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Dominique Deslandres
Théologiques, vol. 13, n° 1, 2005, p. 95-117.
Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir.
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Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents
Dominique Deslandres
Département d’histoire
Université de Montréal
1. Film réalisé en 1991 par l’Australien Bruce Beresford à partir du roman Black Robe
(1985) du Canadien Brian Moore.
2. La plupart du temps, en effet, dans les relations qu’ils font de leurs missions, les mis-
sionnaires catholiques du xviie siècle décrivent l’Autre au pire comme un être sans
vraie religion, au mieux comme un être pratiquant une forme de christianisme abâ-
tardie par l’ignorance, la superstition, l’hérésie. À ce sujet, voir Seumois 1952, 300-
301 ; Delacroix 1957, 15 ; Daniel-Rops 1966, 233-243 ; Rogier et al. 1968, 18-19 ;
Delumeau et Cottret 1996, 147-148. Voir plus particulièrement : Farriss 1984 ; Duver-
ger 1987, 191-193 ; Gruzinski 1988, 367 ; Clendinnen 1987, 229-245 ; Clendinnen
1990, 105-141 ; MacCormack 1991 ; Zupanov 1991 ; Deslandres 1997b, 618-664 ;
Griffiths et Cervantes 1999.
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J’aimerais réfléchir ici sur les modalités et les termes de cette rencontre
des croyances, qui s’est produite au xviie siècle, quand les Français ont débar-
qué dans la vallée laurentienne et ont été confrontés aux religions autoch-
tones. Or, comme je l’ai montré dans Croire et faire croire. Les missions
françaises au 17e siècle (2003), cette confrontation ne peut être comprise
que si elle est replacée dans le contexte plus global des missions de cette
époque, un contexte qui voit se développer simultanément les missions à
l’intérieur de la France, auprès des catholiques tièdes et des protestants, et
les missions à l’extérieur de la métropole, auprès principalement des Amé-
rindiens de Nouvelle-France. Répandre le christianisme du concile de Trente
fonde l’esprit de ces missions (Deslandres 2003).
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5. « Vous voyez qu’ils ont quelque tradition du déluge, quoy que meslée de fables, car
voicy comme le monde se perdit, à ce qu’ils disent » (Campeau 1979, 434) ; « Pour le
Messou, ils tiennent qu’il a réparé le monde qui s’estoit perdu par le déluge d’eau,
d’où appert qu’ils ont quelque tradition de cette grande inondation universelle qui
arriva du temps de Noë, mais ils ont remply cette vérité de mille fables impertinentes. »
(Campeau 1979, 564 ; voir 1967, 65, 75 ; 1987, 248, 347-348, 563, 565 ; 1996, 834)
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qui est nécessaire à salut » et ils sont jugés sur le même pied d’égalité ; voire
les réactions qu’ils ont face à la mission sont très exactement prévues par
les missionnaires qui s’y préparent en conséquence (voir Deslandres 1997a,
505-538). Aussi, les nouveaux chrétiens de Nouvelle-France sont-ils loués
parce qu’ils pratiquent « exactement », « réglément » comme on dit alors,
le christianisme tridentin, ce christianisme que les missionnaires tentent,
par tous les moyens, d’implanter en France. À Sillery, écrit-on :
La fréquentation des sacremens, l’avidité qu’ont ces bons néophytes de la
parole de Dieu, l’observance qu’ils rendent à ses commandemens, leur dili-
gence pour assister à la saincte messe tous les jours, les chastimens qu’ils
commencent d’exercer sur les délinquants, leur zèle pour la deffence et pour
l’amplification de la foy sont autant de marques que Jésus-Christ s’affermit
dans leur cœur. (B. Vimont, Relation de 1642, dans Campeau 1990, 381)
C’est l’écho de ce qu’on entend en France. Dans le diocèse de Châlons,
par exemple, la mission de Jean Eudes :
… produisit en effet des changements étonnants dans tous les états, dans
toutes les conditions, et dans l’un et l’autre sexe […]. On fréquenta davan-
tage les sacrements et l’on y apporta, avec plus de soin, les dispositions
requises pour les recevoir avec fruit. La piété prit dans un grand nombre de
lieux la place du désordre et du libertinage. On estima davantage la religion,
on la respecta, on en aima les pratiques. La régularité fut plus grande dans le
clergé et le peuple eut plus de zèle pour suivre l’exemple de ses pasteurs6.
