semble être superflue, voire
incompréhensible pour le lecteur francophone, alors que Wladimir Kaminer
emploie cette phrase justement pour signifier le caractère absurde du
raisonnement : si cette tache apportait vraiment de la chance au jeu, alors tous
les peuples asiatiques joueraient.

Dans la version russe, on constate tout d’abord une recatégorisation, le groupe


prépositionnel Auf diese Weise (« De cette manière »139) étant rendu par
l’adverbe de cause поэтому (« c’est pourquoi »140). Cette modification produit
un léger glissement de sens, car le groupe prépositionnel Auf diese Weise évoque
le « système vietnamien » déjà mentionné plus haut. Or, dans la version russe,
l’adverbe поэтому semble davantage répondre à la phrase précédente
(моральные правила игры они не соблюдают, « ils ne respectent pas les règles
morales du jeu »141). La raison de leur succès paraît ainsi être le fait de leur non-
observation des règles morales, ce qui, comme remarqué plus haut, est
péjorativement connoté. De plus, on constate que l’adverbe jedoch a également
disparu dans la version russe. Cette élimination produit une contraction des
pistes interprétatives relatives à l’ironie. Les Vietnamiens d’Irina Kivel
paraissent en effet plus retors que l’image présentée dans la version allemande.

On constate également qu’Irina Kivel a traduit le groupe nominal asiatischen


Fleck par les expressions родным пятном (« la tache de naissance »142) et
пятно удачи (« la tache de la chance »143). La traductrice ne reprend donc pas
138
Le Petit Robert de la langue française, 2017, p.266
139
Ma traduction.
140
Grand Dictionnaire russe-français, Éditions Rousski Yazik, Moscou, 2002, p.363
141
Ma traduction.
142
Ma traduction.
143
Ma traduction.
72
l’image de la tache mongoloïde proposée par Wladimir Kaminer et l’adjectif
« blau » n’apparaît plus dans le texte cible. Ce choix est surprenant et semble
ainsi infirmer l’hypothèse que cette pathologie serait présente dans
l’Encyclopédie russe. Cette modification lexicale produit une légère contraction
des pistes interprétatives, car l’on remarque en effet que la charge ironique du
passage est moins marquée en russe, ce qui a conduit Irina Kivel à procéder à
une addition dans la dernière phrase. En effet, le substantif дурачки, qui est le
diminutif de « дурак » (« le sot, l’imbécile »144) n’est pas présent dans le texte
source. Il s’agit d’une compensation servant à reproduire le ton humoristique du
texte source. Sans la présence de ce diminutif, la phrase Кроме вьетнамцев,
пятно удачи бывает у монголов и китайцев, но они, дурачки, не играют в
блэк-джек (« À part chez les Vietnamiens, la tache de la chance apparaît aussi
chez les Mongols et les Chinois, mais ils ne jouent pas au black jack[, ces
idiots] »145) semblerait être superflue et peu compréhensible. À noter que
l’emploi du diminutif indique la vocation humoristique du terme qui, sans cela,
serait péjoratif.

Dans le passage suivant, Wladimir Kaminer poursuit son récit en décrivant


comment les Russes se comportent dans un casino.

Kaminer, pp.78-79 Clauss, p.65 Kivel, p.138-139


Russen spielen selten Les Russes jouent Русские играют в блэк-
Black Jack, aber oft und rarement au black-jack, джек редко, зато много
gerne Poker. Die zwei mais souvent au poker. и охотно - в покер. Два
einzigen Pokertische des Les deux tables de poker единственных
Spielkasinos im Berliner du casino de l’Europa- покерных стола для
Europa-Center erinnerten Center à Berlin me живой игры в казино
mich mit ihrer rappellent une réunion Берлинского
Belegschaft an du Politburo. De vieux Европейского центра
Parteisitzungen des messieurs moustachus en напоминают заседания
Politbüros. costume dévisagent d’un советского Политбюро.
Schnurrbärtige ältere air réprobateur l’Arabe Пожилые усатые
Männer in grauen en bras de chemise qui мужчины в серых
Anzügen betrachten ne joue pas dans les костюмах укоризненно
vorwurfsvoll den Araber règles de l’art parce qu’il взирают на нервного
im karierten Hemd, der n’a aucune tactique ! Les араба в клетчатой
nicht konsequent pokert, Russes gagnent au poker рубашке, который
weil er kein System hat! parce qu’ils ont une чересчур волнуется за

144
Grand Dictionnaire russe-français, Éditions Rousski Yazik, Moscou, 2002, p.113
145
Ma traduction.
73
Russen gewinnen beim tactique. « La tactique столом. Араб играет
Pokern, weil sie ein russe », évidemment. бессистемно, потому и
System haben. Das проигрывает. Русские
»russische System« же, наоборот,
eben. выигрывают
исключительно по
«русской системе».

Dans la deuxième phrase, Wladimir Kaminer compare les tables de poker du


casino de Berlin à une réunion de l’organe politique le plus important d’URSS
(Politbüro). Ce substantif d’origine russe est une abréviation des termes
« политическое » (« politique ») et « бюро » (« le bureau »)146. L’emploi de
cette comparaison a bien entendu une portée ironique et il est intéressant
d’examiner ici les choix des traducteurs.

Lucile Clauss a rendu le substantif Politbüro par son équivalent établi en


français Politburo. Il est cependant curieux de constater qu’elle a procédé à
l’élimination du groupe prépositionnel mit ihrer Belegschaft. En effet, ce
complément amplifie le ton moqueur du texte source en donnant l’impression
que de nombreuses personnes sont présentes, ce qui contraste avec l’image
feutrée d’une réunion de l’organe politique le plus important d’URSS que
propose habituellement l’Encyclopédie, qu’elle soit allemande, française ou
russe. De plus, le substantif « Belegschaft », qui signifie en allemand, « le
personnel, l’équipe »147. Il peut être employé dans un sens familier148, comme
dans l’expression « toute la bande » (« die ganze Belegschaft »149), ce qui
renforce sa portée humoristique. Il aurait cependant été possible de rendre cette
expression par un complément tel que « avec tout son cortège » ou même « avec
tout son personnel ». À travers cette élimination, Lucile Clauss provoque ainsi
une contraction des pistes interprétatives en réduisant le ton ironique du passage.

Il est également surprenant de constater une modification temporelle du cadre


linguistique. En effet, le verbe « sich erinnern » est conjugué au passé dans le
texte source (erinnerten mich), alors que Lucile Clauss le traduit par un verbe au

146
Grand Dictionnaire russe-français, Éditions Rousski Yazik, Moscou, 2002, pp. 31 et 350
147
Dictionnaire général français-allemand, allemand-français, Larousse, Paris, 2009, p.93
148
Synonyme courant de Leute selon le Duden en ligne :
https://www.duden.de/rechtschreibung/Belegschaft, consulté le 27.12.2019
149

https://de.pons.com/%C3%BCbersetzung?q=Belegschaft&l=defr&in=ac_de&lf=de&qnac=Be
legschaft, consulté le 27.12.2019.
74
présent (me rappellent), ce qui a pour effet de rendre la narration plus proche du
lecteur. Ce changement de temps est étonnant, car une traduction telle que « Les
deux seuls tables de poker du casino de l’Europa-Center à Berlin m’ont rappelé
avec tout son cortège les réunions du Politburo » aurait été une solution
envisageable qui a l’avantage de conserver le cadre temporel du texte source. À
noter également de légères modifications, telle que la perte du terme « Partei »
dans le substantif composé Parteisitzungen. Cependant, la conservation de ce
terme aurait sensiblement alourdi la phrase en français (« une réunion de parti
du Politburo »150) et les termes réunion du Politburo semblent suffisamment
explicites. On peut encore ajouter que le substantif pluriel Parteisitzungen est
rendu en français par un singulier (une réunion), ce qui ne semble pas justifié
dans ce contexte mais n’entraîne pas d’effets notables.

