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Presses

universitaires
de Rennes
La violence et la mer dans l'espace atlantique | Mickaël
Augeron, Mathias Tranchant

Le mal venu de la
mer
La prévention des épidémies dans les ports de
l’Aunis sous l’Ancien Régime

Pascal Even
p. 357-372

Texte intégral
Une ville en état de siège, 1720-1722
1 Le 26 octobre 1721, le corps de ville de La Rochelle, taraudé
par la peur de la peste qui désole déjà depuis de longs mois
Marseille et la Provence, prend une nouvelle disposition
spectaculaire afin de compléter les mesures de protection
successivement adoptées au cours des mois précédents, depuis
l’annonce de l’épidémie, afin de protéger la ville et le port des
progrès d’un mal particulièrement meurtrier. Tous les
notables sont en effet mobilisés et enrôlés pour monter la
garde sur les remparts et veiller au respect des dispositions
interdisant l’introduction dans la cité de tout individu ou objet
suspect : les nobles et les officiers du bureau des finances, du
corps de ville, de l’élection, de l’amirauté et des traites
prennent position à la Porte royale, les officiers du présidial et
les avocats gardent la Porte dauphine, les négociants font le
guet devant la porte Saint-Nicolas et surveillent la chaîne
tendue entre les deux tours afin de barrer l’entrée du port. Le
clergé lui-même est envoyé veiller à la Porte Neuve. Aucune
dispense n’est admise : « […] personne ne pourra s’en
exempter sous prétexte de privilège, de maladie feinte et
voyage simulé1. »
2 La cité, frappée d’une véritable fièvre obsidionale, vit alors
claquemurée depuis des mois ; aucune marchandise ne peut y
pénétrer ni en sortir sans une vérification attentive, la
délivrance de certificats de santé et l’apposition de scellés.
Tandis que plusieurs chaloupes de santé croisent au large afin
de visiter les navires qui se présentent dans la rade et dans l’île
de Ré, que les navires en provenance de Marseille sont
refoulés et que les autres font l’objet d’une enquête attentive,
des patrouilles parcourent les rues afin de chasser les derniers
mendiants étrangers à la cité qui, considérés comme les
vecteurs potentiels du mal, sont impitoyablement expulsés.
Des passeports intérieurs ont même été distribués aux pauvres
de la ville qu’on ne peut chasser pour éviter les confusions.
Nouveau témoignage de la peur qui règne dans la cité,
quelques semaines plus tard, le corps de ville, réuni en
assemblée extraordinaire avec le concours des cinq principaux
négociants de la cité, décide de faire brûler publiquement trois
balles de poils de chameau importées de Smyrne, via
Amsterdam, par un négociant rochelais. En dépit des
protestations de ce dernier, les marchandises incriminées sont
détruites par le feu en présence de deux échevins, du
procureur du roi et des commissaires du corps de ville. La
mesure est approuvée quelques semaines plus tard par les
services du contrôleur général2. Lorsque les dernières mesures
de protection sont levées, en décembre 1722, la ville vit en état
de siège depuis deux ans.
3 Les mesures de protection adoptées par la cité lors de cet
épisode tragique contrastent de façon singulière avec
l’attentisme et la moindre vigilance dont font
traditionnellement preuve les autorités locales en matière de
prévention des épidémies. Le caractère exceptionnel des
dispositions prises en 1721 et 1722 et la rigueur qui préside à
leur application peuvent évidemment être imputées à la
terreur engendrée par la dernière incursion dramatique de la
peste sur le territoire français. Mais la peur de l’épidémie, au
demeurant lointaine, n’explique pas à elle seule la mobilisation
des Rochelais : les statistiques démographiques de la cité
montrent en effet que la ville a précisément été victime à cette
époque d’une épidémie, la plus importante du siècle, que
révèle une augmentation sensible de la mortalité suivie, au
cours des années suivantes, d’une chute caractéristique des
décès.
4 Les chiffres sont en effet éloquents puisque le nombre des
décès comptabilisés dans les cinq paroisses de la cité passe de
955 en 1719 et 902 en 1720 à 1257 en 1721 avant de
redescendre à 909 l’année suivante et à 665 en 17233. La crise
se développe à partir de l’automne 1721 et culmine aux mois
d’octobre avec 234 décès et de novembre avec 234 décès
également avant de s’apaiser progressivement. Or si l’année
1721 apparaît caractérisée à La Rochelle par la plus grave crise
démographique du siècle, l’épidémie, due non à la peste mais
vraisemblablement aux fièvres qui se développent
ordinairement à l’automne dans la ville, n’est à aucun moment
évoquée. Alors que toutes les énergies sont mobilisées afin de
prévenir l’introduction de la peste de Provence, les édiles, les
notables comme les médecins de l’époque restent muets sur la
présence d’une épidémie dans la cité. Leurs successeurs le
seront tout autant, qu’il s’agisse du Père Arcère, auteur d’une
monumentale histoire de la ville en deux volumes publiée
trente ans plus tard ou des médecins qui, à la fin du siècle,
dresseront le tableau des affections épidémiques qui ont
affecté la ville. En dépit de cette occultation officielle, la crise
n’a pourtant pas pu échapper aux contemporains ; c’est
précisément à la fin du mois d’octobre, c’est-à-dire au moment
où le nombre des décès atteint son maximum, que sont
adoptées les mesures les plus sévères afin d’empêcher l’entrée
dans la cité de tout élément suspect et que les notables se
portent en armes pour garder les portes et le port4.

