Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
org/res/1560
Avant-propos
p. 9-10
Cet ouvrage est consacré aux Essais plus qu’à Montaigne. Celui-ci n’est évoqué qu’en
tant qu’il est leur auteur. L’homme, mort il y a près de 500 ans, appartient à un temps très
éloigné. Il nous est plus étranger que ne l’étaient pour lui les Indiens du Brésil, ces
Cannibales auxquels il consacra un chapitre célèbre. Dans presque tous ses aspects, sa
vie, publique et privée, est destinée à rester mal connue, faute de documents et de
témoignages. Ses pensées, ses affections, les mobiles de ses actes nous échapperont
toujours ; ils ne se confondent pas avec ceux du personnage représenté dans son livre, un
personnage littéraire. Seule demeure l’œuvre, un chef d’œuvre des lettres françaises
toujours lu et édité, fruit de la culture, de l’art et de l’imaginaire de son auteur.
Les Essais proposent un discours savamment élaboré, porté par les ressources d’un style
singulier, capable pour la première fois de donner à la langue française une durable
illustration. Ce discours vient, lui aussi, d’un autre âge ; mais sa force et son autorité nous
touchent encore.
2C’est ce livre, ce discours, leur auteur, que cherchent à comprendre les études ici
réunies. Elles ont été rédigées sur vingt ans. Elles sont liées au long travail philologique
consacré à l’édition critique des Essais, qui les a permises et qu’elles éclairent. Comme
d’autres, citées en note, elles ont été publiées séparément, dans des contextes variés,
revues savantes, actes de colloques, volumes de mélanges, souvent confidentiels ou
difficiles d’accès. Elles ont été soumises à l’épreuve de la discussion, à l’occasion de
conférences, de cours et de séminaires, et ont été plusieurs fois reprises et récrites. Elles
nous ont semblé assez variées et en même temps assez complémentaires pour être
ordonnées et réunies en un livre qui soit plus qu’un simple recueil.
3La publication de ce livre dans la “Biblioteca di Studi francesi” est le fruit d’une
initiative des directeurs de la revue “Studi francesi”, Madame Gabriella Bosco, Madame
Paola Cifarelli, Monsieur Michele Mastroianni. Je les prie de bien vouloir trouver ici
l’expression de mes plus vifs remerciements. Ceux-ci s’adressent également à Madame
Federica Simone, pour son généreux appui. Leur choix m’honore. Il me permet, par cette
publication, de rendre hommage à deux éminents savants dont ce livre porte la leçon :
Franco Simone et Marc Fumaroli.
4Qu’il me soit également permis d’associer à ces remerciements les amis avec lesquels
ces essais consacrés aux Essais ont fait l’objet d’une parole vive, en une conversation
savante et civile : Warren Boutcher, Francis Goyet, George Hoffmann, Déborah Knop,
Alain Legros, John O’Brien, Amedeo Quondam, et tout particulièrement Philippe Desan,
directeur des “Montaigne Studies”, qui par sa curiosité, son dynamisme et ses
innombrables initiatives éditoriales, a permis le développement international des études
montaignistes.
Un chapitre des Essais est consacré à « l’usage de se vestir». Son objet, tout futile qu’il
peut paraître, trouve sa place légitime dans un livre que son auteur concevait comme un
portrait de lui-même et, du moins dans un premier temps, comme un catalogue dans
lequel il enregistrait les mœurs et les usages des différentes nations. Sans trop s’éloigner
de son cabinet, par la magie de ses lectures, il pouvait prendre plaisir à contempler leur
diversité et leur variété, comme il pouvait réfléchir sur la complexité d’une condition
humaine qu’il découvrait tout autre qu’uniforme. À cet égard, le vêtement constituait
pour lui un exemple privilégié, et le propos de ce chapitre, lié à ce premier dessein, ne
semble pas avoir été différent de cette volonté d’inventaire.
