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Revue belge de philologie et

d'histoire

Gestuelle du deuil et danses funéraires


Marie-Hélène Delavaud-Roux

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Delavaud-Roux Marie-Hélène. Gestuelle du deuil et danses funéraires. In: Revue belge de philologie et d'histoire, tome 80,
fasc. 1, 2002. Antiquite - Oudheid. pp. 199-220;

doi : https://doi.org/10.3406/rbph.2002.4615

https://www.persee.fr/doc/rbph_0035-0818_2002_num_80_1_4615

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Gestuelle du deuil et danses funéraires

Marie-Hélène DELAVAUD-ROUX

Chez tous les peuples, quels que soient leur époque et leur degré de
civilisation, les funérailles font l'objet de rituels précis qui doivent être accomplis
rigoureusement et scrupuleusement. Les Grecs de l'Antiquité ne font pas
défaut à cette règleC1)· Chez eux, les funérailles répondent à un cérémonial
important qui s'étale sur plusieurs jours. Après la toilette du mort, faite par ses
plus proches parents, le défunt est exposé sur un lit d'apparat, dans le vestibule
de sa maison, les pieds tournés vers la porte. C'est la « prothésis »
(πρόθεσις)(2) qui dure un jour ou deux. Puis c'est le convoi funèbre ou
Γ« ekphora » (έκφορά)(3) vers le cimetière, toujours situé en dehors des murs
de la ville. Là, le corps est soit inhumé, soit brûlé sur un bûcher. Après
l'offrande de libations au mort, puis le retour à la maison mortuaire, se déroulent
des cérémonies de purification(4) : purification des parents du défunt et repas
funéraire. Le lendemain a lieu un rituel de purification de la maison. Ensuite,
banquet et sacrifices se renouvellent le troisième, le neuvième et le trentième
jour après les funérailles, ainsi qu'aux jours anniversaires.
La prothésis et l'ekphora s'accompagnent de manifestations gestuelles
destinées à exprimer la douleur. Ces manifestations sont liées à un genre musical
spécial, le thrène, chant funèbre interprété par un soliste et rythmé par les
« ololygai » (όλολυγοά) d'un chœur(5). D'après les représentations figurées,
les manifestations de la douleur paraissent souvent très extériorisées et
violentes : frappement de la poitrine avec les mains et arrachement des cheveux par

(1) L'absence de sépulture constituait une des plus grandes peurs qu'éprouvaient les Grecs
de l'Antiquité. Les sources écrites en fournissent plusieurs témoignages. Cf. HOM., //., XVII, 1-
187, 262-422, 543-771 (lutte pour récupérer le corps de Patrocle) ; XÉN., Heli, 1, 7 et DlOD.
Sic, XIII, 97-103 (en 406 av. J.-C, condamnation de stratèges athéniens vainqueurs qui n'ont
pas pu repêcher leurs morts en raison d'une tempête) ; E. LÉVY, L'art de la déformation
historique dans les Helléniques de Xénophon, dans Purposes of History {Studia hellenistica, 30), Lou-
vain, 1990, p. 146-155. On comprend ainsi pourquoi le refus de sépulture constitue le sujet
principal de Y Antigone et de Y Ajax de Sophocle.
(2) Cf. Plat., Lois, 947b ; Dém., 1071, 24.
(3) Cf. ESCH., Les Sept contre Thèbes, 1024, Les Choéphores, 9 et 430 ; AR., Ploutos, 1008,
Lysistrata, 24, 92. Sur l'emploi de la danse armée dans les funérailles : cf. M.-H. Delavaud-
ROUX, Les danses armées en Grèce antique, Aix-en-Provence, 1993, p. 52 et pp. 115-119.
(4) L. MOULINIER, Le pur et l'impur dans la pensée des Grecs d'Homère à Aristote, Paris,
1952, p. 76-82.
(5) Le thrène est le plus souvent exécuté par un chœur féminin: cf . HOM., //., XVII, 37 ss. et
XXIV, 720. Il est parfois le fait d'un chœur masculin : cf. HOM., //., XVIII, 314 ss.
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poignées. On les rencontre déjà sur les représentations schématiques de


l'iconographie géométrique(6).
Le caractère violent de cette gestuelle pose problème aux législateurs de la
fin de l'époque archaïque. À partir du VIe s. av. J.-C, dans plusieurs cités, des
lois interdisent les manifestations trop importantes de la douleur et limitent le
nombre des pleureuses et des femmes(7). On peut penser que ces lois étaient le

