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Éditions Tallandier, 2020

48, rue du Faubourg-Montmartre – 75009 Paris

www.tallandier.com

EAN : 979-10-210-2841-8

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Avant-propos

« Les deux révérends s’assirent près de la table. Le


docteur Hérode entama un speech. »
Victor Hugo,
Les Travailleurs de la mer, 1866.

La story ou la storie ? C’est que cela change tout, le


premier mot est anglais, le second est français… Mais
lequel s’est manifesté en premier ? Et puis, en imaginant
que ce soit le français – ce sera à prouver –, écrire la storie
de la langue française, est-ce vraiment rester dans ladite
langue tant story s’est hélas diffusé en étant perçu comme
un mot d’origine anglaise ?
Avec cette même question entre Français et Anglais :
qui a d’abord emprunté tel ou tel mot à l’autre ? À dire vrai,
les surprises sont nombreuses parce que l’histoire des deux
langues est mêlée de manière bien plus intriquée qu’on ne
l’imagine. L’histoire des deux pays aussi. Pourtant, on a
bien affaire à deux langues distinctes, l’une germanique et
l’autre romane. Pourquoi alors y a-t-il tant de mots en
commun ? Il fallait raconter cela. Comment ?
En commençant par s’intéresser à ma grand-mère, jadis
tenancière d’un café sur le port de Boulogne-sur-Mer. Pour
moi un lieu de mémoire, une véritable citadelle
d’informations sur le « je t’aime-moi non plus » entre les
deux langues, dans une ville portuaire en somme
frontalière. C’est sur les genoux de ma grand-mère que j’ai
découvert les premiers mots d’anglais. En passant par tous
ces bateaux où se mêlaient Français et Anglais : le « ferry-
boat » ou la « malle » par exemple.
L’histoire est classique : c’est d’abord l’enfant, qui
enregistre affectueusement les mots ; puis à l’adolescent
revient d’apprendre deux langues au collège, en ce qui me
concerne goulûment l’anglais, mais aussi l’allemand
justement intimement lié à la langue de Shakespeare ; puis
vient l’étudiant, avec ses choix : ici un enseignant
choisissant de se passionner pour l’histoire des mots et
donc des langues, d’où les pages qui suivent.
Tout a donc commencé sur les genoux de ma grand-
mère, l’œil rivé sur les falaises de Douvres que l’on voit
très bien, par temps clair, de Boulogne-sur-Mer. Elle est
fondamentale, cette petite enfance, à la découverte de mots
anglais qui a posteriori se sont révélés si explicites pour
l’histoire de nos deux langues. Aucun doute, il fallait que ce
soit le premier chapitre.
Ensuite pouvait commencer la storie franco-anglaise en
rappelant la souche initiale : l’indo-européen, il y a des
millénaires. De cette souche naissait en effet une branche
celtique, qui offrit ses fruits d’une part sur le continent, où
donc jadis vivait Astérix le Gaulois, et d’autre part sur l’île
Britannique où régnaient les Celtes. Certes, sur le
continent, on l’a su grâce à Uderzo et Goscinny, on
disposait de la potion magique. Et tous deux, de chaque
côté de la Manche, connurent la conquête romaine, mais
pas du tout de la même façon. Histoire à suivre donc dans
le deuxième chapitre.
Ce fut plus fort que moi : au moment d’évoquer ensuite
le déferlement des Germains, déterminant pour l’Albion, je
n’ai pu m’empêcher d’évoquer un style de chanson anglo-
américaine que j’affectionne, la country. Parce qu’à sa
façon, elle est révélatrice d’une langue germanique bien
distincte d’une langue romane. Cela se démontre. À suivre
dans le troisième chapitre.
La mer du Nord fut leur premier royaume. On a reconnu
les Vikings. Un chapitre est à peine suffisant pour décrire
leur brutal abordage sur nos côtes anglaises et françaises,
et leur étonnante implantation en Normandie. Mais aussi
en Angleterre. Avec force mots de tous les jours. Sans
oublier les noms de lieux. Voilà qui est à décrire
précisément. Aimez-vous par exemple la gadelle ? Et quels
ambassadeurs inattendus de la langue française, franco-
normande furent ces ex-Vikings ! Mais on aborde déjà là le
cinquième chapitre…
Alors justement, à Hastings, quand Guillaume Ier de
Normandie, dit le Bâtard, ambitionna d’être roi
d’Angleterre, eut lieu la fameuse bataille. Et grâce à une
flèche dans un œil – ce sera précisé –, elle fut gagnée, cette
bataille. Naquit ainsi un royaume anglais avec à sa tête, un
roi parlant la langue française mâtinée de normand. Et
pullulèrent alors les mots français, avec aujourd’hui une
difficulté au moment d’apprendre l’anglais ou le français : il
y a les mots qui ont gardé le même sens, les « bons amis »,
et ceux ayant changé de sens, les « faux amis », mais la
faute à qui ? Il faudra le déterminer. Avec des surprises. Et
par exemple, le chiffon d’une Anglaise est-il celui d’une
Française ?
La protagoniste du sixième chapitre a pour nom Jeanne
d’Arc. Honni soit qui mal y pense, il faudra forcément
d’abord porter le regard sur une certaine jarretière à
l’origine de ce « honni soit qui mal y pense » prononcé par
un roi anglais. Et puis constater un désolant retour des
Anglais à leur ancien anglais, abandonnant la langue de
Jeanne d’Arc. À cause de Jeanne d’Arc ? En tout cas, un
rendez-vous manqué pour une même langue de chaque
côté de la Manche.
C’est désormais du Sud que viendront les mots
empruntés. Et voilà l’Espagne et l’Italie à l’honneur. Place
tout d’abord aux mots issus de la langue arabe via
l’Espagne, et plus largement tout le bassin méditerranéen.
Puis s’installe l’admiration pour la civilisation de Dante,
Boccace et Pétrarque. Combien d’écrivains bilingues ?
Combien de mariages ? Combien de mots ? Et donc bien
avant les spaghettis, ces petites ficelles, c’est par milliers
que les mots italiens sont entrés dans notre langue. Double
immigration attentivement suivie dans ce septième
chapitre. D’Avicenne aux Médicis en passant par Dante,
l’alchimie des mots et leur concert battent leur plein !
Y a-t-il un âge pivot de la langue française ? de la langue
anglaise ? Des noms résonnent dans ce huitième chapitre.
Entre autres, Shakespeare dont le sillage est profond.
Malherbe, dont l’austérité fut décisive. Quelles remarques
nous suggère de son côté Vaugelas ? Les Précieuses ne
sont-elles pas justement précieuses ? Descartes, les
jansénistes de Port-Royal et l’Académie française ne
participent-ils pas du même élan, en étant modernes à leur
manière et avant l’heure ? Et voici que naît une langue
classique dont on hérite encore pleinement. Avec un
vocabulaire à maîtriser. « Tout à l’heure » voulait-il dire
vraiment « tout à l’heure » ?
Aux philosophes du XVIIIe siècle d’user ensuite avec
complaisance de la langue du Parlement anglais, ouvrant
une voie (royale ?) pour quitter la monarchie absolue. Y
aurait-il un philosophe ne parlant pas anglais ? Que
s’ouvrent alors largement les salons aux penseurs anglais,
que les cafés et les clubs bruissent de nouvelles idées, et
surgira ainsi la Révolution. Avec des bouquets de mots.
Confer en 1798 le Supplément contenant les mots
nouveaux en usage depuis la Révolution ajouté à la
cinquième édition hors institution – est-ce possible ? – du
Dictionnaire de l’Académie française. Déferlent ensuite une
horde de termes techniques issus des révolutions
industrielles, d’abord anglaises, tout comme s’installent des
mots nés par exemple de nouveaux sports. Avec un doigt de
snobisme, en pleine anglomanie. Puis éclatent deux guerres
mon diales, la première étant sanctionnée par un traîtreux
traité pour la langue française, celui de Versailles : « C’est
la faute à Clemenceau. »
Enfin, s’agissant de l’anglais et du français, sait-on que
la fin des accords de Bretton Woods, le pouvoir de Wall
Street, celui de la Californie et du Big Data ont structuré de
manière presque imparable un nouveau lexique qui nous a
submergés ? Une marée de mots dont la dynamique est à
clarifier et dont on a ignoré les secrets ressorts. Très
visibles maintenant. Est-ce trop tard ?
Vient alors le dernier chapitre. J’ai peut-être eu tort de
m’y montrer çà et là furieux, mais aussi optimiste. Pas
question cependant de déflorer cette conclusion. Quoi
qu’en regardant la table des matières, on en devinera la
trame et ce sera surtout l’occasion de repérer qu’on a
ménagé avant cette dernière un index de plus de mille mots
dont on trouvera l’explication aux pages indiquées.
Sans aucun doute, c’est un voyage au cœur des mots
que j’ai souhaité offrir. Pour vous et pour ma mère-grand.
Qui, je vous l’ai dit, avait l’œil rivé sur les falaises de
Douvres. D’où venaient l’ennemi et l’ami !
1

Ah… ces « monstères d’Angliches »


!

« Aujourd’hui, c’était le mariage à la mairie. Le


banquet ça sera demain, et d’abord, ça ne sera pas un
banquet. Ça sera un « lonche ». C’est un mot anglais.
Ça veut dire banquet d’ailleurs, mais c’est beaucoup
plus distingué. »
Marcel Pagnol, Fanny, 1932.

« Dépêche-ti, min p’tit fieu, v’là ces monstères


d’Angliches ! » s’exclamait presque une fois par jour ma
grand-mère paternelle, chez qui je passais une grande
partie de mes vacances d’enfant, à Boulogne-sur-Mer.
Fille de berger et très tôt orpheline, s’exprimant dans un
français mâtiné de picard, elle avait arrêté sa scolarité à
douze ans. Elle savait néanmoins parfaitement lire et
écrire, dévorait quotidiennement La Voix du Nord, et
disposait d’une excellente orthographe qu’admiraient ses
deux fils, enseignants.
Pourquoi ces « monstères d’Angliches » ? Parce qu’à
Boulogne-sur-Mer, échappées par vagues entières de la
Malle – c’est ainsi qu’on appelait avec ou sans majuscule le
ferry-boat reliant Folkestone à Boulogne-sur-Mer –,
défilaient plusieurs fois par jour les voitures anglaises
mettant le cap plein sud pour des contrées plus
ensoleillées. En sortant tout droit du ferry-boat, les voitures
des « monstères » passaient devant la maison de ma grand-
mère qui, avec son petit-fils sur les genoux, goûtait un
plaisir enfantin et récurrent à observer cette file serrée
d’automobiles. Elles étaient si différentes des nôtres, avec
leur conducteur bien visible, volant à droite, « of course »,
disait mon père, ajoutant que les « Britiches » ne faisaient
rien comme les autres.
Ces « monstères d’Angliches » avaient en vérité
grandement contribué au confort de ma grand-mère, bien
qu’elle n’ait jamais mis les pieds sur ladite malle pour
découvrir la Grande-Bretagne, si proche pourtant. Ce ne fut
que bien plus tard que je sus combien ce mot, la « malle »,
d’où dégorgeaient ces cortèges de voitures anglaises, allait
devenir à travers l’anglicisme « mail » un sujet de débat
auquel tous les francophones seraient peu ou prou invités,
les nouvelles technologies aidant. Le dilemme linguistique
arriverait hélas trop tard pour l’expliciter à ma grand-mère,
celle-ci ayant rejoint ma propre cathédrale du souvenir.
Mais le père et le fils y seraient confrontés, sans
comprendre immédiatement que, de cette malle connue de
tous les Boulonnais au mail international, il n’y avait en
réalité que le Channel à franchir. Et commence déjà ici
pour la malle et le mail une storie, mot jadis français que
ma grand-mère aurait compris et bien orthographié à la
mode française…

DE LA MALLE À L’ÉLECTRONIQUE
Avant que ne règne la malle de Douvres, exemple
judicieusement offert dans la dernière édition du
Dictionnaire de l’Académie afin d’illustrer ce « navire qui
assurait un courrier régulier », existait la malle-poste,
souvent abrégée en « malle », désignant cette voiture de
l’administration des postes qui transportait les dépêches et
pouvait accueillir quelques voyageurs. Et l’on devine
aisément que cette voiture à cheval tenait son nom du fait
qu’elle transportait de véritables malles, des coffres
propres à protéger le courrier. Ces malles sur roues,
explique encore en 1862 Victor Hugo dans Les Misérables,
« étaient des cabriolets à deux roues, tapissées de cuir
fauve au-dedans, suspendus sur des ressorts à pompe, et
n’ayant que deux places, l’une pour le courrier [et le
cocher], l’autre pour le voyageur ».
En fait, depuis 1850, le mot avait pris une dimension
commerciale internationale avec la célèbre Malle des
Indes, structure commerciale associant le chemin de fer et
les bateaux pour assurer le courrier des Indes, entendons
par ce pluriel divers territoires de l’Asie du Sud et du Sud-
Est. La malle était ainsi directement associée au courrier à
acheminer mais, dès 1923, par extension, elle fut
également appliquée au service maritime assuré entre
Douvres et Calais ou Boulogne-sur-Mer, véhiculant
notamment des passagers prenant le train dans la gare
maritime située sur le quai. Cette malle embarqua et
débarqua d’abord de simples passagers puis, en étant
aménagée, des voitures automobiles soigneusement
réparties dans une cale à deux étages. Ainsi, avant même
d’avoir pu monter à bord de l’une de ces malles, le mot
ayant localement résisté à l’érosion, je voyageais déjà blotti
dans le giron de ma grand-mère boulonnaise, en imaginant
la destination de toutes ces voitures volant à gauche,
parfois même surmontées d’une malle posée sur une
galerie…
Quel est alors le rapport à établir entre la malle et le
mail, autrement dit le courriel ? Tout simplement le
francique malha, qu’on retrouve en ancien haut allemand
pour désigner la sacoche, devenant le sac de voyage en
néerlandais avant de passer en français au IXe siècle, avec
le même sens, élargi à la notion de coffre. En 1200, ce mot,
désormais français, rejoignait alors l’Angleterre en
compagnie de bien d’autres termes déjà empruntés – une
affaire à suivre bientôt – se métamorphosant en mail au
passage. Puis, vers 1650, le voilà attesté dans la langue de
Shakespeare en tant que « sac de lettres », sans doute en
passant par l’abréviation de la formule mail of letters, la «
malle de lettres ». Enfin, au terme d’une nouvelle évolution
de sens, en 1680, le mail anglais devenait une lettre, en
oubliant la malle originelle. De là viendrait en 1690 la
notion de poste, avant l’électronique invasive et
révolutionnaire de la fin du XXe siècle. Aux XVIIIe et XIXe
siècles triomphait la malle-poste en France, au point
d’ailleurs que naquit le verbe « maller », encore synonyme
çà et là au Canada francophone de « mettre à la poste ».
On lit ainsi dans Neuf jours de haine de Jean-Jules Richard,
roman publié en 1948 et dont l’action se situe sur les
champs de bataille en Europe pendant la Seconde Guerre
mondiale, que le personnage principal « remercie bien de
la montre française » qu’on lui a « mallée ». De ce verbe
français « maller » aux anglicismes « mail » et « mailer »,
c’est sans hésitation que le rapport s’impose avec la «
malle » originelle. Et cela même s’il s’agit pour le « mail »,
emprunté en 1980 par les Français aux Anglais, d’une
abréviation d’« e-mail », e étant mis pour electronic.
Le mail, courrier électronique, fit souche assez
rapidement en français, au point d’agacer celles et ceux
bien informés qu’un bel homonyme français existait, le mail
désignant originellement et depuis 1080 un marteau, d’où
le maillet. Du coup, c’est le cas de le dire, « s’envoyer des
mails », si on le prononçait à la française avec le mail se
rattachant donc au maillet du carrier ou à la mailloche du
maréchal-ferrant, voilà qui devenait tout soudain à la fois
dangereux et belliqueux ! Sans oublier que ce mail qui rime
avec « bail », issu du latin malleus, marteau, désigna aussi
un maillet à manche flexible qu’on utilisait pour pousser
une boule de buis dans un jeu tout proche du croquet. C’est
ce mail qui donna, par analogie du lieu où on le pratiquait,
son nom à la promenade bordée d’arbres. Il vaut mieux
avoir lu Anatole France et savoir ce qu’est un mail ombragé
pour ne pas prononcer à l’anglaise, comme je l’ai entendu à
un examen, L’Orme du mail !
Aussi, nos amis québécois, qui ne passaient pas en
voiture sous la fenêtre de ma grand-mère, préférèrent-ils le
courriel, mot-valise né en 1990 au Québec et approuvé par
l’Académie française en juin 2003, associant, cela s’entend,
« courrier » et « électronique ». Tout comme « message
électronique » et « messagerie électronique » purent aussi
avoir les faveurs d’une communication plus longue mais
plus élégante que le « mail ». On proposa également « mel
», comme abréviation commode, à la manière de « tel »
pour « téléphone », mais ce fut sans trop de succès. Il faut
se méfier des sonorités trop proches du mot de Cambronne,
dirent certains.
Le débat n’est pas clos, mais tous nos dictionnaires
signalent qu’il s’agit d’un anglicisme et offrent sa définition
française : « courrier électronique ». Il semblerait bien que
« courriel » prenne depuis les années 2010 l’avantage. Tant
pis pour le verbe français « maller » qui aurait plu à ma
grand-mère, fervente de la malle !
Ce faisant, quel voyage pour un sac de courrier ! Un
voyage que j’aurais aimé expliquer à ma grand-mère, juste
avant sa lecture quotidienne de La Voix du Nord, au reste
riche de chroniques de langue qui y firent un bel écho,
l’historien de la langue Bruno Dewaele y veillant.

DE LA « MALLE » ET DU « PAQUET-BOT »
« Paquebouc[s], sont vaisseaux de passage qui trajectent
ordinairement de Calais à Douvres en Angleterre pour les
passants et messagers », lit-on dans l’Explication des
termes associée aux us et costumes de la mer, publié à
Rouen en 1647. Au début du siècle suivant, en 1718, dans
la deuxième édition du Dictionnaire de l’Académie
française, s’insère le « paquet-bot » et ce sera dans
l’édition de 1835 que figurera définitivement sous son
orthographe actuelle le « paquebot », attesté depuis 1665,
mais dans une graphie chancelante jusqu’au XIXe siècle.
Consulter le Dictionnaire critique de la langue française
de Jean-François Féraud, juste avant la Révolution en 1788,
est éloquent pour comprendre combien la malle et le
paquebot sont en vérité liés par le sens. En voici la
définition offerte, l’abbé Féraud partisan d’une orthographe
modernisée ayant choisi celle d’aujourd’hui. « Le mot
anglais est à la vérité packet-boat, mais Boyer [auteur d’un
dictionnaire bilingue français-anglais] le traduit par
paquebot. » Pas d’ambiguïté dans la définition : « Poste
maritime d’Angleterre en France et en Hollande. Bâtiment
qui passe et repasse pour porter les lettres. » Celle-ci est
suivie d’un exemple à double détente orthographique,
démarquant encore une hésitation : « Le paquebot ou le
paquet-bot est arrivé. » On sera surpris par ailleurs si on
relève la prononciation décrite par Féraud, excellent
témoin à cet égard de la fin du XVIIIe siècle. En présentant
une translittération « pak-bot », il précise que le t se
prononce bien, mais qu’en revanche « l’e [de paquebot] est
si muet, qu’il ne se fait pas sentir ». Disparaissait alors la
transparence étymologique initiale, laissant repérer le «
paquet ».
Avant la malle et ses courriers, accostaient en fait sur
les quais du port de Boulogne-sur-Mer les packet-boats
anglais, mot qui, comme le nom composé en témoignait,
définissait un navire aménagé pour le transport de paquets,
en l’occurrence à la façon des malles de lettres des paquets
de courrier qu’accompagnaient quelques passagers.
Flaubert peut encore écrire dans sa correspondance, le 23
février 1847, à propos du frère de l’une de ses amies
d’enfance, Louise Darcet, que « le même paquebot qui a
apporté la nouvelle de sa mort apportait deux lettres
joyeuses de lui à sa mère et à sa sœur ». N’imaginons pas
cependant que ces paquebots bénéficiaient des dimensions
impressionnantes de ceux du XXe siècle, à l’instar de celui
décrit en 1929 par Jules Romains dans Le Dieu des corps, «
beau paquebot de seize mille tonnes, d’une construction
alors toute récente, prévu à la fois pour l’émigration et
pour une clientèle de luxe ». Il suffit en effet de consulter
en 1876 le Dictionnaire classique universel de Théodore
Bénard, édité chez Belin, pour se rappeler qu’il s’agit
encore d’un « petit navire qui transporte les dépêches et
les voyageurs ». Quand les passagers prendraient
l’avantage sur le courrier, pendant que l’avion acheminerait
de plus en plus la correspondance, alors naîtraient de
majestueux paquebots, qu’on dénommerait aussi des «
transatlan tiques », qu’il s’agisse du Lusitania construit en
1907 ou du Titanic. Le naufrage de ce dernier dans l’océan
Atlantique nord en 1912 illustrerait dans l’horreur le
gigantisme d’autant plus remarqué de ces nouveaux
navires. Bien loin de la vénérable malle de Boulogne-sur-
Mer.
Collectionner les cartes postales anciennes consacrées à
l’une des villes aimées de son enfance n’est pas sans
surprendre quant aux témoignages qu’elles offrent, qui
dépassent le simple rappel photographique de ces « jours
anciens » chantés par Verlaine. Qu’à Boulogne-sur-Mer,
dont je collectionne les cartes postales, celles-ci aient été
souvent légendées en français et en anglais atteste certes
de la présence latente des deux peuples, mais aussi
indirectement des liens entre les langues. Qu’on en juge à
la légende de la carte postale numérotée 340, imprimée par
les Anciens établissements Nordein et Compagnie, vers
1900, carte représentant un bateau quittant le port : «
Boulogne-sur-Mer La Malle dans l’Avant-Port – The Mail in
the Outer Harbour ». Et en voici une autre, datée du 15
août 1903 : « Boulogne-sur-Mer. Quai d’embarquement des
Paquebots Anglais ». Le café de ma grand-mère n’en était
pas très éloigné. Si dans ce grand port de pêche, la « malle
» resterait le mot en usage pour la traversée de la Manche,
le terme « paquebot » serait progressivement réservé à
d’imposants bâtiments traversant l’Atlantique.
Cela étant, la prononciation du mot continue de
s’éroder. Ainsi, en 1863, Littré précise déjà que le t ne se
prononce plus, et il rappelle qu’« anciennement », il
s’agissait d’un « navire petit et rapide » portant « les
ordres, avis ou paquets des amiraux, des commandants des
ports », puis d’un « petit bâtiment de mer qui va et vient
d’un pays à un autre pour transporter des lettres et des
passagers », mais qu’« aujourd’hui », en 1863, on a affaire
à des « bâtiments fort grands, à voiles ou à vapeur, qui
portent les lettres, des passagers et des marchandises d’un
pays à un autre et font l’office de messagerie ». Les
transports aériens feront disparaître la vocation de
messagerie et le paquebot s’assimilerait définitivement au
grand navire affecté au transport des passagers, de plus en
plus luxueusement.
Quant au « paquet », c’est encore l’étonnant voyage des
mots qu’il met à l’honneur. À l’origine, il faut repérer le pak
néerlandais passé en anglais sous la forme du pack
désignant alors déjà un paquet. En serait issu le packet
anglais, diminutif de pack, sans doute dû à l’influence du
moyen français riche en diminutifs. Si en effet l’ancien
français pacque vient bien du même néerlandais pak, le
pacquet attesté en français en 1368 aurait ainsi nettement
influencé le packet anglais, et ce sera bien sous cette forme
anglaise qu’il nous reviendra par mer avec le packet-boat,
devenu difficilement reconnaissable dans le « paquebot ».
D’où vient alors ce « bot », trace indubitable de l’anglais
boat que l’on ne peut s’empêcher de rapprocher du
français « bateau » ? Là également les mots n’ont pas
manqué de naviguer d’une langue à l’autre. Traquons
d’abord le boat anglais, issu du vieil anglais bat, désignant
donc toute embarcation. Ce bat, en passant par l’anglo-
normand, est ensuite, de manière presque certaine, à
l’origine du « batel » français attesté au XIIe siècle,
devenant bientôt le « bateau », les diminutifs -el ou -eau
n’ayant en vérité pour seule fonction que l’ajout d’un peu
d’épaisseur au mot « bat » trop court… D’où serait issu
alors ce vieil anglais bat ? Probablement d’une racine
germanique bheid, désignant le fait de fendre du bois, avec
le souvenir du bateau initialement fabriqué dans un tronc
creusé à dessein ou à partir de planches fendues sur un
tronc. Qui dira que les langues ne sont pas en constants
échanges ? Ma grand-mère y aurait cependant perdu son
picard, au reste bien ébranlé par un nouveau venu :
l’hovercraft.

DE L’« HOVERCRAFT » AU MUSÉE, ET DU «


FERRY-BOAT » À DUNKERQUE OU
MARSEILLE
« ANCIENNEMENT, RÉGIONAL. La malle : le bateau qui
transportait les touristes de Calais à Douvres avant l’usage
de l’aéroglisseur », est-il précisé dans le Petit Robert 2020.
À ceci près que l’aéroglisseur n’est plus en service depuis
2000. Et que par ailleurs les Boulonnais, armés d’un
chauvinisme rassérénant, boudent cette définition, qui à
leurs yeux a le défaut de ne pas faire partir l’aéroglisseur
de Boulogne-sur-Mer, très précisément de la plage du
Portel. À contrecœur, il leur faut admettre cependant que le
nombre exact de voitures et de voyageurs transportés du
continent jusqu’à Douvres légitimait le choix de la ville
voisine, Calais, rivale ancestrale.
C’est à Christopher Cockerell, concepteur de ce moyen
de transport, que nous devons le premier mot utilisé, l’«
hovercraft », terme construit en 1955 à partir d’une part du
verbe anglais to hover, être en suspension, flotter, et
d’autre part du substantif craft, petit bateau. Il pénétrera
de fait en langue française dès 1960 en tant qu’emprunt à
l’anglais pour désigner ce véhicule amphibie à coussin
d’air, prenant à son bord à la fois véhicules et passagers.
Ma grand-mère n’arrivait pas à le prononcer : il y avait
deux r de trop pour elle ! La malle, c’était assurément plus
simple, mais l’hovercraft avec ses quatre grandes hélices et
son impressionnante jupe de caoutchouc ne ressemblait en
rien à la malle. Au reste, il ne flottait pas, et il fallut lui
trouver un nom français explicite ; non sans tergiversation,
on finit par l’appeler l’aéroglisseur, mot attesté en 1964, un
bien joli terme à dire vrai.
Parmi les six aéroglisseurs ayant « glissé » sur la
Manche depuis 1968, impossible d’oublier ces énormes
bâtiments que furent le Princess Margaret et le Princess
Anne ; ce dernier, surnommé le « Concorde de la mer »,
ayant relié le 14 octobre 1995 Calais à Douvres en vingt-
deux minutes. Celles et ceux qui ont vu s’élancer, partant
d’une large piste construite sur la plage même, ces
vaisseaux gigantesques, en restent nostalgiques ; c’était en
effet le rêve technologique de l’époque. Ils eurent même les
honneurs du Petit Larousse illustré offrant de
l’aéroglisseur, dès le millésime 1981, une planche en noir
et blanc détaillée, et ce jusqu’au millésime 1997, avec des
précisions grandissantes, le tout en passant en couleur en
1992. Quel plaisir de constater via ce dictionnaire, dès le
départ en 1981, combien le travail des terminologues fut
efficace ! Chaque pièce technique était désignée en
français, et l’on pouvait repérer ainsi la « ventilation de
sustentation », la « jupe souple », l’« empennage », le «
volet d’arrivée » et « de profondeur », un vocabulaire qui
serait renforcé dans la planche de 1989 avec d’autres
détails, par exemple le « caisson de flottabilité », la « jupe-
quille antiroulis ». De quoi faire rêver sur ce nouveau
moyen de transport en service pour traverser la Manche.
Las, leur exploitation se révéla si coûteuse en carburant,
avec 5 500 litres par heure en pleine crise du pétrole,
qu’elle s’acheva en 2000.
On eut alors la bonne idée d’ouvrir, à Lee-on-Solent dans
le Hampshire, l’Hovercraft Museum qui abrita notamment
le Princess Anne. Rappelons qu’en 1978, sa conversion en
un aéroglisseur encore plus performant permettait à ce
bâtiment de 56 mètres de long, pesant 320 tonnes,
d’engranger 60 voitures et 418 passagers, et de se
déplacer à plus de 110 km/h. On comprend qu’avec pareils
chiffres il ait pu impressionner et marquer une génération.
Aussi, dès 2016, afin d’éviter la destruction programmée
de ces aéroglisseurs, des associations projetèrent d’en
ramener au moins un exemplaire à Calais ou à Boulogne-
sur-Mer. « Aéroglisseur », tel fut bien le mot à bon escient
retenu lorsque naquirent, sous la houlette de Jean-Guy
Hagelstein, Boulogne-aéroglisseurs et, sous celle de Dany
Prévostat, France-aéroglisseurs, associations soucieuses de
préserver le patrimoine historique de ces véhicules à
coussin d’air. « Aéroglisseur » : ma grand-mère prononçait
très bien ce mot explicite, transparent disent les linguistes,
qui l’emportait donc définitivement et harmonieusement
sur l’« hovercraft ».
Si l’aéroglisseur n’a plus cours pour traverser le
Channel – de l’ancien français chanel, chenal – et se trouve
même ignoré des jeunes générations, les ferry-boats
restent en revanche actifs. Même si, hélas, ils ne partent
plus de Boulogne-sur-Mer.
Était-ce par rejet ou par difficulté à prononcer le mot ?
De fait, ma grand-mère n’évoquait jamais le « ferry-boat ».
Pourtant, à l’approche de Boulogne-sur-Mer, dès Pont-de-
Briques, sur la nationale 1, de grands panneaux routiers
annonçaient le ferry-boat et guidaient les automobilistes
directement sur les quais de la gare maritime. C’est là
qu’accostaient ces imposants bateaux, prêts à gober leur
ration d’automobiles. Grâce à des rampes articulées, elles y
pénétraient, en laissant passer d’abord une dizaine de
poids-lourds, rejoignant les cales énormes de ces ferry-
boats, qui faisaient la navette entre Folkestone et
Boulogne-sur-Mer au moins trois fois par jour dans les
années fastes.
La voie ferrée amenait aussi à quelques dizaines de
mètres du ferry-boat les voyageurs venus de Paris, Nice ou
Marseille. De surcroît, étaient également en service des
wagons spécialement destinés aux automobiles, wagons dit
« porte-automobiles ». Le conducteur et ses passagers
pouvaient ainsi économiser la fatigue de la route,
sereinement installés qu’ils étaient tout au long du trajet
ferroviaire dans de confortables voitures de chemin de fer.
Régnait par ailleurs le night ferry ou ferry de nuit reliant
donc via le ferry Paris à Londres et réciproquement, de
1936 à 1989, avec une interruption de service pendant la
Seconde Guerre mondiale. Largement conditionné que
j’étais par cette proximité connue et manifeste du chemin
de fer et des ferry-boats, l’origine du mot ne faisait à mes
oreilles aucun doute : il était forcément lié au chemin de
fer.
Avouons-le, le jeune père de famille que je fus,
embarquant sur le ferry-boat pour des vacances outre-
Manche, avec les trois enfants tout émerveillés par le
puissant navire, leur expliquait même avec la fatuité d’un
jeune professeur que boat voulait dire bateau, certes, et
que, cela allait de soi, ferry était à rattacher au chemin de
fer. Et que bien sûr le ferry n’était que l’abréviation de «
ferry-boat », au demeurant écrit sans trait d’union par les
Anglais. Tissu d’erreurs à part l’orthographe anglaise sans
trait d’union…
Il eût fallu que mon anglais soit moins lacunaire pour
percevoir combien ce ferry n’avait aucun rapport avec le «
fer » des rails. J’appris plus tard qu’il était en réalité issu
du verbe fréquent en vieil anglais ferian, transporter, lui-
même emprunté au norrois ferai, traverser. Enfin, en
remontant plus avant encore dans le temps, il s’agit d’une
racine pré-indo-européenne avec la même idée
antédiluvienne d’un transport à effectuer. Pré-indo-
européen mérite précision. Est d’origine pré-indo-
européenne tout mot se rattachant à une de ces langues
dont très peu ont survécu – le basque étant de celles-là –
qui ont précédé les langues d’Asie et d’Europe ayant une
souche commune il y a plus de 4 000 ans, en Oural ou en
Turquie. Ces dernières se sont de fait implantées par
vagues successives, en se déformant en Europe et en Inde.
Rappelons qu’il y eut plus de mille langues ainsi qualifiées
tardivement au XIXe siècle d’indo-européennes, comme le
latin, le grec, et la grande majorité des langues vivantes
européennes, qu’il s’agisse de l’italien, de l’espagnol, du
portugais, du français, de l’anglais ou de l’allemand, etc.
Oublions donc l’analogie erronée avec le chemin de fer
pour rappeler que le mot « ferry » abrite ses premiers
germes dans la famille de langues indo-européennes. La
présence linguistique du ferryboat en anglais, associant
donc deux mots très anciens, est attestée au début du XVe
siècle, à propos de la traversée d’une rivière par bateau,
vite abrégée en ferry à la mi-temps du siècle.
La traversée de la Manche fit resurgir les ferry-boats,
destinés cette fois-ci à relier deux rives maritimes, et le
ferry est explicitement mis à l’honneur dans les légendes
des cartes postales anciennes du XXe siècle, et ce sous
différentes formes. Par exemple, au bas d’une carte postale
en noir et blanc de 1930, on découvre : « La gare maritime
et le ferry car anglais Dinard », ou encore, en couleur, en
1954 : « Le Lord Warden, ferry-boat entrant dans le port de
Boulogne-sur-Mer ». Ma grand-mère ne disait jamais
complètement « ferry-boat », mais le « ferry » lui fut
familier, toute sa vie durant. Elle n’assista pas à la fin de
l’aventure boulonnaise avec ce pincement au cœur
qu’eurent tous les autochtones lorsqu’en septembre 2010,
le Norman Trader fut le dernier ferry-boat à avoir assuré
une liaison entre Boulogne et l’Angleterre. Cette traversée
sonnait le glas d’une belle aventure à laquelle ma grand-
mère décédée depuis plus de vingt ans était attachée,
même si elle n’aimait pas le mot. Pas plus qu’Escartefigue,
à l’autre bout de la France, dans le Vieux-Port de Marseille.
Les lecteurs de Pagnol et de la pièce Marius dont le texte
était publié en 1931 se souviennent du trait linguistique
attaché à l’imprononçable ferry-boat : « Au premier plan, à
gauche [se tient] M. Escartefigue, capitaine du ferry-boat »,
« il prononce fériboite », précise malicieusement le jeune
auteur. Avec l’accent picard ou l’accent marseillais,
décidément, le mot n’était pas de facile sonorité française,
que l’on se réfère au ferry-boat transmanche ou à cette
ligne créée en 1889 dans le Vieux-Port marseillais, reliant
le quai du Port au quai de la Rive-Neuve, avec un trajet de
quatre minutes sur une distance de 283 mètres !
Aussi, la Commission de terminologie et de néologie,
émanation d’une part de la Délégation à la langue française
et d’autre part de l’Académie française, proposa-t-elle une
traduction française et ce fut en reprenant un adjectif né
en 1898 et en l’accolant au mot « navire » que fut adopté le
navire transbordeur pour remplacer officiellement le ferry-
boat, vite abrégé en « transbordeur ». Pendant ce temps,
au Québec, on usait d’un mot tout aussi transparent, le «
traversier », et cela depuis 1877. Ainsi, point de « fériboite
» pour traverser le Saint-Laurent à Québec, mais le «
traversier de Lévis ».

LE PUDDING ANGLAIS DE MA GRAND-MÈRE


Cela ne se discute pas. Dans les familles traditionnelles
de Boulogne-sur-Mer, quel que soit le statut social, de très
longue main on prépare amoureusement pour Noël le
pudding. Point de bûche pour la veillée mais, témoignage
d’une longue cohabitation avec nos amis anglais, à trente
kilomètres de là par la malle, le soir venu on flambe au
rhum le pudding. Il y avait presque quelque chose de
religieux dans la préparation du pudding par ma grand-
mère, peut-être un des seuls mots qu’elle prononçait à
l’anglaise. Pourtant, en 1856, dans le tout premier
dictionnaire de Pierre Larousse, le Nouveau Dictionnaire
de la langue française, au cœur des quelques pages
réservées à un dictionnaire de prononciation, en face de «
pudding », bien perçu comme une spécialité anglaise, on lit
la translittération « poudingue ». Les Anglais installés à
Boulogne-sur-Mer, de fait Boulonnais d’adoption, et les
Boulonnais de souche, communiaient tous à Noël autour du
pudding avec approximativement la même prononciation,
bien avant le reste de la France qui disait le plus souvent le
poudingue…
C’est dans ces colonnes laroussiennes dévolues à la
prononciation en 1856 que j’en fis le constat : si en effet ma
grand-mère me troublait en prononçant le u de « club »
comme celui de la rhubarbe de son jardin, elle y était en
fait légitimée par le Bourguignon Pierre Larousse,
rappelant en instituteur soucieux de la norme la
prononciation alors conseillée en français.
Peu de Français suivaient à cette époque-là une scolarité
incluant la langue de Dickens, scolarité ensuite devenue
responsable de l’anglicisation presque systématique de la
prononciation des emprunts faits à la langue anglaise. Si le
paquebot et la redingote, issue du riding coat – le manteau
porté dès qu’on est à cheval –, ont été assimilés dans le
phonétisme français, le pudding, en raison de son succès et
de son origine britannique bien repérée, finissait par
s’affirmer avec l’accent anglais, jamais parfait au reste
dans notre langue réfractaire à l’accent tonique. Et à mieux
y réfléchir, je suis presque convaincu que ce fut mon
premier mot « anglais » appris en en ayant conscience, à
l’âge où le père Noël et saint Nicolas font encore rêver les
petits enfants.
Voir ma grand-mère préparer le pudding relevait d’un
rite presque religieux dont la célébration se faisait au
moment où, en le flambant, on chantait la chanson
traditionnelle Ô Guénel, cette fois-ci sans avoir recours à
l’anglais. Et cette tradition du pudding au moins biséculaire
est si forte que les supermarchés offrent encore
aujourd’hui tous les épices et ingrédients nécessaires à sa
patiente préparation. La liste en est éloquente : de la
farine, de la margarine – le mot « margarine » date de 1813
pour désigner un mélange de corps gras d’origine animale
et végétale –, des miettes de pain, le jus de quatre oranges
et celui de deux citrons, quatre œufs de poule, du sucre, de
la vergeoise brune, quatre pommes à cuire, des raisins secs
de Corinthe, mais aussi de Malaga, des écorces d’oranges
confites, trois écorces de citron confit, trois tiges
d’angélique, du cédrat confit, du rhum brun pour y faire
tremper les raisins. Puis, bien sûr, en le chauffant, faire
flamber le pudding en toute dernière étape. On allait
oublier les pruneaux et les épices, cannelle, badiane,
muscade, girofle. Et des heures et des heures de
préparation, trois jours en principe pour bénéficier de la
même recette que celle des Anglais.
Vient alors le chant riche en variantes : « Ô Génél,
guénel, Tout petou, petiou, grin-père Barbeau, il a un vin’t
[ventre] comme un tonniau, il a mingeaye trop d’aricots…
mâquez [mâcher] vos écuelles, pi léquez [léchez] vos plats
Si vos files sont belles, in les mariera, Si an’ sont pon
belles, bin i les laissera là. Tra la la, Et l’bon diu passera
par là. » Quelle joie de retrouver sur le site « Les yeux dans
la hune » pareille recette, la même que celle suivie par ma
grand-mère dans son grand cahier, sans faute
d’orthographe, un site à consulter d’ailleurs
impérativement pour les proportions et les temps de
cuisson à respecter. Tout en constatant que la tradition est
bien vive.
Ainsi mon tout premier mot anglais alliait-il la saveur du
terme étranger à la délectation gustative d’autant plus
forte qu’elle avait un parfum d’outre-Manche. Quant à «
guénel », il résonne bien avec la langue française,
puisqu’on y devine la contraction de « gai Noël », une
agglutination datant du haut Moyen Âge. Pas de betterave
dans le pudding, mais en revanche, la veille de Noël ou au
cours de la semaine, elle est à l’honneur au moment de la
célébration du Guénel. Celle-ci correspond en effet à cette
fête où les enfants exposent des betteraves sculptées pour
y être illuminées de l’intérieur avec une bougie. J’ai, enfant,
assisté à ce Guénel au pied du beffroi de la vieille ville. Ce
sont donc deux mots retenus en mémoire d’enfant pour le
Noël du Pas-de-Calais, le français « guénel » et l’anglais
pudding. Mais voilà que, l’âge venu de la consultation des
dictionnaires étymologiques, les historiens de la langue
française vinrent semer le doute sur l’origine du pudding :
serait-elle française ?
Que le pudding soit en dernier lieu emprunté à la fin du
XVIIe siècle à l’anglais ne semble faire aucun doute, attesté

au demeurant en français sous diverses variantes « poudin


», « pouden », « poudingue ». D’où vient alors le mot
anglais lui-même ? Il serait de même origine que « boudin
», est-il précisé dans le Petit Robert 2020, « boudin » étant
issu de l’onomatopée « bod » exprimant l’enflure, celle des
joues par analogie du boyau empli à souhait. L’idée du
boyau saturé de viande hachée accompagnée de différents
ingrédients bouillis et pouvant se conserver un certain
temps reste bien la réalité définie pour le mot anglais «
pudding », attestée en 1305. Quant aux étymologistes du
Trésor de la langue française, achevé en 1994, ils ajoutent
que le rapport établi entre le pudding, celui de Noël, et le
boudin tient probablement au fait de « sa cuisson dans un
sac ou une pièce de tissu à l’origine, un mets dont les
éléments sont liés par une pâte molle ». Et de conclure que
le mot anglais « a été rapproché du français boudin, mais la
certitude d’une telle filiation n’a pu être établie ». Et dans
cette incertitude, vient l’explication offerte dans la dernière
édition du Dictionnaire de l’Académie française sur
Internet : « Emprunté de l’anglais pudding, qui a d’abord
désigné une sorte de boudin, lui-même dérivé par
l’intermédiaire du moyen anglais podin, saucisse, de
l’ancien anglais puduc, égratignure, plaie. » Quel dommage
! On aurait aimé que le boudin qu’affectionnait ma grand-
mère se retrouve dans son pudding préparé avec tant de
soin ! L’étymologie est parfois cruelle quand elle se
précise… Ce fut donc bien mon premier mot anglais de
pure souche.

APPRENDRE LA LANGUE DE CES «


MONSTÈRES D’ANGLICHES »

Les autochtones le savent et les visiteurs s’en


émerveillent : de Boulogne-sur-Mer, par très beau temps,
légèrement humide pour garantir un effet de loupe, on
distingue parfaitement les côtes anglaises, grâce aux
falaises crayeuses de Douvres, joyaux du Kent et dominant
de cent dix mètres le détroit du Pas-de-Calais, presque
aussi hautes que les falaises du cap Blanc-Nez sur le
continent.
En fait, elles se dressent symboliquement aux yeux des
Anglais comme un redoutable rempart contre toutes
conquêtes, et on imagine facilement Napoléon Ier les
observant du camp de Boulogne-sur-Mer, regard rivé sur
cet horizon britannique si bien démarqué, rêvant
ardemment et avec impatience d’en faire l’assaut. Il dut y
renoncer. Et à défaut de fouler le sol britannique, c’est
vaincu qu’il tenta à Sainte-Hélène d’apprendre l’anglais,
rapporte Emmanuel de Las Cases.
Ce dernier était resté fidèle au Napoléon brisé à
Waterloo au point de le suivre en exil, rompu à la langue
anglaise qu’il avait perfectionnée, forcé à émigrer pendant
la période révolutionnaire. Témoin et confident privilégié
de Napoléon Ier, il fut l’auteur du Mémorial de Sainte-
Hélène, y consignant ses entretiens pour ainsi dire
quotidiens avec l’empereur déchu. Et donc, le 17 janvier
1816, environ trois mois après le débarquement sur l’île,
Las Cases répondait à une volonté de Napoléon déjà
exprimée à la fin de l’année 1815, au cours de la longue
traversée le menant à Sainte-Hélène : « Aujourd’hui,
l’Empereur a pris sa première leçon d’anglais, […] cette
première leçon [n’] a consisté qu’à faire connaissance avec
une gazette anglaise. » Quelques mois plus tard, le voilà
confirmant la progression du Corse, sachant parler l’italien,
progression assez lente à dire vrai : « Il fait des phrases
anglaises que je traduis mot à mot, à mesure qu’il les
prononce. »
Ma grand-mère avait un faible pour Napoléon, juché sur
la colonne de la Grande-Armée, à la sortie de Boulogne-sur-
Mer en direction de Calais, haute de 54 mètres. Elle aimait
rappeler qu’il tournait le dos à la mer, et donc à
l’Angleterre, puisqu’il avait renoncé à conquérir la perfide
Albion. Elle avait beaucoup apprécié cette formule, la «
perfide Albion », que le collégien que j’étais devenu lui
avait puéri lement glissée, fier de ses premières références
supposées savantes. Cette formule, en somme la version
culturelle des « monstères d’Angliches » de ma grand-
mère, expression savante qu’on attribue à Madame de
Sévigné et Bossuet, lui plaisait d’autant plus que j’avais
vaguement évoqué l’analogie entre cet ancien nom des îles
Britanniques et les falaises blanches familières à Boulogne-
sur-Mer.
L’Albion, a-t-on en effet pensé, se rattache d’une part au
latin albus, blanc, en lien direct avec les falaises de craie
au point que quelques rois anglo-saxons arboraient parfois
fièrement le titre de rex Albionis insulae. Et, par ailleurs,
elle fait aussi écho au géant Albion, à l’origine le fils de
Neptune, personnage mythologique avancé tardivement
par Edmund Spenser, poète anglais de la période
élisabéthaine de la Renaissance, comme le puissant
protecteur des îles Britanniques. Qu’importe en définitive,
ma grand-mère ne se sentait pas seule dans cette sourde
méfiance envers « ceux d’en face », comme elle disait
aussi, pour ne pas les nommer.
En vérité, ceux d’en face étaient très présents à
Boulogne-sur-Mer, au-delà du Hair Dresser, du Lavatory et
autres enseignes anglaises repérées près du Casino, sur les
cartes postales de 1900. Six mille Anglais, dit-on, y
résidèrent effectivement dans les années 1900. Sans le
savoir, tout Boulonnais « apprenait » en définitive l’anglais
par bribes dans son quotidien, et continue aujourd’hui,
environné de touristes anglais séduits par la vieille ville et
ses remparts !
Quant aux falaises anglaises de l’Albion de ces «
monstères d’Angliches », ma grand-mère avait eu tout le
loisir de les observer, car l’orpheline qu’elle fut avait été
dès l’âge de treize ans servante dans un « caboulot »,
comme elle disait, sur le bord de la falaise en pleine érosion
entre Boulogne-sur-Mer et Wimereux. Au point que ce café
de bord de mer, d’où l’on percevait sans difficulté la ligne
crayeuse de Douvres, avait dû être abandonné, juste avant
qu’il ne s’écroule sur la plage rocheuse, la falaise ne
cessant de reculer. Plus tard, tout près du bassin à flot, elle
eut sur le port son propre établissement, le Café des
chauffeurs, entendons ceux qui ont en charge le
fonctionnement de la chaudière des bateaux à vapeur, lui
aussi disparu, mais cette fois-ci au cours des
bombardements de la Seconde Guerre mondiale. Elle n’y
voyait plus les falaises, mais du matin au soir, derrière le
comptoir, les marins anglais.
Pour mon père, lui aussi imprégné par ces voisins d’en
face, que son fils apprenne l’anglais était une priorité. J’en
avais de toute façon très envie, stimulé par les « monstères
d’Angliches » émergeant de la malle, du ferry ou de
l’hovercraft vite rebaptisé aéroglisseur, alléché par leur
pudding de Noël. Et c’est plus tard qu’un ami
collectionneur de cartes postales consacrées à Napoléon,
s’intéressant forcément à cette colonne de la Grande-
Armée élevée entre 1804 et 1823, me signala que Napoléon
avait souhaité apprendre l’anglais. À ce trait culturel, j’en
ai encore honte, je ne sus que rapporter la légende
populaire joyeusement évoquée par ma grand-mère qui ne
manquait pas de signaler régulièrement à son petit-fils qu’il
fallait descendre une fois par an l’empereur pour ses
besoins naturels. Une plaisanterie traditionnelle à
Boulogne-sur-Mer, qui plaisait aux Anglais, goguenards,
qu’elle servait au comptoir.
Elle n’avait bien sûr pas appris l’anglais, mais les
panneaux, affiches et autres supports rédigés en langue
anglaise ne manquaient pas dans cette ville à dire vrai
frontalière. Elle se plaignait déjà de n’y rien comprendre.
Mais elle avait parfaitement assimilé que « monstre » se
disait monster en anglais. Ah, ces « monsters d’Angliches »
qu’en vérité elle ne détestait pas !

QU’AURAIT PENSÉ MA GRAND-MÈRE ?


« Monster », ce fut peut-être, après le « pudding », mon
deuxième mot d’anglais acquis au cours de la petite
enfance… Il ne fallait pas être grand clerc pour deviner par
la suite que ce mot anglais venait directement du français
et auparavant du latin, ce que le lycéen anglophile que je
devins confirma avec un dictionnaire étymologique. Issu en
effet du latin monstrum, désignant « un prodige montrant
la volonté de Dieu », ce mot « monstre », de la même
famille que le verbe « montrer », passait ainsi en anglais au
début du XIVe siècle, légèrement déformé en monster. Et il
allait revenir plaisamment dans le lexique courant de ma
grand-mère au début du XXe siècle !
Impossible de ne pas percevoir à travers tous ces mots
côtoyés qu’entre la langue anglaise et la langue française,
les liens sont nombreux et qu’une bonne partie du lexique
est commun, ce qu’a si bien illustré Henriette Walter en
rappelant en 2001 « l’incroyable histoire d’amour entre le
français et l’anglais ». Il suffisait en fait à ma grand-mère
de tomber sur un journal anglais dans son Café des
chauffeurs pour repérer que nombre de mots sont
identiques ou presque. Par écrit, faut-il préciser, car, sitôt
prononcés en anglais, ils échappent à quiconque n’a pas
été formé au bon placement de l’accent tonique et aux
nombreuses diphtongues de la langue de Shakespeare.
Cela étant, même déformé, « story » et a fortiori « history »
laissent aisément deviner le mot « histoire ». Et si l’on
plonge en profondeur dans les variantes rares de l’ancien
français, on y retrouvera la storie. Encore une illustration
de l’osmose entre les deux langues.
Les linguistes ne manquent pas de faire remarquer que
beaucoup de mots français ont été adoptés par les Anglais
notamment à partir du XIe siècle avec la conquête de
l’Angleterre par Guillaume de Normandie, la langue
française enrichissant alors considérablement la langue
anglaise quatre siècles durant. Puis le courant s’est
inversé. Comme on le sait, la civilisation anglaise,
politiquement en avance avec la monarchie parlementaire
au XVIIIe siècle, industriellement conquérante au XIXe avec le
règne de la machine à vapeur, prenait force sur le continent
adoptant souvent et la chose et le mot. Si l’une de mes
cartes postales de Boulogne-sur-Mer est légendée «
L’embarcadère des Malles » et une autre « Entrée de la
Malle du soir », d’autres signalent sans hésitation le «
Transatlantic-liner Patricia » ou « Le steamer des lignes
Folkestone, Londres et Goole ».
Au passage, ce mot même de « steamer », aujourd’hui
pour ainsi dire sorti de l’usage, était attesté en français dès
1829 et s’implantait alors au point qu’on le retrouve
aisément dans notre littérature. Ainsi en est-il de Victor
Hugo comparant en 1852 dans Les Châtiments ces bateaux
à vapeur à des « dragons dégorgeant des flots noirs », et
plus tard de Mallarmé nous offrant l’image de « steamers »
qui « fument et mugissent », crachant leur « vapeur »,
rappelant ainsi ce que signifie steam en anglais. « Steamer
» rejoignait d’ailleurs les colonnes de la septième édition
du Dictionnaire de l’Académie française, en 1878.
Convenons-en, ce sont là des emprunts
compréhensibles, mais le rythme d’entrée allait
s’intensifier avec les deux guerres mondiales suivies d’une
indéniable influence de la puissance commerciale,
industrielle et technologique anglo-américaine, déferlant
sur l’Europe. Et ce faisant, avec maints excès et des
agacements quotidiens pour celles et ceux ne pratiquant
pas couramment l’anglais. Or, nous sommes légion…
On a alors confondu ce mouvement naturel des langues
qui assimilait phonétiquement la plupart des mots
étrangers, comme en témoigne le « paquebot », avec une
argumentation simpliste constatant le nombre de mots
empruntés de chaque côté, laissant entendre que dans la
balance la langue française resterait éternellement belle et
élégante malgré l’entrée continue d’anglicismes. C’est sans
doute là qu’il y a méprise : les chiffres ne constituent pas le
bon critère, c’est le traitement de l’anglicisme qui prévaut.
Le « sentiment linguistique » a toujours été plus important
que le froid décompte des origines des mots. L’essentiel
n’est-il pas dans l’impression d’exclusion ressentie par le
peuple, dont ma grand-mère faisait partie, et peut-être
même l’humiliation non exprimée de ne pas comprendre,
sans oser le dire ? Quant à celles et ceux qui entendent tant
bien que mal les anglicismes les plus incongrus, peut-on
leur reprocher d’y percevoir bien souvent un nouveau
ridicule ? Les precious ridicules ?
Je me demande souvent, mi-amusé, mi-agacé, ce
qu’aurait dit ma grand-mère, la référence orthographique
de la famille, à la lecture de certains courriels reçus en tant
que chroniqueur radiophonique, et qui, avouons-le,
m’échappent parfois dans leur signification. Qu’aurait-elle
dit en effet en lisant, issu de We are com – qu’elle n’aurait
pas prononcé à la mode anglaise, en étant cependant gênée
par le dernier mot –, nous annonçant que « le peer-to-peer
est de retour, pour le meilleur » ? « On ne convainc que
ceux qui ont l’intelligence de comprendre… » est-il
délicatement ajouté dans le propos explicatif. Pour ma part,
je me sens soudainement diminué. Encore un mot que je ne
connais pas, c’est de « pire-en-pire » ! Pourtant, je l’aime,
cette langue anglaise et je ne la parle pas si mal. J’ai même,
je le crois, fait sensiblement de gros progrès depuis le
pudding originel ! Mais le peer-to-peer me rend perplexe.
Quelques courriels plus loin, me voilà de nouveau en
défaut. « Shadowcommunication » me rappelle
aimablement qu’il faut « utiliser l’upcycling pour témoigner
de la condition de l’être humain ». Sky ! Point d’upcycling
dans mon Petit Larousse ou mon Petit Robert. Tant pis. Je
passe au courriel suivant, qui me paraît de nature
charmante, puisqu’on y vante les bienfaits « des relations
respectueuses et bienveillantes » pour « mener une vie
professionnelle réussie », très belle cause. C’est qu’il s’agit
en effet et urgemment, me précise-t-on, d’« aider les
personnes à développer leurs soft-skills dans le domaine de
la relation à soi ». Damned ! Je ne suis plus très sûr du sens
précis de skill. Tant pis, pointons la flèche sur le courriel
suivant : « le Salon du mariage », voilà qui ne peut être que
frais et joyeux. On m’avertit cependant que « ça va être
SHOW porte de Versailles » et on m’informe dès la ligne
suivante que « les nouvelles robes de mariées seront
présentées en exclusivité via la BRIDAL FASHION WEEK ».
Merci Papa de m’avoir obligé à apprendre un petit
dictionnaire d’anglais pour décrypter bridal ! Et je suis bien
prévenu, surtout, man… « Save the date », on m’annonce
en effet qu’il y aura « plus de 2 000 robes à essayer et à
lover ». Oh, my God, se lover dans la Bridal Fashion Week !
Quelle révision de mon vocabulaire !
J’entends alors ma grand-mère me glisser penaude à
l’oreille : « Tu n’pourrais pon me traduire tout ça en
français, min ptit fieu toi qui a appris la langue de ces
monsters d’Angliches » ?
Pendant ce temps-là, à la radio, au cours d’une émission
passionnante sur les derniers films, on me gratifie de longs
extraits en version originale d’un film américain. Aucun
doute, la personne lettrée qui a choisi ce passage parle
couramment l’anglais, y compris l’argot. Il faut que je sois
admiratif. Quel plouc je fais, je n’ai rien compris !
Pourtant, « tout le monde aujourd’hui parle couramment
l’anglais », ai-je entendu dire à la radio par une personne
se déclarant linguiste, invitée à une émission sur l’usage
des anglicismes dans notre langue. Ladite linguiste m’a
impressionné quand elle a glissé quelques phrases en
anglais, une façon de mettre en avant son talent et sa
supériorité. Ce fut réussi, je n’ai rien compris. Tant pis pour
moi.
En toute humilité, j’ai par ailleurs noté dans un petit
carnet ce que j’ai lu dans la publicité. Par exemple, que ce
sandwich spicy n’est pas forcément mauvais pour mon
summer body mais nécessite un dentifrice Max white one.
Encore quelques efforts d’apprentissage et je serai prêt à
apprécier la science for better life. Et c’est promis, dès que
je le pourrai, je les glisserai dans la conversation. Mais
j’entends ma grand-mère me souffler que je serai alors
totalement ridicule. J’hésite. Franchement, la head me
tourne.
2

Une storie qui passe d’abord par le


celtique et le latin

« L’anglais d’Anouk était une perfection musicale :


j’avais des gouvernantes anglaises […]. Mon père était
très à cheval sur la qualité d’un accent. »
Christine Arnothy,
Un type merveilleux, 1972.

DU FRANÇAIS STORIE ET DE L’ANGLAIS


ENGLISH

Ici « commence l’estorie des anglés », lit-on en toute


logique au début de L’Estoire des Engleis mais avec,
comme on le constate d’emblée, des formes graphiques
très imprécises. Ce manuscrit, rédigé par Geoffroy Gaimar
à la fin des années 1130, représente la plus ancienne
chronique historique rédigée en français. De l’estorie à la
storie, la variante par abréviation sera aisée à créer. Et,
justement, au tout début du XIIe siècle, on déniche cette
storie à propos du Voyage de saint Brendan, moine
irlandais légendaire naviguant entre les îles enchantées du
séjour des morts, à la recherche du Paradis. Les Anglais
empruntent alors vers 1200 ce mot ou celui d’estorie à
l’ancien français, et ainsi naît l’anglais story. Tout vient de
fait du latin classique historia, abrégé en storia en latin
tardif.
En réalité, le voyage des mots du français à l’anglais et
de l’anglais au français au fil des siècles est incessant ; on
trouvera ainsi à la fin de la deuxième décennie du XXe siècle
une vidéo sur Internet intitulée « La storie », imaginée par
une jeune humoriste, Marina Cars. Une storie bénéficiant
de presque deux mille vues. Et donc en très peu de temps,
ce sont presque deux mille personnes ayant lu ce mot, «
storie », orthographiée sur le mode français et renouant
sans le savoir avec une bien lointaine graphie. Avec pour
ancêtre le latin, voici donc d’un côté, un mot anglais quand
il s’achève sur un y, et de l’autre, un mot français ou
francisé s’il se termine armé du suffixe très courant -ie…
Un autre mot, niché dans la formule « monstères
d’Angliches », est l’objet d’un voyage d’un bord à l’autre de
la Manche, à l’orthographe près. Il s’agit bien sûr du mot «
Angliches », que ma grand-mère en rien vulgaire
n’assimilait pas à de l’argot mais à la simple traduction
littérale de l’anglais English ; lisible un peu partout à
Boulogne-sur-Mer. Pour désigner le peuple anglais, ce fut
d’abord l’ancien anglais Engl(e)(i)sc qui fut en usage pour
qualifier les Angles, nom donné à l’une des tribus
germaniques qui envahit l’île au Ve siècle. On suppose qu’ils
furent ainsi appelés parce qu’ils venaient du Jutland, cette
péninsule abritant le Danemark et offrant la forme d’un
hameçon, d’un angle, du latin angulus. En vérité, le terme
initial Englisc fut d’abord en usage pour tous les
envahisseurs germaniques quelle que soit leur origine
précise.
C’est seulement à partir de la conquête normande, en
1066, que le terme English fut spécifiquement attribué à la
population d’Angleterre pour la distinguer des Normands
et des Français, en même temps qu’était ainsi dénommée la
langue qui, bien vite, se colora de force mots français
assimilés phonétiquement. Quant au terme français
familier « Angliche », reprise phonétique grossière de
English prononcé à la mode française, il est attesté en 1861
et on le relève déjà en 1862 chez Victor Hugo dans Les
Misérables, où il s’illustre avec la gouaille de Gavroche : «
Ça n’a pas de cœur, ce merlan-là, grommela-t-il. C’est un
angliche. » Pas la moindre empathie dans cette remarque…
À tout prendre, on préfère ces « monstères d’Angliches »,
en soulignant que leur belle langue mâtinée de français a
elle aussi une histoire riche.

DE L’INDO-EUROPÉEN AU CELTE
On l’oublie généralement, mais Georges Clemenceau
aimait la langue anglaise et avait traduit en 1868 l’ouvrage
de John Stuart Mill intitulé Auguste Comte and Positivism.
Le futur tribun politique séjourna dans sa jeunesse en
Angleterre puis aux États-Unis où il occupa même un poste
d’enseignant dans le Connecticut. Le jeune enseignant
s’éprit alors de l’une de ses élèves, Mary Plummer, qu’il
épousa civilement le 20 juin 1869. Trois enfants naquirent
de cette union, mais le couple connut une relation
tumultueuse qui s’acheva par un divorce.
Les exégètes du grand homme n’ignorent en rien son
bilinguisme et son goût prononcé pour la littérature et la
philosophie anglo-saxonnes, situation assez rare chez les
hommes politiques du XIXe siècle. Ses remarques et ses
boutades sur la langue anglaise ne sont donc pas sans
quelque profondeur. Ainsi, au moment de la signature du
traité de Versailles, et notamment de sa traduction en
anglais, on lui prête cette remarque sur l’anglais qui ne
serait que du français mal prononcé. Sans doute était-ce
pour Clemenceau le souvenir d’une de ses lectures
puisqu’on en retrouve la formulation dès 1845 chez
Alexandre Dumas père dans Vingt ans après. Quoi qu’il en
soit, la remarque n’est dépourvue ni d’humour ni d’un
certain réalisme. Il suffit pour s’en convaincre de lire en
tentant d’avoir l’accent anglais les quelques mots français
qui suivent, passés tels quels dans la langue anglaise, sans
d’ailleurs que les insulaires eux-mêmes en sachent le plus
souvent l’origine française, à moins d’être linguistes. À
vous de tenter d’adopter un bel accent britannique pour les
termes suivants : abandon, abomination, admirable,
alternative, audible, avenue, bandit, barrage, barricade,
bustier, caprice, chaperon, chef-d’œuvre… Gageons que si
chacun de ces mots était parfaitement prononcé par un
Anglais fort de ses diphtongues – les voyelles qui changent
de timbre en cours d’émission – et de l’accent tonique
idoine, nous aurions peut-être, pour certains d’entre eux,
du mal à les reconnaître. Il nous serait facile alors de
plaisanter en soulignant à la manière de Clemenceau que
ces mots anglais résultent d’un français mal prononcé !
Pour percevoir l’évolution de la langue anglaise au cours
des siècles, il importe d’abord de rappeler rapidement les
étapes qui ont précédé la conquête de l’Angleterre en 1066
par Guillaume de Normandie. Signalons tout d’abord et de
nouveau que l’anglais et le français appartiennent à cette
même famille de langues, dite indo-européenne, constituée
de langues mortes comme le grec, le latin ou le sanskrit, ou
bien de langues vivantes comme l’italien, l’allemand,
l’espagnol, l’anglais, le français, mais aussi le breton, le
russe, le persan et l’hindi. Toutes sont donc issues, il y a
plusieurs millénaires, d’une population parlant une
première et même langue, située hypothétiquement en
Europe centrale, ou dans les steppes de Russie
méridionale, la localisation restant sans cesse en débat. Ce
que l’on sait, c’est que cet indo-européen se répandit
progressivement en Inde et en Europe, d’où son nom, en se
diversifiant dans le temps et en engendrant des sous-
familles. C’est justement dans cette diversification des
sous-familles qu’il faut percevoir une première grande
différence entre la langue française et la langue anglaise,
même en demeurant parentes indo-européennes.
Pour mieux saisir le fait que toutes ces langues sont de
même souche très lointaine, remontant à au moins deux
mille ans avant Jésus-Christ, il suffit de comparer des
centaines de mots se ressemblant et démarquant cette
même origine. Ainsi, en choisissant une réalité tangible
pour toutes les civilisations, la paternité, celle-ci se traduit
par le sanskrit pitar, le latin pater, le français père,
l’espagnol padre, l’allemand Vater, l’anglais father, le
persan pedar et l’hindi pita. La ressemblance est de fait
flagrante, et lorsque plusieurs centaines d’analogies
phonétiques peuvent ainsi être établies, la conclusion
s’impose : ces ressemblances ne peuvent en rien être
fortuites. Citons encore le latin tres, le français trois,
l’espagnol tres, l’allemand drei, l’anglais three, le breton et
le russe tri, l’hindi teen. C’est cette proximité des sons,
récurrente sur une grande partie du vocabulaire, qui incita
à la recherche d’une souche commune. Ce fut l’œuvre de la
linguistique historique tout au long du XIXe siècle.
Cela étant, si, du côté de l’Europe, l’anglais et le
français font assurément partie de la famille indo-
européenne, ces deux langues appartiennent sans conteste
chacune à une sous-famille distincte. Une première
branche regroupe les langues romanes, par exemple le
français, l’italien, l’espagnol, le portugais, directement liés
au latin, avec phonétiquement un air de famille patent. Une
deuxième sous-famille est celle rassemblant les langues
germaniques, l’anglais et l’allemand notamment, mais aussi
le suédois, le danois et le norvégien. En l’occurrence, dans
le cadre de ces deux sous-familles, latine ou germanique,
on ne peut que constater combien le modèle phonétique se
démarque par des caractéristiques qui ne sont pas sans
difficulté d’apprentissage, notamment pour le Français
apprenant l’anglais.
Ainsi, à James Boswell, écrivain et avocat écossais,
rencontrant en 1765 successivement Rousseau et Voltaire,
deux personnalités déjà presque inaccessibles, revient le
récit dans son Journal d’un propos plaisant de Voltaire,
traduisant la juste perception d’une différence phonétique
notable entre le français d’origine romane et l’anglais
d’origine germanique. À Boswell lui demandant en effet s’il
parlait anglais, Voltaire répondit : « Non, parce qu’en
anglais, il faut mettre la langue entre les dents… et je n’ai
plus de dents ! » Le facétieux Voltaire parlait en vérité très
correctement l’anglais, mais quel Français peut
effectivement se vanter de parfaitement prononcer les mots
déjà cités plus haut, father et three, témoignant pourtant
de notre indo-européanisme, mais si distincts de leur
équivalent français. En vérité, tout Français amoureux de
la langue anglaise et de ses sonorités perçoit qu’il s’agit là
d’un système phonétique différent avec des mécanismes
phonatoires à acquérir dès l’enfance. Et c’est bien pour
cela qu’on ne peut s’empêcher de sourire à la remarque
faussement naïve de Raymond Devos, déclarant sur scène
dans l’un de ses spectacles : « Je me suis remis à la
clarinette. C’est ce qui se rapproche le plus de l’anglais » !
En fait, sans que l’humoriste ait besoin de le souligner
auprès de son public français, de langue romane, tout le
monde a confusément perçu entre autres l’une des
caractéris tiques de l’anglais, sa diphtongaison. Citons en
l’occurrence « les quatorze sons anglais qui n’existent pas
en français », selon la formule des didacticiens, énonçant
utilement les consonnes et les voyelles qu’un Français ne
peut émettre naturellement. Qui, de langue romane, peut
en effet spontanément relever la différence phonétique
établie par les Anglais entre panther et feather ? Or, le th
ne s’y prononce pas pareillement. À y mieux réfléchir, nous
sommes tous, quel que soit l’état de notre dentition,
proches de Voltaire !
Une troisième sous-famille indo-européenne concerne à
la fois l’Angleterre et la France : celle des langues celtiques
qui s’y sont implantées au cours du premier millénaire
avant Jésus-Christ.