Dans la version russe, le terme Politbüro est également remplacé par son
équivalent établi (Политбюро). On constate cependant que le verbe pronominal
au passé erinnerten mich (« m’ont rappelé »151) est rendu par un verbe à la
tournure impersonnelle conjugué au présent (напоминают) (« rappellent »152).
Le narrateur semble alors plus distant dans le texte russe, comme s’il ne s’était
pas personnellement rendu sur place. Cette impression est renforcée par
l’addition de l’adjectif советского (« soviétique »153) qu’Irina Kivel a accolé au
substantif Политбюро (« Politburo »). Cette addition semble superflue, car elle
est implicite en allemand étant donné l’origine du narrateur. Or, la traductrice a
effectué ici un changement de focalisation, ce qui explique cette addition. En
effet, la focalisation interne du texte source, avec le récit du narrateur décrivant
ses souvenirs, est rendue en russe par une focalisation zéro, la voix narratrice
étant impersonnelle et sans point de vue. Ces modifications engendrent une
réduction de la voix, qui paraît moins familière et plus froide.

Dans les phrases suivantes, on retrouve trois occurrences du terme « System »,


dont la fonction humoristique a déjà été mentionnée plus haut. Lucile Clauss
reprend le substantif tactique qu’elle avait employé auparavant. L’effet produit
par la répétition de ce terme permet en partie de rendre l’humour présent dans le
texte source. Toutefois, le lien entre le titre et les différents systèmes nationaux
est perdu. Le terme eben (« précisément, justement154 »), qui souligne ce lien, est

150
Ma traduction.
151
Ma traduction.
152
Ma traduction.
153
Grand Dictionnaire russe-français, Éditions Rousski Yazik, Moscou, 2002, p.455
154
Dictionnaire général français-allemand, allemand-français, Larousse, Paris, 2009, p.169
75
ainsi rendu par l’adverbe évidemment. Comme on peut le constater, ce choix
traductif entraîne une contraction des pistes interprétatives relatives à l’ironie.

On constate dans la version russe qu’Irina Kivel a choisi d’éliminer les deux
premières occurrences du terme « System ». Elle effectue dans le premier cas
une recatégorisation en employant un adverbe (бессистемно) qui dérive du
substantif « система », mais dont le sens diffère légèrement. En effet, le
dictionnaire Ozhgov propose comme synonyme « беспорядочный »155, qui
signifie « en désordre, pêle-mêle, confusément, sans suite »156. On remarque
ensuite qu’Irina Kivel a fusionné l’adjectif konsequent (« cohérent, logique »157)
avec la subordonnée causale weil er kein System hat! pour les remplacer par
l’adverbe бессистемно décrit plus haut et par la proposition потому и
проигрывает (« et donc perd »158). Ces choix traductifs provoquent ainsi la
perte de la référence aux différents systèmes décrits. De plus, la disparition du
point d’exclamation, qui dans ce passage concourt à l’expression de l’ironie,
entraîne également une contraction des pistes interprétatives. Irina Kivel élimine
ensuite la deuxième occurrence du terme « System » en supprimant la
subordonnée weil sie ein System haben. Cette décision entraîne la disparition du
parallélisme produit par la conjonction « weil » dans le texte allemand, ce qui
constitue une simplification de la structure du texte source. Irina Kivel emploie
toutefois finalement à nouveau le terme « система » pour traduire la dernière
occurrence du terme « System » («русской системе»). Ces choix traductifs
diluent toutefois l’effet ironique présent dans la version allemande, même si la
dernière référence au « système », placée entre guillemet comme chez Wladimir
Kaminer, reproduit légèrement cet effet humoristique.

On constate également dans ce passage plusieurs modifications en ce qui


concerne les clichés. En effet, la traductrice décrit le joueur arabe comme
« nerveux »159 (нервного араба), « qui s’inquiète excessivement derrière la
table »160 (который чересчур волнуется за столом). Ces éléments sont
absents du texte allemand et constituent des additions qui sont difficilement
explicables. Le protagoniste arabe paraît ainsi plus craintif et timoré,
155
Dictionnaire russe Ozhegov (Ожегов, Сергей Иванович, Словарь русского языка,
2003), p.47
156
Grand Dictionnaire russe-français, Éditions Rousski Yazik, Moscou, 2002, p.18
157
Duden Deutsches Universalwörterbuch, p.1038
158
Ma traduction.
159
Grand Dictionnaire russe-français, Éditions Rousski Yazik, Moscou, 2002, p.262
160
Ma traduction.
76
contrairement aux joueurs russes, qui eux, ont un système (Русские же,
наоборот, выигрывают исключительно по «русской системе», « Quant aux
Russes, ils gagnent au contraire uniquement grâce au "système russe" »161. On a
ainsi l’impression qu’Irina Kivel cherche à nouveau à gommer l’ironie dont les
Russes sont l’objet afin de ménager son lecteur. L’élimination de l’adverbe
eben, dont la portée ironique a été mentionnée plus haut, en témoigne.
L’ensemble de ces choix traductifs entraînent ainsi par accumulation une
transformation des pistes interprétatives, la portée ironique de ce passage étant
extrêmement réduite. Ils provoquent également une réduction de la voix du
narrateur, qui paraît plus sérieuse et moins familière.

Kaminer, Clauss, Kivel,


Unabhängig davon, Elle consiste à tirer une Независимо от
welche Kombination tête qui indique qu’on a ситуации, у них всегда
man gerade hat, man un full et de la garder такой вид, как будто на
macht ein Full-House- jusqu’à la fin de la partie руках фуллхаус.
Gesicht und strahlt quelle que soit la Примерно по той же
Sicherheit aus, bis die combinaison dont on системе действовал
Partie vorbei ist. Etwa so dispose. Exactement предыдущий русский
wie der russische comme le président russe президент, в течение
Präsident, der nach qui, usant du même многих лет разыгрывая
diesem System über stratagème, simule avec здорового, - главное в
Jahre sehr überzeugend force de conviction этом деле не
den ewig Jungen spielte, l’éternelle jeunesse, споткнуться об
immer von Journalisten toujours entouré de удлинитель.
umgeben – Hauptsache journalistes – pourvu que
niemand stolperte über personne ne trébuche sur
Verlängerungskabel. une rallonge.