6. Jean Eudes, cité dans Berthelot du Chesnay 1967, 179. Voir Bourdoise 1660, 67, 69-
70, 73 et passim ; Descourveaux 1714, 106, 79. Charles de Genève note :
C’est une chose admirable de voir le peuple qui pour l’ordinaire, a tant de peine
d’assister aux offices divins ès jours de festes, en ces occasions, quoyque préssé de
plusieurs travaux et oppressé de plusieurs charges, venir unanimement et de si bon
cœur entendre la parolle de Dieu ès jours ouvriers, quittant tout pour s’exposer
aux ardeurs de l’été, avec un si grand concours de diverses parroisses, de lieux si
éloignés, nonobstant quelle injure de temps que ce soit, d’un esprit et courage du
tout infatigable, pour rendre à Dieu et à son Église ste des fruicts abondants, voire
jusques au centième. Il seroit bien difficile à décrire ou racconter les grandes émo-
tions des esprits, les admirables métamorphoses et changemens de vies, combien
de rancunes invétérées depuis plusieurs années se terminent en des mutuels ambras-
sements, en syncères amitiés d’une paix vrayement chrétienne ! Combien de gens
d’une vie désespérée qui retournent à leur devoir ! Combien de personnes qui de
toutes les semaines entières, à peine seront sorties de l’église pour prendre un peu
de réfection ! (Charles de Genève 1976, vol. 3, 162-165)
Voir aussi, dans le cas du jésuite Maunoir en Bretagne, Maunoir 1998, 38, 48, 52, 59,
60, 72, 104, 107-108, 48 ; Boschet 1834, 170, 145, 244-245, 286-287.
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ne s’accomplit pas sans péril. Car avant même de débarquer sur le sol amé-
ricain, les hommes et les femmes qui se font missionnaires, s’attendent à
découvrir les mêmes défauts qu’ils ont l’habitude de combattre dans leur
pays d’origine. Sur place, ils ne cessent de reconnaître ces défauts dans les
comportements amérindiens qu’ils condamnent aussi violemment qu’en
France. Pour eux, en effet, les mêmes démons sont à l’œuvre, et des deux
côtés de l’Atlantique, les gens qu’ils séduisent sont de la même étoffe. Bref,
nos missionnaires ne peuvent s’empêcher de reconnaître avant que de con-
naître.
On a souvent vanté les qualités d’observation des jésuites canadiens,
qui nous valent aujourd’hui de précieuses sources ethnographiques et qui
servent de fondement à l’histoire canadienne. Or, ce double souci de faire
l’état des lieux et de sonder le sentiment religieux des peuples qu’ils rencon-
trent est celui de tous les missionnaires, aussi bien à l’intérieur de la France
qu’à l’extérieur. Aussi, quand les missionnaires du Canada, religieux ou
laïcs, examinent assidûment les mœurs et coutumes des Amérindiens, ils
n’agissent alors pas autrement que ne le font leurs confrères des Antilles, du
Moyen-Orient et d’Asie ou ceux des provinces françaises. Les relations de
missions intérieures et lointaines montrent, en effet, que tous les agents
convertisseurs suivent la pratique qu’avait si bien recommandée François
Xavier, le grand modèle missionnaire, de « s’enquérir dextrement des
mœurs », des « vices et vertus » majoritaires du pays à convertir. Pensons à
un César de Bus réfléchissant à la situation religieuse d’Avignon ou à un
Julien Maunoir considérant le cas de la Bretagne et de ses îles ; pensons à un
François de Sales ou encore à un Chérubin de Maurienne mettant au point
son plan de conquête spirituelle de la Savoie : les missionnaires de l’inté-
rieur se font les observateurs attentifs des peuples qu’ils cherchent à rame-
ner dans le giron de l’Église. Si leur « grille de lecture » leur fait considérer
les « vices » qu’ils stigmatisent comme les fruits de l’ignorance religieuse, ils
n’en laissent pas moins de précieuses informations à caractère ethnographi-
que qui, à l’instar des rapports missionnaires concernant les Amérindiens,
peuvent servir aujourd’hui à l’histoire ethnographique et socioculturelle
des régions qu’ils ont parcourues9.
