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Asian Journal of Canadian Studies Vol. 19 No.

2 (2013) 91

L’INGRATITUDE DE YING CHEN:


UN ROMAN NEO-EXISTENTALISTE?
4)

Yavor Petkov*

Abstract
Ce texte étudie les liens intertextuels entre L’Ingratitude - probable-
ment, le roman le mieux connu de l’écrivaine canadienne d’origine chinoise
et d’expression française Ying Chen - et la pièce Les Mains sales de
Jean-Paul Sartre. Il se propose de trouver dans quelle mesure les deux
textes communiquent entre eux et comment l’intertextualité contribue à
l’esthétique du roman de Chen. L’étude offre une analyse structuraliste des
deux textes aux niveaux des personnages et de l’intrigue. Elle conclut que
les deux textes présentent de fortes similitudes aux deux niveaux et véhi-
culent des messages comparables. Cette comparaison se propose d’initier
une nouvelle approche de l’œuvre de Chen et, plus généralement, du
mouvement québécois dit écritures migrantes, qui pourrait désormais être
appréhendé comme une forme de néo-existentialisme.

Keywords: littérature, Ying Chen, L’Ingratitude, Sartre, Les Mains sales,


écritures migrantes, existentialisme, Québec

* PhD student with the Sofia University “Saint Kliment Ohridski”, Bulgaria
92 L’INGRATITUDE DE YING CHEN

I. INTRODUCTION

Pour les dix-huit années écoulées depuis la première édition de


L’Ingratitude de l’écrivaine québécoise Ying Chen, la critique a proposé
différentes lectures du roman et a bien convenu que le texte ne se prêtait
pas aisément à l’étiquette écritures migrantes. Saint-Martin s’est surtout
intéressée au thème de la violence maternelle en tant que reflet d’une réal-
ité sociale et psychologique. Son analyse se réclame des théories de la
psychanalyse et du féminisme pour démontrer que « in cultural contexts
where boys are preferred to girls, abusive mothers tend to be more strict
with their daughters than with their sons » (Saint-Martin, 2001:65). Elle
se penche donc avant tout sur les dimensions réalistes du roman : une ap-
proche embrassée par plusieurs chercheurs, dont A. D. King (King 2011).
Irène Oore adopte pour sa part une approche socio-psychologique en étu-
diant le thème du suicide dans le roman. En se réclamant des sociologues
Durkheim et Halbwachs, elle signale que les motifs de l’héroïne Yan-Zi -
se libérer d’une société et d’une famille extrêmement oppressants tout en
se vengeant - correspondent à des phénomènes sociaux : « l'absence d'in-
tégration et de cohésion caractérisent le milieu où l'on observe un taux de
suicide élevé » (Oore, 2003:52). Elle souligne également la double nature du
projet de suicide de Yan-Zi : celle-ci espère à la fois se libérer et se
venger. Son suicide manqué et sa désillusion mettent en relief « la valeur
intrinsèque de la vie » (Oore, 2003:56).
D’autres critiques ont exploré la teneur philosophique de L’Ingratitude.
Lequin étudie les dimensions éthiques de l’œuvre de Chen et signale une
opposition traversant tout son œuvre : une éthique de l’extrême prudence
opposée à une éthique de la dissidence ou de la révolte radicale et à une
éthique du juste milieu, pleinement incarnée par Yuan (Les Lettres
Chinoises). D’après Talbot, l’interaction entre deux visions du monde s’ef-
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fectue à travers la mémoire : un thème « migrant » par excellence. Dans


L’Ingratitude, Chen, en introduisant le motif de la réincarnation, attribue
à la mémoire un rôle métaphysique : elle relie une vie à l’autre, le corporel
au spirituel. La conscience se détache du corps et devient capable de le
concevoir comme un être distinct. Pour faire le lien avec la lecture de
Lequin, nous pourrions donc associer la corporéité à l’éthique de la pru-
dence et la spiritualité à l’élan auto-libératoire. Comme le souligne Talbot,
Chen crée un « personnage pour qui la non-corporéité serait la condition
sine qua non de son autonomie » (Talbot, 2005:152). Or, la fin du roman
montre que la mort n’est pas une libération : la divinité Seigneur Nilou ne
se présente pas et Yan-Zi commence à perdre sa mémoire (« Ma mémoire
s'évapore ainsi que le nuage qui me porte », Chen, 1995:155) - son moi se
désintègre. Les lectures de Lequin et de Talbot se rejoignent donc en ce
qu’elles font ressortir une réflexion sur l’identité : l’identité n’est pas une
entité immuable, elle n’atteint jamais un point d’arrêt. La prudence et la ré-
volte, la tradition et la nouveauté, la corporéité et la non-corporéité à l’état
extrême sont des illusions, car elles ne respectent pas l’essence de la vie,
qui est mouvement.
D’autres chercheurs ont relevé les aspects « migrants » de l’œuvre de
Chen et leur signification dans le contexte de la société multiculturelle
québécoise1). C. Charbonneau (Charbonneau 1997) explore le thème de
l’exil et donc du voyage, en associant l’évolution des personnages de Chen
à chacune des trois phases de la transculture établies par F. Ortiz. Si
Charbonneau n’a pas inclus L’Ingratitude dans son corpus d’étude, c’est
que ce roman ne traite pas explicitement de la problématique de