L’INFLUENCE CELTIQUE
Les langues celtiques sont, d’une part en Grande-
Bretagne, représentées avec l’irlandais et le gallois, sans
oublier le manxois, de l’île de Man, et le cornique en
Cornouailles – ne pas oublier le s même au singulier sinon
il s’agit d’une ancienne division de la Bretagne française –,
ces deux dernières langues étant considérées comme
éteintes au XIXe siècle. Et, d’autre part en France, par la
langue gauloise et le breton, celtiques par excellence. Le
gaulois sera absorbé par le latin au point de disparaître
complètement de l’usage à l’aube du IVe siècle, à la
différence du breton ayant résisté à la langue des Romains.
Si les langues celtiques ont laissé très peu de mots à
l’anglais, le gaulois en offrira davantage à la langue
française, un peu plus d’une centaine dans le vocabulaire
général, et plusieurs milliers s’agissant des noms de lieux.

Le gaulois : du terroir français à


Lutèce…
Dans la langue courante, on utilise par exemple des
mots d’origine gauloise lorsque, sur la berge, assis sur un
galet, près des ajoncs, non loin d’une ruche, on observe les
moutons sous les chênes, les bouleaux, les érables, les ifs
ou les mélèzes, ces moutons broutant les brins d’herbe
entre les cailloux et les souches, pendant que le bouc
arpente le champ de bruyère au fond de la combe et que
les alouettes traversent le ciel.
On le constate à travers ce texte simpliste, tous ces mots
rescapés du gaulois sont solidement ancrés dans le terroir.
Albert Dauzat affirmera que la plupart du temps n’ont
survécu que des mots gaulois désignant ce qui ne se
vendait pas. Ainsi la ruche est-elle encore un mot issu du
gaulois par le simple fait qu’on ne faisait pas commerce de
cet abri constitué d’écorces, alors que le miel, par essence
destiné à la consommation et à la vente, vient du latin.
Quant aux noms de lieux dont l’origine est gauloise, ils sont
innombrables en France, en raison même de l’implantation
première des Celtes : Lug, dieu des Celtes, a donné Lyon,
Laon, Loudun ; dun, mot correspondant à une colline
fortifiée, a donné Autun, et force noms de villes se
terminant par -dun ; Lutèce mais aussi Paris sont tous deux
d’origine gauloise. Lutèce représente en fait la contraction
de Lucotecia, construit probablement sur le mot celtique
luco, un marais, puis au IVe siècle ce fut Lutetia apud
Parisios, c’est-à-dire « Lutèce auprès du peuple des Parisii
», et c’est le nom de ce peuple qui fut retenu. Ce nom
même venait sans doute aussi du gaulois pario, le
chaudron, les Parisii désignant alors un peuple attaché au
mythe sacré du chaudron, symbole de la survie dans l’au-
delà.

My car et le crumpet sont celtiques…

Il en va autrement de l’Angleterre où, en réalité, très


peu de mots celtiques sont restés dans la langue qui allait
naître avec l’arrivée des Germains, et s’enrichir avec celle
des Normands parlant le français. On peut néanmoins en
citer quelques-uns, avec prudence car en cette matière les
avis sont souvent divergents et restent parfois
hypothétiques. Indiscutable demeure cependant le car
anglais, la voiture, avec une belle convergence celtique
entre le breton karr, le cornique et gallois car, le gaulois
carros, ce dernier passant en latin carrus pour aboutir à
toute une série construite en commençant avec le char,
puis le chariot, la charrette, la charrue, etc. Quant au
véhicule collectif appelé « car » en français, il n’est
évidemment pas arrivé en ligne directe du gaulois : il s’agit
comme on le devine de l’abréviation d’« autocar », laquelle
date de 1928. Ce mot avait été emprunté à l’anglais en
1895. Quoi qu’il en soit, il s’agit bien d’un terme construit à
partir de la souche celtique.
Repérons aussi le mot crag, issu du celtique krag, qu’on
retrouve en breton et qui désigne en anglais un rocher
escarpé, d’où le cragsman, le dénicheur d’œufs sur les
quelques falaises escarpées de l’Angleterre. On pourrait
aussi citer le mot brock, de même sens que son étymon
celtique désignant le blaireau. Par analogie avec les bandes
noires que porte ce plantigrade sur son museau blanc, à la
manière d’un masque de cambrioleur, il a pris en anglais le
sens figuré d’un individu louche, souvent assorti de
l’adjectif stinking, puant, qui en renforce le caractère
péjoratif. Citons également le mot crumpet, petite crêpe
moelleuse et épaisse, mot d’origine celtique et retrouvé
dans le breton krampoez. Là aussi naquit un sens
métaphorique en tant que synonyme déplaisant pouvant
être équivalent au français « pépée ». Beaucoup plus
connu, parce qu’associé à bien des noms de lieux ou de
personnes, vient également du celtique, précisément du
gaélique, le mot anglais glen désignant une vallée étroite,
une gorge. Dans le même registre géographique, il faut
citer coomb ou combe, une vallée profonde sur le flanc
d’une colline, issu du celtique kumbos. On pourrait aussi
mettre en avant le mot gull, la mouette, dont on peut
relever les autres résonances celtiques avec le cornique
guilan et le breton gwelan, le mot français « goéland » qui
en est issu étant attesté en 1494. Parmi les termes d’usage
fréquent, serait peut-être à rattacher aussi au celtique,
sans certitude absolue, le mot anglais désignant le
pantalon, trousers. Enfin, pour clore cette courte liste
illustrant l’influence du celtique sur la langue anglaise,
signalons un mot qui a fait carrière internationale, le «
slogan », d’abord un cri de guerre issu du gaélique sluagh-
ghaim. Ce terme qui prit un sens métaphorique en 1704
correspondait au tout départ au celtique slough, désignant
l’aide apportée à quelqu’un.
S’agissant des mots anglais issus du celtique, on n’inclut
pas ici ceux qui en réalité correspondent aux mots français
adoptés après le Xe siècle, eux-mêmes issus du gaulois,
comme l’anglais cream, issu de la crème française, elle-
même rattachée à un lointain gaulois en passant par le
latin crama. Il en va de même de l’anglais quay issu du
vieux français normano-picard cai qui donnerait chai en
ancien français et « quai » en français moderne, toutes ces
formes étant issues du gaulois initial caio.
Un mot d’origine celtique peut voyager du continent à
l’Angleterre et y revenir métamorphosé, ainsi en est-il du
mot « budget » tout d’abord emprunté à l’ancien français
bougette, ce dernier étant de fait déjà issu du gaulois
bulga, un sac. Ce budget anglais, en désignant
progressivement un sac contenant monnaie sonnante et
trébuchante, aboutirait au sens moderne du budget en tant
que l’« état des finances » via un cérémonial anglais datant
de 1733. La tradition anglaise voulait en effet que le
Chancelier de l’échiquier présentât l’état annuel des
dépenses et des recettes publiques en déclarant d’entrée
de séance qu’il ouvrait ledit sac, to open the budget. Ce
mot nous reviendrait alors en 1768 comme un emprunt fait
à l’anglais pour désigner leur pratique particulière mais
aussi cet état des finances anglaises. L’histoire du mot
n’échappait pas à tout le monde. Par exemple, en l’an VI, le
10 messidor, autrement dit le 28 juin 1798, on lira dans La
Clef du Cabinet des souverains, journal né en janvier 1797
et fondé par Charles-Joseph Panckoucke, ce propos
surprenant qui montre à quel point on peut oublier
l’impression initiale propre à tel ou tel emprunt lorsqu’il
s’implante durablement dans la langue : « Ceux de nos
représentants qui se servent du mot anglais budget […]
ignorent sans doute qu’il ne signifie autre chose qu’une
bougette, une poche de cuir, un sac, une escarcelle. Quelle
barbarie ! L’escarcelle de la grande nation, pour ses
dépenses de l’an VII… » On ne comprend mieux l’allusion
péjorative à l’escarcelle qu’en se souvenant qu’il s’agit
d’une bourse attachée à la ceinture, très en usage au XVIe
siècle. En rien un trésor consistant et bien protégé.
Qu’importe, le budget resterait une affaire sérieuse : le sac
gaulois est en définitive une valeur sûre !

L’obscure Tamise et Douvres gauloise ?


Quant aux noms de lieux, bien que moins représentés à
cet égard qu’en France, ils sont aussi marqués çà et là par
leur origine celtique, notamment les rivières. Par exemple
et pour n’en citer que quelques-unes, s’impose d’évoquer la
Tamise, Thames, du celtique temessa, désignant ce qui est
sombre, à rapprocher du sanskrit tamas, synonyme
d’obscurité, de ténèbres. On pourrait aussi signaler parmi
les rivières importantes le troisième fleuve d’Écosse, la
Tweed, qui fait frontière avec l’Angleterre du Nord et
pourrait avoir une origine celtique synonyme de puissance.
Au sud-ouest de l’Angleterre coule aussi l’Axe, d’un
celtique exprimant sans doute l’abondance en poissons, lié
à la racine iska, l’eau.
Internationalement connu en raison du fait qu’il irrigue
Stratford-upon-Avon, village natal de Shakespeare, l’Avon
tire probablement son nom du celtique abona, le cours
d’eau. Quant au Trent, troisième fleuve d’Angleterre et
démarquant le nord du pays, d’où l’expression britannique
« être né au nord du Trent » signalant qu’on est originaire
du Nord, son nom est issu d’un mot celtique signifiant «
chemin inondé » et en définitive « écoulement puissant ».
Enfin, le celtique iska, eau, est à l’origine de l’Exe, d’où, à
son embouchure et dans le Devon, la ville d’Exeter. Et
puisqu’il est question du Devon, on peut rappeler que
justement son nom provient d’un celte très ancien, dubnos,
désignant la profondeur, en probable référence aux lieux
d’habitation nichés dans les vallées profondes.
De son côté, l’île de Wight, située sur la Manche et à
moins de cinq kilomètres de la côte anglaise, porte un nom
lui-même aussi d’origine celtique. Si les Romains ont
traduit l’anglo-saxon wiht par « Vectis », « levier », «
verrou », il s’agissait en réalité d’un mot issu du celtique
ynys, désignant une division en deux bras en fonction du
détroit de Solent, séparant l’île des côtes anglaises. Le fait
que la reine Victoria s’y éteindra ajoutera à la notoriété de
l’île. Enfin, dès 1968, des festivals pop feront connaître
internationalement l’île aux jeunes générations. On se
souvient par exemple, en 1969, du succès de la chanson de
Michel Delpech, Wight is Wight. Voilà comment un mot
celtique, désignant un lieu, reste en mémoire plus de
quatre mille ans après son usage linguistique premier.
Quant à Douvres, juste en face de Boulogne-sur-Mer,
l’origine en est également celtique, fondée sur le nom de la
rivière irriguant la ville, signifiant les « eaux ».
On pourrait sans difficultés poursuivre ce voyage
celtique insulaire, entre terres, rivières et mers, justifiant
la présence des Celtes avant celle des Germains en Grande-
Bretagne, mais quelque exhaustivité que l’on mette en
œuvre, on resterait toujours très loin des proportions
qu’offrent les toponymes, les noms de lieux, français.

PEU DE LATIN EN ANGLAIS, MAIS PUR !


Certes, au nord de l’Angleterre, le mur de l’empereur
Hadrien en fait foi, la conquête romaine de la Grande-
Bretagne n’est pas un vain mot. Si Jules César échoua dans
une véritable conquête de l’île, ne réussissant qu’à
instaurer quelques relations commerciales, l’empereur
Claude eut plus de succès. Au cours du Ier siècle, il put en
effet y faire pénétrer ses troupes et agrandir ainsi l’Empire
romain. Partant tout d’abord de Boulogne-sur-Mer en 43
après Jésus-Christ, l’armée romaine s’empara de tout le
sud-est de l’île pour conquérir peu à peu une grande partie
du territoire, sans cependant pouvoir dépasser à terme le
mur que fit édifier l’empereur Hadrien, marquant concrète
ment la frontière nord de l’Empire romain. Cette
fortification longue de 117 kilomètres, construite entre 122
et 127 et traversant le nord du pays de la mer d’Irlande à
l’embouchure du fleuve Tyne sur la mer du Nord, était
censée protéger les provinces romaines des attaques des
barbares du nord. Quant au mur d’Antonin construit en 140
plus au nord et en territoire écossais, il ne put être
maintenu et de fait, l’influence romaine sur la langue
anglaise ne fut pas déterminante comme ce fut le cas pour
la Gaule, profondément marquée par la civilisation
romaine.
Réduite aux villes et à la région londonienne, l’influence
romaine ne prit pas le dessus sur le celte, même si par
exemple dans les noms de lieux, tous les noms des villes
s’achevant par -chester, -caster ou -cester, comme
Winchester, Lancaster ou Gloucester, portent la trace
latine de l’ancien camp militaire romain castra.
Sujet d’étonnement habituel cependant, dans la langue
elle-même, et ce bien davantage qu’en langue française,
ont été conservées à travers siècles des formules latines
intactes. Les abréviations sont par exemple là pour
rappeler combien ces locutions latines sont courantes en
anglais alors qu’en français elles dénotent une culture
savante, parfois pédante. Retenons i. e. pour id est, que
nous traduisons plutôt par « c’est-à-dire », a. m. et p. m.
pour ante et post meridiem, A. D. pour anno Domini,
l’année du Seigneur, QED, pour quod erat demonstratum,
que nous traduisons par « CQFD », ce qu’il fallait
démontrer, autant de formules latines totalement
abandonnées en fran çais, ou traduites, alors qu’elles
restent de plein usage en anglais.
De même, dans le vocabulaire courant, des mots latins
persistent tels quels alors qu’ils sont complètement oubliés
en français. Ainsi, un Anglais utilisera sans hésiter le mot
latin acumen pour évoquer l’expertise, la perspicacité, le
business acumen étant le sens des affaires et le political
acumen, le flair politique. Le latin omen, le présage, est
aussi d’usage courant en anglais, s’illustrant avec le good
omen ou le bad omen, bon ou mauvais présage. Au reste, la
majorité des Britanniques ne perçoivent pas qu’on est en
présence d’un emprunt latin de très longue date. De la
même manière, les Anglais sont passés au new millenium
quand nous évoquons le nouveau millénaire, un per diem
pour une indemnité journalière. Et si nous utilisons les
mots millenium et per diem, il s’agit en fait d’emprunts au
latin via l’anglais. Genius, museum, delirium, dilemna, data,
tels quels en anglais, ont été adaptés en français : génie,
musée, délire, dilemme, donnée… Au pays de l’Habeas
Corpus, la reine Elizabeth II peut évoquer pour 1992
l’annus horribilis… La Rome antique ou l’Europe
chrétienne s’exprimant en latin vit encore çà et là de
manière intacte dans l’anglais du XXe siècle.
3

Un socle germanique :
d’une cousine germaine,
de gueteskakiskof sur le Sébastopol
et de la traduction de la country…

« Je me dis aussi qu’un peu plus loin, la vraie vieille


Angleterre, celle d’avant Guillaume le Conquérant, est
visible, palpable dans l’église Saint-Benoît, bâtie pour
les habitants du vieux bourg anglo-saxon. Je crois
entendre sous sa tour leur parler sonore et
germanique. »
Michael Edwards,
Dialogues singuliers sur la langue française, 2016.

Quel rapport ente les invasions germaniques et la


country, d’origine française ? Est-ce une affaire de
traduction? À suivre.
LES INVASIONS GERMANIQUES ET LA
COUSINE GERMAINE

La langue française représente une langue italique,


romane, c’est-à-dire très largement influencée par le latin,
mais c’est un fait, l’anglais et l’allemand sont aux yeux des
étymologistes des cousines germaniques. Ne pas lire «
cousines germaines ». Voilà qui mérite explications,
l’allemand, l’anglais et le français étant, comme on l’a déjà
évoqué, filles de la même famille indo-européenne.
En fait, il faut tout d’abord rappeler que dès 750 avant
Jésus-Christ exista ce qu’on a pu appeler le
protogermanique – proto signifiant « primitif » en grec –,
entendons une langue germanique issue de l’indo-européen
en usage au nord et à l’est de la Gaule. Cette langue avec
ses variantes correspondait à des peuples que les Romains
nommèrent les Germains, en reprenant vraisemblablement
le mot que les Gaulois donnaient à leurs voisins
septentrionaux, à partir du celtique gair, voisin, et maon,
man, peuple. Comme on le sait, ces peuples germaniques
eurent raison des Romains et de leur empire, envahissant
de manière décisive au Ve siècle d’un côté la Grande-
Bretagne, de l’autre notamment ce qui allait devenir la
France.
Avant même d’examiner l’influence distincte de ces
invasions sur la langue anglaise et sur la langue française,
je repense à ma grand-mère… Je suis en effet maintenant
en mesure de répondre à une question qu’elle me posait de
temps à autre lorsque j’avais douze ans : « Pourquoi min
p’tit fieu, ma cousine Lucienne est ma cousine germaine » ?
Sous-entendu : est-ce en lien avec les Germains pour
lesquels elle avait la dent dure : n’étaient-ils pas
indirectement responsables des bombardements ayant
détruit le port de Boulogne-sur-Mer et justement son café ?
Il me fallut attendre l’âge de la consultation des
dictionnaires étymologiques pour lui répondre. En fait, on a
affaire à deux mots différents, deux homonymes : l’adjectif
« germain » qui désigne des relations de parenté n’est
effectivement en rien de même étymologie que celle propre
aux Germains de la Germanie, région historique de
l’Europe qu’ils occupèrent sous l’Antiquité. Évoquer
familialement ses cousins germains, c’est en réalité faire
étymologiquement référence au latin germen, germanus,
signifiant proprement qui est du même germe, du même
sang. Aucun rapport donc avec le peuple voisin.
Que l’anglais soit une langue germanique et non une
langue italique tient au simple fait que l’île a été
profondément influencée par les invasions germaniques du
Ve siècle, lesquelles ont offert le socle linguistique essentiel
sur lequel la langue anglaise s’est forgée. Au demeurant,
comme nous l’avons déjà constaté, la désignation même du
pays, Angleterre, et de la langue anglaise tient aux Angles
qui participèrent à l’invasion de l’île Britannique au milieu
du Ve siècle, en partant des confins du Danemark et de
l’Allemagne du Nord.
Les Angles, les Saxons, les Jutes et les Frisons, au reste
globalement confondus dans un seul mot, les « Angles », au
moment de leur pénétration sur l’île, ont de manière
progressive germanisé durablement l’île Britannique,
contrairement aux quelques incursions sporadiques
précédant le Ve siècle. De fait, les Romains ne pouvaient
déjà plus maintenir leur présence sur l’île et durent en
abandonner la domination. Et contrairement à la Gaule
profondément romanisée, le latin n’ayant que très peu
influencé la langue du peuple, la langue germanique
s’installa d’emblée sur un substrat celtique. L’invasion se fit
notamment au sud et à l’est, contraignant ainsi les Celtes à
se réfugier d’une part au nord, en Écosse et en Irlande et
d’autre part à l’ouest en Pays de Galles et en Cornouailles.
Ce mélange d’un peu de celte, de vraiment très peu de latin
et de beaucoup de langue germanique aboutirait au vieil
anglais, avec ses variantes régionales.

« BARBARES » OU « FRANCS » ?
De son côté, la Gaule romanisée et latinisée subissait
également les invasions germaniques et on doit même le
nom de notre pays à un peuple germanique, les Francs. Ce
fut en 406 qu’un flux considérable de Germains déferla sur
la Gaule et plus largement en Europe. Quelques mots
témoignent d’ailleurs de la représentation sans
ménagement des barbares investissant ainsi l’Empire
romain.

Barbare : c’est l’autre…


De fait, cet adjectif peu amène aisément repris en
substantif, « barbare », ne manque pas d’illustrer un
concept marquant issu du grec. Pour les Grecs, le mot
barbaros désignait en effet toute personne étrangère à leur
civilisation, à commencer d’ailleurs par les Romains eux-
mêmes assimilés aux barbares guerriers. Or, la civilisation
romaine l’emportant sur une grande partie du bassin
méditerranéen et de l’Europe, les Romains reprirent à leur
tour et ce concept et le mot qu’ils latinisèrent, barbarus,
pour l’assimiler à tous les peuples étrangers entourant
l’empire. Et bientôt le cernant.
En priorité furent ainsi qualifiés de « barbares » les
peuples germaniques qui dans leurs conquêtes guerrières
laissèrent effectivement quelques traces lexicales peu
recommandables. Citons les Vandales qui dévastèrent la
Gaule mais aussi l’Espagne du Sud et l’Afrique du Nord, et
devinrent en langue française, en abandonnant la
majuscule, synonymes de « destructeurs brutaux et
ignorants ». Il en va de même des Ostrogoths, une
confédération majoritairement germanique venue de l’est –
os(t) en germanique –, qui dans l’usage donnèrent
également naissance au XVIIe siècle à l’ostrogoth en tant
que malappris ignorant et, qui plus est, bourru.

« Francs » : d’où tirez-vous votre nom ?


Cependant, la violence de la conquête s’apaisant avec la
sédentarisation et la domination de la Gaule romaine, ce fut
avec un sens politique certain que les Francs prirent le
pouvoir en s’arrogeant sans hésiter une origine valorisante.
En somme, ce fut une des toutes premières efficaces mises
en récit de notre histoire de France – ce que les Anglais
appellent une storytelling. Furent en effet évoqués et
invoqués d’un côté l’illustre cité de Troie offrant pour
ancêtre un parent du roi Priam, Francion, et de l’autre les
fiers Sicambres issus d’un royaume mythique sur les rives
du Danube. Cela étant, même s’il s’agit d’une légende sans
fondement, elle eut si on ose dire un franc succès au point
qu’on prêta, a posteriori et sans la moindre once
d’authenticité, la célèbre formule « courbe la tête, fier
Sicambre » à l’évêque saint Rémi baptisant Clovis, notre
premier roi de France, un Franc, germanique.
Quant à l’origine de ce mot germanique, « Franc », qui à
la fin du VIe siècle en vint par glissement de sens à désigner
aussi un homme libre puis une qualité fondée sur la liberté
de penser, ouvertement, sans dissimulation, son origine
demeure discutée. Jadis, on faisait remonter ce mot au
verbe latin frangere, briser, peu flatteur à dire vrai. On
penche cependant aujourd’hui plutôt pour le germanique
commun, franko, javelot, lance, qu’on retrouve dans le vieil
anglais franca, en écho aux Saxons qui doivent leur nom à
la saxe, une autre arme, en l’occurrence une épée
relativement courte. À moins que ce ne soit l’adjectif
frakaz, auda cieux, effronté, hardi, que l’on retrouverait
aussi dans le vieil anglais fraec. Casseur, porteur de lance
ou audacieux, ce sont là autant d’adjectifs démarquant une
forme de puissance.
Ainsi, au Ve siècle se dessinait de chaque côté de la
Manche une domination germanique sans partage avec
cependant une grande différence en termes linguistiques,
les Germains imposant en quelque sorte leur système
linguistique sur l’île pendant qu’en France, si les Germains
prenaient assurément le pouvoir, leur langue se fondait
rapidement dans le parler gallo-roman en n’y laissant que
quelques traces, un peu plus de mille mots aujourd’hui.

Des serments, un Saint Empire,


et la plus germanique des langues
romanes
Un substrat gaulois réduit au fil des siècles à un peu
plus d’une centaine de mots encore en usage, un grand
nombre de termes issus du latin parlé, et un peu plus de
mille vocables germaniques, voilà qui, en 842, se
concrétiserait sur le continent par la trace du plus ancien
français écrit, les célèbres Serments de Strasbourg passés
entre deux petits-fils de Charlemagne, Charles le Chauve et
Louis le Germanique, contractant alliance militaire pour
juguler les ambitions démesurées d’un troisième petit-fils,
Lothaire. L’année suivante avait lieu le partage de Verdun,
correspondant donc à la répartition des territoires de
l’empire de Charlemagne entre les trois prétendants, aux
conséquences essentielles pour toute l’Europe. Serait en
effet concédé à Lothaire un territoire prestigieux constitué
d’une bande assez étroite englobant Aix-la-Chapelle et
Rome, deux villes de haute valeur symbolique. Mais il
serait en somme surveillé à l’est par Louis le Germanique
disposant de vastes territoires, et pris facilement entre
deux feux, puisqu’à l’ouest, les territoires correspondant à
une grande partie de la France actuelle étaient attribués à
Charles le Chauve.
Le destin fut bénéfique à la France dans la mesure où
les héritiers successifs ne furent pas en situation de
nouveaux partages, facilitant l’implantation de plus en plus
ferme d’un seul État et de la langue française, alors qu’à
l’est, à la suite de Lothaire et de Louis le Germanique se
multiplieraient les partages aboutissant à une mosaïque
d’États, un temps confédérés par le Saint Empire romain
germanique. D’une certaine manière et en extrapolant, la
guerre de 1870 entre la France et la Prusse se révèle
encore l’héritière de cet émiettement germanique,
Bismarck tentant effectivement de rassembler sous sa
houlette les entités germaniques, qui seraient de nouveau
mises à l’épreuve avec le mur de Berlin.
À mieux y regarder, la France de langue romane se
trouve sans conteste à l’est, au nord et à l’ouest, bordée
par des pays de langue germanique, une langue qui, sans
briser la nature romane du français, y a néanmoins exercé
une influence nettement perceptible. D’où cette réputation
qu’a l’Hexagone de représenter la plus germanique des
langues romanes…

« GUETESKAKISKOF » ?
Le second fils de ma grand-mère, donc mon oncle,
devenu directeur d’école, avait un talent extraordinaire
pour raconter des histoires. On pouvait envier ses élèves,
mais aussi son neveu, tout ouïe dès qu’il se lançait dans des
narrations où le patois boulonnais prenait le dessus. Et cela
avec une résonance dont je n’imaginais pas alors qu’elle
illustrerait l’un des aspects de notre langue dans ses
composantes, germanique.
Ainsi, je me souviens parfaitement de cette histoire qu’il
racontait avec l’accent idoine, et qui mettait en scène
Batisse et Zabelle, le couple symbolique particulièrement
cher au cœur de tous les Boulonnais au point de disposer
de leurs figurines géantes portées en procession depuis
1923. Batisse, c’est-à-dire Baptiste selon la prononciation
populaire à Boulogne-sur-Mer, incarnant le pêcheur
traditionnel dans son costume, casquette, vareuse et
foulard noué autour du cou, et Zabelle, comprenons
Isabelle, portant robe noire et châle blanc, se rendent à
Paris par le train pour un mariage. Certes, en sortant de la
gare du Nord, Batisse n’a pas sur l’épaule le traditionnel
filet de pêche et la blonde Zabelle n’arbore pas la coiffe
rayonnante de dentelle blanche des grandes occasions,
cependant ils ont belle allure. Les voilà descendant le
boulevard Sébastopol. On est le 7 octobre 1896 – bien des
histoires font fi d’une chronologie exacte, la légende de
Batisse et Zabelle n’étant pas, de fait, encore née… – et
Paris reçoit le tsar de Russie Nicolas II et la tsarine, pour
inaugurer le pont Alexandre-III. Leur popularité est
d’autant plus forte qu’un jour de congé scolaire a même été
décrété la veille. Tout Paris est admiratif de la Russie. Cela
ne touche pas vraiment Batisse et Zabelle qui se fraient un
chemin sur le large trottoir très fréquenté. Soudain Batisse,
homme simple et joyeux, aperçoit un chat se chauffant au
soleil derrière une vitrine. Il se tourne alors vers Zabelle,
un peu éloignée en arrière, noyée dans les nombreux
passants, et il lui dit d’une voix forte pour passer par-
dessus le bruit de la foule : « Guette c’ka qui s’cauffe »,
autrement dit : « Guette ce chat qui se chauffe », ce qui
donne phonétiquement aux oreilles des passants parisiens
Gueteskakiskof, immédiatement perçu comme un mot
russe… Des Russes ? Quelle chance ! Et toute la foule de
s’écrier vigoureusement en regardant admirativement
Batisse et Zabelle assimilés à de purs produits des steppes
: « Vive la Russie ! Vive la Russie ! » Ce qui laisse Batisse et
Zabelle dans la plus grande perplexité…
En quoi cette histoire illustre-t-elle l’influence
germanique sur la langue française ? Parce qu’elle repose
sur l’arrêt dans le nord de la France, ici en Picardie, de la
palatalisation propre à l’évolution de la langue française
pour certaines consonnes latines. La palatalisation consiste
en effet à reporter l’articulation d’un son dans la région
antérieure du palais ; de façon plus crue, avant 1890, date
de naissance du mot « palatalisation », on évoquait avec
plus de transparence le « mouillement » d’une consonne.
Ainsi, l’une des palatalisations marquantes est celle qui a
transformé les mots latins commençant par le son k pour
donner en français des mots commençant par le son ch,
comme le latin capellus, aboutissant à chapeau, ou cattus
donnant chat, ou encore calefare se métamorphosant en
chauffer. De fait, en phonétique historique, on rappelle que
devant la voyelle a, le son latin initial k a lentement évolué
vers ce phonème dont nous rendons compte en associant
deux lettres, en l’occurrence presque toujours ch. Cette
évolution peut paraître curieuse, sauf si on se souvient que
souvent k a donné le son ks, lequel a abouti presque
spontanément à ch, moins fatiguant à prononcer. Alors
pourquoi les Boulonnais Batisse et Zabelle sont-ils
concernés ? On le constate, la palatalisation n’est pas faite
ici pour nombre de mots. Contrairement au reste de la
France, le processus en a été vraisemblablement arrêté
sous l’influence germanique, épargnant donc le Nord et la
Normandie, avant la normalisation du français. C’est ainsi
que mon grand-père était fils de carron, le charron, qui
fabriquait des carrettes, et que c’est lui qui allait querre,
chercher, du carbon à la cave pour être grandmin cauffés.

D’UNE INVASION LEXICALE EN


ANGLETERRE ET D’UNE IMPRÉGNATION
EN FRANCE

Lorsque les Angles colonisèrent l’Angleterre, leur


langue germanique prit indéniablement le dessus sur les
langues celtiques qui y régnaient, alors que du côté des
Gallo-Romains le mélange de gaulois et de force mots latins
résista bien davantage au point que la langue germanique
ne constitua à terme qu’une composante minoritaire et de
loin par rapport aux mots d’origine latine.

Une comparaison révélatrice


Il suffit pour des réalités fortes de l’existence de
comparer le mot anglais et le mot français y correspondant
pour percevoir à quel point, d’un côté, c’est l’influence
germanique qui a prévalu, et de l’autre, l’influence latine.
En prenant ainsi en compte d’une part les mots issus du
protogermanique pour l’anglais et de l’autre, ceux issus du
latin pour le français, les comparaisons sont éloquentes. Et
par exemple, pour le corps, si en français ce sont entre
autres la main, le doigt, le pied, le cœur, le dos, le bras, la
cuisse, le genou, la bouche, la langue, l’œil, le nez, la dent,
l’os, tous mots issus du latin qui perdurent, ce seront en
revanche des mots d’origine germanique qui se fixeront en
langue anglaise, hand, finger, foot, heart, back, arm, thigh,
knee, mouth, tongue, eye, nose, tooth, bone. On allait
oublier le plus important : head, la tête. Et, de même
caractère essentiel, pendant qu’en France l’on boit, mange,
marche, s’assoit, se lève, parle, lit, écrit et dort, réalités
fondamentales s’il en est, en langue anglaise s’imposent
des verbes d’origine germanique, to drink et to eat, to
walk, to sit, to stand, to speak, to read, to write, to sleep.
C’est même parfois toute une série qui d’un côté est
d’origine latine et de l’autre germanique : premier, deux,
trois, quatre, cinq, sept, huit, neuf, dix, onze, douze auront
pour correspondants d’origine germanique first, two, three,
four, five, seven, eight, nine, ten, eleven, twelve…

Un solide héritage germanique pour


l’anglais
En réalité, l’héritage germanique en langue anglaise est
si intense que cette dernière représente pour tous une
langue germanique par excellence, et le relevé thématique
des mots y faisant écho souligne aussi indirectement les
caractéristiques historiques et civilisationnelles de la
Grande-Bretagne. Ainsi, l’insularité britannique, qui
détermine une forte activité liée à la mer, se retrouve dans
des vocables qui restent proches dans les deux langues que
sont l’allemand et l’anglais, quand le français maintient au
contraire un mot issu du latin. Et par exemple, si un
barrage se traduit par a dam en anglais, Damm en
allemand, le reflux et la marée deviennent ebb et tide en
anglais tout comme Ebbe et Tide, en allemand. La falaise se
dit cliff en anglais, Klippe en allemand ; la mer, sea en
anglais et See en allemand ; une voile, a sail en anglais et
Segel en allemand ; nager, to swim en anglais, schwimmen
en allemand ; la rive, a strand en anglais comme en
allemand, la tempête, a storm en anglais et Sturm en
allemand. Enfin, en bénéficiant d’une carrière
internationale, l’anglais d’origine germanique net, proche
de l’allemand Netz, reste de préférence latine un filet ou un
réseau, en français.
En vérité, on n’en finirait pas d’énumérer des mots
anglais illustrant les entités premières en partant du
germanique. Par exemple, pour la répartition du temps, aux
vocables français issus du latin, le jour, la nuit, la semaine,
le mois, l’été, l’hiver, accompagnés des adjectifs nouveau et
ancien, font écho en anglais les mots d’origine germanique
day, night, week, month, summer, winter, new, old. Ou
encore, dans leur ruralité quotidienne, s’imposent en
français issu du latin force noms d’animaux, comme le
bœuf, la vache, le veau, l’agneau, le cheval, le poisson, le
corbeau, l’oie, l’abeille et son miel, sans oublier la souris,
tous en droite ligne du latin, pendant que se dressent les
mots anglais issus du germanique : ox, cow, calf, lamb,
horse, fish, raven, goose, bee, honey, mouse. Et, dans le
cadre des domaines où s’exerce volontiers un certain
chauvinisme, on ne manque jamais alors d’évoquer la
gastronomie française et son influence notable sur
l’anglais. Et ce n’est pas ma grand-mère qui m’aurait
démenti, malgré le pudding. En effet, point d’ox sur sa
table, réservé qu’il est au pré, mais du beef, mot d’origine
française, et pas plus de calf ne quittant pas les champs,
mais du veal, où l’on reconnaît le français veau, au creux de
l’assiette. Quant au mouton, qui pour sa part ne vient pas
du latin mais du gaulois multo, dans l’assiette britannique il
se dira, cela va sans dire, mutton. D’ailleurs, a sheep, le
mouton sur pattes, n’entrerait pas dans l’assiette.

Une influence moindre mais réelle pour


le français
Si la langue germanique a donc indubitablement
constitué le socle fondateur de la langue anglaise, les
invasions germaniques ont tout de même aussi, certes dans
une mesure infiniment plus modeste et dans des domaines
bien circonscrits, influencé notre langue. On n’oublie pas
par ailleurs que ces invasions se sont conclues par le nom
que porte notre pays, et notre premier roi, un Franc :
Clovis. Et si sur les noms ordinaires de la langue française,
l’influence fut limitée, nos prénoms et noms de famille
témoignent plus souvent qu’on ne l’imagine de l’influence
germanique. Traditionnellement, on distingue trois
catégories de mots issus du germanique en français. Tout
d’abord ceux remontant aux premières colonisations, au
cours des IIIe et IVe siècles, qui ont plus particulièrement
touché la Lorraine et la Picardie. Puis, en deuxième lieu, en
descendant jusqu’à la Loire, on relève les emprunts
relevant de la forte colonisation pendant la période
mérovingienne, du Ve au VIIIe siècle. Enfin, dès le IXe siècle,
au sud de la Loire, l’influence germanique se fit sentir sur
la langue française en pénétrant par l’intermédiaire du
latin carolingien, et en l’occurrence ces derniers mots
s’installèrent plus largement dans presque toutes les
langues romanes.

Aux armes…

Dans la mesure où les invasions sont rarement fondées


sur la conquête sans combats meurtriers et marquants, on
ne s’étonnera pas qu’une première imprégnation durable
ait eu lieu dans le domaine de la guerre, le mot « guerre »
étant lui-même d’origine germanique. Parmi les premiers
termes se fixant dans la langue française à cet égard,
émerge le vocable « artillerie », issu du germanique,
s’illustrant copieusement avec l’arquebuse et la hallebarde,
l’épieu, le heaume, le haubert, la cotte de mailles, le
baudrier soutenant l’épée, la hache, le fourreau, la hampe
pour la hallebarde, le crampon, le brandon qui mettra le
feu… Pareil vocabulaire n’est pas totalement rassurant.
Encore faudrait-il y ajouter d’autres mots reflétant
aujourd’hui un passé révolu comme le reître, le cavalier
allemand, ou, totalement disparu de nos dictionnaires,
comme le brant, la lourde épée étincelante tenue à la main,
apparentée au Brand, le feu en allemand. Ou bien aussi la
brogne, c’est-à-dire la cotte de mailles. De fait, force autres
vocables avaient cours, mais en étant reliés à un armement
qui allait sombrer avec les modifications de la guerre, ils
rejoindraient vite ceux d’hier, sans lendemain, disparus
avec la chose.
Relevant aussi de l’activité guerrière, quelques verbes
ont fait souche comme guetter, attaquer, bouter, esquiver,
estoquer, déguerpir, éclater, déchirer, effrayer, broyer,
taper, ratiboiser, galoper, gagner, épier, dérober et, lié à
cette dernière action, le substantif butin. Si on y ajoute la
balafre et l’estrapade, on ne sent pas vraiment dans le
champ lexical de la tendresse. Et en temps de
germanophobie, notamment pendant l’entre-deux-guerres,
en ne se souvenant que de ces mots, il a été facile
d’entretenir le mythe de la brutalité germanique, auquel
même de grands étymologistes comme Albert Dauzat ont
cédé.

Aux assiettes et du côté du pouvoir…

Ce serait oublier tout un vocabulaire dont on peut faire


nos délices, à commencer par les gâteaux, beignets et
gaufres, le flan, la soupe ou le brouet, la chopine, la
boisson servie par un échanson dans un hanap, assis sur un
banc ou un fauteuil, pendant que le souper mijote et qu’on
sort le pain au gruau de la huche, le tout avant de danser
au son de la harpe… Jouer aux quilles, ou avec quelque
balle d’esteuf près de la halle, puis cueillir une grappe de
groseilles dans le jardin protégé par des haies, voilà qui ne
manque pas de charme et permet de s’épanouir…
Le fait même d’avoir pris le pouvoir a également
entraîné l’adoption d’un certain nombre de mots y
correspondant, comme le fief, l’échevin, le maréchal, le
sénéchal, le baron, chacun à son rang, sans oublier le
bedeau, et le héraut d’armes, chargé des proclamations
solennelles et de l’ordonnance des cérémonies dans la salle
d’apparat.

De la géographie, de la flore et de la faune

La géographie est au rendez-vous avec la mare et le


marais, la tourbe et le grès, mais aussi la falaise et l’écume
des flots à ses pieds. Enfin, pour la mention des directions,
en passant de fait par l’anglais, le nord, le sud et l’ouest se
substituent au septentrion, au midi et au couchant ou
ponant. Le bourg, au départ la for teresse, et le hameau
sont là aussi pour déterminer des lieux où ne manquent pas
les maisons de briques, dans le Nord.
À la géographie s’associent la flore et la faune. Par
exemple, le bois de hêtres, les morilles, le houx, la mousse,
le roseau et le cresson, le gazon entouré de troènes, la
touffe d’herbe ou la gerbe de fleurs. Et pour la faune, on
retiendra parmi les oiseaux, l’agace, c’est-à-dire la pie,
l’aigrette, le héron, la chouette, l’épervier, le freux, le
gerfaut, mais aussi l’épeiche, la mésange et la caille. Les
poissons et leurs écailles s’illustrent avec le bar, la brème,
l’esturgeon, le hareng, le marsouin, sans oublier le crabe et
l’écrevisse. Les insectes avec ou sans dard sont aussi
représentés avec le hanneton, la tique, la mite, et le ciron,
minuscule insecte qui servit longtemps d’exemple pour la
petitesse : « Dame fourmi trouva le ciron trop petit, Se
croyant pour elle un colosse », rappelle La Fontaine dans
La Besace. Enfin, les mammifères sont du lot avec le mulot,
la martre, la harde de cerfs, bramant et broutant en
troupeau inoffensif à l’orée du bois. La chasse ne manque
pas à l’appel : la garenne, cet espace boisé ou herbeux
propice aux lapins, mais aussi le leurre en tant que piège,
le chasseur pouvant chevaucher son étalon avec sur la
croupe, déjà accroché, le gibier.

S’habiller à la mode germanique

Le climat septentrional des pays germaniques laisse


aussi quelques traces lexicales : la brouée, le frimas ne
résonnent guère de manière méditerranéenne. Les
vêtements sont au demeurant au diapason et s’installent la
coiffe de feutre, et l’écharpe née d’une large bande
d’étoffe, la moufle et le gant, pour éviter d’avoir les mains
dans les poches, et la housse de protection. Quant à la
robe, elle correspond initialement au premier vêtement
dont on dépouillait quelqu’un, vêtement qu’on dérobait.
Elle deviendra bâtie et pourquoi pas brodée, une belle robe
à guimpes.
Il n’est pas jusqu’à la description du corps qui ne soit
également çà et là marquée par un lexique germanique,
avec par exemple les babines qu’on se lèche, la lippe, mais
aussi la hanche, l’échine, le giron, et hélas la crampe et la
gifle. Attention à ne pas se griffer en se grattant, à ne pas
glisser, tomber, trébucher et heurter quelque morceau de
bois, en somme familièrement prendre une bûche…
Ramper ou grimper, il faut choisir. Rien ne sert de se hâter
ou de trépigner.
Des sentiments et des couleurs

Enfin, pour battre définitivement en brèche – un vocable


germanique également – l’idée fallacieuse d’un héritage
lexical tourné vers la violence, s’impose aussi une palette
de mots propres aux sentiments, comme l’émoi, le soin, la
honte, à côté du fait d’être hardi ou de flatter. Il serait trop
facile de ne retenir que l’orgueil.
On se rappellera aussi que les deux tiers du drapeau
national français, le bleu et le blanc, correspondent à des
noms de couleur issus des langues germaniques, même si
le brun et le gris s’illustreront de manière moins
valorisante au cours de la Seconde Guerre mondiale.

Grammaire et phonétique au rendez-vous

La grammaire bénéficiera par ailleurs de quelques


adverbes comme guère, trop, ce dernier issu en fait de la
notion de troupeau avec l’idée d’un amas pouvant être
indésirable. La place préférentielle donnée à l’adjectif
avant le substantif, proprement germanique et toujours
repérable en anglais, touche visiblement la dénomination
des lieux. Ainsi Neufchâteau et Neufchâtel se situent-ils
dans le nord-est, à la manière de l’anglais Newcastle ou
New York. Et dans le sud-ouest se maintiendront
Châteauneuf ou Castelnaudary, littéralement « château
neuf » de « pierre », (h)arri en basque. Comme en gaulois
et contrairement au latin, le déterminant précède en effet
le déterminé, et voilà qui donne toute la série de noms de
lieux forgés sur le modèle de Romainville ou de Popincourt.
Les tenants de la syntaxe remarquent également l’influence
germanique dans le fait que soit retardée l’évolution de la
phrase vers l’ordre dit logique – sujet, verbe, complément –
en favorisant un temps l’inversion du sujet. Par exemple, «
or suis-je venu » est de facture germanique, et l’inversion
interrogative que nous continuons de pratiquer en style
châtié en garde encore la trace : « Viennent-ils ? »
Notons aussi la réintroduction du h aspiré qui avait
disparu en latin même, à l’époque de Cicéron, et qui fait
son retour encore ressenti sur la côte nor mande et à l’est,
des régions jadis davantage sensibles à l’influence des
langues germaniques. Aussi est-il souvent affirmé qu’en
français moderne, le h initial est aspiré pour les mots
d’origine germanique mais pas pour les termes d’origine
latine. Ainsi ne fait-on pas la liaison avec la syllabe du mot
précédent pour le houx, la honte, la hache, et a-t-on
réintroduit en moyen français la lettre h à l’initiale de
nombreux mots germaniques ayant été latinisés. Quelques
vocables latins, initialement sans h, ont aussi, par calque
avec la langue germanique, repris cette pratique du h
aspiré avec même l’ajout de la consonne distinctive, c’est le
cas du latin altus, devenant sous l’influence germanique
haltus, qui a abouti au français haut. Dans nos
dictionnaires contemporains, les mots dont le h initial est
aspiré sont par convention précédés d’un astérisque : ils
ont pour la plupart une origine germanique. Le paradoxe
est que le h dit aspiré est émis en soufflant de l’air et qu’en
fait, il se dit abusivement lorsque le h installé à l’initiale est
ajouté pour marquer que l’on ne permet pas la liaison. Des
hêtres et des haies, d’origine germanique, se distinguent
des êtres et des ais, d’origine latine. Le terme exact serait
le « coup de glotte démarcatif », définissant l’effort
phonétique qui est produit pour dire « les haumes » sans
faire la liaison avec le s de l’article défini, contrairement à
« des hommes ». On remarquera qu’en Alsace, on garde
très souvent ce coup de glotte en ne pratiquant pas
spontanément la liaison.

Votre nom, votre prénom sont-ils


germaniques ?

Un dernier secteur d’influence est à mettre en relief,


celui de l’anthroponymie, domaine réservé à la constitution
des noms de personnes, où l’influence germanique se fait
toujours ressentir. De fait, après la conversion des Francs
mais aussi d’autres peuples germaniques au christianisme,
les noms valorisants des guerriers, nouveaux conquérants,
devinrent des noms de baptême, et fut oubliée au passage
leur signification que seuls les locuteurs de langue
germanique pouvaient encore percevoir. Ainsi fleurirent les
Gérard, Gautier, Lambert, Louis, Renaud, Maury, Seguin,
Richard, Robert, et une vingtaine d’autres, représentant
autant de noms très présents dans nos prénoms comme
dans nos patronymes.
Qu’il s’agisse des Wisigoths, dans le sud-ouest, refoulés
ensuite par les Francs au nord de l’Espagne, ou des
Burgondes installés en Savoie et dans la vallée du Rhône,
ou bien des Alamans occupant l’Alsace, ou encore et
surtout en dernier lieu des Francs prenant donc en main
les rênes de ce qui fut la Gaule, leur dénomination repose
sur un principe simple : le choix d’un surnom dit qualitatif,
donné grâce à l’association de deux syllabes ou de deux
mots de forte valeur symbolique. Parmi les exemples les
plus connus, voici Gérard, associant ger, la lance, et hart,
hard, dur, fort, en somme « lance dure, inflexible ». De
même nature, associé à la racine germanique hard, hart, on
retiendra Richard, de rik, roi, donc « roi puissant »,
Bernard, de ber, bern, ours, et voici « ours fort, hardi ».
Pendant que Godard, surnom composé à partir de got, god,
signifiera « dieu puissant », et Guichard, à partir de la
racine germanique wig – prononcée gwi, puis gui –
synonyme de combat et de guerre, désignera donc celui qui
est de grande force au combat.
Correspondant à la racine rik, roi, souverain, puissant,
on trouvera aussi nombre de prénoms souvent devenus des
patronymes, comme Henri ou Henry, ici à partir de haim,
signifiant « maison », d’où l’idée de « maison puissante ».
Éric, associé à rik, vient de son côté du mot germain passé
en scandinave aina, signifiant « unique, total », ou de ehre,
honneur, et le surnom composé représente alors la
puissance complète ou l’honneur absolu. De même racine
seconde, Amaury vient de Amalric, à partir d’amal,
désignant le travail, et le surnom désigne alors un puissant
travailleur, à moins qu’il ne vienne de helm, désignant à la
fois la protection et le heaume, et Amalric ou Amaury
s’assimilerait alors à une protection puissante. Dans le
même sillage, on n’oubliera pas Thierry, où se nichent
theud, le peuple, et ric, se faisant ainsi synonyme de «
peuple puissant ».
La liste des prénoms et des patronymes issus du
germanique pourrait être longue, de Arnaud, issu de arn,
l’aigle, et de walden, commander, à Guillaume, dérivé du
mot composé willhelm, will désignant la volonté et helm, le
casque, en passant par Garnier, construit sur warin, la
protection, et hari, l’armée, ou encore Berthelot, associant
berthaut, célèbre, et wald, qui gouverne. Ces noms de
baptême seront si fréquemment choisis par le peuple, pour
conférer à ses enfants un prestige propre aux puissants du
moment, que l’Église s’en alarmera. Constatant par
exemple qu’au Xe siècle régnaient pour ainsi dire en
maîtres absolus ces prénoms d’origine germanique, elle
encouragera ses fidèles à revenir à des prénoms issus de la
Bible. Pour illustrer la notoriété sans équivalent de ces
noms de baptême qui pourront devenir héréditaires à partir
du XIIIe siècle, on utilisait par exemple « guillaume » comme
nom commun désignant diverses choses. En l’occurrence,
un guillaume est resté un type de rabot de menuisier, tout
comme on appelait proverbialement « gros guillaume »,
nous rappelle Furetière en 1690, « le gros pain destiné en
campagne pour la nourriture des valets de cour ». De fait,
les menuisiers et les boulangers appelés Guillaume étaient
légion.

Et nos rois de France ?

Un dernier constat plaisant s’impose : manifestement,


nos rois de France sont majoritairement désignés
étymologiquement sur le mode germanique, qu’il s’agisse
des deux Robert, des deux Chilpéric, des deux Sigebert,
des trois Childéric, des trois Dagobert, des trois Childebert,
des quatre Clovis, des quatre Thierry, des cinq Henri, ou
des dix-sept Louis. Sans oublier Eudes, issu du germanique
odo, la richesse, ou Clodomir, nom construit à partir du
germanique hlod, chlod, exprimant la gloire et mir, mer,
fameux, grand.
Certes, le roi mérovingien Dagobert, dont le nom est
construit avec dago, le jour, et berth, illustre, brillant,
heureux, a marqué l’histoire des petits comme des grands à
travers une chanson répétée de génération en génération.
Une chanson qui au passage a éclipsé le souvenir d’un
règne harmonieux exercé le plus souvent en région
parisienne, là où s’est développé aujourd’hui Clichy, dans
les Hauts-de-Seine. C’est cependant aux Capétiens Louis
que revient la plus grande notoriété et notamment à Louis
XIV. Ce que l’on a oublié, c’est la filiation étymologique
germanique entre Clovis, notre premier roi, et les Louis si
nombreux de la monarchie française. On fait ainsi souvent
la remarque amusante qu’il suffit de supprimer le c initial
de Clovis pour que reste alors lovis, ce qui donne Louis, le
u et le v ayant longtemps été imprimés de la même
manière. C’est assez simpliste mais il n’en reste pas moins
que Louis est bien d’origine germanique et de même pâte
que Clovis. Ce dernier relève en effet des racines hlod,
renommé, illustre, glorieux, et de wig, combat, ce qui
donna Chlodowig déformé en Clovis. Latinisé, Clovis devint
Clodovico, qui fut simplifié en Ludovicus, francisé en
Ludovic puis en Louis.
Au fait, mon grand-père, fils de charron, s’appelait
Louis. Ma grand-mère était tombée amoureuse d’un homme
dont le nom signifiait « illustre, glorieux au combat ». Il est
vrai qu’il reçut une balle dans l’épaule dès les
affrontements initiaux de la Première Guerre mondiale.
LA SURCOMPOSITION GERMANIQUE ET
L’INTRADUISIBLE COUNTRY

L’une des caractéristiques des langues germaniques


demeure leur facilité à forger des mots composés et même,
tant le réflexe néologique est vigoureux, des « surcomposés
». Ce qui reste à expliquer.

Du mot composé au mot le plus long


Un mot composé est un mot constitué de plusieurs mots
qui peuvent être soudés ou figés dans leur suite, ou encore
reliés par des traits d’union. Ce principe de « composition »
est présent dans presque toutes les langues mais il y est
plus ou moins développé. Il existe pleinement dans celles
de la famille indo-européenne, mais c’est de manière
manifeste qu’ils diffèrent dans leur fréquence d’emploi au
moment de l’apparation de nouveaux mots. En
l’occurrence, se distinguent nettement les langues latines
des langues germaniques. Ainsi, pour illustrer ce que
représente la composition, prenons le lexique français,
majoritairement de construction latine. Nous disposons en
effet de mots composés s’offrant de manière variable en
fonction de la présence ou de l’absence d’espaces et de
traits d’union. Dans la mainmise ou maintenant (pendant
que je tiens la main), les mots sont juxtaposés au point de
ne plus percevoir forcément la composition. Dans petit pois
ou pomme de terre, on repère la composition dans la
mesure où rien ne peut être inséré dans les espaces entre
chaque terme. Et dans porte-bonheur, le trait d’union
concrétise la soudure. Enfin, les mots composés français, et
plus largement ceux issus d’une langue latine, sont
rarement constitués de trois mots lexicaux, comme abri-
sous-roche, arrière-grand-mère, cul-de-basse-fosse, entre-
deux-guerres ou à la va-comme-je-te-pousse…
En revanche, les langues germaniques sont enclines à
forger aisément des mots composés et l’allemand
représente même une championne de ce qu’on a appelé la
surcomposition, associant trois, quatre ou cinq mots,
parfois plus, sans hésiter. Les Allemands eux-mêmes en
sont conscients et ironisent volontiers sur le sujet en
évoquant ce qu’ils appellent le Bandwürmer. L’image à
laquelle renvoie ce vocable n’est pas très plaisante,
puisqu’il désigne le ver solitaire composé de nombreux
anneaux, chaque segment étant porteur en lui-même de
nouveaux œufs. Ce qui représente un cauchemar pour
l’être humain et son système digestif devient en fait, dans
sa métaphore en tant que système linguistique prolifique
de composition lexicale, un éventuel avantage. Prenons par
exemple le mot Mittelgebigsschwelle. Pour le traduire en
français, on n’a pas le choix, il faut le décliner avec des
prépositions : « région de moyennes montagnes allemandes
», et quoi qu’on fasse, la traduction française est toujours
plus longue. On comprendra mieux l’image déplaisante du
ver à segments en donnant la traduction en allemand de la
formule suivante, la « loi sur le transfert des
responsabilités de la surveillance de l’étiquetage de la
viande bovine » qui donne le mot le plus long du genre,
attesté officiellement, en espérant que nous n’oublions
aucune lettre dans la longue série des consonnes se
succédant :
Rindfleischetikettierungsüberwachungsausgabenübertra
gungsgestez. La chose est entendue : on ne peut lutter au
mot le plus long avec les langues germaniques !

Le mot composé à l’anglaise et Harry


Potter
Si l’anglais ne pratique pas vraiment la surcomposition,
la composition typiquement germanique lui est en réalité
familière : elle lui permet de construire des mots nouveaux
très facilement. Les linguistes le savent : si la néologie,
c’est-à-dire la construction de mots nouveaux, est un sujet
fréquent de colloques dans les pays francophones, ce n’est
en rien un thème intéressant pour un Allemand ou un
Anglais qui néologise avec la plus grande facilité, en
grande partie grâce à la composition, avec ou sans trait
d’union.
Il suffit d’évoquer la salle à manger, diningroom, la
chambre à coucher, bedroom, le rez-de-chaussée,
groundfloor, la salle de jeux, playroom, la salle de bains,
bathroom, les combles aménagés en appartement, attic
flat, pour percevoir cette souplesse de construction. Et au
passage, on est presque systématiquement gagnant en
nombre de signes, espaces comprises – espace est au
féminin en typographie –, ce que les éditeurs savent
parfaitement, rompus qu’ils sont au fait que dans le cas de
la traduction d’un texte français en anglais, est gagné
environ un tiers de page. L’économie se niche partout…
On ne rencontre aucun problème en effet en langue
anglaise pour construire des mots composés de trois unités
: an eleven-years old child, aisément abrégé en un eleven-
years-old. Attention parfois à l’accent tonique, blackbird
n’est pas black bird, bluebird diffère de blue bird : dans le
cas du mot composé liant les deux mots, blackbird,
bluebird, il s’agit respectivement d’un merle et d’un siala
ou merle bleu. Et avec une espace entre les deux mots, on a
affaire à un oiseau de couleur noire ou bleue. De surcroît,
pour le mot composé, l’accent porte seulement sur la
première syllabe pendant que l’adjectif suivi du nom
implique deux accents toniques, chacun au début du
vocable. En principe, les mots composés anglais se
présentent d’abord avec le type d’objet, de personne ou de
fonction, et vient ensuite l’objet lui-même ou la personne
ou bien la fonction en question comme dans a dining-table,
une « table de salle à manger ». En fait, chaque mot est
expliqué par celui qui le précède et qui en précise donc les
qualités, le tout sans aucun mot de liaison, ce qui entraîne
une économie certaine de signes, mais aussi d’utiles
distinctions. Par exemple, a horse-race est une course de
chevaux, quand a race-horse est un cheval de course. Et
selon la formule des pédagogues, on peut « empiler » les
mots, the bathroom door, devenant la porte de la salle de
bains.
On comprend dans ces conditions que la langue anglaise
dont la morphologie lexicale est propre aux langues
germaniques entraîne des traductions françaises beaucoup
plus longues. Et que les romans de J. K. Rowling ayant pour
héros Harry Potter, vendus à environ cinq cents millions
d’exemplaires depuis 1997, soient plus chers et plus
volumineux en français ! Un fervent lecteur me confiait son
étonnement devant l’épaisseur sensiblement plus
importante de l’ouvrage en français : c’est tout simplement
la conséquence éditoriale de la traduction d’un texte
anglais dans une langue latine armée de prépositions, peu
portée à la composition et encore moins à la
surcomposition. Convenons cependant qu’elle a d’autres
charmes.

Le français au service du droit


Moins elliptique, centrée sur le verbe, avec de
nombreuses articulations logiques, la langue française se
révèle beaucoup plus précise, disent les juristes.
Cependant, moins expressive, moins imagée, moins
descriptive, elle n’aurait pas l’efficacité immédiate de
l’anglais, langue de juxtaposition, avancent d’autres. La
précision reste pourtant parfois essentielle, notamment
dans le domaine de la politique internationale. Ainsi est
souvent citée cette résolution des Nations unies enjoignant
Israël de « se retirer des territoires occupés », plus précise
que l’ambigu « to withdraw from occupied territories » qui,
faute d’un article défini, peut s’interpréter comme le fait de
se retirer soit de certains territoires, soit de tous les
territoires. La différence est d’importance ! Bien
comprendre le sens de la résolution passe ici par la lecture
du français.
Intraduisible country
Que vient faire la country dans ce débat ? Ce n’est pas
un mystère, j’aime jouer de la guitare, et notamment
interpréter quelques chansons auprès de mes invités : une
fois à la maison, le piège se referme sur eux, ils sont mon
public captif… Mes amis me le pardonnent. Parfois, je
pousse plus loin l’impudence en me « produisant » auprès
d’amis et d’amoureux de la langue française dans une
conférence tout en expliquant quelques aspects de
l’histoire de notre langue. Ainsi, l’association dont je suis
vice-président, Défense de la langue française, m’invite-t-
elle une fois par an à me produire guitare en main au cours
d’un déjeuner-débat au congrès d’Auteuil. Je l’avoue, j’y
goûte un plaisir intense et, si la conférence me réjouit mais
ne m’inquiète pas, jouer de la guitare et chanter relèvent
en revanche du trac maximal, solidement masqué. Et c’est
là le véritable enjeu et le merveilleux de la musique, elle ne
pardonne rien quand on chante : pas le droit à la fausse
note, à la parole oubliée, à l’accord raté, au texte niais et à
l’accompagnement plat.
Or, s’agissant de la défendre, comment, devant une
assemblée d’amoureux de la langue française, oser chanter
des chansons anglaises qui représentent à peu près 15 %
de la centaine de chansons que j’ai apprises ? Alors, comme
certaines chansons de country me ravissent et n’ont pas été
traduites en français, j’ai décidé pour quelques-unes de me
lancer dans leur traduction et de les chanter donc dans la
langue de Charles Trenet et non dans celle d’Alan Jackson,
de Johnny Cash ou de Merle Haggard. Las… s’il n’y a pas
vraiment de difficulté pour les traduire, à quelques
locutions près, dès qu’on saisit la guitare et que l’on
reprend les mêmes accords et le même tempo que celui qui
rythme la chanson anglaise, le français déborde de toutes
parts ! Là où il y avait six mots avec des accents toniques
couplés au changement d’accord, on a beaucoup trop de
mots, beaucoup trop de syllabes, qu’il est impossible
d’élider. Alors pas d’autre solution, il faut « mutiler » la
traduction et in fine recourir aux « belles infidèles » que
prônait Perrot d’Ablancourt au XVIIe siècle : garder l’esprit,
certes, mais oublier complètement la lettre.
Ainsi, à titre d’exemple, au moment de traduire
fidèlement en français les couplets de la célèbre chanson
de country Mama Tried de Merle Haggard, on s’aperçoit
vite que pas une ligne de la traduction française ne peut
tenir dans la partition anglaise, à commencer par le
premier vers, « The first thing I remember knowing », au
reste presque impossible à traduire sobrement avec
élégance : « La première chose que je me souviens de
savoir », propose un traducteur bénévole. On ne peut pas
être plus lourd et quoi qu’il en soit, voici quatorze pieds au
lieu de neuf en anglais, à disposer dans la portée. Le
second vers n’est pas plus satisfaisant : « Was a lonesome
whistle blowing » n’est en effet guère valorisé par « était
un coup de sifflet solitaire », de toute façon plus long.
Aucune possibilité par ailleurs de jouer d’un quelconque
accent tonique. Enfin, lorsqu’on rencontre « Despite my
Sunday learning », on bute sur ces « leçons du dimanche »,
ne rendant guère compte pour un Européen de la vie
paroissiale américaine, avec, et c’est inéluctablement un
surcroît de syllabes, six contre quatre en anglais.
Impossible dans un cadre musicalement mesuré d’absorber
un tiers de syllabes supplémentaires. Au reste, les
spécialistes de la traduction de textes anglais en français
évoquent à cet égard le « tiers foisonnant ».
Au-delà de la traduction d’une chanson encadrée dans
sa propre mesure où blanches, noires et croches corsètent
les mots, on prend conscience que la difficulté existe aussi
dans le monde professionnel parfois soumis à des
impératifs de longueur typographique. Ainsi, a life-long-
learning reste généralement traduit par « l’apprentissage
tout au long de la vie », trente-huit signes, espaces
comprises, contre dix-huit en anglais.
Les rappeurs en font également l’expérience : « On a
tous fait le choix de chanter en français, m’explique l’un
d’entre eux, mais si l’on veut préserver le rythme de
certains raps anglais, on est obligé de pratiquer
l’abréviation pour bien scander le vers, la phrase. » N’écrit
pas un rap qui veut, en réalité. « Voilà pourquoi ici, ajoute-
t-il, je dis la zon et pas la prison. » Je n’avais pas alors, de
mon côté, encore traduit de chansons anglaises, mais
l’exercice est éloquent. C’est guitare en main que j’ai
découvert concrètement la différence morphologique
sensible d’une langue germanique à une langue latine.
« God bless the workman ! » s’exclame Alan Jackson
dans son refrain, ce qui se traduit aisément par « Dieu
bénisse le travailleur ! ». Cependant, outre ses trois
syllabes, travailleur sonne de manière militante chez nous.
On passe alors à « l’homme qui travaille », mais qui triple
presque syllabiquement workman ! Rien n’est simple dans
la traduction des chansons. À dire vrai, en sens inverse,
est-il facile de traduire Brassens, Charles Trenet, Renaud,
Léo Ferré ou Barbara ? Et par ailleurs, l’absence d’accent
tonique en français et le peu d’appétence de notre langue
pour les formules elliptiques offrent aussi sans aucun doute
leurs contraintes créatrices. Les mots français, étant
dépourvus d’accent démarcatif, sans vocation expressive
clairement partagée, incitent naturellement au jeu
complexe d’une syntaxe, au service d’un vocabulaire très
travaillé, à la syllabe près !