La prévention des « contagions »


5 En tout état de cause, l’épisode illustre la crainte inspirée dans
les cités maritimes de l’Ancien Régime par les maladies
contagieuses importées des pays étrangers et de la plus
redoutable d’entre elles, la peste. Depuis des siècles en effet,
importé des confins orientaux de la Méditerranée, le terrible
mal qui accompagne les déplacements des marchands et des
navires surgit périodiquement en Europe et chacune de ses
incursions se traduit par des épidémies meurtrières.
6 Les activités des ports, les échanges commerciaux sont ainsi
régulièrement interrompus par la menace épidémique. Pour se
protéger de la peste, les États commerçants, exposés, par leur
vocation, à la diffusion des maladies venues de contrées
e
lointaines, ont multiplié depuis le siècle, des lazarets, des
bureaux et règlements de santé, établi des quarantaines – le
bureau de santé de Marseille est créé autour de 1640 – autant
de barrières destinées à faire obstacle à la propagation de la
maladie depuis que son caractère contagieux a été reconnu.
Les mesures de prévention adoptées par les États européens
e
dans la seconde moitié du siècle et renforcées dans le
royaume de France par une administration royale centralisée,
ont fait la preuve de leur efficacité ; la peste recule et ses
incursions s’espacent5. Mais la peste reste présente sinon dans
les faits, du moins dans les esprits ; la peur inspirée par la
maladie resurgit lors de chaque alerte et l’irruption ponctuelle
de germes infectieux mal identifiés dans les ports de la côte
atlantique entretient régulièrement l’inquiétude. Les pestes,
« péripneumonies gangréneuses » et autres « maladies de
Siam » mentionnées aux quatre coins du globe, en Orient,
dans les colonies d’Amérique, dans la Baltique et dans les
Balkans, en Pologne et en Russie, constituent une menace
permanente à laquelle les ports marchands du ponant
n’échappent pas.
7 Si ceux de l’Aunis ne disposent pas, comme en Méditerranée,
de lazarets permanents, des mesures de précaution sont
adoptées ponctuellement lors de chaque alerte. La menace
n’est pas vaine et les annales des ports charentais rapportent
les incursions, parfois dramatiques, de différentes maladies
apportées ou non par les navires qui relâchent sur les côtes
d’Aunis et de Saintonge. Dans le nouveau port de Rochefort et
e
rien que jusqu’à la fin du siècle, des alertes épidémiques
sont ainsi enregistrées, en 1671, 1673, 1688 et 1693-1694. Sous
l’Ancien Régime, entre Rochefort, arsenal et port militaire et
La Rochelle, port marchand actif, tous les deux en relations
constantes avec les colonies d’Amérique, le péril épidémique
est permanent. Il le restera longtemps. En 1927 encore, le
décès, à l’hôpital militaire Aufrédy de La Rochelle, d’un
malade de retour de Dakar et atteint de la fièvre jaune,
ranimera brutalement les inquiétudes des siècles passés…
8 Aux effets des maladies venues d’horizons lointains importées
par les navires contaminés, s’ajoutent dans nos ports
charentais animés par des mouvements perpétuels de
population, ceux des épidémies ayant une origine locale,
notamment les fièvres et le paludisme qui déciment les
populations des régions marécageuses de la province jusqu’au
e
siècle. Les unes et les autres se développent d’autant plus
facilement dans des villes où les facteurs d’insalubrité ne
manquent pas ; à La Rochelle, les boucheries, les lavoirs
installés dans les faubourgs, les cimetières mais également les
casernes et les hôpitaux constituent autant de foyers
permanents d’infection. La situation sanitaire du port de
e
Rochefort, dans la seconde moitié du siècle et au début
du siècle suivant, reste particulièrement préoccupante en
raison de la présence des marais voisins, mais aussi de
l’hygiène déplorable qui règne alors dans la ville, de fondation
encore récente, et qui ne dispose pas, en dépit des efforts des
intendants, Michel Bégon notamment, d’un réseau sanitaire et
hospitalier analogue à celui dont bénéficient les autres cités de
la province. L’absence de pavage des rues, la présence
permanente de boues alimentées par les eaux pluviales, la
mauvaise qualité de l’eau potable transforment la ville en
véritable cloaque.
9 Si une origine maritime n’est pas attribuée aux nombreux
épisodes épidémiques qui ont désolé le grand port de l’Aunis
e
depuis le Moyen Âge, c’est à partir du milieu du siècle que
sont mentionnées les premières mesures de protection contre
les maladies introduites par des navires contaminés. À la fin de
la période troublée de la Fronde, dans une ville qui répare
lentement les ruines causées par le siège de 1627-1628, une
ordonnance rendue le 7 juin 1653 interdit en effet l’entrée du
port à tous les maîtres de barque et matelots provenant de
lieux infectés6. Les contemporains établissant désormais un
lien entre la maladie et l’océan, dès lors, l’origine maritime des
« contagions » est régulièrement évoquée dans la
correspondance des administrateurs et les rapports des
médecins. Ainsi, à la fin du siècle, en 1694, le médecin Chirac,
professeur à la faculté de Montpellier, attribue-t-il à l’arrivée
de navires infectés les maladies virulentes (rougeole, variole,
typhus et peste) qui désolent alors le port de Rochefort où il a
été appelé par l’intendant Michel Bégon et où 400 malades,
soldats et marins, sont traités à l’hôpital de la marine7. Une
ordonnance du lieutenant général de police de La Rochelle, en
date du 4 avril 1705, rappelle de la même façon « qu’il arrive
journellement en ceste ville plusieurs particuliers et
marchandises venant des isles d’Amérique, des Indes et autres
voyages de long cours qui ont des maladies contagieuses, ce
qui cause une mortalité surprenante depuis quelques
années8 ». Quant au médecin Emery Cailler des Barbalières,
chargé de coordonner à La Rochelle les mesures de prévention
contre les épidémies, il affirme en 1713, non sans exagération,
que la stricte application des règlements sanitaires a entraîné
la disparition des épidémies qui apparaissaient régulièrement
dans la ville les années précédentes, « qu’il s’y mouroit le quart
du peuple9 ».

