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Patrick Simon
in Omar Slaouti et al., Racismes de France
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
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Patrick Simon
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critiques des statistiques se sont développés pour mettre en
évidence les inégalités, contester les politiques conduites et
promouvoir des perspectives de justice sociale. L’ouvrage
Statactivisme, coordonné par Isabelle Bruno, Emmanuel Didier
et Julien Prévieux 1, se présente comme un manifeste en faveur
de l’utilisation stratégique des statistiques. Il fournit plusieurs
exemples d’usages réussis de ces outils dans des combats pour
la justice sociale, comme dans le cas de la vague de suicides
à France Telecom consécutive à la brutalisation du nouveau
management ou le montage de la méthode dite de panel mise
en œuvre par François Clerc de la CGT afin de prouver les effets
de la discrimination syndicale sur les carrières 2. De la même
manière, les statistiques genrées sont au cœur des mobilisations
féministes portant aussi bien sur le plafond de verre dans les
emplois et les inégalités salariales que sur la répartition des
tâches domestiques ou les spécialisations des filières scolaires.
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sur la colorblindness, littéralement le fait d’être « aveugle à la
couleur », c’est-à-dire un modèle qui prône l’absence de distinc‑
tion entre les personnes. Rendre invisibles les minorités dans
l’objectif d’assurer l’égalité nécessite de supprimer les référents
à la race et à l’ethnicité dans les textes juridiques, la vie sociale
et, bien entendu, les statistiques. Que cette invisibilité fasse le
silence sur les expériences de racisme et les discriminations
systémiques est le prix à payer, nous dit-on, pour entrer dans
une société postraciale.
Pourtant, la fiction offerte par la colorblindness se lézarde
depuis que les résultats de diverses enquêtes ont démontré
l’existence incontestable de discriminations ethnoraciales et
religieuses dans tous les domaines de la vie sociale. Dès 1995, les
résultats de l’enquête MGIS de l’Ined et l’Insee indiquaient que
les descendants d’origine algérienne ayant un diplôme supérieur
au bac avaient deux fois plus de risques d’être au chômage
que les descendants d’origine portugaise ou espagnole, ou la
population majoritaire ayant le même niveau d’éducation. Les
analyses tirées de l’enquête Emploi de l’Insee qui comprend
depuis 2005 une information sur le pays de naissance des parents
des enquêtés confirment la persistance d’un risque de surchô‑
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sations pour en mieux combattre les conséquences (politiques
race-conscious, c’est-à-dire « conscientes de la race ») ? Autour de
cette question fondamentale s’articulent tous les débats relatifs
aux politiques de lutte contre les discriminations, les « statis‑
tiques ethniques » et in fine le statut des catégories ethnoraciales.
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gences quant à l’interprétation des causes et manifestations du
racisme : faut-il y voir la survivance de stéréotypes et préjugés
constitués dans l’histoire combinée à l’expression d’idéolo‑
gies racistes en voie de réaffirmation, ou la manifestation d’un
système de domination raciale, porté par les structures sociales
et les institutions, qui ne se revendique plus comme tel mais qui
continue à produire les hiérarchies et inégalités ethnoraciales
derrière l’affirmation d’une égalité formelle ? Il y a une forte
interdépendance entre le cadrage du racisme, les politiques
d’intervention contre les discriminations et la position adoptée
à l’égard des statistiques ethnoraciales.
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forme d’échec de la stratégie de colorblindness suivie depuis 1945.
Si la censure effective de l’expression raciste a réussi à disqua‑
lifier les formes explicites d’idéologie racialiste, les préjugés
continuent à se diffuser, voire se renforcent pour ceux concer‑
nant les musulmans. De plus, on assiste à la multiplication des
comportements et des actes qui, tout en se défendant d’être
racistes, n’en ont pas moins des conséquences clairement discri‑
minatoires. Ainsi se thématise une nouvelle sorte de racisme,
le racisme sans idéologie ni référence à la race, et pour cette
raison plus compliqué à identifier et encore plus à réduire : le
racisme colorblind.
