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Julien Zarifian
Maître de conférences, Université de Cergy-Pontoise
Résumé
L’Eurasie, en tant que représentation et concept géopolitique, est assez peu traitée par
les milieux universitaires et journalistiques français et donc assez méconnue. Pourtant
elle joue un rôle majeur dans les relations internationales en général et dans la pensée
stratégique américaine en particulier, aux côtés de quelques théories clés qui lui sont
associées. En effet, l’idée que les États-Unis, s’ils voulent jouer un rôle central dans
les affaires mondiales, doivent prêter une attention toute particulière à cet immense
territoire, incluant l’Europe et l’Asie (Moyen-Orient inclus), dont ils sont pourtant
géographiquement et historiquement assez éloignés, s’est imposée, au moins depuis
la Seconde Guerre mondiale, à Washington. L’objectif principal de cette étude est de
comprendre pourquoi et comment.
Abstract
Eurasia, as a geopolitical concept, is quite unexplored by French academia and French
media, and therefore quite unknown. However, it has played a significant role in
International Relations and in the US strategic thought, along with a few related
theories. Indeed, the idea that the US has to pay a particular attention to Eurasia - a
huge territory far away from the Western hemisphere - if it wants to play a central role in
world geopolitical affairs, has imposed itself in Washington, at least since World War 2.
The main goal of this paper is to understand why and how.
L ’Eurasie, en tant que représentation géopolitique, est assez peu traitée
par les milieux universitaires et journalistiques français et donc assez
méconnue. Pourtant elle joue un rôle majeur dans les relations internationales
en général et dans la pensée stratégique américaine en particulier, aux côtés
de quelques concepts clés qui lui sont associés. Introduit par le géographe
britannique Sir Halford John Mackinder au début du XXe siècle, l’élément
de base de cette pensée géopolitique dite « classique », qui fait de l’immense
Eurasie1 une zone vitale aux équilibres géopolitiques mondiaux, s’est imposé
tant parmi les élites intellectuelles que chez les diplomates américains (deux
catégories qui sont d’ailleurs en interaction constante aux États-Unis). Ce
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Parmi ceux qui ont façonné la politique étrangère américaine ces cinquante
dernières années, ainsi que leurs inspirateurs, beaucoup placent l’Eurasie et
les concepts géopolitiques qui lui sont associés au cœur de leur pensée et de
leur discours. Les termes mêmes « Eurasia » ou « Eurasian » apparaissent
souvent dans la presse américaine, ainsi que dans les titres d’un grand nombre
14 d’ouvrages, de revues, ou encore dans les dénominations de think tanks ou
d’instituts universitaires américains. En outre, le Bureau of European and
Eurasian Affairs en charge de l’Europe, de la Russie, de la Turquie et du
Caucase du sud est une des branches importantes de l’organigramme du
Département d’État.
L’objectif principal de cette étude est de comprendre pourquoi et
comment l’Eurasie, en tant que concept et en tant que région géopolitique,
s’est imposée comme centrale dans la politique étrangère américaine. Pour ce
faire, nous chercherons à expliquer les théories géopolitiques liées à l’Eurasie
avant d’étudier pourquoi et comment elles se sont imposés outre-Atlantique.
Nous analyserons aussi qui en ont été et qui en sont les tenants et quelle a été
et est leur influence sur la politique étrangère des États-Unis.
L’Eurasie, centre des équilibres géopolitiques mondiaux
La majorité de la communauté intellectuelle et politique américaine
traitant de relations internationales (chercheurs, journalistes, lobbyistes,
ainsi qu’officiers de l’armée, diplomates, leaders politiques ou encore
conseillers politiques), considère, jusqu’à aujourd’hui, que les clés du destin
international des États-Unis et du destin monde se trouvent en Eurasie. Cette
idée est ancienne ; elle a été établie au début du XXe siècle par le géographe,
1 Selon les définitions traditionnelles, l’Eurasie est composée de la totalité des régions
européennes et asiatiques continentales, Moyen-Orient inclus.
