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APOLLINAIRE ANAKESA.

UN DESTIN HORS DU COMMUN

François Bensignor

Musée de l’histoire de l’immigration | « Hommes & Migrations »

2020/1 n° 1328 | pages 200 à 205


ISSN 1142-852X
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-hommes-et-migrations-2020-1-page-200.htm
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Hommes & migrations
Revue française de référence sur les dynamiques
migratoires 
1328 | 2020
Les réfugiés dans l'impasse

Apollinaire Anakesa. Un destin hors du commun


François Bensignor

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/hommesmigrations/10946
ISSN : 2262-3353

Éditeur
Musée national de l'histoire de l'immigration

Édition imprimée
Date de publication : 1 janvier 2020
Pagination : 200-205
ISBN : 978-2-919040-49-0
ISSN : 1142-852X

Distribution électronique Cairn


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Référence électronique
François Bensignor, « Apollinaire Anakesa. Un destin hors du commun », Hommes & migrations [En
ligne], 1328 | 2020, mis en ligne le 01 janvier 2020, consulté le 17 février 2020. URL : http://
journals.openedition.org/hommesmigrations/10946

Tous droits réservés


200 CHAMPS LIBRES  |  Musique

Musique Son beau-frère le fait alors entrer à l’Institut


national des arts de Kinshasa. Apollinaire deviendra
violoniste classique… Un chemin improbable, fait de
hasards, de coups de chance et de travail acharné,
Apollinaire Anakesa. va alors le conduire de la Chine à la France. Diplômé
Un destin hors du commun de violon et d’harmonie au Conservatoire de
musique de Shanghai, de chinois moderne à
Ethnomusicologue, musicologue, directeur l’Institut des langues de Pékin, il décroche son
de recherches à l’université des Antilles, pôles doctorat d’ethnomusicologie à la Sorbonne, puis
Martinique-Guadeloupe, Apollinaire Anakesa trouve son terrain de recherche favori en Guyane.
publie une partie de ses travaux d’enquête dans Plein d’entrain, Apollinaire Anakesa Kululuka retrace
l’album Les Bushinengé. Nèg Mawon de Guyane, avec générosité les aventures à rebondissements
sur le label Buda Musique. C’est l’une des rares
de son destin atypique.
publications qui permet d’aborder l’univers de
ces descendants d’esclaves rebelles échappés des
plantations de colons hollandais au cours des XVIIe Kin’ la belle…
et XVIIIe siècles. Nous sommes dans les années 1970. Le président
Mobutu décide de « zaïrianiser » son pays : il change
À force de combats sanglants, ces populations son nom, celui de l’immense fleuve qui le traverse,
installées dans la forêt, principalement le long de sa monnaie, oblige ses administrés à évacuer
du fleuve Maroni, au Surinam et en Guyane, leurs prénoms occidentaux, qui ne conviennent
sont parvenues à obtenir leur liberté, entérinée pas à sa politique de l’authenticité. Les parents
par des traités de paix établis avec les colons. du jeune Apollinaire Anakesa le baptisent alors d’un
Leurs sociétés établies dans des villages éloignés « post-nom », Kululuka, hérité de son grand-père.
de la côte se sont organisées autour de rites, L’autocrate dictateur voue également les
réminiscences culturelles des terres de leurs Zaïrois à « l’article 15 » de sa « constitution » :
ancêtres auxquelles ils furent arrachés. Connus « Débrouillez-vous ! » Intelligent, assidu, l’adolescent
envisage de devenir mécanicien auto. Las, ses
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sous le nom générique de « Bushinengé »

