INTRODUCTION
La notion de forme musicale est souvent définie en opposition à celle de syntaxe.
La fonction de la syntaxe serait de régir les relations entre les sons à une échelle
temporelle locale (intervalles, accords), alors que celle de la rhétorique serait
d’organiser les structures à une plus grande échelle (phrases, sections, parties). Selon
Francès, qui assimile la notion de rhétorique à celle de forme, la rhétorique musicale
désigne les rapports « qui s’établissent entre les parties d’une œuvre musicale », alors
que la syntaxe musicale désigne ceux « qui régissent la composition de ces parties »1.
La perception de la syntaxe musicale a été largement étudiée en psychologie
depuis plus d’un demi-siècle2. On sait, par exemple, que les auditeurs sont capables de
percevoir, à un niveau local, les relations entre les notes et les accords d’une même
tonalité (fonctions tonales) ou entre différentes tonalités (modulations). Ces capacités
perceptives sont sous-tendues par un apprentissage implicite – une simple exposition au
système tonal - vécu par tout auditeur occidental, qu’il ait ou non suivi un enseignement
musical approfondi. Il n’en est pas de même avec la perception de la forme. Les
processus qui soutiennent sa perception n’ont pas encore été clairement établis par la
psychologie expérimentale. Les résultats des études passées semblent montrer que
percevoir des structures formelles n’est pas aussi évident que percevoir des relations
syntaxiques simples, même pour des auditeurs expérimentés. Certains auteurs, comme
Levinson (1997)3, vont même jusqu’à mettre en question la nécessité de percevoir les
structures formelles, l’écoute instant après instant suffisant au plaisir musical.
Nier la réalité perceptive de la forme est assez provocateur envers les
compositeurs et les musicologues qui lui accordent généralement une position majeure
dans le processus créateur et dans l’analyse des œuvres. Certes, l’écoute d’une œuvre ne
requiert pas nécessairement d’avoir conscience de l’organisation des idées musicales.
1
R. FRANCES, La perception de la musique (1958), 2e édition, Paris, Vrin, 1984, p. 152-153.
2
Cf. B. TILLMANN et B. POULIN-CHARRONNAT, dans ce volume.
3
J. LEVINSON, Music in the Moment, Ithaca and London, Cornell University Press, 1997.
68 – Musique et sciences cognitives
4
C. DAHLHAUS, « Forme », in M. Honegger (dir.), Dictionnaire de la musique, Science de la musique,
Technique, formes, instruments, Paris, Bordas, 1975, p. 395.
5
Cette étude a été réalisée au Laboratoire d’Etude de l’Apprentissage et du Développement (LEAD-
CNRS, UMR 5022) en 2005.
6
G. CONYUS, Métrotectonique de la forme des organismes musicaux, Moscou, Editions musicales de
l’Etat, 1933. C. CZERNY, School of practical composition, 1849, rééd. London & New York, Da Capo
Press, 1979. J. P. KIRNBERGER, Der allezeitfertige Polonaisen und Menuettencomponist, Berlin, 1757.
H. C. KOCH, Versuch einer Anleitung zur Composition, 3 vols., Leipzig, A.F. Böhme, 1782-93, trad.
partielle N. K. Baker as Introductory essay on composition, New Haven, Yale University Press, 1983. H.
RIEMANN, Musik Lexicon, Leipzig, 1882, trad. fr. de G. Humbert, Dictionnaire de musique, Paris, 1897,
3e éd. reprise et augmentée sous la dir. d’A. SCHAEFFNER, Paris, Payot, 1931. J. RIEPEL,
Anfangsgründe zur musikalischen Setzkunst, Regensburg, Johann Leopold Montag, 1775.
Philippe Lalitte, Fonctions tonales et articulations thématiques : quelle contribution à la perception ? –
69
7
A. B. MARX, Die Lehre von der musikalischen Komposition, praktisch-theoretisch, Leipzig, Breitkopf
und Härtel, 1841-1847. J.-J. de MOMIGNY, Cours complet d’harmonie et de composition, d’après une
théorie neuve et générale de la musique, Paris, Momigny et Bailleul, 1806. F. SALZER, Structural
hearing: tonal coherence in music, New York, Dover Publications, 1952. H. SCHENKER, Der Freie
Satz, Vienna, Universal Edition, 1935, trad. fr. de N. Meeùs, L’écriture libre, Liège, Pierre Margada
Editeur, 1993. A. SCHERING, Musikalische Bildung und Erziehung zum musikalischen Hören, Leipzig,
Quelle und Meyer, 1911. B. de SCHLOEZER, Introduction à J. S. Bach, Paris, Gallimard, 1947.