La country tout contre la contrée


On allait l’oublier : d’où vient le mot « country », qui ne
suppose pas plus que notre bal musette une traduction
immédiate ? C’est semble-t-il en 1972 que ce vocable,
synonyme d’une musique populaire correspondant au sud-
est des États-Unis, s’est installé dans notre langue. Il
pénétrait dans le Petit Larousse illustré en son millésime
1981 et bénéficiait au XXIe siècle d’un contexte simple offert
par le Petit Robert : « Des guitaristes countrys ». Cette
musique populaire propre au folklore américain, qui fleure
bon la campagne et les fêtes de village, est confusément et
judicieusement perçue par les Français comme une
déformation du mot « contrée ». Ils ont raison : attesté en
anglais en 1520 en tant qu’emprunt au français, le terme «
country » se répandait assez vite avec un sens musical dans
les folklores écossais, gallois et irlandais. Il gagnait ensuite
les États-Unis en s’imposant vers 1920 puis nous revenait
une demi-décennie plus tard à travers notamment Bob
Dylan et quelques émules, Hugues Aufray par exemple.
Beau voyage !
Il faut donc rendre hommage au mot souche, « contrée
», apparu vers 1100 dans la Chanson de Rolland, et c’est
bien du latin vulgaire contrata regio, pays situé en face de
celui qui regarde, qu’est né le mot « contrée », de la même
famille que « contre » au sens de « tout contre ». Ainsi,
l’anglais country, entré dans nos dictionnaires français, a-t-
il pour premier étymon le latin, en passant par le français.
Le français s’installant en Angleterre ? C’est toute une
histoire à raconter.
4

Des Vikings à l’abordage stimulant


de la langue anglaise et du français

« Heureusement pour ce Londres terrien […] qui,


ignorant l’art de la navigation, ne sait pas se défendre
sur l’eau, des conquérants nouveaux s’apprêtent à le
tirer de son sommeil ; les Vikings, rois de la mer,
débarquent à l’estuaire de la Tamise. »
Paul Morand, Londres, 1933.

LES VIKINGS À L’ŒUVRE DE CHAQUE CÔTÉ


DE LA MANCHE

De part et d’autre de la Manche, à mieux y regarder, on


constate une même succession de conquêtes, chacune
laissant à des degrés divers son influence civilisationnelle
et linguistique dans chaque pays. Ainsi, à l’installation
première des Celtes, à la colonisation structurée des
Romains, à l’invasion des Germains implantant de
nouveaux pouvoirs, vont faire suite les conquêtes des
Vikings, riches en conséquences linguistiques dans le cadre
de l’histoire réciproque de la France et de l’Angleterre.
Du VIIIe au XIe siècle, à la fois explorateurs, excellents
navigateurs et pillards, les Vikings venus de Scandinavie
vont tout d’abord parcourir les mers européennes,
remonter les fleuves et les rivières, conquérant
progressivement de nouveaux territoires, forts de leurs
navires souples et légers, les célèbres drakkars. De fait, si
cette désignation, « drakkar », est erronée, créée qu’elle
fut par erreur au XIXe siècle en partant du suédois moderne
où drake se réfère au dragon, c’est bien en grande partie
grâce à leur supériorité sur les flots qu’ils purent ravager
en tout premier les côtes et les cités installées le long des
fleuves, puis qu’ils réussirent à pénétrer durablement en
Grande-Bretagne et à l’ouest de la France. Le constat est
de fait identique de chaque côté de la Manche : au
harcèlement et au pillage, détruisant au passage maints
lieux de savoir et de foi, dès la fin du VIIIe siècle, succéda
une période où ils se montrèrent de redoutables
conquérants. Et ce à l’échelle même de l’Angleterre et de la
France certes, mais aussi à celle du monde connu d’alors,
de l’Islande au Labrador, de la Russie – Kiev en particulier –
à Constantinople, et enfin de la France à la Sicile. Aussi
n’est-ce pas sans raison qu’on assimila plus tard la longue
période s’étendant du VIIIe au XIe siècle à l’âge des Vikings.
Il est presque paradoxal que ceux qui furent d’abord des
nomades de la mer, devant d’ailleurs peut-être leur nom au
vieux nordique vik désignant une baie, surent
conjointement marquer de leur empreinte les territoires
acquis, et rapidement s’adapter à leur nouvelle vie
sédentaire en les faisant fructifier. Sans conteste, ces
hommes venus du Nord, ce que traduisent le francique
nortman et en norrois le mot nordmaor, à l’origine de la
désignation de la Normandie, jouèrent un rôle considérable
dans les relations linguistiques entre la France et la
Grande-Bretagne. Ils rapprochèrent en effet presque à leur
insu les deux langues, porteurs qu’ils furent en Angleterre
de la langue du territoire français conquis.

LES DANES À L’ASSAUT DE L’ÎLE


BRITANNIQUE
« Danes », c’est ainsi que les Anglais appelèrent les
Vikings déferlant sur leurs côtes, parce qu’ils venaient
effectivement en partie de l’actuel Danemark. Ils
s’illustrèrent d’emblée par le pillage de l’abbaye de
Lindisfarne en juin 793, une île anglaise située sur la côte
de la Northumbrie, et ce fut alors la consternation dans le
monde chrétien. On prenait en effet conscience que les
nouveaux conquérants, insensibles à la foi chrétienne,
allaient sans vergogne intensifier leurs incursions
meurtrières. Et que peut-être faudrait-il même, le jour
venu, leur céder des territoires.
Commençait ainsi l’ère des Vikings qui prit son plein
essor en 865, avec ce qu’on appela la « Grande Armée
danoise », rassemblant plusieurs milliers d’hommes
arrivant – presque au sens étymologique du verbe « arriver
» associé à la rive… – sur les côtes anglaises grâce à une
centaine de navires. En quelques années, une grande partie
de l’Angleterre fut ainsi conquise et ce fut tout d’abord le
Northumberland puis, dès 870, l’Est-Anglie. Les Anglais ne
purent en vérité mettre fin à la progression des Danes
qu’en leur attribuant bon gré mal gré la possession du
Danelaw, région ainsi appelée parce que s’y s’appliquait
déjà la loi des Danois. Ce Danelaw correspondait en gros à
tout le territoire s’étendant de Londres à Chester, au nord
de l’ancienne route romaine reliant ces deux villes : la
Watling Street.
Ce fut Alfred le Grand qui, en 886, signa ainsi ce traité
qui mit fin au pillage systématique des Danes, traité qui lui
permit de sauver le Wessex. C’est au demeurant sans
surprise que dans la région ainsi concédée apparaîtront en
tout premier d’importantes transformations de la langue
anglaise, principalement en matière lexicale, par
imprégnation directe avec la langue des Vikings. Au XIe
siècle, en 1016, viendrait ensuite la conquête de
l’Angleterre par le Danois Knut le Grand s’installant sur le
trône royal, jusqu’à ce que la maison de Wessex soit
rétablie après le décès, en 1042, du dernier roi danois
d’Angleterre, Harthacnut. À Édouard dit le Confesseur
revint le trône, régnant sur l’Angleterre jusqu’à sa mort en
1066. La succession de ce roi sans descendance fit l’objet
d’une vigoureuse contestation qui fut à l’origine de la
conquête de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant,
quelques mois après la disparition du souverain. Une autre
période allait dès lors commencer pour l’Angleterre,
marquée par de nombreux emprunts à la langue française
dans sa variante normande. Mais pour l’heure, place aux
mots des Vikings.
Quelle empreinte linguistique laissèrent les Danes sur la
langue anglaise ? Il convient tout d’abord de signaler que la
langue des Scandinaves, le norrois, était voisine de celles
des cousins germaniques les ayant précédés, en
l’occurrence les Angles, les Saxons et les Jutes. Cette
proximité permit souvent une sorte de bilinguisme entre
ces derniers et les nouveaux occupants. Aussi, l’influence
de la langue norroise sur la langue anglaise fut-elle de loin
beaucoup plus importante qu’en français, en raison même
du fort substrat germanique ayant submergé les quelques
traces lexicales laissées par les Romains en Grande-
Bretagne. Alors qu’on peut dénombrer environ un millier
de mots d’origine scandinave intégrés dans la langue
anglaise, on ne recense en définitive qu’une petite centaine
d’emprunts au norrois pour la langue française déjà
profondément romanisée.

Des mots de tous les jours d’origine


norroise
Imaginons par exemple cette phrase anglaise : «
Guess… this thursday, their sisters take bread, eggs,
steaks, cakes to them, and a knife in their same ugly dirty
bag. They give a gift to the guests, to their kids, fellows,
and to their husband. They are happy and smile. » En
oubliant la mièvrerie de ce texte improvisé pour les besoins
de la cause, on conviendra sans doute que si l’on a appris
l’anglais, il n’est pas nécessaire d’avoir un niveau supérieur
pour en traduire le contenu, tant ces mots restent en effet
d’un usage courant : « Devine… ce mardi, leurs sœurs
prennent du pain, des œufs, des tranches de viande, des
gâteaux pour eux et un couteau dans leurs sacs identiques,
très laids et sales. Elles donnent un cadeau aux invités, à
leurs enfants, leurs amis, et à leur mari. Ils sont heureux et
sourient. » Tous les vocables mis en italique dans le texte
anglais proviennent en fait de la langue des Vikings. Et de
la même manière que nous ignorons souvent l’origine des
mots que nous utilisons en français, il n’est guère d’Anglais
pour prendre spontanément conscience que ses
compatriotes font encore quotidiennement vibrer la langue
des Vikings dans leur langage contemporain, même si de
fait le sens des mots qui ont franchi ainsi plus de dix siècles
a parfois quelque peu changé.
Pour n’en citer que quelques-uns sur le millier ayant
intégré et nourri la langue anglaise, commençons par le
plus fleuri, bloom, qui en norrois désigne bien la fleur
pendant que le vieil anglais disposait déjà du même terme
en tant que lingot de métal, cet autre bloom étant d’origine
inconnue, soulignent les étymologistes. Encore que
certains d’entre eux émettent l’hypothèse d’un double sens
dans la langue norroise. Un bouquet de lingots, voilà qui
fait toujours plaisir.

En société et au club dans un club


Vivre en société et en famille implique des mots pour
désigner les relations qui s’y établissent. Ainsi, le fellow,
issu du norrois felagi et désignant aujourd’hui le
compagnon, avait par exemple un sens précis en norrois. Il
s’agissait de celui qui apportait de l’argent dans une
association, il représentait en réalité un partenaire
financier. L’argent participe forcément d’une communauté
se structurant et on ne s’étonnera donc pas que loan, le
prêt, soit aussi d’origine norroise. Sans omettre un autre
acte financier essentiel : vendre, to sale. Rappelons aussi
que le husband, aujourd’hui le mari, incarnait en norrois le
chef et le propriétaire d’une maison.
Quant au club, il vient d’un mot norrois, klubba,
désignant un épais bâton utilisé comme une arme. D’où,
cette fois-ci de manière pacifique, le club de golf. L’image
du bâton de combat fut cependant reprise au jeu de cartes
où il représentait ce que nous avons de notre côté choisi de
nommer trèfle, en raison du croisement des feuilles, mais
que d’autres peuples ont assimilé tantôt à la croix, Kreuz
en allemand, tantôt aux bâtons croisés du côté anglais,
clubs, tout comme bastos en espagnol. Et de cette image
d’un bouquet de bâtons en somme naquit l’idée d’un
regroupement de personnes animées par un même objectif
à atteindre. Ainsi, en anglais, le club désigna-t-il dès 1640
une association de personnes, sens qui fit souche en
français en 1743 pour être assimilé à un cercle où l’on
s’entretenait de questions politiques. On se souvient en
l’occurrence du club des Cordeliers ou de celui des
Jacobins. Associée à ces lieux de discussion s’installa aussi
en Angleterre l’idée d’un certain confort pour discuter,
caractérisé par le fauteuil club. Voilà l’occasion de remettre
en scène ma grand-mère qui, bien que peu amène avec ces
« monstères d’Angliches », rêvait d’acquérir un fauteuil
club comme elle en avait vu dans les magazines. Ah, près
de la fenêtre pouvoir bénéficier d’un beau « fauteuil-clube
» pour mieux voir les Anglais venant d’arriver par la malle !

Des mots et concepts essentiels


d’origine norroise
Du côté des verbes, ce sont des concepts essentiels qui
sont souvent à retenir. Ainsi, to call, appeler, correspond à
un norrois identique signifiant « crier », pendant que ce
verbe hélas incontournable, to die, reprend le norrois
deyja, remplaçant le vieil anglais sweltan.
Le corps humain n’échappe pas davantage à la
colonisation norroise à travers quelques mots désormais
bien ancrés dans la langue anglaise : le crâne, skull, la
peau, skin, le mollet, calf, et la jambe, leg, relèvent ainsi du
vocabulaire des Vikings. Tout comme quelques attitudes
proprement physiologiques et humaines ont aussi pénétré
la langue anglaise : sourire, to smile, mais aussi se
renfrogner, to scowl, et marquer sa colère, to anger ; rester
bouche bée, to gape ; haleter, to gasp ; le tout en ayant
besoin d’un petit somme, a doze, tout en évitant d’être en
faiblesse, weak, ou même malade, ill. Rien de rassurant par
ailleurs dans le fait de crier, to scream, ou de pousser des
cris perçants, to shriek. Pourquoi pas un cri d’exaltation en
gagnant au sprint la course, the race, celle où l’on court,
parfois même pour les Vikings dans l’eau des rivières et des
rivages, en sortant des drakkars.
L’anglais doit aussi aux Vikings quelques verbes et
substantifs forts : par exemple to hit, aujourd’hui frapper,
jadis en norrois tomber sur l’ennemi, pour un éventuel
massacre, a slaughter. Ou moins expéditif, to scare,
effrayer, provoquer l’effroi, awe, et to bait, harceler, ou
bien encore visiblement to rive, fendre, mettre en pièces, to
clip, couper, to droop, s’affaisser, to lift, soulever, to raise,
élever, to cast, jeter, to take, prendre, mais également to
give, donner, et to trust, faire confiance, du norrois traust,
confiance et protection.
Point de conquêtes réussies sans le plus souvent savoir
se montrer rusé, sly, ou à tout le moins, sans faire preuve
d’habileté, craft, en n’hésitant pas s’il le faut à être un
outlaw, un hors-la-loi.

Du milieu marin et de la fenêtre avec


vue sur la flore et la faune
De la conquête de ces hommes navigateurs par
excellence sur leurs drakkars viennent aussi des mots
correspondant au milieu marin, à commencer par la rive,
the bank, ou le bord de l’eau, the brink, d’où peut partir
une digue, dike, en prenant soin de ne pas se noyer, to
drown. Et sans oublier sur le bateau, le boatswain, le
maître d’équipage issu du norrois sveinn, le serviteur,
l’accompagnateur, mot qu’on retrouve aussi dans le
soupirant, swain.
En matière de construction, ces hommes si à l’aise sur
les mers n’ont pas laissé quantitativement grande trace,
avec la baraque, booth, qui n’est qu’une demeure, a
dwelling, temporaire. Un mot a cependant bénéficié d’une
carrière internationale à travers l’informatique et une
interface graphique, Microsoft Windows, qui a repris ce
mot viking, window, nous offrant la fenêtre. L’image est
forte car, issu du norrois vindauga, window signifie
proprement « œil du vent » et correspond à l’origine à un
trou sans vitre pratiqué dans le toit pour éclairer la pièce et
l’aérer.
La faune et la flore n’ont bénéficié que de très peu de
mots, à l’exception des racines, roots, et de la fleur, bloom,
pour la flore, et du côté de la faune, du renne, reindeer, et
de deux bêtes à cornes, l’une symbole de douceur, le
chevreau, kid, et l’autre au contact redoutable, le taureau,
bull. Enfin, rattaché indirectement aux animaux proches, le
chien qui aboie, to bark, le duvet, down, et l’aile, wing, d’un
volatile comme le canard.

Des outils grammaticaux et du loft


viking
Ce que les linguistes appellent les outils grammaticaux
sont aussi présents avec notamment la série des pronoms
personnels « ils » et « eux », they, them, et l’adjectif
possessif « leur », their, assorti d’une conjugaison du verbe
« être » au pluriel are, et des adverbes comme « de
nouveau », again, « les deux », both, ou des conjonctions «
jusqu’à », till, et « bien que », though. Ajoutons-y quelques
directions dans l’espace avec aloft pour « en haut », low
pour « bas », et athwart pour « en travers ». Enfin, du
norrois wrangr, désignant ce qui est également de travers,
tordu, et même injuste, vient ce jugement tombant comme
une sanction, wrong, faux. À ranger aussi parmi les
adjectifs portant sur la forme, croocked, crochu, et tight,
compact, sont aussi d’origine norroise.
Et si dans un français éhontément anglicisé, j’entends
dire qu’à la suite d’un casting, ce clip tourné dans un loft
est devenu un hit, et même un happening, pour nous
consoler, souvenons-nous que tous ces mots ont une origine
viking… Sans le savoir, en fait, nous utilisons plus qu’on ne
le croit des mots issus du vocabulaire norrois passés par
l’anglais : qui n’a pas par exemple chanté Happy birthday,
happy et birth étant des mots issus du norrois ? Enfin, avec
cette délicieuse pochade publiée par Jean-Loup Chiflet, Sky
my Husband ! Ciel mon mari !, on reste avec husband en
langue scandinave.
Quant au match de rugby où la France ouvre le score
sur les Anglais – et ma grand-mère d’exulter ! –, au-delà de
certains rugbymen comparés à des Vikings, on est là
encore sous l’emprise de la langue des fiers Danes.
Cependant, pour le mot rugby, objectera-t-on, n’est-ce pas
d’abord le nom d’une ville où naquit ce qu’on appela le «
football de Rugby » ? Il est donc temps d’évoquer
l’influence certaine de la langue des Danes, des Vikings,
sur les noms de lieux en Angleterre.

De nombreux noms de lieux d’origine


scandinave
On compte de fait environ mille cinq cents noms de lieux
d’origine scandinave, aisément repérables grâce surtout à
leur terminaison. Mentionnons d’emblée la plus répandue, -
by, retrouvée dans Rugby, mais aussi dans plus de cinq
cents localités. Elle désigne en langue norroise un village
ou une ferme. Citons ainsi Appleby, domaine sans doute
marqué à l’origine par ses fruits, ou Derby, qui doit son
nom au Derwent, la rivière traversant la localité, associé
donc au mot norrois désignant le village, ou encore Ashby,
ferme où poussaient des frênes, aesc en vieil anglais, issu
du germanique Esche. Signalons aussi Dalby, rappelant
l’ancien anglais dael, la vallée, et définissant avec la
terminaison -by une ferme au creux de la vallée. La liste
serait assurément longue, s’agissant de lieux-dits, au-delà
entre autres des villes de Corby, Crosby, Grimsby, Kirby,
Risby, Spilby, etc. Quant à Rugby, mondialement connu,
ballon ovale oblige, c’est sans doute pour la première
partie du toponyme un nom anglo-saxon de personne,
Hroca, Rug. À moins que ce ne soit le corbeau, rook, lui-
même issu d’une langue germanique, peut-être même
norroise, hrokr y désignant aussi ledit oiseau.
Retenons par ailleurs, de même sens que by, les noms
de cités construits sur thorp, également synonyme de «
village », avec par exemple Thorpe, dans le Derbyshire,
Thorpe-le-Soken dans l’Essex, ou bien Thorpe Willoughby
dans le Yorkshire. Ou encore, la racine se trouvant cette
fois-ci à la fin du nom de lieu : Bishopthorpe, Cleethorpes,
Scunthorpe, Woolsthorpe. À visiter en pensant aux Vikings.
Dans le même esprit de vocables offrants une
désignation géographique, construits avec le norrois
thwaite, la clairière, on repérera des noms de commune y
faisant écho : Thwaite dans le nord du Norfolk, Thwaite St
Mary dans le sud, ou encore, toujours dans le Yorkshire,
Langthwaite, à traduire initialement comme une clairière
tout en long. Enfin, présents dans la toponymie anglaise et
française, émergeront des noms de villes ou de villages
fondés sur le norrois toft, la ferme, la maison, présents en
anglais avec la terminaison intacte en -toft, comme
Langtoft, et en français en -tot, comme Yvetot, Routot,
Colletot, Bouquetot, Martot, Anxtot, Hautot… Il est temps
de traverser la Manche en mettant le cap sur la
Normandie.

LES VIKINGS À L’ASSAUT DES CÔTES


NORMANDES

C’est dès la toute fin du VIIIe siècle que les Vikings,


venus de Scandinavie et rompus à la navigation en mer du
Nord, viendront longer les côtes françaises de la Manche,
pour y multiplier les pillages meurtriers. Voguant avec
aisance à bord de leurs drakkars, ils n’hésitent pas par
ailleurs à remonter les fleuves, semant l’effroi sur leur
parcours. Pour bien comprendre ce qui va suivre, c’est-à-
dire l’obtention d’un territoire et en somme leur intégration
inéluctable dans le royaume, il importe de prendre
conscience du type de violence à la fois inattendu et
nouveau auquel ils soumettent le continent, sans
revendication autre que l’acquisition brutale des richesses
de leurs victimes.

Harcèlements d’une effrayante efficacité


Grâce aux chroniques horrifiées des clercs, quelque peu
amplifiées parfois dans les faits, nous gardons en effet la
trace de leurs premiers harcèlements. Ainsi, avant même
que les dissensions consécutives à l’héritage de
Charlemagne ne fragilisent la résistance du pouvoir sur le
continent, dès 799, les Vikings hantent les rivages
normands. Commence alors une grande période
d’insécurité devant ces nouveaux envahisseurs qui
s’emparent systématiquement des richesses des
monastères et des églises, s’enfonçant hardiment dans les
terres en pratiquant même sans vergogne la prise d’otages
de haut rang chèrement rançonnés.
Pour illustrer leur effrayante efficacité, il faut rappeler
quelques-unes de ces attaques marquantes, par exemple en
juin 843, celle de la ville de Nantes, essentielle au
commerce maritime des Carolingiens, saccagée et pillée.
Deux ans plus tard, en 845, ce sera au tour de Paris d’être
victime d’un siège sans merci, Rouen ayant déjà été pillé en
841. Remontant la Seine, les Vikings écument de fait tout
sur leur passage, et en l’occurrence les richesses des
abbayes de Jumièges et de Saint-Ouen. C’est ainsi qu’en
845, Ragnar, éloquemment dit « aux braies velues », avec
cent vingt navires et environ cinq mille Vikings, remonte
une nouvelle fois la Seine jusqu’à Paris, laissant
désemparés les habitants devant pareille audace, d’autant
plus qu’ils sont dans l’incapacité de se défendre.
Charles le Chauve venu à la rescousse ne put pas
davantage résister aux Vikings massacrant sous les yeux
effarés des soldats leurs prisonniers, au mépris de tous les
codes habituels des combats médiévaux. C’est au tour de
l’abbaye de Saint-Denis, symbole fort pour la chrétienté,
d’être pillée. Impuissant devant tant de saccages, Charles
le Chauve dut se résoudre à payer la rançon alors
considérable de sept mille livres d’argent, pour que Paris
soit épargné. Fort de cette victoire, Ragnar rentre au
Danemark, en poursuivant sur le chemin du retour ses
pillages fructueux des villes du nord de la France.
Tout le IXe siècle sera en fait profondément marqué par
ces incursions à la fois lucratives, meurtrières et
totalement déstabilisantes. Ainsi, après avoir ravagé les
rives de la Somme en 879, les Vikings font une quatrième
fois le siège de la capitale, de 885 à 887, exigeant un
nouveau tribut non sans que soit copieusement dévastée au
passage la Bourgogne.
Mettant ainsi à mal le monde franc, désarçonné par ces
intrusions ayant pour seule vocation le sac des territoires
investis, les Vikings sont l’objet d’une réflexion politique
qui aboutit à la concession d’un territoire pour mettre un
terme à une insécurité délétère pour le royaume. C’est
Charles III dit le Simple qui, en offrant au chef viking
Rollon, Hrolfr en vieux norrois, un territoire qui deviendra
la Normandie, ouvre une nouvelle ère : les nomades des
mers pilleurs impénitents vont se métamorphoser en
sédentaires exploitant efficacement les richesses de leur
nouveau territoire.

Un traité, un territoire et une


intégration réussie…
Charles le Simple sut en réalité profiter d’un moment
favorable, où le chef viking Rollon venait d’échouer à
prendre la ville de Chartres, pour que cesse durablement la
menace. Charles le Simple, souhaitant exploiter ce modeste
succès, organisa en effet rapidement une rencontre avec
Rollon, à Saint-Clair-sur-Epte. Pareil choix est pertinent :
même si on se situe aujourd’hui aux confins nord-ouest du
Val-d’Oise, il faut surtout retenir que coule l’Epte à Saint-
Clair-sur-Epte, marquant la limite souhaitée avec la
Normandie. Un traité y est conclu, qui offre ainsi à Rollon
les territoires situés autour de Rouen, entre l’Epte et la
mer. En contrepartie, ce dernier doit se convertir au
christianisme et devenir le vassal du roi, lui promettant sa
fidélité et son engagement dans la défense du monde franc.
Déjà, Rollon commençait à rejoindre les Francs, son fils
Guillaume était effectivement devenu chrétien, se
rapprochant ainsi directement du monde dominé par la
langue latine.
Une légende tenace, rapportée a posteriori par un clerc
proche des Normands, fait état d’une rencontre qui aurait
été mouvementée entre Charles le Simple et Rollon. Ce
dernier aurait ainsi refusé de se plier à la tradition selon
laquelle le vassal devait embrasser le pied du roi, confiant
cette tâche indigne à ses yeux à l’un de ses soldats. Or,
c’est sans se baisser et en portant brutalement le pied du
souverain à sa bouche que l’homme aurait fait trébucher le
roi, dans l’hilarité générale. Qu’importe la réalité des faits,
en faisant de Rollon son vassal, le monarque instaurait une
paix bénéfique pour son peuple. Un roi doit savoir avaler
des couleuvres si la suite est favorable au royaume.
L’intégration de ces hommes du Nord, qui s’étaient
montrés si menaçants pour le pouvoir religieux et la
stabilité du royaume des Francs, se révéla un complet
succès. Ils surent en effet parfaitement créer les conditions
d’un développement économique, politique et même
religieux du territoire qui leur était concédé. Fait notable,
Rollon, désormais à la tête de la Normandie, s’était laissé
baptiser en 912, ainsi que ses compagnons, par
l’archevêque Francon de Rouen. De Rollon, du latin Rollo,
qui n’est autre que l’assimilation du vieux norrois Hrolfr,
sans doute « loup glorieux », on passait à Robert, nom
germanique issu de hrod signifiant « gloire » et berht,
brillant. De ce nom de baptême vient le fait qu’il soit
parfois appelé Robert Ier le Riche, ce dernier adjectif
démarquant une prospérité certaine.
Ce baptême rappelle indéniablement la conversion de
Clovis à l’origine des rois de France, même conquête
d’abord violente, puis intégration aux forces en place en
passant par la religion chrétienne. Voilà Rollon dès lors
considéré comme le duc de Normandie, même s’il n’est
pour l’heure que le jarl des Normands, ce qui équivaut au
titre de comte en français. En 932, Rollon transmet le
pouvoir à son fils Guillaume dit Longue Épée, né en
Angleterre, et un constat linguis tique s’impose sans
conteste : la grande rapidité avec laquelle les nouveaux
occupants adoptèrent la langue d’un territoire dont ils
étaient devenus propriétaires.
Comment l’expliquer ? Sans doute par le fait que ces
fiers Normands venus de leur Scandinavie en ardents
guerriers célibataires, en devenant sédentaires, fondèrent
des familles en épousant les « Françaises » de leur nouveau
territoire. Et comme on le sait, la langue maternelle
l’emportant chez les enfants, cela se traduisit concrètement
par le fait que le petit-fils de Rollon, fils de Guillaume
Longue Épée devenu le second duc de Normandie, fut
envoyé à Bayeux pour réapprendre le norois, qui se parlait
encore un peu entre « Normands » de la première heure.
Eux seuls pouvaient encore lui apprendre le danois qu’on
n’utilisait déjà plus à Rouen. Au-delà du XIIe siècle, plus
personne ne connaîtra le norrois en Normandie. Il n’en
reste pas moins que la conquête des Vikings laissera
quelques traces dans notre langue, encore perceptibles
aujourd’hui.

À L’OUEST DU NOUVEAU POUR LA LANGUE


FRANÇAISE

On ne s’en étonnera pas : ces peuples scandinaves,


nouveaux colons vite assimilés, vont principalement
déposer dans la langue française, d’abord en Normandie
puis gagnant le français général, un vocabulaire qui leur
est spécifique, celui relevant de leur maîtrise de la mer.

Les mots de la mer…


Relevons par exemple, s’agissant des bateaux, en tout
premier le gréement aussi appelé naguère agrès, c’est-à-
dire l’ensemble des objets et appareils nécessaires à la
manœuvre, deux mots issus de l’ancien scandinave greida,
équiper. Du côté de la mâture, repérons la hune, une
reprise directe de l’ancien scandinave hûnn, désignant la
plateforme reposant sur le mât de hune. Assujettissant les
mâts, viennent aussi les haubans, du scandinave,
höfudbbendur, le lien du sommet, celui du mât. Quant au
fait de guinder un mât de hune, c’est-à-dire de le hisser au
moyen d’un palan, le verbe a pour origine le scandinave
winda, hausser. Et cette image même de quelque chose
qu’on dresse, offrant une allure quelque peu raide, est à
l’origine de cette attitude manquant de naturel, raide, être
guindé, en s’efforçant de paraître supérieur.
Dans le même esprit, signalons le verbe cingler, de
sigla, faire voile dans une direction donnée, un verbe qui
eut de fait une belle vocation littéraire et métaphorique : «
Il y a des gens qui […] cinglent dans une mer où les autres
échouent et se brisent », déclare La Bruyère en 1688 dans
ses Caractères. Échouer, voilà d’ailleurs encore un verbe
que certains étymologistes rapprochent du normand
escover. En rejoignant le pont du bateau, nous restons en
langue scandinave, avec le tillac, de l’ancien nordique
thilja, planche, s’assimilant au pluriel avec le pont
supérieur d’un bateau. De là, on peut voir l’étrave, de
l’ancien scandinave stafn, désignant donc la pièce saillante
qui forme la proue d’un navire. Quant au scandinave de
même famille, stafnbord, littéralement la planche de
l’étrave, il finit par désigner la pièce qui s’élève à la poupe
du navire, l’étambot, et porte le gouvernail, dans le sillage
de la quille s’élevant à l’arrière. Au reste, ladite quille vient
elle-même aussi du vieux norrois, kilir, désignant déjà cette
pièce longitudinale de la charpente du navire, allant de
l’étrave à l’étambot. À ne pas confondre avec la quille qu’on
essaie de renverser avec une boule, d’origine germanique,
mais en rien scandinave.
Enfin, du scandinave biti, la poutre transversale d’un
navire, est née la bitte d’amarrage, ce billot de bois ou
d’acier fixé sur un pont et sur lequel on enroule les
haussières, ces gros cordages permettant d’amarrer le
bateau. Et on sait combien la métaphore vulgaire de ce
mot, peut-être associée au normand bitter, boucher un
trou, de l’ancien scandinave bita, mordre, a investi le
vocabulaire argotique de la sexualité. Point de métaphore
en revanche pour le tolet, issu de l’ancien nordique thollr,
de bien plus petite taille et désignant la cheville de fer ou
de bois servant d’appui à l’aviron.
En quittant le navire mais en restant dans son milieu
naturel, la mer, s’imposent aussi quelques mots comme la
vague et la crique. Cette dernière vient en effet de l’ancien
scandinave kriki, la crevasse, en se limitant en français à
un enfoncement du rivage où se mettent à l’abri quelques
petits bateaux. Il y a peu de vagues dans la crique, mais ce
terme essentiel qui désigne le mouvement de l’eau vient
probablement lui aussi de l’ancien scandinave wagr, une
forme qu’on retrouve en moyen allemand, avec wägue.
Associées aux vagues, qui y sont sensibles, citons aussi les
risées, ces renforcements subits et momentanés du vent,
du radical scandinave rif.
Ramené par les vagues sur le rivage, ajoutons le varech,
qui désignait jadis en fait tout ce que la mer rejetait et
notamment les épaves, ce que signifie le mot originel
scandinave vâgrek. On ne s’en souvient pas forcément,
mais le droit de varech n’était donc pas au départ le droit
de ramasser des algues… Il faut en réalité attendre le XIVe
siècle en Normandie, et le XVIIIe siècle dans l’ensemble de
la France, pour que le varech soit assimilé à l’ensemble des
algues, goémons et fucus rejetés par la mer, récoltés sur le
rivage pour être ensuite utilisés comme engrais.
À la mer et aux fleuves s’associent forcément la pêche,
ses outils et le résultat espéré : les poissons… Ainsi le
haveneau ou le havenet, de l’ancien scandinave hafr-net,
correspond-il au filet que l’on utilise sur les plages
sablonneuses pour pêcher la crevette ou les poissons plats.
Parmi les outils effrayants vient le harpon, cette redoutable
flèche destinée à saisir les cétacés, cétacés dont le nom est
d’ailleurs aussi à ajouter aux mots issus du scandinave.
Parmi les poissons dont le nom est également d’origine
scandinave, citons le marsouin, du danois ou du suédois
marswin, littéralement « cochon de mer ». Et la liste
pourrait être complétée par le narval où se perçoit encore
le radical wal désignant la baleine, ou le turbot. Ou encore,
parmi les crustacés, par le homard et le crabe, de l’ancien
nordique krabbi. Sans oublier un poisson de la famille du
cabillaud, menacé, le brosme, d’étrange allure avec son
unique nageoire dorsale.

De la faune et de quelques objets


Appartenant aussi à la faune, les noms des oiseaux issus
des langues scandinaves sont moins bien représentés. On
repérera cependant le superbe harfang, rapace nocturne
issu du mot suédois harfang, littéralement la grande «
chouette blanche », qui a été choisie comme emblème
aviaire du Québec. Et au titre des volatiles de grande taille,
il faut retenir l’eider, très recherché pour son duvet
remplissant nos édredons, ce dernier vocable
correspondant aussi à un ancien mot danois. Les frères
Goncourt avaient d’ailleurs tenté de néologiser en créant le
verbe « édredonner », entendons se couvrir aussi
chaudement qu’avec un édredon. Il n’a pas fait souche,
mais qui nous empêche de lui redonner vie ? Les rennes,
qui ont gagné leur célébrité en arpentant la planète pour
tirer le traîneau du père Noël, tiennent aussi leur nom de
l’ancien nordique. Avant même la tradition tardive du
traîneau, ce mammifère familier des régions froides de
l’hémisphère nord ornait en effet maints écus en tant que
symboles héraldiques.
Dans le registre du vocabulaire des objets, on en restera
au prosaïque goupillon, tantôt, au bout d’un manche, la
boule de métal trouée destinée à l’aspersion d’eau bénite,
tantôt par analogie de forme, la brosse destinée à nettoyer
les bouteilles, issu de l’ancien nordique vippa, se balancer,
geste propre au goupillon religieux. En rien prosaïque,
mais un rien archaïque, il faut signaler aussi le harnais,
désignant jadis et dans son premier sens l’armure complète
d’un homme d’armes, et par extension l’attirail
professionnel d’une personne, mais aussi dès le XIIIe siècle
l’équipement d’un cheval, le mot harnais étant issu du
scandinave hernest, à l’origine les provisions pour l’armée,
un terme construit avec herr, l’armée, et nest, les
provisions.
Du guichet à la maison hantée
Dans le désordre, en prenant un billet au guichet pour
aller voir un film mettant en scène une maison hantée ou
des elfes, on se trouve là en langue norroise. Le guichet, la
petite ouverture par laquelle se fait le contact avec le
public, n’est autre que le scandinave vik, la cachette.
Profitons de ce guichet, passage obligé, pour signaler que
la marque, le signe que l’on porte sur quelque chose pour
être reconnu, vient de l’ancien scandinave merki, de même
sens. Quant au verbe hanter, il est issu du scandinave
heimta, lié au hameau, le verbe hanter désignant d’abord
en français, attesté en 1138, le fait d’habiter un lieu de
manière habituelle. Ce n’est en fait qu’au début du XIXe
siècle qu’en passant par l’anglais vint la connotation
inquiétante de quelque fantôme occupant les lieux.
S’agissant des elfes, de l’ancien nordique alfr, ils
demeurent les délicats génies de l’air dans la mythologie
scandinave.

Du lard à la gadelle…
Gastronomiquement, le bilan se réduit tout d’abord sans
gloire à la flèche de lard et au rutabaga, mais plus
agréablement pour le dessert aux gadelles. La flèche, en
tant que pièce de viande levée sur le côté du porc, de
l’épaule jusqu’à la cuisse, se rattache au norrois flikki, de
même sens, qui donna aussi en ancien picard le flec. Quant
à la racine comestible de cette plante fourragère qu’est le
rutabaga, sa chair jaune dont se repaissent les animaux
n’est pas forcément de bon souvenir pour l’être humain qui
dut parfois s’en contenter pendant l’Occupation : il vient du
suédois dialectal rotabagge, sans assurance que le mot soit
passé par le normand.
En revanche, faisons place avec plaisir à la gelée de
gadelles, fruits du groseillier à maquereau, joli mot issu du
vieux norrois gaddr, piquant, épine, à la manière des
groseilliers à maquereau, bien que la gadelle ne soit point
épineuse… Il est courant au Québec de déguster quelques
gadelles saupoudrées de sucre, et le mot est encore çà et là
en usage en Normandie. Et pour rester dans le français
régional, évitons d’être graffigné, c’est-à-dire égratigné, un
verbe issu très probablement de l’ancien nordique krafsa,
gratter.

Joli mois de mai


Sans prétendre être exhaustif, concluons la liste avec un
mot délicieux, issu de l’ancien scandinave jôle, nom d’une
grande fête païenne du milieu de l’hiver, nous rappelle le
Trésor de la langue française (1971-1994), à l’origine de
l’adjectif joli. La première attestation de l’adjectif, au début
du XIIe siècle, offre une locution forte mais perdue, « estre
jolif de femmes », comprenons être sensible aux joies
sensuelles de l’amour, pour tout dire lascif. L’adjectif va
garder néanmoins sa connotation joyeuse et séductrice,
avec le joli cœur, l’homme galant auprès des femmes. Joli
démarquera enfin rapidement ce qui a de l’agrément
extérieur. Remarquons qu’à la mode germanique, l’épithète
« joli » est le plus souvent antéposée : le joli mois de mai,
un joli garçon, une jolie fille, un joli minois. Bref, un joli
mot.

Noms de lieu à la mode normande


Dans un tout autre registre, ce sont les noms de lieux,
les toponymes, qui ont été marqués par la langue des
Vikings, et cela s’entend, notamment en Normandie. Le fait
est si marquant que les étymologistes n’ont pas hésité à
qualifier de « norman(n)ique » la toponymie qui y
correspond. Et les spécialistes de signaler d’emblée que
cinq des principales villes de Normandie, Dieppe,
Cherbourg, Honfleur, Barfleur, Harfleur, sont d’origine
scandinave dans leur dénomination. D’emblée certaines
terminaisons relèvent de mots d’origine norroise, par
exemple les noms de communes offrant en finale -acre, -
bec, -beuf, -bot, -bri(c)que, -broc, -cher, -quier, -clif, -cotte, -
fleur, -hague, -londe, -mare…

Le normand au cœur du toponyme

Acre désignait en vieux norrois le champ, et on le


retrouvera dans différents lieux-dits. Herboutacre, avec
Herbout correspondant très probablement au nom d’un
premier propriétaire germanique. Relevons aussi
Fouquelacre et l’Acre-Guérard.
Bien qu’imaginée par Marcel Proust, la ville qu’il appelle
Balbec et qui tient une grande place dans À la recherche du
temps perdu se situe forcément en Normandie, -bec étant
de fait une racine apportée par les Vikings. C’est au
demeurant un personnage du roman de Marcel Proust, le
professeur Brichot, qui tente de donner l’origine
étymologique de ce village imaginaire : « Or donc, continua
Brichot, bec en normand [entendons en langue scandinave,
norroise] est ruisseau… C’est la forme normande du
germain Bach. » Et en les repérant facilement, on pense
aux communes normandes telles que Bolbec, Bricquebec,
Clarbec, Foulbec, Beaubec-la-Rosière, Caudebec-en-Caux,
et Caudebec-lès-Elbeuf.
Avec Caudebec-lès-Elbeuf se cumulent les racines
norroises -bec et -beuf, cette dernière désignant une
cabane, une habitation, en droite ligne du vieux danois
boot, both, de même sens. C’est aussi une reprise de la
racine -by, synonyme d’habitation, repérée dans nombre de
villes anglaises déjà évoquées, Derby, Rugby, etc. Et l’on
retrouve pour ainsi dire de belles équivalences en partant
du même nom de personne ou de lieu associé à cette racine
bec et by. Avec par exemple les cités anglaises de Kirkby,
Risby, respec tivement en France Criquebeuf, et Ribeuf, ou
encore entre Dalby, Welby en Angleterre, et les cités
françaises de Daubeuf et Elbeuf. De même nature sont les
villes de Carquebut, Coimbot, la terminaison bo(u)t(h)
désignant le village. De racine voisine, il faut relever la
terminaison topt, toft, désignant en norrois l’emplacement,
la ferme, et on relève alors Routot, Colletot, Vergetot,
Martot, Hotot, Fourmetot, Valletot. Et peut-être la ville la
plus connue déjà citée, Yvetot. Consulter le Dictionnaire
des idées reçues concocté par Flaubert, c’est trouver à la
lettre Y, Yvetot – « Voir Yvetot et mourir (v. Naples, et
Séville). » Ce qui rappelle que l’expression est ancienne, et
combien Flaubert, tout en étant un pourfendeur des
clichés, est enraciné dans sa Normandie natale. Se
souvient-on qu’Yvetot fut une sorte de principauté jusqu’en
1789, un paradis fiscal en son temps, avec à sa tête au
départ un seigneur s’attribuant le titre de « roi » ?
Citons aussi le nom doublement norrois de Bricquebec,
où se retrouve le vieux norrois brekka, la déclivité, ici celle
du ruisseau, bec. Tout comme Bricqueville, Briquedalle,
Briquemare signalent aussi une pente.
Dans une commune telle que Cherbourg, la première
partie du toponyme, cher, n’est autre que la déformation du
mot norrois kjarr, la lande tourbeuse, qui a été associée à
un autre mot norrois, borg, le château – avec ses
résonances germaniques ayant abouti au « bourg ».
Cherbourg est ainsi à comprendre étymologiquement
comme « le château du marais ». Cette même racine
norroise, cher ou quier, se retrouvera aussi à la fin de la
commune de Villequier, lovée dans une boucle de la Seine.
Au mois de septembre 1843, la fille de Victor Hugo,
chavirant avec son mari d’une barque instable, s’y noya ; le
drame rendit la ville inoubliable.
Pour les mots construits avec le vieux norrois klif, le
rocher, déformé en cli ou clé en langue française, se
signalent des communes telles que Verclives, Cléville, ou
Clitourps, cette dernière construite avec cette racine
également active pour les toponymes anglais, torp, le
village.
Du norrois kot, cabane, seront issues aussi diverses
communes se terminant par -cotte : Vaucottes, Cottévrard,
Caudecotte.
Très caractéristiques sont également les villes
normandes se terminant par la racine norroise -fleur,
correspondant au scandinave fliot, la rivière, et
qu’illustrent la ville de Honfleur, où « Hon » relève soit
d’un Anglo-Saxon appelé Huna, soit du norrois, horn, angle,
tournant, mais aussi la ville de Harfleur, har relevant sans
doute d’un nom de personne. Il en va de même de Barfleur,
où le premier élément, bar, est à rattacher à un nom de
personne portant une barbe, Barbey, Barbatus en latin.
Même s’il arborait une barbe fleurie, -fleur reste bien ici
d’origine normande, désignant une rivière. D’ailleurs, si
vous souhaitez être un vrai Normand, ne prononcez pas le r
final de Barfleur, les érudits barfilotais – de Barfleur… –
seront sensibles à cette attention phonétique. Même
prononciation délaissant le r final pour Vittefleur dans le
pays de Caux, dont le premier élément représente sans
doute un anthroponyme scandinave, peut-être Witta.
Du vieux norrois hagi sont aussi issus divers noms de
communes où se reconnaît cette origine à travers « hague
», à commencer par La Hague, connue notamment pour
son centre de traitement du combustible nucléaire usé. Est-
on rassuré par son origine étymologique, cette racine hagi
désignant ce qui est bien « enclos ». On relève cette racine
dans divers lieux-dits ou communes : Les Hagues, La
Haguette, Les Tohagues, Beaumont-Hague. Étauhague
regroupe de son côté vraisemblablement deux racines
norroises, etau, issu de l’ancien norrois, stoo, troupeau de
chevaux, et « hague ».
Du norrois lundr, le bois, la forêt, sont nées quelques
communes dont la syllabe lon ou ron trahit l’origine
scandinave. Ainsi en est-il de Bouquelon, littéralement «
forêt de hêtres », d’Yquelon, « bois de chênes », lon
s’associant au scandinave eik, le chêne, qu’on retrouve au
reste dans Yquebeuf en Seine-Maritime, de Boulon, « bois
de bouleaux », d’Écaquelon, de Catelon, etc., mais aussi
directement perceptible dans La Londe en Seine-Maritime.

En passant par la littérature

À mieux y réfléchir, la littérature a été porteuse de


quelques noms de lieux restés dans nos mémoires de
lecteurs. Outre Villequier, l’imaginaire Balbec et Yvetot
déjà mentionnés, on retrouve la Normandie dans une
grande partie de l’œuvre de Maupassant. En fait, depuis le
Xe siècle, avec Dudon de Saint-Quentin et Garnier de Rouen

jusqu’au XXe siècle, avec Raymond Queneau ou Roland


Barthes, André Breton, Patrick Grainville, Philippe Delerm
qui y réside, en passant au XIXe par Barbey d’Aurevilly,
Flaubert, Robert de Flers, Rémy de Gourmont, la liste des
écrivains normands est impressionnante. Et bien sûr au
XVIIe siècle, les frères Corneille.

La Normandie occupe indéniablement une place


privilégiée en France. On s’en voudrait de ne pas évoquer
le Normandie, le plus grand paquebot au monde lorsqu’il
entra en service commercial en 1935. Ma grand-mère
tenait alors le Café des chauffeurs à Boulogne-sur-Mer,
ceux-là mêmes qui s’occupaient des chaudières des
paquebots. Elle en avait lu la description dans un
magazine, et cela résonnait dans son esprit avec la malle
entrant dans le port de Boulogne-sur-Mer. Ni elle ni plus
tard son petit-fils très attentif à ses souvenirs ne savaient
que c’est justement par bateau quittant la Normandie que
l’Angleterre allait être conquise politiquement, en abordant
Hasting. Bateaux qui emporteraient un grand nombre de
mots de la langue française parlée en Normandie.
5

La langue française via les


Normands à la conquête de
l’anglais

« – Écoutez, dit d’Artagnan, je comprends peu l’anglais


: mais, comme l’anglais n’est que du français mal
prononcé, voici ce que j’entends : “Parliament’s bill” ce
qui veut dire “bill du parlement”, ou Dieu me damne,
comme ils disent ici1. »
Alexandre Dumas père,
Vingt ans après, chap. LXVII, 1845.

On ne prend sans doute pas assez la mesure des


conquêtes militaires, souvent décisives dans la vie des
langues…

À UNE FLÈCHE PRÈS

« Que manquerait-il à la langue anglaise, si Harold


n’avait pas pris une flèche normande dans l’œil, le fatidique
14 octobre 1066 à Hastings ? » Judicieuse interrogation
formulée dans un essai d’Introduction à la langue anglaise
que nous confiait en 2010 Thora Van Male, brillante
universitaire grenobloise, disparue trop tôt. En supposant
donc que Guillaume, duc de Normandie, n’ait pas réussi à
s’implanter sur l’île Britannique, comme il put le faire en
gagnant ladite bataille dans le Sussex, bataille qui
l’opposait au dernier roi anglo-saxon d’Angleterre, Harold
Godwinson, ce sont en réalité probablement des dizaines
de milliers de mots français qui n’auraient pas pénétré en
langue anglaise, s’y assimilant et romanisant en partie la
langue germanique qu’est l’anglais.
Harold ayant perdu la bataille et la vie, Guillaume,
désormais Guillaume le Conquérant, put rejoindre Londres
et se faire sacrer roi dans l’abbaye de Westminster, le 25
décembre, symboliquement le jour de Noël. Et ce faisant, il
inaugurait en Grande-Bretagne une période anglo-
normande au cours de laquelle, dans le sillage de son
administration et de sa cour, afflueraient les mots français.
La brèche ainsi ouverte ne se refermerait jamais vraiment.

COMBIEN DE MOTS « BONS AMIS » ?


Combien de mots français la langue anglaise abrite-t-
elle ? De fait, les chiffres ne manquent pas tant le
phénomène est perceptible par tous, mais comme tout
phénomène complexe quantifié, les paramètres étant
différents d’un chercheur à l’autre, lesdits chiffres varient
sensiblement. Ainsi, un tiers du vocabulaire anglais actuel
serait français selon Laura K. Lawless, Américaine forte de
nombreux ouvrages d’apprentissage premier du français et
ayant séjourné plusieurs années dans l’Hexagone.
Cependant, dans le cadre d’une thèse soutenue à la
Sorbonne en 1996 et félicitée à l’unanimité, portant sur La
Valeur et les Fonctions des mots français en anglais à
l’époque contemporaine, Jean-Marc Chadelat, qui
appréhendait un nombre très important de vocables,
calculait que « sur un lexique d’environ 350 000 mots […],
l’anglais compte approximativement 85 % de termes
d’origine française ou latine ». En vérité, dès lors qu’on
dépasse les 60 000 premiers mots d’une langue indo-
européenne, ce qui correspond à la nomenclature du Petit
Larousse ou du Petit Robert, on entre de plain-pied dans le
vocabulaire des spécialités scientifiques et techniques où le
latin constitue habituellement la principale ressource
néologique, ce qui change la perspective et les proportions,
d’où ce pourcentage impressionnant.
Enfin, en appréhendant la langue en usage, hors des
vocabulaires par trop spécialisés, Henriette Walter, qui
nous a fait bénéficier en 2001 de L’Incroyable his toire
d’amour entre le français et l’anglais, estime que les mots
d’origine française et latine représentent plus des deux
tiers du vocabulaire anglais. Et de compter alors, par
exemple, plus de trois mille termes communs au français et
à l’anglais, de forme et de sens parfaitement identiques,
ces vocables illustrant ce qu’elle appelle les « bons amis »,
par opposition aux « faux amis », les mots français qui
n’ont plus le même sens en anglais qu’en français. Ainsi la
liste des « bons amis » est-elle étonnamment longue. Elle
explique la tentation que nous avons tous connue, celle
consistant, lorsque le mot anglais nous manque, à glisser le
mot français qu’on a sur le bout de la langue en le dotant
artificiellement d’un accent britannique. Et, non sans
heureuse surprise, on constate qu’assez souvent, le terme
hasardé est compris par nos interlocuteurs britanniques
ignorant le français. C’est qu’en réalité, on a alors affaire à
de « bons amis ».
Par exemple, parmi ces trois mille « bons amis », en se
contentant de ceux commençant par la lettre a, on peut
aisément bâtir des suites de mots en français et en anglais
qui se liraient indifféremment dans l’une ou l’autre langue,
ne se distinguant en vérité qu’à l’oral, au moment de les
prononcer. Ainsi en est-il du court scénario suivant destiné
à une vidéo, compréhensible des deux côtés de la Manche
et qu’eût parfaitement compris mon aïeule : « Abominable,
aberrant accident ; Apocalypse ; Audible ambulance, ample
affliction ; Abjecte accumulation. Abomination ! » Attention
cependant, le fait d’utiliser des mots français restés intacts
de sens en anglais pousse nos inter locuteurs, ignorant le
français, à imaginer faussement que nous disposons d’un
anglais châtié, les mots français devenus anglais relevant
en effet pour beaucoup du vocabulaire soutenu, celui-là
même qui se parlait à la cour et dans les hautes instances.
Et cela souvent depuis Guillaume le Conquérant, Guillaume
Ier d’Angleterre.
LE RAYONNEMENT DE L’ANGLO-NORMAND
DANS LE SILLAGE DE GUILLAUME LE
CONQUÉRANT
On s’en souvient, Édouard le Confesseur, qui avait
accédé au trône d’Angleterre en 1042, avait promis à
Guillaume de Normandie, peu avant de mourir en janvier
1066, qu’il lui succéderait. Il n’est pas impossible
néanmoins qu’au moment de disparaître, il ait fait le même
serment à Harold Godwinson, le frère de son épouse. Aussi,
à la mort d’Édouard le Confesseur – dont on rappellera
qu’il séjourna en Normandie de 1016 à 1041, sachant donc
parler la langue française –, les deux prétendants
s’affrontèrent en revendiquant cette succession. D’un côté,
se dresse Harold, incarnant la tradition anglo-saxonne,
celle de son père, comte imposant des West-Saxons ; et de
l’autre, entre en scène Guillaume, descendant de Rollon et
à la tête de son riche duché normand, soutenu par le pape,
ce qui est essentiel. Une seule journée aura suffi, celle dite
de la bataille d’Hastings, entraînant la mort d’Harold et de
ses deux frères, pour que Guillaume puisse accéder au
trône de l’Angleterre. Et dans son sillage, l’élite anglo-
saxonne fit place très rapidement à l’élite anglo-normande,
riche de son lexique d’ancien français.
Guillaume Ier d’Angleterre, William le Conquereor en
anglo-normand, William the Conqueror en anglais, qui
devait régner cinquante-deux ans, ne commença à
apprendre l’anglais qu’à quarante-trois ans, dit-on. Il était
né à Falaise, fruit illégitime de Robert le Magnifique, duc
de Normandie de 1027 à 1035 et inspirateur du
personnage légendaire de Robert le Diable, et d’Arlette de
Falaise, la fille d’un pelletier ou d’un tanneur falaisien.
D’extraction et de parler simples, celle-ci s’exprimait dans
cette variante normande de l’ancien français qui prendrait
souche en Angleterre avec son lot de mots français.
Guillaume n’oublia jamais son origine, qui lui valut le
surnom de Guillaume le Bâtard. Il faut avoir en mémoire
que le très jeune duc était parfois caché chez des paysans,
devant changer de gîte chaque nuit, pour se protéger de
ceux n’acceptant pas son titre de duc. Il échappa de fait à
diverses tentatives d’assassinat : voilà de quoi forger un
tempérament ! Et ne pas oublier son extraction, au point
qu’il fut accompagné de ses demi-frères dans sa conquête
de l’Angleterre. Il confia ainsi à son demi-frère Odon de
Bayeux la gestion de son royaume, lorsqu’il dut se rendre
en Normandie. Ce dernier, devenu comte de Kent, à la tête
de nombreuses terres anglaises, joua un rôle essentiel dans
la conquête progressive du pays. Et par le même coup dans
l’implantation d’un lexique français croissant.
Guillaume le Conquérant, qui s’était montré très ferme
et remarquable administrateur à la tête de la Normandie,
sachant redonner à l’État normand son unité et sa
puissance commerciale, n’hésita pas à déposséder de leurs
titres les nobles anglais pour y substituer des Français. Les
taxes tombèrent dru sur les Anglais, permettant au passage
de récompenser tous ceux qui l’avaient soutenu, à
commencer par le pape, en dotant richement par exemple
les abbayes normandes et françaises. Qu’il s’agisse de
hautes fonctions ecclésiastiques, administratives ou
militaires, le pouvoir passa majoritairement dans les mains
des Normands et on évalue à environ vingt mille personnes
les Normands s’installant à demeure alors en Angleterre,
parmi lesquelles il faut compter force marchands et
artisans. L’anglo-normand devenait de facto la langue du
pouvoir et acquérait progressivement du prestige, celui
propre aux vainqueurs.
Guillaume le Conquérant, descendant donc de Vikings,
de mère falaisienne, alliait ainsi le sens de la conquête et le
réalisme d’un excellent gestionnaire. Il sut par exemple
préserver les structures administratives des Anglo-Saxons,
plus efficaces que celles de son duché normand, et en
1085, son royaume anglais étant bien affermi, faire brosser
un inventaire précis du royaume, à la tête de bétail près,
inventaire achevé précisément vingt ans après la bataille
d’Hastings. Ce fut le premier recensement de la population
et des biens anglais, appelé le Domesday Book. Point de
bonne gestion sans des données précises… Et point de
pouvoir solide alors sans une ferme prise en main de
l’Église, avec la nomination de nombreux évêques
normands et d’abbés également normands à la tête des
monastères. Se rejouait ainsi l’alliance gagnante du
temporel et du spirituel. Et dans cette dynamique
s’installait aussi un pouvoir linguistique, d’autant plus
qu’au début du XIe siècle, la Grande-Bretagne ne
connaissait pas d’unité à cet égard. S’y côtoyaient en effet
divers dialectes germaniques, mais aussi celtiques,
notamment au Pays de Galles, en Cornouailles, en Écosse
et en Irlande. Que la langue du roi soit une variante
normande de l’ancien français donnait à celui-ci la
prééminence administrative et institutionnelle. Cette
langue porteuse de prestige devint sans tarder celle des
classes aisées, même si la population des campagnes n’en
connut les effets que tardivement.

LES PREMIERS EMPRUNTS À LA LANGUE


FRANÇAISE

Pour être un Anglais considéré, il fallait donc


commencer à s’exprimer en français, d’où le fréquent
bilinguisme des classes aisées de souche anglaise, se
confirmant et se renforçant par ailleurs par des mariages
unissant familles anglaises et noblesse normande. Une
récente étude, conduite pour Maps on the Web (The UK’s
Modern Tribes), fait à cet égard état d’un pourcentage
éloquent : 45 % de la population du centre et du sud-est de
l’Angleterre aurait dans son ADN des ascendants français…
Ainsi le vocabulaire emprunté au français est-il d’emblée,
d’une part, propre aux institutions nouvelles apportées par
le nouveau pouvoir et, d’autre part, lié aux préoccupations
d’une classe riche et cultivée. Quels premiers mots retenir
?
Il reste difficile d’offrir un recensement complet des
mots français ainsi entrés dans le sillage de la victoire de
Guillaume le Conquérant, monté sur le trône de
l’Angleterre au début de la seconde moitié du XIe siècle.
Relever cependant quelques mots importants attestés aux
XIe et XIIe siècles s’impose.
Titres, institutions et valeurs :
des mots à l’identique ou presque
Avec des envahisseurs très hiérarchisés et un ordre
social qui leur était en partie propre s’installèrent d’abord
rapidement les titres normands des puissants accompagnés
des noms des différentes assemblées. Bien des mots sont
repris à l’identique ou presque, les laissant alors encore
totalement perceptibles, comme baron, chancellor, un titre
que s’attribuait déjà Édouard le Confesseur, ou encore
prince, sire, chieftain, duke, minister, countess, dame,
master, clerk, admiral, autant de fonctions civiles
importantes. Elles ont leur écho dans le domaine religieux
avec par exemple abbot, cardinal, prior, legate, chaplain,
partriarch, prophet, saint, pilgrim, disciple, hermit. De la
même façon, les institutions, les pratiques et les lieux y
correspondant pénétrèrent aussi dans la langue anglaise
des XIe et XIIe siècles, qu’il s’agisse de termes tels que
council, court, company, legion, ou justice, prison, service,
custom.
On y ajoutera des valeurs universelles reprises en
français : honour, grant, obedience, proud, gentle, ces deux
derniers mots étant à gloser. Proud relève en effet de
l’ancien français prud, preux en français moderne,
courageux, vaillant, d’où le sens anglais, orgueilleux, fier.
Quant à gentle, issu du français « gentil », en ligne directe
du latin gens, gentiles, la race, la famille, son sens originel
est à associer au fait d’être de noble famille, d’où viendront
les notions de courtoisie et de gentillesse. S’il est difficile
de reconnaître l’ancien français povre dans l’anglais poor,
de fait, poverty est de visibilité plus grande et rich et
treasure ne cachent pas leur origine française. Tout comme
se devine la rente dans rental, reprenant tel quel l’ancien
français. Quant au verbe to pay, repris au français payer,
on a encore conscience de son rapport premier avec la «
paix », qu’on acquiert en donnant de l’argent utile à
l’apaisement, à la pacification.
D’autres mots sont plus ou moins aisés à reconnaître,
ainsi en est-il de crown qui n’est autre que la couronne, ou
encore robber, le voleur, de l’ancien français rober, piller,
lui-même issu du germanique, rauba, butin, à l’origine de la
« robe ». Derrière l’adjectif foreign, signifiant « en dehors
des frontières du pays », étranger donc, se niche le mot
français « forain », au départ de même sens, issu du latin
foraneus, extérieur, du latin foris, en dehors. Plus difficiles
à deviner dans leur origine française sont les mots spouse,
époux ou épouse, et aunt, la tante. Le premier est lié à
l’ancien français spus, espus, dérivé du latin spondere,
promettre, aboutissant à terme à l’époux ou l’épouse ; le
second se rattache à la forme initiale du mot français, ante,
du latin amita, la tante paternelle. Il se trouve qu’en
français, vers 1160, en partant d’une forme enfantine, « ta
ante », donnant t’ante, on retint à terme l’agglutination «
tante ». Le mot anglais témoigne en réalité de la première
forme française.

Moins repérables mais bien français-


normands
Enfin, toute une série de mots sont moins directement
repérables dans leur origine française. Sous juggler se
cache le vieux français jogelour, le jongleur, tout comme le
joker est de même famille, du latin iocus, badiner,
plaisanter. L’anglais squire, d’abord écuyer puis grand
propriétaire terrien, ne laisse pas d’emblée deviner le
porteur de l’écu, le bouclier, scutarus en latin, et l’écusson
du propriétaire. On reconnaît en y regardant de plus près
le français t[o]ur dans tower. Tout comme l’ancien français
marchiet est à l’origine du market. Quant à l’anglais
custard, la crème, ce fut d’abord crustade, mot issu du
français « croustade », viande ou fruit écrasé et offert en
croûte. Et au XVIIe siècle, custard prit le relais en désignant
une crème épaisse.
Quelques-uns sont de souche spécifiquement normande,
comme canvas, la toile, du normano-picard caneve, forme
ancienne du chanvre. Ou encore comme le caterer, le
pourvoyeur, issu de l’ancien normand acatour, l’acheteur.
Le verbe si courant to catch, capturer, vient lui aussi du
normand cachier, capturer un animal, avec pour écho
l’ancien français chacier, chasser. De son côté, l’anglais
cattle, d’abord propriétés de toutes sortes incluant l’argent,
vient de l’anglo-normand catel, de même sens, issu du latin
médiéval capitale, déformé. Puis en moyen anglais ce «
capital », cattle, devint celui, vivant, mobile, et s’installa
ainsi son sens moderne, le bétail. Typiquement propre
également au vieux normand, war, la guerre, reprend
werre, d’origine germanique, pendant que l’hostage, otage,
de par son orthographe inchangée, rappelle qu’il s’agit
d’abord de celui qu’on accueille, en somme l’hôte logé chez
le souverain. Sans pouvoir s’échapper de sa prison dorée.
Dans le domaine alimentaire, du normano-picard
caboche, tête, vient le cabbage, le chou, analogie de forme
oblige ! Toast et bacon qui sonnent bien anglais,
notamment à l’heure du petit-déjeuner, sont n’en doutons
pas d’origine française. Le premier vient en ligne droite du
verbe français toster, griller, rôtir, issu du latin vulgaire
tostare, à relier au latin classique torrere ; le second, bien
installé en français sous la même forme, vient du francique
bakko, jambon. Le petit-déjeuner anglais est finalement
français ! Et pour le « capon », malheureux coq castré, il
n’y a qu’à ajouter le h – déjà perdu en picard – pour
retrouver le chapon continental. Il n’est pas en revanche
forcément facile de repérer le « bouteiller », entendons
jadis le grand officier de la couronne ayant l’intendance du
vin et des vignobles, dans l’anglais butler, désignant le
maître d’hôtel.

Mots français disparus ou difficilement


détectables
Empruntés en anglais, certains mots d’ancien français
ont disparu comme solace, consolation, correspondant à la
soulace ou au soulas de jadis, à la fois réjouissance et
consolation. L’anglais scorn tient de la même manière de
l’ancien français escorner, insulter. Il nous reste le verbe «
écorner », un livre ou un héritage, par exemple. Enfin, le
verbe to strive, s’efforcer de faire quelque chose, est à
rattacher à l’ancien français oublié estriver, faire des
efforts. Il en va de même de l’anglais guile, la ruse,
l’artifice, issu de l’ancien français guile, tromperie, qu’on
retrouve dans guilleret, la duperie étant souvent propice à
s’égayer. Il faut par ailleurs être étymologiste pour établir
le lien entre l’adjectif anglais eager, ardent, impatient de
quelque chose, et le français aigre, acide, âpre, en partant
du latin acer, pointu, aiguisé, et par métaphore, ardent et
zélé. Et, sensation inverse, de l’ancien français feint, mou,
sans ardeur, est venu l’anglais faint, sans force ou timide.
Se référant aussi à un mot disparu de l’usage français,
signalons la goune, la longue robe médiévale ou le
manteau, qui se retrouve dans l’anglais gown, robe longue,
éventuellement celle des professeurs et des avocats.
Quelques mots sonnent si bien anglais dans notre
imaginaire qu’on s’étonne de découvrir qu’ils ont leur
source en français. Le plus courant est l’adverbe very qui
n’est autre que l’ancien français veray ou verrai, vrai, déjà
présent dans la Chanson de Roland en 1080. Au XIVe siècle,
« vraiment » prenait le relais de « veraiement » en français,
en tant qu’adverbe : « He is very old », il est vraiment
vieux. Un effort est aussi à fournir pour retrouver l’ancien
français atirier, équiper, accommoder dans l’attire anglais,
d’abord l’équipement d’un homme armé, puis les
vêtements.

LA PRONONCIATION ANGLAISE AU PARFUM


DU FRANÇAIS D’HIER ?