stratège, mais aussi économiste et homme politique britannique Sir Halford
Mackinder (1861-1947), puis reprise et remaniée par un autre géopoliticien
Puis il explique qu’il faut éviter qu’un des ensembles (il pointe alors surtout
l’ensemble central, c’est-à-dire la Russie, mais son attention, au cours des
années 2000, se portera aussi sur la Chine) ne devienne trop indépendant de
l’Occident et trop puissant, car il chercherait alors à contrôler les autres. Il faut
EuroOrient
16
6 John Bellamy Foster, “The New Geopolitics of Empire”, Monthly Review: An Independent
Socialist Magazine, Janvier 2006, Vol. 57, Issue 8, p. 1 à 18.
7 Didier Chaudet, Florent Parmentier et Benoît Pélopidas, L’empire au miroir, Stratégies de
puissance aux États-Unis et en Russie, Librairie Droz, Genève/Paris, 2008, 243p., p. 176.
8 Zbigniew Brzezinski, Le Grand Échiquier… op. cit., p. 61-62.
17
Security Policy During the Cold War, Oxford University Press, 2nde edition, 2005, 512p.,
p. 56.
18 Gearoid O. Tuathail, “Putting Mackinder in his place: Material transformations and
myth”, Political Geography, Vol. 11, n° 1, January 1992, p. 100-118, p. 101.
19 Michel Hess, “Central Asia, Mackinder Revisited?”, The Quarterly Journal, Vol. 3, n° 1,
mars 2004, p. 95 à 104, p. 96.
20 Kate Connolly, “Obama adviser compares Putin to Hitler”, The Guardian, August 12
2008.
21 Nancy Gibbs, Ann Blackman, Douglas Waller, “The Many Loves of Madeleine”, Time,
Monday, February 17, 1997.
22 Zbigniew Brzezinski, Second Chance, Three Presidents and the Crisis of American
Superpower, Basic Books, Cambridge, 2007, 234p., p. 106. et Madeleine Albright, Madam
Secretary, A Memoir, Miramax Books, New York, 2003, 720p., p. 321.
23 John Rees, “Imperialism: globalisation, the state and war”, International Socialism
Journal, n° 93, hiver 2001.
dans les écoles destinées à former les futures diplomates et stratèges militaires.
Comme l’explique Michel Foucher en 1991 : « […] les cours de géographie
militaire donnés à la Military Academy de West Point en témoignent
amplement [de la prédominance de la vision mackinderienne], puisque les
idées de Mackinder, revues par Spykman, sont exposées comme l’« impératif
géopolitique » de la stratégie des États-Unis.24 » Il n’est ainsi pas surprenant
que George J. Demko, géographe du Département d’État25 à la fin des années
1980, écrive que « […] les idées géographiques de […] Mackinder, continuent
d’apporter des éléments importants à la compréhension des processus
politiques internationaux.26 », tandis qu’Eugene Rostow, politologue et sous-
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24 Michel Foucher, Fronts et frontières, Un tour du monde géopolitique, Fayard, Paris, 1991,
69p., p. 303.
25 Le Département d’État compte un Office of the Geographer and Global Issues (GGI), qui
dépend du Bureau of Intelligence and Research (INR). Assez discret et comptant sans doute
assez peu de personnel, il a été créé au sortir de la Première guerre mondiale, et a pour double
but de faire du : « all-source objective reporting and analysis on current foreign policy issues
and coordination between Department policymakers and the intelligence community. »
(Lee Schwartz, “Bureau of the Month: Office of the Geographer & Global Issues”, State
Department Magazine, July/August 1999.)
26 George J. Demko et William B. Wood (dirs.), Reordering the World: Geopolitical
Perspectives on the Twenty-First Century, Westview Press, 1999, 340p, p. 4.
27 Cité dans: Francis P. Sempa, « Mackinder’s World », American Diplomacy, Vol. 5, n° 1,
hiver 2000.
