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2 (2013) 91
Yavor Petkov*
Abstract
Ce texte étudie les liens intertextuels entre L’Ingratitude - probable-
ment, le roman le mieux connu de l’écrivaine canadienne d’origine chinoise
et d’expression française Ying Chen - et la pièce Les Mains sales de
Jean-Paul Sartre. Il se propose de trouver dans quelle mesure les deux
textes communiquent entre eux et comment l’intertextualité contribue à
l’esthétique du roman de Chen. L’étude offre une analyse structuraliste des
deux textes aux niveaux des personnages et de l’intrigue. Elle conclut que
les deux textes présentent de fortes similitudes aux deux niveaux et véhi-
culent des messages comparables. Cette comparaison se propose d’initier
une nouvelle approche de l’œuvre de Chen et, plus généralement, du
mouvement québécois dit écritures migrantes, qui pourrait désormais être
appréhendé comme une forme de néo-existentialisme.
* PhD student with the Sofia University “Saint Kliment Ohridski”, Bulgaria
92 L’INGRATITUDE DE YING CHEN
I. INTRODUCTION
Les personnages
a. Immaturité
b. Etrangeté au monde
vie : « Je ne suis pas fait pour vivre, je ne sais pas ce que c’est que la
vie et je n’ai pas besoin de le savoir. Je suis de trop […] » (Sartre,
1948:220). Il est à la fois fasciné et découragé par la vivacité des membres
du Parti. Sa faiblesse physique s’oppose à la corporéité de son entourage
- à celle de Slick et Georges, mais aussi à celle d’Hoederer : « Tout ce
qu’il touche a l’air vrai » (Sartre, 1948:129). Elle est perçue par le jeune
homme comme la substance susceptible de combler le « décor » où il a
toujours existé (« Je vis dans un décor », Sartre, 1948:130).
c. Intellectualisme
Hugo est vu par les autres comme un homme d’idées par opposition à la
vraie vie du corps, celle d’ici-bas. Comme c’est le cas de Yan-Zi, son in-
tellectualité lui fait honte : « je lui ai bien fait comprendre que je n’étais
pas un intellectuel » (Sartre, 1948:64). En général, il tente d’ajuster le
monde à ses représentations rationnelles, car la raison est la seule façon
d’aborder le monde qui lui soit connue. Ce qui en résulte est une schémati-
sation de la vie et des humains. Quand Karski fait preuve d’une certaine
force morale, ce qui, pour Hugo, contredit l’image de la bourgeoise lâche
et indigne qu’il s’était échafaudée, il est perplexe : « […] ils ont du courage,
juste ce qu’il faut pour t’empêcher de les mépriser jusqu’au bout. […] C’est
un casse-tête » (Sartre, 1948:157).
Ainsi, dans le roman de Chen, comme dans la pièce de Sartre, l’in-
tellectualisme s’oppose à la vie charnelle, dynamique et vécue, et donc à
l’existence assumée.
d. Egocentrisme
e. La société
2. L’Intrigue
a. Projets suicidaires
sa vie ; il recherche une fuite existentielle. Quels sont donc les motifs pro-
fonds de son projet de suicide ? Irène Oore, en citant Henri Chabrol, af-
firme que « [l]e geste suicidaire traduit [...] l'hostilité par l'intention de pu-
nir ceux qui ont meurtri l'adolescent [...]. Il a la valeur d'un comportement
de reproche et de punition visant à engendrer le regret et la culpabilité
dans l'entourage » (Oore, 2003:52). Qui Hugo veut-il punir ? La pièce ne
l’indique pas explicitement, mais elle nous autorise à croire qu’il veut se
venger de son père, à en juger sur cette riposte : « […] il porte la re-
sponsabilité de ma vie. Nous sommes quittes. » (Sartre, 1948:141).
On peut conclure que, dans les deux œuvres étudiées, les suicides man-
qués poursuivent un double objectif : se libérer d’une vie insupportable et
punir ceux que les suicidaires tiennent pour coupables de leur malheur.
explication tautologique selon laquelle les idées d’Olga et Louis sont tout
simplement « vraies » (Sartre, 1948:181).
c. Le rôle du hasard
e. Délaissement
» (Sartre 1976:600). Ainsi, Yan-Zi surmonte la mauvaise foi née de son re-
fus d’assumer véritablement sa condition de délaissée. Il nous semble que
cette conscience recouvre aussi ce que Lequin a appelé « la philosophie du
juste milieu » (Lequin, 1999:68).