(6) EMMANUEL, La danse grecque antique, Slatkine, Paris-Genève, 1987 (première édition,
Paris, 1896), p. 269 ; SÉCHAN, La danse grecque antique, Paris, 1930, p. 221-222 ; AM, 1928,
pp. 37-39 ; E. Vermeule, Aspects of Death in early Greek Art and Poeti-y (Sather Classical
Lectures, 46), Berkeley - LA- Londres, 1979, pp. 213-214, note 16. Nos recherches personnelles
nous ont permis d'établir une liste des représentations géométriques de prothésis : amphore
Karlsruhe, Badisches Landesmuseum. B2674, milieu VIIIe s. av. J.-C, dans CVA Deutschland 7
/ Karlsruhe 1, pi. 3 (301) 1 ; amphore Hambourg, Museum für Kunst und Gewerbe, 1966. 89,
dernier tiers VIIIe s. av. J.-C, dans CVA Deutschland 41 / Hamburg 1, pi. 10 (1976) 1-2, pi. 11
(1977) 1-2 ; amphore Cleveland Museum ofArt 27.6, 720-7 10 av. J.-C, dans CVA USA15/The
Cleveland Museum of Art 1, pi. 2 (682) 1-2, pi. 3 (683) 1 ; Hydrie, Louvre A 575, 690-680 av. J.-
C, dans CVA France 26 / Louvre 17, pi. 4 (1 127) 1-2-3-4, pi. 5 (1 128) 3 ; fragment de cratère,
Louvre CA 33 82, premier style du Dipylon, dans CVA France 18/Louvre 11, III H b, pi. 9 (785)
1-2-3 ; fragment de cratère, Louvre A 545, premier style du Dipylon, dans CVA France 18 /
Louvre 11, III H b, pi. 9 (785) 8 et 17 ; fragment d'amphore, Louvre A 542, 760 av. J.-C, dans
CVA France 27 / Louvre 1 8, III H b, pi. 17(1196) ; œnochoé Louvre CA 3283, troisième quart du
VIIIe s. av. J.-C, dans CVA France 27 / Louvre 18, III H b, pi. 28 (1095) 1-2, pi. 29 (1096) 1-2 ;
fragment de skyphos, Tübingen, Antikensammlung des Archäologischen Instituts der
Universität 5629, troisième quart du VIIIe s. av. J.-C, dans CVA Deutschland 44 / Tübingen 2,
pi. 26 (2127) 3 ; fragment de cratère Rennes, Musée des Beaux-Arts et d'archéologie D
895.1.52, dans CVA Fiance 29 / Rennes fasc. unique, pi. 4 (1287) 2, et dans CVAFrance 18 /
Louvre 11, III H b, pi. 14 (790) 6 ; fragment de vase du Dipylon, Mannheim, Reiss Museum Cg
68-72, dans CVA Deutschland 13 / Mannheim 1, pi. 3 (589) 4-5-6-7. Liste des représentations
géométriques associant prothésis et ekphora : fragments de cratère, Louvre A 517, premier style
du Dipylon, dans CVA France 18 / Louvre 11, III H b, pi. 1 (777) 1 à 10, pi. 2 (778) 5 ; fragments
de cratère, Louvre A 54 1 , premier style du Dipylon, dans CVA France 18/ Louvre 1 1 , III H b, pi.
13 (789) 1 à 19, pi. 14 (790) 1-2-3 ; fragments de cratère, Louvre A 547, premier style du
Dipylon, dans CVA France 18 / Louvre 11, III H b, pi. 14 (790) 4 à 15, pi. 15 (791) 1 à 22 ;
cratère Louvre A 552, premier style du Dipylon, dans CVA France 1 8 / Louvre 11, III H b, pi. 1 1
(787) 1, pi. 123 (788) 1-2. Vase du Dipylon, Athènes, dans RAYET-COLLIGNON, Histoire de la
céramique grecque, pi . 1 . Représentation géométrique de pleureuses isolées hors du contexte de
la prothésis ou de l'ekphora : gobelet, Louvre CA 1779, après 730 av. J.-C, dans CVA France 25
/ Louvre 16, pi. 39 (1 106) 1, pi. 55 (1122) 2. D'après toutes ces représentations, il ressort deux
types de gestuelle, celle des pleureurs (masculins ou féminins selon les cas) ou des guerriers en
procession (toujours masculins). Notons que parfois les guerriers adoptent les gestes des
pleureurs : cf. Hydrie Louvre A 575.
(7) Cf. SIG, III3, 1218, règlement de Ioulis (île de Céos) : « II n'entrera dans la maison
mortuaire que celles qui sont souillées (par le voisinage du défunt) : la mère, l'épouse, les sœurs,
les filles ; en outre cinq femmes et deux jeunes filles parmi les parentes jusqu'au degré d'enfants
de cousins germains ; nulle autre n'entrera. » (traduction R. FlaceliÈRE dans La vie quotidienne
en Grèce au siècle de Périclès, Paris, 1959, p. 115). Décret de Solon à Athènes, cf. PSEUDO-
DÉMOSTHÈNE, Contre Macartatos, 43 : « Les femmes n'auront droit de pénétrer dans la maison
du mort ou de suivre son convoi jusqu'à sa tombe que si elles sont parentes en deçà du degré
d'enfants de cousins. » (trad. R. FLACELIÈRE, op. cit.) ; cf. ANTIPHON, Sur le choreute, 33 : « Le
mort sera exposé à l'intérieur de la maison comme le voudra la famille. Il sera enterré le
lendemain avant le lever du soleil. » (traduction R. FLACELIÈRE, op. cit., p. 116).
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reflet d'une nouvelle forme de sensibilité, plus individuelle. Mais cette


sensibilité, celle des dirigeants de la cité et de leur entourage, s'accordait-elle avec
celle du peuple grec de la fin de l'époque archaïque ? A-t-on au cours des
siècles privilégié une expression plus intérieure de la douleur au cours des
funérailles ?
Il faut, à mon avis, nuancer la théorie de Maurice Emmanuel et de Louis
Séchan, selon laquelle la gestuelle funéraire évolue au cours des siècles vers
une plus grande sobriété(8). Car l'iconographie présente des exemples variés.
Certaines représentations sont très réalistes, montrant par exemple, l'image
des mains crispées sur les cheveux. D'autres sont beaucoup moins violentes.
Les différentes images, réalistes ou stylisées, témoignent toutes de la réalité
grecque du VIe s. av. J.-C. Elles reflètent la coexistence de manifestations très
extériorisées et de manifestations plus intérieures. Les artistes, peintres ou
sculpteurs, ont puisé leur inspiration dans un répertoire gestuel qu'ils
connaissaient et qui comportait des mouvements violents et d'autres, empreints de
noblesse et de modération. Les représentations figurées constituent donc un
excellent témoin de la gestuelle funéraire, dont nous voulons à présent
analyser les caractéristiques à travers quatre documents iconographiques, datant du
VIIe au Ve s. av. J.-C. Dans les notices, nous nous attachons à décrire gestes et
attitudes.

(8) D'après M. EMMANUEL, op. cit., p. 27 et p. 271-272, « le culte des morts chez les Grecs
a donc été de tout temps caractérisé par une gesticulation rituelle, issue de mouvements violents
et devenue peu à peu l'expression religieuse d'une douleur contenue ». Donc, à partir de la fin du
VIe s. av. J.-C, même les représentations les plus violentes ne peuvent correspondre à la réalité :
« De très beaux vases à figures rouges, de style sévère, sont ornés de peintures funéraires
expressives, à tel point qu'on pourrait croire à la réalité des gestes qu'elles représentent. Il est probable
néanmoins que cette femme (fig. 545) ne s'arrache pas les cheveux et que cette autre, de sa main
crispée, ne s'égratigne pas le visage (fig. 546). Déjà, en effet, sur les vases à figures noires et sur
les plaques peintes (fig. 544), on voit parfois les femmes - et aussi les hommes mais plus
rarement - lever les deux bras dans un mouvement double et symétrique, et appuyer les deux mains
sur leur tête, sans saisir la chevelure. Cela prouve que l'habitude est perdue de s'arracher les
cheveux. » Nuançant cette opinion, L. SÉCHAN, op. cit., p. 122, écrit : « Avec le temps, ces
manifestations extérieures s'atténuèrent pour donner naissance à des attitudes plus
conventionnelles, à la fois, et plus nobles. On posait alors les deux mains sur la tête ou bien on les élevait au-
dessus de la chevelure. Quelquefois, les membres du cortège funèbre touchent leur tête d'une
main en étendant l'autre devant eux ou en l'élevant dans un large geste ; ou bien ils portent
simplement leur main droite en avant de leur visage, comme pour accompagner le thrène ». Pour
nuancer cette théorie, précisons que les manifestations violentes sont encore fréquentes au IIe s.
ap. J.-C, comme l'atteste LUCIEN : « De quoi me servent alors ces gémissements et ces poitrines
frappées au son de la flûte, et ces éjulations interminables des femmes ... Quant à vos sacrifices
funèbres, vous voyez, n'est-ce pas, aussi bien que moi, que la partie la plus succulente monte
avec la fumée vers le ciel et qu'il ne nous en arrive pas en bas la moindre parcelle. Il n'en reste
qu'une cendre inutile, et vous ne croyez pas que les morts vivent de cendres. » (Sur le deuil,
XIX, trad. E. Talbot, Hachette, 1857).
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a. Analyse de la gestuelle funéraire à travers les représentations


figurées

1. Hydrie corinthienne, Paris, Louvre E 643. VIIe s. av. J.-C. (fig. 1)(9)
Funérailles d'Achille : autour du lit du mort se trouvent dix Néréides. La
première, en partant de la gauche, porte la main gauche à son front. La
seconde s'arrache une mèche de cheveux de la main droite et s'égratigne le
visage de la main gauche. La troisième s'égratigne le visage de la main gauche
et exécute un geste apotropaïque de la main droite (paume tournée vers le sol).
La quatrième s'arrache les cheveux des deux mains. La cinquième tient un
instrument de musique à cordes (lyre ou phorminx ?). La sixième et la
septième entourent le mort de leurs bras. La huitième s'arrache une mèche de
cheveux de la main gauche et la neuvième fait de même avec la main droite.
La dernière s'égratigne le visage de la main gauche.

