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- Les États-Unis et l’Eurasie :


permanences et enjeux géopolitiques
L’Eurasie dans la pensée stratégique américaine. 
Permanence et centralité d’une idée géopolitique

Julien Zarifian
Maître de conférences, Université de Cergy-Pontoise

Résumé
L’Eurasie, en tant que représentation et concept géopolitique, est assez peu traitée par
les milieux universitaires et journalistiques français et donc assez méconnue. Pourtant
elle joue un rôle majeur dans les relations internationales en général et dans la pensée
stratégique américaine en particulier, aux côtés de quelques théories clés qui lui sont
associées. En effet, l’idée que les États-Unis, s’ils voulent jouer un rôle central dans
les affaires mondiales, doivent prêter une attention toute particulière à cet immense
territoire, incluant l’Europe et l’Asie (Moyen-Orient inclus), dont ils sont pourtant
géographiquement et historiquement assez éloignés, s’est imposée, au moins depuis
la Seconde Guerre mondiale, à Washington. L’objectif principal de cette étude est de
comprendre pourquoi et comment.

Abstract
Eurasia, as a geopolitical concept, is quite unexplored by French academia and French
media, and therefore quite unknown. However, it has played a significant role in
International Relations and in the US strategic thought, along with a few related
theories. Indeed, the idea that the US has to pay a particular attention to Eurasia - a
huge territory far away from the Western hemisphere - if it wants to play a central role in
world geopolitical affairs, has imposed itself in Washington, at least since World War 2.
The main goal of this paper is to understand why and how.
L ’Eurasie, en tant que représentation géopolitique, est assez peu traitée
par les milieux universitaires et journalistiques français et donc assez
méconnue. Pourtant elle joue un rôle majeur dans les relations internationales
en général et dans la pensée stratégique américaine en particulier, aux côtés
de quelques concepts clés qui lui sont associés. Introduit par le géographe
britannique Sir Halford John Mackinder au début du XXe siècle, l’élément
de base de cette pensée géopolitique dite « classique », qui fait de l’immense
Eurasie1 une zone vitale aux équilibres géopolitiques mondiaux, s’est imposé
tant parmi les élites intellectuelles que chez les diplomates américains (deux
catégories qui sont d’ailleurs en interaction constante aux États-Unis). Ce
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faisant, la région-continent eurasiatique, l’«  Île-monde  » pour reprendre


les termes de Mackinder, est devenue l’objet de la plus grande attention à
Washington et l’influence géopolitique sur ces territoires un des objectifs
majeurs des relations extérieures de la superpuissance américaine.
EuroOrient

Parmi ceux qui ont façonné la politique étrangère américaine ces cinquante
dernières années, ainsi que leurs inspirateurs, beaucoup placent l’Eurasie et
les concepts géopolitiques qui lui sont associés au cœur de leur pensée et de
leur discours. Les termes mêmes « Eurasia » ou « Eurasian » apparaissent
souvent dans la presse américaine, ainsi que dans les titres d’un grand nombre
14 d’ouvrages, de revues, ou encore dans les dénominations de think tanks ou
d’instituts universitaires américains. En outre, le Bureau of European and
Eurasian Affairs en charge de l’Europe, de la Russie, de la Turquie et du
Caucase du sud est une des branches importantes de l’organigramme du
Département d’État.
L’objectif principal de cette étude est de comprendre pourquoi et
comment l’Eurasie, en tant que concept et en tant que région géopolitique,
s’est imposée comme centrale dans la politique étrangère américaine. Pour ce
faire, nous chercherons à expliquer les théories géopolitiques liées à l’Eurasie
avant d’étudier pourquoi et comment elles se sont imposés outre-Atlantique.
Nous analyserons aussi qui en ont été et qui en sont les tenants et quelle a été
et est leur influence sur la politique étrangère des États-Unis.
L’Eurasie, centre des équilibres géopolitiques mondiaux
La majorité de la communauté intellectuelle et politique américaine
traitant de relations internationales (chercheurs, journalistes, lobbyistes,
ainsi qu’officiers de l’armée, diplomates, leaders politiques ou encore
conseillers politiques), considère, jusqu’à aujourd’hui, que les clés du destin
international des États-Unis et du destin monde se trouvent en Eurasie. Cette
idée est ancienne ; elle a été établie au début du XXe siècle par le géographe,

1 Selon les définitions traditionnelles, l’Eurasie est composée de la totalité des régions
européennes et asiatiques continentales, Moyen-Orient inclus.
stratège, mais aussi économiste et homme politique britannique Sir Halford
Mackinder (1861-1947), puis reprise et remaniée par un autre géopoliticien