La réalité de la menace épidémique


e
10 Au siècle, si la peste ne se manifeste plus désormais,
plusieurs épidémies continuent à désoler régulièrement les
ports charentais. À Rochefort, les plus virulentes sont
effectivement introduites par les équipages infectés des
navires des escadres royales qui remplissent brutalement les
hôpitaux et chaque fois, elles jettent l’alarme dans la
généralité, les autorités craignant naturellement que les
maladies ne quittent l’enceinte des établissements de santé et
ne se répandent parmi la population. La cité fondée par
Colbert connaît ainsi toute une succession d’alertes : en 1745
par exemple avec l’arrivée dans la rade de l’île d’Aix de
l’escadre du chevalier de Piosin dont les navires portent 1200
malades. L’hôpital de la marine est rapidement engorgé en
dépit de l’utilisation de tous les locaux disponibles et de
l’installation des malades sous des tentes.
11 L’année suivante, en 1746, plusieurs navires de l’escadre du
duc d’Anville, de retour d’Amérique, relâchent encore à
Rochefort, remplis de malades. Les matelots et les troupes
transportés par les navires sont en effet attaqués d’un
« scorbut pestilentiel », le typhus, et l’hôpital de la marine,
rapidement débordé, doit accueillir 2 400 malades soignés par
le médecin Jean Cochon Dupuy, fondateur de l’école royale de
chirurgie établie dans le port, assisté de son fils Gaspard10.
L’affluence des malades est telle que les autorités doivent faire
aménager en toute hâte des baraquements provisoires,
mobiliser tous les chirurgiens de la généralité et apaiser la
population qui craint naturellement que l’épidémie ne gagne la
ville11. Ces précautions ne sont pas inutiles à en juger par le
nombre de décès enregistrés puisque cinq cent treize malades
périssent et avec eux, vingt-trois officiers de santé, quatorze
sœurs de la Charité et cinq aumôniers.
12 Le rapatriement de la garnison de Louisbourg et des colons de
l’Île Royale entraîne l’aménagement d’hôpitaux provisoires
dans l’île d’Aix, au Vergeroux et Port-des-Barques tandis que
d’autres malades sont dirigés sur le petit hôpital du Château-
d’Oléron12. L’historien de La Rochelle, le Père Arcère, évoque
ainsi l’arrivée misérable des habitants de l’Île Royale chassés
de leurs foyers par les Anglais et ramenés en métropole par les
navires du roi. Ils arrivent, écrit-il, « l’esprit tristement occupé
de leurs misères, ayant tout perdu. Ces douloureuses affections
de l’âme portant leurs vives atteintes sur le corps même, nos
colons furent presque tous malades et fournirent ainsi une
nouvelle matière au zèle de M. Dupuy13 ».
13 Le même processus se répète en 1757 avec l’arrivée dans le
port de plusieurs navires de l’escadre Dubois de La Motte ;
500 décès sont enregistrés en quelques mois. En 1762, des
centaines de malades sont hospitalisés dans l’hôpital de la
marine mais également dans les hôpitaux provisoires de Lupin
et de Port-des-Barques. Des établissements de soins
temporaires doivent de nouveau être ouverts en 1779 et 4 649
décès sont encore comptabilisés de 1780 à 1782, l’épidémie
emportant le deuxième médecin du port et le chirurgien
major14. Avec une nouvelle alerte en 1786, les dernières années
de l’Ancien Régime apparaissent caractérisées par une
recrudescence des maladies épidémiques. Le danger est donc
bien réel.
14 Matelots et soldats éprouvés par un long séjour en mer
constituent en effet une proie privilégiée pour des maladies
dont le développement est favorisé par les conditions de vie à
bord des navires, l’entassement, la promiscuité, une mauvaise
alimentation et une hygiène défectueuse. Les soldats et marins
ne constituent pas cependant les seuls vecteurs des épidémies
sur les côtes de l’Aunis. Pendant la guerre de Sept ans, le
rapatriement des populations évacuées du Canada et des
Acadiens constitue, nous l’avons déjà noté, un nouveau
danger. En 1779-1780, de nombreux décès sont encore
constatés parmi les habitants de Saint-Pierre-et-Miquelon
chassés par les Anglais et rapatriés à la fin de l’année 1778 sur
les côtes de l’Aunis15. Comme les ports du littoral charentais,
les îles sont également les victimes désignées de ces épidémies
apportées par les navires ; en 1772, l’île d’Aix est ainsi désolée
par une épidémie vraisemblablement introduite par des
marins contaminés. De même, la maladie qui règne dans l’île
de Ré, de 1779 à 1781, entraîne le triplement du nombre des
décès dans certaines paroisses et le curé d’Ars, le sieur Brin,
doit même, à la fin du mois de septembre 1779, demander des
feuillets supplémentaires pour inscrire sur son registre
paroissial les décès enregistrés dans sa paroisse « à cause des
morts extraordinaires des petits enfants16 ».