2Inséré dans une suite de chapitres courts, les chapitres 32 à 38 du livre premier, le
développement consacré au vêtement est présenté par son auteur comme un
prolongement, un excursus du chapitre « Des Cannibales», appelé par une considération
contingente : la saison et le temps qu’il faisait au moment de la rédaction, « cette saison
frilleuse» (I, 35 : 230). Par association d’idées, Montaigne développe sa réflexion en
revenant sur un détail de la description des Indiens du Brésil, qu’il formule sur un mode
problématique : alors qu’il éprouve lui-même les rigueurs de l’hiver périgourdin, il en
vient à se demander si la nudité des Indiens, qui « ne portent point de haut de chausses»
(I, 30 : 221), est liée au climat ou si elle correspond à l’état originel de l’homme dont ils
seraient les derniers témoins. À la suite d’un raisonnement elliptique, en forme de
syllogisme partiellement développé et d’une distinction entre les lois de nature et les lois
humaines, sa réponse se donne comme celle d’une « personne d’entendement», sur un
mode déductif. Elle est fondée sur l’autorité de la parole divine, une sentence de
l’Ecclésiaste, qui confirme la perfection de la création : l’homme, dans sa nudité
originelle, était suffisamment couvert pour se défendre contre « l’injure du temps». La
nudité du Cannibale n’est donc pas un défaut, elle correspond bien à l’état originel, et par
conséquent, comme la nature, par définition parfaite, avait doté l’homme de tout ce qu’il
lui fallait, le vêtement ressortit à l’art et à la culture, que Montaigne conçoit en termes
d’altération, selon une orientation déterminante dans les Essais. Le vêtement n’est pas lié
au climat mais à un usage social, à une coutume. Alors qu’il a oublié ses dispositions
naturelles, l’homme a inventé des « moyens empruntés» dont il doit justifier l’usage par
un prétexte : se prémunir contre le froid. En un mouvement inverse, en réfutant
l’argument du climat qui sert habituellement à donner sa raison au vêtement, Montaigne
confirme sur un mode inductif le rôle de la coutume : d’une part, certains peuples restent
nus alors qu’ils sont situés sous « mesme ciel que le nostre» ; d’autre part, ceux qui
portent des vêtements ne sont pas entièrement et également couverts, il exhibent certaines
parties dénudées, le visage ou la poitrine, bien qu’elle soient les plus délicates et les plus
vulnérables, et que c’est elles, plus que les autres, qui demanderaient à être protégées. La
confirmation de cet argument s’impose grâce à une démonstration par l’absurde : si nous
avions vraiment été formés par la nature à porter des vêtements, celle-ci aurait distingué
les parties destinées à être découvertes des autres par une qualité de peau plus résistante.
3L’argumentation de Montaigne développe ce qui peut apparaître comme un paradoxe.
Ce mode badin, renforcé par un lexique connoté de façon péjorative (« cotillons et
greguesques»), n’est pas celui d’une démonstration savante, il caractérise la libre
conversation de l’auteur avec lui-même. C’est aussi la condition d’une conversation
civile par écrit avec le lecteur attentif – ou du moins la fiction d’une telle
conversation – qui joue du sérieux scolaire du raisonnement, des citations, des exemples
et des allégations en les tempérant par l’esprit, afin de permettre à l’homme
d’entendement de n’apparaître pas trop pédant. Suivent ainsi, dans une même tonalité
facétieuse, deux exemples destinés à mettre en évidence que le fait de se couvrir n’est
qu’une question d’habitude. Ils sont développés en forme de brefs devis qui offrent la
ressource rhétorique du sel des bons mots : le gueux en chemise et le fou de la cour du
duc de Florence, à la suite desquels Montaigne peut ajouter plus sérieusement une suite
d’exemples historiques évoquant la résistance aux intempéries, amplifiés par deux vers
latins de Silicus Italicus, ainsi que par l’exemple contemporain du roi de Pologne, qui
« ne porte jamais gands», alors qu’il règne sur une région froide. Dans sa première
rédaction, l’argumentation se concluait sur cet exemple, et le bref chapitre lui-même
s’achevait sur une digression, une « autre pièce», prolongeant le thème climatique : dans
ses Mémoires, Martin du Bellay rapporte qu’au cours d’une campagne militaire, le froid
fut tel que le vin des soldats gela et dut être coupé à la hache pour être distribué.
Montaigne cite cette anecdote et la rapproche de deux vers des Tristia d’Ovide, qui
décrivent en termes analogues un froid pétrifiant.
4Cette digression n’est pas entièrement arbitraire. Alors qu’il avait réfuté le lien de cause
à effet entre le climat et l’usage de se vêtir, Montaigne prend soin de justifier le lien subtil
qui unit la question du vêtement et l’évocation du froid extrême, par un nouveau trait
d’esprit, une métaphore stricto sensu : « Et puis que nous sommes sur le froid, et François
accoustumez à nous biguarrer» (232). De même que l’argument climatique avait permis
l’anecdote du froid extrême, l’argument de l’usage vestimentaire justifie la digression
comme un élément contribuant à donner son caractère propre à un texte en prose
française, selon la coutume des Français qui ont accoutumés de revêtir des
vêtements bigarrés. La bigarrure, la combinaison de pièces et de couleurs, est à la fois le
caractère vestimentaire national et un trait de style propre à l’auteur ou que celui-ci doit
mettre en œuvre pour s’adresser de façon pertinente à des lecteurs français, en combinant
les pièces diverses, les couleurs du discours et en mêlant les tons. À la même époque,
dans le chapitre « De l’Amitié», Montaigne avait déjà évoqué ses Essais comme des
« crotesques et corps monstrueux, rappiecez de divers membres» (I, 27 : 189). Dans un
autre chapitre, « De ne contrefaire le malade», il évoquait en ces mêmes termes le mode
de composition par digressions à partir d’un élément de l’argumentation initiale : « Mais
alongeons ce chapitre et le bigarrons d’une autre pièce, à propos de la cécité» (II, 25 :
726). Plus tard, dans « De la vanité», il allait justifier une autre digression, qualifiée de
« farcissure», par un rapprochement avec la « fantastique bigarrure» (III, 9 : 1040) d’un
dialogue de Platon.