J. Zarifian : L’Eurasie dans la pensée stratégique américaine


influent de la première moitié du XXe siècle, hollando-américain, Nicholas
J. Spykman. Enfin, elle a été réactualisée ces dernières décennies notamment
par le géostratège et ancien conseiller américain à la sécurité nationale
Zbigniew Brzezinski (né en Pologne en 1928)2 , considéré comme disciple des
deux précédents.
Suivant l’analyse de S. H. Mackinder, présentée dans son article de
1904, “The Geographical Pivot of History”, toute puissance qui contrôle
l’Eurasie, et en particulier sa partie centrale, le Heartland qu’il situe
essentiellement en Russie mais aussi dans les régions est du Sud Caucase
et nord de l’Iran, contrôle les équilibres et les destinées du monde. Fervent
défenseur de l’Empire britannique qu’il percevait alors comme menacé3,
cet auteur développe peu à peu cette théorie et la rend célèbre. Il tend aussi,
dans les décennies qui suivent son étude de 1904, à accorder de plus en plus
d’importance aux États  tampons eurasiatiques, nommés plus tard États
pivots, sur lesquels l’influence doit s’exercer afin de neutraliser et contrôler
le Heartland. Selon sa propre maxime  : «  Qui contrôle l’Europe de l’Est
commande le Heartland ; qui dirige le Heartland commande l’Île-Monde ;
qui dirige l’Île-Monde commande le monde.4 » Nicholas Spykman, l’autre 15
géostratège dont l’influence est primordiale, fait siens la plupart des principes
de Mackinder, mais insiste encore plus sur l’importance des États tampons
et surtout du Rimland (que Mackinder appelait les Coastlands et l’Inner
Crescent), c’est-à-dire en particulier un certain nombre d’accès maritimes
eurasiatiques. Il adapte le dicton de Mackinder cité plus haut et explique :
« Qui contrôle le Rimland dirige l’Eurasie ; qui dirige l’Eurasie contrôle les
destinées du monde.5 »
L’autre principe important développé par le géographe britannique,
accepté par Spykman, et qui sera réutilisé et remanié près d’un siècle plus
tard aux États-Unis, est que, dans cette « île-continent » qu’est l’Eurasie, il
faut éviter toute alliance entre puissances eurasiatiques majeures (comme par
exemple, à l’époque de Mackinder, entre l’Allemagne et la Russie), ainsi que

2 Ces auteurs développent cette idée de prédominance géopolitique de l’Eurasie dans :


Halford Mackinder, “The Geographical Pivot of History,” The Geographical Journal, Volume
XXIII, n° 4, avril 1904, p. 422 à 444, Nicholas J. Spykman, The Geography of Peace, Harcourt
& Brace, New York, 1944, 66p., et Zbigniew Brzezinski, Le Grand Échiquier. L’Amérique et
le reste du monde, Bayard, Paris, 1997, 274p.
3 John Bellamy Foster, “The New Geopolitics of Empire”, Monthly Review: An Independent
Socialist Magazine, janvier 2006, Vol. 57, Issue 8, p. 1 à 18, p. 2.
4 Halford Mackinder, Democratic Ideals and Reality, Henry Holt and Co., New York, 1919,
266p., p. 186.
5 Nicholas J. Spykman, The Geography of Peace, Harcourt & Brace, New York, 1944, 66p.,
p. 43.
toute prédominance d’une grande puissance (la Russie, l’Iran, l’Allemagne,
la Chine, etc.)6 Brzezinski développe en réadaptant quelque peu cette idée
dans son ouvrage majeur de 1997, Le grand échiquier, l’Amérique et le reste
du monde, et insiste sur l’idée qu’il faut à tout prix empêcher que ne se
développe en Eurasie un bloc anti-américain7. Il découpe ce qu’il appelle
l’échiquier eurasiatique en quatre grands espaces géostratégiques  : l’espace
central (correspondant environ à la Russie et incluant une majeure partie du
Heartland de Mackinder, l’ouest (l’Europe occidentale et centrale), le sud (les
Proche- et Moyen-Orients, le Caucase, ainsi qu’une partie de l’Asie centrale
et du sous-continent indien), et l’est (essentiellement l’Asie du Sud-Est).
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Puis il explique qu’il faut éviter qu’un des ensembles (il pointe alors surtout
l’ensemble central, c’est-à-dire la Russie, mais son attention, au cours des
années 2000, se portera aussi sur la Chine) ne devienne trop indépendant de
l’Occident et trop puissant, car il chercherait alors à contrôler les autres. Il faut
EuroOrient

aussi, selon Brzezinski et suivant le précepte romain « Divide et Impera »,


diviser et (pour) régner, éviter toute alliance entre l’espace central et l’est, et
toute unité parmi l’ensemble est (entre la Chine et le Japon en particulier)8.

16

6 John Bellamy Foster, “The New Geopolitics of Empire”, Monthly Review: An Independent
Socialist Magazine, Janvier 2006, Vol. 57, Issue 8, p. 1 à 18.
7 Didier Chaudet, Florent Parmentier et Benoît Pélopidas, L’empire au miroir, Stratégies de
puissance aux États-Unis et en Russie, Librairie Droz, Genève/Paris, 2008, 243p., p. 176.
8 Zbigniew Brzezinski, Le Grand Échiquier… op. cit., p. 61-62.
17

J. Zarifian : L’Eurasie dans la pensée stratégique américaine


La pensée de Mackinder, inspiratrice des diplomates américains
Ces différents concepts et principes géopolitiques, bien que parfois
considérés comme quelque peu simplistes9, déterministes10 ou obsolètes11 par
certains spécialistes, ont eu une influence de premier plan sur la politique
étrangère contemporaine des États-Unis12 . Cette influence traverse les
périodes et dépasse les clivages politiques. Comme l’explique en 1996 le
spécialiste américano-britannique Colin S. Gray, qui a aussi été conseiller
auprès du président Ronald Reagan : « De Harry S. Truman à George Bush, la
vision globale de la sécurité nationale américaine est clairement géopolitique
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et directement traçable depuis la théorie du Heartland de Mackinder.13 »