En choisissant de mourir au nom de la solidarité avec le seul humain à
qui il se sentait attaché, Hugo parvient à donner un sens à sa vie, non pas
le sens des idées, mais celui de l’existence réelle ici-bas. Ainsi, sa déclara-
tion « Non récupérable. » (Sartre, 1948:249) retentit comme un refus de
partager les espoirs trompeurs qui récupèrent pour prolonger, afin de per-
pétuer l’illusion collective.
III. CONCLUSION
discerner le vrai du faux, les deux œuvres retracent l’évolution interne des
personnages, qui mettent progressivement en doute leurs propres motifs de
suicide. Parallèlement, le lecteur est amené à découvrir le vrai objectif de
la révolte des deux personnages, à savoir l’aspiration au contact humain et
l’impossibilité d’y accéder. Ainsi, l’arbitraire du monde joint au doute intér-
ieur conduit les deux héros à un état de désillusion, de délaissement dans
lequel ils prennent conscience de leurs sentiments réels. Leur seule certi-
tude, retrouvée trop tard, est celle du lien affectif qui les unit au monde.
Les similitudes entre les deux œuvres se situent non seulement au ni-
veau de la trame narrative, mais aussi au niveau des personnages et des
relations entre eux. Yan-Zi et Hugo sont des personnes immatures qui
éprouvent de la difficulté à assumer leur passage à l’âge adulte. Leur im-
maturité s’explique notamment par leur destin de prisonniers : ils n’ont pas
pu grandir, puisque leur propre vie ne leur appartenait pas. Narcissiques
et égoïstes, ils sont étrangers au monde, vivent dans un monde d’idées et
tâchent de conformer la réalité à leurs représentations purement
intellectuelles. Ils sont aliénés de tout ce qui relève du charnel, du mortel,
et, pour se soustraire à cet état de stérilité, cherchent instinctivement à se
« souiller » (par l’amour interdit, par le terrorisme, et finalement par le sui-
cide).
Finalement, nous avons pu constater que les messages de deux œuvres
sont également similaires. Il s’agit en général du message dégagé par toute
œuvre existentialiste : puisque nous n’avons d’autre monde que le présent,
il ne faut pas chercher à s’en soustraire, mais il faut bien s’y engager,
quitte à salir ses mains. Puisqu’il n’est pas de cause valable qui donne sens
au monde, le seul lien qui nous unit est celui de l’existence même, et donc
de l’affection, du corps, des sens. Autrement dit, les œuvres nous font
comprendre que, pour résoudre le drame de notre condition de prisonniers
d’une vie que nous n’avons pas pu choisir, nous devons pardonner au
Asian Journal of Canadian Studies Vol. 19 No. 2 (2013) 111
monde et l’aimer non pas pour ce qu’il est, mais parce qu’il est.
Nous pourrions conclure aussi que, sans le lien intertextuel avec Les
Mains sales, la lecture du roman d’Ying Chen pourrait facilement se limit-
er aux significations sociales et psychologiques que l’on y a relevées. Le
parallèle avec la pièce de Sartre souligne la portée ontologique du roman
en tant que réflexion générale sur la racine et donc sur l’identité. Lu à tra-
vers le prisme de l’existentialisme, le roman contribue de manière originale
à l’esthétique des écritures migrantes. Le lien à la racine est inconditionnel
et insurmontable et notre identité est à jamais marquée par notre passé.
La voie vers la construction d’une identité nouvelle qui corresponde à nos
besoins et aspirations en tant qu’êtres humains ne passe pas par le déni
de l’identité première, mais par son acceptation philosophique et par la re-
vendication des liens affectifs qui nous y unissent.
References
Livres
tobre 2013
King, Andrea Daniela. 2011. La revenance dans le roman québécois au
féminin après 1980, 2011, thèse de doctorat publiée sur http://www.
collectionscanada.gc.ca, consultée le 31 octobre 2013
Moisan, Clément et Hildebrand, Renate. 2001. Ces étrangers du dedans :
une histoire de l'écriture migrante au Québec (1937-1997),
Québec: Nota Bene
Sartre, Jean-Paul. 1948. Les Mains Sales. Paris: Gallimard.
Sartre, Jean-Paul. 1996. L’Existentialisme est un humanisme. Paris:
Gallimard.
Sartre, Jean-Paul. 1976. L’Etre et le néant. Paris: Gallimard.
Articles de périodiques
Actes de colloque