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– les chercheurs lui préfèrent celui, moins connoté parents n’ont pas suffisamment d’argent pour payer
négativement, de « Busikonde Sama » (busi : la ses études. Un oncle d’Apollinaire, médecin,
forêt, konde : le village, sama : l’individu) –, ils sont commence à lui enseigner son art, mais décède
organisés en six groupes ethniques : Djuka (Ndjuka) peuaprès. Et le jeune homme de 16 ans se retrouve
ou Bosches, Aluku ou Boni, Paramaka (Paamaka), sans rien.
Saramaka (Saamaka), Mataway et Kwinti. « Un de mes beaux-frères, qui était un
L’album présente un large éventail de genres littéraire, enseignait à l’Institut national des arts de
et de styles, allant des chants rituels aux propos Kinshasa, raconte Apollinaire. Je ne connaissais pas
sacrés en langue des esprits, des contes aux cette école, mais comme je voulais absolument faire
conseils chantés, des musiques de fêtes aux défis des études et que je n’avais aucune ressource pour
de danse. Tambours, hochets, pluri-arcs et flûtes les payer, il m’a inscrit là où il travaillait. Je lui ai
accompagnent les chants en solo, les chœurs et les demandé ce qu’on y faisait et il m’a dit : de la
danses, à travers lesquels se révèlent les valeurs mécanique. J’en étais très heureux. Il ne m’a pas
et les préoccupations de cette société. Elle est un remis tous les papiers d’inscription et m’a emmené
élément constitutif de la population française et à l’école au moment où les cours commençaient.
l’occasion nous est ici donnée de la découvrir « En entrant dans l’établissement, j’entends
ou d’approfondir nos connaissances sur la vitalité le son sourd d’un piano qui jouait dans les basses.
de sa riche culture, par trop méconnue. Ne connaissant rien à cela, j’étais intrigué. Mon
L’histoire de son auteur a également de quoi beau-frère m’a dit que c’était le son d’une machine…
éveiller notre curiosité. Élevé dans une famille Mais je n’avais jamais entendu un tel son dans
congolaise privée de ressources, il guignait à 16 ans un atelier de mécanique. En me conduisant vers le
un statut de mécanicien auto, que les moyens de bureau du proviseur, il m’a tout de même révélé que
ses parents ne lui permettaient pas d’ambitionner. j’étais dans une école d’art. Choqué, je lui ai dit qu’il

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m’avait joué un mauvais tour. Et puis avec le


proviseur, ils ont insisté sur le fait que j’avais
au moins la possibilité d’étudier dans cette école,
même si ça ne correspondait pas vraiment à mon
choix. Sans conviction, je me suis dit que j’allais
essayer.
« Il me fallait alors choisir un instrument de
musique. Le piano ou la guitare m’intéressaient.
Sauf que beaucoup d’autres élèves voulaient en
jouer. Le proviseur a alors tranché : tous les élèves
dont les noms occupaient une place impaire dans
la liste des 40 premiers inscrits feraient du violon.
J’étais le premier de la liste, je me suis donc retrouvé
à faire du violon. Quand je tente quelque chose,
j’essaye toujours de la faire le mieux possible. Je me
suis donc mis à travailler sérieusement. J’ai eu mon
bac et j’ai poursuivi avec trois ans d’études
supérieures pour obtenir mon diplôme de graduate
en art, option musique.
« À l’époque, les élèves qui avaient les
meilleures notes étaient embauchés dès qu’ils
avaient terminé leurs études soit dans l’orchestre de
l’université, soit comme enseignants. Mais en 1983,
l’année où j’ai terminé mes études, ce système s’est
arrêté parce que le pays était en faillite. Je me suis
débrouillé pour trouver une place d’enseignant dans
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un lycée, tout en continuant à travailler dans

