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Delavaud-Roux Marie-Hélène. Gestuelle du deuil et danses funéraires. In: Revue belge de philologie et d'histoire, tome 80,
fasc. 1, 2002. Antiquite - Oudheid. pp. 199-220;
doi : https://doi.org/10.3406/rbph.2002.4615
https://www.persee.fr/doc/rbph_0035-0818_2002_num_80_1_4615
Marie-Hélène DELAVAUD-ROUX
Chez tous les peuples, quels que soient leur époque et leur degré de
civilisation, les funérailles font l'objet de rituels précis qui doivent être accomplis
rigoureusement et scrupuleusement. Les Grecs de l'Antiquité ne font pas
défaut à cette règleC1)· Chez eux, les funérailles répondent à un cérémonial
important qui s'étale sur plusieurs jours. Après la toilette du mort, faite par ses
plus proches parents, le défunt est exposé sur un lit d'apparat, dans le vestibule
de sa maison, les pieds tournés vers la porte. C'est la « prothésis »
(πρόθεσις)(2) qui dure un jour ou deux. Puis c'est le convoi funèbre ou
Γ« ekphora » (έκφορά)(3) vers le cimetière, toujours situé en dehors des murs
de la ville. Là, le corps est soit inhumé, soit brûlé sur un bûcher. Après
l'offrande de libations au mort, puis le retour à la maison mortuaire, se déroulent
des cérémonies de purification(4) : purification des parents du défunt et repas
funéraire. Le lendemain a lieu un rituel de purification de la maison. Ensuite,
banquet et sacrifices se renouvellent le troisième, le neuvième et le trentième
jour après les funérailles, ainsi qu'aux jours anniversaires.
La prothésis et l'ekphora s'accompagnent de manifestations gestuelles
destinées à exprimer la douleur. Ces manifestations sont liées à un genre musical
spécial, le thrène, chant funèbre interprété par un soliste et rythmé par les
« ololygai » (όλολυγοά) d'un chœur(5). D'après les représentations figurées,
les manifestations de la douleur paraissent souvent très extériorisées et
violentes : frappement de la poitrine avec les mains et arrachement des cheveux par
(1) L'absence de sépulture constituait une des plus grandes peurs qu'éprouvaient les Grecs
de l'Antiquité. Les sources écrites en fournissent plusieurs témoignages. Cf. HOM., //., XVII, 1-
187, 262-422, 543-771 (lutte pour récupérer le corps de Patrocle) ; XÉN., Heli, 1, 7 et DlOD.
Sic, XIII, 97-103 (en 406 av. J.-C, condamnation de stratèges athéniens vainqueurs qui n'ont
pas pu repêcher leurs morts en raison d'une tempête) ; E. LÉVY, L'art de la déformation
historique dans les Helléniques de Xénophon, dans Purposes of History {Studia hellenistica, 30), Lou-
vain, 1990, p. 146-155. On comprend ainsi pourquoi le refus de sépulture constitue le sujet
principal de Y Antigone et de Y Ajax de Sophocle.
(2) Cf. Plat., Lois, 947b ; Dém., 1071, 24.
(3) Cf. ESCH., Les Sept contre Thèbes, 1024, Les Choéphores, 9 et 430 ; AR., Ploutos, 1008,
Lysistrata, 24, 92. Sur l'emploi de la danse armée dans les funérailles : cf. M.-H. Delavaud-
ROUX, Les danses armées en Grèce antique, Aix-en-Provence, 1993, p. 52 et pp. 115-119.
(4) L. MOULINIER, Le pur et l'impur dans la pensée des Grecs d'Homère à Aristote, Paris,
1952, p. 76-82.
(5) Le thrène est le plus souvent exécuté par un chœur féminin: cf . HOM., //., XVII, 37 ss. et
XXIV, 720. Il est parfois le fait d'un chœur masculin : cf. HOM., //., XVIII, 314 ss.