9. François Xavier 1648, 187. Francois de Sales 1892-1964, XI, 168-171. Voir aussi le
plan du Capucin Chérubin de Maurienne décrit par Charles de Genève dans Charles
de Genève 1976, vol. 1, 84-86, 92 ; vol. 2, 117 ; vol. 3, 215, 326-329.
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10. P. Ragueneau, Relation de Huronie, 1648, dans Campeau 1994, 393-394 (voir 370).
Voir aussi, par exemple, les observations du jésuite Biard dans Campeau 1967, 140-
151, 475-478, 511-512, 600, 611-614, celles des récollets rapportées par Chrestien
Le Clercq 1691, vol. 1, 91-100, 134-139, 264-265, 285-287 ; voir aussi le rapport de
Denis Jamet, de 1615 dans Jouve 1915, 58-68. Voir, pour la France, Dompnier 1996,
156-161.
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dit, se faire tout à tous est une façon pour le missionnaire de gagner son ciel
et de le faire gagner à ces Autres, tous ces Autres, qu’il entend convertir. Et,
rappelons-le, cette aptitude des missionnaires à s’ajuster aux us et coutu-
mes amérindiennes afin de les remodeler en les christianisant s’inscrit tout
à fait dans la grande entreprise de normalisation des mœurs qui est alors en
cours en Europe et qui fonde le mouvement de tridentinisation. Aussi,
quand ils débarquent en Nouvelle-France, il leur est tout naturel de courir
sus à ce qu’ils qualifient de « superstitions » ; c’est tout bonnement ce qu’ils
ont l’habitude de faire en France11.
C’est pourquoi il n’est pas étonnant que le jésuite François Du Péron
tonne contre les coutumes, visiblement des « diableries », qu’il connaît bien
en France et qu’il a l’impression de retrouver en Huronie : « Le 2 mars
[1639] et les aultres jours ensuivans du carnaval, le diable est icy deschesné
aussi bien qu’en France. Ce n’est que diablerie et masquarade en ce temps-
là par tout le pays des Hurons. Cela a débauché deux ou trois de nos chres-
tiens et refroidy pleusieurs aultres qui se disposoient au baptesme12. » Et le
jésuite de faire, dans l’urgence et la stupéfaction, une longue liste, qui reflète
à la fois la qualité des observations ethnographiques et la mentalité obsidio-
nale des missionnaires.
On le sait, les missionnaires s’intéressent de près aux croyances amérin-
diennes. Grâce à eux, d’ailleurs, qui ont contribué à fixer par écrit la tradi-
tion orale, nous connaissons les mythes des « Sauvages ». Ils n’ont de cesse,
cependant, de reconnaître des traces de la révélation chrétienne — des traces
du Déluge, des traces de l’incarnation du Christ — dans les récits fonda-
teurs qu’ils rapportent tout en les jugeant absurdes, obscurcis par des siècles
11. Verjus 1666, 230 ; voir aussi 143, 166-168, 179, 185-192, 196-198, 215-216, 224,
226 et passim. Boschet 1834, 72-79, 111, 104-105, 164-166, 345. Charles de Genève
1976, vol. 3, 197-198 ; voir aussi 172, 173, 180, 236-238.