Les professeurs d’ancien français – une discipline à


grandement honorer parce qu’elle fait résonner en
profondeur notre langue – le signalent souvent.
L’orthographe anglaise des mots français empruntés
principalement entre le XIe et le XIIIe siècle est en effet
fréquemment révélatrice d’une prononciation oubliée de
notre langue, du temps où nous pratiquions sans hésiter la
diphtongaison et où presque toutes les lettres étaient
prononcées. On l’a oublié, mais nous « diphtonguions »
jadis allègrement : notre fleur, notre tour, notre toile ou
toaille, entendons notre serviette de toilette, étaient bien
proches de la prononciation de l’anglais flower, tower et
towel. Tout comme l’ancien français déjà évoqué forain,
étranger, se prononçait de la même manière qu’aujourd’hui
l’anglais foreign.
Certes se repèrent encore en français contemporain des
traces de l’ancienne diphtongaison avec des mots, comme
la paie, paye, ou encore paysan, le y servant à nous
rappeler cette ancienne suite coulée de deux voyelles, un
principe phonétique qu’en 1690, dans son Dictionnaire
universel, Furetière défi nit comme la « jonction de deux
voyelles qui se prononcent ensemble, & ne forme qu’une
syllabe ». Et de fait, nombre de mots entrés en anglais au
cours des quelques siècles qui ont suivi la conquête de
l’Angleterre par Guillaume portent clairement la marque de
ces prononciations passées.
En prenant ainsi quelques mots français entrés aux XIIIe
et XIVe siècles en langue anglaise, tirés par exemple du
vocabulaire de l’alimentation, des vocables comme
mustard, beef, pork, mutton nous restituent une
prononciation française ancienne. Il faut, on en convient,
parfois rétablir les liens et se souvenir que la moutarde
tient son nom du fait que les graines de la plante herbacée
y étaient intégrées dans le moût du raisin, du latin mustum.
Tout comme, témoin de l’ancien français esquarre, qui
aboutira, toute diphtongaison effacée à l’équerre, nous
reste l’anglais square, le carré. D’où cette place en forme
de carré, typique des villes anglaises, le square qui nous
séduira et nous fera emprunter à notre tour vers 1715 ce
mot perçu comme anglais, pour désigner le petit jardin
public carré aménagé au milieu d’une place. On avait
oublié que ce terme était à rattacher à l’équerre, et plus
anciennement encore au latin quattuor, quatre. Il en est de
même pour la chaise, chair, repris sur la chaire française,
avec une diphtongue indispensable en anglais mais effacée
en français malgré la présence de la voyelle i. Parfois, la
prononciation anglaise diphtonguée reste bien présente,
mais n’était déjà plus perceptible dans l’orthographe en
ancien français. C’est le cas de grape, [greip]
phonétiquement, le raisin. Et prononcer « challenge » et «
challenger » à l’anglaise, c’est retrouver la manière de dire
du Moyen Âge, où chalenge ou chalonge, issu du latin
calengia, réclamation, désignait un débat. On l’avait
totalement oublié et on le reprit vers 1880 à l’anglais, qui
le tenait du français.

L’ANGLAIS, MUSÉE DE L’ANCIEN FRANÇAIS


Il reste indéniablement émouvant de retrouver, sous des
mots qui semblent porter une empreinte typiquement
britannique, la trame d’un vocable français se dégageant
de sa gangue et réveillant une ancienne réalité médiévale.
Ainsi le délicat petticoat, le jupon, n’est-il autre que la
petite cotte, se situant au départ sous la cotte de mailles,
avant de devenir le vêtement féminin. Même surprise avec
le mot pantry, qui sonne si bien britannique et sous lequel
se cache la panèterie, la pièce où conserver le pain,
devenant progressivement le garde-manger, l’office. Quant
à la volaille, poultry en anglais, un petit effort d’analogie
nous fait aisément retrouver l’origine française, la
pouletrie, anciennement la volaille, en partant du latin
pullus, le petit d’un animal. De temps à autre, il faut faire
un effort de mémoire pour que la couverture, blanket en
anglais, rappelle le blanchet, la blanquette, cette
couverture ou cette protection de flanelle, en principe
blanche. Dans le même esprit, curtain, le rideau, relève de
l’ancien français cortiine, aujourd’hui la courtine, le rideau
dissimulant un lit. Sur lequel sont disposés des coussins,
cushions, de l’ancien français coissin. Le tout dans la
chambre, chamber.
L’anglais représente aussi parfois un musée d’ancien
français ou de français archaïque lorsque le mot n’a plus
vraiment de correspondant dans la langue contemporaine.
Ainsi, to summon, convoquer, est-il issu du verbe semondre,
de même sens, se rattachant parallèlement à la semonce, la
convocation par le suzerain de ses vassaux. On ne
convoque pas que pour complimenter, et semondre comme
semoncer furent aussi par glissement de sens synonymes
de réprimander. De même, avec le verbe to bargain, faire
affaire, on est en plein écho avec l’ancien français
bargaigner, aujourd’hui barguigner, usé en tant
qu’archaïsme pour marquer l’hésitation de celui qui fait un
achat, d’où l’expression plaisante, « sans barguigner ».
Enfin, il est presque impossible de deviner que sous
l’anglais stew se cache l’ancien verbe français, abrégé,
estuver, prendre un bain très chaud, s’immerger dans la
vapeur. Le relais serait ensuite pris dans le domaine
gastronomique, en passant par le fait de cuire quelque
viande « à l’étuvée » aboutissant ainsi au ragoût, le stew,
illustré avec succès par le célèbre irish-stew, délectable
ragoût de mouton.
La confusion propre aux faux amis est çà et là due au
sens d’un mot français complètement disparu, comme pour
le relief, désignant en ancien français le soulagement. C’est
du verbe « relever », enlever, ôter, que vient en effet le mot
relief ; en ôtant ce qui encombrait notamment la table à la
fin du repas, ne demeuraient que les reliefs, désignant
aussi alors les restes d’un repas, d’un festin. De l’idée de ce
qui fait saillie, de ce qui est relevé, n’est restée en français
que celle des reliefs situés dans l’espace, géographiques ou
architecturaux. Pendant que l’anglais ne conserverait,
comme en ancien français, que l’idée du soulagement, to
feel some relief : éprouver un certain soulagement. Il fallait
assurément mettre en relief ce faux ami, rassurant témoin
du Moyen Âge.

LES FAUX AMIS, VRAIS AMIS D’HIER


Avant 1928, les faux amis existaient-ils ? Aucun doute,
ils compliquaient déjà depuis quelques siècles la
compréhension entre les deux peuples, mais en vérité la
formule « faux amis » n’existait pas encore. Ce sont en effet
d’une part l’Américain Maxime Koessler et d’autre part
Jules Derocquigny, membre de l’Académie française et
professeur de langue et littérature anglaise, qui firent
paraître un ouvrage ainsi intitulé, Les Faux Amis ou les
Pièges du vocabulaire anglais, et cette plaisante
désignation fit florès. Au point que dès lors, il fut
impossible d’apprendre l’anglais sans bénéficier d’une liste
dite de « faux amis » à apprendre sous peine de traductions
fautives.

Péchés actuels…
Actual et actually font partie des exemples les plus
connus, signifiant « réel », « en réalité », et en rien le sens
que la personne française non avertie peut avoir envie de
donner en rattachant ces mots anglais au français «
actuellement ». En fait, il faut remonter à la source latine
actio, façon d’agir, et actualis, agissant, d’où, en ancien
français, l’adjectif actuel s’appliquant à une personne pour
la désigner d’abord comme active, efficace, avant d’avoir
un second sens, « en activité ». Ainsi, dans le domaine
religieux, Calvin évoquera-t-il encore les « péchés actuels
», comprenons les « péchés par action », en opposition aux
« péchés d’intention ». En anglais, cet actually a donc
gardé le sens premier du français.

De l’affluence à l’agonie
En 1393, dans une ordonnance, on regrette encore à
propos d’une affaire « l’affluence des causes », comprenons
leur multitude, leur trop grand nombre. Cette affluence,
synonyme d’abondance, serait bientôt restreinte en
français à celle des personnes, d’où les « heures
d’affluence ». En anglais cependant, l’emprunt fait au
français gardera son sens premier, ainsi peut perdurer
l’expression to live in affluence, vivre dans l’abondance. «
Fille de Babylone, tu es chétive et en agonie », lit-on dans
le Psautier d’Oxford en 1120, l’agonie désignant au XIIe
siècle l’angoisse, qui deviendra en français l’angoisse de
celui qui va mourir, puis au sens figuré la dernière lutte
précédant toute fin, l’agonie d’une dictature par exemple.
L’anglais a préservé le premier sens : to look on in agony
reste effectivement le fait de regarder avec angoisse
quelque chose.

Demandes compréhensives
L’adjectif comprehensive a conservé en anglais le
premier sens du français, compréhensif, qui prend
ensemble, qui enferme et contient. A comprehensive study
correspond toujours à une « étude d’ensemble » qui peut
être sans concession, en rien compréhensive. Évoquons
aussi le verbe to demand, demander, dans lequel il faut
retrouver le latin impérial demandare, exiger – où se
perçoit encore le rôle de la main, à travers mandare,
remettre en main un ordre à quelqu’un – a donc également
gardé en anglais le sens premier du français, sens fort.
Ainsi, the demands of labour sont à traduire par « les
revendications ouvrières » et il n’y a pas à « se demander »
quelle attitude prendre.

Nouvelles fleurs, anglaises, en partant


du français
Si au regard des faux amis, la tendance fréquente est
que le mot français perde en force, en vivacité, l’anglais
gardant cette vigueur initiale, c’est parfois l’inverse et c’est
alors lui qui donne de nouvelles fleurs à la plante lexicale.
Ainsi, l’anglais furniture, reprise du mot français fourniture
a-t-il d’abord eu le même sens au XIIIe siècle, puis au XVIe
siècle s’y est ajouté tout ce qu’une maison accueillait
comme mobilier, un sens propre à la langue anglaise. Il en
va de même avec le verbe to cry, emprunté au français
crier, au XIIIe siècle, avec le même sens, mais qui a
rapidement connu une extension avec le fait naturel des
larmes versées en criant, prenant la place du vieil anglais
to weep. On est dans la même situation avec le verbe
français ignorer, issu du latin ignorare, être dans
l’ignorance, sans jamais changer de sens, mais qui en
anglais a évolué en faisant oublier ce sens emprunté en
français pour désigner aujourd’hui celui qui fait semblant
de ne pas voir.

Disputons
Disputer, emprunté au latin disputare, au sens propre «
mettre au net après examen », de putare, examiner, poser
une chose pour établie, garde ce sens en ancien français où
la disputation ou dispute désigne la discussion. Le
chroniqueur Philippe de Commynes, dans son Prologue,
évoque encore le fait qu’« avant l’entreprise » d’un voyage,
« il eut maintes disputations, sçavoir s’il iroit ou non », et
plus tard Calvin d’évoquer encore qu’avant « la dispute des
mots », il commencerait à « traiter de la chose ». Ce n’est
que plus tard que la dispute sera associée à un échange
violent de paroles entre personnes opposées. To dispute en
anglais garde ce premier sens, celui de la discussion. Pas
question de se disputer, discutons !

Une lecture sur l’impotence


Dans le même esprit, le français impotent issu du latin
potentis, puissant, de la même famille que potere, pouvoir,
ne désignait principalement au Moyen Âge qu’une
faiblesse, une impuissance, avant toute infirmité. Lorsque
le chroniqueur Jehan Froissart évoque sans hésiter au XIVe
siècle l’« impotence » d’un roi, il ne s’agit pas de ses
handicaps physiques mais de son impuissance. L’anglais
impotent a de fait gardé cette seule signification, et
l’ennemi reduced to impotence se traduit par le fait d’être
« réduit à l’impuissance », ce qui ne l’empêche pas d’être
ingambe, en rien victime d’une infirmité.
Autre exemple : si l’on peut toujours assister en français
à une lecture, il s’agira de la lecture d’un texte littéraire ou
autre, ce qui n’empêcherait pas chez soi d’en faire une
lecture silencieuse. En anglais, lecture reste le fait d’une
conférence, avec pour écho encore actuel cette pratique,
qu’on retrouve en Italie ou en Angleterre, de la conférence
davantage lue publiquement qu’offerte sans texte posé sur
le pupitre.

Du préjudice, du procès et de l’injure


Un préjudice, du latin praejudicium, n’est d’abord qu’un
jugement précipité, une opinion préconçue, et c’est ce sens
que conservera l’anglais, réservant la grave nuisance au
mot damage. Le mot français « procès », du latin
procedere, aller en avant, n’est tout d’abord que le
développement, la marche naturelle de quelque chose. Il
prendra cependant un sens inquiétant à travers le litige
soumis à une juridiction, allant même jusqu’à s’installer
dans le fait de « faire le procès de quelqu’un », d’où même
le « procès d’intention », pouvant être infondé. Le process
anglais gardera le sens étymologique du terme, encore
présent en ancien français. Et, en désignant l’ensemble des
étapes permettant d’aboutir à un certain résultat, le
process fait aujourd’hui figure d’anglicisme, à cause de son
double s. Curieux retour du français, avec l’accent anglais,
qui fut celui du français du Moyen Âge. Le passé n’est
jamais très loin…
Autre contresens à éviter, confondre l’anglais et le
français dans le mot « injure », le français ayant abouti à
une véritable agression verbale, éloignée du sens premier.
C’est en effet du latin classique injuria, l’injustice, la
violation du droit – juris en latin –, que vient l’ancien
français injure, de même sens. Ainsi Nicole Oresme au
début du XIVe siècle peut-il affirmer que pour « faire
vengeance ou punition selon justice », il y a « moult grant
difference si les injures sont volontaires ou involontaires ».
Au sens moderne du terme « injure » en français, il n’y a de
fait plus d’injures involontaires, mais c’est bien le terme «
injustice » qu’il faut retenir, à l’image de l’expression figée
nous rappelant « l’injure du temps ». En anglais, to injure
reste le seul fait de blesser, au sens propre et au sens
figuré. To injure oneself est « se faire tort », et fatally
injured a pour correspondant le fait d’être « mortellement
blessé ».

Du surnom et de la phrase
Quelques mots nous rappellent l’histoire même des
patronymes, par exemple surname qui nous a tous surpris
lorsqu’on remplit pour la première fois un formulaire
anglais où nous est demandé ce que l’on croit être notre
surnom, alors qu’en fait la demande n’a rien d’indiscret. Le
surname ne désigne en anglais que notre patronyme. On
doit se souvenir qu’en effet il ne fut à l’origine qu’un
surnom, au moment où, aux XIIe et XIIIe siècles, le nom de
baptême ne suffisait plus pour distinguer les différents «
Martin » du village. D’où l’usage de sobriquets ou de noms
de métiers, de lieux, etc. : Martin Legrand, Martin Meunier,
Martin Dupont, Martin Langlois…
Quant aux linguistes, ils doivent savoir que l’anglais
phrase désigne une locution, une expression, comme c’était
le cas en ancien français conformément au latin phrasis,
diction, style, et non cet énoncé formant un sens complet,
sens français seulement attesté en 1732. Et inversement, le
mot anglais sentence, à l’origine synonyme comme en
français d’un jugement, d’une décision de justice ou d’une
maxime, a au XVe siècle pris un sens supplémentaire,
faisant de sentence un synonyme de notre phrase
grammaticale.

DES FAUX AMIS DANS TOUS LES


DOMAINES

Impossible de passer en revue chaque mot de la longue


liste des faux amis à travers les siècles. C’est la raison pour
laquelle sont nombreux les recensements offerts dans
l’ordre alphabétique dans tel ou tel ouvrage
d’apprentissage, sur tel ou tel site Internet à vocation
pratique.

Variations sur le temps


Pour ne citer que quelques-uns de ces faux amis, en
retenant les domaines concernés, débordant du cadre de la
période allant du XIIe siècle au XVe siècle, rappelons ainsi
qu’à côté de actually, réellement, eventually et presently
signifient respectivement « finalement » pour le premier et
« bientôt » pour le second. En restant dans le domaine du
temps, si l’on peut demander en France un délai à son
éditeur, le delay anglais n’est en rien un temps accordé en
supplément, mais simplement et sans concession un retard.
Enfin, si achever est aujourd’hui en français le fait de
mettre un terme à quelque chose, en anglais, to achieve,
signifie prioritairement accomplir, réaliser, comme il en
était de l’ancien français venir à chief de quelque chose, en
venir à bout.
De même, lié au temps à prendre en compte, to resume
n’est pas « offrir un écrit ou un discours plus bref », mais «
reprendre, continuer, poursuivre » en conformité avec le
sens qu’avait le verbe en ancien français. Ainsi en est-il
d’Oresme déclarant qu’à « celui qui a laissé aller et jeter
une pierre, il ne lui est pas possible de la résumer, [de l’]
arrêter ou retraire ». Ce sens premier du verbe reste en
vérité là en conformité avec le latin re-sumere, prendre,
saisir à nouveau.
La notion de temps entraîne par ailleurs une réflexion
sur la chance qui l’oriente, au sens moderne du mot en
français, l’heureux hasard. La chance correspondait
pourtant en ancien français à la chute favorable ou
défavorable du dé, avec ses six faces, cette chance
résultant du latin cadere, tomber, bien ou mal. L’anglais a
gardé de fait pour le mot chance ce sens indéterminé du
hasard. Et dans le même esprit, fortunate ne signifie pas «
fortuné » au sens moderne du terme, mais « heureux »,
favorisé par le hasard, la fortune représentant en ancien
français le hasard, le sort : avoir bonne ou mauvaise
fortune, dit-on encore.

Amoureux en tout bien tout honneur ?


En matière amoureuse, attention aux mots que l’on croit
deviner ou, pire encore, qu’on utilise en se méprenant,
trompé par leur proximité avec le mot français
correspondant, mais dans son sens contemporain. Ainsi,
amorous concerne certes l’amour, mais en anglais, l’adjectif
prend une connotation érotique certaine : les amourous
verses n’ont rien de romantique mais définissent sans
ambiguïté la poésie érotique. Et dans ce sillage, on
s’épargnera la traduction de to be of an amourous
disposition. Même confusion possible avec promiscuity qui
relève d’une liberté, d’une permissivité sexuelle, qui va à
l’encontre du mot français synonyme de proximité
déplaisante. Il est vrai que l’origine latine pro-miscere,
proprement « mêler » en « avant », pouvait se prêter à
diverses évolutions. Quoi qu’il en soit, an affair n’est pas
seulement à traduire simplement par ce qui préoccupe,
défini par une situation plus ou moins compliquée, l’origine
étant ce qui est « à faire », mais aussi selon le contexte par
une « intrigue amoureuse », sens disparu en français. Il
nous reste cependant la formule « affaire de cœur », celle
que Jean Anouilh met encore en scène en 1950 dans La
Répétition ou l’Amour puni : « Je ne me suis jamais mêlé de
vos affaires de cœur. Ne papillonnez pas trop autour d’elle
tout de même », avertit-il. Et gardons toute notre
bienveillance pour l’amoureux qualifié en anglais de
tentative, autrement dit timide.
En matière de sentiments, on évitera par ailleurs de
confondre la confidence française avec son ancêtre intact
en anglais, confidence restant synonyme de confiance,
comme au Moyen Âge, en droite ligne du latin confidere,
confier. Ajoutons qu’on peut se sentir concerned en anglais,
c’est-à-dire soucieux, tout en choisissant a sensible
decision, une décision raisonnable, l’anglais sensible ne
faisant pas appel à la sensibilité, comme l’adjectif
d’aujourd’hui, mais à la manière de l’ancien français où
sensable, ou sensible, signifiait « qui est sensé ». Par
essence, les faux amis sont trompeurs : ils peuvent
s’assimiler à des plantes arrêtant leur croissance dès leur
entrée sur la grande île et s’y fixant, pendant que sur le
continent, leur souche continue de croître et d’évoluer en
offrant de nouvelles fleurs.

Du contentement, de la sympathie et de
l’évidence
On est toujours content de rencontrer quelqu’un de
sympathique, mais attention, être content, en anglais, ce
n’est pas être tout en joie, mais se satisfaire de quelque
chose, s’en accommoder, en relation avec l’ancienne
expression « avoir son content de quelque chose », du latin
continere, contenir. Would you be content to wait untill
tomorrow ? Vous satisferez-vous d’attendre jusqu’à demain
? L’accepterez-vous ? Quant à sympathetic, il s’agit
conformément à jadis du fait d’avoir de la compassion pour
la souffrance des autres, premier sens de la sympathie.
Malicious n’est pas par ailleurs le fait d’une nature
espiègle, mais assurément méchante, en anglais, tout
comme être rude, dans la langue de Shakespeare, c’est être
grossier, primitif, barbare, en rien le côté éventuellement
sympathique d’un rude gaillard. Toujours dans le domaine
des sentiments, être positif, en français, n’est pas une
formule récente. Dès 1365, c’est déjà ce qui est établi par
opposition à ce qui est naturel. Ainsi Oresme évoque-t-il les
« lois positives » propres à « causer toute vertu ». Et a
positive man est un homme catégorique. Est-ce positif ?
Quant à l’évidence qui en français n’a pas valeur
juridique, le même mot est en anglais synonyme de preuve.
Il reste la résignation, qui en ancien français désignait
l’action de se démettre d’une fonction, d’un mandat, avant
d’évoluer au XVIIe siècle en tant qu’acceptation de son sort.
Or, le mot anglais emprunté au français n’a pas perdu son
sens premier : to give one’s resignation, c’est bien donner
sa démission.

Pas de confusions pour votre logement


Les faux amis peuvent par ailleurs arriver en grappes
dangereuses dans des domaines où il ne convient pas de se
fourvoyer. Ainsi, s’agissant du logement, commençons par
inhabited, qui ne signifie pas « inhabité », mais au
contraire « habité », le préfixe in-, « dans », renforçant la
localisation. Et d’emblée, il faut prendre garde au mot
anglais location, du latin locationem, l’emplacement, sens
maintenu, qui n’est donc en rien le fait de louer un bien
immobilier. To accomodate garde certes le sens premier de
faire s’accorder diverses choses ou personnes, mais s’y est
ajouté le sens de « loger » : to accomodate my guests, c’est
loger mes invités. Les facilities correspondent aux
aménagements du logement, à son équipement. Ce qui
diffère de l’anglais furniture dont on a déjà signalé que
l’anglais avait ajouté au sens français celui d’ameublement.
Et bien sûr, n’allons pas utiliser le mot caution avec son
sens français en lui donnant un accent anglais, l’anglais
caution désigne en effet la prudence, la précaution et en
rien la garantie d’un engagement pris. Tout comme la cave
se dit cellar, l’anglais cave ayant gardé l’idée première
propre à l’ancien français où il désignait un fossé, un creux,
une caverne.

Et de quelques vêtements
De l’habitat et de son mobilier aux vêtements, il n’y a
que quelques pas à franchir du côté de la garde-robe –
wardrobe en anglais –, avec des confusions à éviter, à
commencer par habit, qui désigne l’habitude comme dans a
habit of mind, une tournure d’esprit. Il est vrai que les deux
mots sont issus du latin habitus, le maintien, et par
glissement le vêtement, avec pour dérivé habitudo, la
manière d’être. On ne confondra pas plus l’anglais blouse,
désignant le chemisier, et la blouse française qui protège. Il
serait désastreux d’imaginer qu’une lady s’offrant en
anglais quelque chiffon pour mettre autour du cou a de
drôles de goûts, on oublierait alors qu’en anglais, chiffon
désigne la « mousseline de soie ». Et de son côté, l’anglais
tissues fait référence aujourd’hui aux mouchoirs de papier.
Ne pas se tromper non plus avec le vocable anglais
confection, désignant les fruits confits et bonbons, sans
rapport avec l’industrie des vêtements. Quant au mot
fabric, il désigne certes un édifice, mais par ellipse de la
textile fabric, il peut aussi vouloir dire tout simplement «
tissu ».
De la route et des médicaments
Pour les voyageurs, prudence, the route représente
l’itinéraire, le conductor ne conduit pas, il s’agit du
contrôleur, et journey désigne le voyage. Le lien à établir
ici avec l’ancien français passe de fait par un verbe en
usage au Moyen Âge, journoyer, c’est-à-dire voyager toute
une journée durant. Si quelques provisions sont à prendre,
un rappel : les mots anglais grape et raisin définissent
respectivement le raisin, et le raisin sec. Quant à l’anglais
lard, il est à traduire par le saindoux, reste le bacon de
même sens qu’en français à condition qu’il soit fumé. Enfin,
en cas d’ennui de santé, on fera appel à la medicine, qui
n’est pas à confondre avec la médecine, mais correspond
aux médicaments, ce qui n’exclut pas les conseils du
physician, le médecin. Ce qui nous fait souvenir qu’en
ancien français, physiquer consistait à prendre des
remèdes.

Des nouvelles, de la librairie et des


personnages
Achevons ce parcours partiel au cœur des faux amis, un
voyage qui nous fait plaisamment naviguer d’une langue à
l’autre, en rejoignant un sujet éminemment représenté de
chaque côté de la Manche : la littérature. Rappelons ainsi
que le roman se dit novel, alors que la nouvelle est
désignée par la short story. L’anglais novel est en réalité
issu de l’italien novella, en se colorant du sens attribué à la
nouvelle, attestée en français en 1050 en tant que
renseignements sur l’état d’une personne. C’est avec l’idée
d’une nouvelle histoire, initialement courte, que le mot
novel s’est imposé en langue anglaise au XVIe siècle. Puis à
partir de 1630, il prit le relais de romance, en en adoptant
la longueur et la nature, c’est-à-dire un récit en prose. En
1728 naissait de surcroît un nouveau sens pour le mot
novelist, romancier, novelist désignant auparavant an
innovator… Belle origine pour le romancier !
Où trouver force romans si ce n’est dans une
bibliothèque ou dans une librairie. Et de nouveau, attention
au faux ami volontiers donné en guise d’exemple marquant.
Ne pas oublier en effet que la library anglaise est à
rattacher à celle de Montaigne, d’abord une bibliothèque,
avant qu’en français la librairie ne désigne aussi, déjà au
XVIe siècle, le commerce des livres. Un glissement de sens

qui ne sera pas suivi en Angleterre où s’imposera un mot


purement anglo-saxon : bookshop.
N’oublions pas les characters, entendons les
personnages. Lorsqu’au milieu du XIVe siècle, le carecter
entre en langue anglaise, il représente bien comme en
ancien français le signe gravé, éventuellement sur le corps,
en somme dans ce cas un tatouage. Puis ce fut le caractère
d’imprimerie. Le mot venait assurément du grec, où il
s’assimilait à une marque apposée en la gravant, mais aussi
à l’empreinte instaurée dans un esprit, d’où les qualités
propres à quelqu’un. C’est ce dernier sens qui est repris en
1640 en anglais, avec une orthographe rappelant son
origine grecque, tout comme on évoque en français le
caractère d’une personne. En 1660, la langue anglaise
étendait cette perception à celle d’un auteur attribuant un
caractère à ses personnages. De là est né par extension le
nouveau sens de character en tant que personnage. Et
donc pas d’hésitation, au cinéma, lire sur l’écran
characters in order of appearance, c’est bien pouvoir
repérer « les personnages dans l’ordre d’apparition ». Au
reste peut-on mieux illustrer l’influence du français sur la
langue anglaise que par cette dernière formule où l’on croit
pouvoir deviner le sens de tous les mots. Au faux ami près !

1. En italique ci-dessus, il s’agit de l’extrait souvent attribué à Clemenceau,


formule sans doute prononcée au moment de la traduction en anglais du
traité de Versailles.
6

Deux langues qui prennent leur


envol distinct

UNE JARRETIÈRE RÉVÉLATRICE


Joli symbole que celui de la jarretière, au-delà de sa
connotation un tantinet coquine… Il faut se souvenir que ce
délicat accessoire est apparu au XIIe siècle sous la forme
d’un ruban, tout d’abord porté sous le genou, au niveau du
jarret, ruban destiné à tendre élégamment les bas-de-
chausses. Ce bel ornement, fort utile alors, fut dans un
premier temps porté indifféremment par les hommes et les
femmes, puis il s’installa, de manière plus intime au-dessus
du genou, pour maintenir les bas et les mi-bas. Ce faisant,
il n’orna plus désormais que les jambes des dames.
Ensuite, est-il pertinent de rappeler que le mot « jarret »
est d’origine gauloise – dans tous les sens du terme ? –,
garra y désignant la jambe ? Son dérivé, attesté en
normano-picard, le gareter, se métamorphosa de fait en «
jartière » au moment où il devenait un apanage féminin au
milieu du XIVe siècle, même si le chroniqueur Jehan
Froissart évoque encore « les chevaliers du Bleu Gartier »
dans ses Chroniques. Et c’est justement presqu’au milieu
du XIVe siècle, en 1348, le jour de la saint Georges et au
cours de la guerre de Cent Ans, qu’Édouard III fonda
l’ordre de la Jarretière, « the Most Noble Order of the
Garter ». Devinait-il qu’au siècle suivant la jarretière
bénéficierait d’une connotation franchement sensuelle ? Il
n’était sans doute pas sans ignorer qu’existait déjà cette
tradition quelque peu leste consistant à dérober la
jarretière de la jeune mariée, heureux présage du bonheur
conjugal.
Personne n’échappe depuis le XVe siècle à la légende de
la création de l’ordre de la Jarretière. L’origine,
anecdotique, en serait en effet un bal donné à Calais où le
roi Édouard III dansait élégamment avec la comtesse de
Salisbury, femme charmante et que chacun au demeurant
savait être la royale maîtresse. Or, celle-ci laissa tomber au
sol sa jarretière, ce qui, incontinent, entraîna le roi à
s’agenouiller aux pieds de la comtesse, pour cueillir
l’intime accessoire et le remettre à sa cavalière, devant les
courtisans rendus quelque peu égrillards par cette scène
inattendue. Cependant, un roi digne de son rang sait tirer
parti de toute situation, et le plaisant incident lui permit de
faire taire toute raillerie en même temps qu’il offrait le plus
beau compliment à la belle de son choix. « Hon(n)i soit qui
mal y pense », aurait-il déclaré avec panache, en créant
dans l’instant un nouvel ordre honorifique, le plus
honorifique qui soit, celui de la Jarretière. Agissant de la
sorte, Édouard III fit que tout chevalier, tout noble, ne put
dès lors que rêver de porter à son jarret un ruban bleu
identique à celui ayant malencontreusement ou
opportunément glissé de la jambe de sa cavalière, Jeanne
de Kent, la belle comtesse de Salisbury. L’ordre de la
Jarretière représente sans conteste le plus ancien des
ordres de chevalerie, rassemblant à l’origine vingt-cinq
chevaliers autour du monarque. D’abord réservé aux
hommes, il put enfin légitimement revenir aux dames,
lorsque celles-ci accédèrent à cet ordre, tardivement, en
1987.
Ce moment est en fait particulièrement symbolique
parce qu’il témoigne du fait que le roi anglais, comme son
cousin Philippe VI, roi de France, parlait le français et qu’il
s’agissait bien de la langue en vigueur à la cour anglaise.
Que cette formule, « Hon(n)i soit qui mal y pense », avec
un seul n à l’époque, soit associée à la prestigieuse histoire
de l’Angleterre n’est au reste pas sans écho similaire.
Ainsi, sous le règne d’Henri V (1413-1422), vainqueur en
1415 de la bataille d’Azincourt, moment clé de la guerre de
Cent Ans, sera de la même manière adoptée, toujours en
français, la devise de monarchie britannique : « Dieu et
mon droit », sans doute en référence au droit divin des rois.
Pareille devise figure encore sur le fronton du quotidien
The Times. On considère généralement que la graphie et
relève de l’ancien français et devrait être remplacée par
celle du verbe « être » : « Dieu est mon droit. » Qu’importe
la conjugaison, nous sommes indéniablement et
spontanément en langue française. On dit par ailleurs
devoir à Henri V l’expression imagée « Guerre sans feu ne
valoit rien, non plus qu’andouilles sans moutarde »,
formule en rien glorieuse mais témoignant encore de sa
langue : le français. Mort à Vincennes en août 1422, Henri
V eût pu, s’il n’était décédé deux mois avant son beau-père
Charles VI, dont il avait épousé la fille Catherine de Valois,
devenir roi de France.
C’est l’occasion d’évoquer une réalité que tous les
historiens ont retenue : les mariages royaux noués entre le
royaume d’Angleterre et celui de France, trois cents ans
durant, de 1152 à 1445, auraient pu sceller une histoire
européenne commune, avec un avenir sans doute servi par
une langue royale et prestigieuse, le français, si ne s’était
manifesté un retour dommageable à cet égard au
nationalisme dont Jeanne d’Arc fut l’un des éléments
déterminants.

DES UNIONS AU BÉNÉFICE DE LA LANGUE


FRANÇAISE

Lister les unions fructueuses pour l’implantation de la


langue française à la cour anglaise et dans les institutions
monarchiques reste sans aucun doute un exercice à la fois
complexe et impressionnant.
Il suffit en l’occurrence de rappeler le nom de quelques-
unes des épouses françaises des monarques anglais pour
mesurer l’ampleur du phénomène. Citer la première
d’entre elles, Aliénor d’Aquitaine, qui fut reine de France
puis reine d’Angleterre, fait d’emblée prendre conscience
de l’importance de ces mariages. D’éducation raffinée,
d’une cour sachant faire rayon ner la littérature occitane et
la conception de l’amour courtois, pratiquant le latin tout
autant que l’art de l’équitation, perçue comme très belle de
surcroît, elle fut d’abord l’épouse du fils de Louis VI le
Gros. Puis au décès de ce dernier, son mari devenant Louis
VII, elle fut couronnée reine de France en 1137. Répudiée
en 1152, cette femme de caractère se remaria la même
année de nouveau avec un futur roi, d’Angleterre, en
l’occurrence Henri II Plantagenêt. Approuver la révolte de
son fils lui vallut la prison, en 1172, mais elle joua ensuite
un rôle important sous le règne de son fils Richard Ier Cœur
de Lion puis de son autre fils Jean sans Terre. Soutien sans
faille de la littérature courtoise, elle incarne pour les cours
de France et d’Angleterre une langue française riche,
vigoureuse et propre à traduire les plus beaux sentiments.
Autre figure parmi les épouses royales, Marguerite de
France, fille de Louis VII et de Constance de Castille, fut
mariée en 1160 à l’âge de deux ans… à Henri le Jeune, fils
du roi Henri II d’Angleterre et d’Aliénor d’Aquitaine, un
enfant guère plus âgé qu’elle : cinq ans ! Le pape
Alexandre III autorisa cette union, et Marguerite fut donc
couronnée reine d’Angleterre en 1172 en la cathédrale de
Winchester. Au décès de son mari, elle épousa en 1186 Béla
III, roi de Hongrie. D’une couronne à l’autre, d’ouest en
est, la langue française était pleinement représentée…
Il faudrait citer aussi Bérengère de Navarre, l’épouse en
1191 de Richard Cœur de Lion dont elle n’aurait pas
d’héritier, seule reine d’Angleterre à n’y jamais avoir
séjourné. Veuve, elle fonda l’abbaye cistercienne de l’Épau
au Mans où elle est enterrée : la France abrite ainsi une
reine d’Angleterre.
De son côté, Jean sans Terre épousa Isabelle
d’Angoulême en 1200, petite-fille de Louis VI. On dit qu’il
fut ébloui par sa beauté, même si ce mariage évitait qu’elle
n’épouse Hugues de Lusignan, représentant
territorialement un dangereux rival de Jean sans Terre.
Remarquons au passage que les rois d’Angleterre portent
des noms marquant leur rattachement à la langue
française. Son surnom, « sans Terre », est dû au fait que,
cinquième fils d’Henri II et d’Aliénor d’Aquitaine, il n’était
théoriquement pas destiné à monter sur le trône et à
recevoir un héritage. L’échec de ses frères changea la
donne, mais le surnom lui resta.
En 1236, ce fut au tour d’Henri III d’épouser encore une
Française, Éléonore, c’est-à-dire Aliénor de Provence, fille
du comte de Provence. Bénéficiant de toute la confiance du
roi, elle fut au cours de son règne régente dix mois durant,
et sut organiser quelques mariages pour son entourage,
notamment savoyard avec des nobles anglais. Elle
s’inscrivait ainsi dans cette tradition du mariage franco-
anglais politiquement et linguistiquement conquérant. Elle
mourut en 1291 à l’abbaye d’Amesbury où elle s’était
retirée, au décès de son mari. S’étant démarquée par une
grande piété, on l’appela sainte Éléonore, même si elle ne
fut pas canonisée mais seulement béatifiée.
Évoquons aussi Marguerite de France, fille de Philippe
le Hardi, épouse en 1299 d’Édouard Ier à qui elle donnera
trois enfants, puis vient la fille de Philippe le Bel, le « roi de
fer », Isabelle de France, se mariant avec Édouard II en
1308. Réputée pour sa beauté, son intelligence et son sens
de la diplomatie, elle a marqué l’histoire de l’Angleterre en
devenant régente, ayant fait déposer son mari le roi, dont
elle ne supportait plus les favoris, roi qu’elle fit
probablement assassiner. Être la fille d’un très grand
souverain de France, réputé pour sa volonté sans faille de
donner à la France un grand rayonnement, trouve
forcément quelque résonance en Grande-Bretagne.
Philippa de Hainaut, en fait au départ Philippe – on
ignore en effet le plus souvent que Philippe fut aussi un
prénom attribué à des femmes, comme Philippe de
Toulouse, Philippe de Gueldre –, devint en 1328 l’épouse
d’Édouard III, fils d’Isabelle de France ayant su restaurer
l’autorité royale écornée par Édouard II. Revendiquant le
trône de France, il est à l’origine de la guerre dite de Cent
Ans, commencée en 1337, qui s’acheva en 1453, cent seize
ans plus tard. Philippa se fit remarquer par sa compassion :
on lui doit un trait d’histoire maintes fois évoqué. Elle
obtint en effet de son mari que soit épargnée la vie des
bourgeois de Calais lors du siège de la ville. Le chroniqueur
Jehan Froissart, à son service cinq ans durant de 1361 à
1366, put par là même offrir des chroniques riches de ses
observations des deux côtés de la Manche. Elle fut la mère
de douze enfants. La langue maternelle ne manquait pas
d’avenir !
Une autre Isabelle de France, Isabelle de Valois, fille de
Charles VI, devint reine d’Angleterre en 1396 par son
mariage avec Richard II de Bordeaux, roi d’Angle terre.
Elle avait six ans au moment du mariage… Mais si le
mariage était d’ordre politique, Richard II sut établir une
relation respectueuse, avec une enfant en un moment de
grande instabilité politique propre à la guerre de Cent Ans,
à laquelle il essaya de mettre fin.
C’est en secondes noces que Jeanne, fille du roi de
Navarre, devint l’épouse d’Henri IV d’Angleterre, en 1386,
à Guérande. Elle connut le futur Henri IV, lorsqu’il résidait
à la cour de Bretagne pendant son exil. Où l’on parlait le
français. Ce fut ensuite Catherine de Valois, fille de Charles
VI, roi de France, qui se maria avec Henri V en 1420,
lequel mourut comme on l’a signalé en 1422. De leur union
naquit un seul enfant qui allait devenir le roi Henri VI. En
1430, elle se mariait secrètement avec Owen Tudor. Enfin,
son fils Henri VI épousa de son côté en 1445 la fille du
comte d’Anjou, Marguerite, ce qui permit par le traité de
Tours en 1444 de conclure la paix avec la France.
Avec Henri V, déjà évoqué, la France était sur le point de
dépendre d’un monarque anglais. Henri V avait en effet
négocié en 1420 le traité de Troyes avec le roi de France,
Charles VI, sujet à des accès de folie. De fait, ce traité le
reconnaissait régent et ni plus ni moins héritier du trône de
France. La mort soudaine d’Henri V, deux ans après son
mariage avec la fille de Charles VI, en 1422, faisait
potentiellement de son fils Henri VI, qui n’avait pas encore
un an, le roi de France et d’Angleterre en fonction du
principe de l’union des deux couronnes. C’était sans
compter Charles VII et Jeanne d’Arc !
JEANNE D’ARC, AU VIF DE LA LANGUE
FRANÇAISE,
ET LE RÉVEIL DE LA LANGUE ANGLAISE

Bien que le traité de Troyes l’ait de fait déshérité du


royaume de France au profit d’Henri V d’Angleterre, à la
mort de son père le 21 octobre 1422, le fils de Charles VI
se proclame sans hésiter roi de France, devenant ainsi
potentiellement Charles VII avant même son sacre. En
pleine guerre civile qui l’oppose aux Bourguignons, il est
certes contraint de se replier au sud de la Loire, mais
l’intervention de Jeanne d’Arc sera décisive, notamment en
réussissant à délivrer Orléans occupé par les Anglais. Dans
ce sillage victorieux, le sacre du roi à la cathédrale de
Reims contribuera en effet à inverser le cours de la guerre
de Cent Ans jusque-là favorable aux Anglais.

Un destin légendaire, en langue


française
La « Pucelle d’Orléans », surnom qu’on lui donnera au
XVIe siècle, ne sachant ni lire ni écrire, n’en a pas moins un

destin exceptionnel devenu légendaire au fil des siècles.


Affirmant avoir « entendu des voix » dans son village natal,
à Domrémy en Lorraine, une formule française qu’on
assimile encore aujourd’hui à Jeanne d’Arc, elle était en
effet parvenue à rencontrer le dauphin, futur Charles VII,
qu’elle impressionna par sa foi intrépide et sa farouche
détermination de chasser les Anglais hors de France. « Je
suis ci venue de par Dieu le roi du Ciel, corps pour corps,
pour vous bouter hors de toute France », déclare-t-elle en
1428. Aujourd’hui considéré comme un archaïsme, le verbe
« bouter », du germanique botan, frapper, survit dans cette
formule, « bouter l’ennemi hors de France », définitivement
installée dans notre mémoire « johannique », cet adjectif
correspondant à Jeanne d’Arc. La volonté stupéfiante d’une
jeune fille de dix-sept ans, réussissant en un an, en 1429, à
lever le siège d’Orléans et à conduire le dauphin à son
sacre en la cathédrale de Reims, reste sans faille
lorsqu’elle est capturée en 1430 par les Bourguignons à
Compiègne et vendue aux Anglais. À la suite du procès
inique où elle est accusée d’hérésie sous la férule de
l’évêque Pierre Cauchon, procès dont on a la trace écrite,
elle est, comme chaque Français le sait, brûlée vive sur un
bûcher à Rouen. C’était le 30 mai 1431, elle avait à peine
dix-neuf ans. Un second procès, en 1456, réhabilitera
Jeanne d’Arc, contribuant à l’élever au statut d’une figure
nationale qui, dans notre imaginaire, ne pouvait que parler
la langue française et lui donner force.
De fait, les minutes du procès ont été précieusement
conservées, et ces retranscriptions témoignent de l’usage
d’un moyen français agrémenté des latinismes propres aux
clercs. Cette jeune fille parlait assurément une des
variantes de la langue d’oïl, l’ancien français de la moitié
nord de la France, et c’est bien en français qu’elle
s’adressa aux Anglais, eux-mêmes parlant le français. Dans
leur Dictionnaire encyclopédique de Jeanne d’Arc (2017),
Pascal-Raphaël Ambrogi et Dominique Le Tourneau
rappellent la façon dont William Glasdale, capitaine anglais
de la guerre de Cent Ans, le 30 avril 1429, « injurie
copieusement Jeanne d’Arc » au moment où celle-ci
inspecte les fortifications anglaises, sommant les Anglais de
se rendre. Le voilà qualifiant ainsi rageusement Jeanne
d’Arc de « vachère », à l’instar d’autres injures plus
violentes, telles que la « putain d’Orléans » ou la « putain
des Armagnac », pendant que les soldats français sont
régulièrement traités de « maquereaux mécréants ». Le
constat s’impose : Jeanne d’Arc et les Anglais parlaient bel
et bien le français d’alors.
Aussi, au moment du six centième anniversaire de la
naissance de Jeanne d’Arc, en 2012, les articles ne
manquèrent pas pour souligner combien les écrivains
français furent a posteriori marqués par les réponses de
Jeanne d’Arc, perçues comme porteuses en français d’une
parole intense, empreintes d’une sorte de « génie du bon
sens », selon la formule de Pauline de Préval, en 2012,
célébrant Jeanne d’Arc, la sainteté casquée. Et, dans cet
élan littéraire posthume, cité dans le Dictionnaire
encyclopédique de Jeanne d’Arc, voici par exemple Jean
Cocteau relisant le procès de l’héroïne et s’exclamant en
1957 dans La Difficulté d’être : « De tous les écrivains de
France, Jeanne d’Arc est celui que j’admire le plus. Elle
signait d’une croix, ne sachant point écrire. Mais je parle
de son langage, et de ses brefs qui sont sublimes. »
Pourquoi, poursuit-il, « s’exprime-t-elle si bien ? C’est
qu’elle pense bien, et que c’est la première vertu d’un
style. Elle dit ce qu’elle veut dire en quelques mots ». Et de
conclure : « Les réponses de son procès sont des chefs-
d’œuvre. »
Peu importe en fait la réalité précise de la transcription
des réponses qu’elle fit alors, celles-ci ont bien été
ressenties par la postérité nationale comme la marque
patente d’une langue directe, sincère et profondément
française.

La perte du primat du français en


Angleterre
Pourtant, cette belle image, sans doute méritée, a son
revers : participer sensiblement à « bouter les Anglais hors
de France », et empêcher ainsi que le roi de France ne soit
un roi d’Angleterre, c’était indirectement perdre le primat
du français en Angleterre et participer à la nouvelle
émergence du fond anglo-saxon sur l’île Britannique.
Imaginons un instant que l’Angleterre soit restée
francophone et que les États-Unis, installés dans son
sillage, soient également dotés de la langue française, le
paysage linguistique du monde en eût été profondément
modifié.
Les so British Beatles, les electric Australians AC/DC et
l’American Nobel Prize in littérature Bob Dylan eussent
chanté en français. Et parmi leurs différents succès
planétaires on retiendrait probablement, Le Sous-Marin
jaune ou Huit jours par semaine, par les Scarabées rythmés
– une bien mauvaise traduction de beatles, amalgame de
beat, rythme, et de beetles, scarabées –, ou encore
L’Autoroute pour l’enfer ou Haute tension qui jailliraient
des guitares électriques en pleine distorsion des CA/CC
(courant alternatif/courant continu, pour alternative
current/direct current) ; enfin, Comme une pierre qui roule
ou En soufflant dans le vent eussent également été des
succès marquants du prix Nobel de littérature, en français,
de Bob Dylan. Quant aux Rolling Stones, ce seraient les
Pierres qui roulent chantant La 19e Dépression nerveuse. Il
n’en fut donc rien et dans son envol, chaque langue allait
s’épanouir distinctement, non sans que continuent de se
nouer au fil des siècles d’étroites relations entre la langue
française et la langue anglaise.
7

La vive influence de la langue


arabe

« Les Occidentaux connurent cette civilisation arabe.


Les emprunts qu’ils lui firent contribuèrent au lent
réveil de la civilisation européenne. »
Ernest Lavisse,
Histoire de France et notions d’histoire générale, 1920.

Habitués quelques siècles durant à ce que la houle


linguistique parte du nord, laissant déferler ses vagues sur
les côtes anglaises et françaises, il fallut changer
d’orientation et pivoter pour voir venir du sud de nouvelles
puissantes lames issues du monde méditerranéen. Tout
d’abord, en effet, ce furent aux peuples du nord, porteurs
de langues germaniques, dont le norrois d’origine
scandinave, de laisser leur flot respectif de mots dans la
langue française et la langue anglaise. De fait, même si les
vagues germaniques furent plus entrantes encore pour
l’anglais, par un curieux mécanisme de reflux, les
Normands ayant oublié le norrois au profit de la langue
française, ces derniers devinrent ensuite les meilleurs
ambassadeurs de la langue française, Guillaume le
Conquérant aidant. Et l’Angleterre de vivre ainsi
successivement deux lames de fond, d’abord germanique et
norroise, puis française. En sens inverse, venus cette fois-ci
du sud, ce fut d’abord l’effet nourricier des vagues propres
à la civilisation arabe qui pénétrèrent en français par les
différents pays du bassin méditerranéen, puis toute proche,
presque frontalière, ce fut la marée italienne, si bien
absorbée que très peu de Français ont conscience que
l’italien, après l’anglais reste aujourd’hui la deuxième
langue d’emprunt, la langue arabe venant tout de suite
après.

UNE NOUVELLE VOIE D’EMPRUNTS POUR


LE FRANÇAIS ET L’ANGLAIS : LA LANGUE
ARABE

Pendant que la France et l’Angleterre ne cessaient de se


côtoyer chaleureusement ou brutalement, une autre
civilisation riche d’une langue n’appartenant pas à la
famille des langues indo-européennes, l’arabe, allait donc
sensiblement influencer le français.
Tout commence en 711, dans le cadre de la conquête
arabe faisant suite à la mort de Mahomet en 632, conquête
déjà réussie à l’est en Palestine, en Syrie et en Arménie, et
à l’ouest, avec d’abord le ralliement de l’Égypte, de la
Cyrénaïque, aujourd’hui une partie de la Libye, et de
l’Afrique du Nord. Puis c’est au tour de l’Espagne de céder
: ainsi, Tarik, général berbère au service de la nouvelle
religion, franchit-il le détroit qui portera son nom,
Gibraltar, autrement dit la « montagne de Tarik ». La
conquête de l’Espagne confirme alors pleinement la
puissance de l’Empire arabe servie par une langue
littéraire et savante, et solidement étayée par une
tolérance certaine, les chrétiens et les juifs ayant par
exemple le droit de célébrer librement leur culte, avec la
liberté d’exercer toutes les professions. Il s’ensuivit une
intense activité commerciale, un développement savant
indéniable à travers force écoles, notamment à Cordoue,
capitale intellectuelle dont, au Xe siècle, la bibliothèque
comportant environ quatre cent mille volumes, ce qui en
faisait la plus importante d’Europe. On y trouvait alors les
œuvres de savants grecs, oubliés en Italie, tout comme des
ouvrages hindous et persans, traitant entre autres de
médecine.

Des mots savants à ceux du rap


Quels mots nous sont restés ? Des mots savants
illustrant les mathématiques, la géométrie, l’astronomie, la
chimie, la médecine, souvent repris en latin et ce faisant
véhiculés dans toute l’Europe ; des termes relevant de la
navigation, inhérents à la domination militaire et
commerciale de la flotte arabe sur tout le bassin
méditerranéen ; des désignations précises correspondant à
la flore et à la faune, avec entre autres de nouveaux
produits alimentaires ; des mots du quoti dien, tels que les
habits, divers ustensiles, sans oublier des instruments de
musique ; enfin et toujours entre autres, des mots d’ordre
administratif ou religieux. En bref, ce sont presque tous les
domaines qui, au cours des siècles, ont été concernés à
travers différentes voies d’accès, érudites, techniques ou
économiques.
La conquête arabe, d’abord religieuse, fut en effet très
vite savante et commerciale, mais aussi plus tard, au XIXe
siècle, littéraire avec notamment en France la fascination
des Romantiques pour l’Orient. Elle devint par la suite
argotique et familière avec la colonisation et la
décolonisation, et enfin aujourd’hui par le biais d’un
mouvement musical de la fin du XXe siècle, le rap, à
l’origine d’un nouveau vocabulaire s’implantant
prioritairement auprès des jeunes. C’est ainsi que la langue
arabe représente pour le français notre troisième langue
d’emprunt avec plusieurs centaines de mots, dont l’origine
est presque toujours ignorée par les Français et les
Anglais.

De l’administration et des savants


Certes, d’emblée et sans surprise aujourd’hui, ce sont
les mots du pouvoir, de l’administration qui prirent force en
Espagne, avant de faire souche en français, avec une
origine historiquement arabe repérable sans peine, comme
l’émir, le calife, emir et caliph en anglais, souverains
musulmans, successeurs de Mahomet, mots attestés aux
XIIIe et XIVe siècles en français, le califat, le soltan devenant

le sultan, le vizir, membre du conseil des califes.


En revanche, souvent passés par le latin médiéval, bien
des mots savants de plein usage dans les établissements
scolaires et dans le domaine de la recherche ne sont plus
actuellement vraiment perçus comme d’origine arabe,
s’étant indéniablement intégrés au vocabulaire français,
mais aussi le plus souvent au vocabulaire anglais, à
commencer par des disciplines fondamentales comme la
chimie et l’algèbre. De fait, toute une série de termes
accompagnant les disciplines scientifiques sont
irremplaçables, ne serait-ce que des mots français aussi
courants que chiffre et zéro, ou dans le lexique
disciplinaire, les algorithmes, azimut, le nadir et le zénith,
mais c’est aussi vrai d’un terme international,
métamorphosé en véritable sésame de la communication
numérique : l’arobase. Non utilisé en anglais, presque
toujours plus court, ayant adopté at, la préposition issue du
vieil anglais d’origine germanique, æt.
En anglais, zenith est passé par l’ancien français, cenith,
première orthographe du mot emprunté à la langue arabe.
De son côté, algorithm est également parvenu en anglais
par l’ancien français algorisme, tout comme zéro est passé
par le français, ou peut-être l’italien, pendant qu’algebra et
nadir venaient tout droit du latin médiéval et international.

Les soins du corps


Qui se doute que « se masser la nuque » est
linguistiquement d’origine arabe et, en l’occurrence, issu
des mots arabes massas, palper, et nuha, moelle épinière et
nuqurah, nuque ? Quant au mot anglais massage,
seulement attesté en 1874, il est présenté dans les
dictionnaires étymologiques anglais comme étant issu « du
français, massage », ce qui ne doit pas faire oublier qu’il
s’agit d’un dérivé du verbe masser. En vérité, le monde de
la médecine, de chaque côté de la Manche, reste pétri de
mots arabes dès lors qu’on aborde la pharmacopée, tout
particulièrement en ce qui concerne les médicaments
faisant appel à telle ou telle plante dont le nom est arabe.
Ainsi, le mot générique français élixir, sans l’accent aigu
en anglais, vient tout naturellement de l’arabe al-iksir, lui-
même emprunté au grec ksêrion, une poudre médicinale
sèche. Il en va de même du camphre, camphor en anglais,
en passant par le vieux français caumfre, issu du latin
médiéval camfora, venu de l’arabe kafur. De l’arabe est
aussi issu le benjoin, benzoin en anglais, substance
aromatique tout autant que médicale. Et sans traverser la
Manche, étant issu de l’arabe, on peut signaler parmi bien
d’autres produits de la pharmacopée française ancienne, le
séné, dont les gousses faisaient office de purge jusqu’au
XVIIe siècle. Quant au français et à l’anglais talc, de l’arabe

talq, silicate naturel de magnésium, il a franchi les siècles.

La flore et la faune
On ne se doute guère que le lilas, lilac en anglais,
représentant très apprécié de la flore, aux fragrances
recherchées très répandu dans nos jardins, presque
synonyme du printemps s’épanouissant, vient de l’arabo-
persan. L’anglais jasmine, emprunté au moyen français
jessemin, bientôt le jasmin, se devine davantage dans son
origine arabe par analogie avec le prénom arabe Yasmina
relativement répandu.
Point de flore sans faune, et en commençant par
quelques maîtres de l’air, signalons l’albatross anglais et
l’albatros français cher à Baudelaire, ou encore le
marabout, moine, mais aussi l’aide immobile d’un garde à
la frontière dans le monde arabe puis par analogie l’oiseau
– pas moins de deux mètres d’envergure – comparé à un
saint homme.
Sur terre, le cheval dispose aussi de tout un registre de
mots d’origine arabe avec par exemple l’alezan et le
bardot, ce dernier issu du croisement de l’ânesse et du
cheval. Ajoutons-y la couleur zain, robe unicolore sans le
moindre poil blanc et voilà trois mots issus de l’arabe qui
n’ont pas franchi la Manche. Il n’en va pas de même de la
civette, proche de la martre mais dotée d’une poche avec la
matière odorante propice à créer des parfums, civet en
anglais. Attestés pour la première fois en 1298 dans le récit
de Marco Polo, Le Devisement du monde rédigé en ancien
français, gazel et girafe, de l’arabe ghazal et zarafah,
passeront ensuite en anglais via le français mais aussi par
l’italien pour l’animal au si long cou. En revanche, la si
petite gerboise, de l’arabe yarbu, d’emprunt tardif au XVIIIe
siècle, n’aura pas sa chance en Angleterre.
Brigitte Bardot est décidément cernée par les mots
arabes : la madrague, ce piège de filets dressé pour la
pêche sur le littoral méditerranéen, tient en effet son nom
d’un mot arabe, mazrabah, l’enceinte. À vrai dire, c’est
avec ce mot que l’actrice a illustré de manière si
séduisante, que se clôt la liste des mots français arabes
touchant aux poissons. Point de « madrague » en anglais,
sauf pour les cinéphiles anglais au fait de la Madrague en
tant que nom de sa propriété, ancienne maison d’un
pêcheur de Saint-Tropez, ignorant sans doute l’origine du
mot arabe parfaitement intégré en provençal.

Au marché
Nous voici au marché, où la flore et la faune s’offrent
sous leur forme consommable, pour notre plaisir
gastronomique au creux de nos assiettes. Du côté des
fruits, issus de la langue arabe ou ayant transité par la
langue arabe, voici les abricots, de l’arabe al-barquq en
partant du grec praekokhion, fruit précoce, les oranges,
narandj en arabe et, moins courants, les limes, de l’arabe
lima, correspondant au citron vert. Encore perceptible dans
notre limonade, lemonade en anglais, rappelons l’existence
de l’ancien français lemon, limon, s’éteignant au XVe siècle
au profit du « citron » repris du latin citrus. Cependant, y
ayant pénétré à la fin du XIVe siècle, lemon continuait de
s’imposer en Angleterre, avec une belle descendance, du
lemon tree au lemon tea en passant par le lemon squash, la
citronnade.
Autre agrume, l’orange, narandj en arabe, mot qui est
passé par l’italien melarancia, proprement pomme (mel)
d’arange (arancia), repris en français vers 1200 en tant que
pume [pomme] orenge. Ce fut ensuite sous l’influence de la
ville d’Orange pourtant sans rapport avec les agrumes que
fut retenue l’« orange », ainsi reprise par les Anglais à la
fin du XIVe siècle. On remarquera qu’en anglais, la
prononciation reste plus proche du mot arabe que ne l’est
le mot français contemporain, sans doute de prononciation
érodée. De ces fruits seront par ailleurs tirés les sirops et
sorbets, de l’arabe sarab, boisson pour le premier, et
surbat, également une boisson pour le second, ce dernier
repris en italien sous la forme sorbetto. Ces deux mots
français seront ensuite respectivement empruntés par les
Anglais au XIVe siècle et au XVIe siècle.
On peut être étonné que les artichauts, les épinards et
l’estragon, si bien implantés dans nos traditions culinaires,
aient une origine arabe. D’abord entré sous la forme
spinache en français, c’est ainsi que l’épinard passera en
anglais au e final près, vers 1400. Puis Popeye se chargera
de lui offrir une réputation internationale… L’artichaut, issu
de l’arabe al-husufa, en passant par l’italien articiocco,
deviendra en anglais l’artichoke. Les artichokes de
Bretagne… Quant à l’estragon, il s’agit de l’altération de
targon, en partant de l’arabe tar-hun, lui-même
déformation du grec dracontion, la serpentaire, parce que
ladite plante ressemble à un petit dragon. Elle restera le
tarragon en anglais. Un petit dragon dans nos assiettes !
C’est par le catalan que le mot d’origine arabe al-
badindjan donnerait tardivement au XVIIIe siècle
l’aubergine, immédiatement adopté tel quel en anglais, la
gastronomie française faisant autorité. Quant à la pastèque
d’origine indienne mais passant par l’arabe battihah, elle
n’atteindrait pas les côtes anglaises qui lui préférèrent au
XVIIe siècle le water melon, le mot « melon » étant

cependant emprunté au XIVe siècle à la langue française.


À table jusqu’au café et de l’alcool sans
alcool …
Demeurera français, en termes culinaires, le mot «
mousseline », issu de la langue arabe. Il le fut d’abord en
tant que tissu léger provenant de Mossoul, seul sens qui
passera en anglais.
Impossible de ne pas citer le café et l’alcool parmi les
termes issus de la langue arabe, le café étant d’abord
introduit en France au milieu du XVIIe siècle en circulant
par Venise où il est attesté en 1615. Ce produit de longue
histoire lexicale, quahwhah en arabe, où il signifiait «
boisson enivrante », kahve en turc, puis caffè à Venise,
allait donner son nom à un lieu de consommation, ouvert à
Marseille en 1654, puis en 1672 à Paris, sous des formes
variées, cabaret de cahué, salle de café, pour être enfin
attesté en simple café en 1694. Il faudra attendre 1802
pour voir apparaître en Angleterre le coffee house, à partir
du café français, et 1922 pour la cafe society, c’est-à-dire
les personnes fréquentant les restaurants à la mode et les
night-clubs. En 1763, on repère un emprunt de luxe : le
café au lait opposé au café noir, à bien prononcer avec
l’accent anglais, un rien soutenu par rapport à coffee with
milk et black coffee !
Évoquer l’alcool comme étant un mot arabe fait sourire
à tort par rapport à une civilisation condamnant
religieusement les boissons alcoolisées. Le mot est bien en
effet d’origine arabe, mais al-kuhl désigne l’antimoine
pulvérisé, le mot antimoine étant d’ailleurs probablement
issu de l’arabe itmid. Son orthographe s’expliquerait par
une légende faisant de ce minerai un métal qu’on imaginait
ne se présentant jamais seul, d’où parmi d’autres
hypothèses la fausse étymologie associant anti, à l’opposé
de, et monos, seul. Le mot arabe repris en latin médiéval
sous la forme antimonium entrait de fait en français en tant
qu’antimoine au XIIIe siècle et se trouvait emprunté par les
Anglais au début du XVe siècle, sous la forme antimony. La
poudre d’antimoine avait alors pensait-on des vertus pour
les lésions oculaires, mais servait aussi de fard pour noircir
les sourcils. On en garde la trace avec le kohl ou khôl, un
mot toujours en usage.
Alors de quand date la boisson alcoolisée ? Il faut
attendre le XVIIe siècle. Au XVIe en effet, pour le chirurgien
des rois Charles IX et Henri III, Ambroise Paré, l’alkohol
était encore un médicament, mais aussi une substance
produite par une distillation. Ce ne sera qu’au XVIIe siècle,
en 1612, qu’apparaîtra le sens moderne, l’alcool relevant
de la distillation du vin, pour des vertus thérapeutiques.
Quel appareil était alors utilisé ? L’alambic, un mot issu de
l’arabe al anbiq, emprunté au grec ambix, vase, s’installant
en français au XIIIe siècle et pénétrant en Angleterre à la fin
du XIVe siècle.
Répertorier tous les mots français empruntés à la langue
arabe en français comme en anglais peut faire l’objet de
livres entiers, ce que nous ne ferons pas ici. Ne serait-ce
que pour ce qui concerne la nourriture, on pourrait par
exemple relever en français comme en anglais les bardes
de lard, le sucre candi, candy en anglais, et tout
simplement le sucre, d’abord sugre en anglais puis sugar à
la fin du XIIe siècle, ou encore le couscous de succès récent,
mais entré en 1534 dans notre langue sous la forme
coscosson avant sa forme moderne attestée en 1649, et
emprunté par les Anglais en ce XVIIe siècle.

Un peu de luxe
Versons dans le luxe avec entre autres éléments
constituants du côté des parfums et bijoux, le musc,
l’ambre, le nacre, respectivement issus du persan musk
repris en arabe, du mot arabe anbar, ambre gris, et de
naqqarah, désignant en arabe un petit tambour, d’où la
désignation de petits coquillages par ressemblance de
forme. Comme des centaines d’autres, ces trois mots
français seront de fait empruntés par les Anglais,
aboutissant à musk et amber au XIVe siècle, et au même mot
que le français pour la nacre, au XVIe.

Mesurer
Dès lors qu’on exerce un métier où il faut procéder à des
mesures, des évaluations, on rencontre de chaque côté de
la Manche des mots qui ont leur source en langue arabe,
d’abord intégrés en français avant de rejoindre
l’Angleterre. On pense par exemple au calibre, caliber en
anglais, issu de l’arabe qalib, initialement le moule à
métaux, au carat, repris tel quel en anglais ou agrémenté
d’un k, karat, de l’arabe qirat, petit poids correspondant à
la graine du caroubier, en partant du grec keration, une
gousse, ou encore à la tare, mot repris à l’identique en
anglais, de l’arabe tarahah, déduction, décompte. Proche
de sonorité en français, retenons aussi le tarif, tariffe au
XVIe siècle, de l’italien tariffa issu de l’arabe ta’rif,
notification, passé en anglais sans e et en gardant les deux
f, à la fin du XVIe siècle.
Correspondant à une charge, relevons également le
fardeau, fardel dès le XIIIe siècle en anglais qui a conservé
la forme de l’ancien français. La farde, un ballot d’un poids
variable contenant des marchandises exotiques au départ,
venait de l’arabe farda, la demi-charge d’une bête de
somme, notamment le chameau. L’anglais quintal,
désignant un poids de cent livres, a été emprunté tel quel
vers 1400 au français quintal de même mesure. D’une
certaine manière, ce terme des plus usité naguère illustre
parfaitement le voyage des mots à travers diverses langues.
À l’origine, il y a en effet le bas latin centernarium, cent
livres, qui passe en grec byzantin, dentênarion, puis en
arabe sous la forme quintar, retransformé en quintal, et
n’ayant donc aucun rapport avec la racine latine quintus,
cinquième.

Du magasin et du magazine
Lieu d’échanges s’il en est, le magasin illustre, comme le
mot quintal, le voyage du lexique. Tout d’abord, existe le
mot arabe mahazin, un dépôt et donc un lieu de commerce,
puis à Marseille un entrepôt, appelé en latin médiéval
magazenum, d’où naît le terme désormais français
maguesin en 1389. Ce lieu sert alors aussi d’entrepôt de
matériel militaire et le mot entre en 1580 par le biais du
français en anglais. Puis en 1731 paraît en Angleterre le
Gentleman’s Magazine, ainsi appelé en fonction d’un usage
précédent dudit mot en tant que liste des fournitures
militaires. Et le succès de la revue, bientôt relayée par
d’autres titres qualifiés de magazines, fit qu’on emprunta
aux Anglais, en 1776, le magazine, assorti donc d’un z
gagné en Angleterre, le différenciant du magasin, petit ou
grand.

Du coton au maroquin
Vendus dans les magasins de vêtements, le caban et le
gilet issus de la langue arabe n’ont pas rejoint l’Angleterre
; en revanche, en matière de tissu, c’est le cas du coton,
avec deux t en anglais, attesté au XIIIe siècle, et de la gaze,
repérée en 1560, devenue gauze, à rattacher comme la
mousseline de Mossoul à une ville, sans doute Gaza,
aujourd’hui en Palestine. Il en est de même du damask
anglais, et du damas français, cette étoffe de prix, tissée
selon un motif particulier, en relation directe avec la ville
syrienne de Damas. La géographie est encore à l’honneur
avec le satin, attesté au XIVe siècle en français, issu de
l’arabe zaytuni, en fait désignation de la ville de Tsia-toung
en Chine, transformée en langue arabe en Zaytun. Le mot
devenu français était tout de suite repris tel quel en anglais
y faisant florès comme en témoignent satin paper, satin
flower, Denmark satin pour les souliers des dames, et toute
une génération se souvient de Nights in White Satin par les
Moody Blues, succès planétaire en 1967. Également
marqué par la géographie vient le morocco leather, mais
aussi le French morocco, le maroquin, bien entendu issu de
la tradition du cuir si bien travaillé au Maroc.

Du goudron et du mazout
Parmi les produits d’usage universel, ni le goudron, ni le
mazout ne franchiront le Channel. Il est vrai que pour le
mazout, né de l’arabe mahzulat, déchet, repris en russe
mazut, ne pénétrant en France qu’en 1899, le voyage avait
été assez long. Quant au goudron, il tient son origine de
l’arabe d’Égypte, qatram, pénétrant en français en 1381
sous la forme gotran avant d’être tardivement déformé en
goudron, au XVIIe siècle. L’équivalent anglais tar sera repris
du vieil anglais, désignant un liquide visqueux.

