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de Rennes
La violence et la mer dans l'espace atlantique | Mickaël
Augeron, Mathias Tranchant
Le mal venu de la
mer
La prévention des épidémies dans les ports de
l’Aunis sous l’Ancien Régime
Pascal Even
p. 357-372
Texte intégral
Une ville en état de siège, 1720-1722
1 Le 26 octobre 1721, le corps de ville de La Rochelle, taraudé
par la peur de la peste qui désole déjà depuis de longs mois
Marseille et la Provence, prend une nouvelle disposition
spectaculaire afin de compléter les mesures de protection
successivement adoptées au cours des mois précédents, depuis
l’annonce de l’épidémie, afin de protéger la ville et le port des
progrès d’un mal particulièrement meurtrier. Tous les
notables sont en effet mobilisés et enrôlés pour monter la
garde sur les remparts et veiller au respect des dispositions
interdisant l’introduction dans la cité de tout individu ou objet
suspect : les nobles et les officiers du bureau des finances, du
corps de ville, de l’élection, de l’amirauté et des traites
prennent position à la Porte royale, les officiers du présidial et
les avocats gardent la Porte dauphine, les négociants font le
guet devant la porte Saint-Nicolas et surveillent la chaîne
tendue entre les deux tours afin de barrer l’entrée du port. Le
clergé lui-même est envoyé veiller à la Porte Neuve. Aucune
dispense n’est admise : « […] personne ne pourra s’en
exempter sous prétexte de privilège, de maladie feinte et
voyage simulé1. »
2 La cité, frappée d’une véritable fièvre obsidionale, vit alors
claquemurée depuis des mois ; aucune marchandise ne peut y
pénétrer ni en sortir sans une vérification attentive, la
délivrance de certificats de santé et l’apposition de scellés.
Tandis que plusieurs chaloupes de santé croisent au large afin
de visiter les navires qui se présentent dans la rade et dans l’île
de Ré, que les navires en provenance de Marseille sont
refoulés et que les autres font l’objet d’une enquête attentive,
des patrouilles parcourent les rues afin de chasser les derniers
mendiants étrangers à la cité qui, considérés comme les
vecteurs potentiels du mal, sont impitoyablement expulsés.
Des passeports intérieurs ont même été distribués aux pauvres
de la ville qu’on ne peut chasser pour éviter les confusions.
Nouveau témoignage de la peur qui règne dans la cité,
quelques semaines plus tard, le corps de ville, réuni en
assemblée extraordinaire avec le concours des cinq principaux
négociants de la cité, décide de faire brûler publiquement trois
balles de poils de chameau importées de Smyrne, via
Amsterdam, par un négociant rochelais. En dépit des
protestations de ce dernier, les marchandises incriminées sont
détruites par le feu en présence de deux échevins, du
procureur du roi et des commissaires du corps de ville. La
mesure est approuvée quelques semaines plus tard par les
services du contrôleur général2. Lorsque les dernières mesures
de protection sont levées, en décembre 1722, la ville vit en état
de siège depuis deux ans.
3 Les mesures de protection adoptées par la cité lors de cet
épisode tragique contrastent de façon singulière avec
l’attentisme et la moindre vigilance dont font
traditionnellement preuve les autorités locales en matière de
prévention des épidémies. Le caractère exceptionnel des
dispositions prises en 1721 et 1722 et la rigueur qui préside à
leur application peuvent évidemment être imputées à la
terreur engendrée par la dernière incursion dramatique de la
peste sur le territoire français. Mais la peur de l’épidémie, au
demeurant lointaine, n’explique pas à elle seule la mobilisation
des Rochelais : les statistiques démographiques de la cité
montrent en effet que la ville a précisément été victime à cette
époque d’une épidémie, la plus importante du siècle, que
révèle une augmentation sensible de la mortalité suivie, au
cours des années suivantes, d’une chute caractéristique des
décès.
4 Les chiffres sont en effet éloquents puisque le nombre des
décès comptabilisés dans les cinq paroisses de la cité passe de
955 en 1719 et 902 en 1720 à 1257 en 1721 avant de
redescendre à 909 l’année suivante et à 665 en 17233. La crise
se développe à partir de l’automne 1721 et culmine aux mois
d’octobre avec 234 décès et de novembre avec 234 décès
également avant de s’apaiser progressivement. Or si l’année
1721 apparaît caractérisée à La Rochelle par la plus grave crise
démographique du siècle, l’épidémie, due non à la peste mais
vraisemblablement aux fièvres qui se développent
ordinairement à l’automne dans la ville, n’est à aucun moment
évoquée. Alors que toutes les énergies sont mobilisées afin de
prévenir l’introduction de la peste de Provence, les édiles, les
notables comme les médecins de l’époque restent muets sur la
présence d’une épidémie dans la cité. Leurs successeurs le
seront tout autant, qu’il s’agisse du Père Arcère, auteur d’une
monumentale histoire de la ville en deux volumes publiée
trente ans plus tard ou des médecins qui, à la fin du siècle,
dresseront le tableau des affections épidémiques qui ont
affecté la ville. En dépit de cette occultation officielle, la crise
n’a pourtant pas pu échapper aux contemporains ; c’est
précisément à la fin du mois d’octobre, c’est-à-dire au moment
où le nombre des décès atteint son maximum, que sont
adoptées les mesures les plus sévères afin d’empêcher l’entrée
dans la cité de tout élément suspect et que les notables se
portent en armes pour garder les portes et le port4.