Cette géopolitique mackinderienne connait sans aucun doute un âge
d’or aux États-Unis pendant la guerre froide. Paradoxalement, alors que
la géopolitique devient taboue en Europe du fait des liens entre l’école
EuroOrient

géopolitique allemande et le nazisme (toutefois plus compliqués que ce qui n’y


a paru14), aux États-Unis, et en particulier dans les cercles décideurs, elle reste
très en vogue15. Les principes mackinderiens sont alors largement utilisés, à
la fois par les universitaires qui cherchent à tester ces théories à la lumières
des événements d’alors, mais aussi par les diplomates qui cherchent à évaluer
18 les dangers que l’URSS pose au «  monde libre  » et les stratégies à mettre
en place pour s’en protéger16. Ainsi, il est communément considéré que la
Doctrine Truman de l’immédiat après-Seconde Guerre mondiale, doctrine
dite du Containment (endiguement), est directement inspirée de la pensée
géopolitique de Mackinder et de Spykman. En effet, cette doctrine établie par
George Kennan, diplomate et politologue, cherche en particulier à contenir
les progrès soviétiques dans les Rimlands eurasiatiques17. De même, la doctrine

9 Klaus Dodds et James D. Sidaway, “Halford Mackinder and the‘geographical pivot of


history’: a centennial retrospective”, Geographical Journal, Décembre 2004, Vol. 170, Issue
4, p. 292 à 297, p. 294.
10 Michel Hess, “Central Asia, Mackinder Revisited?”, The Quarterly Journal, Vol. 3, n° 1,
Mars 2004, p. 95 à 104, p. 104.
11 Christopher J. Fettweis, “Revisiting Mackinder and Angell: the Obsolescence of Great
Power Geopolitics”, Comparative Strategy, Vol. 22, n° 2, avril-juin 2003, p. 119.
12 David Hooson, “The Heartland – Then and Now”, in Brian Blouet (dir.), Global
Geostrategy: Mackinder and the Defence of the West, Frank Cass, New York, 2005, 177p.,
p. 165 à 172, p. 165.
13 Colin S. Gray, “The Continued Primacy of Geography”, Orbis, n° 40, printemps 1996, p. 258.
14 Yves Lacoste, «  Préambule  », in Yves Lacoste (dir.), Dictionnaire de géopolitique,
Flammarion, Paris, 1993, 1679p., p. 1 à 35, p. 13.
15 Yves Lacoste, La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre, François Maspero, Paris,
1976, 187p., p. 9-10.
16 Nick Megoran, “Revisiting the ‘pivot’: the influence of Halford Mackinder on analysis
of Uzbekistan’s international relations”, The Geographical Journal, Vol. 170, n° 4, décembre
2004, p. 347 à 358, p. 348.
17 John Lewis Gaddis, Strategies of Containment: A Critical Appraisal of American National
qui lui fait suite, le Roll-back (refoulement), est aussi inspirée des principes
géopolitiques mackinderiens, tout comme la stratégie de sécurité nationale

J. Zarifian : L’Eurasie dans la pensée stratégique américaine


reaganienne18. La relation spéciale entre les États-Unis et le Japon, objet de
beaucoup d’attention à Washington depuis la Seconde Guerre mondiale
etjusqu’à nos jours, peut aussi être considérée comme une manifestation de
l’influence de la géopolitique de Mackinder et surtout de Spykman19.
Dans la pratique, cette pensée géopolitique est en général portée par des
diplomates et, plus encore, des conseillers politiques de haut rang qui, quand
ils n’en sont pas eux-mêmes, ont un accès direct aux décideurs politiques.
Zbigniew Brzezinski est le plus souvent cité en exemple  : conseiller du
président Carter, il est demeuré influent, en particulier dans les cercles
démocrates, jusqu’à aujourd’hui, et fut l’un des conseillers, en matière de
politique étrangère, du candidat Barack Obama à l’élection présidentielle de
2008 que celui-ci remporta20. En outre, en environ cinquante ans de carrière
académique et diplomatique, Zbigniew Brzezinski a fait de nombreux émules,
transmettant notamment sa vision géopolitique de la politique étrangère
américaine à Madeleine Albright, secrétaire d’État du président Clinton et
un temps assez proche du président Obama21, que Brzezinski a eu comme
étudiante à l’université de Columbia et avec laquelle il est ami22 . De même,
il est considéré que l’ancien conseiller du président Carter a eu une grande 19
influence sur la première administration Clinton grâce à Anthony Lake, alors
conseiller à la sécurité nationale du président et inspirateur de la doctrine de
politique étrangère dite Doctrine Clinton23.
Outre ces héritages importants, au travers de l’influence directe de
Zbigniew Brzezinski et de ses réseaux démocrates, ce sont en fait la plupart
des stratèges et des diplomates américains qui, pendant la guerre froide et
après, ont une filiation intellectuelle claire avec le courant géopolitique
mackinderien et souvent l’affichent. Si la vision mackinderienne perdure ainsi
c’est notamment parce qu’elle est enseignée outre-Atlantique et notamment