Le racisme colorblind rend littéralement impensable l’exis‑
tence d’un racisme institutionnel et de discriminations systé‑
miques : les sociétés ayant adopté des principes d’égalité formelle
estiment être délivrées du racisme structurel. Dans ce contexte,
les inégalités ethnoraciales sont d’autant plus difficiles à dénoncer
qu’elles ne peuvent résulter que de comportements individuels
qu’il suffirait de sanctionner juridiquement. Dès lors, l’enjeu
est de mettre en évidence ceci : les inégalités ethnoraciales se
produisent dans les replis des procédures de sélection, dans le
fonctionnement ordinaire des institutions et organisations qui
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mais fausse, les statistiques ne servent que rarement à mettre
en œuvre un traitement préférentiel en faveur des personnes
considérées comme appartenant à une minorité ethnique ou
raciale, que ce soit sous la forme de quotas ou autres mesures
correctives. Pour autant, et même si elles sont généralement
comprises comme contradictoires avec l’égalité, les politiques
préférentielles restent des moyens efficaces pour compenser les
inégalités incrustées dans les structures et pratiques ordinaires
depuis des décades et produire un effet de rattrapage des
désavantages subis.
Un autre effet des statistiques appliquées à la lutte contre
les discriminations est d’offrir une totalisation qui permet de
subsumer les expériences individuelles dans une expérience
collective. La statistique assure le passage d’une différence
individuelle à une différence catégorielle, et de ce fait rompt
l’isolement et le sentiment d’échec personnel créés par l’expé‑
rience de la discrimination et du racisme. Si d’autres ont connu
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— critiques de la performativité et de la réification : la catégo‑
risation et la production de statistiques tendent à construire et
réifier les identités, suscitant une injonction identitaire (rapide‑
ment accusée de favoriser le communautarisme), ainsi qu’à
renforcer des divisions que les modèles politiques poursuivant
la cohésion par l’invisibilisation des différences cherchent à
réduire ;
— critique du danger des mésusages et de persécution : même
en instaurant des protections importantes, il existe toujours un
risque d’utilisation à des fins de persécution des informations
consignées dans les statistiques et on ne peut complètement
garantir qu’elles ne seront pas utilisées contre les groupes
minoritaires ;
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l’issue temporelle est loin d’être programmée.
Les risques de réification sont inhérents à toute circulation
d’identités dans la sphère publique, et la production de statis‑
tiques n’est que l’une des sources de cette réification. La plupart
des sociétés européennes sont aujourd’hui concernées par de
puissants processus de racialisation alors même qu’aucune (à
l’exception de la Grande-Bretagne et de l’Irlande) ne dispose
actuellement de statistiques ethniques. La circulation des catégo‑
risations ethnoraciales dans le monde social et, plus encore,
dans les médias et les débats politiques démontre clairement
que l’absence de statistiques n’empêche pas les stigmatisations.
S’il est difficile de savoir si ce serait pire avec des statistiques,
on connaît les conséquences de leur absence. Non seulement
il n’est pas possible de mettre en œuvre la plupart des actions
de lutte contre les discriminations, telles qu’elles existent contre
les inégalités genrées, mais le décalage entre la racialisation des
rapports sociaux et l’analyse de leurs conséquences entretient
la délégitimation des critiques contre l’ordre racial et les discri‑
minations systémiques.
La question des limites méthodologiques à la collecte de
données ethniques ou raciales dans les statistiques est impor‑
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Les dénonciations obsessionnelles du « communautarisme », dès
qu’une expression déroge à la norme majoritaire et les attaques
contre l’« identitarisme » qui caractériserait les mouvements de
l’antiracisme politique, sont autant de marqueurs de défense du
modèle français d’intégration et de la colorblindness. Les consé‑
quences de ces rappels à l’ordre assimilationniste ne se limitent
pas à intimider et à réduire au silence les victimes de discrimi‑
nation ; elles empêchent la prise de conscience de la nature
même des discriminations et du racisme, et de leurs expressions.