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l’orchestre de l’université. Les autorités y tenaient
▶ Apolinaire Anakesa, un an avant son départ pour la Chine.
beaucoup, parce qu’il participait à de nombreux
© D.R., archives Apolinaire Anakesa.
événements, et donnait notamment des concerts
dans les ministères. Je passais donc beaucoup de
temps en répétition ou sur scène avec l’orchestre.
« Un soir en rentrant chez moi, je trouve ne voulait pas laisser sa famille. Alors le directeur
un morceau de papier sur mon paillasson avec ce avait pensé à moi. Au consulat chinois, nous avons
message : “Demain, le directeur de l’université rencontré des professeurs du conservatoire de
a besoin de toi avec ton violon et une partition Shanghai. Ils m’ont fait passer quelques tests, j’ai
d’orchestre.” Le lendemain, je prends mon violon, joué ma partition et ils m’ont choisi. Mes papiers
la partition du Concerto en mi majeur de Bach et j’y d’engagement ont été signés aussitôt. Nous
vais. De loin, je vois le directeur devant son bureau, sommes allés faire mes examens médicaux à
qui me fait signe de me dépêcher. Je hâte le pas et l’hôpital. Puis nous sommes passés au ministère
le rejoins. Il me demande si j’ai amené une photo des Affaires étrangères, où l’on m’a fourni un
d’identité. Je ne comprenais pas bien. Alors, il me passeport en trente minutes avec mes billets
fait monter dans sa voiture et m’emmène dans d’avion. Voilà comment je suis parti en Chine à
un photomaton. 22 ans. »
« On était un jeudi. Dans la voiture, il
m’explique que je vais passer un concours. “Si tu Zaïrois en Chine
réussis, tu pourras partir en Chine dès samedi”, me « En Chine, les cours se font en chinois. Il nous a
dit-il. Quelques bourses offertes par les autorités donc fallu d’abord apprendre la langue pendant
chinoises devaient aller à des fonctionnaires de un an à l’Institut des langues de Pékin. Nous
l’État. Mais l’un d’entre eux s’était désisté parce qu’il étions huit Congolais issus de mon université et

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conçoit pas comme un simple divertissement. Elle a


une dimension beaucoup plus profonde, elle est liée
à la vie, à la nature, à la société et, au-delà, elle est
liée aux ancêtres. Si bien que l’on peut s’y retrouver
d’une certaine manière. Même si ce n’est pas le
même type de système pentatonique, nous avons
chez nous des musiques qui ont le même genre
de couleurs que l’on trouve dans les musiques
traditionnelles chinoises.
« Au Congo, pour les musiques occidentales,
nous avions en majorité des enseignants français,
belges et italiens, plus deux Allemands et trois
Égyptiens. Mais nous jouions aussi des musiques
traditionnelles. Personnellement, je jouais
du xylophone. Nous faisions des expérimentations
à partir des musiques traditionnelles, par exemple
▶ Sur le fleuve Maroni, en pays bushinengué. en les harmonisant.
© D.R., archives Apolinaire Anakesa. « En 1988, à l’issue de mes études au
conservatoire de Shanghai, je suis rentré à Kinshasa
d’autres compatriotes qui allaient étudier d’autres avec deux de mes collègues. Nous avons été
disciplines : médecine, informatique, etc. Au début, embauchés comme professeurs assistants
j’étais totalement désarçonné. Je n’étais pas préparé à l’université. Mais nous ne nous sommes pas
à un tel changement. Je ne voulais pas vivre là, je ne contentés de cela. Les Chinois commençaient à venir
pouvais pas comprendre cette langue et j’ai même travailler au pays dans pas mal de domaines.
demandé à rentrer au Congo. À Kinshasa, nous avons rencontré un groupe de
« L’encadrant chinois du groupe francophone, Chinois de la société Socobelam qui exploitait le
bois dans la région de l’Équateur. Ils avaient besoin
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qui parlait notre langue, m’a alors pris à part
en m’expliquant que beaucoup de responsables d’interprètes pour les accompagner sur les lieux
congolais, y compris des ministres, faisaient des d’exploitation forestière et surveiller ce qui s’y
pieds et des mains pour obtenir une place comme passait.
celle que j’avais pour leurs enfants. “Vous avez eu « Avec un de mes camarades professeur de
cette chance, je ne sais pas comment, et vous musique, nous avons eu la chance d’être embauchés
voulez repartir ? Ne faites pas cela !” Son discours comme secrétaires interprètes en alternance. Un
m’a convaincu et j’ai décidé de m’y mettre. jour, alors que je travaillais avec l’équipe chinoise,
« Après un an de chinois, je maîtrisais les mon camarade, qui était à l’université, a appris que
rudiments de la langue, je pouvais me débrouiller. le ministère des Affaires étrangères proposait des
Nous avons été affectés au Conservatoire de bourses dans le cadre de la coopération sino-
musique de Shanghai. Mais il fallait continuer zaïroise. Deux d’entre elles étaient réservées à des
d’approfondir la langue, le soir après les cours personnes qui avaient déjà été en Chine. Il en a fait
jusque tard dans la nuit, pour déchiffrer les la demande et est vite venu me prévenir qu’il en
caractères, échanger entre nous. Nous n’avions pas restait une autre. Je me suis dépêché d’y aller et
d’autres choix que de parvenir à comprendre et j’ai pu l’obtenir de justesse avant l’arrivée d’autres
à parler. Mes études ont duré quatre ans : violon, collègues avec qui nous étions en Chine.
harmonie, analyse musicale, musique traditionnelle « Nous sommes donc repartis pour Pékin
chinoise, etc. en 1990. Nous avions une bourse de deux ans pour
« J’ai pu remarquer que les coutumes chinoises obtenir l’équivalent d’un master en langue chinoise
sont très proches des coutumes africaines. moderne. On nous a fait passer des tests pour
Notamment le rapport au sacré, la considération évaluer notre niveau, qui semblait largement à
des valeurs des anciens, le respect des ancêtres la hauteur du master. Nous pouvions donc passer
comme de l’aîné. La musique elle-même ne se le diplôme en un an plutôt que deux. Et nous