8
L. B. MEYER, Emotion and Meaning in Music, Chicago and London, The University of Chicago Press,
1956.
9
F. LERDHAL et R. JACKENDOFF, A Generative Theory of Tonal Music, Cambridge (Mass.), The
MIT Press, 1983.
10
Id., p. 3.
70 – Musique et sciences cognitives
relations entre les unités locales pour que se forment des connexions à un niveau
supérieur. La Théorie générative de la musique tonale a servi de cadre de référence à
tout un ensemble d’études expérimentales sur la perception des formes dont nous allons
brièvement rendre compte maintenant.
11
Pour une revue plus complète de la littérature consulter : P. LALITTE, « La forme musicale au regard
des sciences cognitives », in P. Reynal (éd.), Structure et forme : du créateur au médiateur, Actes des 1res
Rencontres interartistiques, journée du 22 mars 2004, Publication de l’OMF, série « Conférences et
séminaires », n° 22, 2005, p. 67-82.
12
E. F. CLARKE et C. L. KRUMHANSL, « Perceiving Musical Time », Music Perception, vol. 7, 1990,
p. 213-253 ; I. DELIEGE, « A perceptual approach to contemporary musical forms », Contemporary
Music Review, n° 4, 1989, p. 213-230 ; R. FRANCES, La perception de la musique, Paris, Vrin, 1958, 2e
édition 1984 ; M. IMBERTY, Les écritures du temps, Sémantique psychologique de la musique, T. 2,
Paris, Dunod, 1981 ; P. LALITTE, E. BIGAND, B. POULIN-CHARRONNAT, C. DELBE, D. A.
D’ADAMO, « The perceptual structure of materials in The Angel of Death », Music Perception, Special
issue Creation and Perception of a Contemporary Musical Work : The Angel of Death Project, vol. 22,
2004, p. 265-296.
13
Dans ce type de paradigme expérimental, on demande au sujet d’indiquer, verbalement, graphiquement
ou en appuyant sur une touche d’ordinateur, les idées musicales, les différentes sections.
14
B. TILLMANN et E. BIGAND, « Influence of Global Structure on Musical Target Detection and
Recognition », International Journal of Psychology, vol. 33 n° 2, 1998, p. 107-122.
Philippe Lalitte, Fonctions tonales et articulations thématiques : quelle contribution à la perception ? –
71
15
C. KRUMHANSL, « A Perceptual Analysis of Mozart’s Piano Sonata K. 282 : Segmentation, Tension,
and Musical Ideas », Music Perception, vol. 13, n° 3, 1996, p. 401-432.
16
N. COOK, « The perception of large-scale tonal closure », Music Perception, Vol. 5, 1987, p. 197-205.
17
E. WEST MARVIN & A. BRINKMAN, « The effect of Modulation and Formal Manipulation on
Perception of Tonic Closure by Expert Listeners », Music Perception, vol. 16-4, 1999.
18
E. BIGAND et B. TILLMANN, « Does Formal Musical Structure Affect Perception of Musical
Expressiveness ? », Psychology of Music, n° 24, 1996, p. 3-17. H. GOTLIEB et V. J. KONECNI, « The
Effect of Instrumentation, Playing Style, and Structure in the Goldberg Variations by Johann Sebastian
Bach », Music Perception, vol. 3, 1985, p. 87-102. M. KARNO et V. KONECNI, « The effect of
structural interventions in the First Movement of Mozart’Symphony in G Minor K. 550, on æsthetic
preference », Music Perception, vol. 10, 1992, p. 63-72.
19
S. McADAMS, B. W. VINES, S. VIEILLARD, B. SMITHS et R. REYNOLDS, « Influences of Large-
Scale Form on Continuous Ratings in Response to a Contemporary Piece in a Live Concert Setting »,
Music Perception, vol. 22, 2004, p. 297-350.