Notes
1. Archives municipales (AM) de La Rochelle, E supplément 1180-1181,
« Distribution de la garde des portes et chaisnes de la ville de La Rochelle
pour empêcher l’entrée en ladite ville des personnes et marchandises
venant des lieux infectés de maladies contagieuses », 26 octobre 1721.
2. Idem, E supplément 27, délibérations du corps de ville des 5, 8, 11
décembre 1721 et du 19 février 1722 ; Archives nationales (AN), G7 344,
lettre du corps de ville au contrôleur général, 16 décembre 1721.
3. V (Jean-Charles), L’évolution de la population et des
comportements démographiques de La Rochelle au dix-huitième siècle,
1715-1792, TER pour la maîtrise d’histoire, Bordeaux III, 1982.
4. Les médecins de la fin du siècle retiendront deux grandes épidémies à La
Rochelle, toutes deux dépourvues de liens avec la mer. La première, en
1775, est imputée aux travaux de curage des fossés et à l’aménagement d’un
égout dans le cimetière de l’hôpital de la Charité ; la seconde, en 1786,
toujours liée au curage des fossés de la ville. Les statistiques
démographiques de l’intendance montrent toutefois que l’épidémie de 1775
frappe l’ensemble de la généralité, Archives départementales de Charente-
Maritime (ADCM), C 182.
5. P (Daniel), Quarantaines et lazarets, l’Europe et la peste d’Orient,
Aix-en-Provence, Edisud, 1986.
6. T (Dr Jean), Médecine d’autrefois en Aunis et Saintonge, La
Rochelle, Éditions Rupella, 1931, p. 39.
7. Chirac, arrivé dans la cité en février 1694, évoque l’épidémie de
Rochefort et les remèdes employés pour lutter contre elle dans son Traité
des fièvres malignes, des fièvres pestilentielles et autres publié à Paris en
1742. Voir aussi B (Dr Henri), Des épidémies qui régnèrent à
Rochefort en 1694, Paris, O. Doin, 1882 et Épidémie de Rochefort en 1693-
1694, lecture faite en séance publique de l’Académie de La Rochelle, le
samedi 5 février 1881, La Rochelle, Typ. A. Siret.
8. En 1706-1707, des précautions sont prises pour les navires arrivant
d’Amérique.
9. AN, G7 342, « Mémoire concernant la visitte des vaisseaux dans les rades
de La Rochelle et isles de Ré, pour servir sur cela, de très humbles
remontrances à sa grandeur Monseigneur Desmaretz, ministre d’État,
contrôleur général des finances », 14 septembre 1713.
10. A (Louis-Étienne), Histoire de la ville de La Rochelle et du pays
d’Aunis composée d’après les auteurs et les titres originaux et enrichie de
divers plans, La Rochelle, René-Jacob Desbordes, 1756-1757, t. II, p. 440.
11. D (Dr J.-C.), « Une figure de médecin charentais, Cochon
Dupuy », dans Le pays charentais, auteurs réunis par Jacques Lamare,
Pont-L’Abbé, La Saintonge littéraire, 1977, p. 157-162.
12. S (Dr Michel), L’École de chirurgie du port de Rochefort (1722-
1789), un modèle sous l’Ancien Régime, Vincennes, Service historique de la
Marine, 2000, p. 24-25.
13. A (L.-E.), op. cit., t. II, p. 439.
14. S (Dr M.), op. cit., p. 38 et 72. Le port de Rochefort dont le séjour
est réputé dangereux, est victime d’épidémies ponctuelles de typhus qui
ajoutent leurs ravages aux invasions plus régulières de la variole, de la
typhoïde et du paludisme.
15. T (Dr J.), op. cit., p. 46.
16. G (Dominique), Les Îles de l’Ouest, de Bréhat à Oléron du
Moyen Âge à nos jours, La Crèche, Geste Éditions, 2000, p. 267-268. Dans
son ouvrage, l’auteur évoque le développement analogue d’épidémies
apportées par les marins et soldats dans les autres îles du littoral
atlantique ; en 1757-1758, on déplore ainsi sur les côtes bretonnes et dans
les îles une épidémie de typhus, « maladie pestilentielle régnant dans les
vaisseaux », dite maladie de Brest à cause du nombre de décès enregistrés à
l’hôpital de Brest. En trois ans, l’île de Groix perd pour sa part le quart de
sa population.