12. F. Dupéron, Lettre à son frère Joseph-Imbert Dupéron, 27 avril 1639, dans Campeau
1989, 222-225. Jérôme Lalemant décrit très longuement une séance de guérison qu’il
assimile à une fête ou à un carnaval et où se produit :
… une manie générale de tous ceux du bourg qui, excepté peut-estre quelques
vieillards, se mettent à courir partout où a passé la malade, mataschiez ou bar-
bouillez à leur mode, avec des déformitez espouvantables de visage, à l’envy les
uns des autres, faisant partout un tintamarre et des extravagances telles que, pour
les exprimer et les mieux donner à entendre, je ne sçay si je les dois comparer ou
à nos mascarades les plus extravagants dont on ait ouy parler, ou aux baccantes
des anciens, ou plustost aux furies d’enfer. (Relation de Huronie, 1638-1639,
dans Campeau 1989, 429, 428-432)
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13. P. Le Jeune, Relation de 1637, Campeau 1987, 562-563. Voir Marie de l’Incarnation
1971, 916 (dans la Lettre à son fils, 1670), 335 (Lettre à son fils, été 1647), 200 (Lettre
à son fils, 1643), où l’ursuline rapporte avec un brin de condescendance :
Le Capitaine de cette Nation étoit un grand Sorcier, et l’homme du monde le plus
superstitieux. Je lui écoutois soutenir la vertu de ses sorts et de ses superstitions, et
peu après il vint trouver le Père contre qui il avoit disputé, lui apporta ses sorts et
le tambour dont il se servoit dans ses enchantemens, et protesta de s’en vouloir
jamais servir. Je vous envoye ce tambour afin que vous voyiez comme le Diable
amuse et séduit ce pauvre peuple avec un instrument d’enfant ; car vou sçaurez
que cela sert à guérir les maladies, à deviner les choses à venir, et à faire de sem-
blables choses extraordinaires.
14. Les signes de cette conversion sont le baptême pour les Amérindiens, la confession et
la communion pour les chrétiens de France. Mais en France et en Nouvelle-France, le
terme clé qui désigne globalement ce changement de cœur pour les missionnaires est
la « conversion ». Voir au sujet des langues vernaculaires, par exemple, Boschet 1834
[1697], 41 et les relations de Pierre Biard (Campeau 1967, 538), Paul Le Jeune (Cam-
peau 1979, 146, 154, 230-231, etc.).
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15. Le jésuite breton Julien Maunoir est à ce titre exemplaire : « Il connoissoit très-bien le
cœur, et il en savoit le chemin. Tout ce qu’il disoit, alloit là ; et il sembloit qu’il remuât
les passions comme il vouloit. Aussi le plus grand de ses talens étoit de toucher » Boschet
1834 [1697], 246, voir 43-44. « Le fruit que le Père prétendoit tirer de cette proces-
sion, c’étoit de frapper le peuple par des spectacles, et de lui faire entrer par les sens
jusque bien avant dans le cœur l’amour de notre Seigneur, le souvenir de ses souffrances,
la reconnoissance de ses bienfaits, la haine et la fuite du péché, l’esprit de pénitence,
et un attachement inviolable au service de Jésus crucifié » (Boschet 1834 [1697], 280).
16. P. Le Jeune, Relation de 1634, dans Campeau 1979, 596. Voir Marie de l’Incarnation
1971, 809 (dans la Lettre à son fils, 1er septembre 1668).