1) Selon Moisan et Hildebrand, l’émergence des écritures migrantes correspond à la


période transculturelle de la littérature québécoise, qui alors « dépasse la mise en
présence ou en conflit des cultures pour dégager des passages entre elles et
dessiner leur traversée respective » (Moisan et al., 2001:107).
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l’immigration. Pourtant l’exil et le voyage y sont présents, mais d’une


manière métaphorique. Au lieu d’un pays d’accueil, elle choisit un autre
monde : celui de l’au-delà. La mort serait donc le voyage entre les deux
états d’existence (ce que le roman suggère allégoriquement en situant
Yan-Zi à la gare juste avant sa tentative de suicide). La présence du
thème du voyage est relevée aussi par Roy Fu : « the novels present and
explore the notion of a 'cultural journey’, as a metaphor for defining immi-
grant identity » (Fu, 2000:24). La désillusion qui suit le voyage dans
L’Ingratitude serait révélatrice de la vision anti-essentialiste de Chen en
ce qui concerne l’identité. Pour Fu, qui en réfère à Foucault, cette vision
défie le discours essentialiste instauré au Québec pour ce qui est de l’im-
migration et de son voyage, ce discours trahissant une volonté d’affermir
les positions de domination de la culture de souche.
Ce rapide survol permet de constater que la critique a relevé dans
L’Ingratitude une valeur réaliste qui attribue au roman le caractère d’une
critique sociale, une valeur philosophique, et une valeur culturelle. Nous
ajouterons à se répertoire notre analyse du roman (Petkov 2013), qui ap-
préhende L’Ingratitude comme un texte existentialiste. L’injustice étudiée
par Saint-Martin et Oore dénote une condition absurde, car les person-
nages se trouvent dans une impasse irrationnelle puisqu’inéluctable.
L’échec de l’élan libératoire et la mise en doute du voyage identitaire mon-
trent la mort comme un espoir rassurant mais trompeur, comme un saut
existentiel (Camus) qui conduit à la mauvaise foi (Sartre). Le dénouement
du récit correspondrait à la révolte lucide de l’homme absurde préconisée
par Camus : la manifestation d’une passion tout humaine pour la vie telle
qu’elle se présente ici et maintenant. Ying Chen elle-même autorise une
telle lecture. La romancière qualifie L’Ingratitude ainsi : « Ce livre est une
révolte contre la tradition, y compris le statut de la mère, des parents, con-
tre la racine par conséquent » (Aubonnet). Comme l’observe Dupuis, Ying
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Chen « semble (…) adhérer à une vision universelle de la littérature héritée


de la France et plus largement du modèle européen » (Dupuis, 2011:23).
Le présent article se propose de compléter cette lecture en étudiant le
lien intertextuel explicite que Chen a inséré dans L’Ingratitude : « On
jouait Les Mains sales au centre ville. Je ne pouvais pas me refuser le
plaisir d’aller voir cette pièce, puisque, vraisemblablement, elle n’allait pas
ébranler ma décision » (Chen, 1995:75). Cette intertextualité est riche en
connotations. La remarque (ironique ?) de Yan-Zi « vraisemblablement,
elle n’allait pas ébranler ma décision » laisse entendre que l’héroïne con-
naissait déjà le texte de Sartre et savait que l’intrigue de la pièce pré-
sentait des similitudes avec sa condition : un jeune homme, qui, ayant
rompu tout lien avec sa famille, entreprend un voyage existentiel pour re-
joindre le contraire de son milieu - le Parti prolétarien - et plus tard la
mort. Dégoûté de la vie, il veut se sacrifier au nom de la justice telle qu’il
la conçoit. Il ne réussit pas son sacrifice car il est trahi par ses camarades
du Parti. Ce désenchantement ne l’empêche pas de choisir la mort, bien
que, cette fois-ci, pour d’autres motifs. Une mort choisie qui confirme
l’utilité du suicide - c’est ainsi que le destin d’Hugo Barine, protagoniste
de la pièce, devrait être vu par Yan-Zi. D’autre part, si le responsable du
syndicat a choisi précisément la pièce de Sartre, c’est par conviction que
« cet étranger a eu enfin le bon sens de faire une histoire plus ou moins
compréhensible » (Chen, 1995:75). On peut se demander pourquoi cette
pièce serait compréhensible : serait-ce la problématique marxiste et com-
muniste qui est au centre de l’action dramatique ? On sait que Sartre s’est
opposé très vivement à la réaction de certains journalistes qui ont vu dans
la pièce une critique du marxisme (Ireland, 1998:335). Dans tous les cas,
ce passage montre que la problématique de la pièce est ressentie comme
proche aussi bien par Yan-Zi que par sa société. Voyons de plus près où
cette proximité réside.
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II. INTERTEXTUALITE : L’INGRATITUDE ET LES