On constate tout d’abord dans ce passage une postposition, la proposition


Unabhängig davon, welche Kombination man gerade hat étant placée à la fin de
la phrase dans la version française. Or, ce déplacement a pour effet de minimiser
l’humour présent dans le texte allemand, qui met en avant une tactique qui paraît
absurde (jouer sans tenir compte des cartes qu’on a en main). À côté de cette
postposition, le texte français emploie en outre un registre plus soutenu. Le
groupe verbal man macht est ainsi rendu par la proposition Elle consiste à tirer,
le mot composé ein Full-House-Gesicht devient la formule une tête qui indique
qu’on a un full, et les éléments man gerade hat par la subordonnée relative dont
on dispose. Cet emploi d’un registre plus élevé produit non seulement un
accroissement de la voix narrative, mais contribue également à la contraction

161
Ma traduction.
77
des pistes interprétatives, le ton ironique du texte allemand cédant la place à une
tournure de voix plus sérieuse dans la version française. On remarque également
que la construction syntaxique du texte cible est davantage complexe (absence
de propositions infinitive et relative dans le texte source). Ce choix traductif
entraîne un accroissement de la voix du narrateur, qui paraît plus littéraire et
moins familière. Il convient encore de noter que la proposition und strahlt
Sicherheit aus (« rayonner de confiance »162) a été supprimée dans la version
française. Or, cette phrase, par son côté grotesque, concourt à l’expression de
l’humour présent dans tout le passage et contribue à exprimer l’ironie du texte
source. Les choix de Lucile Clauss semblent ainsi questionnables et il aurait été
possible de rester plus proche du ton de l’auteur (« Peu importe la combinaison
de cartes qu’on a en réalité, il suffit de tirer la tête du type qui a un full et de
rayonner de confiance jusqu’à la fin de la partie »163), même s’il n’est pas
toujours possible de conserver la structure syntaxique du texte source.

De son côté, la version russe est passablement lapidaire. En effet, la proposition


welche Kombination man gerade hat est traduite par un unique substantif
(ситуации, « la situation »164). La simplification se poursuit ensuite avec
l’élimination des propositions und strahlt Sicherheit aus et bis die Partie vorbei
ist. Ces choix traductifs sont difficilement justifiables et gomment l’effet
ironique du texte allemand. On a ainsi l’impression qu’Irina Kivel cherche à
minimiser les moqueries dont les Russes sont ici l’objet et de ce fait à ménager
le lecteur russophone. Ces modifications produisent par conséquent une
contraction des pistes interprétatives relatives à l’ironie.

La dernière phrase de ce passage est particulièrement intéressante. Elle


comporte une comparaison entre le « système russe » et la stratégie de
communication de Vladimir Poutine. En effet, les responsables de l’image du
président aiment à le présenter comme un homme viril, actif et plein de vigueur
en dépit de son âge165. De nombreux films et reportages le montrent ainsi en
train de skier, de conduire une Formule 1, de chasser le tigre, etc.166 Cette
162
Ma traduction.
163
Ma traduction.
164
Grand Dictionnaire russe-français, Éditions Rousski Yazik, Moscou, 2002, p.442
165
Il aura 68 ans le 7 octobre 2020, http://en.putin.kremlin.ru/bio/page-0, consulté le
30.12.2019.
166
https://www.welt.de/politik/gallery123529043/Wladimir-Putin-faehrt-Ski-in-Sotschi.html,
http://life-pics.ru/person/128-vladimir-putin-prezident-rossii-32-fotohtml, ou encore
https://www.20min.ch/ro/news/monde/story/Poutine-s-essaie-a-la-F1-29996269, consulté le
30.12.2019.
78
construction médiatique donne ainsi l’image d’un président éternellement jeune
et Wladimir Kaminer ne manque pas de souligner qu’il s’agit d’un rôle que le
président joue (spielte). Ces représentations du président russe sont destinées à
la presse nationale comme internationale et sont ainsi présentes dans les
Encyclopédies des trois cultures examinées dans ce travail.

Dans la version française, Lucile Clauss conserve la construction syntaxique


allemande, mais emploie à nouveau un registre plus élevé. Le groupe
prépositionnel nach diesem System est ainsi rendu par une proposition
participiale (usant du même stratagème) et l’on peut noter que le terme
« System », présent tout au long du texte allemand, est cette fois traduit par le
substantif « stratagème », qui est un hyponyme moins courant en français.
L’expression sehr überzeugend est recatégorisée et devient un groupe
prépositionnel (avec force de conviction) qui est une locution beaucoup plus
lyrique et poétique. On constate ici en outre un glissement de sens, car jouer
« d’une manière très convaincante »167 n’a pas la même signification que de
jouer « avec force de conviction168 ». Finalement, le verbe « simuler », employé
dans la version française est moins courant et plus intense que le verbe
« spielen ». Ces différences sur le plan du registre conduisent ainsi à un
accroissement de la voix du narrateur, qui est embellie dans le texte cible et ne
reproduit pas le style familier et oral propre à Wladimir Kaminer. En l’absence
de difficultés contraignant la traductrice à effectuer ces choix, on peut émettre
l’hypothèse que Lucile Clauss a cédé ici à la tentation de ce que Lance Hewson
appelle une « traduction ontologique »169, c’est-à-dire lorsque le traducteur se
substitue à l’auteur et enrichit le texte qu’il traduit de ses propres créations.

La version russe présente également des modifications, mais d’un tout autre
ordre. En effet, le groupe nominal der russische Präsident se voit complété par
l’adjectif предыдущий (« précédant »170) dans le texte cible. Irina Kivel procède
ainsi à un changement de protagonistes et désigne probablement avec cette
addition Boris Eltsine, qui était l’ancien président de la Russie à l’époque de la
publication de l’ouvrage. Cette hypothèse est renforcée plus loin par l’emploi de

167
Ma traduction.
168
« Acquiescement de l’esprit fondé sur des preuves évidentes ; certitude qui en résulte »
selon la définition du Petit Robert de la langue française, 2017, p.539
169
HEWSON, Lance, « L’adaptation larvée : trois cas de figure », Palimpsestes, 16 I 2004,
105-116
170
Grand Dictionnaire russe-français, Éditions Rousski Yazik, Moscou, 2002, p.367
79
l’adjectif substantivé здорового (« l’homme en bonne santé »171) en lieu et place
du groupe nominal den ewig Jungen. En effet, la santé de Boris Eltsine était
notoirement mauvaise, en particulier en raison de son abus d’alcool 172. Cet
échange de personnage entraîne ainsi une transformation des pistes
interprétatives sur tant le plan des référents culturels que sur le plan de l’ironie.
Il s’agit ici d’une modification radicale et l’on peut s’interroger sur les raisons
qui ont poussé Irina Kivel à l’effectuer. L’hypothèse qu’elle ait cherché à éviter
de critiquer le gouvernement en place, peut-être par peur de conséquences sur sa
carrière professionnelle, semble peu vraisemblable et bien évidemment
impossible à établir pour le critique. S’agit-il alors d’une autre tentative de
ménager le lecteur russe ? En effet, Vladimir Poutine reste très populaire en
Russie173, à l’inverse de Boris Eltsine, qui a longtemps été considéré comme le
responsable de la crise économique qui a suivi l’effondrement de l’URSS 174. Il
est ainsi plus facile de se moquer d’un ancien président impopulaire et décédé
que d’un président apprécié et qui dirige le gouvernement russe actuel. Une
autre possibilité réside dans l’intervention du réviseur ou de l’éditeur, qui ont pu,
pour les mêmes raisons que celles citées plus haut, effectuer ce changement à
l’insu de la traductrice.

L’analyse des passages étant terminée, je vais maintenant passer à la synthèse


des résultats obtenus.

6.5. Synthèse des résultats


Les grilles ci-dessous présentent les différents choix traductifs repérées dans les
deux textes cibles et leurs occurrences.