72 – Musique et sciences cognitives
20
Nous préférons le terme « expert » pour désigner les auditeurs pratiquant la musique
professionnellement et possédant des connaissances théoriques solides à celui de « musicien » plus flou et
trop connoté. Cinquante-deux personnes volontaires ont participé à l’étude. Trente-six étudiants de 1re
année de psychologie à l’Université de Dijon ont constitué le groupe des auditeurs non-experts (un
questionnaire a permis de vérifier qu’ils n’avaient pas suivi de formation musicale), seize étudiants
préparant le diplôme d’Etat de professeur de musique au CEFEDEM Bourgogne ont constitué le groupe
des auditeurs experts.
21
Nous entendons par ce terme une pièce évitant les hiérarchies et les fonctions tonales, les accords
classés et les cadences.
22
Les MIDIFILES manipulés ont été ensuite exportés en fichiers audio de façon à limiter au maximum la
différence acoustique entre les pièces originales et leurs jumeaux. La manipulation et l’exportation ont été
effectuées avec le logiciel Cubase SX2 (Steinberg), le lecteur d’échantillons Halion (Steinberg) et le
module de sons de piano The Grand (Steinberg).
Philippe Lalitte, Fonctions tonales et articulations thématiques : quelle contribution à la perception ? –
73
Figure 1. Distribution des classes de hauteurs de chaque extrait (en haut les pièces tonales, en
bas les « doubles » atonals)
Les participants ont dû écouter trois fois chaque extrait (pièces originales et
doubles). Il leur a été demandé d’accomplir trois tâches différentes pendant l’écoute. La
première consistait à indiquer le plus précisément possible les idées musicales23 (en
appuyant sur la barre espace de l’ordinateur). Pour chaque idée musicale détectée par le
participant, le programme créait un marqueur (un trait rouge) placé sur une ligne
horizontale représentant le déroulement temporel. Cette tâche était réalisée sans pouvoir
arrêter l’enregistrement (tâche online). La deuxième consistait à indiquer l’effet
stimulant ou relaxant de la musique en manipulant un curseur vertical affiché à l’écran.
Lorsque la musique était ressentie comme stimulante, les participants devaient mouvoir
vers le haut le curseur et inversement si la musique paraissait relaxante. Cette tâche était
également réalisée online. La troisième tâche était la même que la première, mais offline
(avec la possibilité d’arrêter l’enregistrement, de revenir en arrière, de réécouter un
passage, de modifier l’emplacement des marqueurs représentant le début des idées
musicales). Ces trois tâches correspondent à différents types de perception de la
musique. Les tâches 1 et 3 capturent une écoute analytique, faisant appel à des fonctions
cognitives (raisonnement et mémorisation), alors que la tâche 2 correspond à une écoute
expérientielle (sentiments et émotions). L’écoute analytique était d’autant plus renforcée
23
Un exemple de ce que signifie une “idée musicale” a été donné à partir d’une autre sonate de
Beethoven afin que les auditeurs non-experts aient bien compris la tâche. Aucune indication n’a été
donnée concernant le nombre et la durée des idées musicales, les auditeurs avaient donc une entière
liberté. Les participants n’avaient aucune indication ni sur le nom des pièces originales, ni sur le
compositeur. Les extraits étaient intitulés pièce n° 1, pièce n° 2, etc.
74 – Musique et sciences cognitives
24
Les données statistiques ne sont pas présentées ici de façon exhaustive. Le lecteur désirant avoir toutes
les informations est invité à consulter P. LALITTE, E. BIGAND, J. KANTOR-MARTYNUSKA & C.
DELBE, « On listening to atonal variants of two Piano Sonatas by Beethoven », Music Perception, vol.
26, n° 3, 2009, p. 223-234.