Les acteurs de la prévention


15 Afin de protéger la province et les ports de l’Aunis, les
représentants de l’administration royale disposent d’un
arsenal sanitaire qui repose sur l’établissement de
quarantaines, de bureaux et de chaloupes de santé. Lors de
chaque alerte, les autorités s’efforcent ainsi d’empêcher la
diffusion de ces « contagions » et des instructions sévères sont
données afin de contrôler les navires et leurs équipages, de
renfermer étroitement les malades dans les hôpitaux et
d’éviter les contacts avec les populations. L’efficacité de ces
mesures est conditionnée par la rapidité de la circulation des
informations diffusées par l’administration centrale. Dès
qu’une maladie épidémique éclate en Europe, dans les
comptoirs orientaux ou encore dans les colonies d’Amérique,
les bureaux de Versailles alertent le réseau administratif. Les
représentants du roi, intendants de la marine ou intendants de
police, justice et finances, les officiers de l’amirauté réagissent
immédiatement. Très régulièrement donc, des consignes de
sécurité parviennent dans les ports charentais et il n’y a guère
d’année entre 1670 et 1722 où l’on ne trouve, dans les archives
de l’amirauté, de l’intendance ou du corps de ville, des
ordonnances sur le sujet adoptées à l’initiative des ministres17.
Inversement, l’alarme peut parfois être donnée localement ;
l’intendant de la marine Pierre Arnoul écrit ainsi à Seignelay le
28 octobre 1685 : « Je croy, Monseigneur, qu’il faudra faire
faire une quarantaine aux flustes qui reviendront de Canada,
quand elles ariveront icy veu la contagion qu’on dit qui s’y
estoit mise en alant d’icy à Québec18. »
16 L’éloignement des lieux frappés par les épidémies, la lenteur
des communications, l’imprécision des rapports des médecins
sur la nature exacte des maladies et l’inefficacité des remèdes
utilisés afin d’en entraver les progrès, avivent encore
l’inquiétude des administrateurs et des populations et
favorisent le développement de rumeurs incontrôlables.
Certains accidents épidémiques prennent parfois une telle
ampleur dans le public que les autorités, et en premier lieu les
intendants, peu soucieux d’alarmer leurs administrés, sont
amenées à publier des mises au point qui ne suffisent pas
toujours à ramener le calme dans les esprits. On les soupçonne
en effet, à juste titre bien souvent, de minimiser l’importance
du mal afin de ne pas interrompre les activités portuaires et les
échanges commerciaux. Il arrive cependant que l’appareil
administratif et sanitaire se mette en branle sur une simple
rumeur qui se révèle infondée ; les bureaux de Versailles
multiplient alors les instructions sur les précautions à prendre
contre des maladies qui n’existent que dans les imaginations.
La « peste de Lisbonne » de 1757 en constitue un bon
exemple19.
17 L’adoption de mesures de prévention dans les ports de l’Aunis
repose essentiellement sur les intendants, représentants du roi
et détenteurs de l’autorité. Ces derniers s’efforcent toutefois
d’associer à leur action dans le domaine sanitaire les différents
corps de la cité, les édiles d’une part, les officiers de l’amirauté
de l’autre. Le concours de ces derniers ne soulève guère de
difficultés. Les ordonnances qu’ils rendent réglementairement
sur le fait des « contagions » sont affichées dans la ville ainsi
que dans l’île de Ré. Ils désignent par ailleurs les officiers de
santé, médecins et chirurgiens, chargés de procéder à la visite
des navires ainsi que les interprètes qui les accompagnent. Ils
rédigent encore les règlements des chaloupes de santé et les
instructions données aux capitaines de ces dernières. Leurs
e
attributions tendent néanmoins à décroître au cours du
siècle.
18 La coopération du corps de ville de La Rochelle laisse
davantage à désirer. Supprimé après le siège de 1627-1628, il
n’a été rétabli en effet qu’en 1694 et les négociants, nombreux
dans ses rangs, manifestent un zèle modéré dans l’application
des consignes de précaution données par l’administration
royale. Dans les années qui suivent son rétablissement, le
corps de ville participe toutefois activement à la lutte contre
les épidémies. Ainsi, le 8 juillet 1699, c’est à l’initiative du
maire que se réunissent échevins, juges consuls et anciens
négociants afin de prévenir l’extension éventuelle de
l’épidémie qui sévit alors dans les îles d’Amérique20.
19 Il est vrai qu’à cette époque encore, l’intendant de la généralité
de La Rochelle, créée en 1694, exerce toujours les fonctions
d’intendant de la marine et il réside ordinairement dans le
port de Rochefort ; les deux charges ne seront dissociées qu’en
1717. Si en septembre 1709, c’est l’intendant Michel Bégon qui
réunit, sur ordre de Pontchartrain, les magistrats et les
principaux négociants de La Rochelle afin de prendre des
dispositions à l’encontre des navires contaminés en
provenance de la Baltique, lors de l’épisode de 1720-1721, le
corps de ville, en liaison avec l’amirauté, joue un rôle essentiel.
C’est le maire qui convoque les assemblées extraordinaires
chargées de prendre les mesures imposées par la situation,
c’est le corps de ville qui arme la chaloupe chargée de contrôler
les navires et qui règle les gages des officiers de santé, qui fait
sceller les marchandises qui entrent ou qui sortent de la ville,
qui recense les mendiants domiciliés et organise la chasse aux
gueux étrangers ou encore la garde des notables aux portes de
la cité. L’intendant Amelot de Chaillou n’intervient que pour
confirmer les décisions des édiles et les appuyer de son
autorité. Le 22 août 1721, il confirme par une ordonnance
l’établissement à chaque porte de la ville d’une garde
composée de deux bourgeois et commandée par un magistrat
ou un négociant. Quelques mois plus tard, il approuve encore
le règlement adopté par le corps de ville qui mobilise tous les
notables pour surveiller les portes et il y ajoute même une
disposition punissant d’une amende de 20 livres les
contrevenants. Enfin, ce n’est pas l’intendant qui prend
l’initiative de faire brûler les marchandises suspectes
apportées par le navire « Jean » d’Amsterdam ; il s’en remet
« à la prudence du corps de ville ».
20 En revanche, Amelot de Chaillou s’élève vivement contre les
négligences de la chaloupe de santé préposée à la surveillance
du port, absente au moment de l’arrivée du navire, contre
l’attitude du capitaine hollandais qui a fait décharger les
marchandises sans l’autorisation du corps de ville et enfin,
contre le négociant Bonfils qui a favorisé le déchargement des
balles de poils de chameau incriminées21.
21 Une coopération étroite s’est donc instaurée entre le corps de
ville d’une part, les officiers de l’amirauté et les services de
l’intendance de l’autre à la faveur de la terreur provoquée par
l’épidémie. Toutefois, cette collaboration fait souvent défaut
lorsque la menace apparaît plus lointaine. Les édiles se
montrent en effet généralement circonspects lorsque des
mesures de prévention leur sont proposées ; par crainte d’une
interruption du commerce, ils font souvent la sourde oreille et
s’efforcent de gagner du temps. Ainsi, lorsque l’intendant
transmet au corps de ville le rapport adressé par le médecin
Cailler des Barbalières au Conseil de la marine dans lequel ce
dernier demande, au début de l’épidémie de Marseille, la visite
des navires venant également d’Amérique afin de lutter contre
la maladie de Siam, les édiles émettent, en novembre 1720, de
sérieuses réserves. Ils estiment notamment que les frais
d’armement de la chaloupe de santé doivent être assurés par
les armateurs des navires et non par la cité. Les profits que les
négociants réalisent habituellement dans ces expéditions, leur
permettent, affirment-ils, de supporter cette charge22.
L’arsenal sanitaire
22 Quelles sont donc les mesures adoptées ? En mer, une ou deux
chaloupes sont armées afin d’identifier les navires qui arrivent
dans la rade et qui doivent signaler leur présence en arborant
leur pavillon et en tirant deux coups de canon. Le capitaine de
la chaloupe établit un premier contact en usant d’un porte-
voix ; il s’enquiert de la nationalité du navire, de son port de
départ et des escales qu’il a effectuées avant de procéder à
l’examen des papiers et certificats de santé qui lui sont
présentés. La chaloupe, armée, est autorisée à faire feu si le
capitaine n’obtempère pas. Le médecin et le chirurgien
procèdent alors à une visite du navire et de l’équipage qu’ils
interrogent avec l’aide de l’interprète23. Lorsque tout risque est