17. Ainsi :
Les pères ne furent pas plutôt arrivés à Quimper qu’ils s’employèrent à toutes sor-
tes de bonnes œuvres. Le Père Maunoir alla à l’hôpital assister les malades. […] Le
Père alla ensuite visiter les prisonniers, consoler les malades de la ville et des fau-
bourgs, porter des aumônes aux pauvres honteux, fortifier les personnes qui étoient
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18. dans l’affliction, assister les maisons religieuses, et porter les épouses de Jésus-
Christ à la perfection de leur état. Il s’adressoit aux magistrats pour les engager à
remédier sans scandale aux désordres secrets, et avec éclat aux désordres publics :
il prêchoit dans les paroisses, et inspiroit partout la fréquentation des sacremens,
la charité envers les pauvres, l’union et la bonne intelligence des familles, la tem-
pérance et la sobriété, et tout cela réveilloit et maintenoit l’ancienne ferveur. (Bos-
chet 1834, 131-132)
Voir Boschet 1834, 260-289 ; Campeau 1967, 142, 218, 244, 511, 513 ; voir aussi,
par exemple, 1979, 130, 134, 152, 154, 306, 317-318, 348, 384-386, 400-401, 447-
449, 468-472, 474, 506, 509, 516, 524-525, 529-530, 542-548, 559-563, 738, 776,
etc. John O’Malley a décrit cette activité multiforme des jésuites (1995, 91-133,
165-199).
18. Biard, Lettre à Christophe Baltazar, provincial, 1612, dans Campeau 1967, 249.
19. Les citations sont de Paul Le Jeune, Relation de 1635, dans Campeau 1979, 447-448,
voir aussi Relation de 1637, dans Campeau 1987, 111-112, 588. L’exposition de la
doctrine par Jacques Ledesma suit le plan de la Somme du jésuite Pierre Canisius
(Dhotel 1967, 99-100).
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20. Jean de Brébeuf, Relation de Huronie, 1636, dans Campeau 1987, 311.
21. Delumeau 1978, 23, 27, 45, 203, 216, 394 ; voir 1983, 369-627. Voir aussi Minois
1991, 260-261.
22. Deslandres 2003, 351s. Voir cette problématique développée par Dompnier (1983,
263).
23. Par exemple, Biard (dans Campeau 1967, 140-141, 244, 544, 546-547) et le séculier
Michel Le Nobletz qui avise le jésuite Maunoir :
Il lui dit ensuite qu’il auroit à combattre l’ignorance et l’amour du plaisir ; qu’outre
les moyens ordinaires de les détruire, qui sont les catéchismes, les prédications, les
confessions, il lui conseilloit d’employer les chansons spirituelles, exprimant en
vers bas-breton les dogmes et les maximes de l’évangile, et les faisant chanter sur
des airs agréables et aisés à retenir. Les Calvinistes, lui dit-il, ont traduit les psaumes
en vers français pour inspirer leur hérésie : servez-vous des chansons spirituelles
pour inspirer au peuple la foi, l’espérance et la charité. Vous tirerez encore là un
autre avantage ; vous abolirez peu à peu l’usage des chansons deshonnestes. (Boschet
1834, 70)
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24. Un tel ethnocentrisme n’est pas bien sûr l’apanage des seuls Européens. Combien de
fois, en effet, les relations de mission ne rapportent-elles pas, avec un brin d’agace-
ment et beaucoup d’ironie, la fierté évidente que montrent les autochtones à l’égard
de leurs propres valeurs et de leurs traditions ? Ces derniers, en effet, cherchent sou-
vent à convertir les missionnaires à leurs façons de faire et à leurs croyances. Pensons par
exemple, à cet Amérindien montagnais qui enjoint fortement les Jésuites de Nouvelle-
France de croire à la puissance des rêves car : « tout ainsi qu’il nous croyoit quand
nous luy disions quelque chose, ou que nous luy monstrions quelque image, de
mesme nous luy devions croire quand il nous disoit quelque chose propre de sa
nation » (Paul Le Jeune, Relation de 1633, dans Campeau 1979, 436).
25. Notons que le terme « inconvertible » est employé au XVIIe siècle, comme le montre
Audisio 1996, 397.