Grille des éléments microstructuraux : premier passage

Choix traductifs Clauss Klimeniouk


Simplification 2
Complexification 1 1
Antéposition/postposition/juxtaposition 3 3
Nature et découpage de la phrase 2 3

171
Ma traduction.
172
https://www.liberation.fr/planete/1996/09/23/le-president-russe-cumule-les-handicaps-son-
abus-d-alcool-notamment-rend-les-medecins-pessimistes_181517, consulté le 30.12.2019.
173
https://www.lefigaro.fr/international/2017/12/26/01003-20171226ARTFIG00204-poutine-
les-ressorts-d-une-popularite-presque-sans-faille.php, consulté le 29.12.2019
174
https://fr.sputniknews.com/societe/2007051865722475/, consulté le 30.12.2019.
80
Recatégorisation 7 2
Modulation
Implicitation 2 2
Explicitation 5 7
Hyponymisation 3
Hyperonymisation 2 2
Description
Adaptation culturelle 1
Modification/modification radicale 3
Création 1 1
Temps
Aspect
Modalité
Focalisation 1 1
Connotation 2
Registre 7 1
Répétition 2
Élimination 2 6
Addition

Cette première grille permet de mettre en évidence certaines pratiques des


traducteurs. On constate ainsi que Lucile Clauss a effectué de nombreuses
recatégorisations (7) et que le niveau de langue qu’elle emploie diffère à
plusieurs reprises du texte source (7). Nikolaï Klimeniouk a quant à lui tendance
à recourir à l’explicitation (7) pour rendre le texte allemand. On observe
paradoxalement qu’il a également procédé à de nombreuses éliminations (6).

Grille des éléments microstructuraux : second passage

Choix traductifs Clauss Kivel


Simplification 2
Complexification 1
Antéposition/postposition/juxtaposition 1
Nature et découpage de la phrase 1 1
Recatégorisation 1 4
Modulation
Implicitation 1
Explicitation 3
Hyponymisation 2
Hyperonymisation
Description

81
Adaptation culturelle
Modification/modification radicale 7 2/1
Création
Temps 1 1
Aspect
Modalité
Focalisation 1
Connotation 2 1
Registre 6
Répétition
Élimination 5 9
Addition 6

Cette seconde grille permet d’effectuer une brève comparaison avec les résultats
obtenus lors de l’analyse du premier passage. On observe ainsi que la traduction
de Lucile Clauss diffère à nouveau du texte source sur le plan du registre (6) et
qu’elle a procédé à davantage de modifications (7) et d’éliminations (5) dans ce
passage que dans le premier (3 et 2), qui est pourtant légèrement plus long.

À l’instar de Nikolaï Klimeniouk, Irina Kivel a effectué de nombreuses


éliminations (9). On constate cependant que le nombre d’addition est également
élevé (6), alors que le traducteur du premier passage n’en avait pas fait usage.

Ces quelques remarques nous donnent déjà certains indices sur les pratiques des
traducteurs. Je vais maintenant commenter la grille des effets constatés sur le
plan mésostructurel et observer dans quelle mesure ils sont confirmés.

82
Établissement des effets sur le plan mésostructurel :

Effets de voix Effets d’interprétation


Accroiss. Réduct. Déform. Expansion Contract. Transform.
S. R. S. R. S. R. V. A. V. A. V. A.
Passage 1 - 5 10 1 5 3 4 12 1
Clauss
Passage 1 - 2 2 7 5 5 2 5
Klimeniouk
Passage 2 - 1 6 18 1
Clauss
Passage 2 1 2 2 1 18 1 2
Kivel

(S. = Syntaxe simple ; R. = Registre oral et familier ; V. = Visibilité des


référents culturels ; A. = Accessibilité de l’ironie)

Il convient tout d’abord de rappeler qu’il n’entre pas dans le cadre de cette
recherche de porter un jugement général sur la valeur d’ensemble du travail des
traducteurs, étant donné le nombre limité de passages analysés. Cependant, les
observations effectuées sur le plan micro- et mésostructurel permettent de
distinguer des tendances. On peut ainsi remarquer que certains choix traductifs
sont susceptibles de privilégier une interprétation aux dépens d’une autre et que
ces décisions peuvent éloigner le lecteur des pistes interprétatives et des traits
stylistiques que je considère comme particulièrement importants. Je vais donc
m’attacher à examiner dans quelle mesure les effets produits par ces choix
traductifs diffèrent de mon cadre critique. Ces remarques préliminaires étant
effectuées, je vais débuter l’examen de cette grille par une réflexion globale sur
les résultats obtenus.

Un examen général de ce tableau montre tout d’abord que les trois traducteurs
ont produit davantage d’effets d’interprétation (78) que d’effets de voix (44).
Les contractions des pistes interprétatives relatives à l’ironie sont de loin les plus
nombreuses (57) et il s’agit pour chaque traducteur du chiffre obtenu le plus
élevé, quelle que soit la catégorie observée, à l’exception de Nikolaï Klimeniouk
dont les réductions de voix (7) dépassent légèrement les contractions des pistes
interprétatives (5).

En ce qui concerne les effets de voix présents dans le premier passage, on


constate que les deux traducteurs suivent des chemins légèrement différents. En
effet, alors que Lucile Clauss effectue de nombreux accroissements (10) et
réductions de la voix (5) sur le plan du registre, Nikolaï Klimeniouk ne

83
comptabilise que des réductions (7). Ce résultat de Lucile Clauss est cependant à
relier avec le chiffre obtenu dans la catégorie « Simplicité de la syntaxe » où elle
cumule cinq points. En effet, comme nous avons pu l’observer tout au long de
l’analyse, la prose de la traductrice française a tendance à orner le texte source
d’éléments qui semblent superflus, tandis que celle de Nikolaï Klimeniouk tend
au contraire à simplifier et à neutraliser le texte original.

Les effets d’interprétation du premier passage concernent en particulier les choix


traductifs relatifs à l’ironie (23). La catégorie « visibilité des référents culturels
russo-soviétiques » est en effet beaucoup plus maigre (14). Il est cependant
surprenant de constater que Nikolaï Klimeniouk totalise autant d’effets que
Lucile Clauss sur ce point, alors qu’on aurait pu supposer que la tâche serait plus
évidente pour le traducteur russe, dont l’Encyclopédie est similaire à celle de
l’auteur. On remarque de plus qu’il s’agit uniquement d’expansion des pistes (5)
et non de contractions (0), comme on aurait pu le présumer.

Il est également frappant d’observer que Lucile Clauss a produit davantage


d’effets (41) que Nikolaï Klimeniouk (28), ce qui pourrait laisser penser que la
version du traducteur russe est plus proche du texte source. Cette hypothèse doit
cependant être sérieusement nuancée. On constate en effet que plusieurs de ces
effets consistent en transformations des pistes interprétatives (7), qui ont un
impact bien plus important (et en général négatif) sur le résultat final d’une
traduction.

En ce qui concerne le second passage, on constate que Lucile Clauss a produit


plus d’effets (36) qu’Irina Kivel (27). Parmi les effets d’interprétation, on
observe une explosion des contractions sur le plan de la visibilité de l’ironie. La
traductrice française en comptabilise autant que la traductrice russe (18) et ce
chiffre est le plus élevé de la grille, toutes catégories confondues. Cette situation
témoigne du degré élevé de difficulté auquel les traducteurs sont confrontés
lorsqu’ils font face à un texte marqué par l’ironie. Il convient encore de noter
qu’Irina Kivel a procédé à davantage de transformations des pistes
interprétatives (3 contre 1), ce qui rend compte des modifications importantes
dans le texte russe, particulièrement en ce qui concerne l’épisode du président
russe.

Les effets de voix du second passage sont presque équilibrés entre les deux
traductrices (7 pour Lucile Clauss et 5 pour Irina Kivel). On constate cependant
à nouveau un chiffre élevé (6) en ce qui concerne le niveau de langue chez la
traductrice française, à l’instar du premier passage. Cette tendance à
l’embellissement mériterait une analyse plus complète de l’ouvrage afin de
pouvoir la confirmer.