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hommes & migrations n° 1328 203

▶ Apolinaire Anakesa, secrétaire


général du Comité International
de l’organisation du premier Forum
mondial sur la diversité culturelle
de Hangzhou, Chine populaire,
novembre 2005.
© D.R., archives Apolinaire Anakesa.

préférions ensuite poursuivre nos études soit aux à l’École normale de musique, en attendant de
États-Unis, soit au Canada, plutôt que de retourner pouvoir m’inscrire à la Sorbonne l’année suivante.
au pays. À l’issue des démarches, que nous avons Elle me demande où je vais loger, mais je n’en savais
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rien, je ne connaissais personne.

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faites ensemble, mon camarade a été accepté à
l’université de Laval, mais pas moi. « Elle me met en garde sur ce qui peut
« Je me suis adressé à l’Ambassade de m’arriver de fâcheux si je dors dehors à Paris et
Belgique, sans succès. Pour aller en France, il fallait poursuit : “Puisque vous semblez être une personne
avoir un garant, un compte bancaire doté de correcte et intéressante, je vous propose de vous
50 000 francs, toutes conditions très dures, que je héberger chez moi pendant une semaine, le temps
ne pouvais pas remplir. Exaspéré, voire désespéré, que vous trouviez quelque chose.” Nous sommes
j’ai contacté un collègue qui était à Shanghai, et lui donc arrivés chez elle, rue Oberkampf,
ai demandé s’il pensait qu’il y aurait une possibilité en débarquant de l’avion.
d’obtenir un visa en passant par le consulat de « Cette dame était mariée à un médecin, avec
France. Il s’est avéré qu’il était ami avec le consul, lequel elle était en instance de divorce. Elle me dit :
un saxophoniste, avec lequel il jouait dans un petit “J’ai réfléchi. Si mon mari constate que j’héberge
orchestre. “Je vais lui parler de ton cas et on verra un jeune homme, cela pourrait me porter préjudice
ce qu’il peut faire”, me dit-il. Le consul voulait me dans la procédure de divorce. Mais si tu es capable
voir. Il m’a très bien reçu en tant que musicien et de payer un loyer, je peux te louer notre chambre
m’a fait un visa long séjour pour étudiant. » de bonne au sixième étage.” Je l’ai assurée que
j’allais lui payer le loyer et elle m’a installé dans
La chance à Paris cette chambre, où j’ai vécu quatre ans, avant de
« Jusque-là, je n’étais jamais allé en Europe. Dans déménager aux Butes Chaumont. »
l’avion, j’étais assis à côté d’une dame française « J’ai fait ma première année à l’École normale
avec laquelle nous avons commencé à discuter. Elle de musique, puis je suis allé à la Sorbonne, qui m’a
me demande ce que je fais dans la vie. Je lui raconte intégré en maîtrise après une validation des acquis
un peu mon parcours et lui dis que je vais à Paris de l’expérience (VAE). C’est surtout dans la manière
poursuivre mes études de violon et d’harmonie d’enseigner que j’ai trouvé une différence entre les