L’univers de la marine
Avec une puissante flotte commerciale s’imposant dans
tous les grands ports du bassin méditerranéen, la
civilisation arabe nous a laissé bon nombre de mots, à
commencer par l’arsenal, rayonnant en Italie à partir de
l’arzana de Venise, construit en 1104, de l’arabe dar as-
sina’ah. Et si le mot arsenal fit concurrence au dockyard en
Angleterre dès le XVIe siècle, il devint comme en français le
lieu privilégié du matériel entreposé pour la construction
des bateaux et leur armement. Enfin, quel amateur de
football ignore The London Football Club fondé en 1886,
vite baptisé l’Arsenal ? Ses premiers joueurs étaient en
effet principalement recrutés dans le Royal Arsenal de
Woolwich, en banlieue de Londres, un arsenal fondé en
1691 et situé comme il se doit au bord de la Tamise.
Le grade le plus élevé dans la marine, l’amiral, doit son
nom à un mot arabe, amir al bahr, que l’on a abrégé et qui
désigne ni plus ni moins que l’émir des mers. Au reste, en
ancien français, l’amiralt reste le chef de la flotte sarrasine,
avant de représenter dès le XIIIe siècle le commandant de la
force navale. C’est en partant du français, déjà présent
dans la Chanson de Roland, en 1080, que le mot passait en
anglais, métamorphosé en admiral vers 1200. Au XIIIe
siècle, une formule passait même en anglais en tant
qu’emprunt explicite au français avec l’amiral de la mer, à
prononcer à l’anglaise.
S’agissant de l’avarie, le dommage survenu à un navire,
le terme français transite par l’italien avaria qui l’avait
emprunté à la langue arabe. On le retrouve alors à la fin du
XVe siècle en anglais sous une forme différente, average,

avec un sens distinct, correspon dant à une perte de


marchandises lors d’un voyage. C’est ensuite avec l’idée
d’un partage des pertes entre les partenaires, d’un échange
équitable des dommages, que vint au XVIIIe siècle l’idée
d’une moyenne, on an average, en moyenne. Point de darse
en anglais, le mot issu du génois darsena, de l’arabe dar
sina’ah, maison de travail, oblige les traducteurs à adopter
en anglais le terme plus général basin, bassin.

Jouer aux échecs ou une raquette à la


main
Le jeu doit aussi son lot de mots à la langue arabe. Ainsi
en est-il du jeu d’échecs, echecs étant déjà attesté en 1080,
en ancien français, issu de l’arabo-persan as-sah mat,
formule bien connue signifiant que le roi, sah, est mort,
mat. Phonétiquement, éché aurait pu être le mot français
qui serait né de cet emprunt, mais il se trouve qu’un autre
terme français sans aucun rapport étymologique, eschec,
désignait en francique le butin. C’est sans doute au
croisement de ces deux vocables qu’on doit le c final,
sonorité qu’on retrouve en anglais vers 1300 sous la forme
check, synonyme de l’annonce d’un péril imminent. Le jeu
d’échecs devenait de son côté chess, pendant que le mot
check était l’objet d’une extension de sens, en dénotant
plus largement un obstacle, une contrainte, et en définitive
un contrôle, une vérification. En réalité, le verbe to check
désigna, en parallèle à l’ancien français eschequier, le fait
de mettre en échec. De là vient aussi le fait d’arrêter
quelqu’un et, par extension, à la fin du XVIIe siècle, d’arrêter
des personnes pour les identifier, les contrôler.
Outil premier du tennis dont le nom n’est autre que la
reprise de la formule française « tenez » adressée au
moment de lancer la balle au jeu de paume, né au Moyen
Âge, vient le mot anglais racquet issu du moyen français
rachette, requette et finalement raquette, lui-même issu, en
passant par l’espagnol, de l’arabe rahat, lié à la paume de
la main, raha.

De la musique avant tout


Enfin, toujours dans le domaine des loisirs, la musique
s’illustre avec le tambourin, le luth et, même si l’arabe n’en
est pas la toute première origine, la guitare, trois mots
français repris en anglais. L’anglais tambourine, petit
tambour depuis 1570, est emprunté au français tambour,
tambourin, venant certes du persan tabir, mais dont la
prononciation tient pense-t-on au mot arabe at-tunbur qui
désignait de fait un instrument à cordes, tout comme
l’anglais lut. Ce dernier, attesté à la fin du XIIIe siècle, a
pour origine le luth français, lui-même issu d’al’ud, dont la
fausse coupe a abouti aux mots leut, lut, puis luth. En
réalité aujourd’hui, par un singulier retour aux sources, on
évoque de nouveau le oud, restituant ainsi la bonne coupe :
al’ud. En ce qui concerne la guitare, si l’origine en est bien
le grec kithara auquel on doit aussi la cithare, c’est par les
Espagnols adoptant le mot arabe gittarah que le mot est
passé en français vers 1275 en tant que quitarre puis sous
la forme moderne au XIVe siècle, avec bien des variantes
orthographiques. Le vocable s’installa solidement avant
d’être emprunté par les Anglais, emprunt attesté en 1620.
La guitare aurait dans la seconde moitié du XXe siècle une
carrière exceptionnelle : ainsi, lorsqu’en 1965, l’Américain
Bob Dylan chante à la guitare « Mr Tambourine Man », use-
t-il sans le savoir des mots ayant leur source dans la
civilisation arabe.
La liste pourrait s’allonger, mais en définitive, on le
constate aisément, il est rare qu’un mot anglais provienne
de la langue arabe sans être d’abord passé par le français.
On pourrait cependant citer un terme comme sash, attesté
en 1590, désignant l’écharpe ou la ceinture d’abord portée
par les officiers puis par les dames, ayant pris alors racine
en langue anglaise mais pas en langue française. Il
représente presque l’exception qui confirme la règle et ce
jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Au XIXe, les progrès de
l’information rendraient en effet plus direct le voyage des
mots de la civilisation arabe vers l’univers anglais.
8

Le flamboiement de la langue
italienne

« Le grand mouvement de la Renaissance […] amène


une véritable invasion de mots italiens. »
Darmesteter,
Traité de la formation de la langue française, 1890.

LA LANGUE ITALIENNE :
PLUSIEURS SIÈCLES D’INFLUENCE AVANT
MÊME LA RENAISSANCE FRANÇAISE
Si, depuis la conquête de Guillaume le Conquérant, se
sont célébrés à profusion les mariages franco-anglais liant
monarques et haute aristocratie, mais aussi femmes et
hommes de plus modeste condition, c’est de part et d’autre
des Alpes qu’après la guerre de Cent Ans vont se forger de
nombreuses alliances entre l’Italie et la France, aboutissant
même à ce que parviennent à la tête du royaume français
des personnalités d’origine italienne, et l’on pense
forcément au XVIe siècle à Catherine de Médicis puis au
début du XVIIe à Marie de Médicis, mère de Louis XIII.
Si ce lien est particulièrement fort au XVIe siècle en
France, il résulte en réalité de relations culturelles se
nouant déjà aux siècles précédents, lorsque l’Italie sort
progressivement du Moyen Âge, au cours du Trecento,
c’est-à-dire au XIVe siècle. À cette période, appelée par la
suite la Pré-Renaissance, fit suite le Quattrocento, le XVe
siècle, qualifié a posteriori de Première Renaissance et
correspondant à une véritable rupture avec le goût
byzantin. Cette rupture dans l’art et la littérature s’exprima
tout d’abord et notamment à Florence, sous l’influence des
Médicis, puissante famille patricienne, riches banquiers et
grands mécènes.

La chute de Constantinople
S’agissant de « rupture », le 29 mai 1453 reste de fait la
date symboliquement forte de ce qu’il est convenu
d’appeler la « chute de Constantinople ». Cette ville,
Byzance lorsqu’elle était une cité grecque, puis
Constantinople en 330, était effectivement rapidement
devenue la capitale de l’Empire romain puis de l’Empire
romain d’Orient, et ce faisant, elle représentait
courageusement l’ultime vestige et le dépositaire oriental
de l’Antiquité classique. En tombant en 1453 aux mains du
sultan ottoman Mehmet II, qui la rebaptisa Istanbul,
s’effondrait de facto un rempart oriental de la chrétienté.
Or, il est de tradition, même si celle-ci est parfois discutée,
de considérer que la chute de cette cité, également appelée
la « Deuxième Rome », constitue une étape clé dans le
passage du Moyen Âge à une nouvelle époque baptisée
trois siècles plus tard, en 1825, la Renaissance.
En réalité, la chute de Constantinople eut indirectement
une conséquence heureuse pour l’Europe : elle précipita en
effet les érudits grecs en Italie, armés de précieux
manuscrits anciens, concourant ainsi à ce que le XVe siècle
italien devienne une époque culturellement florissante, «
renaissante », ce qui n’échappa pas aux lettrés de France.
C’est en vérité dès le XVe siècle que les Français furent
pleinement séduits par l’Italie ; ainsi Pierre Guiraud, dans
son premier « Que sais-je ? » sur Le Moyen Français,
signalait-il que, par exemple de 1402 à 1559, on comptait
pas moins de 269 Français reçus docteurs à l’université de
Ferrare, ce qui souligne combien était vive l’attraction
exercée par la botte italienne. Certes, la langue
internationale et culturelle restait le latin, mais avec Dante,
Pétrarque, Boccace, dont les œuvres seraient en 1612
suivies d’un dictionnaire en toscan, le Dictionnaire de la
Crusca, l’Italie allait dès le XIVe siècle donner l’exemple de
la richesse d’une langue vivante à valeur nationale. L’italien
pouvait en effet rivaliser sur tous les plans avec le latin et
même, à terme, le supplanter.

La grande réciprocité
À mieux y regarder, les liens d’estime entre les deux
pays, la France et l’Italie, n’étaient pas nouveaux, se
fondant assurément sur une belle récipro cité, les Italiens
lettrés manifestant également en effet sans hésiter leur
attachement à la langue française. Rappelons par exemple
que l’Italienne Christine de Pisan née en 1364 à Venise,
appelée ensuite à Paris par Charles V, écrivit en français et
qu’elle s’éteignit en France au monastère de Poissy vers
1430. On la considère à bon escient comme la première
femme de lettres ayant pu vivre en France de sa plume, en
composant force traités de politique et de philosophie mais
aussi divers recueils de poésie, offrant entre autres à la
ballade ses plus beaux fleurons.
On pourrait aussi remonter au XIIIe siècle avec l’Italien
Brunetto Latini, né à Florence en 1220, qui s’est
vraisemblablement exilé en France de 1260 à 1267,
donnant sans doute quelques conférences à la Sorbonne.
On retiendra ici surtout qu’en 1266, il écrivit en français,
mâtiné de picard, Li Livres dou Tresor [Le Livre du trésor]
qu’il signe d’ailleurs de son nom francisé, Brunet Latin.
Révélateur de la situation linguistique du XIIIe siècle en
Europe, voici un extrait où il justifie son choix linguistique,
ce qui nous permet au passage de percevoir ce à quoi
pouvait ressembler la langue française en cette seconde
moitié du XIIIe siècle. « Et se aucuns [et si quelques-uns]
demandoit por quoi cist livres [ce livre] est escriz en
romans, selonc le langage des François, puisque nos somes
Ytaliens, je dirois que ce est por. ij. [deux] raisons : l’une,
car nos somes en France et l’autre porce que la parleure
est plus delitable [délectable] et plus commune à toutes
gens » (livre I, partie I). Quel beau témoignage de la
vigueur et du rayonnement de la langue française !
Dans le même esprit mais dans un tout autre domaine,
l’explorateur vénitien Marco Polo écrivait dès 1298 son
célèbre Devisement du monde, déjà évoqué à propos de la
langue arabe, et dans ce Livre des merveilles, autre nom de
l’ouvrage, il offre en fait le premier récit de voyage rédigé
en français, On retiendra que Marco Polo le dicta à
Rustichello de Pise, écrivain italien certes mais de langue
française.

Le trio prestigieux d’influence


universelle
Enfin, les trois grands écrivains italiens que sont Dante,
ce dernier s’éteignant en 1321, Pétrarque en 1374 et
Boccace en 1375, désignés comme les « trois couronnes »
du XIVe siècle, ayant su imposer en tant que langue
littéraire la langue italienne de Florence, le toscan,
n’étaient en rien insensibles à la belle langue française.
Ainsi, Dante, qui parmi ses maîtres compta Brunetto Latini,
connaissait fort bien le français, appréciant notamment les
ménestrels illustrant la langue d’oc. On sait par ailleurs
qu’il passa quelque temps à Paris et fréquenta les
universités. Dante – il s’agit de son prénom – Al(l)ighieri est
légitimement considéré comme le « père de la langue
italienne », en étant notamment l’auteur en langue vulgaire
florentine de la Commedia, qualifiée par Boccace de Divina
Commedia, titre que la postérité retiendra. Sans doute
composé entre 1303 et 1321, ce voyage imaginaire dans le
monde de l’au-delà, de l’enfer au paradis en passant par le
purgatoire, en partie guidé par Virgile, connut un succès
immédiat. Universellement apprécié, il représente l’un des
tout premiers chefs-d’œuvre de la littérature. On disposera
ainsi d’une première traduction complète en français datée
de 1472 dont il n’existe plus que dix exemplaires. Un trésor
éditorial !
De son côté, Francesco Petrarca, dit Pétrarque, né en
1304, n’est pas moins attiré par la langue française, à
laquelle il est très tôt initié, puisque sa famille, exilée,
arriva à Avignon en 1312. Il résida alors quatre ans durant
à Carpentras avant de rejoindre l’université de Montpellier
où il se consacra selon ses propres mots à « l’étude des lois
». Au total, ce seront presque deux décennies qui seront
vécues en France par le poète. Et c’est en célébrant sa
passion pour une jeune fille française, Laure de Noves,
dont il tombe immédiatement amoureux le 6 février 1327
selon sa propre datation, qu’il passera à la postérité
mondiale. De 1335 jusqu’à sa mort en 1374, il travaillera de
fait au Canzoniere qu’il consacre à Laure, un recueil de 366
poèmes composés en langue toscane avec une sensibilité
émouvante mêlée à des méditations délicates sur les
tourments de l’amour. L’œuvre ainsi rédigée a
indéniablement marqué une étape dans la formation de la
langue littéraire italienne et donné matière à réflexion
linguistique sur la consécration d’une langue à l’échelle
européenne. Le Canzoniere, de grande perfection formelle,
fut par ailleurs à l’origine du pétrarquisme qui séduisit
toute l’Europe pendant près de trois siècles, offrant une
sorte de code lyrique amoureux pour tous les poètes
européens, dont Ronsard fut notamment un brillant
interprète.
Ce dernier, après avoir étudié en effet attentivement les
sonnets de Pétrarque, tant dans leur forme que dans la
manière de célébrer le sentiment amoureux, s’en inspira
délibérément dans ses Amours de Cassandre publié en
1552. À l’imitation de Pétrarque déclarant sa flamme à
Laure, Ronsard chantera son amour à Cassandre qui,
décidément signe des temps, est une jeune fille italienne,
Cassandre Salviati, rencontrée à Blois à un bal de la cour.
On ne peut qu’en prendre acte : l’Italie et la France se
conjuguent aisément et en toute réciprocité sur le mode
amoureux. Et l’italien y prend assurément une saveur
littéraire de tout premier plan propre à influencer la langue
soutenue des poètes français.
Troisième grand modèle, Giovanni Boccaccio, dit
Boccace, né en 1313 en Toscane, fils naturel d’un homme
d’affaires et d’une Française, est à juste titre considéré
comme le créateur de la littérature italienne en prose en
tant qu’auteur d’un immense succès avec ses nouvelles et
le Décaméron. Boccace fit des études de droit canonique à
Paris où, en 1327, il avait suivi son père. En amitié avec
Pétrarque avec lequel il entretint une correspondance
sincère et, dans le même temps, fervent admirateur de
Dante, c’est à la prose qu’il préféra offrir son chef-d’œuvre,
le Décaméron, recueil de cent nouvelles racontées en dix
jours par sept femmes et trois jeunes hommes, ayant
rejoint la campagne pour fuir la peste.
Rédigé en italien entre 1349 et 1353, le Décaméron
représente selon la formule de Voltaire, témoin à sa façon
de la persistante influence de l’œuvre, le « premier modèle
en prose pour l’exactitude et pour la pureté du style, ainsi
que pour le naturel de la narration ». De fait, ce récit reste
à travers siècles très émouvant, en dépeignant précisément
ces jeunes gens, empreints de sentiments à la fois délicats,
réalistes et amoureux, n’oubliant pas les joies terrestres
tout en vivant la grandeur tragique de la peste qui ne les
épargnera pas. Y est aussi pour la première fois
revendiquée l’égalité de la femme et de l’homme dans le
rapport amoureux. Pareil chef-d’œuvre en prose allait
indéniablement marquer la littérature européenne. Il sera
traduit en français en 1545 par Antoine Le Maçon pour
Marguerite de Navarre, la sœur de François Ier.
Cinq siècles plus tard, il est pour le moins éloquent et
particulièrement heureux qu’en 2011 ait été fondé un prix
littéraire français annuel, le prix Boccace, pour
récompenser l’auteur d’un recueil de nouvelles, publié dans
l’année en langue française. Ne jamais oublier qu’une
grande œuvre littéraire étrangère, italienne en
l’occurrence, traduite en français, influence plus qu’on ne
l’imagine la langue d’accueil.
On comprend donc que de pareils écrivains aient
profondément influencé les lettres françaises. Dans l’autre
sens, illustrant aussi les liens étroits tissés entre l’Italie et
la France, rappelons que le prince Charles Ier d’Orléans,
reconnu pour son œuvre poétique, est né en 1394 d’une
mère italienne, Valentine Visconti, fille du duc de Milan. La
captivité en fera un poète : prisonnier en effet de la bataille
d’Azincourt l’opposant à Henri V d’Angleterre, en 1415, il
reste otage de l’Angleterre pendant vingt-cinq ans, longue
période au cours de laquelle il fut l’auteur d’une œuvre
lyrique considérable avec plus d’une centaine de ballades
et quatre cents rondeaux. Sa poésie en langue française ne
sera pas sans également influencer l’Europe entière. On
était alors à l’aube de la Renaissance, française, se
signalant notamment par l’imitation des Italiens et
l’humanisme.

LE GRAND EMPRUNT LEXICAL… À


L’ITALIEN

Pendant trente ans, sous le prétexte premier de faire


valoir leurs droits sur Naples et sur le Milanais, les
successeurs de Louis XI se lancèrent dans l’aventure des
guerres d’Italie, qui se solda par quelques brillantes
victoires sans réel profit militaire. Pourtant, ces guerres
d’Italie conduites à la frontière du XVe et du XVIe siècle
furent culturellement décisives par le contact fructueux
avec les tenants de la Renaissance italienne dont les
Français furent admiratifs. Ainsi les seigneurs français
découvrirent-ils la « douceur de vivre », et les habituels
prisonniers de guerre se métamorphosèrent, s’agissant des
guerres d’Italie, en invités de talent, cuisiniers, artisans,
érudits, peintres, cumulant parfois des dons prodigieux à la
façon de Léonard de Vinci.

L’invité prestigieux
Quel plus prestigieux invité effectivement que Léonard
de Vinci incarnant si bien cet esprit universaliste de la
Renaissance ! En le rencontrant en 1515, le récent
vainqueur de la bataille de Marignan qu’est alors François
Ier lui proposa de s’installer en France, ce qu’il accepta. Et
l’on se souvient peut-être que c’est à dos de mulet que
l’Italien de génie traversera les Alpes, emportant quelques
toiles dont La Joconde, pour rejoindre le Clos-Lucé auprès
du château d’Amboise où il fut enterré en 1519. De langue
italienne, le dialecte toscan, sa langue natale, celle dans
laquelle il rédigeait ses notes, Léonard de Vinci maîtrisait
très mal, semble-t-il, le grec et le latin, ce qui lui valut au
reste quelques critiques de Michel-Ange. Cependant,
l’auteur de La Joconde représentait déjà ici un esprit
nouveau, incarnant le fait que la langue nationale, italienne
ou française, gagnait lentement mais sûrement sa place sur
le latin.

La Pléiade, l’imprimerie et la langue


française
Cette première place progressivement acquise par le
français constituerait en fait pour la France une grande
dynamique du XVIe siècle avec l’émergence des poètes de la
Pléiade, qui sauraient valoriser la langue française, en
s’inspirant des littératures antiques redécouvertes grâce à
l’effort enrichissant de la traduction. Le point d’orgue en
serait la publication en 1549 de la Deffence et illustration
de la langue francoyse, manifeste rédigé par Joachim du
Bellay se faisant l’interprète des poètes de la Pléiade et
notamment de Ronsard, pour donner à la langue française
la première place en n’hésitant pas à l’enrichir. Nourris par
la traduction des œuvres anciennes – on a tendance à
oublier le rôle primordial de l’effort de traduction –, et
imprégnés de ce modèle prestigieux tant dans la forme que
sur le fond, les poètes de la Pléiade vont, selon leur projet,
« illustrer » pour le meilleur la langue littéraire française
et, ce faisant, la langue nationale soutenue.
De nouveaux horizons venaient d’être ouverts au sceau
de quelques illustres navigateurs, Christophe Colomb
découvrant l’Amérique en 1492, Vasco de Gama atteignant
les Indes en 1498, et Magellan permettant d’accomplir le
premier tour du monde, au XVe et au XVIe siècle ; trois
hommes qui firent que le monde tout d’un coup
s’élargissait. On se situe en réalité dans une étonnante
période de découvertes propres à modifier l’existence aux
lendemains d’une guerre de Cent Ans qui, à sa façon, avait
été paralysante pour le progrès des connaissances, que
celles-ci soient scientifiques ou artistiques. La découverte
essentielle pour les langues reste sans surprise l’invention
de l’imprimerie par Gutenberg qui permit de diffuser par
les livres le savoir et la littérature.
Si le goût de la lecture s’était peu à peu répandu aux
XIIIe et XIVe siècles, les manuscrits restaient à dire vrai très
onéreux, et l’on cite souvent à titre comparatif le cas de
Grécie, comtesse d’Anjou, qui au Xe « acheta d’Aimon,
évêque d’Alberstad, un recueil d’homélies au prix de deux
cents moutons, dix setiers de froment, autant de seigle et
de millet, et trois peaux de martre », rappelle en 1812
Antoine Delandine, bibliothécaire de Lyon. Sans mystère,
seuls les gens très riches pouvaient au Moyen Âge lire pour
s’instruire.
L’imprimerie allait changer cet état de fait : le premier
livre imprimé à Paris date de 1470 et, en 1549, Du Bellay
peut affirmer dans la Deffence et illustration de la langue
francoyse que l’imprimerie est « sœur des Muses, &
dixieme d’elles », formule souvent reprise par la suite. Par
ailleurs, précise-t-il, « les esprits des hommes ne sont point
si abatardis, qu’on voudroit bien dire », ils acceptent le
progrès, et de défendre alors la nécessaire vigueur de la
langue française : « Je dy seulement qu’il n’est pas
impossible que nostre langue puisse recevoir quelquefois
c’est [cet] ornement & artifice aussi curieux, qu’il est aux
Grecs & Romains. » Le message est explicite : au français
de s’illustrer et de se substituer au latin qui continuait de
tenter encore quelques écrivains.

La double concurrence
Le XVIe siècle est en réalité confronté en termes
linguistiques à une double concurrence : d’un côté, celle de
la langue classique, issue de l’Antiquité, le latin, langue
morte mais devenue langue de l’Europe des savoirs, à la
fois langue écrite et orale dans le cadre de l’enseignement ;
et de l’autre côté, celle d’une langue vivante et
géographiquement proche, l’italien.
En ce qui concerne le latin, une célèbre ordonnance
signée en août 1539 à Villers-Cotterêts par François Ier
mais élaborée par le chancelier Guillaume Poyet, d’où
l’autre nom de ladite ordonnance, « l’ordonnance
Guillelmine », impliqua tout d’abord que les prêtres durent
tenir registre des baptêmes et sépultures, instituant ainsi
une sorte de tout premier état civil. Ensuite et surtout, la
totalité des documents officiels durent désormais être
rédigés en français et non en latin. François Ier devenait
ainsi le premier monarque à avoir pu imposer une unité
administrative linguistique à ses sujets, ce qu’avant lui
n’avaient réussi à mettre en œuvre ni Charles VII, qui le
désirait tout aussi ardemment au lendemain de la guerre
de Cent Ans, au moment d’un réveil national, ni Louis XI,
pas encore assez puissant pour contrarier les Parlements
de Toulouse et de Bordeaux.
À l’avantage de ses prédécesseurs, François Ier disposait
en réalité d’un modèle, l’Italie, qui depuis le XIVe siècle
n’hésitait pas à user de la langue parlée localement pour la
rédaction des textes officiels. En vérité, ce qu’on appelle
aussi l’édit de Villers-Cotterêts consacrait juridiquement la
langue de l’Île-de-France, à la fois langue d’oïl et langue du
roi, condamnant les autres langues de France au rang de
patois ou de dialectes.
En voilà la teneur précise, livrée à l’article 111 : « Nous
voulons que doresnavant avant tous arretz ensemble toutes
aultres procedeures, soient de nous cours souveraines ou
aultres subalternes et inferieures, soient de registres,
enquestes, contractz, commissions, sentences, testamens et
aultres quelzconques actes et exploicts de justice ou qui en
dependent soient pro noncez enregistrez et delivrez aux
parties en langage maternel francoys et non aultrement. »
Pareille décision, repoussant donc indirectement, pour
tout acte administratif et juridique, d’une part le latin
incompréhensible pour une immense majorité, et d’autre
part les langues locales échappant en somme au contrôle
royal, au profit du français royal, allait dans le sens de
l’histoire européenne de chaque pays, à la recherche d’une
unité nationale centralisée. Elle faisait par exemple écho à
une décision de même nature du roi d’Angleterre, Henri
VIII qui, trois ans plus tôt, en 1536, avait interdit au profit
de l’anglais royal l’usage du gallois, langue celtique
pourtant encore pratiquée.

Un soutien décisif : François I er


Du côté des lettrés français soucieux d’un nouvel élan, il
ne fait aucun doute que le soutien de François Ier fut décisif
pour que s’affirme la langue française par rapport au latin.
Ainsi, en 1530, avait-il déjà créé le Collège royal, futur
Collège de France, qui à sa façon s’opposait à la Sorbonne
où régnaient les farouches partisans du tout en latin.
Entretenu sur la cassette du roi, ce Collège se distinguait
par son indépendance vis-à-vis de la toute-puissante
Sorbonne : six chaires avaient d’emblée été créées, trois
pour l’hébreu, deux pour le grec, une pour les
mathématiques.
Les langues anciennes ne surgissaient pas là pour
enrichir le latin véhiculaire mais pour pouvoir être mieux
traduites dans la langue à promouvoir, le fran çais. Il faut
insister : traduire directement d’une part les langues
anciennes comme le grec et l’hébreu, langues que le latin
avait en quelque sorte occultées, et d’autre part une langue
littérairement vivante et vivifiante comme l’italien,
nourrissait de l’intérieur la langue française et la
littérature y correspondant, dans le sillage de la Deffense
et illustration de la langue francoyse.
Si François Ier joua un rôle éminent, au point que ce
protecteur de Léonard de Vinci fut considéré comme le «
père des arts », Du Bellay lui rendant encore hommage en
1549 évoquant « notre feu bon Roi et père », protecteur
des arts et des lettres, ses successeurs politiques ne furent
pas moins influents quant aux arts et lettres et plus
directement encore quant à l’imprégnation italienne.

Catherine et Marie de Médicis


Cette influence se fit indubitablement ressentir à travers
la veuve d’Henri II, l’Italienne Catherine de Médicis, née en
1519 à Florence, reine de France de 1547 à 1559, puis
régente du royaume, de 1560 à 1563. De culture raffinée,
bercée de littérature italienne, elle n’avait pas quinze ans
lorsqu’elle fut mariée au futur Henri II, second fils de
François Ier, et ne parlait pas encore bien le français…
Pourtant, elle fut progressivement appréciée par ce dernier,
pour son intelligence tout en partageant avec la sœur du
roi François Ier un goût affirmé pour les arts et les lettres,
donnant peu à peu à la cour un rayonnement culturel
certain. Elle affirma son autorité royale en devenant mère à
vingt-quatre ans, et ce furent alors en vingt-cinq ans pas
moins de dix accouchements, aboutissant le moment venu à
trois futurs rois, François II, Charles IX et Henri III, mais
aussi à Marguerite qui devint l’épouse du futur Henri IV de
1572 à 1599, et fut surnommée la « reine Margot ».
Sans oublier que Catherine de Médicis fut aussi mère
d’Élisabeth qui devint reine d’Espagne. On ne peut
s’empêcher de penser que bien des têtes couronnées
eurent au XVIe siècle et à l’aube du XVIIe siècle une même
mère, de langue maternelle italienne, et que cela ne
pouvait nuire au rayonnement du pays et de ladite langue,
imprégnant au passage en profondeur la langue française.
On n’oubliera pas davantage qu’Henri IV, en secondes
noces, épousa Marie de Médicis, reine de France de 1600 à
1610, qui passa son enfance au palais Pitti à Florence. Elle
y acquit une excellente éducation, où se mêlaient
harmonieusement les disciplines scientifiques et les lettres,
tout en se montrant proche des artistes de Florence, sa
ville natale. Le paysage est brossé : l’Italie, sa langue et ses
arts sont de haute influence.
Chacune des deux reines, Catherine puis Marie de
Médicis, sut faire en France une belle place à l’Italie, tant à
la cour que dans les arts. Ainsi, Catherine accueillit dans
son entourage de nombreux Italiens, dont les opposants au
grand-duc de Toscane. Furent par ailleurs confiées à des
Italiens diverses responsabilités administratives et
militaires et l’on pense à Simeoni et à Gondi. Dans un autre
registre, les histo riens de la gastronomie relèvent que
lorsqu’elle quitta l’Italie pour se marier, elle était
accompagnée de pas moins d’une quarantaine de cuisiniers
italiens, introduisant en France le sabayon et les sorbets
tutti frutti. Et puisqu’il est question de nourriture, bien plus
tard on lui attribua l’ajout dans les menus de nouveaux
légumes tels que les artichauts, les petits pois, les
épinards, ou de nouvelles pâtisseries, en particulier les
macarons, et enfin la diffusion d’un usage aujourd’hui
fondamental… celui de la fourchette.
On considéra qu’elle fut le premier véritable mécène de
France, pensionnant hommes de lettres, musiciens et
peintres, avec une propension pour les portraitistes. Elle fit
certes une place importante aux artistes italiens, mais cela
ne l’empêcha pas de protéger sans hésiter Montaigne et
Ronsard. De fait, la culture italienne et la culture française
allèrent harmonieusement de pair sous son règne.
Marie de Médicis, en étant épousée par Henri IV en
1600, permit entre autres à ce dernier de voir annulée sa
dette auprès de la banque Médicis. Ce qui rappelle que
l’histoire de la France et de l’Italie passe aussi par les
banquiers, d’où les nombreuses rues des Lombards, ces
derniers étant synonymes dès le XIIIe siècle de changeurs et
de prêteurs sur gage. Pour donner par ailleurs une idée des
échanges linguistiques entre les cours des pays respectifs,
lors de son arrivée en France, Marie de Médicis était par
exemple accompagnée par une imposante suite de deux
mille personnes.
À la mort de son mari, assassiné par Ravaillac en 1610,
une date marquante dans notre histoire de France, Marie
de Médicis assura la régence pour son fils, le futur roi
Louis XIII qui n’avait encore que huit ans. Elle participa
alors par un mécénat très actif au développement des arts
en France. Son soutien aux Italiens fréquentant la cour ne
fut pas toujours bien perçu, et en grandissant, son fils Louis
XIII marié à Anne d’Autriche en 1615 prit même ombrage
de la présence de Concini qu’il fit assassiner. L’époque n’est
pas tendre… Plus avant dans le XVIIe siècle, sous Louis XIII,
l’influence de l’Italie pourrait aussi être évoquée avec le
cardinal Mazarin né dans ce pays, d’abord principal
ministre de Louis XIII, puis après la mort du roi, ministre
influent auprès de la régente Anne d’Autriche, affrontant
ensemble les troubles de la France qui agitèrent la France
de 1648 à 1652.
Impossible de ne pas en convenir, la France connaît au
XVIe, sous la Renaissance, mais aussi en partie au XVIIe

siècle une imprégnation très sensible de la part de l’Italie,


de sa culture et de sa langue. On ne s’étonnera donc pas
que l’italien tienne la deuxième position, après l’anglais, et
juste avant la langue arabe, en tant que langue d’emprunt.

NAGUÈRE DES EMPRUNTS MASSIFS DONT


BEAUCOUP SONT OUBLIÉS

Signaler aujourd’hui que la langue italienne est très


présente dans la langue française étonne souvent. En
vérité, si l’on perçoit facilement les emprunts à l’anglais
parce qu’ils sont issus d’une langue germanique, le fait que
le français et l’italien soient d’une même branche de la
famille des langues indo-européennes, italique, a permis au
vocabulaire italien de s’intégrer avec facilité dans le fond
lexical français. Qui se doute par exemple, sans être
étymologiste, que des mots comme brave, douche, escalier,
façade, artisan, banque, carrosse, pilote, caresse ou à la fin
de l’alphabet saccager, sacoche, saper, socle, svelte, terre-
plein, tremplin, trombone, valise, veste sont d’origine
italienne ? En réalité, tout comme le français a colonisé en
partie le lexique anglais, au point que prononcés en anglais
les termes issus du français ne sont plus repérés par les
Britanniques, nous ne percevons plus que nous utilisons
constamment des mots d’origine italienne. Qui s’en doute
dans une phrase comme « le balcon de l’appartement
donnait sur le dôme de l’ambassade » ou encore, du côté de
l’alimentation, qu’« à la cantine, c’était un festin, avec au
choix riz et paupiettes ou chou-fleur, puis macarons ».
Il nous reste de fait un peu plus de huit cents mots issus
de l’italien dans notre français contemporain. Cependant,
comme toute langue de grande influence, en l’occurrence
pour l’italien du XVe au XVIIe siècle, bien des vocables se
sont éteints et ne se dénichent plus que dans nos
dictionnaires anciens. Ainsi, à la fin du XVIe siècle, on a
compté de deux à huit mille italianismes dans notre langue,
selon qu’on entre ou non dans les vocabulaires de
spécialité, et donc toutes proportions gardées, peu ont
survécu dans la langue courante. On comprend cependant
combien pouvaient être agacés les tenants d’une langue
française hostiles à une invasion de mots perçus comme
étrangers.
Le plus ardent sur ce point fut Henri Estienne, fils de
Robert Estienne à qui on doit en 1539 le premier
dictionnaire à offrir le français en nomenclature, le
Dictionnaire françoislatin – alors en un mot –, à la fois
philologue, helléniste et humaniste, qui publia en
particulier en 1578 Deux dialogues du nouveau français
italianizé et aultrement desguizé principalement entre les
courtisans de ce temps. En lire un passage montre assez
qu’à la manière du franglais, dénoncé au XXe siècle par
Étiemble, l’italien n’était pas sans ridicule dans le langage
à la mode du XVIe siècle. Sont ici mis en italique les
italianismes du moment, à dire vrai aujourd’hui totalement
disparus de l’usage : « Messieurs, il n’y a pas si longtemps
qu’ayant quelque martel in teste (ce qui m’advient souvent
pendant que je fay ma stanse en la Cour) et à cause de ce
estant sorty après le past, pour aller spaceger, je trouvay
par la strade un mien ami nommé Celtophile. Or voyant
qu’il se monstret estre tout sbigotit de mon langage (qui est
toutesfois le langage courtisanesque dont usent
aujourd’huy les gentils-hommes Francés, qui ont quelque
garbe, et aussi desirent ne parler point garbatement) je me
mis à ragionner avec luy touchant iceluy, en le soustenant
le mieux qu’il m’estet possible. Et voyant que nonobstant
tout ce que je luy pouves alleguer, ce langage italianisez luy
semblet fort strane, voire avoir de la gofferie et balordise,
je pris beaucoup de fatigue pour lui caver cela de la
fantaisie. » L’agacement fut tel devant ce déferlement de
mots italiens que les érudits du moment avancèrent même
parfois que la langue française avait une origine celtique –
celtique dont à dire vrai, on ne savait rien – pour ne pas
avoir à se trouver dans la même filiation latine que l’italien.
Le pamphlet d’Henri Estienne reste un délicieux
témoignage du ridicule de ceux qui avancent à tout propos
des mots de la langue du dominant, par exemple au XVIe
siècle avoir bon garbe, c’est-à-dire bonne grâce, ou encore
de décider de spaceger, se promener, après le past, le
repas, sur la strade, la route, en étant sbigottit, étonné du
paysage, le tout en ragionnant, en discutant, et en se
sentant quelque peu straque, fatigué, au moment de
rejoindre une case un peu discote, une maison un peu
éloignée. Ou, de même ridicule au XXIe siècle, lorsque par
exemple on nous invite à un one to one avant la confcall.
Donnons la cargue à ces anglicismes incongrus. J’oubliais,
donner la cargue est un italianisme sorti de l’usage. Tout
comme la strette, une attaque surprise. Arrière la strette
d’une confcall !

FORCE MOTS ITALIENS AU CŒUR DU


FRANÇAIS COURANT D’AUJOURD’HUI

De la guerre à la musique
Parmi les mots italiens parfaitement intégrés, relevons-
en quelques-uns en les présentant par thèmes, tout en
rappelant qu’ils se sont principalement introduits dans la
langue française du XIVe au XVIIe siècle.
Il n’est pas rare hélas que les guerres, ici les guerres
d’Italie, soient l’occasion d’enrichir le lexique par le biais
de pratiques, de formules et de désignations empruntées à
l’ennemi, par le simple fait du côtoiement guerrier au
moment où sa vie est en jeu, d’où la nécessité de
comprendre les mots de l’armée à laquelle on se confronte.
Signalons ainsi qu’une bonne armée commence, grâce aux
sentinelles – mot issu de sentire, entendre, du latin sentire,
sentir –, par savoir sonner l’alarme – de all’arme !, aux
armes ! – à la première alerte – de all’erta signifiant « sur
ses gardes », l’erta étant une hauteur –, pour disposer en
ordre les bataillons – de battaglione – et brigades – de
brigata, troupe, mot lui-même issu de briga, lutte –, de quoi
faire battre la chamade – de ciamata, l’appel militaire au
roulement de tambour – au cœur des soldats, de l’italien
soldato qui a remplacé le français soudard.
La guerre ne cessant de disposer d’armes nouvelles,
demeurent de fait quelques mots qui, sans avoir disparu,
font aujourd’hui figure d’archaïsmes. Citons la pertuisane,
de partigiana, une sorte de hallebarde, ou l’escopette, issue
de schioppetto diminutif de schioppo, une arme à feu, du
latin stloppus, le bruit que produit une claque sur une joue
gonflée… Dernière étape avant le fusil, vient aussi le
mousquet, fixé au sol sur une petite fourche, en usage au
XVIe siècle, emprunté à l’Italie, moschetto, reprise
anachronique de la moschetta, la flèche d’une arbalète du
XIVe siècle comparée à une petite mouche.

Signalons encore dans ce registre désuet le tromblon, ce


dernier mot nous étant resté dans l’expression péjo rative
de « vieux tromblon », pour qualifier une personne quelque
peu surannée. Au départ, le tromblon vient de l’italien
trombone, désignant par analogie de forme avec
l’instrument de musique, le trombone – issu de tromba, la
trompe –, une arme à feu portative dont le canon était
évasé en forme d’entonnoir. Cette caractéristique
permettait de tirer à faible distance plusieurs projectiles en
même temps. C’est sans doute par ressemblance d’aspect
que, vers 1840, on appela aussi tromblon le chapeau haut-
de-forme, évasé au sommet. Puis, la mode passant,
s’installa l’idée du « vieux tromblon », pour la personne
marquée par une mode dépassée.
Hélas, d’autres mots ont gardé toute leur force
belliqueuse comme la bombe, de bomba, d’origine
onomatopéique, le canon, de cannone, augmentatif de
cana, tube, sans oublier les cartouches, de cartoccio, terme
d’art militaire mais aussi de la pyrotechnie, les feux
d’artifice devenant très à la mode au XVIIe siècle. Si le
soldat, la sentinelle ou l’estafette, de staffette issu de
staffa, l’étrier, et donc par extension l’agent de liaison, sont
des mots d’origine italienne, la hiérarchie n’est pas moins
fortement italianisée : le caporal, le colonel, le
généralissime. Caporale signifiait initialement « principal »,
colonnello définissait proprement le chef d’une colonne de
soldats, et generalissimo est repris du superlatif latin
generalissimus. En revanche, ont assurément perdu en
partie leur caractère étroitement militaire, d’une part la
bravade, de l’italien bravare, faire le brave, d’abord acte de
bravoure militaire, mais ensuite davantage un défi envers
une autorité, et d’autre part l’embuscade, de l’italien
imboscata, où l’on repère bosco, le bois où se dissimuler
pour mieux attaquer. Attention aujourd’hui aux embuscades
d’un examen comme l’enregistrent nos dictionnaires
modernes.
À l’opposé, si on admet que la musique adoucit les
mœurs, s’impose ce domaine particulier dans la mesure où
les mots italiens y sont restés presque toujours intacts,
véhiculés par les partitions et perçus encore pour la
plupart comme explicitement d’origine italienne, avec
même une sorte de panache – de l’italien pennachio,
bouquet de plumes sur un casque – qui les a fait parfois
s’ouvrir à des locutions d’usage général pour telle ou telle
situation. C’est d’ailleurs crescendo qu’on les découvre dès
qu’on pratique le bel art qu’est la musique sous quelque
forme que ce soit.
Le constat s’impose : au-delà des mots génériques tels
que concert, concerto, opéra, sonate, bel canto, aria,
cantilène, oratorio, d’autres mots font de manière pour
ainsi dire universelle parler italien tout musicien lisant des
partitions. Ainsi en est-il du fait de chanter a cap(p)ella,
c’est-à-dire sans accompagnement d’instruments, a capella
signifiant, en italien, « dans la chapelle ». Avec quelle voix
? La plus élevée pour les dames, c’est-à-dire soprano, « au-
dessus » en italien. Ou encore, toujours pour une voix
féminine, une voix d’alto, « haut » en italien. Ou bien,
correspondant à une tessiture grave, contralto
représentant la voix féminine la plus grave. Et à nous tous,
homme ou femme, de jouer d’un instrument andante, de
andare, en italien, aller, mais sans plus, en somme de
manière modérée, entre l’allegro et l’adagio. Allegro
signifie « vif » en italien : jouer allegro, c’est être assez
rapide, mais moins que presto. Pendant qu’adagio signifie «
à son aise, doucement ». Et Rimbaud en 1873, dans ses
Illuminations, d’évoquer au sens figuré « l’ingénuité
physique amèrement rassise… adagio ». L’on n’a guère
ensuite de difficultés à comprendre andantino, accelerando
ou moderato. Il est un peu moins aisé de percevoir que le
trémolo renvoie au tremblement, l’italien étant issu du latin
tremulus, tremblant, et que spiccato signifie « détaché » en
italien. Jouez ce passage spiccato ou staccato, tous deux de
même signification, le second pouvant bénéficier d’un sens
figuré : le staccato de la montre… Et suivons de toute façon
le maestro, le maître, c’est-à-dire le chef d’orchestre. On
appréciera alors la maestria du violoniste, mot attesté en
français en 1842.
Quant à crescendo et decrescendo, en croissant ou en
décroissant, ils sont devenus des adverbes courants en
langue française, prononcés au reste sans qu’on y prenne
garde à l’italienne. Enfin, au choix, vous pouvez apprendre
le basson, la contrebasse, l’épinette, et plus facilement le
forte-piano abrégé en piano. Puis parfaitement intégrés
avec l’accent français viennent des mots comme l’arpège,
le conservatoire, la fugue, le bémol et le bécarre, où se
retrouve la notation médiévale du si, le b, à panse molle ou
de forme carrée, autant de mots qui font oublier leur
origine italienne. Il en va de même du tempo, d’abord
notation musicale d’un mouvement, mais devenant aussi,
par extension de sens, attesté depuis 1952, le tempo d’un
roman, ou d’un film, comprenons son rythme. À Mauriac
d’évoquer ainsi en 1952 en effet le « tempo » du président
du Conseil débarquant le matin même de Tunis par avion.
Enfin l’expression moderato cantabile, poussant à jouer de
manière modérée entre l’andante et l’allegro, sera le titre
du roman de Marguerite Duras paru en 1958 où une scène
met en avant le fils d’Anne Desbaresdes s’obstinant au
cours de sa leçon de piano à ne pas vouloir comprendre la
formule « moderato cantabile ». « Qu’est-ce que ça veut
dire, moderato cantabile ? » questionne exaspérée le
professeur de piano : « Je sais pas » répond l’enfant. Et
plus personne ayant lu le roman de l’oublier : « modéré et
en chantant ».
Au bord de la Méditerranée
Dans la continuité d’un peuple méditerranéen régnant
sur le bassin de même nom, après les Arabes, c’est au tour
des Italiens de prendre le relais. Depuis le XIe siècle, le
monde arabe y dominait en effet commercialement, mais à
partir du XVIe, c’est à l’Italie de s’imposer avec des ports
rivaux entre eux, comme celui d’Amalfi, dans la province de
Salerne, de Gênes en Ligurie, de Pise sur l’Arno, servant de
longue date de base navale, ou encore et surtout de Venise
dans sa lagune, en lien avec l’Adriatique. La Méditerranée
devient en somme « mer italienne ».
Repérons tout d’abord la frégate, à la poupe en plan
incliné, issue du napolitain fregata, peut-être de fragare,
briser, et le brigantin avec ses deux mâts, de brigantino, le
brigante étant celui qui fait partie d’une troupe, d’une
escorte. D’une tout autre nature est, dès la fin du XVe siècle,
l’esquif, souvent qualifié de « frêle », de l’italien schifo,
petite embarcation, Ensuite, qui ignore que la gondole est
d’origine vénitienne ? Il faut retrouver en réalité dans le
vénitien gondula le grec byzantin kontoura, où se
distinguent les racines kourtos, petit, et oura, la queue, qui
rappelle la « courte queue » de l’embarcation où se tient
debout le gondolier.
Moins pacifique que le gondolier, on trouve le corsaire,
de l’italien corsaro, associé à la course en mer. On
n’oubliera pas que le pilote, attesté dès 1339, est lui aussi
issu de l’italien piloto, celui qui manœuvre le navire. Il a
pour le moins bénéficié d’une carrière internationale,
rayonnant tout aussi prestigieusement dans une cabine de
voiture que dans celle d’un avion. Existait au reste un autre
mot de même sens, le portolano, qui en dialecte vénitien au
XIVe siècle, fut d’abord pilote d’un navire dans le port, ou

chargé de l’intendance d’un port. De là est né un nouveau


sens, le livre de cartes, où sont décrits les côtes, les ports,
le célèbre portulan, attesté dès 1577 en langue française.
Une vraie boussole de papier, boussole étant d’ailleurs
aussi un mot italien ! Le bussolo – du latin buxis – désignait
en réalité à l’origine la petite boîte de bois où reposait le
précieux instrument.
Et puis, de manière éparse, évoquons la drisse que l’on
tend, ce cordage servant à hisser une voile ou un pavillon,
qui tient son nom de l’italien drizza, à partir du verbe
drizzare, dresser une voile. Quant à la misaine, aujourd’hui
la voile basse du mât, mais au départ la voile du mât au
milieu du pont, d’où le mât de misaine, elle tient son nom
de mizenne, où se repère l’idée de milieu. Il reste le pavois,
soit le bouclier, naguère l’ensemble de boucliers garnissant
le bordage d’un navire, puis la bande d’étoffe les
dissimulant et enfin l’ensemble des pavillons hissés sur un
navire, signe de réjouissance. D’où vient le mot pavois ? De
l’italien pavese, c’est-à-dire de Pavie : on y fabriquait en
effet les boucliers qui finiraient par « pavoiser » !
Également d’origine italienne, la coursive, corsia en
italien, désigne bien l’étroit couloir au cœur du navire, où
courent les marins. Et si l’on se plaît à caréner nos
automobiles, pour leur donner un profil plus
aérodynamique, l’origine en est bien la carène du bateau,
la partie immergée de la coque qui glisse sur les flots, par
analogie avec le génois carena issu du latin carina, la
coquille de noix. De leur côté, les caïques, très en usage au
Levant, sont issus du turc et transmis via l’italien au
français. À Pierre Loti d’évoquer « ces caïques de toutes
sortes, depuis les très grands à éperon d’or […] jusqu’aux
tout petits », et à Théophile Gautier de le décrire comme «
une barque de quinze à vingt pieds de long sur trois de
large, taillée comme un patin », tous deux les immortalisant
dans notre littérature à travers Suprêmes visions d’Orient
et Constantinople.

Autour de la table, un festin de mots


italiens
S’il y a un sujet qui réunit les deux pays de manière
laudative, c’est bien la gastronomie, comme en témoigne le
nombre de pizzerias en France. On en conviendra, on ne
dénichera pas de pizzerias aux portes du Louvre au XVIe
siècle, le mot n’est en effet attesté en français que depuis
1954, mis en avant par Simone de Beauvoir dans Le
Mandarin, et la pizza n’est répertoriée que depuis 1868
dans son sens moderne, bien que déjà présente en 1585 en
napolitain.
Si le mot « nouille », apparu en 1655, est d’origine
allemande, Nudel, les spaghettis restent récents, issus de
l’italien spaghetto, petite ficelle, mot attesté en italien en
1845 et entrant en français à la fin du XIXe siècle, que ces
spaghettis soient ou non à la bolognaise. De la même
manière, le gnocchi, d’origine vénitienne et y désignant
tout d’abord un nœud dans un tissu, n’est présent en
France qu’en 1851. Toujours au XIXe siècle, en 1875,
entrent en langue française les tagliatellis, francisés en
1963 et devenant les tagliatelles. Nées au moins en 1585
en Italie, ces pâtes tiennent leur nom du verbe tagliare,
tailler, appliqué à la pâte découpée.
En revanche, c’est bien plus tôt, du XIVe au XVIe siècle,
que les lasagnes, les raviolis et les macaronis sont repérés
dans la langue française. Les lasagnes, pâtes « en forme de
large ruban ondulé », est-il rappelé dans le Trésor de la
langue française, auraient pour étymologie privilégiée celle
déjà proposée dans le Dictionnaire de Trévoux de 1771 et
qui rapproche le losange de la lasagne, cette dernière pâte
étant attestée dès 1470 en langue française. Les raviolis
quant à eux sont apparus au début du XIVe siècle, en tant
que raviolles désignant déjà une pâte contenant du hachis.
Ils venaient de l’Italie du Nord, attestés en 1284 à Parme,
avec une étymologie contestée, rapprochant ladite pâte soit
des raves avec lesquelles elles auraient d’abord été
fabriquées, soit du latin rubeus, roussâtre, à l’image d’un
fromage de chèvre de l’Italie du Nord, le robiola. D’autres
encore y perçoivent une origine toponymique : la petite
ville de Robbio. Nul doute, le ravioli reste plaisamment
d’origine mystérieuse.
Il en est de même, mais en moins léger, pour le
macaroni, puisqu’il est sans doute d’origine funèbre… Il fait
son apparition en 1505, d’abord en tant que macaron en
potaige avant de reprendre la forme italienne, macaroni, à
la fin du XVIIe siècle. Pourquoi le macaroni serait-il associé
initialement aux enterrements ? Parce qu’on le croit issu
soit du grec byzantin makaria, potage d’orge servant de
banquet funèbre, soit d’un autre mot grec reconstitué,
makarôneia, également banquet funèbre, mais associant
makarios, bien heureux, et aiônios, éternel. Que l’on se
rassure, plus personne n’associe les macaronis à un décès,
et c’est de bon appétit que sont consommées ces pâtes,
d’abord constituées de farine et de fromage puis, à partir
du XIXe siècle, représentant de simples pâtes moulées en
tubes creux et assez longs. Leur consommation importante,
notamment par les Italiens émigrés, fit qu’à la fin du XIXe
siècle ces derniers furent appelés sans trop de malice des «
mangeurs de macaronis » et, par ellipse, des « macaronis ».
Qui dit pâtes italiennes, dit aussi fromages italiens.
Ainsi, l’un des plus connus, le parmesan, fait son entrée en
1414 en tant que « fromage permigean », devenant le
parmisan en 1505, et enfin retenu judicieusement comme
le parmesan, fromage de Parme dans le Thresor de la
langue françoyse de Nicot publié en 1606. Beaucoup plus
récent est le gorgonzola, du nom d’une petite ville proche
de Milan, attesté en 1890, alors que la mozzarella, pâte
molle issue du lait de vache ou de bufflonne, est de récente
entrée en français, vers 1960. Elle tient son nom d’une
étape de sa fabrication, lorsque la pâte est mozzata, c’est-à-
dire coupée en morceaux avant d’être commercialisée.
Du côté des charcuteries, évoquer un gros saucisson sec
constitué d’une viande finement hachée, avec un mot
attesté déjà en 1674, de la même racine que le latin
médiéval salamentum, salaison, fait forcément penser au
salami. Se souvient-on que vers 1970, on évoqua la «
tactique du salami », amenant un adversaire à négocier en
lui arrachant peu à peu une longue suite de concessions
minimes, tranche par tranche… ? Point de formules
figurées pour le prosciutto, jambon cru élaboré dans la
province de Parme, issu d’un lointain latin, prae exuctus,
qui signifie « asséché ». Avec neuf millions de jambons de
Parme confectionnés chaque année, le succès est pour ainsi
dire planétaire, à l’aune de tous ces mots de la gastronomie
italienne dont la plupart, conquérants, ont gagné un statut
lexical international.
Autres spécialités clairement perçues comme italiennes,
le risotto, le minestrone, le pesto et depuis peu le scampi.
C’est en 1818 que dans son Journal, Stendhal fait déjà état
du risotto, ce riz à l’italienne généralement assaisonné de
parmesan, que Marcel Proust met aussi en scène dans un
repas pris au restaurant, dans La Fugitive, roman publié en
1922. Assez récent est aussi le minestrone entré en
français vers 1930, mot italien issu de minestra, la soupe,
dérivé de minestrare, servir à table. Encore plus proche de
nous vient cet assaisonnement aujourd’hui courant, le
pesto, attesté en français canadien en 1990, en partant du
mot italien issu de pestare, broyer, piler, en l’occurrence du
basilic, de l’ail, avec de l’huile d’olive. Dans la même
proximité, en 1950, sont attestés en français les scampi,
orthographe italienne, ou sur le mode français munis de la
désinence du pluriel, les scampis, désignant quoi qu’il en
soit les grosses crevettes ou langoustines frites, un mets
propre à la gastronomie italienne.
Si l’on passe au dessert, on pense dans l’ordre
chronologique d’apparition en langue française au
panettone, au tiramisù et à la panna cotta. Le panettone, en
principe gâteau traditionnel de Noël, vient d’un mot du
dialecte milanais, construit sur pane, le pain. Il est
seulement repéré en français en 1966, tout comme ne date
que de 1990, et probablement en passant par la Suisse, ce
gâteau italien aux vertus supposées roboratives, le
tiramisù, d’où l’origine de son nom tira mi sù, « remonte-
moi ». Ce dessert propre à l’Italie du Nord ne date en vérité
que des années 1970 en Italie même. Quel succès fulgurant
! Enfin, attestée seulement en 1997, arrive sur nos tables la
panna cotta, littéralement, la crème, panna en italien,
cotta, cuite. On y ajoutera volontiers le bien français coulis
de fruits frais…
On en aurait oublié les vins et les apéritifs. L’un des
mieux connus depuis plus d’un siècle est le chianti, entré
dans tous nos dictionnaires contemporains, et attesté en
français dès 1866, nom d’un cru de la région du même nom
en Toscane. De la même époque date l’invention de
l’americano, ce cocktail de gin, de vermouth et de campari,
né en Italie en 1861 au bar de Gaspare Campari. Il faut
cependant attendre 1917 pour que les Italiens le baptisent
americano en l’honneur de leurs clients américains qui
l’appréciaient tout particulièrement.
Depuis très peu de temps est à l’honneur en guise
d’apéritif le spritz, qui serait né en Vénétie, la légende
voulant qu’il serait apparu au XIXe siècle à l’époque de la
République de la Sérénissime, au moment où les soldats
autrichiens ajoutèrent un peu d’eau aux vins régionaux trop
forts à leur goût, notamment le Prosecco. Ainsi, le spritz
viendrait de l’allemand spritzen, asperger. Il devint un
apéritif très prisé au début du XXe siècle en Italie du Nord,
notamment en Vénétie, auquel s’ajoutera plus tard l’apérol,
originaire de Padoue, créé en 1919. Au début du XXIe siècle,
le spritz et conséquemment le Prosecco ont pris un
véritable envol international. Et en 2019, voilà que les
collines où mûrissent les grappes destinées au prosecco
sont inscrites au patrimoine mondial de l’Unesco !
Faut-il le souligner ? Tous ces mots italiens ont vocation
presque internationale. Et on les retrouvera tels quels à
peu de modifications près et presque tous en anglais par
exemple. On se méfiera cependant de l’americano en
anglais : il ne s’agit pas d’un apéritif mais de l’abréviation
de café americano, apparue vers 1964, provenant en fait de
l’Espagne où régnait la formule synonyme d’american
coffee devenu par abréviation un americano.
S’agissant de l’alimentation, à cette exception près, la
langue anglaise abrite, à l’identique de la langue française
un grand nombre de mots italiens, ce qui est assurément
révélateur du succès de la gastronomie italienne. Certains
de ces mots au succès international ont d’abord transité
par le français avant de rejoindre l’Angleterre, mais les
plus récents sont souvent aussi venus dès le XIXe siècle par
les États-Unis, riches de l’émigration italienne et d’une
communauté dont la cuisine a d’emblée été très appréciée.
Reprendre ces mots de stature presque universelle dans
l’ordre d’entrée en anglais en fonction de leur première
attestation, certes sujette à caution pour la date précise,
reste cependant globalement indicatif quant au siècle
concerné, le plus souvent le même pour les deux pays.
Ainsi, au XVIe siècle, c’est tout d’abord – en y mettant un bel
accent anglais – le parmesan qui fait son entrée en anglais,
en 1550, puis en 1590 les macaronis. Au XVIIe siècle,
viennent les raviolis en 1610, puis au XVIIIe siècle, les
lasagnas en 1760. Au XIXe siècle, c’est tout d’abord le
chianti qui fait son apparition en 1833, puis les spaghettis
en 1849, le salami en 1852 et le minestrone en 1871. En
1878 vient le gorgonzola et en 1881 la mozzarella, suivie
dix ans plus tard par les gnocchis. À l’aube du XXe siècle, en
1904, c’est le tour du panettone de faire son entrée, suivi
en 1911 du prosciutto, et en 1930 des scampis. La pizza,
par le biais des États-Unis entre déjà en 1935 et la pizzeria
en 1943, le pesto était attesté depuis 1937, enfin, parmi les
derniers-nés, à la mode, vient le spritzer en 1961.

Encore à table mais pour des mots dont


on ne devine pas l’origine italienne
Sait-on par exemple que notre traditionnelle baguette de
pain vient de l’italien bacchetta, petit bâton, dont les
boulangers reprirent le nom par analogie de forme ? Que,
le matin, nos biscottes, attestées en tant que mot depuis le
XIVe siècle, ont pour origine l’italien biscotto, « cuit deux

fois » ? Et que les vermicelles du potage tiennent leur nom


de l’italien vermicello, signifiant au sens propre « petit ver
»?
Qu’on ne s’en inquiète pas, quand on emprunta le mot
vermicelle en 1553, vermicello désignait déjà les pâtes en
forme de longs fils très minces. Ce n’est probablement pas
un hasard si les mots banquet, festin et cantine ont pour
origine des mots italiens. Le banquet, attesté en français à
la fin du XIVe siècle, est ainsi issu de l’italien banchetto,
relié au banco, le banc, disposé en effet auprès d’une table
pour de nombreux convives. Le festin, de l’italien festino,
de même sens, se rattache de son côté à la notion de fête, il
est littéralement en italien une « petite fête ». De la cantina
italienne, en fait la cave, le cellier, provenant du canto, le «
coin » destiné à la réserve, est née tout d’abord au XVIIe
siècle la cantine, le coffre dans lequel se transportaient les
bouteilles lors des déplacements de l’armée. Puis en 1740,
ce fut le magasin où se vendaient le vin et la bière aux
soldats ; enfin en 1845, on l’assimila au lieu où l’on pouvait,
dans une collectivité, acheter et se faire servir de quoi
manger et boire. D’où l’extension de sens qui suivra.
Parmi les mots qui ne trahissent pas leur origine
italienne, on peut aussi retenir du côté de la charcuterie le
saucisson, d’abord saulcisson en 1552, issu de l’italien
salsiccionne, et la mortadelle, apparue en 1505, de l’italien
mortadella, du latin murtatum, une sorte de farce qu’on
aromatisait avec des baies de myrte. Elles paraissent aussi
très françaises les paupiettes, ou poupiettes apparues à la
fin du XVIIe siècle, venant en fait de l’italien polpetta de
même sens, en lien avec le latin pulpa, la chair. On y
ajoutera la gélatine, déjà gelée comestible en 1611, de
l’italien gelatina, sans doute aussi à l’origine de la
galantine. Du XVIe siècle est également issu le calmar, de
l’italien calamaro, un mollusque apprécié pour sa chair,
peut-être ainsi appelé en raison de sa poche d’encre, qui le
rattacherait alors au latin calamarium, l’écritoire,
également calamaro en italien.
En passant aux légumes, voici venir tout d’abord, de
l’italien radice, le radis en 1507, du latin radix, la racine.
Puis le raiponce, croisement de l’ancien français raïs, à la
fois racine et rave, et de l’italien raponzo, dont une espèce
est comestible. Victor Hugo en fera le synonyme de «
mâche ». Retenons aussi le salsifis, d’abord salsefie à la fin
du XVIe siècle, de l’italien sassefrica, peut-être du latin
saxifraga, la plante des rocailles. Et puis la scarole, variété
de chicorée dégustée en salade, elle aussi issue de l’italien
scariola. Pour celles et ceux qui s’en régalent, il est bon de
savoir que la scarole est un dérivé du latin escarius,
signifiant « bon à manger », à partir de la racine, esca, la
nourriture. En 1611 était par ailleurs attesté le chou-fleur,
calque de l’italien cavolofiore. Quant aux flageolets, ceux
du gigot-flageolets, ils tiennent très probablement de
l’italien fagiuolo, haricot, attesté depuis le XVIe siècle chez
Boccace. Enfin, notre dinde aux marrons doit l’ajout
apprécié de ce fruit d’une variété de châtaignier, le marron,
à l’italien marrone, grosse châtaigne comestible, mot lui-
même dérivé sans doute de la racine rencontrée en Italie,
marr, désignant une pierre.
Si l’on fait maintenant place aux fruits, en sachant que
quelques-uns sont d’origine arabe et ont transité par
l’Italie, comme l’orange, il faut évoquer par exemple les
agrumes, nom générique des citrons, oranges, mandarines,
etc. Ils tirent leur nom de l’italien agrume, lui-même à
rattacher au latin médiéval acrumen, en fonction de leur
saveur âcre, en particulier si l’on pense au citron… Ou au
cédrat, autre mot venu de l’italien cedrato, issu du latin
citrus, sans oublier les bergamotes, de l’italien bergamotta,
un agrume assez acide. Et ce sont tous, cela va de soi, des
fruits poussant mieux en Italie qu’à Dunkerque. À une
exception près, la citrouille, qui se rattache
étymologiquement pourtant à l’italien du sud, citrulo, du
latin citrus, le citron, mais en raison de sa couleur jaune : il
ne s’agit pas en fait d’un agrume.
On allait omettre de citer quelques récipients bien utiles
dans un repas : la carafe et le carafon, empruntés à l’italien
caraffa, peut-être issu de l’arabe du Maghreb, garrafa, une
bouteille très ventrue. De l’italien fiasco, désignant à
l’origine une bouteille renflée, est née la fiasque attestée
en 1590, d’abord unité de capacité pour le vin, puis la
bouteille à col long et mince et à la panse marquée, parfois
garnie de paille. Peu de chance de faire un fiasco avec
pareille fiasque. Pourtant, le fiasco, synonyme d’échec,
popularisé en français par Stendhal, vient bien de la même
souche italienne : fare fiasco, essuyer un échec. Quel
rapport établir alors avec la fiasque ? Faire fiasco serait en
fait de manière assez détournée un calque en italien de
l’expression française « faire bouteille », utilisée par les
Français au XVIIIe siècle pour se moquer des erreurs des
acteurs italiens. L’origine en serait qu’à la fin du XVIIe siècle
l’acteur Biancolelli n’ayant pas réussi à faire rire la salle
dans un jeu de scène qui comportait une fiasque, le mot
aurait alors été repris pour désigner l’échec d’abord au
théâtre, le raté d’un acteur, puis tout échec retentissant.
Méfions-nous des anecdotes difficiles à vérifier mais
qu’importe la fiasque pourvu qu’on ait l’ivresse du
spectacle. En évitant tout de même le complet fiasco.
Finir sur une douceur serait, avouons-le, de bon goût et
bienvenu, par exemple en se délectant de quelques
berlingots, qui au début du XVIIe siècle définissaient en
réalité un type de pâtisserie, avec un mot emprunté à
l’italien berlingozzo, une sorte de macaron à rapprocher de
l’italien berlengo, la table où se prennent les repas, et du
verbe berlingere, se mettre à table. Bonne idée alors que
de quitter la table avec une confiserie. Extirpée d’un bocal
prometteur ? Bocal… c’est encore un mot italien qui en est
l’origine, bocale, du grec baukalis, tout récipient propre à
tenir les liquides au frais. Ah, vite, un bocal de berlingots !
En définitive, à relire la liste non exhaustive des mots
affichant ou n’affichant pas visiblement leur origine et qui
peuvent d’une manière ou d’une autre illustrer ce qui se
trouve dans nos assiettes ou ravir nos palais, il paraît
presque impossible de ne pas passer lexicalement par
l’Italie !
Il en serait de même pour l’anglais où le mot baguette,
outre celle utilisée en architecture, se double ici de notre
représentation, la « french baguette », sous le bras, of
course ! Bien des mots français d’origine italienne sont
repris en anglais, ainsi en est-il au XIIIe siècle de escarole, à
bien prononcer avec l’accent tonique sur sca ! Et au XVe

siècle de banquet, au XVIIe de canteen, au sens militaire du


terme, et de bergamot. Puis au XVIIIe de salsify, gelatine et
carafe. Existait déjà en ancien anglais le raedic devenu
radish sous l’influence de l’ancien français radise. Point de
mot citrouille en revanche en anglais, le nom italien de ce
type de cucurbitacée n’a pas pris racine et détrôné le
pumpkin issu du moyen français pompon, du latin
peponem, melon. Même résistance anglaise pour la
mortadelle française qui a gardé pour les Britanniques son
sceau originel. Une bologna sausage, tout comme depuis
1590 le chou-fleur, italien, légèrement déformé en
cauliflower.
Une influence dans tous les vocabulaires
en commençant par des célébrités
La France comme l’Angleterre bénéficie de belles
antonomases. Ainsi, désigner un type d’individu par un
personnage en l’occurrence italien passé à la postérité est
totalement perceptible avec Machiavel, la Madone,
Pinocchio, Polichinelle, Scaramouche et même Tartuffe. Le
machiavélisme en tant que mot est entré en langue
française en 1602, et cette doctrine prônée par Machiavel,
consistant à gouverner sans préoccupation morale, a bien
son équivalent anglais avec le machiavellianism. En
quittant le cynisme de ce haut fonctionnaire de la
République florentine, voici en 1968 Lady Madonna avec
l’énorme succès des Beatles qui prouve assez que la
madone a son équivalent en anglais, et ce depuis 1600, lié
bien sûr à l’italien mia donna, ma dame, avec au-delà de la
formule de courtoisie une référence à la Vierge Marie.
À Pinocchio revient le plein succès, en tant que pantin
de bois installé au rang des célébrités, émergeant en 1881
de l’ouvrage de l’italien Carlo Collodi, Le Avventure di
Pinocchio, pinocchio désignant un « pignon » de pin en
toscan. Et Gepetto, malgré sa modeste condition de pauvre
menuisier, mais habile créateur de la marionnette de bois,
de devenir aussi une référence. Être un polichinelle, depuis
1649 en français, c’est-à-dire un pantin, un personnage ridi
cule, vient du bossu de la commedia dell’arte, et des farces
napolitaines, Pulcinella. Notoriété oblige, il bénéficie aussi
de sa traduction anglaise, en l’occurrence plus proche de
l’italien, punchinello. Issu également de la commedia
dell’arte se distingue Scaramuccia, Scaramouche en
français, tout proche de l’escarmouche apparue au milieu
du XIVe siècle et incarnant selon son étymologie même le «
petit batailleur », à la mode de Naples, à la fois vantard,
fanfaron et peureux, d’où l’escarmouche. Quiconque a
écouté attentivement Bohemian Rhapsody, le chef-d’œuvre
de Queen créé et chanté en 1975 par Freddie Mercury, l’a
entendu s’écrier Scaramouche ! Enfin, Tartufe ou Tartuffe,
personnage pétri d’hypocrisie, est un nom et un mot
empruntés par Molière à l’italien tartufo, une truffe, du
latin populaire terrae tufer, nom attribué plaisamment à un
trompeur, un imposteur. Et le mot passera tel quel en
Angleterre, attesté en 1670, six ans après le succès de la
pièce de Molière, assorti des mêmes connotations.