MAINS SALES

Les personnages

a. Immaturité

Les personnalités de Yan-Zi et d’Hugo et les conditions analogues dans


lesquelles ils sont placés constituent le premier lieu de comparaison qui se
présente à l’étude. Les deux personnages partagent des caractéristiques
communes, à commencer par leur âge : ils sont en train de passer, avec
un retard considérable, à l’âge de raison. Yan-Zi a 28 ans, elle est céliba-
taire (ce qui n’est pas une habitude dans sa société) et a l’impression de
ne rien connaître à l’amour (Chen, 1995:46). Ayant grandi sous la tutelle
continue de sa mère, elle sent que la vie lui fait peur (Chen, 1995:36). Hugo
est décrit par Hoederer comme « un môme qui a de la peine de passer à
l’âge d’homme » (Sartre, 1948:202), c’est une personne en quête d’elle-
même (Ridge, 1957:435). Enfant, Hugo souffrait d’une sévère inappétence,
ce qui trahit son dégoût de la vie, son reniement du corporel. Yan-Zi
éprouve une pareille aliénation de la vie : « je me voyais morte au milieu
de la vie » (Chen, 1995:37), « je vieillissais en pleine jeunesse » (Chen,
1995:55). En chinois, son nom signifie oiseau. Or, avant d’avoir Yan-Zi, sa
mère a élevé des oiseaux en cage (elle s’y remettra après le décès de sa
fille). La fille est ainsi assimilée à un animal domestique, privé de volonté
et de vie propres et totalement dépendant de son maître. Hugo est tout
aussi bien rapetissé dans la pièce : il est appelé tantôt « mon abeille » par
Jessica, tantôt « mon petit » par Hoederer, ou encore « mon petit gars »
par Slick et Georges. Il n’est pas considéré comme un « vrai homme » par
Jessica : « C’est la première fois où je te vois aux prises avec de vrais
hommes » (Sartre, 1948:112). L’immaturité, la petitesse sont donc des traits
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majeurs de Yan-Zi et d’Hugo aux yeux des autres. L’image de Jessica,


l’épouse d’Hugo, fait en quelque sorte partie de celle de son mari : ils con-
stituent tous les deux un même personnage, et leur n’amour n’est pas au-
thentique parce qu’ils « se ressemble[nt] trop » (Sartre, 1948:228). Leur
similitude aboutit à l’infécondité et s’inscrit, elle aussi, dans le paradigme
de la non-consommation de la vie. Le contact entre Hugo et Jessica re-
ssemble à un jeu d’enfants qui ne savent pas distinguer le réel de l’imagi-
naire (cf. leur dialogue dans la Scène 1 du Tableau 3). Jessica est aussi
caractérisée par son immaturité : « Je ne sais rien, je ne suis ni fille ni
femme, j’ai vécu dans un songe […] » (Sartre, 1948:229). Comme Hugo,
elle n’a pas de présence charnelle. Elle est constamment assimilée à la
froideur, à une « statue de neige » : « Ton corps est froid […] » (Sartre,
1948:185) et elle redoute l’engagement véritable : « Je ne veux pas choisir
» (Sartre, 1948:184).

b. Etrangeté au monde

Possédée, incriminée et prédéterminée par sa mère, Yan-Zi vit dans un


sentiment constant de dégoût de la vie, de vie gâchée d’avance, de
non-liberté aboutissant à une incapacité à se penser comme un être dis-
tinct, de peur (« le recul était depuis toujours mon geste le plus naturel
», Chen, 1995:96). Etrangère à sa propre vie, elle a l’impression d’être vieille
avant de connaître la vie (« Je vieillissais en pleine jeunesse », Chen,
1995:55). Elle est aussi étrangère au monde qui l’entoure et vice versa : ses
collègues (« Ne faites pas tous comme Yan-Zi ! », Chen, 1995:79), son di-
recteur, ses soupirants, ou encore la patronne du restaurant apparaissent
tous comme des avatars de la figure maternelle.
L’immaturité engendre chez Hugo aussi un sentiment de vie non
consommée. Il admire la « densité » d’Hoederer, puisque lui-même se sent
en quelque sorte vide, immatériel et éprouve lui aussi un dégoût face à la
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vie : « Je ne suis pas fait pour vivre, je ne sais pas ce que c’est que la
vie et je n’ai pas besoin de le savoir. Je suis de trop […] » (Sartre,
1948:220). Il est à la fois fasciné et découragé par la vivacité des membres
du Parti. Sa faiblesse physique s’oppose à la corporéité de son entourage
- à celle de Slick et Georges, mais aussi à celle d’Hoederer : « Tout ce
qu’il touche a l’air vrai » (Sartre, 1948:129). Elle est perçue par le jeune
homme comme la substance susceptible de combler le « décor » où il a
toujours existé (« Je vis dans un décor », Sartre, 1948:130).

c. Intellectualisme

Fille d’un intellectuel conformiste, Yan-Zi se fait remarquer à l’école par


ses essais fustigeant Kong-Zi (Chen, 1995:13) et suscite l’irritation de la
patronne du restaurant Bonheur : « je ne dérange pas les intellectuels »
(Chen, 1995:18). Comme Hugo, Yan-Zi est honteuse d’être intellectuelle
(Chen, 1995:26). On comprend l’origine de ce sentiment de honte grâce aux
activités du père : toute la description sarcastique de son travail et de sa
personnalité indolente (Chen, 1995:30-32) laisse une impression de futilité
et de rationalité écartée de la vie. Yan-Zi compare Chun à son père et
trouve que sa raison est « plus forte que son corps » (Chen, 1995:90). Il
en va de même pour Bi, qui « ne pensait qu’à sa responsabilité » (Chen,
1995:93). La mère de Yan-Zi, en parlant mentalement à sa fille déjà décé-
dée, raille son intellectualisme « Evidemment, les livres ne t’ont pas rendue
plus intelligente » (Chen, 1995:128).
Hugo aussi est un intellectuel : il a eu son doctorat et s’est choisi pour
nom de guerre Raskolnikoff, une référence qui ne dit rien à son camarade
Ivan. Une démarcation nette entre Hugo et le reste des camarades se fait
voir ainsi dès le début de la pièce. Elle est bien visible également dans les
dialogues entre Hugo et les gardes d’Hoederer - Slick et Georges. Prenons
Slick, qui remarque qu’Hugo « pense tout avec sa tête » (Sartre, 1948:96).
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Hugo est vu par les autres comme un homme d’idées par opposition à la
vraie vie du corps, celle d’ici-bas. Comme c’est le cas de Yan-Zi, son in-
tellectualité lui fait honte : « je lui ai bien fait comprendre que je n’étais
pas un intellectuel » (Sartre, 1948:64). En général, il tente d’ajuster le
monde à ses représentations rationnelles, car la raison est la seule façon
d’aborder le monde qui lui soit connue. Ce qui en résulte est une schémati-
sation de la vie et des humains. Quand Karski fait preuve d’une certaine
force morale, ce qui, pour Hugo, contredit l’image de la bourgeoise lâche
et indigne qu’il s’était échafaudée, il est perplexe : « […] ils ont du courage,
juste ce qu’il faut pour t’empêcher de les mépriser jusqu’au bout. […] C’est
un casse-tête » (Sartre, 1948:157).
Ainsi, dans le roman de Chen, comme dans la pièce de Sartre, l’in-
tellectualisme s’oppose à la vie charnelle, dynamique et vécue, et donc à
l’existence assumée.