écarté, le débarquement des marchandises est autorisé. En cas
de doute, les officiers de santé contraignent le capitaine à
effectuer une quarantaine dans un lieu abrité, la baie de
l’Aiguillon ou la rade de l’île d’Aix. Selon un schéma désormais
classique fixé par les ordonnances successives, les malades
sont débarqués pour leur part à la pointe des Minimes, près de
La Rochelle, lieu aéré et suffisamment éloigné de la ville, pour
y faire leur quarantaine et y être soignés éventuellement, sous
la surveillance d’un détachement de la milice bourgeoise, dans
les bâtiments du corps de garde. Si les capacités de ce dernier
se révèlent insuffisantes, des camps de toile sont
sommairement aménagés. Les morts éventuels doivent être
inhumés dans un cimetière éloigné de la cité et leurs
vêtements soigneusement brûlés. La quarantaine achevée,
équipage et passagers sont autorisés à gagner la cité ou à
reprendre leur route, après avoir été « parfumés » selon
l’expression du temps. Quant aux marchandises, elles sont
débarquées au même endroit et ventilées pendant un certain
délai.
23 Le corps médical est étroitement associé aux mesures de
prévention. Dans le port de Rochefort, médecins et chirurgiens
de la marine font habituellement face aux accidents
épidémiques ; il en est de même à La Rochelle où les médecins
civils sont chargés de coordonner les soins. Lorsque le mal est
trop violent, comme en 1693-1694, l’intendant demande à
Versailles l’envoi de spécialistes comme le médecin Chirac. Ce
dernier, après la mort du médecin de la marine, victime lui-
même de l’épidémie, lutte contre la maladie avec l’assistance
d’Antoine Gallot qui enseigne ordinairement l’anatomie aux
chirurgiens de la ville voisine de La Rochelle. La fondation
d’une école royale de chirurgie réputée à Rochefort permet
ensuite aux intendants de disposer de professionnels
compétents et en nombre généralement suffisant et leurs
conseils sont écoutés. Il en va autrement à La Rochelle où les
recommandations des médecins civils restent souvent sans
écho. Le peu d’intérêt prêté aux rapports adressés à Versailles
par Cailler des Barbalières illustre le rôle ambigu réservé aux
médecins des épidémies souvent consultés mais guère écoutés.
24 Les mendiants et gueux, nombreux dans les ports de l’Aunis
où les attirent des perspectives de travail et de moyens
d’existence, constituent des victimes désignées en cas
d’épidémie. Les autorités craignent tout particulièrement ces
errants susceptibles de venir de lieux contaminés et qu’il est
impossible de contrôler. Dès qu’une épidémie est signalée, ils
sont impitoyablement refoulés. La première garde de
bourgeois établie à La Rochelle lors de l’épisode de la peste de
Marseille, en janvier 1721, doit veiller tout particulièrement à
interdire l’entrée de la cité aux gueux mendiants. Ces derniers
ont un délai de vingt-quatre heures pour quitter la ville et des
patrouilles sont chargées de les arrêter. En septembre suivant,
le maire constate qu’on découvre chaque jour des visages
inconnus dans les rues. Ces mendiants, dépourvus de
certificats de santé, se déguisent, affirme-t-il, en paysans et en
journaliers de la banlieue, font semblant d’être employés aux
récoltes et parviennent ainsi à pénétrer dans la ville où ils se
débarrassent de leurs habits d’emprunt pour mendier24.
25 Comme il n’est pas possible cependant de chasser tous les
mendiants, la ville décide de recenser les mendiants
domiciliés. Afin de les identifier, de véritables passeports
intérieurs revêtus des armes de la cité et portant leur
signalement, sont remis aux différents curés de la ville,
chargés de les distribuer. Pour stimuler le zèle des archers
chargés d’arrêter les mendiants, maintenus en prison pendant
vingt-quatre heures avant leur expulsion, une prime de 10 sols
leur est versée pour chaque individu arrêté. Ces mesures
exceptionnelles apparaissent toutefois difficilement
applicables et le 30 mars 1722, le corps de ville constate avec
dépit : « Il ne laisse pas d’entrer et séjourner dans la cité de
pauvres mendiants, vagabonds et gens sans aveu qui, par le
mauvais air qu’ils y apportent, par leurs infirmités ou
maladies, rendent toutes les précautions prises inutiles25. »
e
26 Dans la seconde moitié du siècle, le rôle de l’État se
renforce sensiblement dans le domaine sanitaire. Sous
l’impulsion des nouveaux courants de pensée, les intendants
s’efforcent d’améliorer la salubrité des villes et les conditions
sanitaires d’existence des populations dont ils ont la
responsabilité. Ils mettent en place un réseau de médecins
chargés de lutter contre les maladies selon les
recommandations de la Société royale de médecine avec
laquelle ils sont en contact permanent. Dès qu’une épidémie
éclate dans la généralité, ils dépêchent sur les lieux contaminés
des médecins et chirurgiens choisis pour leur compétence et
chargés de prendre les mesures appropriées en liaison avec les
autorités locales ; des stocks de remèdes sont par ailleurs
constitués dans les différentes villes de la généralité. Lors de
l’épidémie survenue dans l’île d’Aix, en 1772, l’intendant Sénac
de Meilhan dépêche ainsi sur les lieux, un médecin
expérimenté, le sieur Bridault. Ce médecin officiel est chargé
d’organiser et de coordonner les secours ; à peine arrivé, il
s’entoure des conseils du chirurgien du lieu mais en fait venir
un également de Fouras. Quant aux remèdes, ils sont fournis
par les apothicaires de La Rochelle et de Rochefort.
27 Dans le domaine de la prévention, les intendants s’efforcent
d’associer également désormais la chambre de commerce de
La Rochelle et les milieux commerciaux de la ville directement
concernés. La chambre a déjà délibéré en 1733 sur un projet de
lazaret entre l’embouchure de la Loire et de la Gironde
proposé par les officiers, négociants, maîtres de navires et
pilotes des Sables-d’Olonne et a rédigé un mémoire à ce sujet
en décembre de la même année. C’est elle qui prête, en 1757, la
chaloupe de santé armée par le corps de ville. En 1770, afin de
prévenir la contagion de Valachie, Moldavie et Pologne, le
représentant du roi réunit les directeur et syndics de la
chambre ainsi que les principaux négociants de la cité pour
créer des bureaux de santé à La Rochelle, mais également dans
les îles de Ré et d’Oléron. Le bureau de santé de La Rochelle
comprend le sieur Destrapières, médecin de l’hôpital militaire
de la ville, deux chirurgiens de la cité désignés par l’amirauté,
le directeur et le syndic de la chambre de commerce26. C’est le
commerce qui désormais gage les officiers de santé auxquels il
verse 30 sols pour les médecins et 10 sols pour les chirurgiens.
La chambre délivre des certificats de santé et perçoit pour
chacun d’entre eux un droit de 3 livres qui permet de verser
des indemnités aux officiers de santé et au secrétaire. Dans les
autres bureaux établis dans les îles, le produit des certificats
est remis au subdélégué. Durant cette alerte, l’intendant
entretient une correspondance régulière avec son collègue de
Bordeaux avec lequel il coordonne les mesures de précaution.
Enfin, les statuts imprimés du bureau de santé de Marseille
envoyés par le Contrôle général sont largement diffusés dans
les édifices publics et pour leur donner davantage de publicité,
le corps de ville n’hésite pas à les faire insérer dans les
colonnes du journal local, les Affiches27. Cet effort de
pédagogie ne renie pas pour autant la rigueur des anciennes
ordonnances. Les habitants qui favoriseraient le
débarquement des capitaines soucieux d’éviter les formalités
de visite, sont parallèlement menacés d’une peine de six mois
de prison28.
28 Enfin, la cohérence du réseau des hôpitaux militaires du
littoral charentais constitue un rempart efficace contre les
épidémies importées de l’étranger. Ce réseau constitué depuis
e
la fin du siècle permet de faire face à l’afflux des malades
débarqués des navires des escadres royales, de les traiter et de
les soigner sans que les maladies se répandent dans les villes
ou à l’intérieur de la province. Cette organisation repose sur
les hôpitaux de Rochefort, de La Rochelle et de Saint-Martin-
de-Ré, gérés pour le premier par l’administration de la marine
et les sœurs de la Charité, par les religieux de la Charité pour
les seconds. Différents petits établissements permanents, à
Saint-Martin-de-Ré encore, à Brouage, au Château-d’Oléron,
ou ponctuellement aménagés, dans l’île d’Aix, à Port-des-
Barques, au Grand-Vergeroux, complètent, nous l’avons vu, ce
réseau dense et efficace.