2. Phormiskos à figures noires. Bologne, Museo Civico, Coll. Palagi 1438,


vers 540-530 av. J.-C. (fig. 2-3-4)(10)
Nous voyons trois registres différents : en haut et en bas se trouvent des
sirènes funéraires. Une prothésis et une procession occupent le milieu du vase.
Autour du lit du mort se pressent seize personnages de taille normale et cinq
personnages plus petits. En partant de la gauche, le premier lève le bras droit
devant lui et tient son vêtement de l'autre main. Le second, mal conservé,
semble exécuter le même geste. Le troisième lève le bras gauche devant lui et
le bras droit derrière lui, en portant la main droite à la tête. Le quatrième
dégage le bras droit en arrière et tient son vêtement de la main gauche. Le
cinquième se trouve dans une attitude presque similaire à celle du troisième et le
sixième dans une position proche de celle du quatrième. Le septième lève le
bras droit derrière lui et touche la tête avec sa main. Le huitième dissimule ses
mains dans les plis de son drapé, de même que le huitième, le neuvième et le
dixième. Leur faisant face, le onzième lève un bras devant lui tandis que le
douzième lève les deux bras plies devant lui, en touchant son front de la main
droite et que le treizième dissimule les deux mains dans les pans de son
vêtement. Leur tournant le dos, le quinzième et le seizième exécutent un geste

(9) W. ZSCHIETZSCHMANN, Die Darstellungen der Prothésis dans AM, LUI, 1928, pp. 17-47,
cf. n° 90, p. 44 ; G. M. A. RICHTER, The Furniture of the Greeks, Etruscans and Romans,
Londres, 1966, fig. 310 ; M. EMMANUEL, La danse grecque antique, Paris-Genève, 1987 (première
éd., Paris, Hachette, 1896), p. 269, fig. 543.
(10) CVA Italia 7 / Bologne 2, III H e, pi. 24 (323) 1-2-3 ; O. Touchefeu-Meynier, « Un
n° 2 et fig."phormiskos"
nouveau 5-6 ; H. RÜHFEL,
à figures
Das noires
Kind in», der
dansgriechischen
Revue Archéologique,
Kunst (Kulturgeschichte
1972, p. 93-102,
dercf.Antiken
p. 99,
Welt, 18), Mayence, 1984. M.-H. Delavaud-Roux, Les danses pacifiques en Grèce antique,
Aix-en-provence, 1994, n° 58.
GESTUELLE DU DEUIL ET DANSES FUNÉRAIRES 203

similaire à celui du premier personnage. Chez tous ces personnages, on


remarque une curieuse position de la main, les doigts serrés mais le pouce écarté.

3. Loutrophore à figures noires. Cleveland Museum of Art 27.145. Style


attique, vers 500 av. J.-C. (fig. 5-6)(n)
Sur ce vase, nous pouvons voir plusieurs scènes différentes se rattachant au
même sujet. Sur les deux faces du col est représenté un groupe de deux
pleureuses. Sur la face A, la pleureuse, située à gauche, a les deux bras levés et
plies devant elle, la main droite tendue, avec la paume tournée vers le
spectateur (et avec l'index et le pouce se détachant des autres doigts), l'autre main, à
l'horizontale, au-dessus de la tête, avec la paume tournée vers la tête et le
pouce écarté des autres doigts. L'autre pleureuse, à droite, a le bras droit levé
et plié devant elle. Elle se touche la tête avec l'autre main. Sur la face B, la
pleureuse située à gauche lève un bras, plié, devant et porte l'autre main à sa
tête. La pleureuse se trouvant à droite a les deux bras levés, et incline les
mains, se touchant la tête avec le bout des doigts. Sur la panse, se déroule une
scène de prothésis avec trois hommes et six femmes. Ces dernières exécutent
chacune un geste différent. La première, en partant de la gauche, incline la
main gauche vers le bas, avec le pouce plié. La seconde tend les deux bras en
avant. La troisième a les deux bras tendus de côté. La quatrième replie les
deux bras contre son corps, courbe le dos et incline la tête en avant. La
cinquième a les mains sur la tête. La sixième n'est pas visible sur notre cliché.
Derrière les femmes, les trois hommes en procession lèvent les bras (plies)
vers l'avant.

4. Loutrophore à figures rouges, Athènes Musée National 1 170 (fig. 7-8-9).


Peintre de Bologne 228, vers 475-450 av. J.-C.(12)
Col : quatre pleureuses. De la première, à gauche, ne restent qu'une partie
du corps et le coude gauche. La seconde, penchée au-dessus du mort,
s'arrache les cheveux. La troisième tient son bras droit avec sa main gauche. La
main droite est près du menton, crispée, comme pour égratigner le visage. La
dernière s'arrache les cheveux. Panse : prothésis. Une femme soutient sa tête,
inclinée, de la main gauche et tend la main droite vers une autre femme qui

(") CVA USA 15 /The Cleveland Museum of Art 1, HI H, pi . 15 ( 695 ) 12, pi. 16 (696) 1-2 ;
Delavaud-Roux, op. cit., n° 55.
(12) BEAZLEY, ARV 2, 512, 13 ; CVA Grèce 2 / Athènes 2, III I d, pi. 21-23 ; Monumenti
inediti publican dell' Istituto di CorrispondenzaArcheologica (sous la direction de GERHARD et
Panofska), Rome-Paris, 1829-1885, 12 vol., t. VIII, V ; M. Collignon et Couve, Catalogue
des vases peints du musée national d'Athènes, Paris, 1902-1904, 1 168 et pi. 42 ; EMMANUEL, op.
cit., p. 271, fig. 545 (partie de la panse) et 546 (partie du col) ; W. ZSCHIETZSCHMANN, Die
Darstellungen der Prothésis dans AM, LUI, 1928, pp. 17-47, cf. n° 96 et pi. XVI-XVII ; G.
PRUDHOMMEAU, La danse grecque antique, Paris, 1965, fig. 608 et 806 ; E. VERMEULE, Aspects
of Death in early Greek Art and Poetry {Slater Classical Lectures, 4), Berkeley, 1979, fig. 9, p.
16 ; AM, XCVI, 1981, pi. 62, 3. DELAVAUD-ROUX,op. cit., n° 57
204 MARIE-HÉLÈNE DELAVAUX-ROUX