d. Egocentrisme

L’égocentrisme d’Hugo et de Yan-Zi découle de leur solipsisme. Très


habilement, Ying Chen nous fait découvrir cet aspect de son héroïne en
procédant à une multiplication des voix narratives. Ce n’est qu’à la p. 127
que l’on perçoit pour la première fois la voix de la mère. Le lecteur est
amené à relativiser son image. Elle se présente maintenant comme une
bonne mère, sévère il est vrai, mais par responsabilité parentale. Dans ses
yeux, Yan-Zi paraît capricieuse et ingrate (« Tu tapes trop fort, ma petite
égoïste », Chen, 1995:128).
Hugo est non moins égocentrique. Comme le remarque Jessica : « Tu
es de ces gens qui vous racontent toujours ce qu’ils disent aux autres et
jamais ce que les autres leur ont répondu » (Sartre, 1948:64). Il a rejoint
le Parti prolétarien par volonté de rompre tout contact avec sa famille qui,
pour lui, incarne des valeurs odieuses : « J’ai quitté ma famille et ma classe
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le jour où j’ai compris ce que c’était que l’oppression. En aucun cas je


n’accepterai de compromis avec elle » (Sartre, 1948:51). Il souhaite an-
nihiler jusqu’à sa filiation même (Sartre, 1948:44). Les motifs de son en-
gagement politique sont donc plus personnels qu’idéologiques.

e. La société

La mère de Yan-Zi incarne les valeurs de la société possessive et déter-


minante qui l’entoure. Cette société est surtout mue par la peur - une peur
qui pousse à bannir la différence et tout écart à la norme. Elle contrôle non
seulement la vie, mais aussi la mort, qui appartient à la collectivité et dé-
pend de son interprétation (« Ils se permettent d’évaluer les morts », Chen,
1995:15). Pour ces gens, « la vraie vie est toujours autre » (Chen, 1995:105)
- une illustration exacte de ce que Sartre et Camus essayaient de com-
battre : la foi dans futur et le mépris du présent. Chen dresse l’image d’une
société robotisée qui ne vit pas pour vivre (l’existence) mais pour se con-
former aux normes qu’on lui a enseignée (l’essence). Elle est non seule-
ment prudente, mais aussi violente, inhumaine dans l’exigence de respect
de ses normes. On comprend vite que Yan-Zi n’est pas la seule victime
de cette société-araignée : Hua se plaint aussi de sa famille. L’angoisse de
Bi ne semble pas due uniquement au remords qu’il éprouverait devant sa
fiancée, mais aussi à la crainte que lui provoque le fait d’avoir transgressé
les règles. Pourtant, si Yan-Zi se sent étrangère à ces gens, ceux-ci sont
« bien intégrés à ce qui les entourait » (Chen, 1995:130).
Si la société de L’Ingratitude craint les actes d’imprudence, paradoxale-
ment, elle chérit la vie. Or pour Yan-Zi la vie correspond à un état de lib-
erté, d’autodétermination, de spontanéité. Au contraire, pour la société, vie
signifie longévité, survivance. Il importe avant tout de rester en vie aussi
longtemps que possible, en économisant son énergie. Chun estime que la
longévité est le souhait le plus loyal qu’on puisse faire à des parents (Chen,
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1995:49). La cousine de Yan-Zi a mangé une soupe de tortue à l’enterre-


