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p. 11-14
TESTO
TESTO INTEGRALE
1Parce que le « discours sur les besoins » prend chaque jour plus
d’ampleur et qu’un nombre croissant de politiques ou d’intellectuels
ont fait de cette notion leur cheval de bataille, il était tentant de faire
le point et d’instruire l’enquête en laissant s’exprimer toutes les
parties.
2Mais ce Cahier ne prétend nullement à l’impartialité ; à bien des
égards, il constitue un sévère réquisitoire contre la manière dont les
organisations internationales conçoivent — et cherchent à satisfaire —
les « besoins fondamentaux » des populations du Tiers Monde. L’unité
des divers textes présentés tient à leur commune critique de la
position aujourd’hui dominante, laquelle feint de s’intéresser aux plus
pauvres pour renforcer les privilèges — déjà exorbitants — des
nantis : voilà pourquoi il était urgent de dénoncer la perspective
réductrice et dangereuse de cette « nouvelle » manière de prétendre
résoudre les problèmes du « développement ».
3Cela dit, entre les auteurs qui se côtoient dans ce Cahier, le débat
n’en est pas moins vif. Car s’il est relativement facile de s’accorder
pour mettre en question la politique des organisations internationales
et leur interprétation des « besoins fondamentaux », il est autrement
plus malaisé de faire l’unanimité sur la notion de besoin en tant que
telle. Or tel est bien, en dernière analyse, l’enjeu qu’il convenait de
faire apparaître : par-delà la manière (ou : les manières) utilisée(s)
pour déterminer les « besoins humains », se cache un problème plus
grave qui est d’ordre épistémologique. Ce qui est en cause, c’est la
possibilité de bâtir une théorie sociale, ou une théorie du
développement, sur une série de caractéristiques propres à l’être
humain considéré dans sa généralité ; c’est la légitimité d’un postulat
d’isomorphisme entre les nécessités de l’existence humaine
individuelle et les formes sociales de cette existence ; c’est,
finalement, l’autonomie de la culture considérée comme l’ensemble
des pratiques sociales significatives d’un groupe donné.
4Certes, pour reprendre le titre de ce Cahier, personne ne niera qu’il
faille manger pour vivre ; mais si l’existence physique des hommes
constitue une condition absolument nécessaire de la culture, elle n’en
est pas moins une condition absolument insuffisante. D’où cette
interrogation : le « développement de l’homme » peut-il être conçu en
dehors du système culturel (symbolique) qui forme la trame
essentielle de toute société ? Bien entendu, tous les participants à
ce Cahier prétendent respecter les « facteurs culturels », mais leur
division subsiste lorsqu’il s’agit de répondre à la question suivante : la
notion de besoin est-elle ou non capable de rendre compte de la
diversité des pratiques sociales ? Autrement dit, la société est-elle
déterminée, et expliquée, par la manière dont s’organise l’existence
de ceux qui la composent ? Au détour de cette controverse, on
retrouve la linguistique. D’une part, on cherche à établir une sorte de
continuité — ou de parallélisme — entre le comportement individuel
et les motivations sociales, et l’on postule un lien — même indirect —
entre le signe et le signifié, entre le phonème et le sens. Alors que la
thèse opposée s’appuie sur la loi saussurienne de l’arbitraire du signe,
laquelle justifie, et explique, l’irréductibilité de la culture comme
système symbolique à la simple manifestation de la « nature
humaine ». Ainsi, là où les uns parlent de « satisfaction des besoins
fondamentaux », les autres s’attachent aux conditions dans lesquelles
une logique sociale peut être productrice de sens. L’opposition, on le
voit, est fondamentale et l’intérêt de ce débat relègue à l’arrière-plan
l’accord que l’on pensait apercevoir, à première vue, entre des auteurs
unanimes à critiquer les stratégies proposées par les multinationales
du développement.
5Le Cahier s’ouvre sur un texte de Pierre Spitz qui rappelle, avec
autant d’ironie que d’érudition historique, que les diverses tentatives
faites jusqu’ici pour déterminer l’importance des « besoins »
individuels se sont inscrites le plus souvent dans une perspective de
contrôle social. Cette réflexion est ensuite prolongée par quelques
textes rassemblés par l’équipe des Cahiers : du XVII siècle à nos
e
TESTO NOTE AUTOREILLUSTRAZIONI
TESTO INTEGRALE
1A l’auberge des besoins de base, en 1979, on peut apporter son
manger, son boire et sa musique. Quelles qu’aient été les louables
intentions des fondateurs, la clientèle, tout en restant, pour
l’essentiel, originaire du premier monde, ou liée à des institutions
qu’il domine, est devenue fort mélangée. Seuls les obscurantistes de
la croissance pour la croissance et les illuminés de la révolution pour
la révolution ne sont pas au rendez-vous.
2Et nous autres, qui n’avons jamais pensé que la croissance des
importations d’armements, de whisky et de conditionneurs d’air
nourrissait ceux qui ont faim, et qui, d’autre part, estimons que la
révolution ne tombe pas du ciel pour résoudre tous les problèmes,
sommes bien forcés de reconnaitre qu’il y a du vrai dans la stratégie
des besoins de base.
1 Voir à ce sujet, p. Spitz, « Violence silencieuse : famine et
inégalités », Revue internationale de (...)
6Bref, pour vivre, les hommes doivent manger si possible tous les
jours et suffisamment. Il a fallu pour écrire les mots précédents une
longue histoire de deux à trois milliards d’années, l’invention de
l’écriture, la formation du français moderne, une suite également fort
longue de vies individuelles, de copulations fécondes, de grossesses
menées à terme jusqu’à l’individu qui écrit ces lignes. Il a lui-même
dû acquérir avec courage et obstination des fragments de
connaissances dans le domaine de l’agriculture et de l’alimentation.
Aussi, fut-il invité à écrire ses pensées sur les besoins alimentaires de
base par un membre de l’équipe de rédaction de ces honorables
Cahiers, rencontré dans un escalier3.
7A ce point du hasard et de la nécessité, il faut donc maintenant poser
la question qu’il m’a été demandé de traiter, et tenter d’y répondre :
comment fixer une ration alimentaire journalière minimum ? Vieux
casse-tête des intendants des armées du monde, et en particulier des
intendants de marine (car le pillage en plein océan est difficile), des
directeurs de prison et des pensionnats de jeunes filles pauvres.
8Les prisonniers de toujours doivent être capables de survivre sans
coûter trop cher à l’Etat, les marins du XVIII siècle de tirer sur leurs
e
23Le discours sur les besoins de base et sur la définition des pauvres
a été en Europe un discours majeur du XIX siècle. De la fin e
du XVIII siècle avec Bentham (qui proposait de faire porter aux vrais
e
NOTE
1 Voir à ce sujet, p. Spitz, « Violence silencieuse : famine et
inégalités », Revue internationale des sciences sociales, Vol. XXX (1978),
N° 4.
UR
http://books.openedition.org/iheid/docannexe/image/3603/img-1.jpg
L
AUTORE
Pierre Spitz
© Graduate Institute Publications, 1980
Collages
p. 29-47
TESTOILLUSTRAZIONI
TESTO INTEGRALE
Un Père indigne, un beau jour, fut expédié en Europe.
On voulut l’éblouir. On lui exhiba Paris, Rome. Il
revint changé, « pourri d’orgueil » ; n’ayant vu du
Vieux Monde, exclusivement, que ses tares ou ses
mesquineries : la mendicité, par exemple, lui avait
donné de la France une déplorable opinion. Il était
devenu ingouvernable. On le déporta à Sydney.
Victor Segalen,
Journal des Iles, Editions du Pacifique,
Tahiti, 1978, p. 58.
1En se passionnant pour les débats à la mode, on court le risque de
négliger la nécessité du recul historique. Or il serait bien naïf
d’imaginer que la « satisfaction des besoins fondamentaux » constitue
une nouveauté. Et puisque tant de voix se sont élevées, au cours des
siècles, pour dénoncer successivement le scandale de l’esclavage, de
la condition ouvrière ou de la pauvreté absolue, il faut tenter de saisir
l’enjeu de ces protestations, trop souvent voilé par un humanisme
généreux. Ce qui est en cause, finalement, c’est la possibilité de
reproduction de la force de travail : affamer les pauvres, c’est tuer la
poule aux œufs d’or ; se désintéresser des besoins des plus
misérables, c’est mettre en danger la richesse — et la sécurité — des
nantis. Voilà pourquoi la pauvreté dérange, bien plus que la richesse.
2Le simple fait de rapprocher deux textes, écrits à des siècles de
distance, est un acte arbitraire. Le procédé multiplie les interférences
et les parasitages. En tirant de leur contexte un certain nombre de
passages choisis à l’aide d’une grille toujours subjective et en les
mettant côte à côte, on biaise parfois leur intention fondamentale, on
risque même de leur faire dire autre chose que ce que leur auteur
avait à l’esprit. Ainsi, on ne fait pas que reproduire des discours
anciens, on produit un discours nouveau. Mais, du même coup,
l’éclairage qu’un texte porte sur un autre permet aussi de dévoiler
leur non-dit respectif : en faisant violence aux textes, on fait ressortir
la violence des textes.
« Comme ils n’ont que les plaisirs des animaux, ils paroissent n’avoir aussi
que des peines semblables aux leurs. En sont-ils moins heureux ? (...) Leurs
désirs sont bornés, leurs besoins sont en petit nombre, ils sont facilement
satisfaits. Ils n’ont que le nécessaire, & ne connoissent pas le superflu. (...)