Les faiblesses du dispositif sanitaire


29 Dans les ports marchands, la mise en place de quarantaines,
l’armement de chaloupes de santé, le paiement des gages du
corps médical pendant plusieurs mois représentent de lourdes
charges pour les villes et les milieux commerciaux ; elles
constituent surtout un manque à gagner pour les négociants et
armateurs qui supportent difficilement les entraves apportées
aux échanges. Difficulté supplémentaire, en période de disette,
comme c’est le cas au cours de l’année 1709, tout retard
apporté à la livraison des précieux grains importés de
l’étranger et attendus avec impatience, risque de provoquer
des émeutes. On peut dans ces conditions imaginer la
perplexité des autorités partagées entre le souci de prévenir les
épidémies et d’obéir aux instructions ministérielles d’une part
et celui d’éviter une dégradation de la situation alimentaire de
la généralité en retardant le débarquement des blés de l’autre.
En 1709, alors que des émeutes frumentaires éclatent au nord
de la province, à Marans, le marché des grains qui alimente la
province, que des troupes de brigands embusqués dans les
bois du sud de la généralité font régner une insécurité
permanente, que les ouvriers de l’arsenal de Rochefort, non
payés depuis de longs mois en raison des difficultés financières
de la monarchie, menacent de se soulever, l’intendant Bégon
qui s’efforce d’empêcher une explosion sociale générale, reçoit
de Versailles des dépêches lui enjoignant d’imposer une
quarantaine aux navires venant de la Baltique chargés du blé
qu’il a commandé pour éviter la disette29.
30 Plus la maladie reste lointaine, plus les négligences sont
nombreuses ; les autorités ferment souvent les yeux sur les
irrégularités constatées dans le service de santé, quitte à
remettre en vigueur les règlements lorsque le ministre est
informé de ces manquements. En 1712, dans l’île de Ré, on est
avisé de l’arrivée des navires par les capitaines eux-mêmes,
descendus à terre en contravention avec les règlements et
l’amirauté doit faire armer un traversier pour pallier les
défaillances des officiers des pataches de surveillance30. Il est
en effet particulièrement difficile de faire respecter la
réglementation sanitaire dans les îles où la population n’hésite
pas à seconder les manœuvres frauduleuses des capitaines et
de leurs équipages. L’année suivante, capitaines et matelots
continuent à débarquer clandestinement dans l’île de Ré pour
vendre leurs marchandises. Dans un mémoire contemporain,
le médecin Cailler des Barbalières dénonce de son côté au
contrôleur général des finances Desmarets, les fraudes
commises habituellement par les capitaines : usage de faux
pavillons, débarquements clandestins de marchandises, refus
d’admission des officiers de santé à bord des navires31. En
1770, en dépit de la coordination des mesures de précaution
entre les deux intendances voisines, l’intendant de Bordeaux
fait part à son collègue des craintes qu’il éprouve au sujet du
débarquement par les capitaines de leurs marchandises dans
les petits ports de la côte saintongeaise moins surveillés et de
leur acheminement sur Bordeaux par voie de terre. Dans le
grand port de l’Aunis, l’efficacité des mesures sanitaires est
souvent contrariée en outre par les conflits d’autorité opposant
les officiers de l’amirauté à ceux du corps de ville, les premiers
réclament ainsi en 1715 la connaissance exclusive des
questions sanitaires32.
31 La ville répugne par ailleurs à verser des gages corrects aux
médecins et chirurgiens qui multiplient leurs plaintes comme
en 1720. Chaque alerte donne lieu aux réclamations des
officiers de santé qui demandent à bénéficier d’avantages
supplémentaires comme l’exemption du logement des gens de
guerre et de patrouille. La ville, toujours endettée, s’efforce
d’éviter les dépenses supplémentaires et refuse de prendre en
charge, sur les droits d’octroi, les frais d’armement de la
chaloupe et préfère imposer les capitaines ou les armateurs.
Quant à la chambre de commerce associée aux mesures de
protection dans la seconde moitié du siècle, elle supporte aussi
mal que le corps de ville le financement des chaloupes et
bureaux de santé ; en 1771, elle finit même par convaincre
l’intendant de solliciter auprès de Versailles la levée des
mesures adoptées l’année précédente ; il est vrai que
l’intendant de Bordeaux ajoute son intervention à celle des
négociants rochelais. L’argument économique l’emporte ;
l’intendant de Bordeaux explique ainsi à son collègue que la
foire de Bordeaux approche et que l’on ne peut imposer une
quarantaine aussi gênante qu’inutile aux navires étrangers
venus enlever les vins33.
32 À la veille de la Révolution, à une époque où le souvenir des
épidémies meurtrières tend à s’estomper, le corps de ville
supporte en effet de plus en plus difficilement le contrôle de
l’intendant et les charges qui lui sont imposées dans le
domaine sanitaire. Les édiles revendiquent la direction des
services de santé et de prévention de la cité tandis que le
médiocre état des finances de la cité favorise leurs résistances
exprimées désormais ouvertement. Lorsqu’en 1784,
l’intendant demande au corps de ville de mettre en place un
dispositif de sécurité à l’encontre des navires marseillais
attendus dans le port et susceptibles d’être contaminés, le
corps de ville exige « d’agir et d’ordonner en la circonstance ».
Refusant de publier une ordonnance afin d’éviter
« l’inquiétude publique » que cette dernière pourrait
occasionner, il se borne à armer une chaloupe autorisée
toutefois à ouvrir le feu sur les navires qui refuseraient d’obéir
aux injonctions de son capitaine. Les édiles refusent
l’intervention des officiers de l’amirauté et se contentent
d’élaborer avec ces derniers ainsi qu’avec le commissaire de la
marine, le règlement et les instructions données au patron de
la chaloupe. Quelques mois plus tard, le maire Malartic fait
désarmer, de sa propre autorité, la chaloupe de santé
considérée comme inutile. Elle sera cependant rétablie
quelques mois plus tard sur ordre du comte de Puységur,
lieutenant général, mais le corps de ville réclame
immédiatement à l’intendant le remboursement des dépenses
occasionnées par son armement et par les gages versés à son
équipage34.