s'arrache les cheveux. La troisième regarde intensément la jeune morte


(couronne de mariée), les doigts crispés sur sa chevelure, et la dernière tient de ses
deux mains la tête de la morte.
Sur toutes ces représentations figurées, les femmes sont majoritaires. Mais
les hommes ne sont pas exclus. En fait, hommes et femmes semblent avoir
chacun leur propre rôle, comme l'a fait remarquer Gerhard Neumann(13). Les
manifestations les plus violentes paraissent réservées aux femmes tandis que
les mouvements des hommes sont plus calmes, comme on peut le voir par les
trois gestes masculins que nous avons relevés :
■— un bras dissimulé dans le vêtement et l'autre bras dégagé en avant, avec
Γ avant-bras orienté obliquement vers le ciel et la main pliée, légèrement
arrondie, la paume dirigée vers le sol (3) (fig. 5) ou la paume de la main dirigée
vers le visage (2) (fig. 2) ;
— le même geste peut se faire aussi avec le poignet plié et la paume de la
main dirigée vers l'extérieur (3) (fig. 5) ;
— un bras dégagé en arrière avec la main touchant la tête et l'autre bras plié
en avant (2) (fig. 2).
La gestuelle des femmes est encore plus variée. Si, le plus souvent, le corps
reste droit, parfois le haut du dos peut se courber sous l'effet de la douleur (3,
panse, quatrième femme en partant de la gauche) (fig. 6). Il existe beaucoup
de positions pour les bras, les mains et les doigts. Plusieurs gestes témoignent
d'une extériorisation violente de la douleur :
— le geste de saisir une mèche de cheveux soit d'une main, soit des deux
mains (1) (fig. 1) ;
— une main crispée sur la chevelure (3-4) (fig. 8-9) ;
— une main égratignant le visage (4) (fig. 7).
Mais d'autres gestes sont calmes et modérés :
— un bras dégagé devant, la main touchant la chevelure, en haut de la tête,
avec le bout des doigts (ou, variante, la main posée à plat sur la tête), et l'autre
bras dégagé et plié devant, la paume de la main étant tournée soit vers
l'extérieur (3, scène du col) (fig. 6), soit vers le visage (2, scène de la panse) (fig. 6) ;
— un bras levé devant, la main au-dessus de la tête, l'autre bras plié devant,
la paume de la main tournée vers l'extérieur (3, scène du col) (fig. 5) ;
— un bras plié devant, la main se trouvant à la hauteur du front, la paume
orientée vers le visage et le bout des doigts arrondi, l'autre bras dans la même
position mais la paume de la main tournée vers l'extérieur, les doigts tendus
(3, scène du col) (fig. 6) ;
— les deux bras levés et les mains posées à plat sur la tête (3, scène du col)
(fig· 5) ;
— les deux bras dégagés en avant, presque tendus et les doigts écartés (3,

(13) G. NEUMANN, Gesten und Gebärden in der griechischen Kunst, Berlin, 1965, p. 85-87.
GESTUELLE DU DEUIL ET DANSES FUNÉRAIRES 205

scène de la panse) (fig. 6) ;


— deux bras tendus de côté (3, scène de la panse) (fig. 6) ;
— un bras plié contre le corps, Γ avant-bras étant à l'horizontale, le poignet
plié, les doigts orientés vers le sol et la paume de la main tournée vers
l'intérieur (3, scène de la panse) (fig. 5) ;
— un bras dégagé devant, avec la paume de la main tournée vers le sol (1)
(fig· 1)
Comme on a pu le voir, les positions des mains et des doigts sont très
diverses. La paume peut être tournée vers l'intérieur, vers l'extérieur ou vers le sol.
Les doigts sont orientés vers le ciel (2-3) (fig. 2-3-4-5-6), vers le sol (3) (fig.
5), à l'horizontale (3) (fig. 6) ou en oblique (1, 3) (fig. 1 et 5). Ils sont tendus
(1, 3) (fig. 1 et 6) ou légèrement arrondis (2, 3) (fig. 2, 5-6), légèrement écartés
(3) (fig. 5-6) ou serrés (1, 2) (fig. 1-2), avec le pouce nettement détaché (1-2)
(fig. 1-2) ou replié (3) (fig. 6). Plus rarement les doigts sont très écartés les
uns des autres (3) (fig. 6). Cette variété de la chironomie incite à croire qu'il
existe tout un code gestuel, comparable dans sa diversité et son importance à
celui des hastas-mudras indiens ou du ballet thaïlandais. Tous les gestes
semblent avoir un sens précis. C'est sur cette signification que nous nous
interrogerons à présent.
S'il est manifeste que tous ces gestes ont un sens en rapport avec
l'accablement et la douleur, la signification précise de chacun d'entre eux reste encore
une inconnue. Toutefois, deux des positions de mains répertoriées peuvent
être mises en relation avec deux gestes ou figures de danse (σχήματα)
mentionnés par Athénée, au cours d'une longue énumération(14). Il s'agit des
positions dites χειρ καταπρηνής (1) (fig. 1) et χειρ σιμή (3) (fig. 5-6) :
σχήματα δέ έστιν όρχήσεως ξιφιμός, καλαθίσκος, καλλαβίδες, σκώψ,
σκώπευμα. ήν δέ ό σκώψ των άποσκοπούντων τι σχήμα άκραν την
χείρα υπέρ τοΰ μετώπου κεκυρτωκότων. μνημονεύει Αισχύλος εν
Θεωροϊς·
και μην παλαιών τώνδε σοι σκωπευμάτων.
δ' Εΰπολις εν Κόλαξιν
καλλαβίδων,
καλλαβίδας δέ βαίνειν,
σησαμιδας δε χέζει.
θερμαυστρίς, έκατερίδες, σκοπός, χειρ καταπρηνής, χειρ σιμή,
διποδισμός, ξύλου παράληψις, επαγκωνισμός, καλαθίσκος,
στρόβιλος.
Ces positions caractéristiques, que l'on peut traduire par paume de la main
baissée vers le sol et paume de la main dressée (vers le spectateur)(n), sont
aussi mentionnées par Pollux(16) :

(14) ΑΤΗ., XIV, 629f-630a.


(15) L. SÉCHAN, op. cit., p. 74 ; P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue
grecque. Histoire des mots, Paris, 1968-1980, s.v. κρήνης et s.v. σιμός.
(16) POLL., IV, 105.
206 MARIE-HÉLÈNE DELAVAUX-ROUX