Security Policy During the Cold War, Oxford University Press, 2nde edition, 2005, 512p.,
p. 56.
18 Gearoid O. Tuathail, “Putting Mackinder in his place: Material transformations and
myth”, Political Geography, Vol. 11, n° 1, January 1992, p. 100-118, p. 101.
19 Michel Hess, “Central Asia, Mackinder Revisited?”, The Quarterly Journal, Vol. 3, n° 1,
mars 2004, p. 95 à 104, p. 96.
20 Kate Connolly, “Obama adviser compares Putin to Hitler”, The Guardian, August 12
2008.
21 Nancy Gibbs, Ann Blackman, Douglas Waller, “The Many Loves of Madeleine”, Time,
Monday, February 17, 1997.
22 Zbigniew Brzezinski, Second Chance, Three Presidents and the Crisis of American
Superpower, Basic Books, Cambridge, 2007, 234p., p. 106. et Madeleine Albright, Madam
Secretary, A Memoir, Miramax Books, New York, 2003, 720p., p. 321.
23 John Rees, “Imperialism: globalisation, the state and war”, International Socialism
Journal, n° 93, hiver 2001.
dans les écoles destinées à former les futures diplomates et stratèges militaires.
Comme l’explique Michel Foucher en 1991 : « […] les cours de géographie
militaire donnés à la Military Academy de West Point en témoignent
amplement [de la prédominance de la vision mackinderienne], puisque les
idées de Mackinder, revues par Spykman, sont exposées comme l’« impératif
géopolitique » de la stratégie des États-Unis.24 » Il n’est ainsi pas surprenant
que George J. Demko, géographe du Département d’État25 à la fin des années
1980, écrive que « […] les idées géographiques de […] Mackinder, continuent
d’apporter des éléments importants à la compréhension des processus
politiques internationaux.26 », tandis qu’Eugene Rostow, politologue et sous-
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secrétaire d’État du président Johnson, explique que « [l]a carte de Mackinder


demeure un outil d’analyse indispensable.27 » Enfin, soulignons que, même
si sa vision du monde est moins déterminée par la géographie28, Henry
Kissinger, conseiller à la sécurité nationale et Secrétaire d’État des présidents
EuroOrient

Nixon et Ford, et toujours actif et influent, fait référence à l’importance du


Heartland eurasiatique, contrôlé par la Russie, dans son ouvrage de référence,
Diplomatie, paru en 199429.
Le concept d’Eurasie et la chute de l’URSS
20 Le concept mackinderien d’Eurasie a ainsi passé le cap difficile de la chute
de l’URSS sans dommages majeurs ; sans doute même a-t-il au contraire gagné
en influence à Washington. La fin brutale du monde bipolaire a constitué
un cataclysme qui a, un temps, plongé ces milieux intellectuels et politiques
dans le flou et le désarroi. Très vite toutefois, dès le début des années 1990,
les experts et universitaires proposent de nombreuses réflexions et analyses,
plus ou moins heureuses, avec pour but affiché de permettre de penser la
recomposition de l’ordre mondial post-soviétique et la place des États-Unis

24 Michel Foucher, Fronts et frontières, Un tour du monde géopolitique, Fayard, Paris, 1991,
69p., p. 303.
25 Le Département d’État compte un Office of the Geographer and Global Issues (GGI), qui
dépend du Bureau of Intelligence and Research (INR). Assez discret et comptant sans doute
assez peu de personnel, il a été créé au sortir de la Première guerre mondiale, et a pour double
but de faire du : « all-source objective reporting and analysis on current foreign policy issues
and coordination between Department policymakers and the intelligence community.  »
(Lee Schwartz, “Bureau of the Month: Office of the Geographer & Global Issues”, State
Department Magazine, July/August 1999.)
26 George J. Demko et William B. Wood (dirs.), Reordering the World: Geopolitical
Perspectives on the Twenty-First Century, Westview Press, 1999, 340p, p. 4.
27 Cité dans: Francis P. Sempa, « Mackinder’s World », American Diplomacy, Vol. 5, n° 1,
hiver 2000.
28 Christopher J. Fettweis, “Sir Halford Mackinder, geopolitics and policymaking in the 21st
century”, Parameters, Summer 2000, p. 58-71.
29 Henry Kissinger, Diplomatie, Fayard, Paris, 1996, (Simon and Schuster, New York, 1994
pour la version originale en anglais), 860p., p. 741 et p. 742.
dans ce nouvel ordre. Parmi ces études, celles qui font le plus grand bruit
et qui sont sans doute les plus stimulantes intellectuellement sont La fin