5Le court chapitre « De l’usage de se vestir» a été largement amplifié pour l’édition
parisienne de 1588. Montaigne porta ensuite plusieurs ajouts sur l’Exemplaire de
Bordeaux, et il retoucha encore son texte jusque sur la dernière mise au net, qui servit à
établir l’édition posthume. Ces rédactions contribuèrent à modifier profondément la
portée du petit paradoxe initial. Outre des corrections de détail d’ordre stylistique,
Montaigne amplifia le catalogue des usages vestimentaires ou liés au vêtement, comme il
enrichit les anecdotes en relation au froid par une série d’exemples variés, tirés d’auteurs
anciens et modernes. Dans l’édition de 1588, entre l’exemple du roi de Pologne et la
digression, il inséra une allégation de Varron concernant l’usage de se découvrir durant
les cérémonies religieuses, et à la suite de la citation d’Ovide, l’exemple du lieutenant de
Mithridate remportant deux batailles sur le Palus Méotide et celui du roi de Mexico, qui
changeait « quatre fois par jour d’accoustremens». Dans ses dernières rédactions, il
évoqua l’exemple des Turcs qui « vont nuds par dévotion», doubla l’exemple de
Massinissa par celui de l’empereur Sévère, introduisit une allégation d’Hérodote sur le
lien entre la dureté du crâne et le fait de ne pas porter de couvre-chef, le témoignage d’un
Vénitien sur les pieds nus des habitants du Pérou, un apophtegme de Platon, et, pour la
question du froid, prolongea l’exemple de la bataille du Palus Méotide par ceux d’une
bataille entre Romains et Carthaginois et de la retraite des Grecs, selon un processus
d’amplification par accumulation d’exemples sur un même thème. Cette accumulation
d’exemples, que la critique a souvent considérée comme scolaire et comme une
caractéristique des premiers chapitres, apparaît en réalité comme une constante de
l’écriture de Montaigne, jusque dans les dernières rédactions. Son aspect pédant est
corrigé par la nature paradoxale et donc plaisante de certains de ces exemples ;
Montaigne le souligne à propos de l’apophtegme de Platon : « Platon conseille
merveilleusement» (232). Ses Essais ne sont pas une simple compilation, les exemples
prennent sens dans une argumentation critique.
6Dans leur diversité apparente, tous ces exemples et ces allégations sont unis par de
subtiles relations. L’exemple du roi de Mexico, tiré de Lopez de Gomara, est introduit par
Montaigne pour clore son chapitre dont il confortait la cohérence argumentative, en
revenant sur « le sujet de vestir». Mais cet exemple et celui des Péruviens, tirés de
relations de voyage en Amérique, servent aussi d’antithèse à la référence initiale à la
nudité de l’Indien du Brésil, ils contribuent à renforcer l’argument de la diversité des
usages « soubs mesme ciel». Enfin, certains d’entre eux précisent le dessein du chapitre,
en l’ordonnant autour d’une problématique militaire (quels sont les effets du froid sur les
troupes au combat, comment prémunir les soldats contre les conditions climatiques ?).
Celle-ci confirme le dessein du livre dans son ensemble, comme une suite de discours
militaires, de même qu’elle renforce le lien avec ses lecteurs, des gentilshommes lettrés,
auxquels s’adresse Montaigne, lui-même un autre gentilhomme lettré, également curieux
de questions militaires.
7D’autres ajouts constituent ce que l’on pourra appeler le discours personnel des Essais.
Celui-ci, simplement esquissé dans la rédaction initiale, est un élément essentiel de la
communication que Montaigne entretient avec son lecteur. À côté des exemples tirés de
ses propres lectures, et touchant un domaine plus précis que ce que recouvrait le « nous»
général de la première rédaction, il insère son exemple particulier dans le catalogue des
usages qu’il rassemble, celui d’un gentilhomme français, élargi à son entourage familier
ou public. Plus que les autres exemples, la représentation que Montaigne donne de lui-
même lui permet d’approfondir son analyse et de mettre en lumière les enjeux sociaux du
vêtement, en tant qu’ils sont des effets de la coutume. Cette représentation personnelle se
fait par trois traits, en deux rédactions distinctes, deux d’entre elles publiées en 1588, la
troisième dans l’édition posthume.