Και μην τραγικής όρχήσεως σχήματα σιμή χειρ, καθαλίσκος, χειρ


καταπρανής, ξύλου παράληψις, διπλή, θερμαυστρίς, κυβίστησις
παραβήναι τα τέτταρα.
Le contexte peu précis de ces deux longues enumerations ne rend pas aisée
l'interprétation de ces deux gestes. Pollux considère qu'il s'agit de figures de
la danse de la tragédie, tandis qu'Athénée répertorie tous les σχήματα qu'il
connaît sans les classer. En fait, ces deux gestes ont vraisemblablement un
sens apotropaïque(17), que nous proposons d'expliquer ainsi : la χειρ σιμή
(paume dressée vers le spectateur) évoque l'attitude classique d'une personne
qui se défend contre quelqu'un(18) ou qui manifeste sa peur ; par ce geste, le
vivant se défend contre le mort ; il marque ainsi le caractère définitif de la
séparation que constitue la mort(19) ; la χειρ καταπρηνής (paume tournée
vers le sol) manifeste un désir de se protéger contre le monde souterrain qui est
celui des disparus car le sort d'un mort n'a rien d'enviable(20) pour les Grecs
de l'Antiquité.
La gestuelle funéraire que l'on vient d'analyser constitue-t-elle un mode
d'expression orchestique ? Les Grecs dansaient-ils lors des funérailles ? Bien
que les mouvements des bras et des mains soient très riches, ceux-ci ne
semblent pas occasionner des déplacements dans l'espace. Les participants des
scènes de prothésis et d'ekphora paraissent relativement statiques. Cependant,
il est certain que les danses armées faisaient parfois partie du programme de
l'ekphora, puisqu'on en possède deux exemples iconographiques du Ve s. av.
J.-C.(21)· H s'agit de danses armées peu mouvementées, de type processionnel,
totalement intégrées au cortège de l'ekphora. De telles représentations
figurées incitent à reconsidérer toutes les scènes d'ekphora, et par extension les

(17) La χειρ καταπρηνής et la χειρ σιμή se rencontrent également dans les danses des
satyres. Dans ce dernier cas, V. Festa, Sikinnis. Storia di un'antica danza, dans Memorie délia
R. Accademia di Archeologia, Lettere e Belle arti di Napoli, III, 1918, p. 35-74, cf. p. 47 et p. 71-
72, précise que la χειρ σιμή est, à l'origine, destinée à conjurer le danger et que la χειρ
καταπρηνής, geste de la main vers les αιδοία, a une valeur apotropaïque.
(18) Pour les gestes de défense et d'épouvanté, voir G. Neumann, op. cit., p. 37-41 et p.
102-105.
(19) Nous n'étudions pas au cours du présent travail une forme de thrène particulière, qui
s'effectue lorsqu'un défunt n'a pas reçu les rites auxquels il avait droit, et qui est destinée à
rappeler le mort quelques minutes dans le monde des vivants. Ce thrène comporte un geste
spécifique, celui de frapper la terre des deux mains. C'est ce que fait Hécube pour invoquer
l'ombre de Priam (EUR., Troyennes, 1302-1314) de même qu'Oreste et Electre pour celle de leur
père, Agamemnon (ESCH., Choéphores, 315-478).
(20) Pour Achille, les morts sont totalement coupés du monde des vivants et ils ne mènent
qu'une existence d'« ombre », inodore et sans saveur, cf. HOM., //., IX, 401-509; Od., XI, 488-
49 1 . De même Admète ne paraît guère impatient de rejoindre sa femme Alceste dans le royaume
des morts, bien qu'il la regrette sincèrement, cf. EUR., Alceste, 348-354, 363-364, 866-867.
(21) Canthare à une anse, figures noires, Cabinet des médailles 353, vers 500 av. J.-C,
Beazley, AB V, 346, 7 ; canthare à une anse, figures noires, Cabinet des médailles 355, vers 500
av. J.-C, BEAZLEY, ABV, 346, 8 ; M.-H. Delavaud-ROUX, Les danses armées en Grèce antique,
Aix-en-Provence, 1993, p. 52 et p. 115-119
GESTUELLE DU DEUIL ET DANSES FUNÉRAIRES 207

scènes de prothésis, comme des danses, même si les déplacements effectués


par les participants sont petits mais la faible amplitude de ces déplacements
est largement compensée par l'expressivité de la gestuelle. D'ailleurs, on voit
mal pourquoi les Grecs de l'Antiquité, qui dansaient à toute occasion, ne
l'auraient pas fait lors des funérailles.
Le texte des tragédies grecques incite également à croire que le thrènos(22),
dans son sens originel, c'est-à-dire un chant de deuil (sans évoquer son emploi
pour rappeler un mort quelques minutes parmi les vivants), et non dans le
sens, plus tardif, d'une émotion violente de l'âme, constituait un moment
privilégié pour l'expression orchestique. C'est souvent le chœur qui est chargé
de cette fonction, que ce soit dans les Suppliantes d'Euripide, en présence du
cadavre d'Evadnè, dans Y Ajax de Sophocle, devant le corps du héros, ou dans
le thrènos final des Sept contre Thèbes d'Eschyle, qui est intégré dans une
scène d'ekphora. Or, on sait que le chœur, outre ses propres interventions lors
des stasima, même lorsque les acteurs parlaient, exécutait une sorte de danse
pour faire partager leur émotion au public(23). Son intervention orchestique
lors des thrènoi est donc tout à fait vraisemblable.
Lorsque le thrènos n'est pas effectué par le chœur, c'est un acteur qui
l'exécute. C'est le cas dans Y Antigone de Sophocle, lorsque Créon porte dans ses
bras le corps de son fils. Il est évident que tant qu'il n'a pas déposé le corps du
jeune homme, ses mouvements sont limités. Mais par la suite, il peut donner
libre cours à l'expression de sa douleur.
Un autre exemple de thrènos, dans lequel on retrouve tous les gestes du
rituel funèbre, est la « plainte de Tekmessa », un fragment vocal d'un
dithyrambe perdu, dont on ne connaît ni le début ni la fin, mais dont on possède la
musique. Conservé dans les lignes 16 à 23 du Papyrus de Berlin 6870, qui date
d'environ 160 ap. J.-C. mais qui contient des fragments plus anciens, il fait
partie d'un ensemble de fragments musicaux appelé « Fragments de Contra-

(22) II est difficile de différencier le thrènos du komos, même du point de vue de la musique.
Aristote définit le komos comme « un thrènos qui vient à la fois du chœur et de la scène »
{Poétique, 12, 1452b.)- Le grammairien médiéviste Tzétzsès précise que le thrènos est plus
calme que le komos. P. Masqueray, Théorie des formes lyriques de la tragédie grecque, Paris,
1895, p. 17, pense qu'il est quasiment impossible de différencier thrènos et komos. En fait, le
komos paraît lié à une gestuelle violente, puisque son etymologie est liée au verbe kopto
(κόπτω) « donner un coup » (P. Chantraine, op. cit., t. I, p. 563-64, sv. κόπτω). A. Dain,
Traité de métrique grecque, Paris, 1965, p. 203 : « Par abus, le langage courant tend à appeler
komos tout chant lyrique qui n'est pas un stasimon proprement dit... Métriquement parlant, la
forme du komos n'offre rien de nouveau. Seul le caractère pathétique de ces morceaux, leur
liberté apparente de construction permettent de leur accorder une place à part ». Par opposition le
thrènos pourrait être défini comme toute manifestation douloureuse ne comportant pas ce type
de gestuelle. Mais dans l'Antiquité, il y a probablement confusion entre les deux termes, comme
le montre la définition d'Aristote. À l'origine, on désigne par ces deux mots un chant de deuil ou
de douleur, intervenant au moment le plus pathétique, celui où le chœur entre en relation avec un
acteur. Ce chant s'accompagne d'une danse très animée. Puis, peu à peu, il est utilisé pour
traduire toutes les émotions violentes de l'âme.
(23) Scholie EUR., Hécube, 647, p. 21 1 (Dindorf).
208 MARIE-HÉLÈNE DELAVAUX-ROUX

pollinopolis », du nom de leur lieu de découverte et il date vraisemblablement


du Ve s. av. J.-C.(24). Mieux que tout autre thrènos, la plainte de Tekmessa, qui
a été enregistrée récemment par Annie Bélis, offre un terrain favorable pour
une reconstitution chorégraphique(25), en utilisant toutes les connaissances
existantes sur la gestuelle funéraires. Nous livrons au lecteur le fruit de notre
expérience, en tenant compte des difficultés inhérentes aux textes tragiques
eux-mêmes(26).