ment du père de son fiancé parce qu’elle « envi[ait] la longévité des tortues
» (Chen, 1995:70). Le thème de la longévité est d’ailleurs systématiquement
associé à celui du manger : le roman abonde en actes et images d’in-
gurgitation (cf. le repas lors de la visite de Chun, la dépouille de Yan-Zi
comparée à du bœuf, l’image des nuits qui mangent les jours, etc.) qui
soulignent grotesquement cette soif furieuse de survivance corporelle. Un
intéressant parallèle avec l’inappétence d’Hugo peut être tracé dans ce
sens. Ayant grandi dans une famille riche, la révolte de celui-ci consistait
dans le jeûne. Pour Yan-Zi, au contraire, se révolter signifie festoyer (par
exemple, voir ses réflexions sur le végétarisme). Dans les deux cas, c’est
l’aspiration à la longévité, au bien-être raisonnable, qui est remise en
cause, la privation et l’excès étant deux modes de rejet de l’éthique de la
prudence.
La société dans Les Mains sales est représentée par deux groupes
nettement opposés à Hugo et Jessica : les membres du Parti prolétarien
(Slick et Georges, Louis, Ivan et Olga) et la bourgeoisie incarnée par la fa-
mille d’Hugo, par Karski et par le Régent. Hoederer se situe un peu à part,
car, dans une certaine mesure, ses valeurs vont à l’encontre de celles des
autres membres du Parti. Sartre lui-même a déclaré sa sympathie pour ce
personnage, qui semble incarner l’attitude équilibrée de l’homme qui a dé-
laissé ses illusions (Ireland, 1998:345; Galster, 2000:77). Slick et Georges
représentent ceux qui ont rejoint le Parti par espoir d’échapper à la famine
qui les attendait dans la rue. Comme des chiens de garde, ils sont incon-
ditionnellement soumis à l’autorité et n’agissent jamais de leur chef. Leur
trait dominant est l’animalité, l’abrutissement. Ils n’expliquent pas leur
hostilité envers Hugo par des arguments, mais par une antipathie in-
stinctive (« On ne le blaire pas, c’est tout », Sartre, 1948:98). Ils le détest-
ent non pas à cause de sa personnalité, mais tout simplement parce qu’il
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appartient à une autre classe (« On n’est pas du même parti », Sartre,


1948:94), et surtout parce qu’il est entré au Parti sans y être poussé par
la misère mais par volonté de changer d’appartenance sociale. Leur vision
de l’homme est donc déterministe : ils réclament l’appartenance fixe et
constante - « Question de peau » (Sartre, 1948:93). Ils détestent également
tout ce qui relève de l’individualité : Slick a horreur de la seule évocation
du « respect de soi » (Sartre, 1948:95). Olga, malgré son faible pour Hugo,
reste intransigeante dans sa soumission aveugle aux ordres du Parti, tout
comme Louis et le reste des camarades. Ils n’hésitent pas à faire tuer un
homme qu’ils qualifient de « traître » (Hoederer) sans daigner expliquer à
Hugo la nature sa traîtrise. Le dévoilement des vrais motifs de ce meurtre
à la fin de la pièce (le Parti estimait qu’Hoederer n’était pas l’homme à
pouvoir mener les pourparlers avec Karski et le Régent) dénoncent l’in-
humanité de leur éthique - il ne s’agit même pas de traîtrise, mais de cal-
culs d’ordre pragmatique. On comprend vite que pour ce milieu la vie hu-
maine ne vaut rien : l’homme est un simple objet que l’on peut utiliser ou
supprimer, selon la nécessité.
Hoederer est un personnage à sens plein : il est doté d’une personnalité
bien cernée, puisqu’il ose prendre des décisions, et il les assume. Pour lui,
vivre exige d’adhérer à la vie, de salir ses mains en s’engageant. En visant
Hugo, il affirme : « [s]i on n’aime pas les hommes on ne peut pas lutter
pour eux » (Sartre, 1948:201). Hoederer face à Hugo, c’est l’existence face
à la vie imaginaire. La vision de celui-là s’oppose aussi à l’attitude dé-
terministe des membres du Parti, qui réduit l’homme à un objet sans
valeur.
La société de L’Ingratitude présente donc bien des parallèles avec celle
de Les Mains sales : toutes les deux méprisent l’individualité et l’in-
telligence et font peu de cas de la vie humaine. Elles sont déterministes
et prêchent la soumission aveugle et absolue à la hiérarchie (que ce soit
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la hiérarchie au sein du Parti prolétarien ou l’autorité inconditionnelle des


aînés et de la tradition, au sein de la famille et en société).

2. L’Intrigue

a. Projets suicidaires

Le motif du projet suicidaire de Yan-Zi est double. En premier lieu, elle


espère se délivrer de sa condition de prisonnière de sa mère. Elle envie la
liberté des orphelins (Chen, 1995:13), qu’elle croit exempts de toute déter-
mination familiale. Comme Meursault dans L’Etranger, qui a accepté les
règles de la vie sociale, Yan-Zi a essayé d’accéder à une liberté taciturne
en se conformant, sur le plan formel, aux exigences de ses parents : «
J’espérais seulement me cacher dans l’obéissance » (Chen, 1995:24). Son
deuxième motif nous est révélé par la lettre de suicide qu’elle rédige tout
au long du roman. Consciente du fait que sa relation avec sa mère « man-
quait d’éclat » (Chen, 1995:10), Yan-Zi croit qu’un acte violent arracherait
celle-ci de la torpeur de son éthique de la prudence et toucherait ses sen-
timents : sa douleur, mais aussi son amour. Comme le fait remarquer Oore,
par leur acte, les suicidaires espèrent souvent punir la famille ou la société
qui les a blessés (Oore, 2003:52).
Même s’il a émigré de son milieu, Hugo trouve son existence vide et dé-
courageante : « Olga, je n’ai pas envie de vivre » (Sartre, 1948:46). En se
proposant pour la mission de tuer Hoederer, il projette en réalité de com-
mettre une sorte de suicide engagé. Son objectif est donc non pas telle-
ment de servir une cause politique, mais de s’échapper d’une vie qu’il ne
supporte pas. La mort de kamikaze lui assurerait un certain prestige ro-
mantique, ferait de son acte une leçon morale et le déculpabiliserait dans
ses propres yeux. Par conséquent, il essaie de ruser : son pseudo-sacrifice
masque son vrai désir, qui est de mourir tout court pour fuir la vacuité de
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sa vie ; il recherche une fuite existentielle. Quels sont donc les motifs pro-
fonds de son projet de suicide ? Irène Oore, en citant Henri Chabrol, af-
firme que « [l]e geste suicidaire traduit [...] l'hostilité par l'intention de pu-
nir ceux qui ont meurtri l'adolescent [...]. Il a la valeur d'un comportement
de reproche et de punition visant à engendrer le regret et la culpabilité
dans l'entourage » (Oore, 2003:52). Qui Hugo veut-il punir ? La pièce ne
l’indique pas explicitement, mais elle nous autorise à croire qu’il veut se
venger de son père, à en juger sur cette riposte : « […] il porte la re-
sponsabilité de ma vie. Nous sommes quittes. » (Sartre, 1948:141).
On peut conclure que, dans les deux œuvres étudiées, les suicides man-
qués poursuivent un double objectif : se libérer d’une vie insupportable et
punir ceux que les suicidaires tiennent pour coupables de leur malheur.