84
Je vais maintenant brièvement comparer les résultats des traducteurs russes. On
remarque que Nikolaï Klimeniouk obtient un nombre d’effets légèrement
supérieur (28) à celui d’Irina Kivel (27). Son texte comporte en particulier des
réductions du registre (7), des expansions sur le plan des référents culturels (5),
ainsi que des contractions relatives à l’ironie (5). De son côté, Irina Kivel ne
possède en général que des chiffres faibles dans toutes les catégories. Il existe
pourtant une exception que j’ai déjà mentionné plus haut en ce qui concerne
l’accessibilité de l’ironie (18 contractions et une transformation). Ce nombre
élevé est surprenant quand on rappelle qu’il s’agit d’une traductrice
expérimentée.

Finalement, on peut remarquer qu’en général les traducteurs sont parvenus à


conserver la simplicité de la syntaxe présente dans l’œuvre de Wladimir
Kaminer, et dans une certaine mesure son style familier et oral, à l’exception
toutefois de Lucile Clauss, qui s’est donnée plus de liberté sur ce point. On
constate cependant un certain manque d’homogénéité chez la traductrice
française, ce qui est à mon sens dommage, car même un lecteur ne sachant pas
qu’il a affaire à une traduction peut le percevoir.

En ce qui concerne la visibilité des référents culturels, on constate que dans la


plupart des cas, les choix des traducteurs y donnent accès. Il convient toutefois
de noter chez Nikolaï Klimeniouk une tendance à l’expansion, en témoigne
l’épisode de la parade du 7 novembre sur la Place rouge.

Il en va autrement de l’accessibilité de l’ironie. En effet, les choix des


traducteurs ne permettent pas toujours de déceler les traits ironiques dont la
présence est pourtant systématique dans les passages étudiés. Les raisons de ces
décisions traductives sont parfois difficiles à cerner, et si le recours au concept
d’Encyclopédie peut contribuer à les expliquer, certaines restent absolument
obscures et une enquête chez l’éditeur permettrait sans doute d’y voir plus clair.

6.6. Utilité pratique du concept de l’Encyclopédie


J’ai essayé tout au long de l’analyse d’exploiter le concept de l’Encyclopédie
présenté dans ce travail. J’ai ainsi pu proposer des explications pour dix choix
traductifs jugés questionnables ou étonnants, sur un total de 47. Ce résultat est
cependant relativement peu élevé et va ainsi à l’encontre de mon hypothèse de
départ, dans laquelle j’estimais que ce concept pourrait être d’une grande utilité
dans la pratique de la traduction. J’ai cependant pu constater que
l’Encyclopédie avait d’autres propriétés intéressantes. Elle m’a en effet permis
d’offrir des explications concernant certains choix de Wladimir Kaminer,
comme par exemple la présence du mot composé surprenant « Bezirkskomitee
», qui est formé d’un mélange de références encyclopédiques russes et
85
allemandes. Elle m’a également donné la possibilité de proposer des
éclaircissements quant à l’emploi par l’auteur de l’expression asiatischen Fleck
ou encore de mieux comprendre l’utilisation du cliché « les Français
superficiels ». Ce concept m’a aussi donné des armes pour critiquer les
traducteurs. J’ai ainsi pu mettre en évidence l’emploi questionnable de certains
termes grâce à l’Encyclopédie, comme par exemple le « bleu asiatique » de
Lucile Clauss ou l’utilisation de l’image de la parade du 7 novembre dans la
traduction de Nikolaï Klimeniouk.

Un des aspects négatifs de l’application de ce concept réside dans le fait que je


n’ai pu qu’émettre des hypothèses sur les Encyclopédies en présence. J’ai en
effet à de nombreuses reprises désiré pouvoir contacter les traducteurs, afin
d’avoir l’occasion de confirmer mes hypothèses, ce qui est en général difficile à
réaliser pour les traducteurs. De plus, les choix traductifs étonnants n’ont
souvent pas qu’une unique origine et d’autres éléments peuvent s’y ajouter
(pression des délais, contraintes linguistiques, interventions du correcteur ou de
l’éditeur, etc.). Vouloir expliquer les choix traductifs questionnables par le seul
concept de l’Encyclopédie n’est ainsi souvent pas réalisable.

Malgré ce constat en demi-teinte, j’estime que ce concept mérite d’être étudié


plus amplement, car il pourrait permettre l’émergence de nouvelles méthodes
critiques. L’Encyclopédie reste ainsi à mes yeux un concept clé en traductologie,
car il renvoie à une notion indissociable de la traduction : la nécessité de tenir
compte des aspects culturels de tout texte littéraire.

7. Conclusion
La traduction de la dimension culturelle d’une œuvre littéraire est une opération
complexe et épineuse pour le traducteur. Ma comparaison des traductions
française et russe de Russendisko ont, je l’espère, permis de mettre en évidence
cette complexité.

Cette recherche m’a également permis de montrer que le traducteur est sans
cesse confronté à de multiples choix et que les décisions qu’il prend ont une
influence capitale sur l’interprétation du texte proposé au lecteur. Il suffit ainsi
d’un détail, l’élimination d’un adverbe, l’emploi d’une expression particulière,
pour que les pistes interprétatives se retrouvent limitées ou enrichies, voire
même transformées. La voix narrative peut aussi être victime de décisions
questionnables et voir son intensité réduite ou au contraire gagner en force. La
tâche du traducteur est ainsi à multiples facettes et dépasse de loin la dimension
purement linguistique du texte.

86
J’espère également avoir pu montrer dans ce travail que l’origine de l’auteur et
la langue qu’il emploie peut jouer un rôle clé en ce qui concerne la
compréhension des différentes spécificités de son œuvre. Il en est ainsi de
Wladimir Kaminer, écrivain polyglotte qui a fait le choix de s’exprimer dans
une langue qui n’est pas la sienne, mais dont les récits contiennent de
nombreuses références culturelles tirées de sa vie passée en URSS. Le style
familier et oral qu’il emploie et la simplicité apparente de sa prose ne peuvent en
aucun cas servir de prétexte au traducteur pour gommer les subtilités et les
nuances présentes dans son œuvre. J’ai toutefois pu constater que Lucile Clauss,
Nikolaï Klimeniouk et Irina Kivel ont été passablement libéraux à cet égard.

La traductrice française a ainsi tendance à embellir le texte par un registre de


langue plus élevé et par des recatégorisations, ou à proposer des phrases
complexes dont la construction diffère parfois sensiblement de la version
originale. Cette apparente volonté d’apposer sa marque sur le texte mériterait
d’être vérifiée dans l’ensemble du livre pour pouvoir qualifier son travail de «
traduction ontologique », selon la terminologie de Lance Hewson. Il pourrait
s’agir d’une piste de recherche intéressante dans la perspective d’approfondir
l’analyse présentée dans ce travail.

On peut en outre reprocher à Lucile Clauss un certain manque d’homogénéité


dans ses choix traductifs, tant sur le plan du registre que de la visibilité des
référents culturels. Ces derniers sont en effet tour à tour plus marqués ou au
contraire plus discrets, ce qui ne facilite pas l’interprétation du texte par le
lecteur. La modification du type d’alcool qu’elle effectue dans le premier
passage est, à mon avis, l’un de ses choix traductifs les plus malheureux, car il
ne respecte pas les contraintes de l’Encyclopédie française et détourne
l’attention du lecteur sur un détail. Cette situation aurait pourtant pu être
facilement évitée.