(24) Ce morceau a été publié par W. SCHUBART, Sitzungsberichte (Berlin. Akad. ), 1918, p.
763 ss. Il a été réétudié par Th. REINACH, Revue Archéologique, 1919, p. 11 ss. et La musique
grecque antique, 1926, p. 204 qui a proposé d'identifier ce fragment à la plainte de Tekmessa
dans une tragédie perdue d'Eschyle sur le thème d'Ajax, puis par R. Wagner, Philologus, 1921,
p. 256 ss. ; On peut le consulter actuellement dans l'édition de référence réalisée par E.
PÖHLMANN, Denkmaler Altgriechischer Musik, Sammlung, Übertragung und Erläuterung aller
Fragmente und Fälschungen,Nüremberg, 1976, n° 32a. Pour A. BÉLIS, « Un Ajax et deux Timo-
thée (P. Berol, n° 6870) », REG 111 (1998, 1), p. 74-100, il s'agit d'un fragment de dithyrambe,
Y Ajax furieux de Timothée de Milet.
(25) Nous bénéficions ici de conditions exceptionnelles car la musique de la tragédie
grecque étant rarement conservée (outre la musique vocale de la plainte de Tekmessa, on possède la
musique qui accompagnait les vers 339-344 d'Oreste d'Euripide et les vers 783-796 d'Iphigénie
à Aldis du même Euripide), nous nous trouvons le plus souvent dans la situation d'une personne
qui ne possède que le livret d'un opéra. Certes, le texte des œuvres dramatiques possède une
rythmique, fondée sur l'alternance de syllabes brèves et de syllabes longues, qui se combinent
pour former des mètres. Mais la scansion du texte pose parfois des problèmes d'interprétation
puisque Denys d'Halicarnasse précise : « pour les syllabes, il n'y a pas qu'une seule manière
d'être naturellement longues ou brèves ; certaines longues sont plus longues que d'autres,
certaines brèves plus brèves que d'autres » (VI, 15, 3, traduction G. Aujac et M. Lebel, 1981). C'est
donc à juste titre qu'A. Dain, dans son Traité de métrique grecque, (p. 44-45) rappelle que
« l'interprétation métrique d'une séquence de longues et de brèves peut faire difficulté, s'il y a
plusieurs interprétations possibles » et surtout lorsque ces équivoques sont consenties par les
poètes. Dain précise que c'est souvent le cas chez Sophocle, même s'il « est probable... qu'à
l'exécution, une différence permettait de reconnaître ce que le poète avait voulu faire ». On peut
illustrer ce propos par DION. HAL., La Composition stylistique, VI, 4, 4, qui se livre à un curieux
exercice de composition : prenant deux vers d'Homère , en hexamètres dactyliques, il les
transforme en tétramètres « ioniques » , « sans ajouter ni retrancher quoi que ce soit, simplement en
altérant la position des mots » ; pour réaliser ce changement Denys d'Halicarnasse inverse
simplement le premier et le dernier mot du second vers. Si scansion et rythmique posent parfois des
problèmes d'interprétation, il est cependant primordial de s'interroger sur les disparités existant
entre métrique et rythme. ARIST., Poétique, III, 1408b, précise que « les mètres sont les parties
du rythme », mais pour les théoriciens modernes, le rythme diffère du mètre. D'après A. Dain,
op. cit., p. 23, le rythme se définit comme l'étendue et la durée mesurables, symétrisant avec une
autre durée dans le même genre, tandis que le mètre est la manière dont on remplit cette étendue
ou durée, c'est-à-dire l'ordre dans lequel se succèdent les brèves et les longues.
(26) II est impossible de déterminer des pas, des attitudes et des gestes qui soient spécifiques
à la tragédie. Le texte des tragédies grecques donne peu d'indications précises sur les
déplacements chorégraphiques, les pas, les attitudes et les gestes. Ainsi, on peut se demander comment
interpréter l'expression « κρότος ποδών » bruit des pieds qui frappent en cadence sur le sol
(EUR., Héraclides , 783). Pour pallier ce manque, il serait logique de recourir aux
représentations figurées qui évoquent des scènes extraites de tragédies. Mais les scènes de danse qui
illustrent le théâtre tragique sont rares, et il est difficile de savoir si elles se rapportent réellement
à une tragédie (elles pourraient tout aussi bien évoquer un épisode épique ou lyrique), et si c'est
GESTUELLE DU DEUIL ET DANSES FUNÉRAIRES 209

b. Didascalie pour un thrènos : l'exemple de la plainte de Tekmessa

La plainte de Tekmessa est un fragment très court puisque quatre vers,


seuls, sont conservés. Il s'agit d'un thrènos effectué devant le cadavre d'Ajax
par sa captive Tekmessa. Pour comprendre quelle doit être l'expression de
cette lamentation funèbre, il convient de rappeler qui est Tekmessa. Fille du
roi phrygien Téleutas, elle est enlevée lors d'une expédition contre sa ville, et
emmenée en esclavage. Elle devient la captive d'Ajax (fils de Télamon) dont
elle a un fils, Eurysakès. Elle partage sa vie durant la guerre de Troie. Après la
mort d'Achille, Ajax, alors qu'il avait transporté le corps du héros loin de la
mêlée, n'obtient pas en héritage ses armes qui reviennent à Ulysse. Incapable
de surmonter cet affront, Ajax devient fou puis se transperce de sa propre
épée. Les traditions iconographiques sur la mort d'Ajax sont extrêmement
diverses : il existe diverses variantes de la posture du corps ainsi que de la
position et de la dimension de l'arme(27). Dans la tragédie de Sophocle, Ajax,
Tekmessa joue un rôle important : aux vers 915-916, après le suicide d'Ajax,
elle recouvre le corps du héros d'une pièce d'étoffe(28). Dans le fragment dit
« Plainte de Tekmessa », la jeune femme se trouve brutalement placée devant
un corps sans vie, celui de l'homme qu'elle aimait le plus au monde, comme
on peut s'en rendre compte à la lecture du texte : la jeune femme n'arrive pas
à formuler des phrases structurées. Parvenue au paroxysme de la douleur, elle
chante et danse, en état d'hallucination totale, et le registre très aigu de la
plainte est à la mesure de sa souffrance. On peut donc poser en hypothèse
préalable, comme Γ a proposé Annie Bélis, que si la jeune femme a, aux débuts
de sa captivité, détesté Ajax, ce sentiment s'est peu à peu mué en un amour
passionné.
La reconstitution chorégraphique de cette plainte a été abordée en deux
étapes. Tout d'abord une lecture du texte pour déterminer les sentiments de
Tekmessa, car chaque mot exprime une nuance différente dans la douleur.
Ensuite une recherche pour reconstituer un certain nombre de mouvements en
fonction des représentations figurées de la gestuelle funéraire. Mais il est
évident qu'il faut créer certains gestes. D'une part ceux qui concernent des
attitudes de transition entre deux postures. D'autre part des gestes destinés à
exprimer d'autres sentiments que la souffrance, car au cours de cette plainte,
Tekmessa se remémore Ajax lorsqu'il était vivant. Or nous ne possédons