Leurs yeux stupides sont le vrai miroir de leur ame ; elle paroît sans
fonctions, leur indolence est extrême. »
Jean-Baptiste Thibault de Chanvalon : 1763 : 51
« Ceux qui, pendant des siècles, ont vécu dans la pauvreté et dans le relatif
isolement de leur village, finissent par s’accommoder de cette existence. Il
serait surprenant qu’il en fût autrement. Les gens ne luttent pas, de
génération en génération ou de siècle en siècle, contre des circonstances
ainsi faites qu’elles l’emportent toujours : ils acceptent. »
John Kenneth Galbraith : 1979 : 62
« Une cinquième preuve que nous sommes destinés à vivre en société ce
sont les besoins physiques & essentiels auxquels notre existence nous
assujettit uniformément : nous ne pouvons exister sans consommer ; notre
existence est une consommation perpétuelle ; & la nécessité physique des
subsistances établit la nécessité physique de la société. »
Pierre-François Lemercier de la Rivière : 1767 : 8
« Les besoins essentiels (...) se composent de deux éléments. Ils
comprennent en premier lieu le minimum de ce qui est nécessaire à une
famille au titre de la consommation individuelle, une alimentation, un
logement et un habillement convenables, de même que certains articles
ménagers et du mobilier. En second lieu, ils portent sur les services de base
fournis et utilisés par la collectivité dans son ensemble, par exemple l’eau
potable, un système sanitaire, les moyens de transport publics, des services
de santé et des possibilités d’instruction et d’activité culturelle. »
BIT : 1976 : 4
« Par toutes les recherches que j’ay pû faire, depuis plusieurs années que je
m’y applique, j’ay fort bien remarqué que dans ces derniers temps, prés de
la dixième partie du Peuple est réduite à la mandicité, & mandie
effectivement ; que des neuf autres parties, il y en a cinq qui ne sont pas en
état de faire l’aumône à celle-là, parce qu’eux-mêmes sont reduits, à trés-
peu de chose prés, à cette malheureuse condition ; que des quatre autres
parties qui restent, les trois sont fort mal-aisées, & embarassées de dettes
& de procès ; et que dans la dixième, où je mets tous les Gens d’Epée, de
Robe, Ecclesiastiques & Laïques, toute la Noblesse haute, la Noblesse
distinguée, & les Gens en Charge militaire & civile, les bons Marchands, les
Bourgeois rentez & les plus accommodez, on ne peut pas compter sur cent
mille Familles. »
Maréchal de Vauban : 1707 : 4
« Environ 900 millions d’entre eux subsistent avec un revenu inférieure 75
dollars par an, n’ayant pour tout horizon que la crasse, la faim et le
désespoir. Ceux-là vivent dans la pauvreté absolue, si dénués de tout qu’ils
échappent à toute définition rationnelle de la dignité humaine. La pauvreté
absolue confine ses victimes dans l’analphabétisme, la malnutrition, la
maladie, une mortalité infantile élevée et une espérance de vie réduite au
point de scléroser chez ces malheureux le potentiel génétique dont chacun
hérite à sa naissance. En fait, ils mènent une vie que l’on ose à peine
qualifier d’humaine.
Je me souviens d’avoir fait une distinction entre pauvreté absolue et
pauvreté relative. Celle-ci caractérise les familles dont les revenus sont un
peu moins bas, mais encore bien loin de la moyenne nationale de leur
pays. »
Robert McNamara : 1975 : 15
« Il est certain que ce mal est poussé à l’excés, & que si on n’y remedie, le
menu Peuple tombera dans une extrêmité dont il ne se relèvera jamais ; les
grands chemins de la Campagne & les rues des Villes & des Bourgs étans
pleins de Mandians, que la faim & la nudité chassent de chez eux. »
Maréchal de Vauban : 1707 : 3-4
« Si nous nous sommes attaqués tout d’abord au paupérisme en milieu
rural, c’est que ce milieu est celui où le paupérisme est actuellement le plus
répandu. Cependant les villes du tiers monde abritent, elles aussi, leur
contingent de pauvres — environ 200 millions actuellement. D’autres
encore ne vont pas tarder à y affluer. »
Robert McNamara : 1975 : 22-23
« L’histoire de tous les peuples leur démontreroit, que pour rendre
l’esclavage utile, il faut au moins le rendre doux, que la force ne prévient
point les révoltes de l’ame ; qu’il est de l’intérêt du maître, que l’esclave
aime à vivre ; & qu’il n’en faut plus rien attendre, dès qu’il ne craint plus de
mourir. »
Guillaume-Thomas Raynal : 1775 : t. II : 402
« Les politiques qui ont pour effet d’enrichir les riches — sans améliorer
parallèlement la condition des pauvres — n’enrichissent pas en fin de
compte la nation. Au contraire, elles entraînent inévitablement le
déséquilibre économique et l’instabilité sociale. »
Robert McNamara : 1972 : 20
« N’oublions jamais que le seul moyen de prévenir les malheurs dont
l’introduction des esclaves menace cette colonie, est d’être juste et
bienfaisant envers ces malheureux (...). Des esclaves bien traités serviront
toujours bien leurs maîtres et pendant la paix et pendant la guerre. »
Pierre Poivre : 1797 : 223
« La première tâche des pays développés est d’assurer la subsistance des
plus pauvres qui, en 1975, ont eu un déficit de 12 millions de tonnes de
produits alimentaires, mais risquent d’en avoir un de 70 à 85 millions de
tonnes en 1990. Ce déséquilibre est générateur de conflits régionaux de
plus en plus dangereux en raison de la prolifération des armes modernes. »
Cyrus Vance, Le Monde, 26 septembre 1979, p. 6
« Ce trait de lumière puisé dans le sentiment, méneroit à beaucoup de
réformes. On se rendroit à la nécessité de loger, de vêtir, de nourrir
convenablement, des êtres condamnés à la plus pénible servitude qui ait
existé (...) Par degrés, on arriveroit à cette modération politique, qui
consiste à épargner les travaux, à mitiger les peines, à rendre à l’homme
une partie de ses droits, pour en retirer plus surement le tribut des devoirs
qu’on lui impose. »
Guillaume-Thomas Raynal : 1775 : t. II : 402
« Cette stratégie peut fort bien réussir. Elle appelle de la part des
gouvernements la volonté d’aboutir, l’adoption de nouvelles politiques et le
redéploiement des ressources. Au demeurant, elle peut produire des
dividendes considérables. »
Robert McNamara : 1975 : 22
« XVIII. Voulons que les Officiers de notre Conseil supérieur de la Louisiane,
envoyent leurs avis sur la quantité de vivres & la qualité de l’habillement
qu’il convient que les Maîtres fournissent à leurs Esclaves ; lesquels vivres
doivent leur être fournis par chacune semaine, & l’habillement par chacune
année, pour y être statué par Nous (...) XX. Les Esclaves qui ne seront point
nourris, vêtus & entretenus par leurs Maîtres, pourront en donner avis au
Procureur Général dudit Conseil ou aux Officiers des Justices inférieures, &
mettre leurs mémoires entre leurs mains ; sur lesquels, & même d’office,
les Maîtres seront poursuivis à la requête dudit Procureur Général & sans
fraix, ce que nous voulons être observé pour les crimes et traitemens
barbares & inhumains des Maîtres envers leurs Esclaves. »
Code noir : 1685
« Il incombe, par conséquent, aux gouvernements des pays en voie de
développement de réorienter leurs politiques de développement afin
d’attaquer de front la pauvreté des éléments les plus démunis de leur
population. Ils n’ont pas besoin de renoncer pour cela à promouvoir une
croissance économique dynamique. Il faut cependant qu’ils se préoccupent
davantage des besoins humains plus essentiels, c’est-à-dire améliorer la
nutrition, le logement, la santé, l’éducation et l’emploi de leurs populations
(...)
Il incombe, d’autre part, aux dirigeants des pays riches de soutenir cette
détermination et ce courage en s’efforçant davantage de faire régner plus
de justice au sein de la communauté internationale. »
Robert McNamara : 1972 : 23
« Par la raison qu’un homme n’apporte dans ce monde que des besoins ;
qu’il doit y trouver des choses nécessaires à sa subsistance, & qu’il ne peut
exister sans consommer, il est évident que les hommes ne peuvent se
multiplier, qu’en proportion des productions qui doivent entrer dans leurs
consommations. L’objet immédiat de l’institution des sociétés particulières
est donc la multiplication des productions. »
Pierre-François Lemercier de la Rivière : 1768 : 26
« Dans l’ensemble du tiers monde, dans les campagnes comme dans les
villes, il existe en fait un immense arsenal de possibilités, encore largement
inexploitées, qui permettraient de réduire la pauvreté absolue et la pauvreté
relative et d’accélérer la croissance économique en aidant directement les
pauvres à devenir plus productifs. (...) le problème du paupérisme dans les
campagnes résulte principalement de la faible productivité des millions de
petits cultivateurs du secteur de subsistance. »
Robert McNamara : 1975 : 16
« S’il est trop rapide, l’accroissement démographique se traduit, dans tous
les secteurs, par l’effritement et la perte des bénéfices résultant du
développement : l’épargne tend à disparaître, les pénuries se multiplient et
les ressources ne peuvent plus suffire à satisfaire les besoins essentiels. »
Robert McNamara : 1972 : 3
« On a souvent tendance à confondre pauvreté et naïveté. En vérité, des
millions de petits agriculteurs pourraient — même sans utiliser de facteurs
de production compliqués — améliorer sensiblement leur productivité s’ils
pouvaient seulement être assurés qu’au moment de la récolte ils seraient
en mesure d’écouler leur excédent de production à un prix rémunérateur. »
Robert McNamara : 1975 : 20-21
« VII. Les solemnités prescrites par l’Ordonnance de Blois, & par
la Déclaration de 1639 pour les mariages, seront observées, tant à l’égard
des personnes libres que des Esclaves ; sans néanmoins que le
consentement du pére et de la mère de l’Esclave y soit nécessaire, mais
celui du Maître seulement.