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(6) EMMANUEL, La danse grecque antique, Slatkine, Paris-Genève, 1987 (première édition,
Paris, 1896), p. 269 ; SÉCHAN, La danse grecque antique, Paris, 1930, p. 221-222 ; AM, 1928,
pp. 37-39 ; E. Vermeule, Aspects of Death in early Greek Art and Poeti-y (Sather Classical
Lectures, 46), Berkeley - LA- Londres, 1979, pp. 213-214, note 16. Nos recherches personnelles
nous ont permis d'établir une liste des représentations géométriques de prothésis : amphore
Karlsruhe, Badisches Landesmuseum. B2674, milieu VIIIe s. av. J.-C, dans CVA Deutschland 7
/ Karlsruhe 1, pi. 3 (301) 1 ; amphore Hambourg, Museum für Kunst und Gewerbe, 1966. 89,
dernier tiers VIIIe s. av. J.-C, dans CVA Deutschland 41 / Hamburg 1, pi. 10 (1976) 1-2, pi. 11
(1977) 1-2 ; amphore Cleveland Museum ofArt 27.6, 720-7 10 av. J.-C, dans CVA USA15/The
Cleveland Museum of Art 1, pi. 2 (682) 1-2, pi. 3 (683) 1 ; Hydrie, Louvre A 575, 690-680 av. J.-
C, dans CVA France 26 / Louvre 17, pi. 4 (1 127) 1-2-3-4, pi. 5 (1 128) 3 ; fragment de cratère,
Louvre CA 33 82, premier style du Dipylon, dans CVA France 18/Louvre 11, III H b, pi. 9 (785)
1-2-3 ; fragment de cratère, Louvre A 545, premier style du Dipylon, dans CVA France 18 /
Louvre 11, III H b, pi. 9 (785) 8 et 17 ; fragment d'amphore, Louvre A 542, 760 av. J.-C, dans
CVA France 27 / Louvre 1 8, III H b, pi. 17(1196) ; œnochoé Louvre CA 3283, troisième quart du
VIIIe s. av. J.-C, dans CVA France 27 / Louvre 18, III H b, pi. 28 (1095) 1-2, pi. 29 (1096) 1-2 ;
fragment de skyphos, Tübingen, Antikensammlung des Archäologischen Instituts der
Universität 5629, troisième quart du VIIIe s. av. J.-C, dans CVA Deutschland 44 / Tübingen 2,
pi. 26 (2127) 3 ; fragment de cratère Rennes, Musée des Beaux-Arts et d'archéologie D
895.1.52, dans CVA Fiance 29 / Rennes fasc. unique, pi. 4 (1287) 2, et dans CVAFrance 18 /
Louvre 11, III H b, pi. 14 (790) 6 ; fragment de vase du Dipylon, Mannheim, Reiss Museum Cg
68-72, dans CVA Deutschland 13 / Mannheim 1, pi. 3 (589) 4-5-6-7. Liste des représentations
géométriques associant prothésis et ekphora : fragments de cratère, Louvre A 517, premier style
du Dipylon, dans CVA France 18 / Louvre 11, III H b, pi. 1 (777) 1 à 10, pi. 2 (778) 5 ; fragments
de cratère, Louvre A 54 1 , premier style du Dipylon, dans CVA France 18/ Louvre 1 1 , III H b, pi.
13 (789) 1 à 19, pi. 14 (790) 1-2-3 ; fragments de cratère, Louvre A 547, premier style du
Dipylon, dans CVA France 18 / Louvre 11, III H b, pi. 14 (790) 4 à 15, pi. 15 (791) 1 à 22 ;
cratère Louvre A 552, premier style du Dipylon, dans CVA France 1 8 / Louvre 11, III H b, pi. 1 1
(787) 1, pi. 123 (788) 1-2. Vase du Dipylon, Athènes, dans RAYET-COLLIGNON, Histoire de la
céramique grecque, pi . 1 . Représentation géométrique de pleureuses isolées hors du contexte de
la prothésis ou de l'ekphora : gobelet, Louvre CA 1779, après 730 av. J.-C, dans CVA France 25
/ Louvre 16, pi. 39 (1 106) 1, pi. 55 (1122) 2. D'après toutes ces représentations, il ressort deux
types de gestuelle, celle des pleureurs (masculins ou féminins selon les cas) ou des guerriers en
procession (toujours masculins). Notons que parfois les guerriers adoptent les gestes des
pleureurs : cf. Hydrie Louvre A 575.