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corriger. Aussi, oui, ces missionnaires qui se considèrent comme les apôtres
de la Primitive Église, se font gentils parmi les gentils, adoptent les raquettes,
le canot et le langage de l’Autre, mais ils ne changent pas fondamentalement
leurs façons de considérer la vie et la mort, la civilisation et la barbarie, la
liberté humaine.
Dans ce processus de la rencontre où l’on aurait pu croire que des
échanges puissent se produire, les missionnaires sont là pour donner, pas
pour recevoir des Amérindiens. Ils ne sont pas prêts à recevoir quelque chose
qui pourrait les faire douter du bien-fondé de leur présence, qui pourrait les
remettre en question. Ils sont alors convaincus qu’il est non seulement juste,
nécessaire, mais obligatoire de propager la doctrine chrétienne et d’ainsi
« sauver le monde ».
Comme la damnation des hommes n’est en somme qu’une affaire de
mauvaise éducation — d’« ignorance » de la foi — ceux qui sont « savants »
en matière de la foi se sentent responsables de la perdition générale et tenus
de rétablir la situation26. Il leur faut donc agir, promptement, efficacement,
sinon ils devront en répondre devant Dieu ; ils sont convaincus que leur
propre salut passe par celui des autres. Dans cette perspective, il semble tout
aussi juste de forcer les récalcitrants à se « sauver » malgré eux, c’est-à-dire
de les « réduire », les re-conduire au christianisme, au besoin par la force.
3. L’impossible adhésion
Toutes ces constatations nous mènent à récuser l’emploi du terme accultu-
ration qu’emploient de nombreux chercheurs pour rendre compte du phé-
nomène missionnaire. En effet, ce terme, depuis son apparition en 1880, a
subi un glissement sémantique révélateur. En 1936, les anthropologues le
définissaient comme l’ensemble des mécanismes qui régissaient la rencontre
de deux ou de plusieurs cultures27. Mais le terme a été récupéré par diverses
disciplines, avec beaucoup de fruits28, puis il s’est inscrit dans la langue cou-
26. Par exemple, côté canadien, Pierre Biard, Relation de 1616, dans Campeau 1967,
614. Jean de Brébeuf, Relation de Huronie, 1635, dans Campeau 1987, 107, 115.
Charles Lalemant, Lettre à son frère Jérôme Lalemant, 1 er août 1626, dans Campeau
1979, 151. Testament de Jean de Brébeuf, Relation de Huronie, 1637-1638, dans
Campeau 1989, 151. Côté français : Boschet 1834 [1697], 426-427 ; voir 441. Vincent
de Paul 1960, 75, 44-45, voir 70, note 18, 74, 77. Jean Eudes renchérit dans Eudes
1906, 57.
27. Redfield, Linton et Herskovits 1936, 149 ; Wachtel, 1974 ; Bastide 1998, 1-114c ;
Baré, 1992, p. 2.
02 - Théologie - manuscrit Page 111 Mercredi, 15. février 2006 9:07 09
rante. Cette inscription n’a pas toujours été heureuse ; il n’y a qu’à ouvrir
nos dictionnaires : ainsi parle-t-on aujourd’hui de « l’acculturation des
Amériques » en voulant décrire le processus par lequel les Amérindiens ont
assimilé les valeurs européennes ; on évoque « l’acculturation d’un émigré »
en voulant rendre compte de l’adaptation d’un individu à une culture
étrangère avec laquelle il est en contact ; ou alors on identifie le phénomène
à l’adaptation à un milieu psychosocial.