VIII. Défendons très expressément aux Curés de procéder aux mariages des
Esclaves, s’ils ne font apparoir du consentement de leurs Maîtres. »
Code noir : 1685
« Cependant cette multiplication de subsistances ne peut s’opérer que par
la culture, & la culture n’est possible que dans la société ; car il est évident
que personne ne cultiveroit si personne n’avoit la certitude morale de jouir
de la récolte, & que ce n’est que dans la société que cette certitude morale
peut s’établir, parce qu’elle suppose des droits qui (...) ne peuvent avoir lieu
qu’en société. »
Pierre-François Lemercier de la Rivière : 1768 : 8-9
« Nous pourrions sur cela proposer aux physiciens et aux cultivateurs
d’Europe, plusieurs questions relatives à la culture et aux productions de
nos Isles ; leur décision éclaireroit les habitans de nos Colonies, ou les
encourageroit à des essais. (...) Quoi qu’il en soit, il seroit difficile de
changer les méthodes généralement adoptées dans nos Colonies. Par-tout
les hommes dans leurs raisonne-mens conviendront du mieux qu’il y auroit
à faire ; s’agit-il d’exécuter, ils ne le font pas. C’est l’esprit qui raisonne,
c’est le caractère qui emporte & qui agit. D’ailleurs jamais peut-être aucune
espece d’hommes n’a été plus opiniâtrément attachée que les Negres aux
usages établis. »
Jean-Baptiste Thibault de Chanvalon : 1763 : 125, 131
« La Commission a recommandé la création dans les pays en voie de
développement de centres internationaux de recherche scientifique et
technologique dont les travaux soient directement applicables à la solution
des problèmes les plus aigus que connaissent ces pays. Le cas de
l’agriculture est particulièrement important (...) Pour atteindre ce résultat, il
ne suffit pas d’améliorer progressivement les méthodes culturales ; il faut
trouver des technologies entièrement nouvelles, adaptables à la situation
propre aux pays en voie de développement. »
Robert McNamara : 1970 : 6
« ...selon moi, ces gens devraient être autorisés à vivre en famille dans des
colonies industrielles qui seraient établies là où le terrain et les matériaux
de construction sont bon marché ; ils seraient bien logés, bien nourris et
bien chauffés. On les instruirait, formerait et emploierait du matin au soir à
des travaux qu’ils accompliraient dedans ou dehors soit pour eux-mêmes,
soit pour le compte de l’Etat. (...) En échange de leur travail, l’Etat devrait
leur fournir les matériaux et autres choses dont ils pourraient avoir
besoin. »
Charles Booth : 1892 : 167
« Par ailleurs, comme une communauté ne se satisfait pas uniquement de
logements, les projets de trames d’accueil prévoient la construction
d’écoles, de dispensaires, de salles communautaires, de garderies
d’enfants ; elles offrent même quelques possibilités d’emplois, une partie
du terrain pouvant être, par exemple, réservée à l’implantation de petites
industries.
Les projets de trames d’accueil stimulent donc l’effort personnel ; ils
permettent aux pauvres de se loger et de former une communauté viable et
cohérente pour une dépense publique minimale. »
Robert McNamara : 1975 : 39
« Les maîtres, sensibles au cri tendre et puissant de l’humanité outragée,
goûteront le plaisir délicieux d’adoucir le sort de leurs malheureux
esclaves, n’oublieront jamais qu’ils sont des hommes semblables à eux.
L’esclave dédommagé suivant l’esprit de la loi, de la perte de sa liberté (...)
servira son maître avec joie et fidélité. Il se croira libre et heureux, même
dans l’esclavage. »
Pierre Poivre : 1797 : 251
« Pourtant, à mon avis, c’est surtout par des considérations d’ordre moral
que se justifie l’aide au développement. De tout temps, l’humanité a
reconnu — au moins dans l’abstrait— le principe selon lequel les riches et
les puissants de ce monde ont l’obligation morale d’aider les pauvres et les
faibles. Ce principe répond à la définition même du sens de communauté,
qu’il s’agisse de la communauté de la famille, du village, de la nation ou de
la communauté internationale. »
Robert McNamara : 1973 : 9
« Quelle situation plus délicieuse que celle d’un maître bienfaisant, qui vit
sur sa terre au milieu de ses esclaves, comme au milieu de ses enfans ! qui
les voit autour de lui, deviner ses volontés et prévenir sa parole, pour les
exécuter avec ardeur (...)
De tels esclaves vaudront des hommes libres. Loin d’être dangereux à leurs
maîtres, dans le cas d’une invasion de la part de l’ennemi, ils seront au
contraire de très-bons défenseurs de la colonie ; et je suis persuadé que
tous les bons maîtres de l’île compteraient en pareil cas sur l’attachement
de leurs esclaves. »
Pierre Poivre : 1797 : 224-225
« Une conséquence encore plus sombre découle de ces chiffres lorsque
nous essayons de calculer quel sera le prix à payer si cette tendance n’est
pas enrayée. De tout temps, la violence et les désordres civils ont embrasé
plus souvent les villes que les campagnes. Les frustrations que ressassent
les citoyens pauvres sont immédiatement exploitées par les extrémistes
politiques. Par conséquent, si les villes ne s’attaquent pas sans tarder et de
façon plus constructive au problème du paupérisme en milieu urbain, c’est
ce dernier qui, finalement, les anéantira. »
Robert McNamara : 1975 : 24
3Les textes utilisés pour les « collages » sont tirés des ouvrages
suivants :
4BIT - Déclaration de principes et Programme d’action adoptés par la
Conférence mondiale tripartite sur l’emploi, la répartition du revenu
et la division internationale du travail Genève, 1-17 juin 1976,
Document WEC/CW/F.1.
5Charles Booth, Life and Labour of the People in London , Macmillan &
Co., London and New York, 1892, vol. I.
URL http://books.openedition.org/iheid/docannexe/image/3605/img-1.jpg
File image/jpeg, 484k
URL http://books.openedition.org/iheid/docannexe/image/3605/img-2.jpg
Le développement dans la
perspective des besoins
fondamentaux
Introduction
Johan Galtung
p. 51-52
TESTO AUTORE
TESTO INTEGRALE
1Ce travail a été présenté lors d’un colloque sur le thème des besoins
organisé à Berlin du 26 au 28 mai 1978 par l’ Internationales
Institut für Umwelt und Gesellschaft / Wissenschaftszentrum
Berlin, en collaboration avec le Projet de l’Université des Nations unies
intitulé : « Objectifs, processus et indicateurs du développement ».
2La présente traduction française constitue une version abrégée, avec
l’accord de l’auteur, du texte anglais original lequel doit paraître
dans : Human Needs : A Contribution to the
Current
Debate, edited by Katrin Lederer, in
cooperation with Johan Galtung and David Antal, copublished by
Oelgeschlager, Gunn & Hain, Publishers, Inc. and Verlagsgruppe
Athenaum, Hain, Scriptor & Hanstein, 1980.
AUTORE
Johan Galtung
Institut universitaire d’études du développement, Genève.
Université des Nations unies, projet « Objectifs, processus et indicateurs du
Notes critiques : culture et
impérialisme
Johan Galtung
p. 97-101
TESTO AUTORE
TESTO INTEGRALE
1Lorsque l’on écrira l’histoire de la théorie du développement au cours
des années soixante-dix, Roy Preiswerk en émergera comme l’un des
très rares auteurs qui ont accordé tout leur poids aux relations
interculturelles en tant qu’élément important d’une théorie générale.
Tout au long de l’approche de Preiswerk on perçoit une quête de la
vision globale, d’une vision qui ne transcende pas seulement les
insuffisances manifestes des diverses écoles de la croissance plus ou
moins dans la ligne de Rostow, mais aussi le matérialisme de
n’importe quelle approche économiste que nous connaissions
aujourd’hui, conservatrice, libérale ou radicale, et qui reconnaît
pleinement l’homme comme un être possédant une culture. Et
Preiswerk va encore plus loin : il place les relations culturelles au sein
d’un cadre de théories générales de domination, de dépendance et
d’impérialisme, et il analyse la manière dont ces relations culturelles
sont utilisées pour frayer le chemin à des relations économiques d’une
nature éminemment asymétrique. Mais je ne pense pas que Preiswerk
tombe dans l’erreur si souvent commise par les marxistes
dogmatiques qui veut que seules les relations économiques soient
fondamentales, l’impérialisme culturel n’ayant, par voie de
conséquence, aucun statut séparé mais n’étant significatif qu’en tant
que catégorie empirique et analytique et pour autant qu’il puisse être
envisagé comme élément de soutien de l’impérialisme économique.