(7) Cf. SIG, III3, 1218, règlement de Ioulis (île de Céos) : « II n'entrera dans la maison
mortuaire que celles qui sont souillées (par le voisinage du défunt) : la mère, l'épouse, les sœurs,
les filles ; en outre cinq femmes et deux jeunes filles parmi les parentes jusqu'au degré d'enfants
de cousins germains ; nulle autre n'entrera. » (traduction R. FlaceliÈRE dans La vie quotidienne
en Grèce au siècle de Périclès, Paris, 1959, p. 115). Décret de Solon à Athènes, cf. PSEUDO-
DÉMOSTHÈNE, Contre Macartatos, 43 : « Les femmes n'auront droit de pénétrer dans la maison
du mort ou de suivre son convoi jusqu'à sa tombe que si elles sont parentes en deçà du degré
d'enfants de cousins. » (trad. R. FLACELIÈRE, op. cit.) ; cf. ANTIPHON, Sur le choreute, 33 : « Le
mort sera exposé à l'intérieur de la maison comme le voudra la famille. Il sera enterré le
lendemain avant le lever du soleil. » (traduction R. FLACELIÈRE, op. cit., p. 116).
GESTUELLE DU DEUIL ET DANSES FUNÉRAIRES 201
(8) D'après M. EMMANUEL, op. cit., p. 27 et p. 271-272, « le culte des morts chez les Grecs
a donc été de tout temps caractérisé par une gesticulation rituelle, issue de mouvements violents
et devenue peu à peu l'expression religieuse d'une douleur contenue ». Donc, à partir de la fin du
VIe s. av. J.-C, même les représentations les plus violentes ne peuvent correspondre à la réalité :
« De très beaux vases à figures rouges, de style sévère, sont ornés de peintures funéraires
expressives, à tel point qu'on pourrait croire à la réalité des gestes qu'elles représentent. Il est probable
néanmoins que cette femme (fig. 545) ne s'arrache pas les cheveux et que cette autre, de sa main
crispée, ne s'égratigne pas le visage (fig. 546). Déjà, en effet, sur les vases à figures noires et sur
les plaques peintes (fig. 544), on voit parfois les femmes - et aussi les hommes mais plus
rarement - lever les deux bras dans un mouvement double et symétrique, et appuyer les deux mains
sur leur tête, sans saisir la chevelure. Cela prouve que l'habitude est perdue de s'arracher les
cheveux. » Nuançant cette opinion, L. SÉCHAN, op. cit., p. 122, écrit : « Avec le temps, ces
manifestations extérieures s'atténuèrent pour donner naissance à des attitudes plus
conventionnelles, à la fois, et plus nobles. On posait alors les deux mains sur la tête ou bien on les élevait au-
dessus de la chevelure. Quelquefois, les membres du cortège funèbre touchent leur tête d'une
main en étendant l'autre devant eux ou en l'élevant dans un large geste ; ou bien ils portent
simplement leur main droite en avant de leur visage, comme pour accompagner le thrène ». Pour
nuancer cette théorie, précisons que les manifestations violentes sont encore fréquentes au IIe s.
ap. J.-C, comme l'atteste LUCIEN : « De quoi me servent alors ces gémissements et ces poitrines
frappées au son de la flûte, et ces éjulations interminables des femmes ... Quant à vos sacrifices
funèbres, vous voyez, n'est-ce pas, aussi bien que moi, que la partie la plus succulente monte
avec la fumée vers le ciel et qu'il ne nous en arrive pas en bas la moindre parcelle. Il n'en reste
qu'une cendre inutile, et vous ne croyez pas que les morts vivent de cendres. » (Sur le deuil,
XIX, trad. E. Talbot, Hachette, 1857).