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204 CHAMPS LIBRES  |  Musique

universités chinoise et française. Les Chinois ont Dans ce cadre, on m’a d’abord proposé une mission
une manière d’enseigner assez particulière : quand au Cameroun, puis j’ai demandé à travailler sur
ils veulent vous montrer quelque chose, ils utilisent les Noirs Marrons de Guyane.
tous les moyens possibles, sans s’arrêter à la « J’avais en effet rencontré Madame Monique
méthodologie classique. Ils vont utiliser toutes Blérald, maître de conférences à l’université
sortes d’astuces. des Antilles et de la Guyane basée à Cayenne, à
« Par exemple, lorsqu’ils vous demandent de l’occasion d’un colloque que nous avions organisé
jouer une musique d’une façon qu’ils vous font sur le bariolage en Vendée. Elle m’avait dit chercher
écouter, si vous n’y arrivez pas, ils vous posent des des partenaires pour monter un centre de recherche
questions en lien avec cette façon d’interpréter, afin d’étudier les musiques traditionnelles de la
mais qui n’ont rien à voir avec la musique. Elles y Guyane, dont celles des Bushinengé. Je suis allé en
sont liées en termes d’image, de symbole ou de Guyane, où je suis devenu responsable scientifique
représentation. Et lorsque l’on donne la réponse du Centre d’archives des documents
qu’ils cherchent, ils vous expliquent cette ethnographiques de la Guyane (Cadeg*) depuis sa
interprétation à partir de votre compréhension de fondation en 2007 jusqu’à sa fermeture en 2014.
cette analogie. Ce genre de méthode permet de faire « Arrivé à Cayenne pour cette mission de
disparaître la difficulté de manière très naturelle. recherche sur les Bushinengé, j’ai rencontré
Mais pour le reste, en ce qui concerne la musique l’historien, professeur des universités, Serge Mam
occidentale, les enseignements se ressemblent. Lam Fouk. Je lui ai dit que je souhaitais aller à la
« À l’époque en France, la maîtrise comme rencontre des Noirs Marrons. Cette idée l’a un peu
le DEA se faisaient en deux ans. Mais on pouvait les alarmé : “Ils vivent en majorité dans la jungle, me
faire en un an chacun pourvu que l’on arrive à dit-il. Ce sont des sauvages !” J’étais sidéré par cette
terminer les cours et à faire son mémoire. Je me suis réaction de la part d’un professeur d’histoire, qui
donc appliqué à le faire en une année, travaillant est un Créole. Je lui ai dit qu’il ne s’inquiète pas,
durement et faisant mille petits métiers pour vivre. je sais dormir par terre et manger avec les doigts.
Heureusement, j’ai retrouvé un ami français, Daniel « Il m’a donc présenté à l’un de ses anciens
élèves de master, Jean Moomou, le premier Noir
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Chiron, que j’avais connu en Chine. Lui et sa femme,