De son côté, Nikolaï Klimeniouk évite l’écueil de l’embellissement, mais


échoue à plusieurs reprises à rendre le style oral et familier de Wladimir
Kaminer. La voix narrative de sa traduction est souvent neutre et impersonnelle
et il peine en de nombreuses occasions à rendre l’ironie présente dans le texte
source. Certains traits ironiques semblent même parfois complétement lui
échapper, comme lorsqu’il convoque l’image du défilé des militaires du 7
novembre 1941 sur la Place rouge, alors que les intentions de l’auteur sont
clairement humoristiques dans le texte source. Ces choix traductifs ont pour
conséquence un nombre élevé de transformations des pistes interprétatives, ce
qui est regrettable lorsque l’on connaît la place essentielle qu’occupe l’ironie
dans l’œuvre de Wladimir Kaminer. Les possibilités d’interprétation sont ainsi
restreintes et le lecteur en est la première victime.

87
Il m’a également semblé percevoir, et ceci chez les deux traducteurs russes, un
désir d’occulter les critiques que Wladimir Kaminer adresse à ses compatriotes.
C’est dans ces cas précis que la voix narrative de Nikolaï Klimeniouk perd en
personnalité. Il n’est pas possible de savoir si ces modifications sont dues à la
seule volonté du traducteur russe et une enquête chez le correcteur et l’éditeur
permettrait probablement d’y apporter une réponse. Aucun chercheur n’a, à ma
connaissance, effectué ce genre d’étude et il pourrait s’agir d’un axe de
recherche très intéressant dans l’optique de donner une suite à mon travail.

En ce qui concerne les référents culturels, j’ai pu remarquer avec surprise que
Nikolaï Klimeniouk, loin d’en minimiser leur visibilité, emploie différentes
stratégies pour les rendre plus marqués. Ce constat est contraire à mon intuition
préliminaire qui supposait que les référents culturels communistes ou russo-
soviétiques seraient probablement rendus de manière moins explicite dans la
traduction russe, étant donné les connaissances encyclopédiques fournies dont
disposent les lecteurs de ce pays sur le sujet.

Irina Kivel est une traductrice expérimentée et les chiffres peu élevés qui
composent son résultat le confirme. Il est alors d’autant plus décevant de noter
que la plupart des effets qu’elle produit consistent en des contractions des pistes
interprétatives relatives à l’ironie, dont la présence est pourtant systématique
dans le texte de Wladimir Kaminer. Elle effectue en effet à de nombreuses
reprises des éliminations ou des additions qui sont difficilement justifiables et
qui ont pour effet de gommer les traits les plus saillants du texte. Cependant, son
choix le plus regrettable reste à mon sens la modification des protagonistes à la
fin du second passage. Cette modification s’apparente en effet à une sorte de «
trahison » du texte source et le lecteur n’a aucune possibilité de le déceler.
Considérant l’énormité de cette manipulation, je ne peux m’empêcher de penser
qu’Irina Kivel n’en est pas l’unique responsable et que les raisons de cette
transformation des pistes interprétatives sont dues à une intervention externe à la
traductrice. Cette hypothèse serait une nouvelle fois à confirmer en effectuant
des entretiens avec les traducteurs.

L’ensemble de ces critiques adressées aux traducteurs mérite toutefois d’être


nuancé. La traduction de la dimension culturelle d’un texte est toujours
périlleuse et il est pratiquement impossible pour les traducteurs d’éviter les
reproches et de s’en tirer indemne. À côté de ces difficultés inhérentes à toute
traduction littéraire, il convient d’ajouter que d’autres contraintes d’ordre
pratique pèsent également sur les épaules du traducteur. La question du cahier
des charges, des délais, ou encore des desiderata du commanditaire de la
traduction n’ont ainsi pas été évoqués dans ce travail, mais ces éléments ont

88
également une importance certaine en ce qui concerne la qualité d’une
traduction.

Je vais pour terminer aborder la question de l’Encyclopédie. L’utilité pratique de


ce concept ne m’a pas paru excessivement convaincante. L’Encyclopédie m’a
certes permis d’expliquer les choix traductifs jugés questionnables dans environ
20 pourcents des cas, mais cette moyenne reste cependant en deçà de mes
attentes initiales. De plus, malgré son potentiel évident, cette notion m’a
uniquement permis d’émettre des hypothèses et non de les confirmer.
Développer une méthode permettant de mieux exploiter ce concept aurait
certainement contribué à élever la qualité et la précision de mon travail. Ce point
m’amène à aborder les limites de mon mémoire et la question de ses
améliorations possibles.

J’ai tout d’abord constaté que la longueur et le nombre des passages sélectionnés
ne permettent pas de porter un jugement général sur le travail des traducteurs.
S’attaquer à une recherche de cette ampleur dans le cadre limité d’un mémoire
de fin d’étude me paraît aujourd’hui trop ambitieux et il aurait été probablement
plus sage de me limiter à une analyse moins vaste de la dimension culturelle en
traduction littéraire. Je reconnais également que mes commentaires sont
probablement plus précis et étayés en ce qui concerne la traduction française. Il
aurait cependant été possible de mener cette recherche de manière collaborative
et inviter des chercheurs germanophones et russophones à participer m’aurait
ainsi sans doute permis d’effectuer une analyse d’une plus grande finesse.

Il convient finalement de souligner que la traduction de la dimension culturelle


d’un texte littéraire restera toujours un casse-tête pour le traducteur. Il s’agit
cependant également de son principal intérêt et constitue l’une des raisons d’être
essentielles de la traduction, à savoir permettre l’accès à la culture de l’Autre.

89
8. Bibliographie

Corpus :
KAMINER, Wladimir, Russendisko, München : Wilhelm Goldmann Verlag,
2000 (2002 Taschenbuchausgabe)

KAMINER, Wladimir, Russendisko, Monfort-en-Chalosse : Gaïa Éditions,


2015, traduit de l’allemand par Lucile Clauss

КАМИНЕР, Владимир, Russendisko, Москва : Новое Литературное


Обозрение, 2004, переведенный Николаем Клименюком и Ириной Кивель

Monographie :
BALLARD, Michel, « Les stratégies de traduction des désignateurs de référents
culturels », in : BALLARD, Michel (éd.), La traduction, contact de langues et
de cultures (1), 125-151, Arras : Artois Presses Universitaires, 2005

BASSNET, Susan et LEFEVERE, André, « Introduction : Proust’Grandmother


and the Thousand and One Nights : The 'Cultural Turn' in Translation Studies »,
in : Translation, History and Culture, dirigé par Susan Bassnet et André
Lefevere, 1-13, Londres : Cassel, 1990

BASSNET, Susan, « The Translator as a Cross-Cultural Mediator », in : The


Oxford Handbook of Translation Studies, dirigé par Kirsten Malmkjoer et Kevin
Windle, 2011, Oxford Handbooks Online, 94-107

BENSIMON, Paul, « Présentation », Palimpsestes, 11 I 1998, 9-14

BERMAN, Antoine, L’Épreuve de l’étranger : Culture et traduction dans


l’Allemagne romantique, Paris : Gallimard, 1984

BERMAN, Antoine, Pour une critique des traductions : John Donne, Paris :
Gallimard, 1995