L’auto-identification dans les catégories favorise également
la prise de conscience du statut racialisé de chacun et chacune
dans les sociétés multiculturelles, et des conséquences que ce
statut produit sur nos vies. Cela concerne aussi bien les minorités
racisées que les membres de la majorité qui apprennent égale‑
ment à se considérer comme blancs. Non pas qu’il s’agisse néces‑
sairement d’une identité, mais plutôt d’une position attribuée
par l’identification sociale : que l’on se reconnaisse ou pas
comme blanc, noir, arabe ou maghrébin, asiatique ou autre,
les modalités de notre participation à la société et l’accès aux
ressources et privilèges sont conditionnés par cette attribution
catégorielle. On comprend alors le cœur de la controverse sur
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raciste sur les Arabes 11. En dépit des recours judiciaires contre
ces expressions indéniablement racistes, aucune condamnation
n’a été prononcée. On ne compte plus les déclarations islamo‑
phobes énoncées en toute impunité dans les médias, bien qu’Éric
Zemmour ait été condamné à deux reprises pour provocation
à la haine raciale 12. De toute évidence, le curseur de la limite
entre liberté d’expression et parole raciste est placé assez haut en
faveur de l’expression débridée en France. Ce laxisme à l’égard
de l’expression raciste se manifeste dans le décryptage de situa‑
tions où l’origine ethnoraciale est au premier plan des considé‑
rations, comme lors de l’affaire des quotas ethnoraciaux dans le
football français où l’entraîneur Laurent Blanc se défendait de
tout racisme alors qu’un enregistrement clandestin d’une réunion
des instances de l’équipe de France montrait sans ambiguïté
9 Magali Bessone, Sans distinction de race ? Une analyse critique du concept de race et
de ses effets pratiques, Vrin, Paris, 2013.
10 AFP, « Pour Valls, “les Roms ont vocation à rentrer en Roumanie ou en
Bulgarie” », Libération.fr, 24 septembre 2013.
11 « Pour Brice Hortefeux, un Arabe, ça va, beaucoup, ça pose un problème… »,
LExpress.fr, 10 septembre 2009.
12 Le Monde avec AFP, « Éric Zemmour définitivement condamné pour provocation
à la haine raciale », LeMonde.fr, 20 septembre 2019.
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de l’abolition de l’esclavage en 1794 exposée dans un couloir
de l’Assemblée nationale a suscité une polémique en avril 2019.
Dans une pétition et un texte publié dans L’Obs 16, Mame Fatou-
Niang et Julien Suaudeau ont réclamé le retrait de l’œuvre et
dénoncé le recyclage de stéréotypes racistes. Ils justifient leur
démarche ainsi :
Il s’agit aussi de décoloniser le regard sur les Noirs, de faire
exploser les catégories de l’imaginaire dont ce type de clichés
montre que leur figure reste prisonnière, aussi aberrant que
cela puisse paraître en 2019 : sauvage paresseux et rieur,
guerrier cannibale, bête de sexe qui a le rythme dans la peau.
L’artiste a protesté que les représentations des personnages
reprennent des codes picturaux qu’il utilise pour toutes ses
13 Patrick Simon, « Le football français, les Noirs et les Arabes », Mouvements,
n° 78, 2014, p. 81‑89.
14 Amandine Gay, « “Exhibit B” : Oui, un spectacle qui se veut antiraciste peut
être raciste », Slate.fr, 29 novembre 2014.
15 Laurent Carpentier, « À la Sorbonne, la guerre du “blackface” gagne la
tragédie grecque », LeMonde.fr, 27 mars 2019.
16 Mame-Fatou Niang et Julien Suaudeau, « Banalisation du racisme à l’Assemblée
nationale : ouvrons les yeux », tribune, NouvelObs.com, 4 avril 2019.
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des organisations antiracistes est de faire reconnaître l’existence
du système de privilèges et de discriminations, elles devraient
chercher à s’appuyer sur les fonctions de révélation, au sens
photographique, que produisent les statistiques pour faire levier
et engager la déracialisation du monde social. Cela suppose de
rompre avec les faux-semblants de la colorblindness et de réviser
en profondeur le modèle républicain d’égalité tel qu’il a été
conçu au sortir de la Seconde Guerre mondiale.
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