Peu fréquentables ?
Du Tartuffe à l’escroc, le pas est vite franchi, escroc
étant aussi un mot issu de l’italien scrocco, emprunté avec
une légère modification en 1634. Contrairement aux
apparences, l’anglais crook n’y est pas lié, il se réfère en
effet au crochet. De même essence, le malandrin, mot
français attesté à la fin du XIVe siècle, que les Anglais n’ont
pas repris, est emprunté à l’italien malandrino, faisant
référence à un voleur. Il a une origine inquiétante : le latin
malandria, une sorte de lèpre. En rien un malfaiteur, le
français poltron emprunté par les Anglais au début du XVIe
siècle, sous la forme poltroon, tient aussi son nom du mot
italien poltrone, de même sens, dérivé de poltro, le poulain
non dompté. C’est en 1528 que le forçat fait son entrée en
tant que mot en français, sans être repris en anglais, avec
son origine de galérien, forzato en italien, où l’on retrouve
tout simplement le verbe forzare, forcer. De l’italien gonzo,
un individu stupide, est apparu en 1628 en français le
conce, l’homme chargé de vider les ordures de l’hôpital,
puis en 1684 le gonze en tant que gueux. Le sens général
et argotique d’individu n’émerge qu’en 1753, hélas rejoint
par le féminin, gonzesse dès 1811. Point de reprise en
anglais.
Il y a des mots qu’on aimerait ne pas avoir à citer,
comme le ghetto, mot italien, vénitien, désignant une petite
île de Venise au XVIe siècle où étaient installées des
fonderies de bombardes, avec des rebuts, des débris, d’où
son nom, ghetto, de l’italien ghettare, jeter. Le fait que ce
quartier fut la résidence obligatoire des Juifs à partir de
1516 explique le sens pris par la suite, hélas
internationalement et tristement illustré pendant la
Seconde Guerre mondiale. Autres mots détestables, de
résonance internationale, cette redoutable et puissante
organisation criminelle secrète née en Sicile, la Maf(f)ia et
le maf(f)ioso, maffiosi au pluriel, mots siciliens d’origine
obscure, disent sans sourciller les étymologistes. Encore
que soit évoqué le sicilien mafia, vantardise et hardiesse. À
laisser dans l’obscurité.
Quelques mots quelque peu agressifs sont aussi à
relever, par exemple attesté en 1578, attaquer, de l’italien
attacare battaglia, commencer la bataille. En 1600, on
repèrera en anglais to attack, directement emprunté au
français. Très tôt, en 1464, se rencontre aussi le verbe
saccager, venu de l’italien saccheggiare, attesté dès le XIIIe
siècle. On y retrouve l’expression italienne metterre a
sacco, traduite en français par mettre à sac, dont l’origine
est transparente : piller en mettant tout dans un grand sac
! L’anglais to sack, piller, sera emprunté au français en
1540, donnant parallèlement sacking. Sans doute relevant
plus de l’italien bastonata qu’à l’espagnol bastonada, naîtra
en français la bastonnade attestée en 1482 et, à terme
témoignant encore du féminin, la baston. Dans le même
registre argotique, de l’italien mandolino, coup de pied, est
venue en 1849 la mandale, remontée jusqu’au visage,
puisqu’il s’agit d’une paire de claques. Il n’en faudrait pas
plus pour que naisse une vendetta, mot repéré en français
depuis 1878, de l’italien passé par la Corse, vendetta
signifiant vengeance, du latin vindicta.

En toute violence armée


Dans le domaine des armes, l’italien a aussi laissé des
traces. Ainsi le style, attesté en 1620, provient-il de l’italien
stileto, poignard à lame étroite et très pointu, qui a pris un
sens chirurgical en anglais. On s’explique facilement
l’usage du mot stiletto, entré dans notre langue en 1997,
pour ce très haut talon effilé. Quant au coutelas, on l’a
semble-t-il rapproché à tort de l’italien coltellacio. En
revanche, le cimeterre, ce sabre oriental à lame courbe, est
bien relié à l’italien scimitarra, lui-même emprunté au
persan par l’intermédiaire du turc. Les Anglais ont gardé la
forme italienne, scimitar. Pas de doute non plus pour
l’escrime, née de l’italien scrima, l’art de manier l’épée,
mot non repris en anglais. Attention à la botte secrète, de
l’italien botta, un coup. Et quelle que soit l’arme utilisée,
éviter absolument d’être le point de mire, de l’italien mira,
en tant que cible. Surtout si on est confronté à un
spadassin, par définition première un homme habile à
l’épée qu’on a payé pour être protégé et devenant
finalement homme de main, de l’italien spadaccino,
entendons celui qui met facilement la main à l’épée. Et si le
carabinier, en 1634, représente le cavalier armé d’une
carabine, puis en 1835 un type de soldat de la cavalerie ou
de l’infanterie, dès 1846 il caractérise en français le
gendarme italien. Au départ, le mot italien avait cependant
une origine française, la carabine du carabin, le soldat.
Ce n’est pas le cas de l’escadron, de l’italien squadrone,
un bataillon rangé en carré, mot repris presque tel quel par
les Anglais vers 1560 avec le squadron, pendant que le mot
squad venait du moyen français esquade, bientôt escouade,
sans doute issu aussi de l’italien. Ou de l’espagnol. De
l’italien scorta, dérivé du verbe scorgere, guider, naît au
XVIe siècle le français escorte, passant en 1570 en anglais,

l’escort. La Ford Escort qui a conquis l’Europe dans les


années 1960 a ainsi quelque chose de l’Italie… Emprunté
également à l’italien infanteria, dérivé de infante, enfant,
en rai son des jeunes soldats formant ce type de troupes,
relevons l’infanterie, reprise en anglais, infantry, à partir
du français du XVIe siècle.
C’est avant 1630 que s’implante en français l’expression
volte-face, de l’italien volta faccia, demi-tour, relevée dès
1598, la formule française étant reprise au XIXe siècle par
les Anglais. Emprunté à l’italien volteggiare, viendrait aussi
le verbe voltiger, aller d’un côté à l’autre en termes
militaires, d’où les voltigeurs, ces fantassins très mobiles,
soldats d’élite de Napoléon Ier, mais aussi depuis 1534, les
cavaliers habiles à la voltige, futurs acrobates. Dans le
combat, qu’il s’agisse de la guerre ou d’une compétition
d’escrime, on se doit de réussir la riposte, mot attesté dès
1527, de l’italien riposta. C’est aussi dans le domaine de
l’escrime que le mot riposte a pris racine en anglais, mais
au début du XVIIIe siècle. L’esquive, de même nature,
pourrait être un mot emprunté à l’italien schivare, lui-
même issu de l’ancien français eschuir, eschiver, qui
viendrait du francique skiuhjan, craindre… Les mots
aiment parfois les voyages au long cours !

À la banque …
En abordant le sujet sensible de l’argent, on se
contentera de signaler qu’à partir de l’italien banco, le
banc, sont issus la banque, le banc sur lequel se changeait
l’argent, la banqueroute, le banc rompu en cas de
malhonnêteté ou d’insolvabilité, la formule banco, adjectif
utilisé pour désigner les valeurs de banque, puis faire
banco aux jeux, c’est-à-dire tenir seul l’enjeu contre la
banque. Et super banco de résonner dans toutes les oreilles
des habitués du Jeu des 1 000 euros…
Ajoutons-y le cambiste, de l’italien cambio, le change,
les liquidations, de l’italien liquidazione, ces sommes
épurées rendues en quelque sorte mobiles comme le
liquide, et mercantile, de l’italien mercante, le marchand.
Enfin, signalons le florin, de l’italien fiorino, ancienne
monnaie de Florence, le ducat, du ducaton, monnaie d’un
duc, au départ des ducs de Venise, puis la piastre ancienne
monnaie d’argent, monnaie plate relevant encore à cet
égard de son lointain dérivé latin emplastrum, l’emplâtre.
La gazette eut de son côté un joli destin : avant de désigner
le périodique offrant quelques nouvelles, ce fut le prix qu’il
fallait le payer, gazeta désignant effectivement en italien la
petite monnaie.

De la cour aux festivités


En changeant de sujet, retrouvons à la cour le favori,
d’abord donné dans un curieux féminin, la favorie, de
l’italien favorito, et le courtisan, courisien au XIVe siècle, qui
provient de l’italien cortigiano. Celui-ci représentait
principalement le familier de la cour des papes et il est
sans doute passé en français au moment de leur installation
à Avignon. Le courtier anglais vient quant à lui du vieux
français cortoiier. On peut aussi sans être un courtisan se
sentir partisan, depuis le XVe siècle en France, et depuis le
XVIe siècle en Angleterre, le temps de traverser la Manche,
le mot se rattachant à l’italien partigiano, qui prend parti.
Avoir signalé tous les mots du vocabulaire de la musique
devenus internationaux en restant parfaitement perçus
comme italiens pourrait faire oublier une belle brochette de
vocables du même domaine, ne laissant pas percevoir leur
origine, à moins de se révéler étymologiste : par exemple,
la cadence, la ritournelle, le madrigal, la pavane, et pour
les amateurs d’instruments à corde, la mandoline et le
sillet, la petite pièce située en haut du manche en forme de
cil, de l’italien ciglio, sourcil, empêchant les cordes de se
toucher. Ajoutons-y le t(h)éorbe, une sorte de luth, et
l’ocarina, inventé en 1867 par l’Italien Donati, qui lui donna
ce nom en raison de l’embouchure de l’instrument
ressemblant à un bec d’oie, oca en italien. Il n’est par
ailleurs pas certain qu’on associe à l’italien toute la série
qui part du soliste et de son solo, se poursuivant avec le
duo, le trio, le quartette et le quintette.
Voilà qui pousse à la détente, avec par exemple le
carnaval, désignant en italien le Mardi gras, à partir du
verbe carnelevare, où se retrouvent le fait d’ôter, levare, et
l’interdiction de la viande, carne. Ne pas oublier les
confettis, nés à Nice d’abord en tant que boulettes de
plâtre avant de s’alléger en rondelles de papier, le pluriel
italien confetti définissant à l’origine des dragées. La fête
est souvent l’occasion de se travestir, un mot venu de
l’italien tasvestire où l’on reconnaît vestire, vêtir. Se
travestir par exemple en Arlequin, né en 1577, du mélange
d’un ancien français, hellequin, un diable, et du personnage
de la commedia dell’arte Arlecchino. Avec la fête, faisons
place dès 1511 aux masques, de l’italien maschera, mot
attesté en 1554, mais aussi à la mascarade, sous les
lampions, de l’italien lampione. Des lampions qui en 1510
sont d’abord en français des lanternes de bateau. Avant de
s’associer aussi au carnaval, le cortège, de l’italien
corteggio, a désigné au début du XVIIe une suite de
personnes accompagnant un haut personnage, de manière
cérémonieuse. Il n’est pas rare que la fête soit assimilée à
quelques frasques, c’est-à-dire dès 1440 des extravagances,
de l’italien frasca, des sornettes ou des actes stupides. Les
bagatelles, les futilités, tiennent aussi leur nom de l’italien
bagatella, définissant le tour du bateleur. Il en va
autrement du ballet, de l’italien balletto, petit bal,
popularisé en 1578 en tant que danse figurée, une danse
attestée chez Ronsard. Les spectateurs d’un ballet
admirent les ballerines, qui tiennent leur nom de l’italien
ballerina et du verbe ballare, danser. Ils peuvent être
impressionnés par leurs différents entrechats, un mot qui
n’a aucun rapport avec l’animal amateur de souris. Adopté
en 1609, il relève en effet de l’italien capriola intrecciata, le
saut entrelacé.
Le spectacle fini, c’est le moment, même si l’on est sur
un strapontin qui fut d’abord au XVIIe siècle un hamac ou un
matelas, de l’italien strampontin, de faire fuser les bravos,
cette belle interjection italienne synonyme de « bon »,
implantée en France grâce à l’opéra italien. C’est qu’il
s’agit de récompenser le brio des vedettes, un mot italien
désignant l’énergie, la vitalité, l’entrain. Sait-on à cet égard
que l’italien l’a sans doute emprunté à l’espagnol par
l’intermédiaire du provençal brin, valeur, mérite, d’origine
gauloise ? Les mots voyageurs brillent dans toutes les
langues : briller est aussi un mot d’origine italienne qui
signifie au départ s’agiter, peut-être aussi par le fait des
étoiles donnant l’impression de s’agiter dans leur
scintillement.
Autour de l’artiste s’agite justement l’impresario, mot
qui désigne en italien un entrepreneur d’où, lors de son
entrée en français, son sens premier : directeur d’une
entreprise de théâtre. Celui-ci peut être attentif aux
caprices de l’artiste, de l’italien capriccio, frisson de peur
au XIIIe siècle puis idée fantasque au XVIe au moment de
passer en français. On n’est pas très loin du coup de tête
puisque capriccio vient de capo, la tête. L’impresario sera
aussi attentif aux scenarios proposés, et si l’on veut garder
son allure italienne à ce mot, on écrira des scenarii, une
forme devenue rare. Il faut que la vedette, de l’italien
vedetta, sous l’influence de vedere, voir, bénéficie de tout
le lustre auquel elle a droit, le lustre étant d’abord l’éclat,
le brillant, puis l’éclat conféré par le mérite, la beauté. Et
de ce même italien lustro, l’éclat, viendra aussi dès 1657
son application concrète en tant qu’objet suspendu au
plafond pour s’éclairer. Le succès aidant, les paparazzis ne
sont jamais très loin. Ils sont d’entrée récente dans la
langue française, Paparazzi étant en fait le nom d’un
photographe indiscret de la Dolce Vita, le film de Fellini
daté de 1960. D’une part, à l’affût de la moindre bagatelle,
mot italien désignant quelque chose de frivole, et d’autre
part friand d’intri gues amoureuses, de l’italien intrigo,
affaire complexe, de la même racine qu’intricare, intriquer,
les paparazzis ne permettent pas aux vedettes de passer
incognito, inconnues, un adverbe utilisé depuis le XVIe
siècle en français.
En entrant dans le domaine spécifique des jeux,
retenons la tombola, de l’italien tombolare, faire la culbute,
qui prit le sens de loto, le sort, si possible favorable, en
faisant « tomber » le bon numéro. Numéro, encore un mot
d’origine italienne dans tous les sens du terme, du «
numéro gagnant » au « numéro de l’artiste », ce dernier
sens étant apparu en 1879. La même idée de chance à
tenter préside pour le casino, de casa, la maison, l’italien
casino étant d’abord une maison de prostitution, puis de
jeux, avant d’entrer plus honorablement en langue
française en 1740.
La critique importe pour les artistes et au lendemain du
spectacle ils aiment à lire dans la presse que celui-ci a été
grandiose, gigantesque, pittoresque, mais n’apprécient
guère les épithètes tels que bizarre, grotesque, autant de
mots quoi qu’il en soit issus de l’italien, avec même un
dérivé français plaisant au XVIIIe siècle, la grandiosité.
Pittoresque est emprunté à l’italien où le mot signifiait « à
la manière des peintres », dérivé de pittore, peintre, tiré du
latin pictor, le peintre. Moins valorisant, au XVIe siècle entre
en français l’adjectif bizarre, probablement de l’italien
bizzaro d’abord capricieux, coléreux, puis sortant de la
norme. L’adjectif fera les délices du cinéma avec Louis
Jouvet, en 1937 dans Drôle de drame : « Moi j’ai dit
bizarre, bizarre, comme c’est étrange ! » En 1532, le
grotesque désignait un « ornement capricieux », issu de
l’italien grottesca, une décoration murale fantaisiste et
riche, née vers le milieu du XVe siècle et signifiant qui
relève d’une fresque de grotte : on venait en effet, grâce à
l’archéologie, de découvrir notamment la maison de Néron,
sous des couches de cendres ! C’est un fait, les mots ont
plus de profondeur qu’on ne croit.

Les arts et lettres…


La maestria des artistes italiens, peintres, sculpteurs,
architectes fut telle qu’elle s’est traduite par des emprunts
de mots techniques illustrant l’exercice de leur art avec
parfois un siècle de décalage. Ainsi, un mot comme
l’esquisse, de l’italien schizzo, ébauche d’un dessin, né en
Italie au XVIe siècle en partant du verbe schizzare, jaillir,
gicler, pénétrera en français au siècle suivant. Il en va de
même de la miniature, d’abord mignature en 1645, de
l’italien miniatura, substantif dérivé de miniare. Elle est
certes décorée avec des figurines de petite dimension, mais
en réalité, elle est trompeuse quant à son origine qu’on
pourrait croire liée à la racine mini, petit, puisque le mot
italien relève du latin miniare, peindre en rouge, en
enduisant de minium. Quant au calque, il vient bien de
l’italien calco, la copie d’un dessin, premier sens aussi du
mot français attesté au XVIIIe siècle. C’est en 1664 qu’est
repéré le filigrane, terme d’orfèvre, avant de devenir en
1818 la marque que l’on distingue par transparence dans
une feuille de papier. L’italien filigrana, construit avec fili,
les fils, et grana, graine, reprenait de fait la fabrication
première des filigranes d’abord garnis de petits grains.
S’agissant des couleurs utilisées, la palette de mots
italiens n’est pas négligeable, à commencer par le mot
palette, issu de paletta, la palette du peintre, relevant du
latin pala, la pelle en fonction de sa forme plate. Retenons
la couleur rouge vif, l’incarnat attesté au XVIe siècle, de
l’italien incarnato, adjectif italien de couleur déjà dès la fin
du XIVe siècle, de carne, la chair. Ou encore cramoisi,
s’installant au XVIIIe siècle, en passant par l’italien cremisi,
rouge foncé, mot en fait emprunté à l’arabe qirmizi, qirmiz
désignant la cochenille avec sa couleur caractéristique.
Synonyme de la plante appelée la guède, du germanique
waizda, le pastel est pour sa part issu de l’italien. Attesté
depuis 1393, le pastel représentait effectivement une
plante dont on tirait une couleur bleue. Elle tient en réalité
son nom de l’italien pasta, la pâte, parce que la plante
colorante était réduite en pâte avant d’être utilisée pour la
teinture. Le pastel désigna aussi le bâtonnet constitué
d’une pâte pulvérisée offrant une diversité de teintes,
toujours douces et claires à la manière du pastel initial.
D’où le pastel désignant aussi toute œuvre exécutée au
pastel. Enfin, sur bien des œuvres, elle n’est pas sans
charme cette teinte que le temps donne à certains objets
d’art et qu’on appelle la patine, mot emprunté à l’italien
patina, l’appliquant aux tableaux et aux cuirs.

La faune et la géographie
Du plus innocent au plus redoutable, on relève divers
représentants connus de la faune, qu’il s’agisse des
mammifères ou des insectes ou encore des poissons. Ainsi
le campagnol est-il l’adaptation par Buffon de l’adjectif
campagnoli, à la campagne. Ce « petit rat des champs »
bénéficie en définitive d’un nom bien ambitieux ! De
prononciation douce, la mouf(f)ette reste cependant
malodorante en cas de danger, tenant son nom de l’italien
mofetta, issu d’un mot longobard, muffa, la moisissure.
Quant au mouflon, il résulte de deux emprunts successifs,
d’abord au sarde, muvrone, puis au corse, mufrone. Animal
d’une autre latitude, et à ne pas approcher, signalons le
guépard, gapar en italien au XVIIe siècle, adaptation de
gatto-pardo, le chat-léopard, pardo étant issu du grec
pardos, léopard ou panthère.
« Mouches de feu », « graines d’étoiles » dit joliment
Maupassant dans ses Contes et nouvelles à propos des
lucioles, nées dès 1704 de l’italien lucciola, en lien direct
avec la lumière, luce. Tout aussi étonnant dans ses
caractéristiques, ici porteur sur la mâchoire supérieure
d’un éperon aigu et long comme une épée de même nom,
voici en 1646 l’espadon de l’italien spadone, grande épée.
Et dans le hors norme, il reste à évoquer l’hippogriffe, de
l’italien ippogrifo, un mot forgé par l’Arioste où l’on
reconnaît la racine grecque hippo, cheval, pour désigner
cet animal fabuleux moitié cheval moitié griffon. On atteste
de sa présence littéraire en 1556 chez Ronsard dans son
Second Livre des Hymnes.
Hôtes de la nature, les animaux peuvent pour certains
d’entre eux avoir pour cadre les collines, les régions
collinaires, ce dernier adjectif restant rare mais recensé
par Littré. C’est par l’intermédiaire du mot italien collina
que ledit relief est entré en langue française, attesté en
1555. Avec un relief moins doux vient la corniche sur une
paroi rocheuse, reprise d’un mot italien, cornice, également
terme d’architecture, et entré comme tel en français en
1524. Il prendra son sens géographique à la fin du XVIIIe
siècle. La nature géologique du sol est aussi illustrée au
début du XVIIe siècle par le granit, de l’italien granito issu
sans surprise de grano, le grain.
Souterraine ou maritime, déjà bien installée
lexicalement au XIIIe siècle, la grotte a aussi pour origine
l’italien grotta, attestée déjà chez Dante, et lointaine
déformation du latin crypta. Beaucoup plus tard, au XVIIIe
siècle et à propos de petites îles des Antilles, le lagon fait
son entrée, à partir de l’italien lagone, grand lac. Espace
plat et découvert sur un rivage, longtemps hantise des
marins ayant peur de s’y échouer avant d’être un lieu
estival d’excellence, la plage prend son nom de l’italien
piaggia, ayant d’abord le sens de pente douce, du grec
plagios, oblique. De l’italien cascare, tomber, est née la
cascata, mot que l’on emprunte en le métamorphosant en
cascade, dès 1640. Enfin, inquiétante en Italie, sont les
fumerol(l)es s’introduisant en langue française au début du
XIXe siècle, en tant que vapeurs s’échappant des crevasses

du sol. Elles sont en effet très présentes près de Naples


notamment à Pozzuoli, Pouzzoles en français, De cette
localité vient par ailleurs la pouzzolane, cette terre
d’origine volcanique, un constituant apprécié pour la
fabrication des ciments et mortiers.

Des vêtements et un corps


De bas en haut, nous pouvons nous vêtir en partant de
mots italiens. En commençant par les escarpins, un mot
passé de mode, mais qui, issus de l’italien scarpino,
désignait dès le XVIe siècle des chaussures légères à
semelle fine, laissant le cou-de-pied découvert. Très à la
mode, les stilettos sont munis d’un talon pointu comme
l’est un stylet. Redoutables pour les danseurs dont la
cavalière est ainsi armée.
Pas nécessairement assorti au costume, mot italien
passé d’abord au XVIIe avec le sens de « coutume », avant
qu’il ne désigne au XVIIIe la manière conforme de se vêtir,
citons en tout premier le caleçon, de calzone, dessous pour
les hommes comme pour les femmes, dérivé de calza, les
chausses. En toute proximité, se situe, apparu à la fin du
XVIe siècle, le pantalon, dont l’origine est plaisante,

puisqu’il s’agissait du vêtement que portait le personnage


bouffon de la commedia dell’arte, Pantalone, dont les
chausses tombaient bien droites sur les pieds. Pour les
femmes, la mode fut un temps de porter une crinoline,
vaste jupon bouffant, le mot étant issu de l’italien crinolino
désignant d’abord une étoffe constituée de crin et de lin,
tissu donc assez rigide pour rester bouffant.
Dès 1578, on peut porter une veste, de l’italien veste,
pourquoi pas festonnée, mot emprunté également au XVIe
siècle à l’italien festone, désignant les bordures
architecturales ou vestimentaires, ce mot se rattachant à la
fête, festa, et à ses ornements. Puis sur la tête, si les
cheveux font défaut, on ajoutera « un » ou « une » postiche,
de l’italien apposticcio, ce qui est apposé, pour suppléer
l’absence capillaire partielle. Tout comme sur un chapeau
ou plus souvent sur un casque, domine un panache, d’abord
appelé pennache, de l’italien pennachio, bouquet de
plumes, multicolores de préférence. Ornant le sommet de
la tête, évoquons aussi la barrette, non pas la pince à
cheveux dérivée du mot « barre », mais le bonnet plat, par
exemple la barrette rouge d’un cardinal, issue de l’italien
berretta, chapeau.
Dans le registre de l’ornement vestimentaire et apparu
au milieu du XVIIIe siècle, on pense au camée, la pierre fine
sculptée en relief, de l’italien cameo, d’origine inconnue.
De l’italien medaglia, au départ une monnaie valant un
demi-denier en Italie du Nord, du latin populaire medius,
demi, est née à la fin du XVe siècle la médaille en tant que
monnaie d’or italienne, puis la pièce frappée à l’effigie d’un
personnage illustre, devenant ensuite une récompense, et
enfin, sens supplémentaire au XIXe siècle, la petite pièce
ornementale de métal portée autour du cou.
Couvrir le buste, le torse, c’est une des fonctions des
vêtements, deux mots également d’origine italienne. Le
buste vient de l’italien busto, issu du latin classique
bustum, le bûcher funèbre, ce qui surprend ! En vérité, du
bûcher funèbre, on est passé au monument funéraire, orné
d’un buste du mort, pour heureusement appliquer le mot
du sculpteur aux vivants, repris en français dès 1546. Le
torse relève aussi d’abord d’un terme de sculpteur, pour
désigner un corps sans tête ni bras ni jambes, le mot étant
d’ailleurs utilisé en 1676 à propos d’une sculpture du
Vatican, vestige probable d’une statue d’Hercule. Il faut à
dire vrai attendre 1831 pour que l’on puisse évoquer le
torse d’un être humain vivant. On oublie alors l’origine
italienne du mot, torso, désignant initialement un tronçon,
un trognon… Tout fier de lui, notre bambin bombe le torse,
s’exclame la mère, ayant sans doute déjà fait le rapport
avec le mot italien très connu, bambino. Et s’il s’agit d’une
petite fille, même si le mot bambin n’a pas vraiment de
genre, la bambine se rencontre néanmoins dans nos
dictionnaires. Et Flaubert de bien rappeler qu’on a aussi
affaire à la statuette de l’Enfant Jésus en usant du mot
italien, avec le « bambino de plâtre suspendu dans les bras
de la Vierge », au moment de décrire une chapelle dans Par
les champs et par les grèves, en 1848.
À l’adulte revient la moustache, mot repris au XVIe siècle
sur l’italien mostaccio, lui-même issu du grec ancien
mystax, la lèvre supérieure. Attention en se rasant aux
estafilades, ces entailles faites avec un instrument
tranchant, tout particulièrement sur le visage. L’origine en
est l’italien staffilata, signifiant d’abord un coup de fouet
donné avec la courroie de l’étrier, d’où l’origine du mot,
staffa, l’étrier. Ne pas confondre le rasoir avec un bistouri
s’impose, ce der nier étant né de l’italien bistorino, un
poignard, altération de pistorino à radiographier comme
étant fabriqué à Pistoie. En italien puis en français, le
bistouri n’est à l’origine qu’un instrument pointu et
tranchant, qui va peu à peu être dévolu à la chirurgie, en
servant notamment à éviter d’estropier les blessés.
Estropier, verbe repris également de l’italien, stroppiare,
priver de l’usage d’un membre, attesté dès le XIVe siècle et
passé en français au XVIe siècle. Restons leste le plus
longtemps possible, de l’italien lesto, rapide, agile.

À la maison…
Rien de glorieux dans la bicoque, attestée en 1798, qui
n’est d’abord au XVIIe siècle qu’une petite ville dont la
défense est précaire, avant, de manière familière, de
désigner une petite maison de piètre apparence. On hésite
sur l’origine du mot, certes italienne, mais qui viendrait
soit de la commune de La Bicocca, dans la banlieue de
Milan où les Français furent défaits dans une bataille de
1522, soit de l’italien bicocca, désignant un petit fort.
Démarquant également une origine italienne, la loggia
représente tout d’abord dès le XIIIe siècle une galerie
ouverte à colonnes, construite sur un côté des palais
italiens, en tant que lieu de loisirs, sens repris en français
au XVIIIe siècle. Puis, dans les constructions modernes,
l’imposante galerie se métamorphosa en balcon abrité, de
dimension plus réduite.
D’entrée récente, vers 1830, dans la langue française, le
studio est un mot anglais. Anglais ? En vérité, c’est l’italien
studio qui en est la source anglaise, désignant l’étude,
reprise en tant que lieu d’étude, tout particulièrement pour
un peintre ou un sculpteur. En 1918, le studio devint le tout
petit appartement indépendant pendant que prenaient
corps les studios des photographes, puis de cinéma et de
télévision. « À vous les studios… » L’expression a fait
fortune ! Synonyme d’abord d’entresol, la mezzanine vient
de son côté de l’italien mezzanine, mot lui-même issu de
mezzo, moitié. D’où au-delà du sens premier, le petit étage
d’un théâtre entre l’orchestre et le premier balcon, ou la
plate-forme aménagée à quelque distance du sol d’un
logement, lorsque la hauteur de plafond le permet.
Les protections ne manquent pas, issues de mots italiens
: en témoignent la balustrade, la rambarde, le paravent, le
parapet. La balustrade est née de l’italien balaustrata,
terme lui-même forgé sur l’ancien italien balaustra,
désignant la fleur et le fruit du grenadier. C’est
effectivement l’analogie de forme entre la forme des piliers
et la fleur du grenadier qui est à l’origine du balustre, mot
attesté en 1529, en tant qu’élément constitutif de la
balustrade. La rambarde, de l’italien rembatta, dérivé du
verbe arembare, donner l’assaut à un navire, est quant à
elle à rattacher au départ à la proue du navire où elle fut
d’abord une plate-forme pour mieux combattre, puis elle
devint un garde-fou sur les gaillards et les dunettes, et
enfin en 1873 toute espèce de rampe servant de garde-fou.
En ce qui concerne le parapet, d’abord une levée de terre
servant de fortification, avant de se réduire à un muret, il
vient de l’italien parapetto, où l’on repère le verbe parare,
protéger, et petto, la poitrine. Voilà l’occasion de rappeler
l’expression in petto, en secret, passée en français au XVIIe
siècle ; il convient ici de se souvenir que la poitrine et le
cœur ont longtemps été considérés par les Anciens comme
le siège de la pensée. Jadis orthographié paravant,
constitué de plusieurs écrans destinés à protéger des
regards et des courants d’air, le paravent est directement
tiré du paravento italien. Courants d’air venus par exemple
du corridor, de l’ancien italien corridore, passage étroit,
proprement le lieu où l’on court…
À l’extérieur, on repérera la pergola, mot italien
désignant une sorte de treille, du latin pergula, une
construction en saillie mais aussi une tonnelle. Les
jalousies sont-elles bien fermées ? Il s’agit des contrevents,
les jalousies étant attestées en français en 1549, en se
présentant avec des lattes parallèles et mobiles permettant
de voir sans être vu, ce qui est le propre des jaloux. La
gelosia définissait initialement le treillis dissimulant les
dames en Orient.
Recouvrant partiellement les murs, la mosaïque et le
stuc sont aussi d’origine italienne. Parce que ce mode de
décoration a d’abord été dédié aux muses, le mot grec a
débouché sur le latin musaicum repris en italien, mosaico,
pour aboutir à une première attestation en français en
1498. Le stuc, cet enduit imitant le marbre, vient de
l’italien stucco, à base de gypse pulvérisé. Les pilastres, de
l’italien pilastro, font partie dès le milieu du XVIe siècle du
vocabulaire de l’architecture, en tant que colonne plate
engagée dans un mur et légère ment saillante. De la ville
de Faenza vient à partir de 1589, servie par diverses
orthographes successives, la faïence, poterie vernissée ou
émaillée, matière à bien des décorations sur les murs et les
étagères, celles de Delft étant réputées. Autre matière
noble, le bronze, attesté en tant que mot en 1511 pour
désigner l’alliage de cuivre et d’étain propre aux statues,
aux cloches et aux canons, vient de l’italien, à partir du mot
bronzo, peut-être originaire de Brindisi, cité célèbre pour la
fabrication de cet alliage.
Dans le corridor, il faudra épousseter le bronze sur son
piédestal, dit le majordome. La phrase sonne parfaitement
français, même si chaque substantif y est d’origine
italienne : le piédestal, attesté en français en 1526 pour
désigner le support d’une statue ou d’un vase, est en effet
lui aussi emprunté à l’italien, piedestallo, de même sens. Et
le majordome, de l’italien maggiordomo, calque du latin
major domus, chef des serviteurs, s’illustrait d’abord en
Italie dans les différentes cours et grandes maisons. Le
majordome du pape a ainsi traversé les siècles et reste
d’actualité.

Se déplacer…
Le char, en tant que mot, est d’origine gauloise. Il n’est
d’ailleurs pas synonyme de luxe en France. Cependant, en
passant par l’italien, il prend en se suffixant quelque galon,
et la carrozio – le mot est féminin en Italie – devint une
voiture suspendue, à quatre roues, d’abord une carroche en
français, puis en 1575 « une » ou « un » carrosse. Enfin,
véritable révolution dans le transport, voici venir au XIXe
siècle la voie ferrée, qui sera aussi au XXe siècle, en 1911,
qualifiée de ferroviaire, de l’italien ferrovia. Et souvent
associée au voyageur, sur le quai, il n’est pas rare que
celui-ci ait sa valise à la main, de l’italien valigia, petite
malle. C’est plus difficile de l’emporter avec soi sur une
vespa ; « scooter de cette marque », rappelle le Petit
Robert, le mot s’installant en 1950 sous le nom d’une
marque déposée, Vespa, correspondant au mot italien qui
signale la guêpe. Ce fut un tel succès que les dictionnaires
ont rapidement enregistré le quelque peu oublié vespiste,
la personne conduisant ce deux-roues si pratique.
S’illustrant dans les transports, mais auparavant sur les
instruments à clavier comme l’orgue, le piano, évoquons la
pédale, reprise telle quelle à l’italien en y ajoutant l’accent
aigu. Elle fit florès dès que le vélocipède fut muni de
pédales. De l’italien corriere, courir, est par ailleurs né en
1464 le courrier, à l’origine celui qui précédait les voitures
de poste pour préparer les relais. Et l’on sait le succès du
mot, jusqu’à son extension électronique avec le courriel.
 
Il est prudent de ne pas poursuivre le voyage lexical, on
s’essoufflerait en signalant encore force mots d’origine
italienne. De fait, lorsqu’une langue est si présente dans
une autre, il reste utopique d’offrir exhaustivement le
millier de mots chaleureux, tantôt précis tantôt très
quotidiens, qui la colorent et l’embellissent, et cela sans
que nous en ayons parfaitement conscience. Cependant,
avouons-le, rappeler ici le voyage transalpin de quelques-
uns, regroupés en grappes lexicales à picorer au gré de ses
intérêts, incite à mieux savourer notre langue ainsi
parfumée et le pays dont le charme méditerranéen est
délicieusement transcendant.
9

« L’âge pivot »… d’une imposante


normalisation : le XVIIe siècle

Les Celtes, les Romains, les Germains, les Scandinaves,


ce sont autant de peuples qui, avec leur langue, ont
sensiblement et successivement influencé les langues
française et anglaise, mais dans des proportions
différentes. Par un effet certain de conquête politique, le
français a de son côté profondément imprégné la langue
anglaise dans son lexique ainsi considérablement enrichi.
Tout comme, au contact de l’Italie, contact à la fois
politique, commercial et artistique, la langue française a
été directement vivifiée dans son lexique, jusqu’au XVIIe
siècle compris.
Quelques mots italiens revisités à l’aune du français sont
ainsi passés en anglais, mais le rayonnement culturel de
l’Italie dans le domaine de l’art, notamment de la peinture,
de la musique et de l’architecture, a d’emblée coloré
lexicalement les deux langues, leur apportant entre autres
cette touche culturelle propre à l’Antiquité. Il s’agissait en
fait d’une touche classique avant la lettre, préparant ainsi
pour la France le siècle dit « classique ».

L’ANGLETERRE DU XVIIe : DE
SHAKESPEARE À UNE PREMIÈRE VOLONTÉ
NORMATIVE

En ce qui concerne l’Angleterre, le XVIIe siècle ne


représente pas à vrai dire une période sereine.
Lorsqu’Élisabeth Ire s’éteint en 1603 s’installe en effet la
dynastie des Stuarts avec d’emblée sous Jacques Ier un
complot catholique le déstabilisant, puis en 1641 un vote
du Parlement visant à limiter les pouvoirs du nouveau roi
Charles Ier. Et les conséquences en sont rudes : en 1642, le
souverain s’opposant au Parlement s’engage dans une
guerre civile meurtrière, mais vaincu militairement en
1645, il est livré au Parlement puis exécuté en 1649.
L’Angleterre est alors soumise à la dictature militaire
d’Olivier Cromwell, aboutissant en 1660 à la restauration
de la monarchie.
En 1666, la capitale londonienne subit par ailleurs un
désastre avec un gigantesque incendie la ravageant. Puis,
l’avènement au trône en 1685 de Jacques II, de confession
catholique, entraîne en 1688 ce qui fut appelé la Glorieuse
Révolution au cours de laquelle il fut chassé, pendant que
sa fille et son gendre durent accepter le contrôle de la
monarchie par le Parlement. Ce dernier fut alors dominé
par deux partis opposés, les Whigs, le futur parti
travailliste, s’opposant à l’absolutisme royal et souhaitant
un Parlement fort et favorable aux dissidents protestants,
et les Tories, le futur parti conservateur, favorables au
pouvoir royal, partisans des Stuarts et de l’Église
épiscopale anglicane. Retenons au passage que leur
dénomination relève probablement pour whig de la
contraction de l’écossais whiggamaire, whig signifiant faire
avancer, et mair, le cheval, pendant que tory serait à
rattacher à l’irlandais toraidhe, le poursuivant. Ces
tensions se soldent en 1689 par la proclamation du Bill of
Right, définissant la monarchie constitutionnelle.
En réalité, s’il s’agit d’un siècle agité très distinct de ce
qui se passe au cours de la même période en France,
marquée par la centralisation et l’affirmation du pouvoir
royal. Le passage de l’Angleterre à une monarchie
constitutionnelle aura cependant son influence certaine sur
la langue française au siècle suivant. Admirateurs du
système politique anglais, les philosophes feront
effectivement tous l’effort de parler anglais, ouvrant ainsi
la porte aux premiers anglicismes marquants.
En matière de littérature et donc de langue adoptée par
l’élite culturelle, de 1559 à 1603 sous le règne d’Élisabeth
Ire, d’esprit ouvert et de belle autorité, l’Angleterre connaît
une stabilité certaine, d’où le développement des arts et de
la littérature avec pour point d’orgue le théâtre dit
élisabéthain. Y domine la figure de Shakespeare, aux côtés
de Thomas Kyd et de Christopher Marlowe. Si la biographie
de Shakespeare est assez mal connue, d’autant plus que
son nom se déclinait en diverses graphies – Shaksper(e),
Shakspeare –, y compris dans ses propres signatures
parfois réduites à Shakp, en revanche son apport lexical à
la langue anglaise, très étudié, reste remarquable. Ainsi, en
1990, Bill Bryson, de double nationalité anglaise et
américaine, dénombrait mille sept cents mots nouveaux
dans l’œuvre de Shakespeare, dont beaucoup ont survécu.
Par exemple, des verbes comme to dwindle, diminuer, to
hurry, se hâter, to castigate, punir, ou des noms comme
radiance, rayonnement, summit, sommet, font leur entrée
dans la langue écrite avec Shakespeare. On liste aussi sans
difficulté des formules toutes faites, restées dans la langue
anglaise, et issues du théâtre shakespearien, par exemple
the world is my oyster, le monde est mon huître, expression
issue des Joyeuses Commères de Windsor, sous-entendant
que le monde est riche de chances à saisir, ou a wild goose
chase, la chasse à l’oie sauvage, expression utilisée pour la
première fois dans Roméo et Juliette, pour évoquer une
quête sans espoir, la formule la plus connue restant green-
eyed monster, symbolisant la jalousie, qu’on retrouve dans
Le Marchand de Venise et dans Othello, avec l’image des
chats aux yeux verts qui jouent avec les souris avant de les
tuer.
Shakespeare meurt en 1616 à l’aube du XVIIe siècle ; des
chefs-d’œuvre comme Othello, Macbeth, Le Roi Lear sont
donnés entre 1604 et 1607. La notoriété étant là, dès 1603,
les acteurs de sa troupe de théâtre devenaient les «
hommes du roi », en l’occurrence Jacques Ier. De manière
indéniable, Shakespeare a profondément marqué la
littérature anglaise et mondiale et, de surcroît, son lexique
vigoureux a, chacun le reconnaît, vivifié la langue anglaise.
Dans son sil lage et jusqu’en 1642, avant que n’éclate la
guerre civile, d’autres auteurs dramatiques ont aussi
illustré la langue, par exemple Ben Jonson, le plus classique
et le plus savant, Chapman, traducteur d’Homère, Shirley
caractérisé par son élégance. Du côté des prosateurs – un
mot d’origine italienne –, il faut également retenir Robert
Burton, auteur d’une Anatomie de la mélancolie.
On doit à Ben Jonson, mort en 1637, de ne pas avoir
hésité à latiniser la langue anglaise, lui offrant des mots
traduits des œuvres d’Horace et de Virgile. Et, symbole de
l’aura de la langue française en Angleterre, paraît en 1611
le Dictionarie of the French and English Tongues, rédigé
par Randle Cotgrave, où sont répertoriés presque
cinquante mille mots français, traduits et expliqués en
anglais. Pareil ouvrage reste de fait, pour les Français
mêmes, une ressource des plus nourries pour l’étude de la
langue du XVIe siècle et du début du XVIIe. Au demeurant
réédité de son vivant, le dictionnaire sera souvent repris
après le décès de Cotgrave en 1634, pour être même
encore réédité à titre de témoignage au XXIe siècle par les
éditions Honoré Champion.
William Temple, homme politique et essayiste, reste un
des auteurs ayant le plus contribué à l’amélioration de la
langue anglaise, en en purifiant le style. En réalité, tout
comme en France au début du XVIIe siècle, on jugea le
truculent Rabelais excessif et iconoclaste dans son
maniement très libre de la langue française, il y eut une
vive réaction à l’égard de ce qu’on considéra comme des
débordements de la langue shakespearienne. Ils furent
effectivement assimilés à des extravagances éloignées
d’une sobriété naturelle à retrouver.
À l’instar de l’Accademia della Crusca fondée en 1582 et
de l’Académie française créée en 1635, l’écrivain et homme
politique John Dryden (1631-1700) et quelques autres
intellectuels souhaitèrent même instituer une Académie
anglaise. Le projet échoua mais il était significatif d’une
volonté de « purifier » la langue. Le premier grand
dictionnaire anglais qui verrait le jour au siècle suivant, en
1755, celui de Samuel Johnson, serait en fait le fruit
heureux de cette volonté normative. Cette volonté profonde
et manifeste de l’autre côté de la Manche, en France,
prendrait corps avec le siècle dit « classique ».

LA FRANCE CLASSIQUE DES « GRANDS »


ROIS ET ÉCRIVAINS

Le XVIIe siècle, qualifié pour la France de manières


diverses, de « Grand Siècle » sous Louis XIV, de « siècle
classique » a posteriori, se démarque comme chacun le sait
par le règne de trois grands rois, Henri IV, jusqu’en 1610,
puis Louis XIII de 1610 à 1643, et Louis XIV de 1643 à
1715. Le siècle se caractérise par ailleurs par deux
régences, celle de la mère de Louis XIII, Marie de Médicis,
de 1610 à 1614, et celle de la mère de Louis XIV, Anne
d’Autriche, de 1643 à 1651. Chaque règne à sa façon est
également servi par des ministres de forte personnalité,
Richelieu sous Louis XIII, Mazarin sous la régence d’Anne
d’Autriche, Colbert sous Louis XIV. On en prend conscience
sans peine : rois, régentes, ministres, tous confirment le
mouvement vers un gouvernement fort et centralisé sous la
forme d’une monarchie absolue, avec en écho une
progressive normalisation politique et linguistique, et pour
volonté le rayonnement international grandissant de la
France.
Grands rois, grands écrivains, grandes institutions, c’est
assurément un « âge pivot » pour la langue française, alors
rayonnante, avec quelques faits à rappeler pour chaque
règne.

HENRI IV STIMULANT LA LANGUE


FRANÇAISE CONSCIEMMENT ET
INCONSCIEMMENT…

Avec Henri IV, relevant le pays de ses ruines, celles


provoquées par les guerres de Religion, choisissant pour
ministre et conseiller Sully, un de ses plus anciens
compagnons, grand travailleur réussissant à rétablir
l’équilibre financier par une gestion rigoureuse en
protégeant par ailleurs le monde paysan, le royaume
reprend indéniablement force. Il s’oriente visiblement vers
un gouvernement centralisé, favorable au développement
d’une langue française forte et promue par les écrivains.

De la cour aux salons


Deux faits apparemment sans lien sont à retenir pour
comprendre le retour fructueux à une littérature épanouie,
fondée sur la maîtrise de la langue. D’une part, en 1598,
l’édit de Nantes, reconnaissant aux protestants la liberté de
vivre en France tout en célébrant leur culte, signait le
retour à la paix religieuse, offrant à la langue et à la
littérature françaises une sérénité propice à son
épanouissement. D’autre part, dès 1600, le fait même que
la cour s’installât à Paris et non plus dans les différents
châteaux de la Loire permettait aux tenants des lettres de
se retrouver plus facilement. Or, sans qu’Henri IV le sache,
même s’il se montrait chaleureux, son environnement très
soldatesque dans un château pour ainsi dire dépourvu de
chauffage et très inconfortable poussa les auteurs à se
retrouver en des lieux plus agréables. Retenons notamment
l’hôtel de Rambouillet ouvert en 1608 par la marquise de
Rambouillet, Catherine de Vivonne. Ce fut là que s’épura la
langue.
Dans son salon vont en effet se retrouver la plupart des
écrivains de 1608 à 1645. Ainsi, Malherbe, Racan,
Vaugelas, Voiture, Corneille, La Rochefoucauld, Madame de
Sévigné, Madame de Lafayette furent entre autres les
hôtes de la marquise, Arthénice, anagramme de Catherine,
qui les recevait dans la célèbre chambre bleue avec sa
ruelle, à l’origine l’espace très large entre le lit et le mur.
Ils trouvaient là une délicatesse dans les manières et dans
la conversation qui contrastait avec la cour abrupte d’Henri
IV, puis dans celle trop triste de Louis XIII. Le mouvement
de la Préciosité, lancé sous le règne d’Henri IV, se
poursuivit de fait aussi en effet tout au long du règne de
Louis XIII, débordant même au-delà du milieu du siècle.
Malherbe : l’artisan du classicisme
Avant d’entrer au cœur des salons de la Préciosité, un
hommage particulier doit impérativement être rendu à
Malherbe, au reste familier de ces salons. Présenté au roi
en 1605, François de Malherbe, tenant d’une ancienne
noblesse normande, devint le poète officiel d’Henri IV et
sut rester en faveur sous Louis XIII, affirmant ainsi au long
terme son influence. De par son autorité naturelle, il
disciplina en fait le classicisme confus de la Pléiade et
instaura de nouveaux principes destinés aux poètes, en
commençant par ne pas accepter le mythe du poète inspiré
et en instituant la poésie comme un véritable métier. Il
entendait aussi réformer le langage et, contrairement à la
conception d’une « langue nationale composite », qui était
propre à Ronsard, souhaitait vivement une langue
conforme à un usage qui serait compris à la fois des grands
seigneurs et des « crocheteurs du Port-au-Foin »,
entendons le peuple partisan d’un style simple, clair. Il
propose notamment de se débarrasser des mots que la
langue courante n’a pas retenus. Aussi les vocables
étranges, les locutions patoises, les archaïsmes, les
latinismes, et même les mots composés ou dérivés sont-ils
selon lui à rejeter. Clarté et sobriété demeurent ainsi les
deux critères à observer pour s’exprimer, et toute image
exagérée, toute métaphore inexacte sont à écarter, au nom
d’un certain purisme.
En vérité, en recommandant la vigueur et l’ordre, en ne
faisant appel ni à l’imagination ni à l’émotion, et en
prescrivant au contraire le travail et le respect de l’usage
courant, Malherbe contribua à épurer la langue
foisonnante du XVIe siècle, celle-là même incontrôlable –
mais délectable – de Rabelais par exemple. En apparence
opposé à la doctrine de la Pléiade, qui prônait la néologie, il
en retint néanmoins des éléments essentiels comme
l’imitation des Anciens et la distinction des genres. Aucun
doute, en instaurant une discipline stricte fondée en partie
sur la raison, il ouvrit la voie au classicisme.

La Préciosité : un mouvement européen


Malherbe fréquentait, on l’a signalé, le salon de la
marquise de Rambouillet, le plus influent, ce qui ne doit
pas faire oublier qu’une autre marquise tenait salon,
Madeleine de Souvré, de Sablé, place Royale, avec pour
fidèle La Rochefoucauld. Une recherche affectée mais utile
de distinction dans les manières, dans les sentiments, se
traduisant dans le langage, telle est la dynamique de ce
mouvement. Il s’agit avant tout de fuir la réalité commune
par un effort marqué vers la distinction.
Ce mouvement affirmé touche aussi l’Angleterre, avec
l’euphuisme, de même esprit, dont la source est le premier
livre de John Lyly paru en 1578, Euphues : The Anatomy of
Wyt, l’anatomie de l’esprit. Le héros, Euphus, pratique en
effet une langue exagérément élégante, volontairement
très éloignée du commun. Toute la cour d’Élisabeth Ire se
mit alors à reprendre des phrases entières du roman,
pétries de pédantismes divers, d’antithèses et d’allusions
mythologiques. Comme tout mouvement excessif, il ne
manqua pas d’être assez vite ridiculisé. Ben Jonson fut un
des premiers à en faire la satire.
Un même mouvement exista en Italie avec le
concettisme, le concetto étant un trait d’esprit brillant, et
le marinisme, du nom du poète napolitain Marini, mais
aussi en Espagne avec le gongorisme, du nom du poète
cordouan Gongóra.

Les femmes, à l’origine d’un nouveau


code raffiné
Malgré les différents excès, il n’en reste pas moins qu’à
travers la Préciosité, renouant avec l’esprit courtois, se
développe le bon goût en s’opposant principalement au
sentiment bourgeois. Il faut noter que les femmes restent
assurément à l’origine de ce mouvement, en manifestant
indirectement leur volonté d’indépendance par la mise en
place d’un code respectueux de l’amour. Celui-ci était
sublimé par la recherche d’une grande délicatesse de
sentiments et la valorisation de l’amour platonique, associé
au mépris de la « matière ». Enfin, sous leur houlette, l’art
suprême de la conversation se soumet à un usage
particulier du langage, ennemi du vulgaire. On s’efforce
alors de « châtier le style » – une expression qu’on doit
d’ailleurs à la Préciosité – en évitant les mots populaires,
les noms de métiers, les termes techniques, conformément
aux vœux de Malherbe, créant ainsi une distinction entre
les mots « bas » et les mots « nobles », dont notre langue
va d’une certaine manière souffrir jusqu’au XIXe siècle.
Par ailleurs, on crée des néologismes dont quelques-uns
ont franchi les siècles, par exemple incontestable, anonyme
ou enthousiasme. Et l’on pratique à l’envi les périphrases
et les métaphores qui permettent de ne pas parler de
manière commune : ainsi, « ne pas comprendre » devient
avoir l’intelligence épaisse, et « être triste », avoir l’âme
sombre. Mais cet effort vers plus de finesse n’est pas sans
exagération et l’on comprend que les habitués des salons,
d’abord appelés avec respect les « Précieux » et les «
Précieuses », soient devenus « ridicules » par le biais de la
pièce que leur consacra Molière en 1659, en caricaturant
plus particulièrement les salons provinciaux. À ce titre, Le
Grand Dictionnaire des Prétieuses de Somaize, publié en
1661, est explicite dans les exemples donnés : l’on sourit a
posteriori du fait plaisant que les pieds, les mains, les
joues, les narines y deviennent respectivement les chers
souffrants, les belles mouvantes, les trônes de la pudeur et
les écluses du cerveau.
Pourtant, malgré leurs travers, les Précieux vont exercer
en France une très heureuse influence sur la langue qu’ils
ont épurée et nuancée en recherchant dans les salons le
sens précis de tel ou tel mot. On ne peut oublier que grâce
à la Préciosité, quatre genres littéraires sont ainsi mis à
l’honneur et, avec eux, toute une recherche lexicale et
stylistique extrêmement bénéfique à la langue française.
C’est tout d’abord le portrait que l’on retrouve dans la
plupart des œuvres du XVIIe siècle, qu’il s’agisse des
romans, des comédies, des lettres, des mémoires ou des
oraisons funèbres. Le genre du portrait est issu
directement des jeux pratiqués dans les salons où l’on
décrivait à l’envi tel ou tel familier dont on était supposé
pouvoir déceler le nom.
Un autre genre s’impose avec la maxime qui consiste à
exprimer en peu de mots et de manière inattendue une
vérité générale, et dont La Rochefoucauld fut le maître. Les
personnages de Corneille en émaillent souvent leurs
tirades. C’était l’un des divertissements favoris des
habitués du salon de Madame de Rambouillet.
Un troisième genre s’illustre dans ces salons et prend
son élan : le roman. Le genre courtois y est au passage
remis à l’honneur, et on pense à L’Astrée, long roman
d’amour de cinq mille pages, se déroulant dans une
Antiquité pastorale de fantaisie, entre la bergère Astrée et
le berger Céladon. Il représente une réelle étude,
particulièrement fine des sentiments amoureux. Commencé
par Honoré d’Urfé et terminé par son secrétaire, ce roman
eut un rôle essentiel en littérature en servant de modèle au
roman d’amour. S’y définit un univers sentimental noble et
délicat, fondamental pour la sensibilité littéraire. En fait,
les salons, où l’on analysait et décrivait interminablement
les sentiments et surtout les sentiments amoureux, sans
hésiter à les simuler, firent progresser très sensiblement
l’analyse psychologique propre au style romanesque.
Signalons aussi, introduite dans Clélie. Histoire romaine
de Madeleine de Scudéry, dix volumes publiés de 1654 à
1660, la fameuse carte du Tendre, indiquant comment
arriver à « Tendre ». Y figuraient en l’occurrence, dessinés,
les trois fleuves conduisant à l’amour : l’Inclination,
l’Estime et la Reconnaissance. Et de part et d’autre du
fleuve Inclination, le lac d’Indifférence et la Mer d’Inimitié.
Attention au parcours le plus direct qui menait à la Mer
Dangereuse ! Que l’on pouvait tenter de traverser pour
gagner les Terres Inconnues. Enfin, dépassant le cadre
précis de la Préciosité, il faut citer madame de Lafayette,
indubitablement influencée par les Précieux et qui, au
cours de la grande époque classique, offrit en 1678 ce chef-
d’œuvre qu’est La Princesse de Clèves, notre premier
roman moderne.
Un dernier genre est à l’honneur grâce à la Préciosité :
la lettre. Guez de Balzac, Voiture et plus tardivement
Madame de Sévigné l’illustreront avec un talent tel qu’ils
passeront à la postérité. La forme oratoire de la prose
classique s’y déploie, avec une influence d’autant plus forte
que ces lettres sont lues dans les salons, véritables
constructions, de par la clarté, l’équilibre et la perfection
formelle accordée à chaque phrase. Cet exercice a
pleinement contribué à préparer le classicisme.
Oublions le ridicule dû aux excès, et retenons
l’enrichissement incontestable et durable de la Préciosité
pour notre langue, dont l’un des fondements modernes
reste l’élégance courtoise.

SOUS LOUIS XIII, LA CRÉATION D’UNE


ACADÉMIE PÉRENNE ET ENVIÉE DE TOUTE
L’EUROPE

Lorsqu’Henri IV est assassiné, en 1610, Louis XIII est


trop jeune pour régner et c’est donc Marie de Médicis qui
devient régente. Un évêque, l’évêque de Luçon, « le plus
pauvre et le plus crotté de France », dira-t-on, sut alors
attirer l’attention pour devenir un grand homme d’État : on
a reconnu Richelieu. Cet infatigable grand serviteur de
l’État exerça son autorité d’abord aux côtés de Marie de
Médicis puis de Louis XIII qui, en 1617, exigea de régner
seul, mais en prenant Richelieu pour Premier ministre, et
cela jusqu’à la mort de ce dernier en 1642.

De Richelieu à Descartes en passant par


Renaudot
Réduisant les nobles à l’obéissance, il fut de fait l’artisan
d’un État fort et respecté. Et en créant l’Académie
française en 1635, son rôle fut majeur pour l’instauration à
terme d’une langue claire et élégante, au lexique défini
dans un dictionnaire qui fit l’admiration de toute l’Europe,
un dictionnaire qui concourut grandement à la diffusion de
la langue française. Certes, ce dictionnaire parut en toute
fin du XVIIe, en 1694, mais il n’y eut pas une bibliothèque
d’Europe qui ne l’installa sur ses étagères, d’autant plus
qu’il restera le seul tout au long des siècles à être remis à
jour. Il régna en maître absolu jusqu’à la publication des
dictionnaires de Littré et de Larousse.
Remarquons également que, sous le règne de Louis XIII,
Théophraste Renaudot, fondateur de la presse française,
créa la Feuille du bureau d’adresse en 1629, premier
journal d’annonces, et l’hebdomadaire La Gazette en 1631,
témoignant de la force grandissante de la langue française.
Il bénéficia du soutien de Richelieu, volontiers protecteur
de toute initiative heureuse. En organisant chaque lundi à
partir de 1632 des conférences sur tous les sujets,
conférences échappant au latin et données en français, il fit
à cet égard aussi œuvre pionnière.
En laissant son nom latin, Cartesius, à un adjectif,
cartésien, synonyme approximatif de « rationnel », René
Descartes est non seulement marquant par sa quête de la
vérité, à travers le Discours de la méthode publié à Leyde
en 1637, mais il fait aussi date en publiant ce texte de si
grande influence en français. Ce n’est pourtant pas alors le
meilleur moyen de séduire les théologiens de la Sorbonne,
mais il touche directement un public de lettrés à la
recherche de plus de clarté et ipso facto de vérité. Ce sont
là de fait des attitudes conformes aux aspirations des
académiciens nouvellement institués. Ainsi Chapelain,
premier secrétaire perpétuel, ne manque-t-il pas de
marquer son admiration au philosophe-mathématicien, qui
ne dissocie pas la langue de la raison. Descartes ne pouvait
que faire des émules auprès de ceux souhaitant donner à la
langue française la plus grande efficacité.
Descartes ne sera pas par ailleurs sans influencer la
Grammaire générale et raisonnée de Port-Royal qui
paraîtra en 1660. Quant au Dictionnaire de l’Académie
française, on ne rappelle pas assez combien la grande
majorité de ses définitions, dès 1694 et cela jusqu’à
aujourd’hui, repose très utilement sur ce qu’on a appelé
des « définitions logiques ». Ce sont celles en effet qui
passent par la recherche première du « concept incluant »,
en tête d’article en principe, recherche délicate et précise,
pour ensuite offrir les nécessaires marques spécifiques
permettant de cerner le mot à définir, selon une logique
aristotélicienne. Ce n’est pas un hasard si tous les
philosophes du XVIIIe siècle ont marqué leur intérêt pour la
qualité des définitions du Dictionnaire de l’Académie,
cartésiennes à dire vrai. L’a-t-on assez dit ?
Un petit fait symbolique est par ailleurs à retenir.
Lorsque, à partir de 1631, le cardinal crée une ville neuve
portant son nom, Richelieu, aujourd’hui dans l’Indre-et-
Loire, au moment d’y fonder un collège, quelle est la
langue d’enseignement choisie ? Le français. Le latin perd
ainsi progressivement du terrain au profit d’une langue
française codifiée, à la fois précisée dans son usage et
efficacement exemplifiée, dotée progressivement par
ailleurs d’un rayonnement international : c’est en réalité
toute la dynamique de l’Académie française.

La création d’une institution pérenne et


moderne
Tout commence à partir de 1629, au moment où
quelques amateurs de littérature se réunissent chez
Valentin Conrart. Richelieu est alors informé de ces
réunions par l’un d’entre eux, Boisrobert, qui se situe dans
la mouvance de Malherbe et se trouve très en faveur
auprès du cardinal de Richelieu, qui l’appelait plaisamment
Le Bois. C’est par son intermédiaire que Richelieu peut
proposer à ces amoureux de la langue française
d’officialiser leurs réunions, ce que les participants ne
purent longtemps refuser. Ainsi, le 13 mars 1634 a lieu la
première assemblée officielle et, quelques jours plus tard,
selon le vœu du cardinal, la Compagnie prend le nom
d’Académie, faisant alors un écho souhaité à l’Accademia
della Crusca née en Italie en 1582.
Les nouveaux statuts sont élaborés sous la présidence
de Conrart, et les lettres patentes sont signées par Louis
XIII le 29 janvier 1635. L’Académie française est dès lors
instituée, même si le Parlement de Paris n’enregistrera les
lettres patentes qu’en 1637. Plusieurs missions sont
explicitement confiées à l’Académie, mais celle consistant à
rédiger un dictionnaire de la langue française reste
prioritaire. Il importe en vérité, inconsciemment et
collectivement pour un pays qui s’affirme, à un moment
donné de définir précisément les mots de la langue d’État,
surtout lorsqu’elle est aussi celle, collective, des lettrés. Ce
moment était venu.
On a raconté ailleurs le détail de l’élaboration du
dictionnaire, ses péripéties et sa progressive réorganisation
lorsque Vaugelas, qui en était au départ l’auteur principal
s’éteint en 1650. Retenons que c’est à la fin du Grand
Siècle et sous Louis XIV que sont publiés les premiers
dictionnaires de langue, et que, très attendue, paraît en
1694 la première édition du Dictionnaire de l’Académie
française. Commence alors pour la Compagnie au service
de la langue française « des siècles d’immortalité », selon
la formule d’Hélène Carrère d’Encausse, choisie pour titre
de son ouvrage de 2011 sur l’histoire de l’institution la plus
ancienne et la plus prestigieuse de France.
« Après que l’Académie Françoise eut esté establie par
les Lettres Patentes du feu Roy, le Cardinal de Richelieu qui
par les mesmes Lettres avoit esté nommé Protecteur et
Chef de cette Compagnie, luy proposa de travailler
premièrement à un Dictionnaire de la langue Françoise et
ensuite à une Grammaire, à une Rhétorique et à une
Poëtique. Elle a satisfait à la première obligation… » Ainsi
commence la préface de la première édition, qu’il convient
de lire pour mesurer à quel point la réflexion sur la langue
n’y est pas celle d’amateurs mais déjà de linguistes
aguerris. Cinq siècles plus tard, pour la troisième décennie
du XXIe siècle, voici la neuvième édition, représentant le
seul dictionnaire pérenne. Et ce sont alors environ 60 000
mots proposés gratuitement sur Internet, avec des liens
renvoyant d’une part à FranceTerme, site fort de 10 000
termes propres à désigner des réalités nouvelles et, d’autre
part à la Base de données lexicographiques
panfrancophone (BDLP) riche de 20 000 fiches environ. Il
faut être de bien mauvaise foi ou très mal informé pour ne
pas être impressionné.