Philippe Lalitte, Fonctions tonales et articulations thématiques : quelle contribution à la perception ? –
75
Tableau 2. Corrélations des segmentations entre les paires d’extraits ; * p < .0001, ns = non
significatif
Les figures 2 à 5 représentent les courbes de réponse à la stimulation auxquelles
sont superposées les localisations d’idées musicales perçues les plus partagées par les
participants. Un simple regard jeté sur ces diagrammes détecte immédiatement la
similarité entre la courbe de l’original et de son double atonal. L’analyse statistique
confirme ce constat intuitif avec des corrélations de .77 pour Waldstein/Stadwilen et de
.93 La Tempête/Estempt. Comme pour les tâches de segmentation, la manipulation des
structures de hauteurs n’a eu que très peu d’effet sur les réponses continues à la
stimulation. On peut constater d’emblée que les réponses des auditeurs sont en
adéquation avec le découpage formel théorique de la pièce. Le contour des courbes de
stimulation de Waldstein et de Stadwilen montre deux grandes bosses et un creux qui
correspondent aux trois groupes thématiques de l’exposition de sonate. Le changement
de dynamique (dolce e molto legato) et le léger ralentissement du tempo qui se produit à
l’apparition du 2e thème ont été ressentis comme « relaxants ». Les profils de courbes de
La Tempête et d’Estempt sont un peu plus complexes, mais reflètent également la
structure formelle des extraits. Les deux premiers pics de la courbe marquent les
changements de tempo (largo/allegro) de l’introduction, alors que le troisième
correspond à la présentation du thème principal à la dynamique forte. La courbe reste
ensuite assez élevée, reflétant le discours soutenu qui enchaîne plusieurs idées musicales
76 – Musique et sciences cognitives
jusqu’à la dernière idée (mes. 75) qui conduit à la reprise de l’exposition dans une
décroissance de la dynamique. En résumé, les réponses à la stimulation semblent plus
inférées par les facteurs dynamiques de la composition (rythmes, variations de tempo,
nuances) et l’organisation du discours (apport de nouvelles idées musicales) que les
aspects mélodiques et harmoniques.
Voyons maintenant comment les idées musicales ont été localisées. Nous n’avons
tenu compte que des idées musicales localisées par au moins 33% des participants
(uniquement dans la tâche de segmentation online). En ce qui concerne la sonate
Waldstein, les idées musicales les plus remarquées correspondent à la reprise variée du
thème 1 (b : 69% NE. et 75% E.)25 et au pont conduisant au Thème 2 (d : 75% et 69%).
Le thème 2 (e : 39% et 94%) et le thème 3 (h : 50% et 75 %) ont surtout été pointés par
les auditeurs experts. Les auditeurs non experts semblent plus sensibles aux idées
secondaires et aux contrastes de surface qu’aux idées principales comme en attestent les
segmentations suivantes : le changement de rythme, mesure 58 (f : 61%), le pont,
mesure 9 (a : 53%), le changement d’articulation, mesure 66 (g : 47%) et le début de la
transition, mesure 23 (c : 42%). Dans la sonate La Tempête, les deux groupes de
participants ont perçu massivement les trois premières idées musicales (a : 75% et 75%,
b : 56% et 69%, c : 69% et 63%) qui concordent avec les changements de tempi. La
présentation du thème principal, mesure 21 (d : 39% et 56%), a été un peu moins
remarquée, alors qu’elle correspond au plus haut pic de réponse à la stimulation. Les
deux groupes ont fortement indiqué la transition, mesure 41 (e : 58% et 50%).
L’ambiguïté formelle de la fin de l’exposition est reflétée par des réponses plus faibles.
Le 2e thème a été pointé par les deux groupes, mesure 55 (f : 33% et 38%), mais seuls
les experts ont localisé la coda, mesure 75 (g : 44%), alors que les non-experts ont été
sensibles à la répétition de la dominante qui précède la reprise de l’exposition, mesure
87 (h : 44%).
Les localisations d’idées musicales perçues dans les pièces atonales
(Stadwilen/Estempt) ont été globalement identiques à celles des pièces originales
(Waldstein/Tempest). Cependant, les réponses des participants ont eu tendance à être
plus dispersées (8 idées musicales dans Waldstein et Tempête, 10 dans Stadwilen et 11
dans Estempt). En ce qui concerne Stadwilen, les idées musicales les plus remarquées
correspondent à la présentation du thème 2 dans le registre grave (e : 78% et 88%) à la
reprise variée du thème 2 (f : 75% et 69%) et à la présentation du thème 3 (j : 64% et
50%). Il est à noter que dans la sonate Waldstein cette reprise n’a pas été perçue comme
une nouvelle idée musicale, alors que dans Stadwilen les participants ne semblent pas
avoir fait le lien entre le thème et sa reprise. À l’inverse, la reprise du thème 1,
fortement pointée dans la sonate Waldstein, n’a été que faiblement indiquée dans
Stadwilen (c : 42% et 38%). Les autres segmentations proviennent des idées
secondaires : le pont précédant le thème 2 (d : 61% et 44%), le pont préparant la reprise
25
NE. = auditeurs non-experts, E. = auditeurs experts ; les pourcentages de segmentations seront tous
présentés dans l’ordre NE./E ; les lettres correspondent aux labels des idées musicales les plus partagées.