L’impérialisme culturel apparaît à Preiswerk comme ayant sa nature
propre. Priver de sa culture une population est analogue à la
déposséder de ses matières premières ou de son autonomie ; cette
attitude constitue de son propre fait l’impérialisme et non parce
qu’elle peut conduire à ce dernier — comme cela a souvent été le cas
par le passé.
2Je suis entièrement d’accord avec cette conception et je trouve
particulièrement stimulante l’analyse de l’auto-colonisation donnée
par Preiswerk. Il en va comme des normes fictives de la psychologie
sociale : une personne pense qu’on attend d’elle qu’elle agisse de telle
ou telle façon, mais il n’y a pas d’émetteur de la norme, il n’y a qu’un
receveur. L’auto-colonisation est l’auto-application de la soumission.
D’un autre côté, pour que ceci se produise il y a sans doute
généralement eu une forme quelconque de préhistoire accoutumante.
Mao Tsé-toung rapporte quelques histoires intéressantes sur ce point
à propos des relations chinoises avec l’Union soviétique (Smart
Schram, Mao Tse-tung Unrehearsed) : durant trois ans il n’a pu
manger de soupe de poulet aux nouilles et aux oeufs parce que les
Russes désapprouvaient ce genre de nourriture. Qui a été client
restera client — c’est une des raisons pour lesquelles les nations et les
pays qui, une fois, ont été colonisés, « périphérisés », « clientélisés »,
peuvent l’être à nouveau sans difficulté, même par l’implacable
ennemi de l’ancien colonisateur. (Ceci, par parenthèse, est un des
arguments pour lesquels les pays d’Europe non-alignés pourraient
être militairement les plus forts du fait que leur volonté de résister —
et pas seulement militairement — n’a pas été affaiblie par le
« clientélisme » sous l’hégémonie d’une super puissance, ce qui est
tacitement inclus dans les formules de l’OTAN et du Pacte de
Varsovie). Il ne fait aucun doute que Preiswerk pourrait se saisir de
cette excellente idée d’auto-colonisation et la développer plus avant
en une théorie plus générale de la soumission, ainsi que de son refus :
le respect de soi, la confiance en soi, l’autonomie qui, de plus en plus,
deviennent les termes nouveaux pour développement.
3Et ceci sert d’entrée en matière pour un point de divergence avec
Preiswerk : je pense que son analyse est encore trop liée à des notions
paternalistes telles que « les experts de l’assistance technique »,
« l’aide au développement » et les réorientations de la Banque
Mondiale. Bien que j’admette que l’image nouvelle de la Banque
Mondiale soit meilleure que l’ancienne on y retrouve encore beaucoup
trop l’idée que « nous » le faisons pour « eux » : « nous » reformulons
même « leurs » notions du développement. Je pense qu’à tout
prendre, l’ère des experts de l’assistance technique touchera bientôt à
son terme et qu’on devrait la regarder comme un reliquat du schéma
général de l’hégémonie occidentale. La tâche ne consiste pas à
améliorer l’expert d’assistance technique en le rendant plus sensible
aux différences culturelles et au message culturel inhérent à son
propre transfert de technologie. En fait cet expert pourrait même
devenir par là encore plus dangereux, car, en plus d’une certaine
supériorité technologique, il pourrait posséder une intuition culturelle
que les gens du cru n’ont pas et être encore plus apte à les manipuler.
Même s’il ne le fait pas, son rôle tout entier est antithétique quant à
l’idée d’indépendance : il retire des mains autochtones quelques-uns
des aspects les plus importants de la pratique du développement.
C’est pourquoi il y a beaucoup plus de développement dans l’effort
sincère que fait un village pour progresser, même par des méthodes
très conventionnelles, que dans une nouvelle approche théorique,
conceptuelle et même pratique venant de quelque organisation ou
institut occidental.
4En conséquence, je ne suis pas si certain que l’accent mis par la
Banque Mondiale sur les frontières de la pauvreté soit tellement
incompatible avec la théorie de la dépendance : tout d’abord, le Tiers
Monde a le droit de viser à beaucoup plus que le « socialisme de la
pauvreté », le minimum devrait être situé bien au-dessus de la limite
de pauvreté. En second lieu, comme le fait remarquer Preiswerk : si
rien n’arrive au reste du système, amener la périphérie de la
périphérie au-dessus de la limite de pauvreté et lui donner un plus
grand « pouvoir d’achat » (ceci eut dû réveiller les soupçons de
Preiswerk !) peut très bien n’être qu’une stratégie visant à créer des
clients mieux capables de participer, et par conséquent d’entretenir le
capitalisme mondial.
5Les mêmes remarques s’appliquent dans une grande mesure, à
l’analyse que donne Preiswerk du Second Rapport Mesarovic-Pestel au
Club de Rome, Stratégie pour demain. Est-il vraiment possible
aujourd’hui d’écrire une analyse de la « problématique mondiale »,
pour reprendre l’expression favorite du Club de Rome, sans faire
appel à un instrument très simplement analytique qui est le concept
de « capitalisme » ? Le Club de Rome suit ce qui semble encore être le
jeu des Nations Unies : on fait entrer la plupart des aspects du
capitalisme dans l’analyse sans jamais désigner la bête noire par son
nom exact. Ceci peut être bienvenu — conduisant facilement à une
fabrication de slogans à bon marché — mais dans une recherche
d’une vision plus totale la catégorisation du capitalisme ne peut être
évitée. Néanmoins, comme Preiswerk le dit maintes fois : il y a
plusieurs sortes de capitalisme, privé et d’Etat — alors, pourquoi ne
pas établir dans le détail ce qu’ils ont en commun ? A la base même
du capitalisme se trouve très précisément semble-t-il, le gradient
centre-périphérie par lequel la périphérie est saignée de ses
ressources — naturelles, humaines et en capitaux — et rendue
dépendante du centre. Jamais Mesarovic et Pestel ne semblent
s’approcher le moins du monde de cette notion, et ce pour la bonne
raison que leur division du monde en dix « régions » devient un vain
outil de description et non un instrument de pénétration plus
profonde qui pourrait conduire à la fois au développement du Tiers
Monde sous-développé et à celui des Premier et Second sur-
développés. Il ne s’agit pas seulement de la différence entre le Japon
et le Sud-Est asiatique, entre l’Europe occidentale et l’Afrique, entre
les USA et l’Amérique latine, mais encore de la relation entre ces
régions ; mais Mesarovic et Pestel ne franchissent pas ce pas
important et dans l’ensemble tombent encore dans le piège mental
qui consiste à imputer à la « pénurie » la plupart des maux du monde.
Il est certain que Preiswerk ne suit pas cette démarche mais il aurait
gagné à aller plus loin dans l’analyse de la nature du capitalisme.
6Le point important à propos du capitalisme — privé et d’Etat — me
paraît résider exactement là où se situe également le centre de gravité
des préoccupations de Preiswerk : dans la culture occidentale, qui a
précédé d’au moins deux millénaires le capitalisme industriel — cela
est déjà très clairement exprimé par Homère. Ce n’est pas seulement
que le capitalisme, en tant que formation socio-économique, conduit
à de pénétrants gradients centre-périphérie à travers tous ses modes
d’exploitation ; mais c’est encore que l’image du monde occidental,
ou l’image de l’espace en général, semble être mono-centrique, avec
un centre qui est regardé comme la cause de toutes les conséquences
apparaissant dans la périphérie.
7Il n’est que de jeter un regard sur une ville occidentale et de la
comparer avec la géographie urbaine rencontrée, disons en Extrême-
Orient, pour voir la façon dont les concepts occidentaux de l’espace
modèlent même l’habitat de l’homme : un centre nettement marqué
dont partent des avenues, comme à Paris (schéma qui se répète dans
la géographie routière de la France). On pourrait alors ajouter à ceci ce
que mentionne Preiswerk : le concept accumulatif, unilinéaire que
l’Occident a du temps, et une grande partie de la cosmologie sociale
qui est à la base du capitalisme vu en tant que formation sociale, est
déjà là.
8En bref, ce qui fait un peu défaut à l’analyse de Preiswerk c’est
l’effort d’aller plus avant dans le détail lorsqu’elle en vient aux
concepts fondamentaux qui sont transmis par l’intermédiaire du
contact entre l’Occident et le Tiers Monde, s’écoulant en partie le long
des gradients déjà créés, et créant en partie ces gradients en allant
jusqu’à faire que les peuples de la périphérie se sentent constituer
une périphérie, qu’ils le croient et l’acceptent — ce qui est
éminemment compatible avec le syndrome d’auto-colonisation décrit
par Preiswerk. Je suis convaincu qu’en poussant dans cette voie,
Preiswerk en arriverait aussi à la conclusion que le faisceau des
assomptions fondamentales constitue la plus grande partie de la
matière première culturelle dont est fait le capitalisme. Il se crée ainsi
un pont vers une analyse des défauts du développement de sociétés
riches et pauvres dans le monde actuel, sans tomber dans
l’économisme de doctrines essentiellement occidentales et
appartenant essentiellement au XIX siècle telles que le marxisme et le
e
1Il faut préciser d’emblée qu’une approche fondée sur les besoins
fondamentaux ne constitue pas la seule perspective possible pour les
sciences sociales en général et pour les études du développement en
particulier. Il en existe de nombreuses. Certaines centrent leurs
analyses sur les structures (en particulier celles des modèles de
production/consommation), d’autres sur les processus (par exemple
l’évolution des structures dans le temps), d’autres encore sur la
manière dont la culture et la nature conditionnent les structures et les
processus — pour ne mentionner que quelques exemples 1. Les
approches les plus classiques mettent surtout en évidence les acteurs,
leurs jeux stratégiques dans des situations de coopération et de
conflit, leurs motivations et leurs capacités. Nous ne pensons pas
qu’on puisse choisir impunément parmi ces approches : elles sont
probablement toutes indispensables pour donner une image globale
de la condition humaine. La seule hypothèse qui sous-tend ce travail
est la suivante : sans être suffisante, une approche partant des
besoins fondamentaux (abrégée dorénavant : ABF) est en tout cas
nécessaire ; partir des besoins fondamentaux — ou de leur équivalent
dans d’autres terminologies — constitue un élément indispensable
des études du développement.