Vaugelas le « remarqueur »
On doit à Vaugelas une véritable doctrine de l’usage de
la langue française qui a exercé une influence considérable
sur ses contemporains, doctrine exprimée à travers les
Remarques sur la langue française, utiles à ceux qui
veulent bien parler et bien écrire, ouvrage publié en 1647.
Dans la mesure où Vaugelas fut aux commandes du
Dictionnaire de l’Académie française, y consacrant ses
quinze dernières années, celui-ci en porte nécessairement
la trace, pertinente. Vaugelas, de belle autorité mais aussi
sensible à la discussion instaurée avec la Compagnie
chaque mercredi lorsqu’il apportait les résultats de son
travail lexicographique, a indéniablement contribué au
succès du Dictionnaire de l’Académie. En érudit maîtrisant
plusieurs langues, il sut offrir une réflexion à la fois
profonde et durable, concourant indubitablement à ce que
le dictionnaire de la Compagnie pût traverser les siècles
sans changer ses principes constitutifs essentiels.
Quelles sont ses « remarques » principales, lesquelles
forment en vérité une doctrine ? Bien que s’inscrivant dans
le sillage de Malherbe, prônant la « pureté » de la langue,
Vaugelas oriente délibérément la réflexion sur une langue
française devant se démarquer par le choix du « bon usage
». Il distingue en effet d’un côté le bon usage, c’est-à-dire «
la façon de parler de la plus saine partie de la cour » et le
mauvais usage qui est l’usage populaire, mais aussi celui
des pédants. « Nul n’a le droit de légiférer dans le domaine
des langues », ajoute-t-il, d’où le mode choisi, celui des «
remarques », où règne le sens de la mesure. Il donne ainsi
la priorité au langage des femmes, « qui ont le naturel plus
spontané » en n’étant notamment pas encombrées de
latinismes comme le sont les faux lettrés qui en abusent. La
langue se doit d’être exacte, la netteté de l’usage se
confondant le plus souvent avec la raison. Autant de
principes qui préparent l’avènement de la langue classique
et d’une nouvelle génération, celle des « grands classiques
».
Rappelons que ces derniers s’apprécieront à travers
deux types successifs correspondant à deux idéaux
distincts. Ce fut tout d’abord celui du « généreux », selon la
formule chère à Corneille et Descartes. Noble de cœur,
passionné, orgueilleux, courageux, le généreux – du latin
generosus, de bonne extraction – doit absolument se
distinguer du commun. Un autre idéal s’imposa ensuite,
celui de l’« honnête homme ». Le goût de l’ordre et de la
raison avec le respect d’autrui, le sens de la mesure sans
fadeur, la culture sans pédanterie, enfin le souci de ne pas
étaler le « moi haïssable », définissent alors l’honnête
homme, qu’il soit bourgeois ou grand seigneur. L’Académie
française bénéficierait au Grand Siècle de ces deux
générations.

SOUS LOUIS XIV, DE REMARQUABLES


OUTILS DE LA LANGUE

On s’en souvient, à la mort de Mazarin, ministre de la


régente Anne d’Autriche, Louis XIV décide de diriger seul
le royaume, avec l’aide de Colbert de 1661 à 1683. La
période qui commence est imposante, tant par
l’épanouissement du classicisme que par le rayonnement
affirmé d’une langue et d’une culture dont Louis XIV se fait
le premier promoteur. C’est au cours de son règne qui
s’achève en fait au XVIIIe siècle, en 1715, que la langue
française prend incontestablement cette force
internationale qui sera magistralement traduite par Marc
Fumaroli dans la formule inspirée, choisie pour titre de son
ouvrage « Quand l’Europe parlait français », publié en
2001.

Une grammaire qui traverse les siècles


Un an avant que Louis XIV ne prenne en main son
règne, paraît en 1660 la Grammaire générale et raisonnée
contenant les fondements de l’art de parler, expliqués
d’une manière claire et naturelle qui, rédigée par les
jansénistes Antoine Arnauld et Claude Lancelot, têtes
pensantes de ce haut lieu du jansénisme qu’est Port-Royal-
des-Champs, sera vite désignée comme la Grammaire de
Port-Royal. Considérant que la grammaire devait être
comprise comme offrant les bases de l’art de penser,
Arnauld et Lancelot conçoivent une grammaire logique,
exposant des lois touchant le mode de l’expression de la
pensée humaine. Cette grammaire est logique en ce qu’elle
dépasse le cadre d’une langue, le français, pour s’appliquer
aussi bien au grec qu’au latin et à d’autres langues.
Au XXe siècle, Noam Chomsky, en développant l’idée
d’une grammaire universelle, générative, signalera que la
Grammaire de Port-Royal représente bien la première
manifestation de cette volonté d’universalisation. Descartes
s’était de fait déjà illustré dans cette dynamique avec le
Discours de la méthode, qui n’est pas étranger aux auteurs
de la Grammaire de Port-Royal. Cette grammaire prenait
ainsi de la hauteur, et précédait un ouvrage
complémentaire dont le même Antoine Arnauld et Pierre
Nicole seraient les auteurs, La Logique ou l’Art de penser,
souvent également appelée La Logique de Port-Royal,
ouvrage paru en 1662. Cet essai fera indéniablement
référence pour la philosophie du langage, le langage étant
perçu comme l’expression première de la pensée grâce aux
mots, considérés comme des signes de la pensée. S’y ajoute
l’idée que le jugement porté sur les choses passe par des
propositions grammaticales clairement constituées par un
sujet et un « prédicat » – du latin praedicare, proclamer –,
en somme la partie de la phrase qui dit quelque chose à
propos du sujet, et en logique, ce qui porte le jugement.
Pareilles conceptions étaient extrêmement modernes, et ne
laisseraient pas indifférents au XXe siècle les structuralistes,
à la recherche de structures logiques, universelles,
régissant toute langue.

Des revues françaises


De 1665 à 1790 paraîtra le Journal des savants, le plus
ancien périodique littéraire et scientifique de l’Europe,
consacré à faire connaître l’actualité de « la République
des lettres », y incluant les arts et les sciences. Rédigé en
français, il est très lu en Europe où il fera par ailleurs
souche pour des projets similaires. Ainsi, quelques mois
après sa publication paraissait, sous le titre de
Philosophical Transactions, une revue de même nature en
Grande-Bretagne. Qu’importe, c’est en langue française
qu’était lancé le mouvement ! Une autre revue est à
évoquer, La Nouvelle République des lettres, créée par
Pierre Bayle en mars 1684. Entièrement rédigée en
français, cette revue littéraire, publiée à Amsterdam, offrait
bimestriellement une quarantaine de feuilles consacrées à
des ouvrages parus dans toute l’Europe, incluant même des
extraits. En somme, Lire ou Le Magazine littéraire avant la
lettre !
Trois grands dictionnaires
Le fait le plus marquant de la fin des deux dernières
décennies du XVIIe siècle reste indiscutablement en matière
de langue française la publication des trois grands
dictionnaires fondateurs monolingues que sont le
Dictionnaire françois de Pierre Richelet en 1680, le
Dictionnaire universel d’Antoine Furetière en 1690 et la
première édition du Dictionnaire de l’Académie française,
en 1694, dont il a déjà été question en évoquant la logique
très appréciable de ses définitions.
Avec Richelet naissait le premier dictionnaire
monolingue, destiné à l’« honnête homme », avec 25 000
termes répartis en deux volumes, définis en tant que mots
de la langue, assortis de citations d’écrivains du XVIIe siècle.
Il offrait le prototype du dictionnaire de langue tel qu’il
serait plus tard illustré par Émile Littré et Paul Robert. De
son côté, Furetière, académicien ayant participé à
l’élaboration du Dictionnaire de l’Académie française,
publiera un dictionnaire qu’il pense complémentaire,
prototype du dictionnaire encyclopédique, c’est-à-dire
offrant, au-delà de la définition première, des informations
sur la chose ou l’idée désignée par le mot. Avec environ 40
000 termes, il est avant l’heure destiné aux lecteurs à la
recherche de renseignements de type encyclopédique. Il
est en quelque sorte le prototype des dictionnaires
Larousse.
Enfin, dans le Dictionnaire de l’Académie française sont
offerts à la suite de définitions précises de nombreux
exemples, tous forgés et propices à instaurer le bon usage
de l’époque. Riche de presque 20 000 mots de l’usage
courant, il ne retenait pas les termes de spécialité, réservés
à un second dictionnaire, le Dictionnaire des arts et des
sciences, également paru en 1694, dirigé par Thomas
Corneille, académicien comme le fut son frère, l’auteur du
Cid. On a souvent mauvaise grâce à évoquer le nombre
insuffisant de vocables de la première édition, en occultant
– ou en ignorant – l’imposant complément que représentait
ce Dictionnaire des arts et des sciences, les arts étant alors
à comprendre en tant que métiers et techniques.
Armé de ce triptyque remarquable, deux dictionnaires
consacrés à la langue et un autre davantage tourné vers les
référents, le XVIIIe siècle pourrait alors être le cadre d’un
troisième type d’ouvrage : l’encyclopédie.

UNE LANGUE CLASSIQUE À BIEN


MAÎTRISER

Quelle langue est celle des contemporains de Louis XIV


? Il suffit de relire L’Avare, joué en 1668, pour, à travers les
dialogues de Molière, percevoir certains aspects de la
langue classique. Offrons-en d’abord quelques extraits
avant de les radiographier… Par exemple, Harpagon
s’adressant dans l’acte I à La Flèche et le menaçant ainsi :
« Je te baillerai de ce raisonnement-ci par les oreilles. » Ou
dans l’acte II, Frosine s’adressant à Harpagon, et le flattant
en ces termes : « Vous passerez les six-vingts. » Ou encore
dans l’acte III, paraissant facile à comprendre, Marianne
déclarant, contrite, à Cléante : « Je serais fort fâchée de
vous causer du déplaisir ; et […] je vous donne ma parole
que je ne consentirai point au mariage qui vous chagrine. »
Ou bien, semblant tout aussi simple de compréhension,
quoique la proposition soit étonnante, voici Harpagon, dans
l’acte IV, formulant une demande à Cléante : « Donnez-moi
un bâton tout à l’heure. »
De tels extraits suffisent à rapidement établir quelques
constats. Le premier est que certains mots ont disparu ou
pris la valeur d’archaïsmes. Ainsi, en choisissant un autre
grand classique, lorsque Corneille fait dire à l’un de ses
personnages « Je ne l’orrai pas », il s’agit du futur du verbe
« ouïr », sorti aujourd’hui de l’usage. L’exemple le plus
connu étant celui de Perrault faisant répéter au loup du
Petit Chaperon rouge : « Tire la chevillette, la bobinette
cherra », ce dernier mot représentant le futur du verbe «
choir ». La liste des archaïsmes serait longue à établir, mais
la lecture de Molière que l’on vient de citer suffit à nous
rappeler que, par exemple, a disparu l’expression « il me la
baille belle », bailler signifiant « donner », et l’expression
pouvant se traduire par « il me fait croire ce qui n’est pas
». Il nous reste d’ailleurs encore quelques formules perçues
plaisamment comme archaïsmes : j’ai ouï dire que vous
aviez moult difficultés…
On repère aussi que des mots simples d’alors sont
aujourd’hui préfixés. On ne passerait plus cent vingt ans
(six-vingts…) mais on les dépasserait. Tout comme on ne
dirait plus en langage soutenu « je me suis tiré à la
campagne », ce qui était très correct au Grand Siècle, mais
« je me suis retiré ». De même qu’au XVIIe siècle on « se
tenait de pleurer » alors qu’aujourd’hui on retiendrait ses
pleurs.
Il y a aussi les mots qui ont changé de sens. Ainsi, ce
serait une méprise que de croire que tout à l’heure au XVIIe
siècle signifie comme aujourd’hui « dans quelque temps » :
tout à l’heure était synonyme en fait de « sur l’heure »,
maintenant. Et lorsqu’à l’acte V, Valère déclare qu’un
capitaine de vaisseau « a été touché par ma fortune », le
mot fortune n’est pas synonyme de richesse mais de sort,
favorable ou défavorable. Dans la même veine le succès
désigne un résultat bon ou mauvais, un accident, un sort
heureux ou malheureux, le hasard, un danger ; l’industrie,
l’habileté, l’activité ou la ruse. On peut poursuivre avec
l’injure qui est une injustice, énerver, signifiant affaiblir,
traverser, contrarier, se mettre en travers, être jaloux de,
être désireux de. Quant à l’adjectif imbécile, il est
synonyme de faible, sans force, le sexe imbécile étant le
sexe faible, en toutes lettres chez Furetière ! Formidable
est un adjectif propre à inspirer l’effroi, généreux signifie,
comme on l’a constaté, de race noble, courageux et fier
doit être traduit par farouche, intrépide, voire cruel.
Enfin, de manière générale, les mots sont souvent plus
proches de leur racine latine, et donc porteurs d’un sens
plus intense. Ainsi, lorsque Cléante évoque Marianne, en
affirmant « La nature, ma sœur, n’a rien formé de si
aimable », il faut prendre aimable au sens fort, digne d’être
aimé. Dans le même esprit signalons que le déplaisir
évoqué par Marianne doit être compris comme une douleur
profonde, que l’inquiétude est synonyme d’agitation,
l’ennui, un chagrin violent, un désespoir. L’amitié est aussi
à prendre au sens fort, il s’agit d’une forte affection, bien
proche de l’amour. Méchant relève plutôt de la mauvaise
qualité ou qualifie un scélérat. Le ravissement est de sens
très intense, il correspond en effet à l’enlèvement. L’intérêt
représente un sentiment très vif, pendant qu’étonner
s’assimile métaphoriquement au fait d’être en quelque
sorte frappé par le tonnerre. Brave est tantôt synonyme de
courageux, tantôt d’élégant. Le charme représente un
sortilège, une puissance magique. Être enchanté, c’est être
ensorcelé, envoûté, et le courage est synonyme de cœur, de
fierté ou d’orgueil.
En bref, on le constate, il est aisé de se méprendre si
l’on se réfère systématiquement au sens actuel du terme.
Les professeurs d’université, qui préparent aux concours
leurs étudiants, savent combien il est utile de leur offrir
une liste de « faux amis » ! Pour autant, la langue française
bénéficie à la fin du XVIIe siècle de fondations
exceptionnelles qui ne seront plus remises en cause, avec
une langue ayant gagné un rayonnement international.
Commencent dès lors au XVIIIe siècle, encore sous le règne
de Louis XIV, l’évolution naturelle des sens et la nécessaire
création de néologismes en fonction des incessantes
réalités nouvelles. Le Grand Siècle était frappé au sceau
d’un outil linguistique, notre langue, merveilleusement
forgé. Il ne cesserait ensuite de s’aiguiser, de se
perfectionner et çà et là de s’altérer… Un réflexe essentiel
à ne jamais négliger était par ailleurs né : celui de veiller
avec circonspection à sa langue, tout en comprenant
qu’elle ne pouvait qu’évoluer. Harmonieusement, en
demandant donc des efforts.
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De l’emprunt naturel à la vigilance


vis-à-vis des nouveaux ridicules

Avec le règne de Louis XV, arrière-petit-fils de Louis XIV


et lui succédant immédiatement lors de sa disparition en
1715, commence ce qu’il sera convenu d’appeler le siècle
des Lumières ou encore le siècle des philosophes.
Volontiers anglophiles.

LA LANGUE ANGLAISE : UNE SÉDUCTION


DE BON ALOI AU SIÈCLE DES PHILOSOPHES

En cultivant la raison et en développant l’esprit critique,


les tenants du siècle des philosophes, principalement
Montesquieu, Voltaire, Diderot et Rousseau, vont
activement diffuser les Lumières en France et hors des
frontières, avec la volonté, selon une image revendiquée,
de libérer leurs contemporains de l’obscurité. Les
philosophes souhaitaient sincèrement améliorer la société
dans laquelle ils vivaient et, de fait, les salons, les cafés et
les clubs à la mode anglaise, mais aussi l’Encyclopédie, un
concept né en Angleterre, vont représenter à leurs yeux
des lieux d’échanges propices à la construction et à la
diffusion de nouveaux élans. Même si Paris devient, grâce à
leur prestige, une capitale intellectuelle de l’Europe, par
conviction, les philosophes chercheront aussi leur
inspiration progressiste au-delà des frontières, et la plupart
d’entre eux séjourneront un temps en Angleterre ou en
seront d’une manière ou d’une autre imprégnés. Usant
cependant d’une langue classique, ils confirmeront dans
l’Europe entière le primat de la langue française.

Les philosophes anglophiles


Montesquieu restera ainsi plus d’un an à Londres, entre
1729 et 1731, où il sera d’une part initié à la franc-
maçonnerie au sein d’une loge londonienne et d’autre part
observateur attentif de la monarchie constitutionnelle et
parlementaire britannique, ce qui ne manquera pas de
l’inspirer au moment de rédiger De l’esprit des lois
commencé en 1739 et publié en 1748.
Un autre philosophe d’immense envergure, Voltaire,
séjournera plus d’un an en Angleterre. Embastillé en avril
1726, il n’en sort en effet qu’à la condition de s’exiler : il
choisit l’Angleterre, en acquérant rapidement une belle
maîtrise de la langue anglaise et en y rencontrant de
nombreux philosophes et savants, dont Newton. Cette
expérience le poussera à publier en 1733 Letters
concerning the English Nation, autrement dit dans la
version française Lettres écrites de Londres sur les Anglois
et autres sujets, publication retenue ensuite sous le titre de
Lettres philosophiques. Il ne rentre en France qu’en 1728
pour connaître cinquante ans durant un succès littéraire et
philosophique sans précédent, faisant rayonner ses idées et
la langue française dans un style très classique sur toute
l’Europe.
Denis Diderot, de son côté, apprendra seul l’anglais –
dans un dictionnaire latin-anglais ! – et à la fin des années
1730 il devient un traducteur recherché, traduisant par
exemple The Grecian History de Temple Stanyan en 1743,
mais aussi en 1745 An Inquiry concerning virtue or merit
de Shaftesbury, avant de publier ses Pensées
philosophiques en 1746. Repéré pour sa traduction du
Medicinal Dictionary de Robert James, commencée en
1746, il est contacté en 1747 par l’éditeur Le Breton, dans
l’intention initiale de simplement offrir une version
française de la Cyclopaedia d’Ephraïm Chambers publiée
en 1728 en Angleterre, forte d’un franc succès. On sait la
suite : loin d’une traduction des deux volumes anglais, il en
naîtrait la monumentale Encyclopédie avec ses dix-sept
volumes de textes riches de plus de 70 000 articles !
Quant à Jean-Jacques Rousseau, déjà célèbre par sa foi
en la bonté naturelle de l’homme que les sociétés auraient
dépravée, il est invité par David Hume en Angleterre où il
séjournera six mois à partir de janvier 1766. Et même s’il
rompra avec celui-ci, c’est ensuite lors de sa résidence
dans le Staffordshire qu’il écrira les premiers chapitres des
Confessions.
On le constate aisément, l’Angleterre exerce une
attirance certaine sur les philosophes des Lumières. Ils en
tirent en fait trois orientations essentielles : la première
consiste en la prise en compte plus active des sciences et
de la méthode expérimentale s’assimilant pour les
philosophes à une démarche de pensée exacte ; la
deuxième et la troisième sont d’ordre politique et religieux.
Le régime anglais les séduisait en effet par son caractère
libéral et parlementaire, et dans le domaine religieux,
l’Angleterre représentait un foyer de libre-pensée auquel
ils étaient très sensibles.

Les salons, cafés et clubs


En vérité, la cour cessa au XVIIIe siècle d’être la source
de l’opinion, ce sont les salons, les cafés et les clubs qui
devinrent en effet de véritables foyers intellectuels où
s’échangeaient les idées, se discutaient les questions qui
préoccupaient les philosophes et leurs contemporains.
Ainsi le salon de la duchesse du Maine au château de
Sceaux ouvre-t-il le siècle, avec par exemple le jeune
Voltaire y fourbissant ses premières armes. Celui de
Madame de Lambert sera fréquenté entre autres par
Fénelon, Marivaux, Montesquieu et Fontenelle. Enfin, le
salon de Madame de Tencin régnera jusqu’au milieu du
siècle, en s’assimilant à un véritable « bureau d’esprit ». Il
se révèle cosmopolite, réunissant par exemple des
philosophes et écrivains comme Marmontel, Helvétius,
l’abbé Prévost ou Marivaux, mais aussi d’éminents
intellectuels anglais comme Lord Bolingbroke, ex-
secrétaire d’État réfugié en France à la mort de la reine
Anne et ayant épousé la nièce de Madame de Maintenon.
Ou encore Lord Chesterfield, très lié à Voltaire et
Montesquieu, également homme d’État anglais, ayant au
demeurant un fils naturel d’une Française.
Dans la seconde moitié du siècle, c’est dans le salon de
Madame du Deffand que se rencontrent des hommes
d’État, mais aussi dans le salon de Madame Geoffrin, le
salon philosophique et encyclopédique par excellence,
connu de l’Europe entière et comptant d’Alembert parmi
les fidèles. Enfin, à côté d’autres salons comme celui de
Madame d’Épinay, de Madame de Necker, de Madame
d’Helvétius et de Madame d’Holbach, lieux privilégiés de
rencontres intellectuelles, il faut signaler celui de la
charmante Madame de Lespinasse, salon parfois surnommé
le « laboratoire de l’esprit » que fréquentaient le même
d’Alembert, son fervent admirateur, mais aussi Marmontel
et Condorcet. Julie de Lespinasse participa à faire passer
dans la vie mondaine la nouvelle sensibilité dont le
préromantique Rousseau devenait le grand maître. Ne
jamais oublier le rôle essentiel des dames dans l’évolution
de la langue et des idées : elles en sont souvent les
premiers fers de lance.
Enfin, lieux apparus à la fin du XVIIe siècle, les cafés sont
déjà au nombre de trois cents à Paris en 1715. Ils
constituent un lieu d’échanges privilégié pour les hommes
de lettres et certains deviennent célèbres. Au café Procope
se réunissent ainsi Fontenelle, Voltaire, Diderot, Marmontel
et Piron. Témoignant de l’attrait des cafés, Houdar de La
Motte, poète et dramaturge infirme et aveugle, se faisait
par exemple transporter au café Gradot. C’est au café
Laurent que prit par ailleurs naissance la campagne
injurieuse qui aboutit à l’exil volontaire de Rousseau. De
son côté, Diderot était un assidu du Café de la Régence,
place du Palais-Royal, qu’il immortalisa en en rappelant
l’atmosphère dans Le Neveu de Rameau, œuvre posthume
publiée en 1891 mais sans doute achevée dans sa rédaction
en 1773.
Doivent y être ajoutés les clubs, d’inspiration anglaise,
qui auront un rôle prépondérant sous la Révolution. De
1720 à 1731, le club de l’Entresol, place Vendôme,
réunissait diverses personnalités, dont Montesquieu, qui
débattaient de problèmes politiques. La hardiesse des
pensées qui y étaient échangées entraîna sa dissolution en
1731. Se distinguèrent également en fin de siècle des clubs
perçus comme des laboratoires de la Révolution française.
Ainsi en est-il du Club breton fondé à Versailles en avril
1789, qui devint en octobre le club des Jacobins, tenant son
nom du couvent des Jacobins de la rue Saint-Honoré et
rassemblant les révolutionnaires les plus radicaux. En avril
1790 se créait aussi le club des Cordeliers ou Société des
amis des droits de l’homme et du citoyen, réunis dans un
autre couvent, celui des Cordeliers de Paris. Associé à la «
vigilance révolutionnaire », l’art oratoire s’y développait à
loisir et préparait efficacement les joutes propres aux
assemblées politiques, donnant à la langue française un
prestige certain.
On le constate, les liens entre les deux peuples se
resserrent par le fait que l’Angleterre se présente en
particulier comme un pays aux conceptions politiques plus
avancées. Prenant la place qu’avait gagnée l’Italie au XVIe
siècle, elle devient indéniablement un modèle de référence
en Europe. Les liens qu’établissent philosophes et
personnalités politiques, liens renforcés par les longs
séjours effectués dans le pays même, concourent
fermement à attirer l’attention sur la langue d’un peuple en
position de séduction.

UN NATUREL ENRICHISSEMENT LEXICAL


De la séduction exercée par l’Angleterre auprès des
Français s’ensuivit nécessairement une première vague
d’emprunts, encore très mesurée, mais significative d’un
mouvement qui irait s’amplifiant au cours des deux siècles
suivants.
Aussi est-ce sans surprise que l’on trouvera, intégrés à
la nomenclature de la cinquième édition du Dictionnaire de
l’Académie française publiée en 1798, une soixantaine de
mots anglais. On y dénichera par exemple dans le domaine
politique ou institutionnel des mots tels que « juri » ou «
jury », « vote », « club », ce dernier étant clairement
présenté comme un terme politique « emprunté de
l’Anglois, pour signifier la réunion, les assemblées de
plusieurs personnes, à certains jours fixes pour s’entretenir
des affaires publiques ». En vérité, cet afflux de mots
anglais lié à la politique et aux lieux de discussion intégrés
dans l’exigeante nomenclature du Dictionnaire de
l’Académie commence avec la troisième édition, celle de
1740.
Ainsi, l’article « Café », certes déjà relevé dès 1694 dans
la première édition en tant que boisson, s’enrichit alors
d’une nouvelle mention : « On appelle aussi Café, le lieu où
on va prendre le Café. Il y a beaucoup de cafez à Londres. »
Avec un dernier exemple explicite : « Cela s’est dit au Café
», traduisant combien il s’agit d’un nouveau lieu
d’échanges d’idées. Le comité y fait aussi souche : « Terme
pris des Anglois : il signifie chez eux, un Bureau composé
de plusieurs Membres du Parlement, commis pour
examiner une affaire. Travailler en comité. » Inversement,
s’ils sont bien attestés dans notre langue au XVIIIe siècle, le
mot « franc-maçon », issu par calque de l’anglais
freemason – libre maçon –, et le mot « meeting » – mitine
en 1733, puis meeting avec Voltaire en 1764 – feront leur
entrée au XIXe siècle respectivement dans la sixième et
septième édition. Enfin, le budget, déjà signalé pour son
origine gauloise et valorisé pendant la Révolution, est
intégré en 1835 dans la sixième édition.
On ne saurait par ailleurs oublier le mécanisme de
l’emprunt sémantique, entendons l’ajout d’un sens à un
mot français déjà existant, en l’occurrence le mot «
opposition ». Évoquée en termes politiques par l’abbé Le
Blanc dans ses Lettres d’un François en 1745, elle
représente dès lors aussi le parti politique de Grande-
Bretagne qui s’oppose au pouvoir. Le mot prendra encore
avant la fin du XVIIIe siècle, au moment de la Révolution, un
nouveau sens : ce sera l’opposition à la partie dominante
d’une assemblée, un sens toujours actif au XXIe siècle.
Dans un autre domaine, celui de la marine où
l’Angleterre s’impose de plus en plus, le paquebot et le
iacht font leur entrée dans l’édition de 1740, le iacht, yacht
en 1762, y étant défini comme « une sorte de bâtiment de
construction angloise & fait pour transporter
commodément des passagers ». L’anglais brick, abréviation
de l’italianisme brigantine, était attesté en français en
1781. En anticipant sur le XIXe siècle, la révolution
industrielle de la machine à vapeur aidant, l’édition de
1878 de l’Académie accueillera le steamer, « mot emprunté
de l’anglais, navire à vapeur », un anglicisme attesté dès
1829.
Enfin, il n’est pas d’échanges fructueux entre les
peuples sans quelques emprunts gastronomiques, et ce
sera le rôt-de-bif intégré dans la troisième édition,
devenant rosbif dans la cinquième en 1798, même si, à dire
vrai, on reconnaît ici l’ancien français rost et buef, passé en
anglais au XIIIe siècle. Quant au ponche, intégré au
Dictionnaire de l’Académie en 1762, venu de l’anglais
punch, il entrait en français au terme d’un long voyage,
puisqu’il était né de l’hindi, panch, « cinq », ladite boisson
étant composée à l’origine de cinq ingrédients. Relevant de
mots anglais attestés en français au XVIIIe siècle, on peut
retenir aussi le grog, le bifteck, altération du vocable
anglais beef-steak, tous intégrés dès la sixième édition du
Dictionnaire de l’Académie en 1835. Certes, dans le même
temps passaient en anglais bien des termes français de l’art
culinaire où il n’était pas question de céder la pri mauté
aux Britanniques. Et par exemple le gratin, la terrine, le
hors-d’œuvre et le menu se taillaient une place de choix
dans la langue anglaise.
Les différents emprunts contractés ici auprès de la
langue anglaise relèvent indubitablement d’un
enrichissement naturel et de bon aloi à des réalités
civilisationnelles qui colorèrent notre langue dans des
domaines où l’Angleterre avait quelque avance. Et parfois
même, signe d’une intégration parfaite, le mot anglais
transmis oralement prend une consonance parfaitement
française, et on pense à la redingote, attestée en 1762 en
français, mais en fait issue de l’anglais riding coat, le
vêtement propre à monter à cheval.

LE XIXe SIÈCLE : LE LÉGITIME


ACCROISSEMENT DES MOTS ANGLAIS

L’influence de l’anglais sur la langue française ne se


démentira pas avec les trois mouvements majeurs du XIXe
siècle, le romantisme, le réalisme et le symbolisme. Marqué
par une histoire politique mouvementée et un progrès sans
précédent des sciences et de l’industrie, ce siècle a parfois
été appelé le « siècle du mouvement ». Et dans ce
bouillonnement, la langue du XIXe siècle sera riche en
emprunts à la langue anglaise, par le fait même que
l’Angleterre bénéficiait d’une révolution industrielle
d’avance, celle du charbon et de la machine à vapeur.

La Révolution française et ses


conséquences linguistiques
Quand commence pour la France cette période
communément appelée le XIXe siècle ? Question presque
absurde en termes purement chronologiques, mais la
Révolution de 1789 étant en elle-même porteuse d’un
renouvellement du lexique, il est de bon ton, s’agissant de
la langue, de l’intégrer, d’autant plus que son prolongement
en sera le Directoire jusqu’en 1799, puis le Consulat avec
pour Premier Consul Bonaparte jusqu’en 1804, avant que
ce dernier ne soit couronné empereur par le pape le 2
décembre de cette même année, inaugurant ainsi le
Premier Empire jusqu’en 1815.
La période révolutionnaire ouvre le lexique à de
nouvelles réalités, à commencer par des mots éphémères
mais suffisamment marquants pour s’inscrire dans
l’histoire, et l’on pense ici au calendrier révolutionnaire.
Ainsi retient-on anecdotiquement davantage la date du 9
thermidor an II que celle du 27 juillet 1794 pour la chute
de Robespierre et des Montagnards et il n’est pas
d’historien ignorant le 18 brumaire de l’an VIII, entendons
le coup d’État portant Napoléon Bonaparte au pouvoir, le 9
novembre 1799. Il faut en convenir, toute la série des mois
du calendrier révolutionnaire instauré à partir du 22
septembre 1792, en vigueur jusqu’en 1806, sonne joliment.
Ainsi, on apprécie vendémiaire résonnant avec les
vendanges, brumaire, avec les brumes et les brouillards,
frimaire, avec les frimas de novembre et décembre. Tout
comme nivôse, pluviôse, ventôse, correspondant à la
supposée période de neige, de pluie et de vent de la fin
décembre jusqu’au 20 mars, suivie par germinal, floréal,
prairial, résonnant jusqu’en juin avec la germination, la
floraison et les récoltes des prairies, avant que ne
commence l’été avec messidor, thermidor et fructidor
début septembre, en harmonie avec les moissons, la
chaleur et la période des fruits. Ce sont là des noms
imaginés par le poète Fabre d’Églantine, avec l’aide du
jardinier André Thouin, responsable du Jardin des Plantes.
Le calendrier a vécu, mais ces mots qui fleurent bon la
langue française restent encore en mémoire.
Il suffit par ailleurs de consulter le Supplément
contenant les mots nouveaux en usage depuis la
Révolution, ajouté à la fin de la cinquième édition du
Dictionnaire de l’Académie française publié pendant la
Révolution en 1798, au moment où l’Académie française
avait été supprimée, pour repérer une centaine de mots ou
d’expressions s’installant alors dans l’usage et ayant
ensuite pris racine dans la langue française. Ainsi, on peut
retenir d’emblée ceux liés aux nouveaux systèmes de
mesure, centiares, ares, hectares, ou centimètres, mètres
et kilomètres ; ou encore les kilogrammes, centilitres, etc.
La gestion des citoyens laisse aussi s’instaurer de nouvelles
institutions et de nouveaux symboles, par exemple l’agent
municipal, le gendarme municipal, l’écharpe municipale, la
cocarde nationale, l’amendement, ou bien l’école primaire,
l’école normale, cette dernière n’ayant pas de succès avant
1833, les écoles centrales, l’école polytechnique, sans
oublier les départements.
On notera au cœur de ce Supplément une première
définition de l’émigré qui « se dit particulièrement des
François qui, sans y être autorisés, sont sortis de France
depuis la Révolution, et qui n’y sont pas rentrés dans le
délai accordé par la Loi », suivie d’une précision effrayante
: « La Constitution bannit à perpétuité les Émigrés, à [la]
peine de mort. » Rappelons ici que ce sont environ 140 000
personnes qui quittèrent alors le territoire français entre
1789 et 1800, dont plus de la moitié pour l’Angleterre. Il va
sans dire que les émigrés qui reviendront après deux
décennies passées en Angleterre au moment où le Premier
Empire s’effondre en avril 1814 seront en partie bilingues.
Souvenons-nous également que Louis XVIII, avant de
devenir roi de France et d’instaurer la Restauration, était
en situation d’émigré à Londres. Ce Supplément témoigne
par ailleurs de quelques progrès scientifiques et
techniques, comme en témoigne l’article consacré à
l’aéronaute, « navigateur aérien qui voyage dans un
aérostat », ou à l’aérostier, « celui qui manœuvre un
aérostat ».
Enfin, pour le moins significatif du nouvel engouement,
on y relève les mots « anglomane » et « anglomanie »,
l’anglomane étant « celui qui admire ou imite avec excès ce
qui est fait en Angleterre ». Ce qui n’empêche pas la
mention dans la nomenclature de quelques anglicismes qui
disparaîtront, comme le clubiste désignant « celui ou celle
qui est membre d’un Club ». En fait, peu de mots retenus
dans ce Supplément ont disparu corps et biens de l’usage.
Même le fait de maximer, soumettre au maximum, et de
motionner reste à vrai dire encore compréhensibles.
Hélas, si le vocabulaire de la langue française ne cessait
de s’enrichir, guerre fut faite dans le même temps aux
nombreux dialectes et patois, dans le désir étroit des
révolutionnaires d’associer une seule langue nationale, le
français, à la République dite unie et indivisible. Même si le
grammairien Jean-François Marmontel tenta de promouvoir
les langues locales, d’une part devant la multitude des
langues dans lesquelles il aurait fallu transcrire la loi
nationale, et d’autre part devant la volonté de se dissocier
de la monarchie accusée de favoriser l’impossibilité de
contrôler le pouvoir, faute de partager la même langue, la
majorité des révolutionnaires pencha pour la diffusion à
marche forcée d’une langue nationale. Tous les arguments
furent bons pour inciter à l’éradication des patois, allant
même jusqu’à rappeler que le patois avait pour origine
grotesque le verbe « patoier », dérivant du mot « patte » et
consistant à agiter les mains, en somme gesticuler pour se
faire comprendre.
Ce fut l’abbé Grégoire qui porta le coup de grâce. En
août 1790, il fut en effet à l’origine d’une grande enquête
ayant pour objet « les patois et mœurs des gens de la
campagne », aboutissant en 1794 à un document présenté
à la Convention, dont le titre était explicite et sans
concession : « Rapport sur la Nécessité et les Moyens
d’anéantir les Patois et d’universaliser l’Usage de la langue
française ».
Le 12 décembre 1792, la Convention nationale avait déjà
décrété la mise en place d’un réseau d’écoles primaires
avec, parmi ses missions, l’enseignement de la langue
française écrite et parlée, les langues régionales ne
pouvant être employées que comme mode auxiliaire. De
fait, dans son rapport envoyé à toutes les communes de la
République, l’abbé Grégoire déplorait l’existence sur le
territoire français de trente patois et le fait que selon son
enquête, six millions de Français ignoraient la langue
nationale. Aussi, sans tarder, l’instituteur, obligatoirement
de langue française, fut-il l’un des leviers de la réforme
prônée par l’abbé Grégoire. Il était ainsi fait obligation à
cet enseignant de la République de « bannir entièrement
de son école l’idiome patois comme très nuisible aux
progrès de la langue française et de n’enseigner
publiquement dans sa classe qu’à parler, lire et écrire la
seule langue française ». En somme, le patois était mis hors
la loi et tout un patrimoine linguistique était ainsi menacé
d’extinction. Heureusement, celui-ci sut résister et se
maintenir, même si à terme l’uniformisation linguistique
prenait le pas, les patois et dialectes étant çà et là
discipline enseignée pour ne pas être oubliée.

Le romantisme : la langue ouverte et


conquérante
Dans le même temps naissait un mouvement littéraire
de grande influence : le romantisme qui s’imposerait
jusqu’en 1850 environ. Sous le Premier Empire, la censure
avait contraint les écrivains à cultiver un style
néoclassique, mais les grands auteurs s’épanouirent en
opposition au régime autoritaire de Napoléon Ier, qu’il
s’agisse de Benjamin Constant, de Madame de Staël ou,
surtout, de Chateaubriand. Ils firent prévaloir en effet le
sentiment sur la raison, l’imagination sur l’analyse critique.
En développant le goût de la rêverie, l’exaltation inquiète
des sentiments personnels, Chateaubriand met ainsi à la
mode le vague des passions, engendrant le mal du siècle.
Bientôt rassemblés autour de Victor Hugo, les
Romantiques instaurèrent de nouvelles règles qui
influenceront profondément la langue française par le biais
de la littérature. Le droit à l’individualisme dans l’art, c’est-
à-dire la possibilité de ne pas imiter les anciens, le droit de
peindre ses sentiments et sa vie représentent ainsi de
nouveaux modèles, libérant le vocabulaire des sentiments
et des sensations. Par ailleurs, les Romantiques
manifestèrent nettement leur intérêt pour les littératures
étrangères, celles de l’Angleterre tout particulièrement.
Ainsi s’inspirèrent-ils d’Ossian, un supposé barde écossais
mis en valeur par James Macpherson, avec un énorme
retentissement dans l’Europe entière, ou bien de Walter
Scott, chantre des légendes écossaises et père du roman
historique – on songe à Ivanhoé en 1819 –, ou encore de
Byron, aux poèmes empreints du mal de vivre, sans oublier
Shakespeare.
Par ailleurs, si l’Italie et l’Orient fascinent les
Romantiques, lieux favorisés de quelques-uns de leurs
romans et pièces de théâtre, c’est le Moyen Âge qu’en
matière d’histoire ils privilégient et font revivre, en en
restituant une partie du vocabulaire. On doit de fait aux
Romantiques anglais puis français un regain d’intérêt pour
les monuments du Moyen Âge, entre autres les cathédrales
et les châteaux médiévaux, tombés dans un oubli méprisant
depuis le XVIe siècle. D’une manière générale, les
Romantiques sont en réalité à la recherche de tout ce qui
est pittoresque et, en s’opposant à la pureté du style
classique, ils recommandent expressément une langue
colorée dotée d’un vocabulaire riche, sans distinction entre
les termes nobles et les termes bas ou concrets. Le
vocabulaire à l’honneur dans toutes ses richesses reprenait
ainsi force. Ce sera, dans le sillage de la Révolution, le
grand moment des dictionnaires à la nomenclature
pléthorique, véritables trésors de mots : les portes du
lexique étaient grandes ouvertes !

UN MONDE MODERNE PROPICE AUX


EMPRUNTS À L’ANGLAIS

« Mais steamer, sleeping, spleen, waterproof,


groom, speech et tant d’autres assemblages de
syllabes, sont de véritables îlots anglais de la
langue française. »
Rémi de Gourmont,
Esthétique de la langue française, 1899.

Les révolutions industrielles


Un autre type de révolutions allait suivre la révolution
politique, qui se répéterait en 1830 et en 1848 avant
d’aboutir aux lois constitutionnelles de la Troisième
République en 1875, les révolutions industrielles, avec
successivement la révolution propre à la machine à vapeur,
liée au chemin de fer, celle correspondant à la découverte
du moteur à explosion en 1860, puis de l’électricité avec
l’apparition de la dynamo en 1870, bientôt suivie par
l’usage de la lampe électrique en 1879. Indéniablement, les
grandes découvertes et ces différentes révolutions
transformèrent considérablement la vie des Français, mais
aussi leur vocabulaire.
Pour ne retenir que le vocabulaire se référant au
développement ferroviaire, signalons que le terme «
chemin de fer » naissait officiellement dans l’ordonnance
royale du 26 février 1823. Un nouveau domaine prenait
force dans notre univers, rapidement accompagné dans
l’usage par de nombreux mots « français » d’origine
anglaise. Ainsi en est-il, parmi des dizaines de termes, du
tunnel, emprunté en 1825 à l’anglais, même si l’origine en
est la tonnelle française. Il en va de même, attesté en 1837,
du tender, le wagon auxiliaire contenant notamment le
combustible, issu de l’anglais to tend, servir. Et bien sûr s’y
ajoute le wagon, d’abord vagon en 1826, également
d’origine britannique. Rappelons aussi l’entrée du mot
ballast, certes d’origine scandinave mais passé par la
langue de Shakespeare avant d’être attesté en français dès
1840. L’anglais rail, apparu en français en 1825, s’imposa à
la place de guide, bande ou ornière, tout comme en 1835 le
ticket qui s’intégra rapidement à la langue française. On en
oublierait d’ailleurs l’origine première du ticket, l’ancien
français estiquet.
Dépassant le seul domaine du chemin de fer, ils seraient
ainsi foisonnants, les mots propres à la civilisation de la
machine à vapeur, issus de l’Angleterre. Cependant, ils ne
toucheraient que des réalités concrètes et s’intégreraient
sans difficulté dans la langue française, dans le droit fil de
l’enrichissement possible d’une langue par des emprunts
acceptés.
À partir de 1850, l’abus des effusions romantiques
engendre une réaction et un nouveau courant littéraire
prend force, le réalisme, marqué par le progrès des
sciences et la volonté de peindre la réalité sans l’embellir.
De fait, en disciplinant leur art pour le mettre au service de
la vérité « positive », les écrivains pratiquèrent alors
l’observation précise de la nature, l’observation exacte des
faits et des hommes, dans leur milieu et dans leur
comportement. Dans sa dimension extrême et dans le
sillage de Flaubert, on pense forcément à Émile Zola
décrivant les réalités de son temps à travers par exemple,
d’un côté, La Bête humaine, roman publié en 1890 et se
déroulant dans le monde ferroviaire, avec deux héros,
Jacques Lantier et sa locomotive, la Lison, et de l’autre
côté, Germinal, publié en 1885, reflétant une grande grève
dans le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais. L’auteur, selon
son habitude, enquêtait au reste sur les lieux mêmes,
parcourant à la fin février 1884 les corons d’Anzin et de
Bruay, et descendant même dans la fosse Renard des mines
d’Anzin.
Présents dans la littérature réaliste et dans la presse,
quelques mots du monde des mines s’installent. Ainsi,
l’anglais déformé coucke, qui avait fait son apparition en
1758, devient le coke dès 1816, désignant ce résidu de la
distillation de certaines houilles grasses. Des termes précis
comme puddler, attesté en 1827 et issu du verbe anglais
signifiant « brasser », et son substantif le puddlage, n’ont
pas d’équivalents français, et les voilà utilisés pour
l’affinage de la fonte à partir d’un four à haute
température, le haut-fourneau à coke mis au point par
l’Anglais Abraham Darby.
Avec la révolution industrielle engendrée par la
découverte du moteur à explosion, d’autres vocables
prennent souche dans le cadre des nouveaux besoins,
rapidement croissants, des automobilistes. Tiré de l’anglais
pipe-line, littéralement « ligne de tuyau », le pipeline
naquit en 1885, son équivalent français l’oléoduc n’étant
imaginé qu’en 1894. Le derrick avait déjà fait son entrée en
1861, mot d’autant plus anglais qu’il était issu du nom d’un
célèbre bourreau de la Tyburn, prison de Londres qui, vers
1600, avait d’abord donné son nom au gibet anglais. Le
terme fut repris pour cette sorte de charpente érigée pour
le forage des puits de pétrole : plus question d’y pendre
quelqu’un !

Les sports
Un autre domaine se révèle riche en anglicismes, celui
des sports, le mot « sport » faisant d’ailleurs sa première
entrée dans la presse à travers le Journal des haras du 1er
mai 1828. D’emblée, il correspond bien à des activités
physiques sans but utilitaire mais avec quelques règles,
l’activité en question se prêtant à compétitions. En réalité,
le vocable ne fut vraiment popularisé que lorsque fut fondé
en 1853 le journal intitulé Le Sport au succès certain. Tout
le monde avait au demeurant oublié l’ancien français
desport, désignant l’amusement, en vérité le fait de se «
déporter » ailleurs, de se divertir, mot qui avait fait florès
en Angleterre, notamment pour le loisir de la chasse, avant
de couvrir les sports hippiques plus particulièrement. La
boxe, de l’anglais box, désignant un coup, entrait au tout
début du siècle, en 1804, à travers un ouvrage consacré à
Londres et les Anglais. De même entrée progressive est le
golf, au tout départ du néerlandais kolf, désignant un
gourdin, puis devenu un sport écossais, apparu sous la
forme de goff en français puis définitivement golf en 1889
dans un ouvrage consacré aux Exercices en plein air. Lié
aussi au golf, en 1896 entrait le mot putting green, abrégé
en green dès 1904, pour évoquer l’espace gazonné
entourant chaque trou d’un terrain de golf.
Les sports hippiques anglais furent aussi conquérants
avec par exemple le jockey, le turf, et des épreuves comme
le steeple-chase. Si le jockey, apparu en 1776 dans La
Quinzaine anglaise à Paris, définit d’abord les jeunes
palefreniers de petite taille conduisant une voiture en
postillon, suivant son maître à cheval, ce fut ensuite celui
qui put monter les chevaux de course. Au départ, Jock était
une déformation de Jack, désignant un valet s’occupant
notamment des chevaux. Quant au turf, en anglais la piste
gazonnée, il fut synonyme de champ de courses et
s’implanta en français en 1828 dans le vocabulaire des
sports d’équipe. Hélas au sens figuré, il s’assimila aussi aux
lieux de prostitution, en partant d’une métaphore, le turf de
la galanterie, déjà repérée dans les Scènes de la vie de
bohème d’Henry Murger, ouvrage publié en 1851. Le
steeple-chase ne peut masquer son origine anglaise…
Entrée dans l’usage à la fin des années 1820, cette course
hippique mêlant obstacles naturels et artificiels s’étendit
aussi à la course à pied. A-t-on encore à l’esprit que le mot
steeple désignant un clocher, cette course trouvait son
origine dans un jeu consistant à rejoindre à cheval le plus
rapidement possible le premier clocher rencontré à
l’horizon ?
Également issu des courses hippiques vient le starter,
terme anglais attesté en français en 1862, qui représente,
d’abord au turf, la personne chargée de donner le départ
d’une course de chevaux, en abaissant un drapeau, avant le
fameux coup de pistolet. Cet emprunt eut du succès ; issu
en effet de l’anglais to start, démarrer, il sera repris en
1931 pour le dispositif associé au carburateur d’un moteur
à explosion, dont on souhaite faciliter le démarrage. Il
désignera aussi au XXe siècle le mélange d’aliments
toniques pour les jeunes animaux. Ainsi un mot anglais
peut-il se retrouver avec des homonymes en langue
française.
Soulignons aussi qu’un nom propre anglais, celui de lord
Derby qui organisa un type de grande course de chevaux
en 1780, finit par devenir synonyme de ce type de course.
Le mot franchit la Manche en 1829 et prit vigueur en 1836
avec le Derby français couru sur l’hippodrome de Chantilly.
Par analogie, à la fin du XIXe siècle, on évoqua aussi un
derby pour la course cycliste Bordeaux-Paris. Quant au
hobby, d’abord apparu en français en 1815 sous sa forme
anglaise complète hobby-horse, désignant initialement en
anglais un petit cheval, puis devenu synonyme de jouet
d’enfant à la manière des chevaux d’un manège, il n’y avait
qu’un pas à franchir pour passer du jouet au délassement
privilégié.
Parmi les sports d’équipe, c’est tardivement que vint
d’Angleterre, en 1889, le hockey, alors que le football était
déjà repéré en 1698. Cela étant, ce n’est qu’en 1872 que le
football s’installa définitivement pour devenir non
seulement français mais très vite international. Un cortège
de mots s’attacha rapidement à ce sport très populaire : le
goal, d’abord un but en 1882, puis en 1924 le joueur
chargé de garder le but, aujourd’hui battu en brèche par le
gardien de but. Le penalty, attesté en 1898, de même
famille que la pénalité, reste bien en usage malgré son
substitut recommandé, le tir de réparation. Même aventure
pour le rugby déjà évoqué, inventé en 1823, dans l’école de
cette ville du comté de Warwick. Un an plus tard le tennis –
rappelez-vous, le « tenez » du jeu de paume déjà signalé –
faisait son entrée. Enfin, mot commun à bien des
compétitions, le match fit son apparition dans la décennie
1850-1860 en tant que compétition générale, même s’il
était déjà attesté en 1819 dans le domaine des courses
hippiques. À la course cycliste, on doit l’entrée du mot «
record », attesté en 1882 dans la revue Le Sport
vélocipédique du 4 mai. Et le parta geant avec la course à
pied, surgissait le mot sprint, attesté en 1895, issu de
l’anglais to sprint, s’élancer. Au terme d’un sprint toujours
plus rapide vient le record, un mot appelé à un avenir sans
fin, puisque le record est fait pour être battu ! Tout doit
cependant se finir bien, même pour les perdants, puisque
du monde du sport est né l’emprunt fair-play, équivalent de
jeu loyal ou de franc-jeu.

Non sans un certain snobisme…


« Il te sied bien de faire le fashionable (que le
diable soit des mots anglais !) quand tu ne peux
pas payer ton tailleur ! »
Alfred de Musset,
Il ne faut jurer de rien, 1840.

Le XIXe siècle fut aussi celui de l’avènement de la presse,


aussi active en Angleterre qu’en France, et quelques mots
en naissaient, tout d’abord en lien avec la politique et le
sport. Le supporter, la personne donnant son appui à un
parti politique, entre ainsi en français à travers les
journaux au milieu du XIXe siècle, puis au début du XXe, en
tant qu’amateur de sport offrant son soutien à une équipe.
Quelques termes font même un grand écart de quelques
siècles ; par exemple, dès 1649, le speaker représente en
français le président anglais de la Chambre des communes,
puis en 1904, il est incarné par un présentateur
radiophonique, dans le domaine du sport dans un premier
temps. Ce dernier anglicisme est en réalité aujourd’hui
sorti de l’usage. Enfin, c’est d’abord Stendhal qui, en 1829,
au cœur de Promenades dans Rome, fait état des «
reporters de journaux anglais ». Dès l’année suivante, on
assistait à la francisation du terme : reporteur. À dire vrai,
celui-ci n’est pas encore totalement implanté, malgré
l’arrêté du 2 janvier 1973 le recommandant. En
extrapolant, on pourrait avancer que le reporteur se
rapproche du touriste, voyageant beaucoup. Ce dernier est
de fait un mot entré en langue française dès 1803 pour
désigner d’abord les voyageurs anglais effectuant un « tour
» – mot initialement français –, comprenons un voyage
d’agrément, circulaire, notamment en Europe.
À la fin du XIXe siècle, étaient disponibles avec son
dernier Supplément publié en 1890 les dix-sept volumes du
bien nommé Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle de
Pierre Larousse. On peut a posteriori être étonné d’y
retrouver quelques mots explicitement anglais, témoignant
de leur entrée en langue française suffisamment récurrente
pour figurer dans son dictionnaire. Ainsi, retenons parmi
d’autres fashion, fashionable, high life et keepsake. À la
suite de l’article fashion, présenté comme un néologisme
désignant la mode, avec un exemple explicite, la fashion
anglaise – commentée comme étant proche du dandysme et
« que l’on prononce fachion », précise Larousse –, vient
l’adjectif fashionable, « qui a rapport, qui appartient à la
fashion, au monde élégant », exemplifié par le biais de
Balzac : « Pour être fashionable, il faut jouir du repos sans
avoir passé par le travail. » Nous sommes dans ces
conditions nombreux à aspirer au fashionable ! À Barbey
d’Aurevilly, en 1851 dans Une vieille maîtresse, d’illustrer
le mot high life dans l’un de ses premiers contextes de
naissance, celui de l’émigration, en évoquant « ce fameux
abbé de Percy, […] dont la laideur et l’esprit furent si
célèbres à Londres dans la high life pendant l’émigration »,
l’emprunt étant attesté en français en 1823.
Enfin, issu d’un mot anglais daté de 1790, constitué du
verbe to keep, garder, et de l’expression réduite for my
sake, pour l’amour de moi, le keepsake était très à la mode
à l’époque romantique. Il s’agissait d’un livre-album
constitué de poèmes et de textes en prose généralement
illustrés qu’il était bienvenu d’offrir. Flaubert le signale
encore en 1857 dans Madame Bovary, à propos des jeunes
filles apportant « au couvent les keepsakes qu’elles avaient
reçus en étrennes ». La mode s’en est perdue de même que
le mot, tout comme la high life ou le fashionable. Reste
néanmoins parfaitement intégré et toujours conforme à nos
souhaits le mot confortable, apparu en 1786. Il est d’usage
rare avant le XIXe siècle, au cours duquel fut substitué à la
lettre m du mot anglais le n se rapprochant du confort. Non
pas du confort médiéval synonyme de réconfort, encore
perceptible dans les médicaments de confort, mais le
comfort bel et bien anglais entré en 1815, attesté dans la
correspondance de Chateaubriand, en en faisant, parmi les
premiers, le synonyme d’un certain bien-être matériel.
Certes, tout au long du XIXe siècle les emprunts à la
langue anglaise sont parfaitement repérables et pour la
plupart intégrés sans nuire à la langue française. Qu’on ne
s’y trompe pas néanmoins, déjà s’élevaient des remarques
acerbes sur ces anglicismes. Ainsi, M. de La Ville de
Mirmont dans une pièce parue en 1846 et intitulée Le
Moyen de parvenir, fait-il tenir à l’un de ses personnages
âgés ces propos éloquents quant à l’agacement ressenti : «
Il faut que ma bile s’épanche, je ne saurais me faire aux
façons d’outre-Manche. Chez nous, depuis un temps, elles
ont tout crédit. […] Je ne comprends plus rien aux choses
que l’on dit. […] En tout on singe l’Angleterre : Un bal est
un raout, une place est un square, Un Ministre demande un
bill d’indemnité, Et nous portons un toast au lieu d’une
santé. »
Il n’est pas seul à ainsi fulminer, on pourrait citer
également Jean-Pons-Guillaume Viennet, se livrant à une
violente diatribe contre les mots nouveaux issus de la
Grande-Bretagne dans son Épître à Boileau publiée en
1855 : « On n’entend que des mots à déchirer le fer, Le
railway, le tunnel, le ballast, le tender Express, trucks et
wagons ; une bouche française semble broyer du verre ou
mâcher de la braise »… Aucun doute, l’anglomanie n’avait
pas que des partisans. Convenons cependant qu’il n’y avait
pas encore de quoi crier au ridicule. On se trouvait de fait
dans le flux normal des emprunts aux langues étrangères,
sans sombrer dans la sottise.

DEUX GUERRES MONDIALES ET LE


TRIOMPHE DE LA LANGUE DE
WASHINGTON
Choisir une date précise pour évoquer le XXe siècle a
quelque chose de factice, tant le début du siècle s’installe
dans la continuité du précédent. C’est en réalité la
Première Guerre mondiale qui a sensiblement démarqué
une nouvelle période fondée sur la perception désormais
irréversiblement internationale des difficultés rencontrées
par les peuples. Cette conflagration qui aboutissait à
environ dix millions de morts pour les militaires et neuf
millions pour les civils obligea de fait à percevoir tous les
grands débats politiques à l’échelle de la planète, en
prenant notamment en compte la nouvelle entité
anglophone constituée par les États-Unis. Ce sont là sans
aucun doute les premiers germes de la mondialisation qui
seront réactivés par la Seconde Guerre mondiale, et
développés cette fois à l’échelle planétaire. La fin de ce
second conflit donnera dès lors aux anglophones une place
constante et prioritaire dans la communication
internationale.

Le Traité versaillais des anglophones


En 1919, il ne faisait déjà pas de doute que cette
Première Guerre, dont on n’imaginait pas qu’elle serait
suivie par un autre conflit international, avait été gagnée
grâce à la puissance américaine. Cette victoire donnait de
facto un premier surcroît d’influence à ce pays perçu avec
sympathie comme un pays neuf, son envol correspondant à
sa récente indépendance, en 1776, et à l’élection de son
premier président, George Washington, en 1789. La langue
anglaise y gagnait indéniablement une impressionnante
résonance et, en vérité, on peut presque considérer que le
point de départ chronologique de cette nouvelle dimension
se confond symboliquement avec le traité de Versailles.
Celui-ci, signé le 28 juin 1919 entre l’Allemagne et les
Alliés et mettant donc fin au conflit, marquait en effet aussi
indirectement la fin du privilège du français en tant que
langue diplomatique. Contre toute tradition, le traité
militaire y était effectivement rédigé non plus seulement en
français mais aussi en anglais.
À mieux y regarder, au-delà de la victoire des Alliés,
illustrée par la puissance émergeante des Américains, le
contexte de la négociation s’y prêtait hélas tout
particulièrement compte tenu de la composition
linguistique du petit groupe des personnalités politiques
dominant les travaux du traité de Versailles. Qu’on en juge
sur portraits : d’abord deux anglophones, le Premier
ministre du Royaume-Uni, David Lloyd George, et le
président des États-Unis, Thomas Woodrow Wilson ;
ensuite, un Italien, l’homme d’État Vittorio Emanuele
Orlando accompagné – c’est ce qui est à ne pas oublier – de
son précieux ministre des Affaires étrangères, Sidney
Sonnino, fils d’une Galloise de confession anglicane ; enfin
un excellent angliciste, Georges Clemenceau. Faut-il
regretter que Clemenceau, ayant enseigné aux États-Unis,
traducteur apprécié de divers ouvrages anglais tout en
ayant pour épouse une Américaine, ait su parfaitement
parler l’anglais ? Quoi qu’il en soit, l’anglais devint la
langue de travail du Traité et Clemenceau accéda au
souhait de David Lloyd George, le texte faisant foi serait
rédigé dans les deux langues : française et anglaise. Ainsi
adoubé à la faveur de cette brèche, l’anglais s’imposerait
désormais progressivement et rapidement dans les
différents documents juridiques à venir tout au long du XXe
siècle. Le grand homme Clemenceau, surnommé « Le Tigre
» pour sa pugnacité, avait ainsi accepté à Versailles de
devenir The Tiger !

De quelques véhicules et du D-Day


La nouvelle percée de l’anglais se percevait à travers
des mots liés aux progrès techniques mais aussi aux loisirs
pour lesquels les Français éprouvaient une soif légitime au
lendemain de chacun de ces conflits si meurtriers.
S’agissant des engins motorisés qui s’illustraient pendant
les conflits armés, on repère en tout premier le tank, un
mot synonyme de « réservoir ». C’est dès 1915 qu’on usa
de ce subterfuge lexical pour évoquer ce nouveau char
d’assaut motorisé, il fallait en effet garder le secret quant à
sa construction. De fait, la coque dudit char était
faussement mais facilement assimilée à une citerne. En
1933, sur la même racine seraient attestés en français les
tankers, navires-citernes destinés au transport de produits
pétroliers. On recommanderait en 1973 l’usage de deux
équivalents français, le navire-citerne ou le pétrolier. Avec
une capacité de plus de cent mille tonnes viendraient
ensuite en 1964 les supertankers. Les réservoirs anglais
ont la vie dure !
Issue directement de la Seconde Guerre mondiale, en
1944, et de grand succès en tant que véhicule tout-terrain,
s’illustre également la Jeep dont le nom était une reprise
lexicalisée des initiales GP, prononcées djipi à l’anglaise, et
signifiant general purpose, véhicule « tous usages ». C’est
aussi lié à la Seconde Guerre mondiale que se répandit,
apparu en 1939, le terme « cockpit », l’habitacle du pilote
d’avion. Il définissait initialement une fosse, a pit, pour le
combat des coqs, attesté également depuis 1889, en tant
que partie creuse aménagée à ciel ouvert sur le pont d’un
yacht. Plus tard, en restant dans le domaine de l’aviation, il
faudra attendre 1957 pour que s’installe le jet, abréviation
du jet plane, caractérisant l’avion propulsé par le
jaillissement, d’un « jet » de gaz. Quant à la jet-set, elle est
attestée en tant que mot dès 1949 ; en 1967 son synonyme,
la jet-society, prendrait le relais avant que nous
découvrions en 1982 un mot pour signaler les troubles
ressentis à la suite d’un voyage obligeant à traverser
plusieurs fuseaux horaires, le jet-lag, de l’anglais lag,
décalage.
Si le truck s’était déjà installé dans le vocabulaire du
chemin de fer dès 1862, il revenait en force dans les
années 1970 comme anglicisme en tant que camion. De son
côté, le mot scooter, ayant fait son apparition en 1919, se
diffusait largement à partir de 1945, en tant qu’abréviation
de l’anglais motor scooter. Les Anglais repéraient
facilement l’analogie entre le verbe to scoot, démarrer à
grande allure, et ce deux-roues très nerveux.
Certaines formules sont devenues des références
historiques comme le D-Day, notre Jour J, celui du
débarquement le 6 juin 1944 sur les côtes normandes
annonçant la prochaine victoire contre les forces nazies. En
fait, le D-Day avait déjà été utilisé par les militaires lors de
la préparation des offensives finales de la Première Guerre
mondiale. Conséquence indirecte de la guerre, il en va de
même du New Deal, la « nouvelle donne », nom donné par
le président Roosevelt à la lutte contre la Grande
Dépression consécutive à la crise de 1929.

L’American way of life, musique en tête…


En fait, les trois premières décennies qui ont suivi la
Seconde Guerre mondiale sont marquées par le nouvel
attrait occidental, symbolisé par une formule prégnante :
l’American way of life. Celle-ci, correspondant au style de
vie des habitants des États-Unis, a en vérité ses sources
dans la Déclaration d’indépendance des États-Unis signée
en 1776, certes influencée par la philosophie des Lumières
mais aussi centrée sur le bien-être des individus. Cette
sorte de philosophie évolua et reprit force dans les années
1950, au moment de la guerre froide, en symbole d’un
confort accessible à tous faisant ostensiblement
contrepoint à l’URSS. L’American way of life, parfaitement
sensible dans les peintures de Norman Rockwell, séduisit
alors manifestement l’Europe, avec l’idée d’une prospérité
associée à une consommation de masse au nom du confort
pour tous.
Le cinéma américain ainsi que la chanson en furent de
solides vecteurs. Le jazz, le blues, le rock’n’roll entrèrent
par exemple de plain-pied dans l’univers musical,
l’industrie du disque aidant. Ainsi, le jazz attesté en 1918
pénétrait-il dans les dancings, une abréviation du dancing
house, repérée dès 1919. Le jazz prenait un essor
considérable au lendemain de la Seconde Guerre mondiale,
en passant entre autres par Saint-Germain-des-Prés, où se
dansait le swing et se jouait le be-bop, un mot désignant un
type de jazz en usage dès 1945, ou des jam-sessions, ces
improvisations de jazz déjà nées en 1935. En 1955, on
découvrait le mot « rock’n’roll » et ce type de musique et
de danse allait déferler sur toute l’Europe, gardant toujours
sa vigueur en passant le cap du XXIe siècle. On aime à lire
en 1960 Pierre Daninos évoquant dans Un certain
Monsieur Blot sa fille « qui semble ne pouvoir assimiler
Tacite et Salluste qu’avec le fond sonore […] d’un
rock’n’roll de Johnny Rave ». Nous sommes des millions à
nous reconnaître dans cette image ! En 1960 venait le
temps du twist, de l’anglais to twist, se tordre, en fonction
du mouvement des genoux contrastant avec les pieds
immobiles. Quant au slow, cette danse lente et tendre
suivant souvent quelques rocks endiablés, il date de 1925,
et compte à son actif bien des déclarations enflammées,
pour un soir ou pour une vie.
Fortes de quelques émissions suivies par des centaines
de milliers de teenagers – un anglicisme surgi en 1956,
correspondant aux jeunes de treize à dix-neuf ans, de
thirteen à nineteen en anglais, d’où les teens… –, les radios
et la télévision se chargèrent de diffuser la culture
musicale américaine. Les mots du spectacle font ainsi leur
entrée dans le vocabulaire des jeunes générations, le hit-
parade, également attesté en 1956, offre le palmarès des
meilleurs succès, des crooners à la façon de Frank Sinatra
ou d’Elvis Presley. To croon, issu du vieil allemand kronen,
se lamenter, signifie de fait en anglais chanter de façon
sentimentale. Et cela va de soi, the show must go on, quoi
qu’il arrive, le mot « show » ayant fait son entrée en 1930.
Quelle vedette en prime time ? interrogera-t-on avec un
rien de snobisme en 1987 au moment où la formule est
attestée en français. Heure de grande écoute, tel est
l’équivalent français qui fut tout de suite recommandé.
Quant à ceux qui jouent de la guitare électrique, ils savent
que les meilleurs groupes pouvaient aussi se produire
unplugged, entendons guitare débranchée, à la manière de
Paul McCartney en 1991, qui prit ce mot comme titre de
son album.
Un peu plus tôt, en 1970, naissait dans le sillage du rock
le heavy metal, littéralement le métal lourd, apparenté au
hard rock, né au cours de la même période. D’autres mots
pourraient allonger la liste, comme la playlist(e), un terme
prononcé au moins une fois par heure avec autosatisfaction
sur certaines radios, pour bien marquer qu’il s’agit de leur
« sélection ». Ma grand-mère aurait compris ce tout
dernier mot. C’est vrai qu’elle écoutait la radio par plaisir
et pas encore pour le fun, nouvel anglicisme attesté en
1974. Tous ces mots sont entrés dans nos dictionnaires,
non par goût des lexicographes, mais par la loi de la
fréquence des 60 000 premiers mots.

