Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
4Le principal motif de l'absence des partis dans la conception originelle de la démocratie est
d'ordre pratique, et doit être souligné d'emblée. Les premiers régimes démocratiques
modernes, fondés au 18e ou au 19e siècle, se caractérisent par les droits et les libertés
accordées aux parlements, mais n'accordent qu'un droit de vote et d'éligibilité extrêmement
restrictif, qui ne profite qu'à une petite minorité de citoyens. Dans ce contexte, la sélection des
candidats et les campagnes électorales sont d'une grande simplicité : sauf exception, les
candidats appartiennent aux couches sociales supérieures, s'imposent par leur prestige et
s'adressent sans difficulté à leurs électeurs, qui sont peu nombreux et appartiennent à peu de
choses près au même monde, y compris au plan géographique (les élections s'organisent dans
de très petites circonscriptions compte tenu des moyens de transport). Personne dès lors, à
cette époque, n'imagine que l'on puisse avoir besoin d'organisations telles que les partis pour
mettre les procédures électorales en œuvre, et notamment pour sélectionner des candidats,
animer les campagnes et mobiliser les électeurs.
5Mais cela ne suffit pas à expliquer pourquoi aucune place n'était réservée aux partis dans la
conception première de la démocratie, ni pourquoi une évidente défiance continue à entourer
leur action. Ce double phénomène tient au fait que les embryons de partis auxquels on pouvait
songer au départ étaient considérés, non comme des rouages de la démocratie, mais comme
une menace pour son bon fonctionnement, et ce pour deux grands types de raisons.
Le mythe de l'unité
6Il peut paraître étrange, aujourd'hui, que l'on ait pu concevoir une démocratie sans partis,
comme si une société pouvait ne pas connaître de divisions sociales et idéologiques assez
fortes pour conduire à la concurrence des idéaux et des intérêts collectifs au travers
d'organisations partisanes. Les conditions de naissance des démocraties contemporaines
éclairent ce paradoxe. Les démocraties sont nées de la lente transformation des assemblées
d'Ancien Régime, transformation sous-tendue par une volonté d'indépendance à l'égard du
pouvoir royal ou par une résistance, à l'époque des monarchies absolutistes, à l'arbitraire
royal. L'unité a ainsi constitué un mot d'ordre majeur pour les parlementaires dans leur lutte
contre les excès de pouvoir de la couronne sous l'Ancien Régime : si elle n'a jamais été
complète (certains ont choisi le camp du pouvoir royal au détriment des assemblées), l'unité a
constitué une valeur forte, incessamment opposée à tous les ferments de division.
« Ce que l'homme perd par le contrat social, c'est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce
qui le tente et qu'il peut atteindre ; ce qu'il gagne, c'est la liberté civile et la propriété de tout ce
qu'il possède. »
Par quelle procédure déterminer ce qui est utile ou pas à la société ? Seule la volonté générale
peut en décider :
« ... la volonté générale peut seule diriger les forces de l'État selon la fin de son institution, qui est
le bien commun ; car si l'opposition des intérêts particuliers a rendu nécessaire l'établissement des
sociétés, (...) c'est uniquement sur cet intérêt commun que la société doit être gouvernée. »
Cette première approche relève encore de la tradition chrétienne du bien commun. Mais il
existe aussi une définition plus fine de la volonté générale. Rousseau la définit et la met en
œuvre en partant des hommes comme ils sont, c'est-à-dire des volontés particulières qui
reflètent leurs intérêts particuliers ; c'est de l'anéantissement réciproque des volontés
particulières que se dégage, par soustraction, la volonté générale :
« Il y a souvent bien de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale ; celle-ci ne
regarde qu'à l'intérêt commun, l'autre regarde à l'intérêt privé, et ce n'est qu'une somme de
volontés particulières : mais ôtez de ces mêmes volontés les plus et les moins qui
s'entredétruisent, reste pour somme des différences la volonté générale. »
Rousseau en tire une conséquence qui constitue une condamnation abrupte des démocraties
contemporaines, c'est-à-dire de tout ce qui ressemble à des groupes de pression et à des
partis :
« ... quand il se fait des brigues, des associations partielles aux dépens de la grande, la volonté de
chacune de ces associations devient générale par rapport à ses membres, et particulière par rapport
à l'État : on peut dire alors qu'il n'y a plus autant de votants que d'hommes, mais seulement autant
que d'associations. Les différences deviennent moins nombreuses et donnent un résultat moins
général. Enfin quand une de ces associations est si grande qu'elle l'emporte sur toutes les autres,
vous n'avez plus pour résultat une somme de petites différences, mais une différence unique ;
alors il n'y a plus de volonté générale, et l'avis qui l'emporte n'est qu'un avis particulier.