2Voici deux arguments — l’un négatif, l’autre positif — pour justifier
cette position :
2 On trouve une analyse de ce point dans Johan Galtung, « Social
Cosmology and Western Civilization » (...)
AUTORE
Johan Galtung
Institut universitaire d’études du développement, Genève.
Université des Nations unies, projet « Objectifs, processus et indicateurs du développement ».
TESTO NOTE AUTORE
TESTO INTEGRALE
1Les remarques suivantes sont essentiellement d’ordre sémantique.
Or, le langage n’est pas innocent ; il implique toujours des problèmes
de fond. Il faut distinguer un besoin, une nécessité, un souhait, un
désir, une demande. Ces derniers peuvent être ressentis et exprimés
de façon subjective ; ils peuvent — mais pas nécessairement - -
exprimer des besoins ou encore ne pas exprimer des besoins pourtant
existants. On ne peut pas supposer que les gens soient conscients de
tous leurs besoins ; mais notre hypothèse -peut-être gratuite — est
cependant qu’on peut probablement les en rendre conscients, par
exemple par la psychanalyse et d’autres procédés semblables, par le
dialogue avec les autres ou par la pratique. On peut très bien parler
d’un besoin de liberté pour une personne née dans la servitude même
si celle-ci ne connaît rien d’autre, de même qu’on peut très bien
parler d’un besoin de créativité en songeant à une personne qui ne
connaît que le travail routinier de la société moderne. Nous savons
également qu’on peut vouloir, souhaiter, demander quelque chose
sans en avoir réellement besoin, c’est-à-dire sans qu’il ne s’agisse
d’une chose nécessaire. Nécessaire à quoi ? A rendre la
personne humaine, et c’est ici, comme on l’imagine, que commencent
les difficultés.
2On voit qu’un aspect du « besoin » est lié à la notion de nécessité. En
d’autres termes, nous avons une idée de ce qui est nécessaire pour
être humain, ou, du moins, de ce que c’est qu’être non-humain. Nous
affirmons, en outre, que cette idée a quelque chose d’universel. Cela
ne signifie pas pour autant qu’on puisse dresser une liste exhaustive
des besoins, qui indiquerait les besoins minimaux et maximaux de
chacun en tout point du temps et de l’espace social, et qui
serait la liste universelle des besoins humains fondamentaux. Notre
prétention est bien plus modeste : elle consiste à affirmer qu’il existe
certaines classes de besoins telles que les « besoins de sécurité », les
« besoins de bien-être », les « besoins d’identité » et les « besoins de
liberté » — pour recourir à une classification dont nous ferons usage
ici — en partant de l’idée que les hommes ont toujours tendu vers
quelque chose de ce genre bien que de façons très différentes. Pour
déterminer ces besoins, il serait même utile de chercher le plus petit
dénominateur commun des aspirations des hommes ; si l’on
parvenait, à partir de mots et d’actes, à partir de désirs conscients et
inconscients, à dresser la liste des aspirations de tout homme en tous
temps — et ces catalogues devraient être nombreux — on constaterait
un certain recoupement. Ce recoupement pourrait nous fournir des
indications sur les besoins (fondamentaux) en dépit du danger qu’il y
a à négliger les particularités propres à des listes spécifiques de
besoins. Mais un tel danger est inhérent à tout processus
d’abstraction. En disant que ces besoins ont « quelque chose
d’universel » nous nous référons aux besoins eux-mêmes et non pas
aux moyens de leur satisfaction ; ces derniers sont susceptibles de
variations encore plus importantes que les besoins. De plus, rien ne
nous permet de penser qu’on peut satisfaire les besoins de façon
universelle. On sait qu’il existe des besoins qui ne peuvent être
satisfaits en raison de la rareté des ressources. D’autres besoins
comme l’éventuel « besoin de domination », ou le « besoin d’être
dominé », le « besoin d’être plus instruit » ou « en meilleure forme
que le voisin », le « besoin d’occuper une position supérieure » ne
peuvent être satisfaits pour tout le monde pour des raisons logiques.
Néanmoins, le langage utilisé pour parler des besoins devrait pouvoir
aussi exprimer ces besoins relationnels et relatifs et non seulement
les besoins absolus qui déterminent le niveau de satisfaction chez un
individu sans référence aux autres ; il devrait même pouvoir englober
les besoins désapprouvés pour des raisons morales, comme le
« besoin de domination ». Ainsi, que se passerait-il si quelqu’un
disait, et prouvait, qu’il se « désintégrerait » à défaut de pouvoir
dominer quelqu’un d’autre ? De tels cas existent, mais ils nous forcent
à poser de sérieuses questions à la culture qui se trouve à la source
d’une telle valeur.
8 A. Sicinski dans « The Concepts of Need and Value in the Light of the
Systems Approach » in Social (...)
10 Sicinski, op. cit., p. 73 ss., parle d’une « hiérarchie logique des besoins,
à savoir :
11 A moins, bien entendu, qu’il ne s’agisse par exemple d’une grève de la
faim allant jusqu’à la mort, utilisée comme arme dans une lutte pour la
liberté et pour l’identité. De telles choses se produisent et montrent
clairement qu’on n’accorde pas nécessairement la priorité à la survie
physique dans toutes les situations.
TESTO NOTE NOTE DI FINE AUTOREILLUSTRAZIONI
TESTO INTEGRALE
1 En anglais, le terme immatériels a pour deuxième sens « sans
importance » (NdT).
7Faut-il en conclure que cette distinction entre les deux sphères doit
être abolie ? Nullement. Cette distinction nous sert de rappel et nous
ne devons pas mettre en question sa validité à cause de notre
incapacité à l’éclaircir ici et maintenant. Il n’est d’ailleurs pas très
important qu’elle soit très claire. Une formule comme la suivante par
exemple nous paraît tout à fait acceptable : « pour être matériel, un
besoin doit être satisfait par des moyens de satisfaction purement
matériels ; si les moyens de sa satisfaction ne sont pas matériels ou
ne le sont que partiellement, on pourra considérer que le besoin est
non matériel ». Mais il ne faut pas perdre de vue que ces deux
catégories sont largement interdépendantes sans quoi on ne
parviendra pas à une connaissance approfondie de la relation existant
entre besoins et moyens de satisfaction. Revenons au contexte social.
Les moyens de satisfaction — tout comme les besoins — sont produits
par un contexte social et dépendent d’un contexte social. On peut le
considérer soit comme un ensemble d’acteurs, soit comme une
structure. Ainsi, on peut distinguer entre des besoins qui dépendent
de l’acteur et des besoins qui dépendent de la structure 12. On parle
de besoin dépendant de l’acteur lorsque la satisfaction du besoin
dépend de la motivation et de la capacité de l’acteur d’assurer ou
d’empêcher cette satisfaction ; le degré de satisfaction d’un
besoin dépendant de la structure est au contraire fonction de la
structure sociale. On pourrait ajouter à ces deux catégories de besoins
celle des besoins dépendant de la nature que nous considérerons
comme allant de soi dans le cadre d’une analyse sociale. Aussi nous
intéresserons-nous plutôt à la manière dont les acteurs et les
structures — c’est-à-dire le contexte social — parviennent à satisfaire
ou empêcher la satisfaction des besoins. Un tremblement de terre fait
des morts et des blessés mais particulièrement dans les classes
inférieures qui vivent dans les conditions les plus pauvres ; une
inondation cause des pertes humaines et matérielles mais surtout
parmi ceux qui vivent à proximité de fleuves dépourvus de barrages
adéquats. Ces deux exemples illustrent bien la manière dont
fonctionnent les structures13.
Tableau 1. Une typologie des besoins humains fondamentaux
NOTE DI FINE
1 En anglais, le terme immatériels a pour deuxième sens « sans
importance » (NdT).
URL http://books.openedition.org/iheid/docannexe/image/3613/img-1.jpg
TESTO NOTE AUTORE
TESTO INTEGRALE
15 L’auteur le plus connu et dont l’œuvre mérite le plus de discussions
est bien entendu Abraham H. Ma (...)