33 En dépit du rappel obsédant du danger épidémique dans la
correspondance officielle, de la régularité des alertes
enregistrées au cours des deux derniers siècles de l’Ancien
Régime et surtout de la ponction démographique opérée par
les épidémies dans le port de Rochefort notamment, les
mesures de police sanitaire adoptées dans les deux grands
ports de l’Aunis sont caractérisées par une rigueur toute
relative. Les dispositions adoptées n’affectent jamais
véritablement et durablement les activités commerciales. Seule
exception, l’épisode de la peste de Marseille et de Provence de
1720-1722 qui, en réveillant les terreurs ancestrales, entraîne
l’adoption de mesures à la fois particulièrement sévères et
pour une fois respectées. D’une manière générale, les
dispositions sanitaires restent ponctuelles et d’une efficacité
relative, entravées par le souci, de plus en plus fermement
exprimé par les notables et les négociants, d’éviter toute
interruption du commerce.

Notes
1. Archives municipales (AM) de La Rochelle, E supplément 1180-1181,
« Distribution de la garde des portes et chaisnes de la ville de La Rochelle
pour empêcher l’entrée en ladite ville des personnes et marchandises
venant des lieux infectés de maladies contagieuses », 26 octobre 1721.
2. Idem, E supplément 27, délibérations du corps de ville des 5, 8, 11
décembre 1721 et du 19 février 1722 ; Archives nationales (AN), G7 344,
lettre du corps de ville au contrôleur général, 16 décembre 1721.
3. V (Jean-Charles), L’évolution de la population et des
comportements démographiques de La Rochelle au dix-huitième siècle,
1715-1792, TER pour la maîtrise d’histoire, Bordeaux III, 1982.
4. Les médecins de la fin du siècle retiendront deux grandes épidémies à La
Rochelle, toutes deux dépourvues de liens avec la mer. La première, en
1775, est imputée aux travaux de curage des fossés et à l’aménagement d’un
égout dans le cimetière de l’hôpital de la Charité ; la seconde, en 1786,
toujours liée au curage des fossés de la ville. Les statistiques
démographiques de l’intendance montrent toutefois que l’épidémie de 1775
frappe l’ensemble de la généralité, Archives départementales de Charente-
Maritime (ADCM), C 182.
5. P (Daniel), Quarantaines et lazarets, l’Europe et la peste d’Orient,
Aix-en-Provence, Edisud, 1986.
6. T (Dr Jean), Médecine d’autrefois en Aunis et Saintonge, La
Rochelle, Éditions Rupella, 1931, p. 39.
7. Chirac, arrivé dans la cité en février 1694, évoque l’épidémie de
Rochefort et les remèdes employés pour lutter contre elle dans son Traité
des fièvres malignes, des fièvres pestilentielles et autres publié à Paris en
1742. Voir aussi B (Dr Henri), Des épidémies qui régnèrent à
Rochefort en 1694, Paris, O. Doin, 1882 et Épidémie de Rochefort en 1693-
1694, lecture faite en séance publique de l’Académie de La Rochelle, le
samedi 5 février 1881, La Rochelle, Typ. A. Siret.
8. En 1706-1707, des précautions sont prises pour les navires arrivant
d’Amérique.
9. AN, G7 342, « Mémoire concernant la visitte des vaisseaux dans les rades
de La Rochelle et isles de Ré, pour servir sur cela, de très humbles
remontrances à sa grandeur Monseigneur Desmaretz, ministre d’État,
contrôleur général des finances », 14 septembre 1713.
10. A (Louis-Étienne), Histoire de la ville de La Rochelle et du pays
d’Aunis composée d’après les auteurs et les titres originaux et enrichie de
divers plans, La Rochelle, René-Jacob Desbordes, 1756-1757, t. II, p. 440.
11. D (Dr J.-C.), « Une figure de médecin charentais, Cochon
Dupuy », dans Le pays charentais, auteurs réunis par Jacques Lamare,
Pont-L’Abbé, La Saintonge littéraire, 1977, p. 157-162.
12. S (Dr Michel), L’École de chirurgie du port de Rochefort (1722-
1789), un modèle sous l’Ancien Régime, Vincennes, Service historique de la
Marine, 2000, p. 24-25.
13. A (L.-E.), op. cit., t. II, p. 439.
14. S (Dr M.), op. cit., p. 38 et 72. Le port de Rochefort dont le séjour
est réputé dangereux, est victime d’épidémies ponctuelles de typhus qui
ajoutent leurs ravages aux invasions plus régulières de la variole, de la
typhoïde et du paludisme.
15. T (Dr J.), op. cit., p. 46.
16. G (Dominique), Les Îles de l’Ouest, de Bréhat à Oléron du
Moyen Âge à nos jours, La Crèche, Geste Éditions, 2000, p. 267-268. Dans
son ouvrage, l’auteur évoque le développement analogue d’épidémies
apportées par les marins et soldats dans les autres îles du littoral
atlantique ; en 1757-1758, on déplore ainsi sur les côtes bretonnes et dans
les îles une épidémie de typhus, « maladie pestilentielle régnant dans les
vaisseaux », dite maladie de Brest à cause du nombre de décès enregistrés à
l’hôpital de Brest. En trois ans, l’île de Groix perd pour sa part le quart de
sa population.
17. ADCM, B 5644. En 1679, au sujet de la peste régnant en Espagne, en
1692, pour établir une quarantaine destinée aux navires arrivant de la
Martinique…
18. Bibliothèque nationale de France, ms., nouv. acqu. fr. 21332, f° 230,
lettre de l’intendant Arnoul à Seignelay, Rochefort, 28 octobre 1685.
19. L’annonce d’une épidémie de peste dans la capitale portugaise,
transmise par Madrid, conduit les autorités françaises à interrompre les