b. Fragilité des certitudes

Dans sa lettre, Yan-Zi se propose de feindre un amour sincère, qui ferait


naître un sentiment authentique chez sa mère. Cependant, à force de re-
commencer, elle s’aperçoit que cet amour, qu’elle concevait comme un
mensonge, était une vérité : « cette fausse déclaration d’amour à maman
me semblait maintenant devenue une chose sincère » (Chen, 1995:141). Une
fois sur le point d’effectuer son projet, elle est envahie de peurs et de
doutes : « je regrettais déjà la tiédeur de cette chambre » (Chen, 1995:102).
D’autre part, Yan-Zi comprend que, si elle peut se soustraire au contrôle
de sa mère, elle ne peut pas se soustraire à celui de la société, qui ne tolère
pas l’indépendance de l’individu (« On appartient toujours à quelque chose
», Chen, 1995:134). Ainsi, le doute refrène l’élan auto-libératoire de Yan-Zi
- elle n’est plus sûre de vouloir quitter sa mère puisqu’elle découvre la ré-
alité de son amour pour celle-ci et que la vie indépendante en société ne
lui garantirait pas la liberté désirée. L’impression d’ambiguïté qui persiste
jusqu’à la fin du livre n’est que l’expression de l’incertitude interne de
Asian Journal of Canadian Studies Vol. 19 No. 2 (2013) 105

Yan-Zi : nous assistons à Yan-Zi en devenir, elle-même ne comprenant


pas entièrement les motifs de sa volonté de se tuer.
Comme on vient de le constater, Hugo vit dans la mauvaise foi : les mo-
tifs de son enrôlement dans le Parti ne correspondent pas à ses motifs of-
ficiels ; il n’assume ni son origine bourgeoise, ni son appartenance prolé-
tarienne choisie. Cependant, le personnage d’Hugo connaît une évolution
qui constitue la vraie intrigue la pièce. Sa certitude d’être sur le bon chem-
in commence à s’ébranler et finit par s’écrouler. Différentes scènes in-
troduisent le motif de la vérité incertaine, qui se désagrège au fil de
l’action. Lors de l’entretien chez Hoederer, on a l’impression que la position
de chacun des participants est justifiable, puisque la pièce n’en dévalorise
aucune. Cette égalité mine les convictions d’Hugo. L’attaque inattendue de
ses camarades finit de le déconcerter. Il comprend que le désir de prévoir
le cours des événements en tenant la fidélité des autres pour une certitude
est un espoir trompeur. Pour Sartre, il n’y a pas de réalité en dehors de
l’action (« Il ne peut pas y avoir de vérité autre, au point de départ, que
celle-ci : je pense donc je suis, c'est là la vérité absolue de la conscience
s'atteignant elle-même » (Sartre 1996:57). Dans un univers contingent, la
croyance dans la prévisibilité du cours de la vie est un saut existentiel.
Une fois la mise en doute globale déclenchée, le sujet commence à douter
de sa propre capacité à discerner le vrai du faux. Ainsi, Hugo se met à
douter non seulement des intentions de ses camarades, mais aussi de la lé-
gitimité de ses propres intentions de sacrifice. Les motifs idéologiques de
sa mission de meurtre politique sont aussi passés au crible, cette fois par
Jessica, qui remarque le caractère arbitraire des convictions de son mari
: si celui-ci affirme que la différence d’idées (et notamment, dans le cas
d’Hoederer) constitue une raison suffisante pour tuer quelqu’un, Jessica se
demande pourquoi il aurait choisit les idées d’Olga et de Louis et non pas
celles d’Hoederer. Hugo n’a pas de réponse argumentée, il n’offre qu’une
106 L’INGRATITUDE DE YING CHEN

explication tautologique selon laquelle les idées d’Olga et Louis sont tout
simplement « vraies » (Sartre, 1948:181).

c. Le rôle du hasard

Finalement, le projet de Yan-Zi échoue : au lieu de se tuer elle-même,


elle est tuée par un coup du hasard. Même dans l’au-delà, l’apparition at-
tendue du Seigneur Nilou ne se produit pas, et Yan-Zi se retrouve dans
un lieu froid et solitaire. Le rôle du hasard effrite encore une certitude de
Yan-Zi : celle de pouvoir se libérer. Elle est non seulement incertaine de
vouloir accomplir son acte, mais elle se heurte à l’opacité du monde phy-
sique, où n’agissent que les lois de l’absurde. Cette désillusion absolue la
conduit à un aveu fatidique : « Je comprends maintenant que notre mère
est notre destin » (Chen, 1995:150). Dans Les Mains sales aussi, l’univers
est régi par le hasard : les deux premières tentatives de meurtre d’Hugo
échouent sous l’effet d’événements fortuits (l’explosion, lors de la première
tentative - Tableau 5, Scène 3 - et l’entrée des gardes, lors de la deuxième
- Tableau 4, Scène 4). Quand finalement Hugo abat Hoederer d’un coup
de pistolet, il est mû par la jalousie et non plus par la conscience de sa
mission.