1La plupart des études sur les besoins supposent — explicitement ou
implicitement — l’existence d’une hiérarchie des besoins. En général,
on trouve les besoins « physiologiques » ou « animaux » —
somatiques ou matériels — au bas de cette hiérarchie, tandis que les
besoins psychiques ou spirituels - - que nous appelons ici besoins
d’identité et de liberté — occupent le haut de l’échelle 15. Les théories
impliquant une hiérarchie des besoins peuvent être considérées
comme axiologiques (par exemple lorsque les besoins sont
considérés comme plus « élevés » dans la mesure où ils ne sont pas
partagés par le monde animal), comme empiriques (la satisfaction des
besoins plus élevés est subordonnée à la satisfaction antérieure des
besoins plus bas) ou comme normatives (il faut accorder la priorité à
la satisfaction des besoins plus bas).
16 On se rappelle dans ce domaine le texte classique
de Eugen Kogon : Der SS-Staat, Europäische Verlag (...)
6Cela ne signifie pas pour autant que la stratégie opposée, qui place
les besoins non matériels — les besoins de liberté et d’identité - en
haut de la liste des priorités soit meilleure. Traduite en un programme
politique, cette thèse impliquerait que ceux pour lesquels les besoins
matériels sont déjà satisfaits y ajouteraient de plus en plus de
« besoins » matériels et tendraient à des niveaux de satisfaction de
plus en plus élevés. Une telle politique trouve sa justification dans des
formules telles que « liberté » (de choisir les biens de consommation,
par exemple) et « identité » (signifiée par les biens de consommation).
On peut objecter à cette thèse que ce type de comportement ne vise
pas en réalité à la satisfaction de besoins non matériels, mais s’efforce
d’élargir le domaine de l’« avoir » au détriment de l’« être »18.
7Si la théorie des besoins doit avoir un but ou une fonction politique
positive dans la société contemporaine, elle doit permettre de révéler
les cas de mauvaises constructions sociales ou de mal-
développement, et d’indiquer d’autres possibilités. Une société qui est
incapable de respecter les besoins non matériels ou les besoins
matériels de sa population peut être conforme aux théories libérales
ou marxistes par exemple, qui définissent les processus historiques
comme des étapes inévitables et nécessaires du développement. Au
nom de telles théories, on peut défendre n’importe quels crimes et
légitimer n’importe quels privilèges.
8Ainsi notre argument ne va pas contre l’existence de priorités
définies dans des situations concrètes — nous en avons tous — mais
contre les théories des besoins qui voudraient universaliser ces
priorités, les ériger en une loi générale, mettant ainsi en cause la
diversité. En outre, une théorie des besoins pourrait être un moyen de
contrôle et une mise en garde au cas où l’organisation des priorités
impliquerait que l’on relègue à l’arrière-plan d’importantes classes de
besoins de larges couches de la population pendant des périodes de
temps considérables.
19 Si on traitait des problèmes délicats, « philosophiques », relatifs à
l’identité et à la liberté au (...)
17 En partant de l’hypothèse que le seuil occidental est plus élevé, dans le
sens que les Occidentaux ont besoin d’atteindre un niveau de satisfaction
matérielle plus élevé avant qu’ils ne puissent accorder leur attention aux
besoins non matériels, il faut s’attendre à ce que les Occidentaux, compte
tenu de leur tendance à l’universalisation, supposeront que ces seuils sont
universels. Ainsi les Occidentaux ne cesseront de s’étonner de la volonté
des autres peuples de lutter pour la liberté et l’identité, même dans des
conditions de privation matérielle qui rendraient totalement inactif un
Occidental moyen. Il est bien connu que certains hommes bien nourris et
bien vêtus sont prêts à sacrifier leurs vies pour la liberté et l’identité, ce qui
rend douteuse l’hypothèse selon laquelle les besoins de sécurité et de
survie physique ont la priorité absolue.
AUTORE
Chapitre V. Besoins et
occidentalisation : dix
dimensions du problème
Johan Galtung
p. 81-118
TESTO NOTE AUTOREILLUSTRAZIONI
TESTO INTEGRALE
1Etant donné que nous parlons d’« êtres humains », notre hypothèse
peut être considérée comme universellement valable. Toutefois, cette
expression ne signifie pas grand-chose : les besoins ne sont pas
spécifiés et l’on ne dit rien de précis des points critiques à partir
desquels apparaissent les pathologies entraînées par leur non-
satisfaction. Cependant, les êtres humains ne sont pas malléables à
l’infini. L’homme a des objectifs dont quelques-uns sont ressentis
(plus ou moins consciemment) comme des besoins humains
fondamentaux. Ces besoins humains fondamentaux diffèrent selon les
individus et les groupes, ils varient dans le temps, ils sont malléables
— jusqu’à un certain point — mais une fois ces besoins intériorisés,
l’être humain ne peut plus être soumis à des changements sans que
cela n’implique pour lui des risques considérables. Consciemment ou
inconsciemment, il fait une sorte de calcul qui correspond à ce que
nous désignons par les termes de satisfaction/insatisfaction. Ainsi,
la théorie de la socialisation joue un rôle fondamental dans toute
théorie des besoins à moins qu’on ne réduise le concept de besoin à
une fonction physiologique indépendante de la socialisation — et
donc de la culture. Nous rencontrons ici le problème soulevé par
certaines formes de socialisation qui poussent les individus à
satisfaire certains de leurs besoins d’une manière qui gêne la
satisfaction des autres besoins, ou la satisfaction de besoins d’autres
personnes — que ces personnes appartiennent aux générations
présentes ou futures. Par conséquent, toute théorie des besoins
implique une théorie des conflits, surtout si l’on recherche des
modèles de développement (c’est-à-dire des modèles satisfaisant les
besoins humains fondamentaux) voulant concilier les besoins des
divers membres ou groupes.
20 Pour plus de détails, voir Johan Galtung, Tore Heiestad et Erik
Rudeng « On the last 2500 Years in (...)
1. La conception occidentale,
centriste et universaliste de
l’espace
17Le monde occidental a une forte tendance à se considérer comme
un modèle universellement valable qui doit être imité. Il n’est donc
pas difficile de prévoir l’utilisation que l’Occident pourra faire d’une
approche fondée sur l’étude des besoins humains fondamentaux. Il
commencera par établir une liste des besoins susceptibles de servir de
base à une conception universelle de l’homme sans se demander si
une telle liste peut avoir un sens quelconque. Que ce soit pour des
raisons conscientes ou non conscientes, quelques-uns de ces besoins
— voire beaucoup d’entre eux — ne seront en fait que des besoins
occidentaux investis de prétentions universalistes. Il ne s’agit pas là
d’un problème abstrait, mais d’une réalité politique ; en effet,
l’Occident ne manque pas de moyens pour mettre en œuvre ses
conceptions et les incarner dans des institutions, sans compter que,
dans ce domaine, le rôle des organisations intergouvernementales et
internationales n’est pas des moindres. Ainsi, l’Occident pourrait
utiliser ces listes dont les prétentions universelles auront été
légitimées par des résolutions de l’ONU ou d’institutions liées à l’ONU
pour exercer une pression sur d’autres pays en les poussant à se
conformer davantage aux modèles occidentaux. On pourrait même
dire que telle est bien la fonction de l’ONU d’un point de vue
occidental.
23 Ce qui n’est pas sans difficulté. Dans une étude de Brigitte Janik,
« Die Befriedigung der existent (...)
Le conflit
40Les théories occidentales des besoins mettent l’accent sur les
besoins ou les théories des besoins qui, une fois traduits dans une
pratique politique, engendrent le conflit plutôt que la coopération.
C’est ainsi, par exemple, qu’elles accordent la priorité aux besoins
matériels, c’est-à-dire aux besoins qui réclament des moyens de
satisfaction riches en composantes matérielles, donc rares par
définition (au moins lorsqu’on cherche à les satisfaire ad libitum, étant
donné le caractère fini du globe) ; c’est la logique du « si j’en ai plus,
quelqu’un d’autre en aura moins ». Il y a là peut-être un élément
d’explication de la tendance occidentale à privilégier les besoins
matériels. Cette attitude engendre le conflit dont la société se servira
ensuite pour structurer une organisation sociale verticale et
individualiste.
La verticalité
31 Une des différences importantes entre la théorie des instincts et la
théorie des besoins est que le (...)
L’individualisme
45Il n’y a pas de doute qu’il y a quelque chose d’individualiste dans un
concept de besoin qui stipule que les seuls sujets possibles des
besoins sont les êtres humains en tant qu’individus. Ainsi, on
considère que le besoin de convivialité ne peut être ressenti nulle part
ailleurs que dans l’être humain, et que, s’il peut être satisfait, c’est
dans l’être humain et nulle part ailleurs que le sentiment de bien-être
se produit.
46Toute autre position doit être considérée comme obscurantiste,
manquant de fondement empirique et politiquement dangereuse. Le
besoin d’appartenir à une société dont on peut être fier se trouve
également chez les membres de cette société ; un pays qui en
dépasse d’autres sur les plans militaire ou économique constitue un
moyen de satisfaire ces besoins, mais tant le besoin que sa
satisfaction sont d’ordre individuel (contrairement à l’agent de
satisfaction !). Ce point trivial ne suffit cependant pas pour taxer la
théorie des besoins d’individualiste dans son ensemble.
34 L’article sur « Needs Human » dans Hunter et Whitten, Encyclopedia
of Anthropo-logy, Harper, New Yo (...)
48Dire que les seuls sujets de besoins sont les êtres humains en tant
qu’individus, c’est exclure non seulement comme sujets légitimes de
besoins les diverses collectivités humaines mais également la nature.