le cas, de déterminer de quelle tragédie elles relèvent, car les mêmes thèmes ont souvent été
traités par plusieurs auteurs. Reconstituer une danse de tragédie grecque implique donc deux
étapes : une lecture très fine du texte dramatique afin de déterminer les sentiments des différents
personnages, puis une recherche dans les diverses sources écrites et iconographiques que l'on
connaît sur la danse de l'Antiquité grecque, pour exprimer chorégraphiquement les émotions des
personnages.
(27) LIMC, s.v. « Aias I ». .
(28) C'est le sujet d'un coupe attique à figures rouges du peintre de Brygos, New-York
Metropolitan Museum L69-11.35, ex Coll. Bareiss, cf. LIMC, s.v. « Aias I ».
210 MARIE-HÉLÈNE DELAVAUX-ROUX

qu'un répertoire très incomplet de la gestuelle antique. Il a fallu enfin


découvrir comment Tekmessa peut s'exprimer chorégraphiquement, dans la mesure
où elle chante en même temps : les mouvements ne doivent pas empêcher
l'émission correcte des notes de la mélodie, très aiguë, ce qui représente une
difficulté certaine.
Étant donné que cette plainte date environ du Ve s. av. J.-C. et qu'elle a
peut-être été écrite par Eschyle, on peut se laisser guider par le style
d'Eschyle, grave et mesuré(29). Le style de la danse, même s'il s'agit d'un thrènos,
doit conserver une certaine retenue. Les mouvements doivent être intenses et
épurés pour traduire à la fois l'état d'hallucination et la violence des
sentiments. Car malgré l'intensité des sentiments exprimés, l'état de faiblesse de
Tekmessa interdit toute manifestation d'une violence excessive.
Pour parvenir à une reconstitution chorégraphique de ce texte, il est
manifeste qu'il ne faut pas raisonner en fonction d'une traduction française mais en
fonction des mots grecs. Il faut penser en grec et respecter l'ordre des mots,
qui est aussi l'ordre des émotions. Il existe aussi un certain nombre de lacunes
dans le texte, à la fin de chaque vers. On ne peut actuellement en tenir compte,
sinon pour penser que les mots qui manquent permettaient plus aisément le
passage d'un sentiment à un autre. Dans la reconstitution que nous proposons,
mouvements et attitudes s'accordent avec l'ordre des mots du texte grec :
chaque geste correspond à une image véhiculée par le texte. Voici cette
reconstitution, que pour plus de commodité nous exposons de la manière suivante :
après avoir cité le vers grec concerné, nous expliquons quels sont les
sentiments exprimés, puis nous proposons l'interprétation chorégraphique
proprement dite.

1. ...αύτοφόνω χειρί και φάσγανον ι...


De la main qui a accompli le suicide / et / l'épée
Le premier mot αύτοφόνω, « suicidé » exprime tout le choc de la jeune
femme qui se trouve placée devant un corps sans vie. Elle ne peut pas croire ce
qu'elle voit. Le mot suivant montre que Tekmessa est confortée dans son
sentiment d'horreur : χειρί, « de sa main » est une redondance par rapport au mot
qui précède mais il exprime aussi une connotation affective très forte : la main
d' Ajax est celle de l'être aimé. L'horreur s'accentue avec le και car ce mot est
suivi d'un silence qui marque une interruption, lourde de sens : Tekmessa, qui
s'est sans doute approchée du corps d'Ajax, aperçoit soudainement un objet

(25) Dans les Grenouilles (v. 1245-1297), Aristophane évoque la musique d'Eschyle par
opposition à celle d'Euripide. Il lui reproche sa monotonie (v. 1250 ; v. 1283 ss.) et l'utilisation
de mélodies barbares (v. 1296-97). On se doute que le poète comique a volontairement exagéré
ces caractéristiques pour en réaliser une parodie, mais il est important de noter qu'il fait
d'Eschyle le vainqueur du concours. Cf. A. BÉLIS, Aristophane, Grenouilles, v. 1249-1364 : Eschyle
et Euripide, MELOPO1O, dans REG, CIV, 1 99 1 , p. 3 1 -5 1 , cf. p. 34-4 1 .
GESTUELLE DU DEUIL ET DANSES FUNÉRAIRES 211

qui provoque un nouveau choc. Sa respiration est coupée, ce que le poète a


marqué par ce silence. Elle ne parvient d'ailleurs pas à désigner cet objet en
faisant une phrase. Remplie d'épouvanté, elle ne peut que dire φάσγανον, le
couteau, l'épée, c'est-à-dire l'arme avec laquelle son amant s'est suicidé. Le
fait que ce mot ne soit énoncé qu'à la fin du premier vers implique que la jeune
femme n'a pas vu immédiatement l'arme. Même si elle a été informée
préalablement de la manière dont son amant s'est suicidé et même si l'arme est bien
visible, la première image qu'elle voit est celle d'un corps privé de vie, et
quelques secondes plus tard, elle reçoit un nouveau choc en découvrant
l'arme. En fonction des sentiments exprimés par ces mots, nous proposons
l'interprétation suivante :
Tekmessa entre à pas lents, la main droite dans le geste de la χειρ
καταπρηνής (fig.l). Elle commence à chanter quand elle se trouve à une
distance d'environ un mètre du corps :
— αύτοφόνω : Tekmessa avance, toujours avec le même geste.
— χειρί και : elle s'agenouille près du corps et s'assied sur ses genoux.
Elle avance la main droite pour toucher le corps mais elle pose la main sur le
couteau qu'elle n'avait pas encore vu. Sur le και, arrêt horrifié et mouvement
de recul au niveau du buste, la main toujours dans la position χειρ
καταπρηνής et l'autre main exécute à présent le même geste . Ici, la
redondance gestuelle traduit l'augmentation du sentiment d'horreur.
— φάσγανον : les deux mains se redressent vers le spectateur et exécutent
le geste de la χειρ σιμή (fig. 5-6).

2. ...Τελαμωνιάδα τό<ν> σον Αίαν, η...