d. Le rôle du contact humain

L’Ingratitude contient de nombreuses traces de l’amour de Yan-Zi pour


sa mère : « Yan-Zi fait partager au lecteur l’animosité taciturne mêlée d’un
amour frustré envers sa mère » (Abubakari : 39). Lorsqu’elle la surprend
souriante, « [c]ette mère tant rêvée » (Chen, 1995:34) lui paraît « éblouis-
sante et divine » (Chen, 1995:34). Après avoir quitté le logement de ses pa-
rents, Yan-Zi se laisse saisir par un attendrissement nostalgique et re-
connaît : « je voulais dire à ma maman que je regrettais ma prison »
(Chen, 1995:139). Une nostalgie qui se dissipe aussitôt, mais qui témoigne
Asian Journal of Canadian Studies Vol. 19 No. 2 (2013) 107

de l’attachement profond de l’héroïne. En faisant souffrir sa mère, elle es-


père lui faire comprendre qu’elle avait en vain essayé d’obtenir par la force
un attachement filial qu’elle aurait eu par l’amour : « elle comprendra […]
que cet autobus l’a attendue […] durant toutes ces années » (Chen,
1995:12). La révolte de Yan-Zi doit fondre la glace qui entoure le cœur de
sa mère et faire ressortir son vrai visage humain, spontané, naturel. Le
vrai motif du suicide de Yan-Zi est donc le désir d’accéder à ce qu’on ap-
pellera ici le contact humain : la spontanéité, la sincérité de sentiment,
l’humanité. C’est précisément ce contact qui fait défaut dans cette famille
et dans cette société dont la conception même de l’amour relève de l’in-
humain (« un amour d’araignée dominant son territoire, par un mélange de
sang, de salive, de sueur et de larmes » Chen, 1995:52 ; « Deux êtres unis
dans le même lit ne se disent pas leurs rêves », Chen, 1995:55).
La mise en doute dans Les Mains sales n’aboutit pas à la négation de
la vie ou à la confusion extrême et définitive, bien au contraire : le hasard
aide Hugo à se rencontrer lui-même, à prendre conscience de ses vrais
motifs. Dans les premières scènes, on avait déjà deviné qu’Hugo était mû
par un besoin de contact humain. Il admire Louis et Olga et il aspire à leur
amitié (Tableau 2, Scène 3). Dans une optique psychologique, Hugo se
comporte comme en enfant en quête d’un père ; il aspire à la protection
paternelle, comme s’il essayait de combler l’absence de son parent biol-
ogique par un nouveau père, cette fois-ci choisi et assumé. Il tend à imiter
Louis (cf. « Objectivement, c’est un traître », Sartre, 1948:52 et « ob-
jectivement, il agit comme un social traître », Sartre, 1948:182) et il con-
fond son engagement politique avec les liens amicaux qui le relient à Louis
et Olga (« Pour moi, le Parti c’est vous », Sartre, 1948:53). Les rapports
entre Hugo et Hoederer évoquent clairement les rapports fils-père.
Hoederer est rempli d’une sollicitude paternellement condescendante de-
vant l’état d’esprit d’Hugo (« Tu me jures que tu ne feras pas de bêtises
108 L’INGRATITUDE DE YING CHEN

avant de m’avoir revu ? », Sartre, 1948:225 ; « je te garderai près de moi


et je t’aiderai », Sartre, 1948:220), et ce, en devinant la nature de sa mission
meurtrière (cf. Sartre, 1948:219). De son côté, Hugo se rend bien compte
de l’attachement affectif qui le relie à Hoederer (« je l’ai aimé plus que
vous ne l’aimerez jamais », Sartre, 1948:249).
Ainsi, les textes dévoilent progressivement que leurs personnages prin-
cipaux sont poussés vers des projets suicidaires par l’impossibilité d’ac-
céder à l’humanité de leur entourage.

e. Délaissement

La prise de conscience de la futilité de son projet n’amène pas chez


Yan-Zi un sentiment d’amertume. Dans l’au-delà, elle est attendrie à l’en-
droit de sa mère (« maman est en fait aussi innocente et vulnérable que
les autres », Chen, 1995:152). Les visiteurs de ses funérailles ont comique-
ment des « visages tristes et gourmands » (Chen, 1995:71). C’est là l’amour
désabusé de l’homme absurde : un sentiment qui repose non plus sur les
espoirs mais sur l’existence tout court. En effet, le cri « Maman ! » qui
se fait entendre dans la phrase finale renvoie à cette inéluctabilité du lien
avec la mère, mais aussi et surtout au commencement d’une nouvelle vie,
à la cyclicité du monde et à son éternel aller-retour. Tel un Sisyphe heur-
eux (Camus 1942), un Meursault ému devant la « tendre indifférence du
monde » (Camus 1950:172) ou un Kirilov qui s’écrie « Tout est bien »
(Camus 1942:148), Yan-Zi est enfin arrivée à cet état où « la sagesse anti-
que rejoint l'héroïsme moderne » (Camus 1942:168). La conscience ainsi
acquise par l’héroïne correspond aussi l’état de « délaissement » que Sartre
définit ainsi : « Je suis délaissé dans le monde, non au sens où je demeur-
erais abandonné et passif dans un univers hostile, comme la planche qui
flotte sur l'eau, mais, au contraire, au sens où je me trouve soudain seul
et sans aide, engagé dans un monde dont je porte l'entière responsabilité
Asian Journal of Canadian Studies Vol. 19 No. 2 (2013) 109