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de l’histoire30, de Francis Fukuyama, et Le choc – ou clash, pour reprendre
le terme anglais – des civilisations31 de Samuel Huntington, ami proche de
Brzezinski32 et son professeur à Harvard33, avec qui il co-écrit un livre en
1964. Le premier ouvrage présente la démocratie libérale occidentale comme
un modèle politique et sociétal idéal voué à s’imposer au niveau mondial et qui
permettrait stabilité et consensus internationaux. Le second, moins optimiste,
affirme que les conflits demeureront et auront dorénavant lieu entre membres
(et plus uniquement États-nations) des différentes aires civilisationnelles, que
l’auteur tente de, mais peine à, définir, et plus jamais au sein d’une même
civilisation. Si ces deux thèses, et d’autres comme celle présentant le monde
divisé en grandes régions, d’où émergerait un État leader allié des États-
Unis34, géopolitiques à certains égards, ont sans aucun doute eu de l’influence,
les thèses mackinderiennes, revisitées et relayées par Zbigniew Brzezinski
notamment, se sont vite vues confirmées dans leur centralité. Au reste, il
semble bien que les théories des relations internationales sus-citées, du fait de
leur caractère généralisant, de leur abstraction relative, voire de leur caractère
artificiel35, aient redoré, s’il en avait besoin, le blason de la géopolitique. Tout
aussi intéressants et importants qu’aient été les paradigmes proposés par 21
Samuel Huntington ou Francis Fukuyama, il est vite apparu à la chute de
l’URSS que l’Eurasie demeurait la grande région d’importance première pour
les États-Unis, concentrant les principaux enjeux mondiaux. Ainsi a Doctrine
Clinton, labellisée enlargement (extension) ou democratic enlargement, visant
à étendre l’ère des pays démocratiques et pratiquant le libre-échange s’adresse
particulièrement aux NEI (Nouveau États Indépendants) d’Eurasie et aux
pays d’Asie36. De même, comme l’explique Henry Kissinger en 1994, « [l]
a prépondérance d’une seule puissance sur l’une des deux grandes sphères
eurasiennes – l’Europe ou l’Asie – continue d’offrir une bonne définition
du danger stratégique couru par l’Amérique, avec ou sans guerre froide ».37
30 Francis Fukuyama, La fin de l’Histoire et le dernier homme, Flammarion, Paris, 1992,
452p.
31 Samuel P. Huntington, The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order,
Simon & Schuster, New York, 1996, 367p.
32 Robert Kaplan, “Looking the World in the Eye”, The Atlantic, décembre 2001.
33 Justin Vaïsse, Histoire du néoconservatisme aux États-Unis, Odile Jacob, Paris, 2008,
333p., p. 188.
34 Peter J. Katzenstein, A World of Regions: Asia and Europe in the American Imperium,
Cornell University Press, Ithaca, NY, 2005, 297p.
35 Voir notamment : André Fontaine, « Les paradigmes artificiels », Revue internationale et
stratégique, Vol. 1, n° 41, 2001, p. 55 à 62.
36 Douglas Brinkley, “Democratic Enlargement: The Clinton Doctrine”, Foreign Policy,
Printemps 1997, p. 111 à p. 127, p. 118.
37 Henry Kissinger, Diplomatie, Fayard, Paris, 1996, (Simon and Schuster, New York, 1994
En outre, l’accent est aussi mis, dans les années 1990, sur l’importance
de l’économie et sur le fait que la politique étrangère américaine doit aussi
permettre aux entreprises américaines des progrès à l’international, et
l’Eurasie est alors présentée comme une zone à fort potentiel et dont la stabilité
permettrait un développement économique exponentiel mondial. Comme
l’analyse Robert Art, professeur de Relations internationales à l’Université
de Brandeis : « Si l’Eurasie est en paix, en partie grâce à l’engagement de la
puissance militaire américaine, ses chances de prospérité économique sont plus
grandes. Si l’Eurasie est économiquement prospère, l’économie mondiale le
sera aussi […].38 » Ce volet économique contribue ainsi à permettre à l’Eurasie
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de conserver son importance à Washington.


Toutefois, si les principes mackinderiens revisités conservent et même
accroissent leur centralité à Washington après la chute de l’URSS, ça ne
va pas sans quelques difficultés. En effet, alors qu’à la période soviétique
EuroOrient

l’immense Eurasie était largement appréhendée au travers du prisme de


l’URSS (et dans une moindre mesure de la Chine), qui en contrôlait la
majeure partie au plan territorial et dont il fallait empêcher l’extension,
les grilles de lecture se complexifient nettement avec la fin de l’Empire
soviétique. La donne était en un sens plus simple pendant la période
22 soviétique, où les gouvernements américains savaient pertinemment qu’ils
n’auraient pas ou très peu de possibilités d’atteindre les zones sous contrôle
de Moscou. Tandis qu’à la chute de l’URSS, ce sont à la fois de nombreuses
possibilités d’influence et de contrôle sur des territoires jusqu’alors
inaccessibles qui se présentent à la diplomatie américaine et, dans le même
temps, de nouvelles difficultés géopolitiques, sortant largement des cadres
et des schémas de celles de la guerre froide. Les acteurs étatiques, internes
ou externes à l’« Île-continent », se multiplient, ainsi que les institutions et
organisations internationales de toutes sortes39. Avec la fin des deux blocs,
les grands tenants des préceptes mackinderiens, au premier rang desquels
Zbigniew Brzezinski, vont ainsi, peu à peu, présenter la question des
hydrocarbures qu’il faut contrôler et celle des conflits (Balkans, Caucase,
Moyen Orient, etc.) qu’il faut juguler, comme arguments principaux d’une
nécessaire stratégie américaine en Eurasie. Brzezinski popularise lui-même
de nouveaux concepts géopolitiques comme les « Balkans eurasiatiques »
(essentiellement le Sud Caucase et l’Asie centrale), puis les «  Balkans
mondiaux  » (allant du canal de Suez au Xinjiang), complémentaires aux

pour la version originale en anglais), 860p., p. 741.


