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Philippe Lalitte
Après les années 1950, tournées vers les systèmes théoriques et les
approches formalistes, les années 1960 voient les compositeurs s’in-
téresser de plus en plus aux travaux scientifiques sur la perception
musicale. On constate une volonté de prendre en compte les questions
de perception dans la pensée compositionnelle, voire de transférer
certains phénomènes perceptifs dans le domaine de l’écriture. Parmi
les courants musicaux apparus après 1945, le spectralisme a été
celui dont les fondements théoriques, les techniques d’écriture et
les sources d’inspiration ont été les plus fécondés par les recherches
en acoustique, en psychoacoustique et en perception de la musique.
Les questionnements musicaux de Michaël Levinas, comme ceux
de Grisey, Murail, Dufourt, Saariaho, Hurel, Dalbavie, Mares et
d’autres, se sont nourris de notions telles que spectre, transitoires,
résonance, battements, sons différentiels, inharmonicité, rugosité,
seuil perceptif, masquage, effet Doppler, etc. Cependant, si Levinas
partage avec ses collègues un certain nombre de connaissances dans
ces domaines, elles ne l’ont pas conduit aux mêmes solutions compo-
sitionnelles. Levinas a notamment développé dans ses œuvres récentes
des techniques d’écriture pour produire des paradoxes auditifs tels que
des effets Doppler, des polyphonies paradoxales, des mouvements de
giration ou de spirale infinis. Cet article examine dans un premier
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Spectralisme et perception
En France, après la Seconde Guerre mondiale, les compositeurs
intéressés par la psychoacoustique et la psychologie cognitive avaient à
leur disposition des ouvrages de synthèse des connaissances tels ceux
de Paul Fraisse (1957)1, Robert Francès (1958)2, Fritz Winckel (1960)3,
Émile Leipp (1971, 1977)4, Michel Imberty (1979, 1981)5, Eberhard
Zwicker et Richaed Feldtkeller (1981)6, John Pierce (1983)7, John Sloboda
(1985) et, un peu plus tard, Stephen McAdams and Emmanuel Bigand
(1993)8. Quelques compositeurs ont suivi une formation académique
comme Gérard Grisey qui a fréquenté le laboratoire d’acoustique de
l’Université de Jussieu (dirigé par Leipp) ou Claude Vivier qui a suivi
les cours de l’Institut de Sonologie d’Utrecht. L’ouverture de l’Ircam
en 1977, où se côtoyaient compositeurs, interprètes, informaticiens,
acousticiens et psychoacousticiens, a offert l’opportunité de nombreux
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9. David L. Wessel and Bennett Smith, « Psychoacoustic Aids for the Musician’s
Exploration of New Material », International Computer Music Conference (Center for
Music Experiment), University de California à San Diego, La Jolla, 1977.
10. Gérard Grisey, « La musique : le devenir du son » (1982), in Écrits ou l’invention
de la musique spectrale, édition établie par Guy Lelong avec la collaboration d’Anne-
Marie Réby, Paris, Éditions MF, 2008, p. 45-56.
11. Gérard Grisey, « Devenir du son » (1978), op. cit., p. 30.
12. Pour plus d’information à ce sujet consulter : Philippe Lalitte, « Apports et
influences de la psychoacoustique », in Nicolas Donin et Laurent Feneyrou (Eds.),
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Selon les travaux de Van Noorden 26, une mélodie en larges intervalles
avec un nombre de notes par seconde élevé se situe au-dessus de la
frontière de cohérence temporelle, si bien qu’elle est perçue comme
scindée en deux flux. Dans le cas du quintette de Levinas, la perte de la
cohérence temporelle, imposée par les octaviations, est renforcée par les
croisements avec les parties de violon 2 et d’alto 1 et par l’accélération
du tempo 27. Ces formules mélodiques disjointes envahissent progressive-
ment les parties de violon 2 et d’alto 1 (l’alto 2 et le violoncelle gardant
des intervalles conjoints) en même temps que le tempo ralenti progressi-
vement, mais drastiquement (jusqu’à croche = 50 à la mesure 79).
Figure 2. Enveloppe d’amplitude (en haut), Melodic Range Spectrogram (au milieu)
et courbe de tempo (en bas)28 , Les Lettres enlacées IV, mes. 43 à 83.
26. Leon van Noorden, Temporal Coherence in the Perception of Tone Sequences, Thèse
de doctorat, Eindhoven University of Technology, 1975.
27. Les changements de tempo, de croche = 120 à croche = 138, font passer de
4 notes / s à 4,6 notes / s. Selon la théorie de Van Noorden, de grands intervalles
peuvent ne pas se scinder en deux flux à des tempi plus lents.
28. Figure réalisée avec Sonic Visualiser et l’enregistrement des Lettres enlacées IV par
Gérard Caussé et le Quatuor Ludwig, Aeon, Aecd 0312, 2003.
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Conclusion
Les spirales infinies et les paradoxes auditifs relevés dans Les
Lettres enlacées II et Les Lettres enlacées IV, et que l’on peut retrouver
dans d’autres œuvres de Levinas (notamment l’ouverture de l’opéra
Les Nègres), participent à l’altérité esthétique de ce compositeur dont
l’univers musical dépasse le cadre strictement spectral. Mais d’un
autre côté, ce penchant pour l’inouï, pour les chimères auditives, les
métaphores perceptives le relie à une longue lignée de compositeurs qui
ont cherché à « tromper la perception » de l’auditeur, l’une des fonctions
de l’art étant justement d’élargir le champ perceptif, d’amener les
auditeurs vers des contrées auditives inexplorées.
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