relations économiques et maritimes avec le Portugal. L’année suivante, la
maladie de Brest provoque l’adoption par les autorités portugaises de
mesures analogues à l’encontre des navires français.
20. AM La Rochelle, E supplément 24, délibérations du corps de ville, dél.
du 8 juillet 1699.
21. AN, G7 344, lettre de l’intendant Amelot de Chaillou au contrôleur
général du 20 décembre 1721. L’intendant se déclare à cette occasion
favorable à une taxation des négociants au même titre que les capitaines et
passagers pour financer les mesures de protection.
22. AM La Rochelle, E supplément 27, registre des délibérations du corps
de ville, dél. du 4 novembre 1720. Toutefois, en janvier suivant, devant le
développement de la peste de Provence, les édiles déterminent les gages
des officiers de santé chargés de visiter les navires, fixés à 10 livres pour le
médecin et à 5 livres pour le chirurgien.
23. Comme les officiers de santé ne sont pas toujours disponibles
immédiatement, la croisière de la chaloupe s’étendant généralement de l’île
de Ré à l’embouchure de la Seudre, des retards sont fréquents. En 1721, les
officiers de l’état-major de l’île de Ré demandent qu’une deuxième
chaloupe soit armée et que les visites des navires soient assurées par le
médecin militaire de la garnison et par un chirurgien du lieu.
24. AM La Rochelle, E supplt. 1180-1181, ordonnance du maire du 9
septembre 1721, La Rochelle, Pierre Mesnier, 1721.
25. 25. Idem, E supplément 27, registre des délibérations de la ville, dél. du
30 mars 1722.
26. ADCM, D 11, lettre de l’intendant au duc de La Vrilllière, 19 octobre
1770.
27. AM La Rochelle, E supplt. 36, délibération du 4 mars 1771.
28. ADCM, D 11, lettre de l’intendant Sénac de Meilhan à La Vrillière, 19
octobre 1770 et ordonnance de l’intendant du 11 décembre suivant.
29. Les mesures de prévention adoptées par l’intendant, les magistrats et
les négociants de la ville sont reconduites en 1711 en raison de la
permanence de la maladie du Nord. La même année, Pontchartrain
recommande des mesures de quarantaine pour les navires revenant des îles
d’Amérique et dont les équipages sont atteints de la petite vérole.
30. ADCM, B 5644, Amirauté de La Rochelle, commission pour Nicolas
Sibille dit La Vertu, 15 février 1712. En avril 1723, les bureaux de Versailles
se plaignent à l’intendant des négligences constatées. Ces reproches
apparaissent fondés puisqu’au mois de novembre suivant, il est établi que
plusieurs capitaines et matelots sont descendus récemment à terre dans
l’île de Ré pour y vendre leurs marchandises.
31. AN, G7 342, « Mémoire concernant la visitte des vaisseaux dans les
rades de La Rochelle et isle de Ré, pour servir sur cela, de très humbles
remontrances à Sa Grandeur, Monseigneur Desmaretz, ministre d’État,
contrôleur général des finances », 14 septembre 1713.
32. ADCM, B 5644, Amirauté de La Rochelle, mémoire des officiers de
l’amirauté sur la police des vaisseaux susceptibles d’être mis en
quarantaine. Les officiers demandent que les procédures des visites soient
rétablies « dans leur premier état » et que le monopole de la visite des
navires leur soit reconnu.
33. Idem, D 11, lettre de l’intendant de Bordeaux à son collègue de La
Rochelle, 18 février 1771.
34. Id., D 11, « Précaution contre la contagion en conséquence de la
dépêche de Monseigneur le maréchal de Castries », août 1784. Les
dépenses de la chaloupe se montent alors à la somme de 2 330 livres pour
soixante-dix-neuf jours de service.

Auteur

Pascal Even
Conservateur en chef du
patrimoine Direction des Archives
de France
Du même auteur
Inventaire des volumes de Bahia,
1673-1901, Éditions de l’IHEAL,
1988
Guide des sources de l'histoire
du Brésil aux archives du
ministère français des Affaires
étrangères, Éditions de l’IHEAL,
1987
Le rôle des sociétés de
publication de documents dans
la transmission des savoirs :
l’exemple de la Société des
archives historiques de la
Saintonge et de l’Aunis in
Pratiques de la médiation des
savoirs, Éditions du Comité des
travaux historiques et
scientifiques, 2019
Tous les textes
© Presses universitaires de Rennes, 2004

Conditions d’utilisation : http://www.openedition.org/6540

Référence électronique du chapitre


EVEN, Pascal. Le mal venu de la mer : La prévention des épidémies dans
les ports de l’Aunis sous l’Ancien Régime In : La violence et la mer dans
l'espace atlantique : XIIe-XIXe siècle [en ligne]. Rennes : Presses
universitaires de Rennes, 2004 (généré le 21 décembre 2020). Disponible
sur Internet : <http://books.openedition.org/pur/19567>. ISBN :
9782753525351. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pur.19567.

Référence électronique du livre


AUGERON, Mickaël (dir.) ; TRANCHANT, Mathias (dir.). La violence et la
mer dans l'espace atlantique : XIIe-XIXe siècle. Nouvelle édition [en
ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2004 (généré le 21
décembre 2020). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/pur/19526>. ISBN : 9782753525351. DOI :
https://doi.org/10.4000/books.pur.19526.
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