38 Robert J. Art, “The Strategy of Selective Engagement”, in Pelham G. Boyer, Robert
S. Wood (Dirs.), Strategic Transformation and Naval Power in the 21st Century, DIANE,
Newport, RI, 2000, 358p., p. 167 à 197, p. 189.
39 Lasha Tchantouridze, “Eurasia, Geopolitics, and American Foreign Policy”, Central Asia
and the Caucasus, Vol. 53, n° 5, 2008, p. 7 à 15, p. 8.
paradigmes mackinderiens, pour orienter la politique étrangère des États-
Unis vers ces zones estimées prioritaires. Très vite, au courant de la deuxième

J. Zarifian : L’Eurasie dans la pensée stratégique américaine


partie des années 1990 c’est aussi la concurrence d’une Russie réaffirmant ses
ambitions géopolitiques qui justifie la pénétration géopolitique de l’Eurasie.
L’élargissement de l’OTAN, voulue par la présidence Clinton et soutenue
par Zbigniew Brzezinski et de nombreux experts40, à d’anciens pays du Bloc
de l’est et même à d’anciennes républiques socialistes soviétiques confirme
cette volonté d’asseoir l’influence des États-Unis en Eurasie au profit de la
Russie. Elle est perçue comme telle à Moscou41 et témoigne aussi clairement,
selon certains observateurs, d’une volonté de gagner un maximum de
contrôle et d’influence au cœur de l’Eurasie42 .
L’Eurasie géopolitique depuis le 11 septembre
Puis, tandis que les arguments concernant les hydrocarbures, les conflits,
la Russie qu’il faut contenir, etc. continuent de jouer un rôle significatif dans
la représentation d’une Eurasie centrale dans la géopolitique mondiale, ce
sont les attaques terroristes du 11 septembre 2001 qui donnent un nouveau
souffle aux théories de Mackinder et Brzezinski. En effet, même si dès avant le
11 septembre la totalité des troupes américaines à l’étranger sont stationnées
en Eurasie43 et l’immense majorité des interventions américaines armées à 23
l’étranger des décennies précédant les attentats sur New York et Washington
ont eu lieu en Eurasie44, ces événements donnent à l’Eurasie un caractère plus
directement vital pour les États-Unis. Vu que le terrorisme islamiste qui a
touché l’Amérique sur son sol en septembre 2001 trouve ses origines en Eurasie
du sud et que la plupart de ses tenants (si on omet les composantes africaines de
la nébuleuse, comme Al-Qaïda au Maghreb islamique, AQMI) y sont encore
localisés, il ne s’agit plus uniquement pour les États-Unis de contrôler des

40 On peut citer, par exemple, Ronald Asmus qui sera chargé de mettre en œuvre cet
élargissement au Département d’État aux côtés de Strobe Talbott et Madeleine Albright.
Notons toutefois qu’un certain nombre d’observateurs et de diplomates américains sont aussi,
dans les années 1990, dubitatifs quant à l’extension de l’OTAN et voient plutôt la chute de
l’URSS comme une occasion de permettre un désengagement américain de l’Europe, voire
de revenir à un certain isolationnisme.
Voir, par exemple : Ted Galen Carpenter, “The Folly of NATO Enlargement”, Scripps News
Service, 3 février 1997.
41 Mark Bassin, Konstantin E. Aksenov, “Mackinder and the Heartland Theory in Post-
Soviet Geopolitical Discourse”, Geopolitics, n° 11, 2006, p. 99 à 118, p. 104.
42 Owen Harries, “The Errors of Expansive Realism”, in Ted Galen Carpenter et Barbara
Conry (Ed.), NATO Enlargement. Illusions and Reality, CATO Institute, Washington DC,
1998, 29p., p. 187 à 198, p. 189.
43 Pierre Mélandri et Justin Vaïsse, L’Empire du Milieu, Les États-Unis et le monde depuis la
fin de la guerre froide, Odile Jacob, Paris, 2001, 550p., p. 422.
44 Jan Nederveen Pieterse, “Beyond the American bubble: does empire matter?”, Third
World Quarterly, September 2006, Vol. 27, Issue 6, p. 987 à 1002, p. 989.
régions géostratégiques afin de contrer l’influence régionale d’un concurrent,
ou encore de diversifier ses sources d’hydrocarbures, mais bien de traquer un
ennemi dangereux et qui menace la sécurité du pays et du monde. La « guerre
globale contre la terreur », telle que labélisée par l’administration George W.
Bush et la poursuite de la lutte anti-terroriste par l’administration Obama se
déroulent essentiellement sur le terrain eurasiatique, en Asie centrale et au
Moyen-Orient notamment. Pour certains observateurs, les guerres d’Irak et
d’Afghanistan confirment en elles-mêmes que les décideurs américains et leurs
inspirateurs, y compris du courant néoconservateur, influent à Washington
en particulier pendant le premier mandat de George W. Bush, tiennent en
n° 39-2012

haute estime les thèses mackindériennes et leurs dérivés, et s’en inspirent45.


Dans le même temps, la présidence George W. Bush post-11 septembre,
va toutefois aussi développer un concept géopolitique, à la fois inspiré de
l’Eurasie mackinderienne (en tant que paradigme géopolitique) et qui peut
EuroOrient