Il importe donc pour avoir bien l'énoncé de la volonté générale qu'il n'y ait pas de société partielle
dans l'État, et que chaque Citoyen n'opine que d'après lui. »
Du Contrat social, livre I
8Comme l'a démontré Tocqueville dans L'Ancien Régime et la Révolution, la Révolution
française – mais cela vaut aussi pour la constitution des États-nations au 19e et
au 20e siècles – a prolongé la recherche d'unité qui avait dominé la politique des rois de
France depuis Louis XI. Sous la monarchie comme sous la république et l'empire, la montée
en puissance de l'État tend à faire triompher la loi sur les coutumes locales, la règle générale
sur les particularismes régionaux, la nation sur les baronnies. Sous la monarchie déjà, l'unité
était érigée en valeur politique dominante. Le roi la symbolisait par sa personne ; la foi
religieuse, unifiée par la figure papale ou par la figure royale selon les cas, devait être
commune à tout le royaume, fût-ce en combattant l'hérésie par la force ; la justice était rendue
au nom de Dieu, dont la volonté ne peut varier. Claude Lefort a montré, dans L'invention
démocratique, que la rupture provoquée par la démocratie n'est pas seulement d'avoir mis la
liberté à la place du despotisme, ou l'égalité à la place de la hiérarchie, bref, d'avoir aboli une
société d'ordres. La vraie rupture est d'avoir mis le multiple à la place de l'unité en vidant le
lieu du pouvoir, en abolissant le mythe de l'incarnation du pouvoir dans un homme, le roi,
dont l'unité individuelle était censée refléter l'unité organique de la société, la
complémentarité harmonieuse entre ceux qui travaillent, ceux qui prient et ceux qui se battent.
Mais ce remplacement de l'unité par la multiplicité, par le pluralisme et la différence, ne s'est
opéré que de manière lente et progressive, et a rencontré de très fortes résistances. À la
naissance des démocraties parlementaires l'unité restait un impératif fort, qui ne conférait ni
place ni légitimité à des partis au sens actuel du terme, qui représentent par définition
une diversité de valeurs, d'intérêts, de groupes, de conceptions de la société.
9Les deux plus anciens partis connus [4][4]On ne peut qualifier les guelfes et les gibelins de
partis,…, à savoir le parti whig et le parti tory qui structureront la politique anglaise
jusqu'au 19e siècle, tirent d'ailleurs leur nom de deux injures : celle désignant les insurgés
catholiques irlandais pour les tories (partisans de la prérogative royale), celle désignant des
presbytériens du sud-ouest de l'Écosse pour les whigs (défenseurs des droits du parlement). Si
ces partis gagneront ensuite leurs lettres de noblesse, cette origine n'est pas due au hasard :
elle reflète une méfiance à l'égard de toute division profonde qui menacerait l'unité du
pays – division dont le terme même de parti (du latin pars, la partie, ou partes au pluriel,
c'est-à-dire les « factions », terme péjoratif synonyme de « partis » au 18e siècle) porte
témoignage et rappelle la menace.
10Les parlementaires agissent pour le bien de la nation, qui ne peut se monnayer en intérêts
particuliers : le mythe fondateur de la démocratie, autant que sur l'idée de liberté, vit sur l'idée
de bonheur collectif [5][5]« Le bonheur est une idée neuve en Europe », dira Saint-Just., sur la
conviction que l'autorité politique peut et doit gouverner en visant le plus grand bonheur du
plus grand nombre. À l'arbitraire royal, qui servait les intérêts du monarque et de sa famille, à
la société d'ordres de l'Ancien Régime, qui privilégiait certaines castes et flattait l'égoïsme et
l'esprit de rivalité, la démocratie doit substituer un pouvoir consenti et bienveillant (dépendant
des électeurs pour se maintenir, donc contraint à la bienveillance) qui vise le « bien
commun » (expression reprise à l'Antiquité et à la pensée chrétienne), la « volonté générale »
(Rousseau et la Révolution française [6][6]Comme le rappelle P. Rosanvallon dans Le peuple
introuvable…) ou le « bien public » (notion issue de la doctrine juridique classique et du
calvinisme). Le peuple, dans cette conception, représente un ensemble indifférencié
d'individus appartenant à une même nation et donc supposés bénéficier également de ses
bienfaits et vouloir également sa prospérité : seuls les étrangers constituent une enclave, un
vecteur de division.