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qui habitaient Grenoble, ont décidé de m’envoyer Marron à devenir docteur en histoire, et maître de
unchèque tous les mois pour m’aider à payer mon conférences aujourd’hui. Lequel m’a introduit auprès
logement et autres frais. Nous sommes devenus de son beau-père dans un petit village Boni, New Libi,
quasiment des parents. Ensuite, j’ai retrouvé proche d’Apatou sur le fleuve Maroni. C’est là que
François Picard, avec qui j’ai été condisciple au j’ai commencé mes recherches avec une première
Conservatoire de musique de Shanghai, en 1988, lui enquête d’une semaine. Petit à petit, sur une année,
venant approfondir ses connaissances en musique je me suis enfoncé en territoire bushinengé, vers
chinoise traditionnelle dont il préparait alors le Papaïchton, Maripasoula, plusieurs fois au Surinam,
doctorat. Nous avons sympathisé et sommes restés et jusque chez les Amérindiens, et même les Hmong.
amis jusqu’à ce jour. « Les jeunes Bushinengé ont compris qu’ils ne
« À la Sorbonne, j’ai donc bouclé peuvent se construire qu’avec des valeurs qui sont
successivement ma maîtrise et mon DEA en deux les leurs. Parmi celles-ci, la culture musicale et
ans, puis j’ai entrepris ma thèse. J’y ai retrouvé la danse qui y est associée sont des éléments
François Picard, qui a remplacé l’un de mes deux fondamentaux. De plus en plus d’associations se
directeurs de thèse après son décès, le professeur mettent en place pour promouvoir la musique et la
Manfred Kelkel. » danse. On les a aidés à prendre conscience qu’il est
nécessaire de conserver ce qu’ils ont. On a même
L’art des Bushinengé fait resurgir la lutte traditionnelle, ou par exemple
« Après mes études de doctorat à la Sorbonne, une danse traditionnelle autrefois destinée à
j’ai travaillé en Vendée pendant quatre ans sélectionner les meilleurs guerriers, le “susa”,
avec ARExPO. J’étais alors chercheur associé au alors quasiment perdue.
Laboratoire de langues et civilisations à tradition « Beaucoup d’éléments culturels près de
orale (Lacito), sous tutelle du CNRS, basé à Villejuif. disparaître retrouvent de la vigueur grâce aux

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hommes & migrations n° 1328 205

▶ Collectage dans le village


bushinengé de Loka.
© D.R., archives Apolinaire Anakesa.

associations culturelles qui les raniment. Les jeunes présente-t-elle une telle diversité ? Comment la
Bushinengé comprennent que la musique n’est pas musique revêt-elle autant de formes ? Comment les
seulement une manière de bouger le corps, mais musiques parviennent-elles à toucher les affects
de l’être humain ? Comment une même musique
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bien aussi de former l’esprit, dans ce qu’elle contient
en termes de champ de valeurs. C’est une façon de peut-elle nous intéresser d’une certaine manière et
respecter l’autre, de partager avec l’autre, c’est une aller au-delà du simple fait de provoquer notre
vision de la société. Ce fonds traditionnel est encore émotion ? Toutes ces questions m’interrogent.
bien ancré. « Par-dessus tout, je souhaite prolonger ma
« Ce qui est extraordinaire avec la musique, compréhension de la musique par rapport aux Noirs
quelle qu’elle soit, c’est qu’elle fait toujours écho qui sont dans les Amériques. Ils sont partis d’Afrique
à la réalité de la vie humaine. Une mélodie est une dans le cadre particulièrement difficile de
succession de différents sons, mais si chacun diffère l’esclavage, mais ils ont maintenu un certain
de l’autre, chacun a aussi besoin de l’autre pour être nombre de choses. Comment l’ont-ils fait ?
soi et pour créer l’ensemble. Pour moi, la tradition C’est une grande question. » 
est quelque chose d’exceptionnel que l’on vit à la Propos recueillis par François Bensignor.
fois dans l’instant mais aussi dans la mémoire.
Elle ne nous place pas seulement par rapport au
ƒ Le Centre d’archives des documents ethnographiques
moment, mais par rapport à tout ce qui a été pour de la Guyane (Cadeg) était un outil qui servait à observer,
arriver à ce que nous sommes. Or la modernité n’est à collecter des données, à constituer des archives, à les
pas forcément contradictoire avec la tradition : analyser et à les valoriser. Il élaborait des productions
scientifiques et construisait des documents pédagogiques.
si elle donne l’impression d’être en rupture avec
Établi au sein de l’université des Antilles et de la Guyane,
le passé, pour amener ce qu’on peut qualifier il recevait ses financements des collectivités territoriales
d’innovation, elle place aussi la tradition dans une de Guyane, de l’État et de l’Europe. Un site Internet était
dynamique de projection vers l’avant. encours de développement quand, en 2014, l’université
de Guyane se sépara de l’université des Antilles et ferma
« L’humain m’a toujours interpellé à travers
le Cadeg.
la musique. Pourquoi l’être humain voue-t-il un tel ƒ CD : Les Bushinengé. Nèg Mawon de Guyane, Buda
intérêt à la musique ? Pourquoi la musique Musique, 2019.

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