Tous ces usages reflètent une réduction du sens ; et souvent ils s’enta-
chent d’une tournure d’esprit qui n’envisage la rencontre de deux ou de
plusieurs cultures qu’en termes hiérarchiques, avec l’inévitable absorption
de la culture dite « faible » ou « inférieure » par la culture « dominante » ou
« supérieure ». Tout l’aspect d’échanges, d’interpénétrations culturelles,
qui faisait la richesse du concept d’acculturation, est ainsi perdu. C’est
pourquoi nous devons manier prudemment ce concept et préciser que la
« conversion » n’est pas l’« acculturation », que les missionnaires, c’est-à-dire
les « agents convertisseurs », ne sont pas des agents « acculturants » et que
chercher à intégrer l’Autre à un modèle socioreligieux n’est pas un projet
d’acculturation socioreligieuse ; user autrement du terme acculturation, dans
le contexte de l’histoire de la rencontre franco-amérindienne du xviie siècle,
signifierait que les missionnaires étaient prêts à changer le message chrétien,
à se laisser gagner par la religion de l’Autre. Ce qui, à l’époque du jésuite
Laforgue, n’était évidemment pas le cas.
Références
e e
Audisio, G. (1996), Les Français d’hier, t. I : Des croyants. XV -XIX siècle,
Paris, Colin.
Authier, C. (1641), Lettre du 1er octobre 1641 au secrétaire de la Congré-
gation de la Propagande de la Foi, dans Archives de la Congrégation de
Propaganda Fide : S.C. Francia, vol. 1, folio 89r.
Axtell, J. (1992), « Imagining the Other : First Encounters in North Ame-
rica », dans Beyond 1492 : Encounters in Colonial North America,
Oxford, Oxford University Press, p. 25-74.
28. On pensera par exemple aux travaux de l’anthropologue Nathan Wachtel, dont La
vision des vaincus paru en 1971 et à ceux de l’historien Serge Gruzinski (1999 ;
2004). Ces deux collègues de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales ont aussi
en 2001 produit ensemble Le Nouveau Monde, Mondes nouveaux. L’expérience
américaine. Voir aussi Berry 1989 ; Camilleri et Cohen-Emerique 1989, 29.
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02 - Théologie - manuscrit Page 115 Mercredi, 15. février 2006 9:07 09
Résumé
La rencontre des croyances franco-amérindiennes du xviie siècle doit être repla-
cée dans le contexte plus global des missions de cette époque. On voit alors se
développer simultanément les missions à l’intérieur de la France, auprès des
catholiques tièdes et des protestants, et les missions à l’extérieur de la métropole,
auprès entre autres des Amérindiens de Nouvelle-France. Or, l’analyse révèle
que, dans son ensemble, la mission française au xviie siècle fut loin d’être un lieu
d’innovation. L’altérité, en effet, a eu un impact quasi nul sur les mentalités et les
méthodes missionnaires. D’une part, les missionnés étaient perçus essentiellement
comme des « ignorants » de « ce qui est nécessaire à salut », dont il serait facile de
circonvenir les superstitions ; d’autre part, c’est l’ensemble des stratégies mission-
naires des différents ordres et des congrégations à l’intérieur de la France qui se
trouva « importé » en Nouvelle-France. Dans ce processus, la rencontre de l’Autre
se fait à sens unique, les missionnaires étant là pour donner et non pour recevoir
des missionnés quelque chose qui pourrait les remettre en question ou susciter
leur adhésion à la religion de l’Autre.
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Abstract
The Franco-Amerindian encounter of beliefs must be replaced in the global con-
text of 17th century missions, which see simultaneously the development of mis-
sions inside France, among Catholics and Protestants, and outside the country,
among peoples like the Amerindians of New France. The analysis reveals that, as
a whole, the French mission was far from being a place of innovation. Otherness,
in effect, has had no impact on missionary spirit and methods. On the one hand,
the “missionized” were essentially perceived as ignorant of what was necessary
for salvation, peoples whose superstitions would be easily denied. On the other
hand, it was as a whole that the missionary strategies of the diverse orders and
congregations of France were imported in New France. In this process, the French
encounter of the Other was only in one direction, the missionaries being there to
give, not to receive anything from the Other that could question their legitimacy
or cause their adhesion to the religion of the Other.