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1. Hydrie corinthienne, Paris, Louvre E 643. VIIe s. av. J.-C. (fig. 1)(9)
Funérailles d'Achille : autour du lit du mort se trouvent dix Néréides. La
première, en partant de la gauche, porte la main gauche à son front. La
seconde s'arrache une mèche de cheveux de la main droite et s'égratigne le
visage de la main gauche. La troisième s'égratigne le visage de la main gauche
et exécute un geste apotropaïque de la main droite (paume tournée vers le sol).
La quatrième s'arrache les cheveux des deux mains. La cinquième tient un
instrument de musique à cordes (lyre ou phorminx ?). La sixième et la
septième entourent le mort de leurs bras. La huitième s'arrache une mèche de
cheveux de la main gauche et la neuvième fait de même avec la main droite.
La dernière s'égratigne le visage de la main gauche.
(9) W. ZSCHIETZSCHMANN, Die Darstellungen der Prothésis dans AM, LUI, 1928, pp. 17-47,
cf. n° 90, p. 44 ; G. M. A. RICHTER, The Furniture of the Greeks, Etruscans and Romans,
Londres, 1966, fig. 310 ; M. EMMANUEL, La danse grecque antique, Paris-Genève, 1987 (première
éd., Paris, Hachette, 1896), p. 269, fig. 543.
(10) CVA Italia 7 / Bologne 2, III H e, pi. 24 (323) 1-2-3 ; O. Touchefeu-Meynier, « Un
n° 2 et fig."phormiskos"
nouveau 5-6 ; H. RÜHFEL,
à figures
Das noires
Kind in», der
dansgriechischen
Revue Archéologique,
Kunst (Kulturgeschichte
1972, p. 93-102,
dercf.Antiken
p. 99,
Welt, 18), Mayence, 1984. M.-H. Delavaud-Roux, Les danses pacifiques en Grèce antique,
Aix-en-provence, 1994, n° 58.
GESTUELLE DU DEUIL ET DANSES FUNÉRAIRES 203
(") CVA USA 15 /The Cleveland Museum of Art 1, HI H, pi . 15 ( 695 ) 12, pi. 16 (696) 1-2 ;
Delavaud-Roux, op. cit., n° 55.
(12) BEAZLEY, ARV 2, 512, 13 ; CVA Grèce 2 / Athènes 2, III I d, pi. 21-23 ; Monumenti
inediti publican dell' Istituto di CorrispondenzaArcheologica (sous la direction de GERHARD et
Panofska), Rome-Paris, 1829-1885, 12 vol., t. VIII, V ; M. Collignon et Couve, Catalogue
des vases peints du musée national d'Athènes, Paris, 1902-1904, 1 168 et pi. 42 ; EMMANUEL, op.
cit., p. 271, fig. 545 (partie de la panse) et 546 (partie du col) ; W. ZSCHIETZSCHMANN, Die
Darstellungen der Prothésis dans AM, LUI, 1928, pp. 17-47, cf. n° 96 et pi. XVI-XVII ; G.
PRUDHOMMEAU, La danse grecque antique, Paris, 1965, fig. 608 et 806 ; E. VERMEULE, Aspects
of Death in early Greek Art and Poetry {Slater Classical Lectures, 4), Berkeley, 1979, fig. 9, p.
16 ; AM, XCVI, 1981, pi. 62, 3. DELAVAUD-ROUX,op. cit., n° 57
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(13) G. NEUMANN, Gesten und Gebärden in der griechischen Kunst, Berlin, 1965, p. 85-87.
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(17) La χειρ καταπρηνής et la χειρ σιμή se rencontrent également dans les danses des
satyres. Dans ce dernier cas, V. Festa, Sikinnis. Storia di un'antica danza, dans Memorie délia
R. Accademia di Archeologia, Lettere e Belle arti di Napoli, III, 1918, p. 35-74, cf. p. 47 et p. 71-
72, précise que la χειρ σιμή est, à l'origine, destinée à conjurer le danger et que la χειρ
καταπρηνής, geste de la main vers les αιδοία, a une valeur apotropaïque.