La nature — animaux, plantes et autres manifestations de la nature
n’est pas considérée comme un sujet éprouvant des besoins. Il ne fait
aucun doute qu’une telle conception est dans la droite ligne de la
tradition occidentale pour laquelle la nature est dépourvue d’âme
alors que l’homme — et l’homme seulement — en a une ; on voit que
c’est un élément de l’occidentalisme qui se reflète dans cette
conception35.
49Remarquons toutefois que le fait de contester le statut de sujet de
besoins à la nature n’empêche pas de reconnaître que certaines
conditions sont nécessaires à la survie d’un écosystème, par exemple.
Le concept d’une condition sine qua non est plus large que le concept
de besoin ou, pour être plus précis, que le concept de satisfaction de
besoin. De même que le fait de reconnaître des collectivités comme
sujets de besoins peut aboutir à réifier un développement non humain
(à travers le productionnisme, le distributionnisme, le révolutionnisme
et le modernisme, la création d’institutions) qui peut facilement
devenir antihumain, de même la reconnaissance de la nature comme
sujet de besoins peut aboutir à un écologisme qui pourrait à son tour
devenir antihumain, ou, du moins, ignorer l’homme. C’est sans doute
une sorte d’humanisme que nous adoptons ici dans la mesure où
nous considérons que les préoccupations relatives à l’équilibre
écologique sont ancrées dans l’intérêt bien compris de l’homme ; en
effet si « les besoins de la nature » ne sont pas satisfaits, les êtres
humains finiront par en souffrir. C’est pourquoi le terme « bien
compris » se réfère davantage à une conscience écologique qu’à des
sujets existants dans la nature non humaine, qui pourraient être
considérés comme sujets de besoins mais avec lesquels nous ne
semblons pas — jusqu’à présent — être capables de communiquer.
8. Marginalisation : division
sociale entre le dehors et le
dedans
40 On trouve cette approche gestionnaire dans le modèle de Bariloche
où tout est transformé en prix de (...)
43 « Ce n’est pas pour les gens du commun, c’est pour les gens haut
placés » — je n’oublierai jamais c (...)
9. Fragmentation : atomisation
des individus à l’intérieur des
groupes
47 La tradition de l’ermite hindou est légendaire. Elle correspond peut-
être à l’histoire de Robinson (...)
65Si les seuls sujets de besoins sont les individus, pourquoi ne pas
pousser cette individualisation plus loin ? Le problème a été
mentionné plus haut : « La satisfaction se réaliserait non seulement
chez l’individu, mais chez l’individu en état d’isolement ; autrement
dit elle (la théorie des besoins) exigerait qu’on fasse abstraction du
contexte social. Il est certain que la théorie des besoins peut être
détournée dans ce sens. » En fait, cela peut prendre deux directions,
toutes deux significatives de la tradition occidentale de
l’individualisme et de la fragmentation, mais très différentes quant à
leurs conséquences : selon la première, le sujet du besoin pourvoit
seul à la production des moyens de sa satisfaction. Selon la deuxième,
la satisfaction du besoin se déroule dans l’isolement social. Nous
faisons l’hypothèse que la tradition occidentale reprend ces deux
possibilités et oriente la théorie des besoins dans ces deux directions.
La première interprétation pourrait être illustrée par l’image d’un
ermite ou, pour prendre une image plus contemporaine, par ceux qui
sont non seulement autonomes (self-reliant) mais également
autosuffisants. Pareille perspective ne devrait pas être confondue avec
une théorie générale du développement autonome (self-reliance) qui
met l’accent sur les petits groupes, les communautés bêta, qui visent
à la self-reliance locale plutôt qu’à la self-reliance individuelle. La
pensée occidentale — mais d’autres aussi, pensons à la pensée
hindoue par exemple — a toujours accordé un grand respect 47 — et
non sans raison — à ceux qui subvenaient à leurs propres besoins.
Mais la théorie des besoins n’entraîne pas (même implicitement) une
telle perspective. Pour elle, l’important est que le sujet du besoin
individuel soit également un sujet participant aux décisions qui
concernent la satisfaction de ses besoins ; cela n’implique ni un
monopole sur les prises de décision, ni sur la production des moyens
de satisfaction du besoin, ni sur la distribution jusqu’au moment de la
consommation, ni sur les systèmes d’élimination des résidus. La
théorie des besoins ne conteste pas que la société soit nécessaire à la
satisfaction des besoins.
66La seconde interprétation est plus importante car elle concerne les
tendances principales de la société contemporaine : la satisfaction du
besoin en situation d’isolement. On consomme la nourriture préparée
sur plateaux-TV, on se nourrit de boîtes de conserves et l’on mange
dans des self-services ; on habite dans des maisons ou des
appartements séparés les uns des autres — ce qui entraîne la
formation d’un tissu social bien différent de celui qu’on trouve dans
un village — les pilules et autres formes de médicaments permettent à
l’individu de se soigner lui-même mais le privent en même temps
d’une certaine forme de contact social ; l’activité politique est réduite
à l’acte solitaire du vote dans un isoloir etc. ; le protestantisme,
comme d’autres courants religieux, définit la dimension religieuse
comme une relation individuelle de l’homme à Dieu (sans la médiation
d’une assemblée ou de prêtres). Nous n’avons fait qu’évoquer
quelques problèmes connus de chacun — qui figurent dans la colonne
de droite du tableau 2 — pour montrer la fragmentation de notre
société. On peut être pour ou contre ou partiellement contre, la
question n’est pas là. L’essentiel est qu’il n’y a rien, et qu’il ne devrait
rien avoir, dans la théorie des besoins, qui soit susceptible de faire de
ce genre de formation sociale un prolongement logique de la théorie
elle-même. Au contraire, il serait étrange que les listes de besoins ne
contiennent pas sous la classe des « besoins d’identité » des éléments
qui se référeraient d’une manière ou d’une autre au besoin de
convivialité. Une société qui neutraliserait systématiquement ce besoin
en ferait les frais tôt ou tard, quels que soient ses efforts pour
transformer ses vices en vertus en les qualifiant de « naturels ».
B : besoin
o : non-pertinence
S : moyen de satisfaction
x : satisfaction
21 Cette méthode est également utilisée dans la critique que fait l’auteur de
la technologie occidentale dans La fin des outils, Cahiers de l’IUED, N° 5,
IUED-PUF, Genève-Paris, 1977, pp. 207-244.
23 Ce qui n’est pas sans difficulté. Dans une étude de Brigitte Janik,
« Die Befriedigung der existentiellen Grundbedürfnisse des Menschen als
Faktor der Entwicklung und der
Entwicklungsplannung », Viertelsjabresberichte — Probleme der
Entwicklungsländer, N° 47, mars 1972, Friedrich Ebert Stiftung, pp. 77-94,
on détermine les besoins en calories et en protéines, selon le sexe, l’âge et
les régions (information provenant de la FAO) (p. 83). A poids et taille
égaux, c’est chez les hommes de la catégorie 18-35 ans qu’on enregistre le
plus grand besoin de calories (2900 calories), tandis que c’est chez les
femmes de la catégorie 55-75 ans qu’on enregistre le moins grand besoin
(1600 calories) ; cela vaut pour l’Europe et pour les Etats-Unis. Quant aux
régions : selon la FAO, ce sont les Nord-Américains qui ont le plus grand
besoin de calories (2710 calories — mais ils en consomment 3090, donc
14 % de sur-consommation) et ce sont les populations d’Asie et d’Extrême-
Orient qui ont le moins besoin de calories (2210 calories — mais ils n’en
ont que 1990, donc 10 % de sous-consommation). L’argument selon lequel
ils doivent recevoir moins parce qu’ils sont plus petits constitue un cercle
vicieux ou une self fulfilling prophecy : en réalité c’est parce qu’ils
reçoivent moins qu’ils sont plus petits.
24 Les listes données par Laszlo, Erwin et al., dans Goals for Mankind, E. P.
Dutton, New York, 1977, ne sont pas de ce type ; elles ne se réfèrent qu’en
partie aux besoins — à l’enrichissement, au pouvoir (définis en divers
termes), etc. 11 serait intéressant que plusieurs groupes examinent si ces
buts reflètent dans une quelconque mesure des besoins humains
fondamentaux.
30 En d’autres termes, après avoir découvert dans une culture donnée la
présence d’éléments fondamentalement erronés, comme ceux par exemple
qui déclenchent des phénomènes comme le nazisme, le stalinisme et la
guerre au Vietnam, continuera-t-on à croire que les adultes sont plus mûrs
que les enfants ?
38 Johan Galtung, « The New International Fxonomic Order and the Basic
Needs Approaches. Comptability Contradiction and/or Conflict », University
of Oslo, Papers N° 80, 19 p.+annexes.
43 « Ce n’est pas pour les gens du commun, c’est pour les gens haut
placés » — je n’oublierai jamais ce commentaire en réponse aux
compliments que je faisais sur le décor lors d’un mariage en Inde du Sud où
il y avait six cents invités autour des tentes, et des tables sur lesquelles se
trouvait, magnifiquement disposée, la nourriture la plus délectable.
50 Que l’on songe par exemple aux repas de l’Antiquité dont on trouve une
description dans Le Banquet de Platon : quelle riche combinaison de
moyens de satisfaction matériels et non matériels ! Etait-ce l’économie
d’esclavage qui rendait de tels repas possibles ? Et qu’en était-il du sexe ?