28 Christopher J. Fettweis, “Sir Halford Mackinder, geopolitics and policymaking in the 21st
century”, Parameters, Summer 2000, p. 58-71.
29 Henry Kissinger, Diplomatie, Fayard, Paris, 1996, (Simon and Schuster, New York, 1994
pour la version originale en anglais), 860p., p. 741 et p. 742.
dans ce nouvel ordre. Parmi ces études, celles qui font le plus grand bruit
et qui sont sans doute les plus stimulantes intellectuellement sont La fin
40 On peut citer, par exemple, Ronald Asmus qui sera chargé de mettre en œuvre cet
élargissement au Département d’État aux côtés de Strobe Talbott et Madeleine Albright.
Notons toutefois qu’un certain nombre d’observateurs et de diplomates américains sont aussi,
dans les années 1990, dubitatifs quant à l’extension de l’OTAN et voient plutôt la chute de
l’URSS comme une occasion de permettre un désengagement américain de l’Europe, voire
de revenir à un certain isolationnisme.
Voir, par exemple : Ted Galen Carpenter, “The Folly of NATO Enlargement”, Scripps News
Service, 3 février 1997.
41 Mark Bassin, Konstantin E. Aksenov, “Mackinder and the Heartland Theory in Post-
Soviet Geopolitical Discourse”, Geopolitics, n° 11, 2006, p. 99 à 118, p. 104.
42 Owen Harries, “The Errors of Expansive Realism”, in Ted Galen Carpenter et Barbara
Conry (Ed.), NATO Enlargement. Illusions and Reality, CATO Institute, Washington DC,
1998, 29p., p. 187 à 198, p. 189.
43 Pierre Mélandri et Justin Vaïsse, L’Empire du Milieu, Les États-Unis et le monde depuis la
fin de la guerre froide, Odile Jacob, Paris, 2001, 550p., p. 422.
44 Jan Nederveen Pieterse, “Beyond the American bubble: does empire matter?”, Third
World Quarterly, September 2006, Vol. 27, Issue 6, p. 987 à 1002, p. 989.
régions géostratégiques afin de contrer l’influence régionale d’un concurrent,
ou encore de diversifier ses sources d’hydrocarbures, mais bien de traquer un
ennemi dangereux et qui menace la sécurité du pays et du monde. La « guerre
globale contre la terreur », telle que labélisée par l’administration George W.
Bush et la poursuite de la lutte anti-terroriste par l’administration Obama se
déroulent essentiellement sur le terrain eurasiatique, en Asie centrale et au
Moyen-Orient notamment. Pour certains observateurs, les guerres d’Irak et
d’Afghanistan confirment en elles-mêmes que les décideurs américains et leurs
inspirateurs, y compris du courant néoconservateur, influent à Washington
en particulier pendant le premier mandat de George W. Bush, tiennent en
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Il est difficile d’évaluer précisément l’importance des idées et des théories
dans la fabrique de la politique étrangère américaine. Sans être le déterminant
unique des décisions, elles influencent néanmoins indéniablement ceux qui
la prennent53. S’agissant de l’Eurasie, on ne peut affirmer que la centralité
de l’« Île-monde » dans la politique étrangère des États-Unis découle
des concepts géopolitiques, notamment mackinderiens, qui lui sont liés.
L’Eurasie, pour une Amérique à « vocation mondiale », est forcément
51http://www.jamestown.org.
52 Cf. Dale Walton, Geopolitics and the Great Powers in the 21st Century: Multipolarity and
the Revolution in Strategic Perspective, Routledge, London & New York, 2007, 160p.
53 Voir par notamment le premier chapitre de : Judith Goldstein, Robert Owen Keohane,
(dirs.), Ideas and Foreign Policy, Beliefs, Institutions, and Political Change, Cornell
University Press, 1993, 308p., p. 3 à 30.
incontournable et il n’est sans doute pas besoin de théorie géopolitique pour
en convenir. Il suffit de constater, comme l’a fait Zbigniew Brzezinski dans