être considéré comme « concurrent », le Grand Moyen-Orient (Greater ou


New Middle East en anglais). Cette immense région, s’étendant du Maroc au
Pakistan, et d’ailleurs pas si « nouvelle » qu’il n’a pu paraître46, symbolise un
temps, en particulier pendant la première mandature du président George W.
Bush, l’arc de crise sur lequel un maximum d’attention et d’énergie doit être
24 concentré. Cette volonté est en particulier matérialisée par la Greater Middle
East Initiative (GMEI) vraisemblablement promue au premier chef par Paul
Wolfowitz47, un des chefs de file du courant néoconservateur et secrétaire
adjoint à la Défense entre 2001 et 2005, et consistant essentiellement à
soutenir les droits politiques et la participation politique des populations des
États concernés, musulmanes dans leur immense majorité, afin de combattre
l’islam radical et son potentiel d’attraction48.
L’administration Obama poursuit en partie l’action de ses prédécesseurs,
notamment en Afghanistan, mais décide aussi une réorientation majeure
connue sous le terme de « bascule » (« tilt » en anglais) vers l’Asie. L’idée
majeure de cette « bascule » est de recentrer l’effort géopolitique américain
vers l’Asie-Pacifique afin de faire face aux menaces de la région, perçues
comme de plus en plus centrales, et en particulier la montée en puissance de la
45 C’est par exemple ce qu’affirme en 2004 Paul Kennedy, célèbre historien britannique,
spécialiste des relations internationales dans une tribune pour le quotidien anglais The
Guardian : Paul Kennedy, “The pivot of history, The US needs to blend democratic ideals
with geopolitical wisdom”, The Guardian, 19 juin 2004.
Voir aussi: Michel Hess, “Central Asia, Mackinder Revisited?”, The Quarterly Journal, Vol. 3,
n° 1, mars 2004, p. 95 à 104, p. 96.
46 Voir notamment : Vincent Capdepuy, « Grand Moyen-Orient - Greater Middle East. Le
lieu d’un moment”, M@ppemonde, n° 93, Vol. 1, 2009.
47 Arnaud Blin, 11 septembre 2001: la terreur démasquée : entre discours et réalité, Le Cavalier
Bleu, Paris, 2006, 150p., p. 48.
48 Tamara Cofman Wittes, “The New U.S. Proposal for a Greater Middle East Initiative: An
Evaluation”, Brookings Middle East Memo, n°2, 10 mai 2004.
Chine. Cela se manifeste en particulier par une redynamisation des alliances
avec les États de la région et un accroissement de la présence et du dispositif

J. Zarifian : L’Eurasie dans la pensée stratégique américaine


militaire américain régionaux. Cette évolution majeure, dont on trouve, là
encore, les racines dans les politiques étrangères des deux prédécesseurs de
Barack Obama, s’accompagne en outre d’un rapprochement progressif
mais assez significatif avec l’autre puissance régionale majeure, l’Inde. Si, de
ce fait, l’Europe occidentale mais aussi le pivot eurasiatique de Mackinder
sont quelque peu relégués au second plan, cette volonté de contrôle sur les
« régions-bordures » au sud et à l’est du bloc eurasiatique semble s’inspirer
directement des thèses de Nicholas Spykman, pour lequel l’attention et
l’effort devaient être portés sur le Rimland eurasiatique, dont deux des
régions principales sont bien l’Asie du sud et l’Asie du sud-est.
L’Eurasie : évolutions et flous géographiques du concept géopolitique
Cette permanence des grands éléments de la géopolitique dite
«  classique  » dans la pensée stratégique américaine, depuis la fin de la
Seconde Guerre mondiale, s’accompagne néanmoins d’un certain flou
concernant les délimitations géographiques de l’Eurasie. Pendant la
guerre froide et jusqu’à la chute de l’URSS, l’Eurasie désigne uniquement
l’immense «  Île-continent  » incluant tous les territoires d’Europe et 25
d’Asie, y compris les Proche et Moyen- Orients. Depuis la fin de la période
soviétique, la tendance, aux États-Unis en particulier, est à réduire l’Eurasie
à l’ex-URSS. Dans certains cas, même, les études réduisent l’Eurasie à l’Asie
centrale et à la région du Caucase49. Ainsi, la collection en 10 volumes, dirigée
par Karen Dawisha et Bruce Parrot et publiée chez M. E. Sharpe entre
1994 et 1997, The International Politics of Eurasia, ne traite en fait que de
la Russie et des État issus de l’éclatement de URSS. De même, l’« Eurasie
musulmane  » post-soviétique fait l’objet d’un grand nombre d’études
dans les années 1990 et il n’est alors pas question des nombreuses régions
musulmanes d’Eurasie (comme le Moyen-Orient, les Balkans ou certaines
zones d’Asie), mais uniquement des espaces ex-soviétiques musulmans, c’est-
à-dire essentiellement l’Asie centrale50. Dans un autre registre, le site internet
d’informations et d’analyses, Eurasianet.org, émanation directe de l’Open
Society Institute de la Fondation George Soros, ou encore l’Eurasia Daily
Monitor du think tank washingtonien The Jamestown Foundation, ne
traitent pour ainsi dire que de l’espace ex-soviétique. D’ailleurs, la Jamestown
Foundation précise sur le bandeau principal apparaissant en tête de chacune
des pages de son site internet, qu’elle délivre des informations sur « l’Eurasie,
49 Ariel Cohen (dir.), Eurasia in Balance: The US and the Regional Power Shift, Ashgate,
Aldershot, England, 2005, 214p (voir l’introduction).
50 Voir par exemple : Yaacov Ro’i, Muslim Eurasia, Conflicting Legacies, Routledge/Cunning
Center, 1995, 330p.
la Chine et le monde du terrorisme »51. Tout en s’affirmant comme spécialiste
de la Chine, le think tank présente ainsi, d’emblée la Chine comme distincte
de l’Eurasie alors qu’elle en est, suivant les définitions traditionnelles, une
composante importante. On observe en outre, qu’au Département d’État
même, l’Eurasie, présente dans l’organigramme avec l’important « Bureau
of European and Eurasian Affairs » est réduite, de part la terminologie, à ses
composantes centrales, puisque ce bureau est en charge de l’Europe de l’Est et
du Sud, de la Russie, des trois pays au sud du Caucase (Arménie, Azerbaïdjan,
Géorgie) et de la Turquie. Les Proche- et Moyen-Orients, l’Asie centrale, le
sous-continent indien et l’Asie du Sud-Est n’y sont pas inclus.
n° 39-2012