CORDONNIER, Jean-Louis, Traduction et culture, Paris : CREDIF/Hatier-


Didier, 1995

CORDONNIER, Jean-Louis, « Aspects culturels de la traduction : quelques


notions clés », Meta, 47(1) I 2002, 38-50

90
CUCHE, Denis, La notion de culture dans les sciences sociales, Paris : La
Découverte, 2010

DELISLE, Jean, « Dimension culturelle de certaines fonctions de la


traduction », Atelier de traduction, 21 I 2014, 37-61

DE SAUSSURE, Ferdinand, Cours de linguistique générale, Genève, 1915,


reéd. Paris : Payot, 1975

ECO, Umberto, Sémiotique et philosophie du langage, Paris : Presses


Universitaires de France, 1988 (1984)

EVEN-ZOHAR, Itamar, « Polysystem Theory », Poetics Today 1(1-2,


Automne) I 1979, 287-310

HAIMAN, John, « Dictionaries and Encyclopedias », Lingua, 50 I 1980, 329-


357

HEWSON, Lance, « Sourcistes et cibliers », in : Correct/incorrect / études


réunies par Michel Ballard et Lance Hewson, 123-134, Arras : Artois Presses
Universitaires, 2004

HEWSON, Lance, « L’adaptation larvée : trois cas de figure », Palimpsestes,


16 I 2004, 105-116

HEWSON, Lance, An Approach to Translation Criticism,


Amsterdam/Philadelphia : John Benjamins Publishing Company, 2011

HEWSON, Lance, « StillLife, nature morte : réflexions sur les Encyclopédies du


traducteur », in : Au cœur de la démarche traductive : débat entre concepts et
sujets, dirigé par Nadia d’Amelio, 43-56, Mons : Éditions du CIPA, 2012

HEWSON, Lance, « Les incertitudes du traduire », META, 61(1) I 2016, 12-28

HEWSON, Lance, « L’implicite : esquisse d’une approche traductologique »,


in : Autour des formes implicites, dirigé par Sophie Anquetil, Juliette Élie-
Deschamps et Cindy Lefebvre-Scodeller, 209-230, Rennes : Presses
Universitaires de Rennes, 2017

LADMIRAL, Jean-René, « Le prisme interculturel de la traduction »,


Palimpsestes, 11 I 1998, 15-30

LADMIRAL, Jean-René, et LIPIANSKY, Edmond Marc, La Communication


interculturelle, Paris : Les Belles Lettres, 2015
91
LECERCLE, Jean-Jacques, Interpretation as Pragmatics, London : MacMillan,
1999

MESCHONNIC, Henri, Pour la poétique II, Paris : Gallimard, 1973

REISS, Katharina et VERMEER, Hans, Grundlegung einer allgemeinen


Translationstheorie, Tübingen : Niemeyer, 1984

ROLET, Serge, « À propos de la ''traduction des cultures'', in : Revue des études


slaves, 83 (2-3), 2012. La lettre et l’esprit : entre langue et culture. Études à la
mémoire de Jean Breuillard, 883-894

RIASANOVSKY, Nicholas, Histoire de la Russie des origines à nos jours,


Paris : Éditions Robert Laffont, 1994

SNELL-HORNBY, Mary, « Linguistic Transcoding or Cultural Transfert ? A


Critique of Translation Theory in Germany », in : Translation, History and
Culture, dirigé par Susan Bassnet et André Lefevere, 79-86, Londres : Cassel,
1990

WECKSTEEN, Corinne, « La traduction des référents culturels dans Maybe the


Moon d’Armistead Maupin : des apparences aux faux-semblants », in : La
traduction, contact de langues et de cultures (1), dirigé par Michel Ballard, 91-
124, Arras : Artois Presse Université, 2005

WURZINGER, Carina, « Cultural values : why they matter in translation », in :


Versality in Translation Studies : Selected Papers of the CETRA Research
Seminar in Translation Studies 2011, dirigé par Isis Herrero et Todd Klaiman,
2012, http://kuleuven.be/cetra/papers/papers.html

Dictionnaires :
GRAPPIN, Pierre, Dictionnaire général français-allemand, allemand-français,
Paris : Larousse, 2009

ОЖЕГОВ, Сергей Иванович, Словарь русского языка, Москва: ОНИКС 21


Век, 2003

REY-DEBOVE, Josette et REY, Alain, Le Petit Robert, Paris : Dictionnaires Le


Robert, 2017

Duden Deutsches Universalwörterbuch, Berlin : Dudenverlag, 2015

Grand Dictionnaire russe-français, Moscou : Éditions Rousski Yazik, 2002


92
Dictionnaire Duden en ligne, https://www.duden.de/

Dictionnaire Multitran en ligne, https://www.multitran.com/

Dictionnaire Ozhegov en ligne, https://ozhegov.slovaronline.com/

Dictionnaire PONS en ligne, https://de.pons.com/

Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales,


https://www.cnrtl.fr/definition/

Ressources internet :
Die Tageszeitung, Nie am anderen Ufer angekommen, entretien avec Wladimir
Kaminer réalisé par Helmut Höge, 2000, consulté le 16.10.2019,
https://taz.de/!1219028/

Café Babel, Wladimir Kaminer : Je m’en fous d’être un Russe modèle, entretien
avec Wladimir Kaminer réalisé par Prune Antoine, 2007, consulté le
18.10.2019, https://cafebabel.com/fr/article/wladimir-kaminer-je-men-fous-
detre-un-russe-modele-5ae004f3f723b35a145dc5ee/

Spiegel Online, Guter Humor muss gefährlich sein, entretien avec Wladimir
Kaminer réalisé par Caroline Ischinger et Michael Sontheimer, 2005, consulté le
16.10.2019, https://www.spiegel.de/kultur/literatur/interview-mit-wladimir-
kaminer-guter-humor-muss-gefaehrlich-sein-a-374900.html

Deutsche Welle, Kaminer: Grass hat mich als Mensch beeinflusst, entretien
avec Wladimir Kaminer réalisé par Annabelle Steffes, 2015, consulté le
21.10.2019, https://www.dw.com/de/kaminer-grass-hat-mich-als-mensch-
beeinflusst/a-18378439

Deutsche Welle, Kaminer : Kreuzfahrten sind eine seltsame Mischung aus


Empathie und Schweinerei, entretien avec Wladimir Kaminer réalisé par Paula
Rösler, 2018, consulté le 21.10.2019, https://www.dw.com/de/kaminer-
kreuzfahrten-sind-eine-seltsame-mischung-aus-empathie-und-schweinerei/a-
45149647

Deutsche Welle (Russie), Владимир Каминер, русский-немецкий писатель,


entretien avec Wladimir Kaminer réalisé par Iouri Veksler et Efim Schuman,
2001, consulté le 18.10.2019, https://www.dw.com/ru/22082001-

93
%D0%B2%D0%BB%D0%B0%D0%B4%D0%B8%D0%BC%D0%B8%D1%8
0-%D0%BA%D0%B0%D0%BC%D0%B8%D0%BD%D0%B5%D1%80-
%D1%80%D1%83%D1%81%D1%81%D0%BA%D0%B8%D0%B9-
%D0%BD%D0%B5%D0%BC%D0%B5%D1%86%D0%BA%D0%B8%D0%B
9-
%D0%BF%D0%B8%D1%81%D0%B0%D1%82%D0%B5%D0%BB%D1%8C
/a-351259

Südwest Presse, Bestsellerautor Wladimir Kaminer über Schrebergartenglück,


entretien avec Wladimir Kaminer réalisé par Marcus Zecha, 2016, consulté le
19.10.2019, https://www.swp.de/suedwesten/staedte/goeppingen/interview_-
bestsellerautor-wladimir-kaminer-ueber-schrebergartenglueck-18167519.html