Fils de Télamon / ton Ajax
Après le choc de la découverte de l'arme du suicide, Tekmessa se détourne
de cette vision insupportable et contemple le visage de son amant mort. Cette
nouvelle vision provoque non plus un choc mais une douleur si forte qu'elle
ne trouve plus ses mots pour la formuler : Τελαμωνιάδα, « fils de Télamon »,
ce qui est une extériorisation très faible de l'émotion par rapport à la
souffrance réelle. La souffrance de Tekmessa est tellement atroce, qu'elle est
obligée ensuite, quelques instants, de s'extraire de cette réalité horrible pour
revoir le visage d'Ajax tel qu'il était lorsqu'il était vivant. Ce qui lui permet
d'exprimer, dans une prodigieuse montée à l'aigu, tout son amour pour Ajax,
cet amour qu'elle ne pourra jamais plus lui dire (et qu'elle n'a peut-être pas eu
la possibilité de lui dire aussi intensément. Voici comment nous proposons
d'exprimer orchestiquement ce passage :
— Τελαμωνιάδα : Tekmessa revient en χειρ καταπρηνής (1) (fig. 1) puis
touche le visage du mort.
— τό<ν> σον Αίαν : Tekmessa ferme les yeux comme pour fuir cette
réalité atroce, toujours à genoux, elle se redresse, les deux bras arrondis devant
elle, car elle a maintenant devant elle la vision d'Ajax vivant, qu'elle tente
212 MARIE-HÉLÈNE DELAVAUX-ROUX

d'enserrer. Toujours à genoux, elle est presque cambrée face à cette vision
magnifique.
Nous évoquons à présent la transition entre cette dernière pose, destinée à
marquer l'amour et l'admiration et le vers suivant qui marque un sentiment de
haine. Le ou les mots manquants (car il y a ici une lacune du texte) devaient
permettre sans doute à Tekmessa de basculer du paroxysme amoureux dans la
douleur extrême. Au moment où Tekmessa étreint l'image vivante d'Ajax, elle
est brutalement confrontée à l'image réelle d'Ajax, celle d'un cadavre. Cette
douleur permet à Tekmessa d'exprimer un nouveau sentiment : la haine contre
le meurtrier. Comme elle prend conscience que cette vision n'existera plus
jamais, et que la réalité est celle de la mort, elle devient folle de douleur. Le
haut de son dos se courbe et elle porte les deux mains à sa tête (fig. 9).

3. δι' <Ό>δυσ<σ>έα τόν άλιτρόν ο τη


À cause d'Ulysse / le meurtrier /...
Dans ce vers, Tekmessa maudit doublement Ulysse, en le désignant par son
nom puis par sa qualité de meurtrier. Ce doit être le passage le plus violent de
toute la chorégraphie :
— ôl' <Ό>δυσ<σ>έα : Tekmessa, toujours les deux mains à la tête,
s'arrache les cheveux (fig. 8 et 9). Ce geste est ici très intense mais très stylisé,
comme effectué au ralenti car l'état d'hallucination et d'épuisement de
Tekmessa ne lui permet pas d'accomplir ce geste avec beaucoup de force. Les
mains de Tekmessa, qui sont descendues le long des cheveux, se dirigent vers
l'épée.
— τόν άλιτρόν : d'un mouvement très brutal, les mains saisissent l'épée
par la partie tranchante. Ce geste peut paraître irréaliste mais se justifie dans la
mesure où Tekmessa, au paroxysme de la souffrance, perd toute sensation de
la douleur physique. Tekmessa élève l'épée, toujours en la tenant des deux
mains, au-dessus de sa tête.
— ο : Tekmessa fait le geste de dégainer l'épée, et de la pointer contre un
adversaire invisible. Cette attitude est inspirée du ξιφισμός, geste également
mentionné dans le texte d'Athénée que nous avons cité plus haut. Ce n'est
évidement pas un geste typique des funérailles. Nous y avons recours parce
qu'il va tout à fait dans la logique des sentiments exprimés par la captive
d'Ajax.
Nous reconstituons maintenant un moment de transition entre cette
dernière pose, exprimant une haine farouche, et le vers suivant qui marque le
retour à la souffrance. Une lacune du texte empêche de connaître le ou les
mots qui permettaient d'assurer cette transition. Notre hypothèse est que les
forces commencent à manquer à Tekmessa, ce qui permet, par un léger
vacillement du corps, d'enchaîner le vers suivant.
GESTUELLE DU DEUIL ET DANSES FUNÉRAIRES 213

4. έ'λκεσιν ό ποθούμενος...
à cause de ses blessures / le bien aimé
Ce vers, difficile à traduire de manière concise, exprime deux nuances dans
la douleur, ελκεσιν est une allusion directe aux blessures d'Ajax, que
Tekmessa s'approprie comme étant ses blessures. C'est une sensation
physique douloureuse, ό ποθούμενος exprime une autre émotion : la jeune femme
prend conscience qu'elle ne pourra plus jamais communiquer avec son amant
mort, qu'elle ne pourra plus le serrer dans ses bras puisqu'il sera bientôt réduit
à l'état de cendres. Ce que nous traduisons chorégraphiquement par les
attitudes suivantes :
— ελκεσιν : en évoquant les blessures d'Ajax, le vertige de Tekmessa
s'accentue (ce qui se marque par un double cercle du buste, très léger), comme si
elle était atteinte elle-même par ces blessures, Elle tombe à terre, tout près du
corps d'Ajax. Ce faisant, elle lâche l'épée.
— ό ποθούμενος : elle tente d'enserrer une dernière fois le corps d'Ajax,
comme pour lui communiquer tout ce qu'elle n'a pas eu le temps de lui dire et
qu'elle ne pourra plus jamais lui dire. Ce geste est à la fois très doux et très
intense.

5. αίμα κατά χθονός άπο


le sang / sur le sol /
Tekmessa, toujours allongée sur le sol, découvre le sang de son amant qui
imprègne le sol. Parvenue dans un état total d'épuisement, elle ne peut
s'exprimer qu'à grand peine :
— αίμα : Tekmessa découvre le sang de son amant. Du corps d'Ajax, elle
glisse sur le sol, où coule le sang.
— κατά χθονός : elle se redresse légèrement, retourne sa main et la
découvre pleine de sang.
— αίμα κατά χθονός άπο : elle enroule ses cheveux autour de l'arme,
pleine de sang, et s'écroule.
Comme on a pu le voir, la plainte de Tekmessa constitue l'exemple typique
d'un thrènos de tragédie. Ce type de prestation remportait un franc succès
auprès du public, car en mettant en scène les gestes traditionnels de la
lamentation funèbre, il apportait une réponse matérielle à l'angoisse de chacun sur la
mort. Car la mort pour les Grecs, c'est bien sûr la survie de l'âme, mais, dans
le rituel des funérailles, on accorde une grande importance au corps du défunt,
la même que celle qui lui avait été accordée durant sa vie.
Illustration non autorisée à la diffusion
inv. Ε 643. (Dessin A. Ir
GESTUELLE DU DEUIL ET DANSES FUNERAIRES 215

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216 MARIE-HELENE DELAVAUX-ROUX

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218 MARIE-HELENE DELAVAUX-ROUX

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Fig. 7 et 8 - Loutrophore à figures rouges, Athènes Musée National, n° inv. 1170.


(Photographie d'après le Corpus Vasorum Antiquorum) (4)
220 MARIE-HÉLÈNE DELAVAUX-ROUX
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