17. ADCM, B 5644. En 1679, au sujet de la peste régnant en Espagne, en
1692, pour établir une quarantaine destinée aux navires arrivant de la
Martinique…
18. Bibliothèque nationale de France, ms., nouv. acqu. fr. 21332, f° 230,
lettre de l’intendant Arnoul à Seignelay, Rochefort, 28 octobre 1685.
19. L’annonce d’une épidémie de peste dans la capitale portugaise,
transmise par Madrid, conduit les autorités françaises à interrompre les
relations économiques et maritimes avec le Portugal. L’année suivante, la
maladie de Brest provoque l’adoption par les autorités portugaises de
mesures analogues à l’encontre des navires français.
20. AM La Rochelle, E supplément 24, délibérations du corps de ville, dél.
du 8 juillet 1699.
21. AN, G7 344, lettre de l’intendant Amelot de Chaillou au contrôleur
général du 20 décembre 1721. L’intendant se déclare à cette occasion
favorable à une taxation des négociants au même titre que les capitaines et
passagers pour financer les mesures de protection.
22. AM La Rochelle, E supplément 27, registre des délibérations du corps
de ville, dél. du 4 novembre 1720. Toutefois, en janvier suivant, devant le
développement de la peste de Provence, les édiles déterminent les gages
des officiers de santé chargés de visiter les navires, fixés à 10 livres pour le
médecin et à 5 livres pour le chirurgien.
23. Comme les officiers de santé ne sont pas toujours disponibles
immédiatement, la croisière de la chaloupe s’étendant généralement de l’île
de Ré à l’embouchure de la Seudre, des retards sont fréquents. En 1721, les
officiers de l’état-major de l’île de Ré demandent qu’une deuxième
chaloupe soit armée et que les visites des navires soient assurées par le
médecin militaire de la garnison et par un chirurgien du lieu.
24. AM La Rochelle, E supplt. 1180-1181, ordonnance du maire du 9
septembre 1721, La Rochelle, Pierre Mesnier, 1721.
25. 25. Idem, E supplément 27, registre des délibérations de la ville, dél. du
30 mars 1722.
26. ADCM, D 11, lettre de l’intendant au duc de La Vrilllière, 19 octobre
1770.
27. AM La Rochelle, E supplt. 36, délibération du 4 mars 1771.
28. ADCM, D 11, lettre de l’intendant Sénac de Meilhan à La Vrillière, 19
octobre 1770 et ordonnance de l’intendant du 11 décembre suivant.
29. Les mesures de prévention adoptées par l’intendant, les magistrats et
les négociants de la ville sont reconduites en 1711 en raison de la
permanence de la maladie du Nord. La même année, Pontchartrain
recommande des mesures de quarantaine pour les navires revenant des îles
d’Amérique et dont les équipages sont atteints de la petite vérole.
30. ADCM, B 5644, Amirauté de La Rochelle, commission pour Nicolas
Sibille dit La Vertu, 15 février 1712. En avril 1723, les bureaux de Versailles
se plaignent à l’intendant des négligences constatées. Ces reproches
apparaissent fondés puisqu’au mois de novembre suivant, il est établi que
plusieurs capitaines et matelots sont descendus récemment à terre dans
l’île de Ré pour y vendre leurs marchandises.
31. AN, G7 342, « Mémoire concernant la visitte des vaisseaux dans les
rades de La Rochelle et isle de Ré, pour servir sur cela, de très humbles
remontrances à Sa Grandeur, Monseigneur Desmaretz, ministre d’État,
contrôleur général des finances », 14 septembre 1713.
32. ADCM, B 5644, Amirauté de La Rochelle, mémoire des officiers de
l’amirauté sur la police des vaisseaux susceptibles d’être mis en
quarantaine. Les officiers demandent que les procédures des visites soient
rétablies « dans leur premier état » et que le monopole de la visite des
navires leur soit reconnu.
33. Idem, D 11, lettre de l’intendant de Bordeaux à son collègue de La
Rochelle, 18 février 1771.
34. Id., D 11, « Précaution contre la contagion en conséquence de la
dépêche de Monseigneur le maréchal de Castries », août 1784. Les
dépenses de la chaloupe se montent alors à la somme de 2 330 livres pour
soixante-dix-neuf jours de service.
Auteur
Pascal Even
Conservateur en chef du
patrimoine Direction des Archives
de France
Du même auteur
Inventaire des volumes de Bahia,
1673-1901, Éditions de l’IHEAL,
1988
Guide des sources de l'histoire
du Brésil aux archives du
ministère français des Affaires
étrangères, Éditions de l’IHEAL,
1987
Le rôle des sociétés de
publication de documents dans
la transmission des savoirs :
l’exemple de la Société des
archives historiques de la
Saintonge et de l’Aunis in
Pratiques de la médiation des
savoirs, Éditions du Comité des
travaux historiques et
scientifiques, 2019
Tous les textes
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