Words Without Boarders, An Intervew with Wladimir Kaminer, entretien avec


Wladimir Kaminer réalisé par Boris Fishman, 2003, consulté le 23.10.2019,
https://www.wordswithoutborders.org/article/an-interview-with-wladimir-
kaminer

New York Times, Capturing Lost Soul of Russia in Berlin, entretien de


Wladimir Kaminer réalisé par Kirsten Grieshaber, 2004, consulté le 20.10.2019,
https://www.nytimes.com/2004/12/21/books/capturing-lost-soul-of-russia-in-
berlin.html

MOREL, Olivier, « Vents d’Est. Entretien avec Wladimir Kaminer », in : Berlin


légendes ou la Mémoire des décombres. Une capitale littéraire en rêveries et
conversations, dirigé par Olivier Morel, 135-150, Saint-Denis : Presses
universitaires de Vincennes, « Hors collection », 2014, consulté le 20.10.2019,
https://www.cairn.info/berlin-legendes-ou-la-memoire-des-decombres--
9782842924010-page-135.htm#

Scheinschlag, Russen in Berlin, Wladimir Kaminers Text-Sammlung


Russendisko, compte-rendu réalisé par Thomas Keith, 2000, consulté le
21.10.2019, http://www.scheinschlag.de/archiv/2000/10_2000/texte/23.html

UNESCO, Index Translationum, consulté le 21.10.2019,


http://www.unesco.org/xtrans/bsresult.aspx?a=kaminer&stxt=russendisko&sl=d
eu&l=&c=&pla=&pub=&tr=&e=&udc=&d=&from=&to=&tie=a

Bibliothèque nationale de France, Catalogue, consulté le 21.10.2019,


https://catalogue.bnf.fr/changerPage.do?motRecherche=clauss%2C+lucile&nbResultParPage
=10&afficheRegroup=false&affinageActif=false&pageEnCours=1&nbPage=5&trouveDansF
iltre=NoticePUB&triResultParPage=0&critereRecherche=0

94
Литмир электронная библиотека (Litmir elektronnaya biblioteka), consulté le
21.10.2019, https://www.litmir.me/a/?id=49530

Maxima Library, consulté le 21.10.2019, http://maxima-


library.org/year/bl/52587?layout=author

Sur les relations RDA/Israël :

https://www.lesclesdumoyenorient.com/Les-relations-RDA-Israel.html, consulté
le 22.11.2019.

Sur les abréviations politiques en URSS :

https://fr.rbth.com/chroniques/2014/02/13/urss_pcus_kgb_comprendre_les_abre
viations_politiques_en_russie_27809, consulté le 21.12.2019.

Sur la carte du parti en URSS :

http://22-91.ru/statya/partbilet-kpss-partija---um-chest-i-sovest-nashejj-
ehpokhi/10.04.2014, consulté le 21.12.2019.

Sur la consommation de vodka en Russie :

https://www.bfmtv.com/international/russes-champions-monde-consommation-
vodka-540560.html, consulté le 20.12.2019.

http://sante.lefigaro.fr/actualite/2014/01/31/21928-faible-esperance-vie-russie-
attribuee-vodka, consulté le 20.12.2019.

https://yandex.ru/turbo?text=https%3A%2F%2Fribalych.ru%2F2014%2F01%2
F03%2Finteresnye-istoricheskie-fakty-o-russkoj-vodke%2F, consulté le
20.12.2019.

Sur les World games :

https://www.theworldgames.org/contents/TWG-25/The-birt-1341, consulté le
22.12.2019.

Sur les clichés attribués aux Français :

https://www.google.de/search?ei=oZcEXvecFLaKk74PzIWlsAo&q=Amerikane
r+oberfl%C3%A4chlich&oq=Amerikaner+oberfl%C3%A4chlich&gs_l=psy-
ab.3..0i19l2.5020820.5024961..5026550...0.0..0.107.462.4j1......0....1..gws-

95
wiz.......0i8i30i19.Ufflj1SkBPw&ved=0ahUKEwi38cWVmdPmAhU2xcQBHcx
CCaYQ4dUDCAo&uact=5, consulté le 23.12.2019.

https://www.google.de/search?ei=8KwEXsuUM4-
dsAeo4pHoCg&q=Franzose+oberfl%C3%A4chlich&oq=Franzose+oberfl%C3
%A4chlich&gs_l=psy-
ab.3...10640.13860..15439...1.0..0.164.1185.10j2......0....1..gws-
wiz.......0i19j0i5i30i19j0i8i30i19j0i7i30j0i13j0i8i7i30j0i8i7i10i30j0i8i13i30.CK
12qi9JP18&ved=0ahUKEwjLzPe-
rdPmAhWPDuwKHShxBK0Q4dUDCAo&uact=5, consulté le 23.12.2019.

http://www.domotvetov.ru/znamenityie-lyudi/steriotipyi-o-frantsuzah.html, ou
https://inosmi.ru/world/20140420/219702579.html, consultés le 23.12.2019.

Sur la tache mongoloïde :

https://online-hautarzt.net/mongolenfleck/, consulté le 26.12.2019.

https://sites.uclouvain.be/anesthweekly/MRP/index.html?TacheMongoloide,
consulté le 26.12.2019.

Sur Vladimir Poutine :

http://en.putin.kremlin.ru/bio/page-0, consulté le 30.12.2019.

https://www.welt.de/politik/gallery123529043/Wladimir-Putin-faehrt-Ski-in-
Sotschi.html, http://life-pics.ru/person/128-vladimir-putin-prezident-rossii-32-
fotohtml, ou encore https://www.20min.ch/ro/news/monde/story/Poutine-s-
essaie-a-la-F1-29996269, consultés le 30.12.2019.

https://www.lefigaro.fr/international/2017/12/26/01003-
20171226ARTFIG00204-poutine-les-ressorts-d-une-popularite-presque-sans-
faille.php, consulté le 29.12.2019.

Sur Boris Eltsine :

https://www.liberation.fr/planete/1996/09/23/le-president-russe-cumule-les-
handicaps-son-abus-d-alcool-notamment-rend-les-medecins-
pessimistes_181517, consulté le 30.12.2019.

https://fr.sputniknews.com/societe/2007051865722475/, consulté le 30.12.2019.

Sur le défilé du 7 novembre 1941 :

96
https://histrf.ru/biblioteka/b/parad-izmienivshii-istoriiu-7-noiabria-1941-ghoda,
consulté le 20.12.2019-

Sur les résultats électoraux en Russie :

https://meduza.io/feature/2018/09/10/edinaya-rossiya-slabeet-kommunisty-
pobezhdayut-glavnye-itogi-vyborov-v-rossii et
https://www.francetvinfo.fr/monde/russie/vladimir-poutine/elections-en-russie-
lourdes-pertes-a-moscou-pour-le-pouvoir-en-place_3609283.html, consulté le
20.12.2019-

Sur le taux de change du rouble :

https://fxtop.com/fr/historique-taux-
change.php?MA=1&C1=RUB&C2=CHF&DD1=01&MM1=01&YYYY1=1990
, consulté le 22.12.2019.

Autres :
KAMINER, Wladimir, Militärmusik, München : Wilhelm Goldmann Verlag,
2001

KAMINER, Wladimir, Ich mache mich Sorgen, Mama, München : Wilhelm


Goldmann Verlag, 2004

97

Vous aimerez peut-être aussi