Les générations précédentes ainsi que d’autres cultures semblent lier les
relations sexuelles à des moments privilégiés d’expériences sociales ; son
expression n’est pas le sexe de groupe mais des manifestations
d’expériences particulièrement émouvantes comme les danses « tribales »,
se terminant avec la dispersion des couples dans les bois et les champs. On
devrait peut-être considérer le prétendu relâchement des mœurs sexuelles
des années soixante et soixante-dix comme une tentative de ressaisir des
modèles perdus à un moment donné de l’histoire.
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AUTORE
Johan Galtung
Institut universitaire d’études du développement, Genève.
Université des Nations unies, projet « Objectifs, processus et indicateurs du développement ».
TESTO NOTE AUTOREILLUSTRAZIONI
TESTO INTEGRALE
52 Voir l’important ouvrage de Agnès Heller, La théorie des besoins chez
Marx, Coll. 10-18, Union géné (...)
6Il ne faut donc pas prétendre que l’ABF peut offrir ce qui est hors de
son paradigme, elle doit au contraire stimuler des perspectives, des
théories, des paradigmes, des approches supplémentaires. Les
perspectives les plus importantes seraient celles qui étudieraient la
manière dont la misère est produite et reproduite ; de telles théories
existent, elles sont indispensables pour atteindre les racines du
phénomène. Et c’est ici qu’apparaissent les limites des termes
« moyen de satisfaction » et « objet du besoin » : ils donnent
l’impression de quelque chose qui est donné au sujet du besoin ou
qui est obtenu par lui, comme par exemple la nourriture ou les
médicaments. Mais cela pourrait se passer aussi de façon plus
automatique, en étant fourni directement par la structure, à condition
que la structure soit bien réglée56. Il est en outre indispensable de
tenir compte de la perspective supplémentaire que peut offrir une
théorie du conflit : les agents de satisfaction étant souvent rares, il
peut y avoir des compensations et des choix à faire.
Conclusion
60 Et c’est une raison majeure pour que cette approche soit rejetée par
des gens qui ont des droits ac (...)
16Partir de l’étude des besoins fondamentaux est indispensable à
toute théorie du développement qui considère le développement
comme le développement des êtres humains ; pour les autres théories
(et notamment celle du conditionnement culturel) l’ABF devient inutile
et même gênante60. L’ABF peut se présenter sous diverses formes et
même sous divers noms. Mais on n’échappe pas à l’idée
d’une conditio sine qua non. Aucune théorie du développement digne
de ce nom ne peut se passer d’une anthropologie et, quelle que soit
l’importance des variations, le concept d’une condition nécessaire
demeure. Il est évident que cette approche ne va pas sans de
nombreux problèmes qui sont autant de défis lancés à la recherche
future. Mais le problème essentiel tient à l’attitude des personnes qui,
qu’elles soient pour ou contre l’ABF, veulent voir en elle une
approche unique et attendent d’elle des réponses à des questions qui
ne peuvent même pas être formulées à l’intérieur de ce paradigme ; ils
l’attaquent alors en imaginant des réponses qu’elle ne peut ni ne doit
donner.
17Nous souhaitons que se constitue un large éventail de perspectives
dont l’ABF serait une composante ; de même, il faudrait élaborer une
riche théorie des besoins fondamentaux, ce qui serait très complexe.
Certes, celle-ci ne saurait égaler ni la complexité de la vie humaine ni
celle de la réalité sociale, toutes deux infiniment variées. Et ce qui
semble à certains un vice intrinsèque de l’étude des besoins
fondamentaux peut devenir une vertu : elle n’est pas seulement
complexe, elle est chaotique. Et pourquoi pas ? Peut-être devrait-elle
rester chaotique pour servir de garde-fou contre une simplicité qui
pourrait devenir trop facilement la base de manipulations
bureaucratiques/capitalistes/intellectuelles ! Il y a beaucoup de
sagesse dans un conte raconté par Kinhide Mushakoji qui fait l’éloge
de cette « alternative » qu’est le chaos : lorsque les rois des mers du
Nord et du Sud donnent des yeux, des oreilles et une bouche au roi
Chaos pour le « structurer », le roi meurt. C’est pour cela que nous
avons considéré cette étude comme une approche, et non pas un
« modèle » ou une « stratégie » tout en sachant qu’il existe des forces
puissantes qui cherchent à orienter les besoins fondamentaux dans
un tel sens. Certains points restent à éclaircir, mais pas trop. Quant à
savoir si notre effort a atteint son but, nous laissons à d’autres le soin
d’en décider.
NOTE
52 Voir l’important ouvrage de Agnès Heller, La théorie des besoins chez
Marx, Coll. 10-18, Union générale d’éditions, Paris, 1978. L’auteur
mentionne au début de son étude que ce que Marx a apporté de nouveau a
été l’idée que les ouvriers vendent au capitaliste non pas leur travail mais
leur force de travail, l’idée de surplus et l’idée de valeur d’usage. Et l’auteur
d’ajouter : « Si l’on examine maintenant ces trois découvertes que Marx met
à son propre compte, il n’est pas difficile de démontrer que, d’une façon ou
d’une autre, elles sont toutes trois bâties sur le concept de besoin » (p. 37).
Le premier chapitre, « Remarques préliminaires : à propos du concept de
besoin chez Marx », constitue une excellente introduction et montre la
modernité de Marx dans le domaine des besoins ; en effet, la théorie des
besoins s’est développée indépendamment de la tradition marxiste qui
témoigne d’un certain scepticisme à l’égard des études sur les besoins (un
des arguments à la base de ce scepticisme est la première objection à la
théorie des besoins cité au chapitre VI).
53 « Les gens qui avaient faim dans le monde voulaient du pain et on leur a
donné des statistiques. Il n’y avait guère besoin de recherches pour
découvrir que la moitié de la population mondiale manquait de nourriture
suffisante pour être en bonne santé. » L’article 25 (1) de la Déclaration
universelle des droits de l’homme, du 10 décembre 1948, est clairement
orienté vers les besoins fondamentaux. De plus, il existe l’important
rapport sur International Definition and Measurement of Standards
and Levels of Living, Nations unies, 1954, qui établit la liste des catégories
de besoins matériels, et y ajoute à la fin les « libertés humaines ». Ainsi,
cette idée a été présente à l’ONU depuis ses débuts, mais elle était formulée
dans une terminologie différente. Des débats très importants ont lieu à
l’ONU sur la place des besoins fondamentaux dans la stratégie du
développement et on devrait plutôt rendre hommage à ces progrès que de
les décrier.
54 La déclaration de Houston de juin 1977 est l’une des déclarations les
plus primitives de ces dernières années d’un point de vue intellectuel ; elle
est restée très loin du niveau élevé du rapport dont les participants étaient
censés discuter (McHale, John et Magda, Basic Human Needs : A
Framework for Action, 1977). La déclaration se limite aux seuls besoins
matériels et s’achève par cette phrase qui ne manque pas de piquant :
« Une large acceptation de la responsabilité pour la satisfaction des
« besoins humains » permettra aux nations industrielles et à celles en voie
de développement d’aller au-delà du « dialogue » vers une réalisation
effective basée sur un nouvel ordre économique international. » Ce qui
servira précisément les intérêts du marketing des moyens de satisfaction
matériels !
55 Cela signifie qu’il faut accorder moins d’attention aux besoins non
matériels des élites ; par conséquent il n’est pas étonnant que ces élites
soient sceptiques ou même opposées à l’ABF. Mais considérer les besoins
fondamentaux comme menant à un jeu à somme nulle entre les élites et les
masses, c’est négliger la possibilité de créer de nouveaux moyens de
satisfaction grâce à la self-reliance.
57 La liste la plus proche de ce tableau que nous ayons réussi à trouver est
celle de David Krech, Richard S. Crutchfield et Norman Livson, Elements of
Psychology, Knopf, New York, 1969, p. 498. Plus tristement célèbre dans
l’histoire de la notion des besoins (ou d’autres notions en rapport avec
ceux-ci) est la liste des « besoins psychogéniques » distincts des besoins
« viscérogéniques », ou « physiologiques », développée par J. Edward
Murray dans Motivations and Emotion (cité ici par Hilgard,
Atkinson, Introduction to Psychology, 4 édition, 1967). Les 28 besoins
e
60 Et c’est une raison majeure pour que cette approche soit rejetée par des
gens qui ont des droits acquis académiques, intellectuels, politiques,
idéologiques dans une autre théorie : cela devient gênant à partir du
moment où le développement, défini par ces théories, s’avère non
seulement a-humain mais anti-humain.
URL http://books.openedition.org/iheid/docannexe/image/3616/img-1.jpg
AUTORE
Johan Galtung
Institut universitaire d’études du développement, Genève.
Université des Nations unies, projet « Objectifs, processus et indicateurs du
développement ».
Dello stesso autore
Introduction à « Développement, environnement et technologie, quelques aspects non-
économiques » in La fin des outils, Graduate Institute Publications, 1977
Chapitre V. Besoins et occidentalisation : dix dimensions du problème in Il faut manger
pour vivre…, Graduate Institute Publications, 1980
Chapitre II. Des hypothèses au concret in La fin des outils, Graduate Institute Publications,
1977
Tutti i testi
© Graduate Institute Publications, 1980
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Chapitre V. Besoins et occidentalisation : dix dimensions du problème
Identité culturelle, self-reliance et besoins fondamentaux
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