(18) Pour les gestes de défense et d'épouvanté, voir G. Neumann, op. cit., p. 37-41 et p.
102-105.
(19) Nous n'étudions pas au cours du présent travail une forme de thrène particulière, qui
s'effectue lorsqu'un défunt n'a pas reçu les rites auxquels il avait droit, et qui est destinée à
rappeler le mort quelques minutes dans le monde des vivants. Ce thrène comporte un geste
spécifique, celui de frapper la terre des deux mains. C'est ce que fait Hécube pour invoquer
l'ombre de Priam (EUR., Troyennes, 1302-1314) de même qu'Oreste et Electre pour celle de leur
père, Agamemnon (ESCH., Choéphores, 315-478).
(20) Pour Achille, les morts sont totalement coupés du monde des vivants et ils ne mènent
qu'une existence d'« ombre », inodore et sans saveur, cf. HOM., //., IX, 401-509; Od., XI, 488-
49 1 . De même Admète ne paraît guère impatient de rejoindre sa femme Alceste dans le royaume
des morts, bien qu'il la regrette sincèrement, cf. EUR., Alceste, 348-354, 363-364, 866-867.
(21) Canthare à une anse, figures noires, Cabinet des médailles 353, vers 500 av. J.-C,
Beazley, AB V, 346, 7 ; canthare à une anse, figures noires, Cabinet des médailles 355, vers 500
av. J.-C, BEAZLEY, ABV, 346, 8 ; M.-H. Delavaud-ROUX, Les danses armées en Grèce antique,
Aix-en-Provence, 1993, p. 52 et p. 115-119
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(22) II est difficile de différencier le thrènos du komos, même du point de vue de la musique.
Aristote définit le komos comme « un thrènos qui vient à la fois du chœur et de la scène »
{Poétique, 12, 1452b.)- Le grammairien médiéviste Tzétzsès précise que le thrènos est plus
calme que le komos. P. Masqueray, Théorie des formes lyriques de la tragédie grecque, Paris,
1895, p. 17, pense qu'il est quasiment impossible de différencier thrènos et komos. En fait, le
komos paraît lié à une gestuelle violente, puisque son etymologie est liée au verbe kopto
(κόπτω) « donner un coup » (P. Chantraine, op. cit., t. I, p. 563-64, sv. κόπτω). A. Dain,
Traité de métrique grecque, Paris, 1965, p. 203 : « Par abus, le langage courant tend à appeler
komos tout chant lyrique qui n'est pas un stasimon proprement dit... Métriquement parlant, la
forme du komos n'offre rien de nouveau. Seul le caractère pathétique de ces morceaux, leur
liberté apparente de construction permettent de leur accorder une place à part ». Par opposition le
thrènos pourrait être défini comme toute manifestation douloureuse ne comportant pas ce type
de gestuelle. Mais dans l'Antiquité, il y a probablement confusion entre les deux termes, comme
le montre la définition d'Aristote. À l'origine, on désigne par ces deux mots un chant de deuil ou
de douleur, intervenant au moment le plus pathétique, celui où le chœur entre en relation avec un
acteur. Ce chant s'accompagne d'une danse très animée. Puis, peu à peu, il est utilisé pour
traduire toutes les émotions violentes de l'âme.
(23) Scholie EUR., Hécube, 647, p. 21 1 (Dindorf).
208 MARIE-HÉLÈNE DELAVAUX-ROUX
(24) Ce morceau a été publié par W. SCHUBART, Sitzungsberichte (Berlin. Akad. ), 1918, p.