» (Sartre 1976:600). Ainsi, Yan-Zi surmonte la mauvaise foi née de son re-
fus d’assumer véritablement sa condition de délaissée. Il nous semble que
cette conscience recouvre aussi ce que Lequin a appelé « la philosophie du
juste milieu » (Lequin, 1999:68).
En choisissant de mourir au nom de la solidarité avec le seul humain à
qui il se sentait attaché, Hugo parvient à donner un sens à sa vie, non pas
le sens des idées, mais celui de l’existence réelle ici-bas. Ainsi, sa déclara-
tion « Non récupérable. » (Sartre, 1948:249) retentit comme un refus de
partager les espoirs trompeurs qui récupèrent pour prolonger, afin de per-
pétuer l’illusion collective.

III. CONCLUSION

Nous pouvons conclure que l’intrigue qui structure le roman L’Ingratitude


et la pièce Les Mains sales est identique. Le problème qui les sous-tend
est celui de la liberté. Les personnages principaux, Yan-Zi et Hugo, se
trouvent initialement dans une impasse, puisqu’ils sont privés de leur lib-
erté existentielle. Leur existence est déterminée d’avance et ils en-
treprennent un voyage rebelle vers la liberté. Dans les deux cas, il s’agira
d’un voyage vers la mort par le suicide. Les personnages perçoivent le sui-
cide comme le seul moyen d’accéder à l’auto-détermination. D’autre part,
leurs suicides poursuivent un objectif double : se libérer d’une vie in-
supportable et punir ceux qu’ils estiment coupables pour leur état de
prisonniers. Or, les deux textes montrent le caractère illusoire de la quête
de libération. Les événements qui enclenchent la prise de conscience par
les personnages du caractère illusoire de leur élan libérateur relèvent du
hasard, qui est la seule force motrice dans l’univers contingent conçu par
l’existentialisme. Par le motif de la vérité relative et de l’impossibilité de
110 L’INGRATITUDE DE YING CHEN

discerner le vrai du faux, les deux œuvres retracent l’évolution interne des
personnages, qui mettent progressivement en doute leurs propres motifs de
suicide. Parallèlement, le lecteur est amené à découvrir le vrai objectif de
la révolte des deux personnages, à savoir l’aspiration au contact humain et
l’impossibilité d’y accéder. Ainsi, l’arbitraire du monde joint au doute intér-
ieur conduit les deux héros à un état de désillusion, de délaissement dans
lequel ils prennent conscience de leurs sentiments réels. Leur seule certi-
tude, retrouvée trop tard, est celle du lien affectif qui les unit au monde.
Les similitudes entre les deux œuvres se situent non seulement au ni-
veau de la trame narrative, mais aussi au niveau des personnages et des
relations entre eux. Yan-Zi et Hugo sont des personnes immatures qui
éprouvent de la difficulté à assumer leur passage à l’âge adulte. Leur im-
maturité s’explique notamment par leur destin de prisonniers : ils n’ont pas
pu grandir, puisque leur propre vie ne leur appartenait pas. Narcissiques
et égoïstes, ils sont étrangers au monde, vivent dans un monde d’idées et
tâchent de conformer la réalité à leurs représentations purement
intellectuelles. Ils sont aliénés de tout ce qui relève du charnel, du mortel,
et, pour se soustraire à cet état de stérilité, cherchent instinctivement à se
« souiller » (par l’amour interdit, par le terrorisme, et finalement par le sui-
cide).
Finalement, nous avons pu constater que les messages de deux œuvres
sont également similaires. Il s’agit en général du message dégagé par toute
œuvre existentialiste : puisque nous n’avons d’autre monde que le présent,
il ne faut pas chercher à s’en soustraire, mais il faut bien s’y engager,
quitte à salir ses mains. Puisqu’il n’est pas de cause valable qui donne sens
au monde, le seul lien qui nous unit est celui de l’existence même, et donc
de l’affection, du corps, des sens. Autrement dit, les œuvres nous font
comprendre que, pour résoudre le drame de notre condition de prisonniers
d’une vie que nous n’avons pas pu choisir, nous devons pardonner au
Asian Journal of Canadian Studies Vol. 19 No. 2 (2013) 111

monde et l’aimer non pas pour ce qu’il est, mais parce qu’il est.
Nous pourrions conclure aussi que, sans le lien intertextuel avec Les
Mains sales, la lecture du roman d’Ying Chen pourrait facilement se limit-
er aux significations sociales et psychologiques que l’on y a relevées. Le
parallèle avec la pièce de Sartre souligne la portée ontologique du roman
en tant que réflexion générale sur la racine et donc sur l’identité. Lu à tra-
vers le prisme de l’existentialisme, le roman contribue de manière originale
à l’esthétique des écritures migrantes. Le lien à la racine est inconditionnel
et insurmontable et notre identité est à jamais marquée par notre passé.
La voie vers la construction d’une identité nouvelle qui corresponde à nos
besoins et aspirations en tant qu’êtres humains ne passe pas par le déni
de l’identité première, mais par son acceptation philosophique et par la re-
vendication des liens affectifs qui nous y unissent.

References

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