Si ces évolutions modifient la pensée initiale des géostratèges de l’Eurasie,


elles ne la dénaturent pas totalement. D’une part, l’idée centrale qui fait
de l’immense territoire euro-asiatique la zone centrale aux équilibres
géopolitiques mondiaux n’est pas remise en question. D’autre part, cette
EuroOrient

tendance est équilibrée, depuis quelques années, par le recentrage de l’effort


géopolitique américain vers l’Asie-Pacifique et la production scientifique,
en particulier celle étudiant l’importance de l’Asie-Pacifique pour les
États-Unis, qui l’accompagne52 . De plus, on observe que les définitions
géographiques et géopolitiques de l’Eurasie, en la centrant sur la Turquie, le
26 Sud Caucase et l’Asie centrale, la centrent aussi sur le Heartland mackindérien
(auquel sont parfois ajoutés des territoires en Europe ou Moyen Orient) et
tendent ainsi à confirmer l’importance accordée à ces régions centrales de
l’« Île-monde ». En outre, ces évolutions et le flou relatif qu’elles impliquent
confirment néanmoins l’importance du paramètre géographique dans la
réflexion stratégique aux États-Unis, paramètre qui semble parfois quelque
peu négligé par certains observateurs, mais qui ne peut être que central pour
une puissance active sur les cinq les continents.

***
Il est difficile d’évaluer précisément l’importance des idées et des théories
dans la fabrique de la politique étrangère américaine. Sans être le déterminant
unique des décisions, elles influencent néanmoins indéniablement ceux qui
la prennent53. S’agissant de l’Eurasie, on ne peut affirmer que la centralité
de l’«  Île-monde  » dans la politique étrangère des États-Unis découle
des concepts géopolitiques, notamment mackinderiens, qui lui sont liés.
L’Eurasie, pour une Amérique à «  vocation mondiale  », est forcément

51http://www.jamestown.org.
52 Cf. Dale Walton, Geopolitics and the Great Powers in the 21st Century: Multipolarity and
the Revolution in Strategic Perspective, Routledge, London & New York, 2007, 160p.
53 Voir par notamment le premier chapitre de : Judith Goldstein, Robert Owen Keohane,
(dirs.), Ideas and Foreign Policy, Beliefs, Institutions, and Political Change, Cornell
University Press, 1993, 308p., p. 3 à 30.
incontournable et il n’est sans doute pas besoin de théorie géopolitique pour
en convenir. Il suffit de constater, comme l’a fait Zbigniew Brzezinski dans

J. Zarifian : L’Eurasie dans la pensée stratégique américaine


son ouvrage Le grand échiquier, l’Amérique et le reste du monde, que l’immense
région concentre à elle seule approximativement 75 % de la population de la
planète, 60 % de son produit national et 75 % de ses ressources énergétiques54,
pour s’en convaincre. La géopolitique mackinderienne et ses dérivés ont
plutôt «  accompagné  », à Washington, cette centralité eurasiatique, tout
en la précisant et en en établissant les contours. Ils ont aussi permis à cette
centralité de se maintenir en traversant, depuis plusieurs décennies, les
périodes et les aléas des relations internationales, et l’ont sans doute aussi
accrue par moments, notamment parce qu’ils ont fourni des arguments aux
décideurs politiques qui souhaitaient la promouvoir55.
La fin du monde bipolaire n’a induit aucune baisse de popularité des
idées géopolitiques qui ont, au contraire, été remises au « goût du jour » par
certains chercheurs, et les États-Unis, jusqu’à aujourd’hui sous la présidence
de Barack Obama, ont ainsi maintenu leur « attention géopolitique » sur
l’Eurasie, comme en témoignent le redémarrage (reset) des relations avec la
Russie, initié dès les premiers mois de l’année 2009, l’accroissement de l’effort
en Afghanistan, ou encore la « bascule » stratégique vers l’Asie-Pacifique56,
en particulier autour de la Chine. Si la prospective géopolitique est un exercice 27
dangereux, il semble hautement improbable que cette tendance lourde
s’inverse et même s’atténue dans les années à venir et on peut affirmer sans
risque que les États-Unis, seul acteur géopolitique eurasiatique de premier
plan a ne pas être issu de l’immense ensemble géographique, continueront
d’y être présents. Une partie du destin de l’Eurasie continuera de se jouer
aux États-Unis, et, réciproquement, une partie du destin des États-Unis
continuera de se jouer en Eurasie.

54 Zbigniew Brzezinski, Le grand échiquier, op. cit., p. 59.


55 David Hooson, “The Heartland – Then and Now”, in Brian Blouet (dir.), Global
Geostrategy: Mackinder and the Defence of the West, Frank Cass, New York, 2005, 177p., p.
165 à 172, p. 165.
56 Si cette « bascule » est essentiellement tournée vers la Chine et la Corée du Nord, deux
acteurs eurasiatiques, notons toutefois qu’elle implique aussi, au premier chef, un allié
traditionnel des États-Unis, non eurasiatique, l’Australie.

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