763 ss. Il a été réétudié par Th. REINACH, Revue Archéologique, 1919, p. 11 ss. et La musique
grecque antique, 1926, p. 204 qui a proposé d'identifier ce fragment à la plainte de Tekmessa
dans une tragédie perdue d'Eschyle sur le thème d'Ajax, puis par R. Wagner, Philologus, 1921,
p. 256 ss. ; On peut le consulter actuellement dans l'édition de référence réalisée par E.
PÖHLMANN, Denkmaler Altgriechischer Musik, Sammlung, Übertragung und Erläuterung aller
Fragmente und Fälschungen,Nüremberg, 1976, n° 32a. Pour A. BÉLIS, « Un Ajax et deux Timo-
thée (P. Berol, n° 6870) », REG 111 (1998, 1), p. 74-100, il s'agit d'un fragment de dithyrambe,
Y Ajax furieux de Timothée de Milet.
(25) Nous bénéficions ici de conditions exceptionnelles car la musique de la tragédie
grecque étant rarement conservée (outre la musique vocale de la plainte de Tekmessa, on possède la
musique qui accompagnait les vers 339-344 d'Oreste d'Euripide et les vers 783-796 d'Iphigénie
à Aldis du même Euripide), nous nous trouvons le plus souvent dans la situation d'une personne
qui ne possède que le livret d'un opéra. Certes, le texte des œuvres dramatiques possède une
rythmique, fondée sur l'alternance de syllabes brèves et de syllabes longues, qui se combinent
pour former des mètres. Mais la scansion du texte pose parfois des problèmes d'interprétation
puisque Denys d'Halicarnasse précise : « pour les syllabes, il n'y a pas qu'une seule manière
d'être naturellement longues ou brèves ; certaines longues sont plus longues que d'autres,
certaines brèves plus brèves que d'autres » (VI, 15, 3, traduction G. Aujac et M. Lebel, 1981). C'est
donc à juste titre qu'A. Dain, dans son Traité de métrique grecque, (p. 44-45) rappelle que
« l'interprétation métrique d'une séquence de longues et de brèves peut faire difficulté, s'il y a
plusieurs interprétations possibles » et surtout lorsque ces équivoques sont consenties par les
poètes. Dain précise que c'est souvent le cas chez Sophocle, même s'il « est probable... qu'à
l'exécution, une différence permettait de reconnaître ce que le poète avait voulu faire ». On peut
illustrer ce propos par DION. HAL., La Composition stylistique, VI, 4, 4, qui se livre à un curieux
exercice de composition : prenant deux vers d'Homère , en hexamètres dactyliques, il les
transforme en tétramètres « ioniques » , « sans ajouter ni retrancher quoi que ce soit, simplement en
altérant la position des mots » ; pour réaliser ce changement Denys d'Halicarnasse inverse
simplement le premier et le dernier mot du second vers. Si scansion et rythmique posent parfois des
problèmes d'interprétation, il est cependant primordial de s'interroger sur les disparités existant
entre métrique et rythme. ARIST., Poétique, III, 1408b, précise que « les mètres sont les parties
du rythme », mais pour les théoriciens modernes, le rythme diffère du mètre. D'après A. Dain,
op. cit., p. 23, le rythme se définit comme l'étendue et la durée mesurables, symétrisant avec une
autre durée dans le même genre, tandis que le mètre est la manière dont on remplit cette étendue
ou durée, c'est-à-dire l'ordre dans lequel se succèdent les brèves et les longues.
(26) II est impossible de déterminer des pas, des attitudes et des gestes qui soient spécifiques
à la tragédie. Le texte des tragédies grecques donne peu d'indications précises sur les
déplacements chorégraphiques, les pas, les attitudes et les gestes. Ainsi, on peut se demander comment
interpréter l'expression « κρότος ποδών » bruit des pieds qui frappent en cadence sur le sol
(EUR., Héraclides , 783). Pour pallier ce manque, il serait logique de recourir aux
représentations figurées qui évoquent des scènes extraites de tragédies. Mais les scènes de danse qui
illustrent le théâtre tragique sont rares, et il est difficile de savoir si elles se rapportent réellement
à une tragédie (elles pourraient tout aussi bien évoquer un épisode épique ou lyrique), et si c'est
GESTUELLE DU DEUIL ET DANSES FUNÉRAIRES 209
le cas, de déterminer de quelle tragédie elles relèvent, car les mêmes thèmes ont souvent été
traités par plusieurs auteurs. Reconstituer une danse de tragédie grecque implique donc deux
étapes : une lecture très fine du texte dramatique afin de déterminer les sentiments des différents
personnages, puis une recherche dans les diverses sources écrites et iconographiques que l'on
connaît sur la danse de l'Antiquité grecque, pour exprimer chorégraphiquement les émotions des
personnages.