Philippe Lalitte, Fonctions tonales et articulations thématiques : quelle contribution à la perception ? –
77
CONCLUSION
Les résultats de cette étude plaident en faveur d’une réalité cognitive de
perception de la forme. Les auditeurs n’ont pas localisé les idées musicales au hasard.
Au contraire, on peut même affirmer qu’ils en ont perçu assez finement l’organisation.
Ils ont répondu plus massivement à l’apparition des idées portant les fonctions
thématiques majeures (présentation ou répétition d’une idée), alors que les idées liées
aux fonctions secondaires (pont, transition) ont été moins marquées. La clarté ou au
contraire l’ambiguïté de la structure a eu des répercussions sur les segmentations
effectuées par les auditeurs. Les courbes de réponse à la stimulation ont reflété assez
fidèlement les changements formels. Elles ont notamment permis d’observer que les
auditeurs sont sensibles aux contrastes et aux continuités des idées musicales. Ces
constatations prennent d’autant plus d’importance qu’aucune différence marquante n’a
été observée entre auditeurs experts et non experts que ce soit dans la tâche de
segmentation ou de réponse à la stimulation. L’effet d’expertise a surtout été sensible
lors de la tâche offline dans laquelle les experts ont bénéficié de leur expérience et de
leurs connaissances.
La manipulation des structures de hauteurs, notamment la destruction des
hiérarchies tonales, a eu des conséquences inattendues. Les patterns de localisation
d’idées musicales et de réponse à la stimulation ont été globalement similaires entre
chaque pièce originale et son double atonal. S’il est certain que l’organisation tonale
joue un rôle majeur dans la structuration de la forme, les résultats de cette étude
suggèrent qu’il n’en est pas de même pour sa perception. Cette constatation confirme
d’ailleurs les résultats de la littérature. Alors que les auditeurs sont sensibles aux
hiérarchies tonales au niveau syntaxique, ils semblent moins l’être au niveau formel,
probablement pour des raisons de mémorisation. Bien qu’on ne puisse pas tirer de
conclusion définitive à partir d’une seule étude, la perception de la forme semble plus
inférée par les articulations formelles que par les structures harmoniques à grande
échelle. Il faudra donc confirmer ces résultats par d’autres études.
Une des pistes intéressantes serait d’étudier l’effet des fonctions formelles (dans
le sens d’une rhétorique formelle) sur l’auditeur. L’intérêt d’une telle hypothèse repose
sur le fait que celles-ci s’appuient, au moins en partie, sur des processus non spécifiques
à la musique que l’on retrouve dans de nombreuses formes d’expressions temporelles
(le discours verbal, le conte, la chorégraphie, le dessin animé, le film, etc.). Ces
Philippe Lalitte, Fonctions tonales et articulations thématiques : quelle contribution à la perception ? –
79
fonctions, d’ailleurs, étaient déjà décrites par la Dispositio (l’art d’ordonner les
arguments) de l’ancienne rhétorique (exordium, narratio, confirmatio, confutatio,
peroratio) et, même, appliquées par certains théoriciens de la période Baroque26. Ainsi,
la présentation d’un élément formel (une idée musicale), son intensification par
répétition, variation, prolifération, sa contradiction par l’apparition d’un nouvel élément
contrastant ou par transformation d’un élément préexistant... sont des fonctions
structurantes communes à ces différentes formes d’expression. Tous ces types
d’articulations formelles sont, pour reprendre l’idée de Meyer (1956)27, susceptibles de
créer des attentes et donc de mettre en œuvre des processus cognitifs et émotionnels. Ils
peuvent par conséquent faire l’objet d’études comportementales qui pourraient
permettre une meilleure connaissance de la façon dont l’auditeur perçoit l’organisation
musicale dans le temps.
26
Ainsi, Johann Mattheson analyse les différentes sections d’une aria à l’aide de la dispositio. Cf.
J. MATTHESON, Der vollkommene Capellmeister (1739), Hamburg, C. Herold ; facs. Kassel,
Bärenreiter, 1954, 1999.
27
L. B. MEYER, op. cit.
80 – Musique et sciences cognitives