La peur du peuple
11Tout ce qui précède repose sur l'idée que l'unité nationale est une donnée de départ ou un
idéal accessible, que la pluralité interne à un État (pluralité religieuse, sociale, idéologique,
linguistique...) reste marginale et ne doit pas empêcher la recherche d'unité. La conception de
la démocratie a cependant connu une forte inflexion sur ce point à partir du moment où l'on a
jeté sur ce système politique, et surtout sur le peuple, un regard très différent, qui prend
davantage acte des fractures qui traversent la société, mais qui s'efforce encore de les réduire,
qui se refuse à les entériner et, plus que jamais, à admettre qu'elles puissent conduire à la
création de partis politiques reflétant les principales composantes du corps social. Ce nouveau
regard a suivi les chocs révolutionnaires du 18e et du 19e siècles, la naissance du prolétariat et
les premières grèves et manifestations de masse, c'est-à-dire des phénomènes ressentis par
beaucoup comme une violence organisée et proprement politique. Face à ces événements
vécus comme autant de traumatismes, tout un courant de pensée en a conclu qu'il fallait tenir
le peuple à l'écart du fonctionnement de la démocratie et se défier des partis : dans cette
optique, les divergences collectives sont actées mais elles ne sont pas reconnues, et encore
moins légitimées.
12Au 19e siècle, qui est le siècle par excellence de la démocratie parlementaire, la plupart des
auteurs voient d'un très mauvais œil l'intrusion du peuple dans la vie électorale et, a fortiori,
dans la vie parlementaire. Membres des élites lettrées, ils tiennent le peuple pour une masse
ignorante, incapable de coopérer à l'élaboration des lois et à la préparation des décisions,
prompte à se laisser emporter par la passion, l'allégeance irraisonnée à une cause ou à un
homme [7][7]Le plébiscite en faveur de Louis-Napoléon Bonaparte,…, voire par la colère et la
révolte. Les violences qui ont terni la Révolution française, et dont les révolutions de 1830 et
de 1848 dans de nombreux pays européens font craindre le retour, perpétuent cette méfiance à
l'égard du peuple et conduisent à voir un danger dans la création d'organisations stables et
structurées qui prétendraient représenter les grandes sensibilités présentes dans la masse de la
population. Même dans les milieux qui partagent la vision libérale de l'organisation des
pouvoirs, c'est-à-dire la vision qui dote un parlement librement élu du pouvoir législatif et
d'une mission de contrôle du gouvernement, on se méfie de l'expression politique pleine et
directe du peuple : on continue à « privilégier la logique libérale selon laquelle la voix du
peuple [doit] être à la fois endiguée et guidée [8][8]N. Roussellier, « La contestation interne
de la démocratie… ».
13Alimentée également par le rationalisme, qui conduit à se méfier des passions et des
préjugés imputés aux masses peu instruites, la représentation que l'on se fait alors du peuple
exclut de la démocratie de larges parties de la population, au profit desquelles on prétend
gouverner, mais sans s'inquiéter de suivre leur volonté puisqu'elle n'est pas bien informée –
qu'il s'agisse des masses paysannes et ouvrières, pauvres et peu alphabétisées, des femmes,
des enfants, des vagabonds, des chômeurs ou des mendiants, exclus du droit de suffrage...
Seules les couches sociales susceptibles de former un corps politique actif étant concrètement
prises en compte, ce corps politique ne semble pas traversé d'oppositions irréductibles qui
devraient conduire à des coalitions fixes d'intérêts et de programme c'est-à-dire à des partis.
Des fractions de population font parfois l'objet d'une représentation spécifique dans les
démocraties parlementaires du 19e siècle, mais il s'agit, significativement, d'ordres, de
corporations ou de territoires consacrés sous l'Ancien Régime.