(27) LIMC, s.v. « Aias I ». .
(28) C'est le sujet d'un coupe attique à figures rouges du peintre de Brygos, New-York
Metropolitan Museum L69-11.35, ex Coll. Bareiss, cf. LIMC, s.v. « Aias I ».
210 MARIE-HÉLÈNE DELAVAUX-ROUX
(25) Dans les Grenouilles (v. 1245-1297), Aristophane évoque la musique d'Eschyle par
opposition à celle d'Euripide. Il lui reproche sa monotonie (v. 1250 ; v. 1283 ss.) et l'utilisation
de mélodies barbares (v. 1296-97). On se doute que le poète comique a volontairement exagéré
ces caractéristiques pour en réaliser une parodie, mais il est important de noter qu'il fait
d'Eschyle le vainqueur du concours. Cf. A. BÉLIS, Aristophane, Grenouilles, v. 1249-1364 : Eschyle
et Euripide, MELOPO1O, dans REG, CIV, 1 99 1 , p. 3 1 -5 1 , cf. p. 34-4 1 .
GESTUELLE DU DEUIL ET DANSES FUNÉRAIRES 211
d'enserrer. Toujours à genoux, elle est presque cambrée face à cette vision
magnifique.
Nous évoquons à présent la transition entre cette dernière pose, destinée à
marquer l'amour et l'admiration et le vers suivant qui marque un sentiment de
haine. Le ou les mots manquants (car il y a ici une lacune du texte) devaient
permettre sans doute à Tekmessa de basculer du paroxysme amoureux dans la
douleur extrême. Au moment où Tekmessa étreint l'image vivante d'Ajax, elle
est brutalement confrontée à l'image réelle d'Ajax, celle d'un cadavre. Cette
douleur permet à Tekmessa d'exprimer un nouveau sentiment : la haine contre
le meurtrier. Comme elle prend conscience que cette vision n'existera plus
jamais, et que la réalité est celle de la mort, elle devient folle de douleur. Le
haut de son dos se courbe et elle porte les deux mains à sa tête (fig. 9).
4. έ'λκεσιν ό ποθούμενος...
à cause de ses blessures / le bien aimé
Ce vers, difficile à traduire de manière concise, exprime deux nuances dans
la douleur, ελκεσιν est une allusion directe aux blessures d'Ajax, que
Tekmessa s'approprie comme étant ses blessures. C'est une sensation
physique douloureuse, ό ποθούμενος exprime une autre émotion : la jeune femme
prend conscience qu'elle ne pourra plus jamais communiquer avec son amant
mort, qu'elle ne pourra plus le serrer dans ses bras puisqu'il sera bientôt réduit
à l'état de cendres. Ce que nous traduisons chorégraphiquement par les
attitudes suivantes :
— ελκεσιν : en évoquant les blessures d'Ajax, le vertige de Tekmessa
s'accentue (ce qui se marque par un double cercle du buste, très léger), comme si
elle était atteinte elle-même par ces blessures, Elle tombe à terre, tout près du
corps d'Ajax. Ce faisant, elle lâche l'épée.
— ό ποθούμενος : elle tente d'enserrer une dernière fois le corps d'Ajax,
comme pour lui communiquer tout ce qu'elle n'a pas eu le temps de lui dire et
qu'elle ne pourra plus jamais lui dire. Ce geste est à la fois très doux et très
intense.