Sur les écrans et dans les gosiers


Le cinéma américain et les séries américaines diffusées
à la télévision participèrent par ailleurs d’une sorte
d’initiation mondiale à l’histoire plus ou moins légendaire
des États-Unis. Firent ainsi rage les westerns et leurs
héros, les cow-boys et les gangsters, certes déjà attestés en
tant que mot français pour le western en 1919, pour les
cow-boys et gangsters respectivement en 1885 et en 1925,
mais entrant massivement dans les jeux de tous les enfants
reproduisant les scènes de telle ou telle série. Sans au
reste repérer que le cow-boy pouvait se traduire par le
prosaïque garçon vacher. L’humour y avait aussi sa place
avec le gag, ce mot entré en 1922 relevant du verbe to gag,
s’étouffer… de rire en l’occurrence. Des mots comme hold-
up, racket, kidnapping, plus tard dealer se diffusaient par
ailleurs au fil des séries.
Le cinéma devenant progressivement objet d’analyse, on
vit entrer des mots comme travelling, apparu en 1922, ou
script qui en 1947 commençait à faire concurrence au
scénario. Un peu plus tard, en 1983, naissait le story-board,
l’ensemble des dessins visualisant les plans d’une séquence
cinématographique. Le terme officiel, scénarimage, n’a pas
pris racine, arrivé sans doute trop tard, mais un mot n’est
jamais mort tout à fait… Enfin, même si le vocable
apparaissait en 1927, c’est surtout à la fin du XXe siècle que
l’on tremblait dans les salles avec le thriller aux sensations
fortes, où se reconnaît l’anglais to thrill, frissonner. C’est
encore pire avec le cinéma gore, le mot désignant
froidement dans la langue d’Agatha Christie le sang. Le
plus souvent moins effrayant, il reste le road movie, apparu
en 1984, consacré à la traversée des grands espaces, servis
par la route. Road sixty-six ? Il se prête plus facilement au
happy end, à l’heureuse fin.
En quittant l’écran domestique, dans la société de
consommation propre à l’après-guerre, les nouvelles
générations, les teens, avaient de fait aussi l’impression
directe de vivre le rêve américain en glissant une pièce
dans le juke-box apparu en 1954, le mot juke désignant en
américain un petit bar où on joue de la musique, ou encore
dès 1960 le scopitone, ce juke-box associant l’image au son.
Au son des succès du hit-parade, les garçons faisaient en
général une partie de baby-foot, faux anglicisme né en
1951, non loin du flipper, attesté en 1964, remplaçant le
billard électrique, en partant de l’anglais to flip, secouer,
sans faire tilt, le tout en consommant un Coca-Cola, apparu
dès 1942. Le rêve pouvait se poursuivre avec un hot-dog ou
un hamburger, tous deux déjà plus tout jeunes, attestés
respectivement dès 1929 et 1930, le hamburger
correspondant à l’abréviation anglo-américaine du
Hamburger steak, à la mode de la ville allemande de
Hambourg. L’été venu, un ice cream n’était pas de refus,
mais pour le coup, le mot datait de 1905, il n’avait pas
encore fondu. Et au fond du café où je jouais au baby-foot
trônait tout en longueur un bowling automatique. Apparu
en 1907, il ne s’était vraiment répandu que vers 1960.

De l’inévité admis à la protestation


d’Étiemble
Un constat s’impose : tous ces mots ont pris racine dans
notre langue, on ne les transformera plus. On se voit mal
prendre un chien-chaud comme nos amis Québécois, c’est
trop tard. Mais qu’attend-on en fait pour traduire le doggy
bag par un mot approprié ? Qui connaît son équivalent
possible ? Un sac pour chien fait sourire le restaurateur. Et
même le vexe ! Quant à la suggestion sac pour les restes, il
n’est pas assuré qu’elle témoigne d’une formulation
courtoise. Il paraît que les Romains ont été les premiers à
lancer cette pratique et qu’alors laisser des restes sans les
emporter constituait le signe ostensible et discourtois que
l’on n’avait guère apprécié les mets proposés. Les
emporter, c’était donc garantir le régal du lendemain ! Le «
régal du lendemain » ?
Si tous ces mots témoignent de l’emprise du mode de vie
américain, qui aurait pu bénéficier très vite d’une
traduction comme le font les Québécois, on perçoit bien
que pour la plupart, il est trop tard. Ainsi, c’est presque de
pied en cap qu’on est très habillé sur le mode anglais.
Passons sur le slip ou le string, encore que le premier
vienne du verbe to slip, glisser, faire glisser un vêtement, et
que de la combinaison de femme qu’il désignait en anglais,
il est devenu aussi d’usage masculin en s’installant dans la
langue française en 1913. Quant au string, une ficelle en
anglais, il s’anglicise doublement en étant sexy, davantage
qu’une ficelle… Repérons au passage que les désignations
anglaises sont souvent très concrètes, un peu plates même,
pour les Français friands de métaphores plus délicates.
À vocation universelle et tous sexes, le blue-jean, au
pluriel en 1949, puis au singulier dès 1954, vient en réalité
d’Italie en passant par les États-Unis puisqu’il s’agit du «
bleu de Gênes », nom de la toile qui servait pour ces
pantalons de forte toile couleur azur, ciel d’Italie en
somme. Attention à ne pas confondre le « bleu de Gênes »
avec le Denim, contraction de « de Nîmes », un tissu de
coton issu en effet de cette cité. Ce tissu à armure de serge
et au motif oblique est néanmoins lié au jean puisqu’il sert
aussi de fait à sa confection. Gênes, Nîmes… mais alors le
jean au succès mondial est européen !
Avant de présenter encore quelques échantillons
illustrant ce déferlement de mots anglais et américains, on
peut comprendre que cette marée irrita au plus haut point
René Étiemble, auteur de Parlez-vous franglais ? publié en
1964 chez Gallimard dans la collection « Idées ». On sait
combien cet ouvrage devint un véritable best-seller – mot
qu’il n’aurait assurément pas apprécié –, témoignant du fait
indéniable que le sujet est sensible, au grand dam de
quelques linguistes professant la liberté des emprunts.
Professeur de littérature comparée à la Sorbonne, Étiemble
y prend sur un ton outré la défense de la langue française,
considérant que chaque langue se doit de respecter son
génie propre, même dans les emprunts comme le bowling
green, se métamorphosant par exemple en français en le
très acceptable boulingrin. Et de s’insurger alors selon ses
termes contre le « babélien » ou le « sabir atlantique » né
d’un abus d’anglicismes dans la langue française. Il reste
ainsi sans conteste l’un des premiers et des plus célèbres
pourfendeurs des utilisateurs béats et complices des mots
anglais en lieu et place de mots français existants ou à
imaginer.
Tout en comprenant son agacement, bien des vocables
que dénonçait Étiemble, comme le full time, part-time ou
glamorous, ne se sont heureusement pas fixés dans la
langue. Il n’en reste pas moins que même si le boss, attesté
en 1829 mais entrant réellement dans l’usage au XXe siècle,
a quelque peu perdu de son plastron, avec le business,
d’orthographe compliquée, le job d’été, le timing du
manager, qui va se livrer avec son staff à un think-tank sur
le storytelling avant que chacun rejoigne l’open-space, ce
sont bien là des mots qui se sont implantés, avec dans leur
sillage de nouveaux venus, par exemple le winner, capable
de garantir un win-win à l’issue de la conf call.
Avant de retrouver la langue de Molière, chacun l’a déjà
remarqué, il n’est pas un de ces mots déjà entrés dans nos
dictionnaires qui ne se prononce en français ; pour tous, il
faut reprendre avec plus ou moins de bonheur ou même de
ridicule un accent d’outre-Manche ou d’outre-Atlantique.
Qu’ont de si vilain leurs équivalents ? Le patron, les
affaires, un petit boulot, le calendrier ou le minutage,
l’équipe de direction, le laboratoire d’idées, le récit,
l’histoire ou la légende de l’entreprise – autant de mots
d’ailleurs plus précis –, l’aire ouverte, ou l’espace ouvert, le
gagnant qui sait être gagnant-gagnant.

D’inconscients anglicismes et d’une


élégance gagnante
Dans le sillage d’Étiemble, on pourrait poursuivre le
relevé de ces mots, mais la liste en serait bien longue. Il
faut aussi signaler, agaçant particulièrement celles et ceux
qui les repèrent, les anglicismes inconscients qui sont
légion sur les ondes : impacter, un anglicisme issu du
monde de la chirurgie et se répandant dès 1992 ; initier
une enquête, une conversation, de l’anglais to initiate,
commencer ; insécure, qui couvre une absence de
compétence à choisir le bon synonyme, inquiet, anxieux,
dangereux, précaire, vulnérable ; improbable s’entend çà et
là comme synonyme de surprenant, il s’agit en fait d’un
anglicisme, l’adjectif français ne désignant que ce qui n’est
pas sûr, qui reste à prouver, du latin probare, approuver ; le
plus critiqué reste l’opportunité, synonyme de ce qui est
opportun, vient à propos, et non d’une occasion. « On ne
dira pas je me réjouis d’avoir l’opportunité de vous
rencontrer », rappelle l’Académie française ; parmi
d’autres anglicismes discrets, on relève aussi sur le modèle
anglais to be in charge of, être en charge d’un nouveau
ministère, que les utiles esthètes de la langue peuvent
critiquer quand existent avoir la charge de, avoir la
responsabilité de ; dernier en date et très répandu vient le
« c’est juste incroyable, magnifique, insupportable »,
reprise de l’anglais just, très appauvrissant par rapport à
tout à fait incroyable, simplement magnifique, vraiment
beau.
Ces remarques peuvent paraître pointilleuses et bien
normatives, peut-être même être par quelques-uns
considérées comme un frein à l’emprunt sémantique,
entendons celui correspondant au sens pris par un même
mot à l’étranger. Par ailleurs, un peu comme un mien
cousin évoquant sans percevoir l’erreur, les nappes
frelatiques à la place des nappes phréatiques, user de ces
mots relève parfois du réflexe émouvant de bien s’exprimer,
en reprenant inconsciemment des sens émergeant dans la
mode du moment. Cependant, paradoxalement, aux oreilles
des fins lettrés, l’effort tombe à plat, démarquant au
contraire l’absence patente d’un vocabulaire précis au
profit d’un usage naïf de mots mal dominés dans
l’ignorance de leur source et de leur effet. La
mondialisation si critiquée passe aussi en fait par cette
sorte d’ignorance, d’où l’intérêt de ne pas utiliser les mots
sans les connaître.
À chacun de choisir de progresser dans son registre
lexical : nos institutions font en effet à cet égard un travail
remarquable accessible aujourd’hui à tous gratuitement sur
Internet, qu’il s’agisse de l’Office québécois de la langue
française, de FranceTerme abrité par la DGLFLF ou de
sites dévolus au bon usage comme ceux de l’Académie
française. On pense ici à Dire ne pas dire, mais aussi au
dictionnaire de l’Académie renvoyant à ces différents
conseils. Avouons-le, on peut tous se surprendre à utiliser
malgré nous ces sens à la mode, mais sitôt qu’on est
informé de leur caractère quelque peu prétentieux, à partir
du moment où chacun peut avoir accès à ces conseils de
bon usage, il n’est pas interdit de s’exprimer plus
élégamment et sans l’ombre d’un mauvais jugement
possible, d’autant plus dangereux qu’il ne sera jamais
formulé par notre interlocuteur plus cultivé.

UNE HISTOIRE MONDIALE INSIDIEUSE

« ANGLICISME : Barbarisme envahisseur sévissant


surtout dans la technologie sous l’appellation
franglais : cliquez sur start, téléchargez sur
Window, pour la chat (miaou !) voir installation
driver et l’userguide. Attention aux support notes
et product registrations. Le software fera le reste.
Do you compris ? Non ? Alors, retour à Outlook
express. Pigé ? »
Narcisse Praz,
Le Dictionnaire insolent, 2007

Le 31 décembre 2019, Alice Develey et Claire Conruyt le


rappelaient dans un dossier du Figaro consacré à
l’évolution de la langue au XXIe siècle : « L’invasion de la
technologie dans nos vies a entraîné une démultiplication
du lexique numérique. Et bien sûr, dans son sillage, le
triomphe d’une langue en provenance de la Silicon Valley. »
On ne saurait mieux le souligner qu’en confrontant ce
constat imparable aux propos d’un expert en intelligence
artificielle, professeur associé à CentraleSupélec, Fabien
Mangeant. Nous lui devons en grande partie l’analyse
historique qui suit.
Au moment où l’écran numérique est omniprésent dans
les bureaux, à nos domiciles et dans nos poches par le biais
des téléphones intelligents, ces derniers devenus presque
un appendice du corps humain au bout d’un bras, il n’est
pas inutile de souligner à quel point nous sommes sans le
savoir le plus souvent dans un processus économique avec
ses différentes phases, tout comme nous étions au XIXe
siècle les enfants de la machine à vapeur, puis de
l’électricité. On n’échappe pas à l’histoire économique et
aux révolutions technologiques. Or, en très peu de temps,
moins d’un demi-siècle, la révolution numérique a connu
quatre étapes majeures qui ont marqué nos façons de vivre,
de parler, et donc notre langue, à notre insu.

De Bretton Woods à Wall Street


La première correspond à l’étiolement des accords de
Bretton Woods signés en 1944 pour réorganiser le système
monétaire international, après les dérèglements monétaires
dus à la crise de 1929 et à la Seconde Guerre mondiale. En
1971, le président américain Richard Nixon suspend la
convertibilité du dollar en or, et commence alors une
nouvelle période avec des monnaies flottant les unes par
rapport aux autres en fonction de l’offre et de la demande.
Nous sommes au début de la financiarisation, c’est-à-dire le
fait d’accorder une part croissante aux activités financières
dans le financement de l’économie.
Aussi les entreprises financières américaines
investissent-elles à l’étranger en imposant leur mode de
fonctionnement. On passe en somme de l’État stratège à un
système d’actionnaires privés. D’où la vigueur de concepts
comme le management, avec d’autres modes de
fonctionnement que ceux en vigueur jusque-là, régis par
l’entreprise patriarcale. La notion de marketing bat de fait
son plein. On s’écharpait alors sur la dimension prise par
ces mots, mais en vérité ils n’arrivaient pas masqués. Ils
étaient portés par de nouvelles pratiques économiques,
mondiales, mais partant des États-Unis. C’est la grande
époque des meetings, au sens entrepreneurial du terme,
des stock-options, des responsables d’entreprise considérés
comme des managers et jouant donc deux rôles, celui de
salariés mais aussi d’actionnaires via lesdites stock-options.
Le centre de gravité de cette dynamique économique est
bien Wall Street, et on se situe à l’apogée de ce nouveau
système entre 1990 et 1994. C’est le moment où les mots
anglais propres à cette financiarisation seront légion, et
bien sûr pas seulement en France. Et comme il faut lutter
pour ne pas être submergé fleurissent des oppositions
nécessaires. La loi Toubon en témoigne à travers le simple
fait de s’opposer à l’information du tout en anglais dans de
grandes entreprises.

De l’Internet d’abord libertarien


Une deuxième étape s’annonce avec l’arrivée d’Internet,
mot anglais né dans les années 1970 mais resté longtemps
presque confidentiel. Au départ il s’agit du protocol for
packet network intercommunication lancé par Vint Cerf et
Bob Kahn, système qui va se répandre dès 1995, désigné
sous sa forme abrégée, Internet, la majuscule étant plus ou
moins de rigueur. Avec Internet, c’est une autre culture qui
s’installe et un autre épicentre ; la Californie, avec une
philosophie libertarienne, prônant donc avec conviction le
partage des connaissances, facteur de liberté, la liberté
d’entreprendre. Et viennent de nouveaux mots et concepts
comme l’open source, et la pratique de logiciels libres de
droit, susceptibles d’être copiés, réutilisables et perçus
comme rassembleurs. Cette philosophie nouvelle venue de
la mouvance californienne, celle qui avait fait naître les
hippies et les beatniks, s’oppose à ce que faisaient
auparavant les entreprises comme IBM, Microsoft, toutes-
puissantes dans la période précédente, ayant la main sur
les licences de leurs produits informatiques. On passe alors
de l’ère des ordinateurs d’entreprise, avec des logiciels
achetés, à celle des ordinateurs individuels. Chacun accède
alors à de nouveaux usages possibles grâce à Internet.
C’est un point de retournement.
Force mots pénètrent dès lors les différentes langues de
la planète et on est presque heureux d’avoir sauvé çà et là
en français quelques termes comme « ouvrir une fenêtre »,
« copier », « coller » et de voir affichées des informations
en français. Il n’en reste pas moins que bien des mots
anglais viendront bousculer la langue française, à
commencer par les hackers ou hackeurs, et autres
pratiques de piratage délétères. Ces fouineurs – la
recommandation officielle – dont le nom anglais, hacker,
venait de l’argot to hack, perdre son temps, ne manquaient
pas de nous faire perdre le nôtre et parfois, se démarquant
par un talent informatique certain, ils ont su faire carrière
dans l’aventure numérique.

Du téléphone intelligent, pour tous et du


Big Data
Une troisième période va commencer en 2003 avec
l’arrivée des smartphones, en fait une marque déposée dès
1993, conçue à partir de l’anglais smart, intelligent, et de
la racine phone, le téléphone en anglais, d’où la proposition
de l’appeler téléphone intelligent, avec des
recommandations officielles telles que terminal de poche
ou ordiphone qui n’ont guère eu de succès. Avec le
téléphone intelligent, on change en fait d’ère numérique :
on passe à l’individualisation et au contact direct et
immédiat entre les individus, partout et tout le temps. D’où
une nouvelle vague de mots qui déferlent et de nouvelles
technologies et pratiques commerciales qui se développent,
car le monde des affaires reste le monde des affaires.
Ainsi trône le big data, c’est-à-dire l’ensemble des
données collectées sur nous-mêmes et sur l’ensemble de
l’humanité, avec de grandes entreprises qui, à finalité
conviviale au départ, deviennent en réalité d’immenses
entreprises à dimension internationale, et on a reconnu
Google, Amazon, Facebook, Apple, résumés dans le
nouveau sigle gagnant, Gafa. Localisation du GPS des
téléphones portables, visites des sites Internet, achats en
ligne font désormais partie des pratiques parfaitement
installées. Avec une horde d’anglicismes, dont le geek, la
personne passionnée par l’informatique, qui est à la fois
réceptacle et diffuseur de mots. Le geek, mot anglais
d’origine germanique, était au départ un personnage de
carnaval mordant la tête d’un poulet ou d’un serpent :
quelle promotion !
On entre dès lors dans une économie fondée sur les
plateformes, en lien avec les utilisateurs, à dire vrai des
milliards. Il s’agit alors de mettre en rapport des services
digitaux pour cette énorme population. Et si le service est
gratuit pour les utilisateurs innombrables, c’est que tout
simplement nous apportons des informations précises sur
nos habitudes, nos usages, autant de renseignements utiles
au commerce et négociés. On se trouve alors dans une
hyperflexibilité, nouveau concept, et une offre publicitaire
adaptée à chacun. Chaque achat est l’occasion de nouvelles
segmentations revendues pour pouvoir nous proposer ce
qui peut nous séduire.
Ainsi, au seul ordinateur de l’entreprise succède
l’ordinateur de poche pour tous, ce téléphone intelligent
plus puissant que le plus gros ordinateur des années 1990.
Et voici venir l’intelligence artificielle avec de nouveaux
enjeux. Et tout un vocabulaire à traduire !
De la structure pyramidale des années 1990, on est
passés à une structure horizontale où chacun compte mais
en constituant d’énormes corpus, avec des concepts
émergeant comme le deep learning, autrement dit en
français l’« apprentissage profond », qui n’est autre qu’une
famille d’algorithmes apprenant des représentations du
monde à partir desdits corpus. Et par exemple la
reconnaissance faciale, les véhicules autonomes, voilà de
nouveaux secteurs qui vont engendrer des lexiques à savoir
traduire. Quoi qu’il en soit, on perçoit parfaitement que le
lexique français arrive, a posteriori, pour désigner des
réalités vertigineuses souvent d’abord exprimées en
anglais.

Technologie, certes, mais via les racines


?
Comment conclure sur ce chapitre sans fin ? Peut-être
en essayant de faire mentir Goethe qui affirmait que « le
langage fabrique les gens, bien plus que les gens ne
fabriquent le langage ».
Il n’y a pas à être pessimiste, mais réaliste. En effet,
comme les révolutions industrielles du XIXe siècle, les
révolutions numériques de la fin du XXe siècle et du XIXe

sont à accompagner lexicalement. On ne lutte pas contre la


technologie, mais on peut par le langage en juguler
partiellement les dérives. Et par conséquent trouver vite
les mots qui conviennent.
Aussi, malgré l’estime ressentie pour André Frossard, on
ne partagera pas son pessimisme délicieusement
provocateur, lorsqu’il affirme dans ses Pensées que « nous
pourrons bientôt nous consoler de ne plus voir étudier le
latin et le grec à l’école, en nous adonnant à une nouvelle
langue morte : la nôtre ». Le propos est plaisant et dans le
même temps paradoxal s’agissant du numérique, si riche
en racines latines et grecques !
11

Diafoirus, vous allez retrouver une


langue claire et sereine !

« “Agacés par le souping, ils théorisent le grecquing et


le tartifletting.”
Titre d’un article de Jeanne Senechal,
Huffpost, Le Monde Hors série,
15 février 2018.

– Je préfère le racletting perso… »


Un lecteur.

Rire et sourire des abus des nouveaux Diafoirus


constituent des attitudes saines… Molière peut encore
compter sur nous pour relever les ridicules ! Qui sont les
Diafoirus ? Littérairement, ce sont les médecins pontifiants
du Malade imaginaire que Molière mit en scène en 1673,
médecins incompétents utilisant à tout-va un mauvais latin
universel à la manière des cuistres, tout comme aujourd’hui
quelques-uns en usent avec l’anglais universel, le globish,
le global English, ou broken English, mot semble-t-il
inventé en 1998 par l’Indien Madhukar Gogate.
DIAFOIRING…
Dans une comédie de 1661, Les Fâcheux, Molière faisait
déjà allusion aux « savants dont le nom n’est qu’en us ». Ce
serait aujourd’hui avec les nouveaux Diafoirus, de faux
savants adeptes des mots en -ing, entre autres tics et tocs
linguistiques. De manière complice, prenons le temps de
retrouver, dans la scène 3 du troisième acte du Malade
imaginaire, Béralde expliquant à son frère hypocondriaque
et séduit par le latin de cuisine que « toute l’excellence de
leur art consiste en un pompeux galimatias, en un spécieux
babil ». Ce ne sont pas, on le sait, les vrais savants de la
médecine qui sont ainsi visés mais celles et ceux qui se
payent de mots creux et pédants, latin de cuistre d’hier ou
anglais de pacotille d’aujourd’hui. Cela étant, il suffit
d’adopter le regard de Molière pour en rire. Peut-être n’en
rit-on d’ailleurs pas assez ouvertement devant les
contaminés. Le rire est dit-on un excellent désinfectant.
Par exemple, j’ouvre mon courrier électronique. Tiens,
voici encore la même publicité récurrente depuis quelques
jours : « Le top 10 des villes européennes pour les fashion
addicts ! Les place-to-go ». Que nenni, je n’y gorai pas.
Pourtant, ce sont les « 10 destinations préférées des
shoppeurs ». Oui, mais alors, et les shoppeuses ? Pas
question de disrupter le système pour le rendre moins top-
down. Passons au message suivant. Là, je l’enverrai à
Jérôme Garcin, amoureux des chevaux et l’écrivant si bien,
pour qu’il s’en dilate un tantinet la rate. On a déjà évoqué
l’equicoaching, mais il mérite insistance. Voici le message :
« L’Académie equicoaching formations management en
team building […] au service des soft skills en entreprise. »
À mon avis, il y a une erreur grossière : il fallait écrire
Academy et l’envoyer à John Pruvost !
À dire vrai, les explications qui suivent sont en français
très compréhensible. Sans doute est-ce l’agence de
communication qui a dérapé dans l’habillage du « produit
». L’on consent heureusement, au détour du
développement, assez bien rédigé il est vrai, à traduire
dans une parenthèse ces soft skills qui, même en
consultant un dictionnaire, me rendaient perplexe, voire
inquiet. Et si je n’avais pas de soft skills ? Quelle honte !
Parce qu’il ne faut pas plaisanter avec les soft skills dont on
offre enfin une traduction : « compétences
interpersonnelles ». Je mesure que c’est top-important. En
tout cas, j’ai parfaitement perçu que l’equicoaching
s’adresse à des gens très intelligents et dominant
parfaitement le globish, pas des ânes.
Passons chercher le courrier postal. Ah ! Voici le
Numéro spécial de ma commune d’agglomération, consacré
à Paris-Saclay. De bons articles, et puis… une page entière :
« Invest in Paris-Saclay. » Là je suis top-down grave. «
Spring. Le rendez-vous de l’écosystème innovation. C’est la
place to be pour tous les acteurs économiques. » Bien, je ne
suis peut-être pas à la bonne place. Dans la même colonne,
je lis : « Save the date. » All right, je save. Puis « Deeptech
Tour », avec au programme « workshop et networking ». Et
dans la suite immédiate : « Techinnov, dont la réputation
s’est faite sur la qualité de ses business meetings. » Et
voilà, je culpabilise, que n’ai-je encore ouvert de dico
business meetings ? Trop tard, mon ami Anglais s’esclaffe
en lisant la page. Est-ce écrit pour les habitants de la
commune, interroge-t-il ? C’est, me dit-il, plutôt une page
d’histoires drôles pour nous les Anglais. Et le voici pris
d’un nouveau rire gras à la lecture du message
électronique reçu dans le même temps à propos du « peer-
to-peer de retour » mailé par une agence déjà signalée qui
a choisi de s’appeler « We are com ». Pour lui qui s’efforce
de prononcer les mots avec l’accent français, c’est
forcément un jeu de mots. Je rétorque qu’il est just(e)
agaçant de se moquer ainsi de mes concitoyens. Ce n’est
tout de même pas leur faute s’ils sont ridicules. Il faut
simplement et charitablement les aider à en prendre
conscience.
Vite, je dois aller travailler et pour ce faire prendre le
bus. Deux autobus se suivent, quittant la gare. En essayant
d’attraper le premier, je ne peux manquer de lire le
panneau publicitaire apposé à l’arrière-train du véhicule.
En énormes caractères blancs barrant la poitrine d’une
bien jolie personne : L’After Sport Effect. Je n’ai rien
compris. Qu’importe, le message doit être subliminal, en
écho à une autre affiche nous incitant à retrouver notre
summer body. Le bus suivant tourne devant moi, exhibant
avec audace son postérieur publicitaire et, au milieu des
gaz d’échappement, surgit Versailles Revival, affiché en
gros. Au secours Molière, Devos et Coluche ! Je suis cerné.
Et je me souviens alors d’une émission où intervenait Jean-
Marie Rouart s’exclamant : « La langue française est
incendiée tous les jours ! » Ici, c’est Versailles.
J’AIME L’ANGLAIS ANGLAIS
Pourtant, j’aime beaucoup l’anglais, et les vrais
bilingues me fascinent. Ainsi en est-il de Michael Edwards,
auteur en 2016 de ses Dialogues singuliers sur la langue
française, dialogues entre « me » et « moi », une posture
double qui l’autorise à quelques points de vue exprimés à
travers leur conversation. « On dit que chaque peuple
développe sa langue de sorte à se protéger des étrangers »,
suggère « moi », le même « moi » précisant presque au
début de ce dialogue d’importance que « les Français se
félicitent de l’élégance de leur langue ». Et « me » alors
d’assurer avec courtoisie qu’ils ont raison, en soulignant
toutefois que « l’anglais est élégant d’une autre manière ».
Chaque langue a en effet sa manière, son charme, son
inexprimable. Et c’est dans la traduction que réside le
talent et en rien dans l’emprunt confus. Voilà pourquoi
Barbara Cassin, dans son discours de réception à
l’Académie française en 2019, peut s’exclamer « Ni globish
ni nationalisme » en prônant la connaissance de « plus
d’une langue » et en rappelant le propos d’Umberto Eco : «
La langue de l’Europe – et peut-être la langue du monde –,
c’est la traduction. »
Quelques amis linguistes ne cessent d’affirmer que la
langue peut se défendre toute seule, avançant parfois des
statistiques portant sur des unités lexicales. Prennent-ils en
compte toutes ces phrases ou ces syntagmes – le mot juste
– qui ne sont pas à l’échelle du mot, et ne sont en rien
comptabilisés dans nos dictionnaires ? Et de rejoindre alors
de mon côté Frédéric Vitoux qui, interrogé par Alice
Develey en décembre 2019, rappelle que « tout le monde
ne parle pas anglais » avec des « parties entières de la
population qui ne comprennent pas cette langue ». Dois-je
d’ailleurs le confesser : bien qu’ayant séjourné en terre
anglophone pour y travailler quelques mois, je suis loin de
comprendre certains charabias, et il y a peu encore je
cherchais le sens de ce up-to-date, à jour…, dont j’étais
bombardé, tout comme le bullet point list, bien confus – un
récapitulatif ? –, ou encore le spin doctor – est-ce
dangereux, Docteur ? –, tout en lisant, désemparé, sur la
Toile, que « si on demandait à dix personnes d’expliquer ce
qu’est un spin doctor, elles donneraient sans doute dix
définitions différentes ». Il y a bien peu de temps que j’ai
compris ce qu’était une conf call, au sens d’ailleurs
indéterminé, audioconférence ou conférence téléphonique
?

DIAFOIRUS, AU CAFÉ, ON SE SENT


MÉPRISÉ

Quant à ceux qui prennent le café avec moi au comptoir


du bar voisin, aucun doute, ils se sentent tout simplement
exclus et méprisés. Ils seraient du même avis que Frédéric
Vitoux : « Je me sens blessé par la lâcheté et
l’opportunisme qu’ont beaucoup d’instances à employer
exclusivement l’anglais. » Et il suffit de discuter avec mes
voisins de café en leur rappelant que la langue française
résulte d’une politique linguistique, de l’édit de Villers-
Cotterêts jusqu’aux efforts sans relâche de différentes
institutions, pour que soudain ils sentent bien que, afin
d’échapper à la corrosion de sa langue, il faut y veiller, ne
pas la laisser se dilapider et soutenir les institutions qui
travaillent en ce sens. Par exemple, l’Office québécois de la
langue française au Québec, avec un Québec qui aurait
perdu la langue française sans cette politique linguistique
qu’il est vain de nier, l’Académie française et la Délégation
générale à la langue française et aux langues de France.
Enfin, évoquant l’inéluctable intégration de mots
étrangers dans une langue qui certes correspond depuis les
origines à l’un des principes constitutifs d’une langue,
s’agissant aujourd’hui de l’anglais en langue française, il
convient peut-être de rappeler que c’était
harmonieusement possible avant qu’on apprenne l’anglais,
la riding coat pouvant devenir redingote. Peut-être était-ce
acceptable avant qu’on ne singe l’accent anglais,
empêchant toute francisation du terme.

FAUT-IL LAISSER RÉGNER L’IMPRÉCIS ?


Quelques travaux récents révèlent par ailleurs combien
l’admission incontrôlée de phrases et de mots anglais au
cœur de la langue française peut être délétère. Ainsi,
Myriam de Beaulieu, auteur d’une thèse remarquée sur
l’anglicisation, au vif des problèmes posés en étant
interprète de conférences dans de grandes instances où
l’anglais représente la langue à traduire en français, nous
alerte quant à un dévoiement insidieux de la pensée,
aplatie et mondialisée par l’anglicisation. Nos deux
langues, avec leur charme propre, ne peuvent de fait,
souligne-t-elle, être prises terme à terme, dans la mesure
où leur conceptualisation diffère : en matière abstraite,
l’anglais fonctionne en effet sur l’implicite, sur le
resserrement, pendant que le français au contraire fait
place à l’explicite, laissant selon la formule de Barbara
Cassin « peu de place à l’équivoque sémantique »,
autrement dit à un certain flou conceptuel. Il n’y a pas là de
valorisation d’une langue sur l’autre, ce sont en réalité
deux façons distinctes de penser par le langage. Ainsi,
lorsque dans une perception globale le mot anglais content
est à traduire, tantôt il s’agira en français de la « teneur »,
tantôt du « contenu », une perception distincte. De même,
lorsqu’on a à traduire to explore, terme générique, le verbe
devra être selon le contexte remplacé en français par
étudier, rechercher, peaufiner. Faire usage du verbe
explorer en calquant l’anglais, c’est se contenter de
l’imprécis là où, en gardant les termes français, on opère
des distinctions précises et précieuses.
Ce n’est pas sans raison que le français fut pendant des
siècles considéré comme la langue du droit par excellence.
Dans le même esprit, défavorable à l’assimilation hâtive et
incontrôlée d’anglicismes, l’emploi du mot management
illustre parfaitement combien l’anglais adopté tel quel
annihile ce que le français doit traduire par deux mots
distincts : gestion ou gérance. Emprunter à l’anglais, c’est
souvent y perdre en précision et gommer par un seul mot
global des concepts exprimés distinctement en français.
Ainsi en est-il, entre autres, de l’anglicisme pourtant
discret format, utilisé très couramment dans les
entreprises en évoquant le format d’une réunion.
L’anglicisme non contrôlé pousse ici comme dans bien
d’autres cas à une approximation de sens, en supprimant
l’analyse fine. Que comprendre en l’occurrence dans « le
format d’une réunion » ? Évoque-t-on son statut, officiel ou
officieux, ou encore ses modalités, son déroulement, sous la
forme de succession d’exposés ou d’échanges libres ? En
bref, on y perd grandement en précision. Est-ce le but
d’une langue ? La mondialisation délétère ne se cache-t-elle
pas dans ce détail qui n’en est pas un ?

MERCI À HENRIETTE ET AUX DIAFOIRUS


QUI VONT SE CORRIGER

On ne saurait conclure sans rendre hommage à notre


amie Henriette Walter qui, la première, raconta
affectueusement l’histoire de ces deux langues de nature si
différente et dans le même temps bénéficiant selon ses
propres termes d’une « incroyable histoire d’amour ». Or,
on l’a compris, s’aimer n’est pas se copier, mais se
respecter, « s’apprendre » dans ses différences et donc se
distinguer pour mieux construire le dialogue.
On est d’ailleurs persuadé que les Diafoirus
d’aujourd’hui sauront demain faire cet apprentissage et
regretter le charabia des débutants. Après tout, jeune
linguiste, je bombardais sans vergogne mes amis de termes
savants, devenant obscur et pédant, dans des conversations
où ces termes n’avaient pas lieu d’être. J’ai compris
tardivement que je n’avais en vérité pas encore gagné une
certaine sérénité et la nécessaire modestie qui vous
laissent parler simplement et chaleureusement. En fait, ne
pas « défigurer la langue française sans honorer pour
autant celle de Shakespeare », selon la formule d’Hélène
Carrère d’Encausse, suppose du travail et du temps. Et je
fais confiance aux Diafoirus d’aujourd’hui pour rejoindre
demain une voie harmonieuse, en apprenant mieux
l’anglais et en respectant la langue française, armés du bon
sens de ma grand-mère…
À laquelle je pense avec émotion au terme de ce voyage
et qui, en définitive, les aimait bien ces « monsters
d’Angliches », tout en ne connaissant pas leur langue. «
Qu’est-ce que ça veut dire, Jean, I don’t know ? » « Je ne
sais pas… ma chère Grandmother. »
Index des noms communs
français et anglais
(Bien des mots étant
souvent les mêmes…)

Abandon 48
Abbot 137
Abeille 76

Abomination 48, 132


Abricot 182

Abri-Sous-Roche 89

A cap(p)ella 218
Accelerando 219

Accident 132, 286


Accomodate to 157

Achever 153
Achieve to 153

Acre 124
Actual(ly) 146-147, 153
Actuel 147

Acumen 61
Adagio 219

Admirable 48
Admiral 137, 190

Aéroglisseur 23-26, 37
Aéronaute 301

Aérostier 301

Affair 154
Affaire 327

Affluence 147
Agace 80

Again 108

Agent municipal 300


Agneau 76

Agonie 147
Agony 147

Agrès 117

Agrume 182-183, 231-232


Aigre 141

Aigrette 80
Aimable 286

Aire ouverte 328


Ajonc 53
Alambic 185

Alarme 216
Albatros(S) 181

Alcool 184-185
Alerte 216
Alezan 181

Algebra 179
Algèbre 179
Algorithme 179
Allegro 219-220

Aloft 109
Alouette 53

Alternative 48, 172


Alto 218
Ambassade 213

Amber 186
Ambre 186

Amendement 300
Americano 227-228
American way of life 320

Âme sombre 270


Amiral 190

Amitié 286
Amorous 154
Ancien 76

Andante 218, 220


Andantino 219

Anger 106
Angliche 47
Anglomane 301

Anglomanie 11, 301, 315


Anno Domini 60

Annus horribilis 61
Anonyme 270
Antimoine 185

Antimony 185
Apérol 227

Appartement 213
Aria 218

Arm 74
Arobase 179
Arpège 219

Arquebuse 78
Arrière-grand-mère 89

Arriver 102
Arsenal 190

Artichaut 183, 211


Artichoke 183
Artillerie 78
Artisan 213
Athwart 109
Attack to 237

Attaquer 78, 237


Attic flat 90

Attire 142
Aubergine 183

Audible 48, 132


Aunt 138

Autocar 54
Avarie 190
Avenue 48
Average 190-191
Awe 107

Azimuth 179

Babine 81
Baby-foot 324

Back 74
Bacon 140, 158

Bag 103
Bagatelle 242-243

Baguette 229, 233


Bait 107
Balafre 78
Balcon 213
Ballast 306, 315

Balle 79

Ballerine 242
Ballet 242

Balustrade 253
Balustre 253

Bambin 251
Bambine 251
Bambino 251
Banc 79, 229, 239
Banco 229, 239-240

Bande 81, 222, 306


Bandwürmer 89

Bank 107

Banque 213, 239-240


Banqueroute 239

Banquet 224, 229, 233


Barbare 66-67, 156

Barde 186
Bardot 181
Bargain to 145
Barguigner 145
Baron 79, 137
Barrage 48, 75
Barrette 250

Barricade 48

Basin 191
Basson 219

Baston 237
Bastonnade 237

Bataillon 238
Bateau 22-24, 27-28, 107
Bathroom 90
Bâtir 132
Baudrier 78

Beatles 172, 234

Bécarre 219
Bedeau 79

Bedroom 90
Bee 76

Beef 76, 143


Beignet 79

Bel canto 218


Bémol 219
Benjoin 180

Bergamot 233
Bergamote 231

Berge 53

Berlingot 232-233
Best-seller 326

Bicoque 252
Bifteck 297

Big data 12, 334


Bill 315

Birth 109
Biscotte 229
Bistouri 251-252

Bitte 118
Bizarre 244

Blackbird 91
Blanc 36, 81
Blanchet 144

Blanket 144
Blanquette 144

Bleu 81

Bloom 104, 108


Blouse 158

Bluebird 91
Blue-jean 326

Blues 321
Boatswain 107

Bocal 233
Bœuf 76
Bolognaise 223

Bologna sausage 233


Bombe 217

Bone 74

Bookshop 160
Booth 108

Botte 238
Bouc 53

Bouche 74
Boudin 33-34

Bougette 56-57

Bouleau 53
Boulingrin 327

Bourg 79
Boussole 221

Bouter 78, 170, 172

Bowling 325
Bowling green 327

Box(e) 309
Brandon 78

Brant 78
Bras 74
Bravade 217

Brave 213, 217, 287


Bravo 242

Bread 103
Brèche 81

Brème 80

Breton 49-50, 52, 54-55


Brick 297

Bridal 42
Brigade 216
Brigantin 220

Briller 243
Brin 53, 243
Brink 107
Brio 242

Brique 80
Brock 55

Bronze 255

Brouée 80
Brouet 79

Broyer 78, 226


Brumaire 299

Brun 81

Bruyère 53
Bûche 81

Budget 56-57, 296


Bull 108

Bullet point list 342

Business 327
Buste 250-251

Bustier 48
Butin 78, 138, 191

Butler 140
Caban 188

Cabbage 140

Caboche 140
Cadence 241

Café 184
Café au lait 184

Café noir 184

Cafe society 184


Caille 80

Caillou 53
Caïque 222

Cake 103
Caleçon 249
Calendrier 299-300, 327

Calf 76, 106


Caliber 187

Calibre 187
Califat 178

Calife 178

Caliph 178
Calmar 230

Calque 245
Cambiste 240

Camée 250

Campagnol 247
Campari 227

Camphre 180
Candi 186

Candy 186
Canon 217

Canteen 233

Cantilène 218
Cantine 229-230

Canvas 139
Caporal 217

Caprice 48

Car 54
Carabin 238

Carabinier 238
Carafe 232-233

Carafon 232
Carat, Karat 186-187

Cardinal 137

Carène 222
Caréner 222

Caresse 213
Carnaval 241-242
Carne 241, 246

Carrosse 213, 255


Cartésien 274

Cartouche 217
Cascade 248

Case 215

Casino 244
Cast 107

Castigate to 262
Casting 109

Catch to 139
Cattle 140
Cauliflower 234

Caution 157
Cave 157

Cédrat 231
Cellar 157

Centiare 300

Centilitre 300
Centimètre 300

Cétacé 119
Chacier 140

Chair 143
Challenge 144

Chamade 216

Chamber 145
Chance 153-154

Chancellor 137
Channel 15, 26, 189

Chaperon 48

Chaplain 137
Chapon 140

Char 54, 255


Character 160
Charge to be in of 328

Chariot 54
Charme 287

Charrette 54
Charrue 54

Check 191
Chef-d’œuvre 48

Chemin de fer 15, 27-28

Chêne 53, 127


Chers souffrants 270

Chess 191
Cheval 76
Chianti 227-228

Chieftain 137
Chiffon 10, 158

Chiffre 179
Chimie 177, 179

Choir 285
Chopine 79

Chouette 80

Chou-fleur 213, 231, 234


Cimeterre 238
Cingler 117
Cinq 297

Ciron 80

Cithare 192
Citoyen 300

Citrouille 231, 233


Civette 181

Clerk 137

Clip 107, 109


Club 11, 105, 290, 292, 294-295, 301

Clubiste 301
Coca-Cola 324

Cocarde nationale 300


Cockpit 319
Cœur 74

Coffee 184, 228


Coffee-house 184

Coiffe 81
Coissin 145

Coke 308

Collinaire 248
Colline 248

Colonel 217
Combe 53, 55

Comfort 314
Comité 296

Company 137

Compréhensif 148
Comprehensive 148

Conce 236
Concerned 155

Concert 11, 218

Concerto 218
Conductor 158

Confcall 215
Confection 158
Confetti 241

Confidence 155
Confortable 314

Conservatoire 219
Content 155, 344

Contralto 218
Contrebasse 219

Contrée 96-97
Corbeau 76, 110
Corniche 248

Corridor 254-255
Corsaire 221

Cortège 242

Costume 249
Coton, cotton 188

Cotte 78
Council 137

Countess 137
Country 9, 93-94, 96-97

Courage 287

Courriel 16, 18, 42, 256


Courrier 15-18, 256
Coursive 222
Court 137

courtier 240

Courtine 144
Courtisan 240

Couscous 186
Cow 76

Cow-boy 323

CQFD 60
Crabe 80, 119

Crag 55
Cramoisi 246

Crampe 81
Crampon 78

Cream 56

Crème 56, 139, 227


Crescendo 219

Cresson 80
Crinoline 249

Crique 118

Croocked 109
Crook 235
Crooner 322
Croupe 80

Crown 138
Crumpet 54-55

Crustade 139

Cry to 148
Cuisse 74

Cul-de-basse-fosse 89
Curtain 144

Cushion 145

Custard 139
Custom 137

Dam 75
Damage 150

Damas 188-189

Damask 188
Dame 137

Dancing 321
Dandysme 313

Danser 79, 242


Dard 80

Darse 191

Data 61
Day 76
D-Day 318, 320
Dealer 323

Déchirer 78

Décision 155
Decrescendo 219

Deep learning 335


Déguerpir 78

Délai 153, 301


Delay 153

Demands 148

Demand to 148
Denim 326

Dent 74
Département 301
Déplaisir 284, 286

Derby 110, 124, 311


Dérober 78

Derrick 308
Deux 75

Die 106

Dike 107
Dilemme 14, 61
Diningroom 90
Dirty 103

Disciple 137
Discote 215

Disputation 149

Dispute 149
Disrupter 339

Dix 75
Dockyard 190

Doggy-bag 325

Doigt 11, 74
Dôme 213

Donner la cargue 215


Dos 74
Douche 213
Douze 75

Down 108

Doze 106
Drakkar 100, 107, 111

Drei 50
Drink 74

Drisse 221
Droop 107
Drown 107

Ducat 240
Duke 137

Duo 241

Dwelling 108
Dwindle to 262

Eager 141
Eat 74

Ebb 75
Écailles 80

Échanson 79

Écharpe 81, 193


Écharpe municipale 300

Échecs 191
Échevin 79

Échine 81

Échouer 117
Éclater 78

Écluses du cerveau 270


École centrale 301

École normale 300


École polytechnique 301

École primaire 300

Écrevisse 80
Écu 139

Écume 79
Édredon 120

Effrayer 78, 107

Egg 103
Eight 75

Eleven 75
Elfe 121

Élixir 180

E-mail 17
Embuscade 218

Émigré 301
Émir 178, 190

Émoi 81
Enchanté 287

Énerver 286

English 46-47, 263, 338


Ennui 286

Enthousiasme 270
Entrechat 242

Entre-deux-guerres 78, 89
Épanouir 79
Épeiche 80

Épervier 80
Épier 78

Épieu 78
Épinard 183, 211

Épinette 219

Equicoaching 339
Équipe de direction 327

Érable 53
Escadron 238

Escalier 213

Escarcelle 57
Escarmouche 235

Escarol 233
Escarpin 249

Escopette 216

Escorner 141
Escorte 221, 238

Escouade 238
Escrime 238-239

Escroc 235
Espace ouvert 328

Espadon 247

Espus 138
Esquade 238

Esquarre 143
Esquif 221

Esquisse 245

Esquive 239
Esquiver 78

Estafette 217
Estafilade 251

Esteuf 79
Estoquer 78

Estorie 45-46, 183


Estrapade 78
Estriver 141

Estropier 252
Esturgeon 80

Estuver 145

Étalon 80
Étambot 118

Été 76
Étoffe 81, 188, 222, 249

Étonner 286

Étrave 117-118
Eventually 153

Évidence 155-156
Explore to 344

Eye 74
Fabric 158

Façade 213

Facilities 157
Faïence 255

Faint 141
Fair-play 312

Falaise 79

Farde 187
Fardeau 187

Fardel 187
Fashion 313

Fashionable 313-314
Fashion addicts 338

Father 50-51

Fauteuil 79
Favori 240

Feather 52
Feint 141

Fellow 103, 105

Ferroviaire 256
Ferry 27-28, 37

Ferry-boat 8, 14, 26-29


Festin 213, 229

Festonné 250

Feutre 81
Fiasco 232

Fiasque 232
Fief 79

Fier 286
Filet 71, 75, 119
Filigrane 245

Finger 74
First 75

Fish 76
Five 75

Flageolet 231

Flan 79
Flatter 81

Flèche 122
Flipper 324

Floréal 300
Florin 240

Flower 142

Foot 74
Football 109, 190, 311

Forain 138, 142


Forçat 236

Foreign 138, 142

Format 345
Formidable 286

Forte-piano 219
Fortunate 154
Fortune 286

Fouineur 334
Four 75

Fourniture 148
Fourreau 78

Franc 68, 77, 113-114


Franc-jeu 312

Franc-maçon 296

Frasque 242
Freemason 296

Frégate 220
French morocco 189

Freux 80

Frimaire 299
Frimas 80

Fructidor 300
Fugue 219

Full time 327


Fumerol(l)e 248

Fun 322

Furniture 148, 157


Gadelle 9, 122

Gafa 334
Gag 323

Gagnant 328

Gagnant-gagnant 328
Gagner 78

Galet 53
Galoper 78

Gangster 323

Gant 81
Gape 106

Garbe 214-215
Gardien de but 311

Garenne 80
Gasp 106

Gâteau 79

Gaufre 79
Gaze 188

Gazelle 181
Gazette 240

Gazon 80

Geek 335
Gélatine 230

Gendarme municipal 300


Généralissime 217

Généreux 279, 286


Genius 61

Genou 74

Gentil 138
Gentle 138

Gérance 345
Gerbe 80

Gerboise 181

Gerfaut 80
Germain 65

Germinal 300
Ghetto 236

Gibier 80

Gifle 81
Gift 103

Gigantesque 244
Gilet 188

Girafe 181
Giron 81

Give 107

Glamorous 327
Glen 55
Glisser 81
Globish 338-339

Gnocchi 223, 229

Goal 311
Goéland 55

Golf 309
Gondole 221

Gonze 236
Gonzesse 236

Goose 76

Gore 324
Gorgonzola 225, 228
Goudron 189
Goune 141

Goupillon 120-121

Gown 141
Graffigné 122

Grandiose 244
Grandiosité 244

Grandmother 347

Granit(e) 248
Grant 138

Grape 143, 158


Grappe 79

Gratin 298
Gratter 122
Gréement 117

Green 309
Green-eyed monster 262

Grès 79
Griffer 81

Grog 297

Groseille 79
Grotesque 244-245

Grotte 245, 248


Groundfloor 90

Gruau 79
Guénel 31-33

Guépard 247

Guère 82
Guerre 78

Guess 103
Guest 103

Guetter 78

Guichet 121
Guide 306

Guile 141
Guimpe 81
Guinder 117

Guitare 192-193
Gull 55

Habeas corpus 61
Habit 157

Hache 78, 83
Hacker 334

Haie 79, 83

Hairdresser 36
Hallebarde 78, 216

Hamburger 324
Hameau 80

Hanap 79

Hanche 81
Hand 74

Hanneton 80
Hanter 121

Happening 109
Happy 103, 109

Happy end 324

Harde 80
Hardi 81
Hard rock 322
Hareng 80

Harfang 120

Harnais 121
Harpe 79

Harpon 119
Hasard 153-154, 286

Hâter 81, 262

Haubert 78
Haume 83

Haut 218
Haveneau 119

Heart 74
Heaume 78, 85

Heavy metal 322

Hectare 300
Héraut 79

Hermite 137
Héron 80

Hêtre 80, 83

Heurter 81
Highlife 313-314
Hippogriffe 247
Histoire 39, 327

Hit 107, 109


Hit-parade 322, 324

Hobby 311

Hockey 311
Hold-up 323

Homard 119
Honey 76

Honour 138

Honte 81, 83
Hors-d’œuvre 298

Horse 76
Horse-race 91

Hostage 140

Hot-dog 324
Housse 81

Houx 80, 83
Hovercraft 23-24, 26, 37

Huche 79
Huit 75

Hune 117

Hurry to 262
Husband 103, 105, 109

Hyperflexibilité 335
Ice-cream 324

Id est 60

If 53
Ignorer 149

Ill 106
Imbécile 286

Impacter 328
Impotent 149-150

Impresario 243

Improbable 328
Incarnat 246

Incognito 244
Incontestable 270, 272

Industrie 286

Infante 238
Infanterie 238-239

Infantry 239
Inhabiter 157

Initier 328

Injure 151, 286


Injure to 151

Innovator 159
In petto 254

Inquiétude 286
Insécure 328

Intelligence épaisse 270

Intelligent 331, 334-335


Intérêt 286

Intrigue 154, 244


Invest to 339

Jalousie 254

Jaloux 254, 286


Jam-session 321

Jardin 79
Jarl 115
Jasmin(e) 181
Jazz 321

Jeep 319

Jet 319
Jet-lag 319

Jet-set 319
Jet-society 319

Jeu loyal 312

Jockey 309
Jogelour 139

Joker 139
Joli 123

Jour 76

Jour J 320
Journey 158

Juggler 139
Juke-box 324

Jury 295
Just 328

Juste 342

Justice 137
Keepsake 313-314

Keep to 314
Khôl 185

Kid 108

Kidnapping 323
Kilogramme 300

Kilomètre 300
Knee 74

Knife 103
Kohl 185

Laboratoire d’idées 327

Lady 158
Lagon 248

Lamb 76
Lampion 242

Lard 158

Lasagne 223
Lècher 81

Lecture 150, 205


Leg 106

Legate 137

Légende de l’entreprise 327


Legion 137

Leste 252
Leurre 80

Librairie 159
Library 159

Lift 107

Lilac 180
Lilas 180

Lime 182
Limon 182

Limonade 182
Lippe 81
Liquidation 240

Loan 105
Location 157

Loft 109
Loggia 252

Losange 223

Loto 244
Lover 42

Low 109
Luciole 247

Lustre 243

Lut 192
Luth 192, 241

Macaron 224, 233


Macaroni 224

Machiavélisme 234

Machiavellianism 234
Madrague 181-182

Madrigal 241
Maestria 219, 245

Maestro 219
Maf(f)ioso 236

Mafia 236

Magasin 188, 230


Magazine 188

Mail 14-18
Mailé 340

Mailer 17

Main 74, 88, 148


Mainmise 88

Maintenant 88
Majordome 255

Malandrin 235
Malicious 156

Malle 8, 14-21, 23-24, 30, 37, 106, 128, 256

Maller 17-18
Management 332, 339, 345

Manager 327, 332


Mandale 237

Mandoline 241

Marabout 181
Marais 79

Marchiet 139
Mare 79

Maréchal 79

Margarine 31
Market 139

Marketing 332
Maroquin 189

Marron 231
Marsouin 80, 119

Martre 80, 181

Mascarade 242
Masque 242

Massage 180
Masser 179-180

Master 137

Match 311
Maxime 152, 271

Maximer 302
Mazout 189

Méchant 286
Médaille 250

Medicine 158

Meeting 296, 332, 340


Mel 18

Mélèze 53
Melon 184, 233

Mercantile 240

Mésange 80
Messidor 300

Mètre 300
Mettre à sac 237

Mezzanine 253

Mezzo 253
Miel 53, 76

Mijoter 79
Millenium 61

Minestrone 225-226, 228


Miniature 245
Minister 137

Minutage 327
Mire 238

Misaine 221-222
Mite 80

Moderato 219

Moderato cantabile 220


Mois 76

Monster 38, 42, 347


Monstre 38

Month 76
Morille 80

Morocco leather 189

Mortadelle 230, 233


Mosaïque 254

Motionner 302
Mouf(f)ette 247

Moufle 81

Mouflon 247
Moult 285

Mouse 76
Mousquet 216
Mousse 80

Mousseline 158, 184, 188


Moustache 251

Mouth 74
Mouton 53, 76

Mozzarella 225, 228


Mulot 80

Musc 186

Museum 61
Musk 186

Mustard 143
Mutton 76, 143

Nacre 186

Nadir 179
Nager 75

Nappes phréatiques 329


Narval 119

Navire-citerne 318
Net 75

Networking 340

Neuf 75
New 76

New deal 320


Nez 74

Night 76

Nine 75
Nivôse 300

Nord 79
Nose 74

Nouveau 76

Nouvelle 159
Novel 159

Novelist 159
Nuit 76

Numéro 244
Nuque 179-180

Obedience 138

Ocarina 241
Oie 76

Old 76
Oléoduc 308

Omen 61

One to one 215


Onze 75

Open source 333


Open-space 327

Opéra 218
Opportunité 328

Opposition 296

Orange 182-183, 231


Oratorio 218

Ordiphone 334
Orgueil 81

Ornière 306

Os 74
Ostrogoth 67

Oud 192
Ouest 79

Ouïr 285

Outlaw 107
Ox 76

Oyster 262
Packet-boat 19-20, 22

Padre 50
Palette 246

Panache 218, 250

Pane 226
Panna cotta 226-227

Pantalon 55, 249


Panther 52

Pantry 144

Paparazzi 243-244
Paquebot 19-22, 31, 40, 128, 297

Parapet 253
Paravent 253-254

Parmesan 225-226, 228


Partisan 240

Part-time 327

Past 214-215
Pastel 246

Pastèque 184
Pater 50
Patine 246

Patois 207, 302-303


Patron 327

Paupiette 213, 230


Pavane 241

Pavois 222

Pay 138
Paye 142

Payer 138
Paysan 142

Pédale 256
Peer-to-peer 41, 340

Penalty 311

Pergola 254
Pertuisane 216

Pesto 225-226, 229


Petit boulot 327

Petits pois 88, 211

Pétrolier 318
Petticoat 144

Phrase 152
Physician 158
Physiquer 159
Piastre 240

Pied 74

Piédestal 255
Pilastre 254

Pilgrim 137
Pilote 213, 221

Pipe-line 308

Pitar 50
Pittoresque 244, 305

Pizza 223, 229


Pizzeria 223, 229

Place to be 339

Plage 248
Plateforme 335

Playlist 322
Playroom 90

Plouc 43
Pluviôse 300

Poche 81

Poisson 76, 80, 119-120


Poltron 236

Pomme d'arange 182


Pomme de terre 88

Ponche 297

Poor 138
Pork 143

Porte-bonheur 89
Portrait 271

Portulan 221
Positif 156

Positiveman 156

Postiche 250
Pouletrie 144

Poultry 144
Pouzzolane 249

Poverty 138

Povre 138
Prairial 300

Préjudice 150
Premier 75

Presently 153

Presto 219
Prime time 322

Prince 137
Prior 137

Prison 95, 137


Procès 150

Process 150-151

Promiscuity 154
Prophet 137

Prosciutto 225, 229


Prosecco 227

Proud 138
Prud 138
Pudding 30-34, 37-38, 41, 76

Puddlage 308
Puddler 308

Pumpkin 233
Punch 297
Punchinello 235

QED 60
Quai 56

Quartette 241
Quatre 75, 143

Quay 56

Quintal 187-188
Quintette 241

Race 107
Racket 323

Racquet 192

Radiance 262
Radis 230

Radish 233
Ragionnant 215

Rail 306
Railway 315

Raiponce 230

Raise 107
Raisin 143, 158

Rambarde 253
Ramper 81

Raout 315

Raquette 192
Ratiboiser 78

Raven 76
Ravioli 224

Raviolles 224
Ravissement 286

Read 74

Récit 327
Réconfort 314

Record 311-312
Redingote 31, 298, 343

Reindeer 108

Reître 78
Relief 145-146

Renne 108, 120


Rental 138

Reporte(u)r 313

Résignation 156
Resume to 153

Revival 341
Rich 138

Riposte 239
Risée 119

Risotto 226

Ritournelle 241
Rive 75, 102, 107

Riz 213, 226


Roadmovie 324

Robber 138

Robe 138
Rober 138

Rock’n’roll 321
Roman 159, 271

Romance 159
Root 108

Rosbif 297

Roseau 80
Route 158, 215

Ruche 53
Rude 156

Rugby 109-110, 124, 311

Rutabaga 122
Sabayon 211

Saccager 213, 237


Sacking 237

Sack to 237

Sacoche 16, 213


Sail 75

Saint 137
Salami 225, 228

Salle 79
Salsifis 231

Salsify 233
Same 103
Santé 158

Saper 213
Satin 189

Saucisson 225, 230

Save the date 42, 340


Sbigottit 215

Scampi 226, 229


Scare 107

Scarole 231
Scénarimage 323

Scenario 243

Schwimmen 75
Scooter 256, 319

Scoot to 320
Scopitone 324

Scorn 141

Scowl 106
Scream 107

See 75
Segmentation 335

Semaine 76
Semonce(r) 145
Semondre 145

Séné 180
Sénéchal 79

Sensibilité 155
Sensible 155

Sentence 152

Sentinelle 216-217
Sept 75

Service 137
Sésame 179

Seven 75

Sexy 326
Sheep 76

Shoppeur 339
Short story 159

Show 322
Shriek 107

Sillet 241

Sire 137
Sirop 183

Sister 103
Sit 74

Skull 106

Slaughter 107
Sleep 74

Slip 325
Slogan 56

Slough 56

Slow 321
Sly 107

Smartphone 334
Smile 103

Socle 213
Soft-skill 42, 339

Soin 81

Solace 141
Soldat 216-217, 238-239

Soliste 241
Solo 241

Sonate 218

Soprano 218
Sorbet 183

Souche 53
Soudard 216

Soulace 141
Soupe 79, 226

Souris 76

Spaceger 214-215
Spadassin 238

Spaghettis 10, 223, 228


Speak 74

Speaker 312

Spiccato 219
Spicy 43

Spinach 183
Spindoctor 342

Sport 308-312

Spouse 138
Sprint 312

Spritz 227
Spritzer 229

Spus 138
Squadron 238

Square 143, 315

Squire 139
Staccato 219

Staff 327
Stand 74

Starter 310

Start to 310
Steak 103

Steamer 40, 297


Steeple-chase 309-310

Stew 145
Stiletto 237, 249

Stinking 55

Stock-option 332
Stocks-option 332

Storie 7-8, 15, 39, 45-46


Storm 75

Story 7, 39, 46
Story-board 323
Storytelling 68, 327

Strade 214-215
Strand 75

Strapontin 242

Straque 215
Strette 215

String 325
Strive to 141

Stuc 254
Studio 252-253

Sturm 75

Style 237
Stylet 249

Succès 286
Sucre 186

Sud 79

Sugar 186
Sultan 178

Summer 76
Summer body 43, 340

Summit 262
Summon to 145

Supertanker 319

Supporter 312
Surname 151-152

Svelte 213
Swain 108

Swim 75

Swing 321
Sympathetic 156

Sympathique 155-156
Tagliatelles 223

Take 107

Talc 180
Tambour 186, 192

Tambourin 192
Tank 318

Tanker 318
Taper 78

Tar 189

Tare 187
Tarif(f) 187

Tarragon 183
Team building 339

Teen 50

Teenager 321
Teens 322, 324

Tel 18
Tempête 75

Tempo 219-220
Ten 75

Tender 306

Tennis 192, 311


Tentative 155

Terminal de poche 334


Terre-plein 213

Terrine 298

Their 108
Them 108

Théorbe 241
Thermidor 300

They 108

They are 103


Thigh 74

Think-tank 327
Though 109

Three 50-51, 75
Thriller 324

Thursday 103

Ticket 306-307
Tide 75

Till 109
Tillac 117

Tilt 324

Timing 327
Tique 80

Tiramisù 226
Tir de réparation 311

Tissues 158
Toast 140, 315
Tolet 118

Tomber 81, 244, 248


Tombola 244

Tongue 74
Tonnelle 306

Tooth 74

Top 10 338
Top down 339

Torse 250-251
Touffe 80

Tour 142

Tourbe 79
Touriste 313

Tout à l’heure 11, 285


Towel 142

Tower 142
Transatlantique 21

Transbordeur 29

Traust 107
Travelling 323

Traverser 286
Traversier 29-30

Travestir 241

Treasure 138
Trébucher 81

Trémolo 219
Tremplin 213

Trépigner 81
Tri 50

Trio 241

Troènes 80
Trois 75

Tromblon 216-217
Trombone 213, 217

Trônes de la pudeur 270

Trop 82
Troupeau 80, 82, 127

Trousers 55
Truck 315, 319

Trust 107

Tunnel 306, 315


Turbot 119

Turf 309-310
Tutti frutti 211

Twelve 75
Twist 321

Two 75

Ugly 103
Unplugged 322

Upcycling 42
Up-to-date 342

Va-comme-je-te-pousse 89

Vague 118
Valise 213, 256

Varech 119
Vater 50

Veal 76
Vedette 243

Vendémiaire 299

Vendetta 237
Ventôse 300

Veray, ai 141
Vermicelle 229

Very 141

Vespa 256
Vespiste 256

Veste 213, 250


Viking 9, 100-104, 106-107, 109, 111-114, 116, 123-124, 135
Vizir 178

Volte-face 239
Voltige 239

Voltiger 239
Voltigeur 239

Vote 295
Wagon 26, 306, 315

Walk 74

War 140
Wardrobe 157

Watermelon 184
Weak 106

Week 76

Weep to 149
Western 323

Window 108
Wing 108

Winner 327
Winter 76

Win-win 327

Workshop 340
Write 74

Yacht 297, 319


Zain 181

Zénith 179

Zéro 179
Zon 95
 
DU MÊME AUTEUR

Les Mots qui ont totalement changé de sens (en collab.), Paris, Le Figaro, coll.
« Mots & caetera », 2020.
Histoire de la langue française. Un vrai roman, Paris, Le Figaro, coll. « Mots &
caetera », 2020.
Les Secrets des mots, Paris, Vuibert, 2019.
Pleins feux sur nos dictionnaires. En 2 500 citations et 700 auteurs du XVIe au
XXIe siècle, Paris, Honoré Champion, 2018.
Expressions et proverbes disparus de Pierre Larousse (en collab. avec B.
Cerquiglini), Paris, Larousse, 2018.
Nos ancêtres les Arabes. Ce que notre langue leur doit, Paris, J.-C. Lattès,
2017.
Mots, expressions et proverbes oubliés (en collab. avec M. Mettra), Paris,
Garnier/Le Monde, 2017.
Les Mots disparus de Pierre Larousse (en collab. avec B. Cerquiglini), Paris,
Larousse, 2017.
La Guitare, « profusions d’harmonie, contre mon ventre dans mes bras », Paris,
Honoré Champion, 2015.
La Bière (en collab.), Paris, Honoré Champion, 2015.
Le Dico des dictionnaires. Histoire et anecdotes, Paris, J.-C. Lattès, 2014.
Le Champagne, « une pluie d’étoiles à l’envers… », Paris, Honoré Champion,
2014.
À vélo ou à bicyclette, nom d’un tour, Paris, Honoré Champion, 2014.
Journal d’un amoureux des mots, Paris, Larousse, 2013.
Le Jardin « qui repose l’œil sans l’égarer », Paris, Honoré Champion, 2013.
Le Cirque, « féerie… qui me jette dans un état d’émotion étrange », Paris,
Honoré Champion, 2013.
Le Train « grâce auquel l’homme n’a plus rien à envier aux poissons et aux
oiseaux » (en collab.), Paris, Honoré Champion, 2012.
Le Fromage « qui doit tout son mérite aux outrages du temps… », Paris,
Honoré Champion, 2012.
Les Élections ou Comment « s’eslire quelque manière de vivre » ?, Paris,
Honoré Champion, 2012.
Le Chocolat « qui favorise la paresse et dispose à ces voluptés qu’inspire une
vie langoureuse… » ? (en collab.), Paris, Honoré Champion, 2011.
Le Chat, Paris, Honoré Champion, 2011.
Le Vin, Paris, Honoré Champion, 2010.
La Mère (en collab.), Paris, Honoré Champion, 2010.
Le Loup, Paris, Honoré Champion, 2010.
Dictionnaire de la Chine. La Chine des dictionnaires (dir.), Paris, Éd. des Silves,
2008.
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Cherchons notre chemin (en collab. avec V. Bizot), Dicojeux, Paris, Hachette,
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Vive les sportifs (en collab. avec V. Bizot), Paris, Dicojeux, Hachette, 1987.
Bouquinons et bibliothéquons, Paris, Istra, 1986.
Lectures silencieuses XXe siècle, Paris, Bertrand Lacoste, 1985.
Cent gammes et cent dictées sténographiques inédites, Textes et dessins, Paris,
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Lectures silencieuses XVIIIe et XIXe siècle, Paris, Bertrand Lacoste, 1982.
Les Mots et moi, Paris, Casteilla, 1981.
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