8Le premier trait est inséré entre l’exemple du roi de Pologne et l’allégation de Varron,
sans lien apparent avec son contexte :
Comme je ne puis souffrir d’aller desboutonné et destaché, les laboureurs de mon
voisinage, se sentiroient entravez de l’estre. (I, 35 : 232)
1 J. Peletier du Mans, L’Esté, in Les Œuvres poétiques, Paris, Vascosan, 1547, p. 66, v.
25 et 27.
2 P. de Ronsard, Responses aux Injures, in Œuvres complètes, éd. P. Laumonier, Paris
2009, t. XI, p. (...)
3 Les Essais, p. 27.
Cette représentation prend la forme d’une maxime, concentrant dans sa simplicité
apparente des figures et des moyens rhétoriques complexes. Elle repose sur une double
opposition. La première, la plus évidente, est exprimée par le mouvement de la maxime
et l’antithèse entre Montaigne et les paysans de sa région : ce qui lui semble privation et
relâchement, serait vécu comme une contrainte par les seconds ; lui-même non seulement
est vêtu, mais il ne conçoit de porter le vêtement que dans toute sa rigueur, alors que les
seconds le portent relâché. Cette représentation des paysans est topique dans la poésie
champêtre de l’époque, qui évoque souvent les moissons, le travail de la « gaye troupe
[…] / Qui en chemise le blé coupe»1 et le « vanneur my-nud»2. La quasi-nudité du
paysan n’est pas dénuement ou privation, mais adaptation à l’effort et à la chaleur. Sous
le même climat, au même moment, Montaigne boutonné jusqu’au cou accompagne des
paysans nus ou presque. Cette opposition est plus pertinente que celle qui distinguait
l’Indien et l’Européen. Elle s’inscrit dans l’argumentation initiale qu’elle renforce par son
évidence, sans recours à l’exotisme : dans des conditions égales, l’usage de se vêtir
ressortit bien à des raisons liées à l’activité et au rang, à des fonctions sociales : d’un côté
le labeur des paysans en plein soleil, de l’autre l’exercice de l’autorité mais aussi le loisir
du gentilhomme. Cette opposition entre la nudité et le vêtement prend sens également en
relation à l’avis Au lecteur, qu’elle corrige. Montaigne y évoquait avec humour le désir
qu’il aurait eu de se peindre « tout entier et tout nud» s’il avait vécu « parmy ces nations
qu’on dit vivre encore souz la douce liberté des premières loix de nature»3. Il évoquait
cette nudité mythique, opposée à la réalité des usages de son temps, pour annoncer que
dans son livre, il avait le dessein de se montrer en sa « façon simple, naturelle et
ordinaire». Dans le chapitre « De l’usage de se vestir», Montaigne évoque à nouveau la
nudité des Indiens, et l’on pourrait penser qu’il en éprouvait le désir ou la nostalgie
comme celle d’une véritable innocence, s’il n’avait pris soin de rappeler ce que signifiait
la réalité de la nudité chez lui, en Gascogne et quelle était sa connotation laborieuse, liée
au travail des champs : une nudité exprimant la culture et l’artifice, et surtout une nudité
sociale. Le troisième ajout personnel éloigne définitivement Montaigne de l’Indien nu en
rapprochant de celui-ci le paysan :
Entre ma façon d’estre vestu, et celle du païsan de mon païs, je trouve bien plus de
distance, qu’il n’y a de sa façon, à celle d’un homme, qui n’est vestu que de sa peau. (I,
35 : 231)
La vérité de sa propre représentation ne saurait être pour Montaigne celle de la nudité :
celle-ci renvoie non pas à l’homme naturel, mais à l’homme de condition inférieure. Elle
se trouvera au contraire dans celle de son vêtement de tous les jours, qu’il porte « sans
estude et artifice», sans pour autant être « desboutonné et destaché».
9La seconde opposition est implicite. Elle s’exerce en Montaigne lui-même, un
Montaigne toujours vêtu, mais chez qui pourraient s’opposer ou se sont opposées deux
manières possibles de porter le vêtement et le même vêtement, une manière stricte et une
manière relâchée, déboutonnée et détachée, qu’il dit ne pas, ne plus pouvoir souffrir.
Cette opposition le conduit à définir sa préférence pour la première, qui se conforte en
une tenue, qui est à la fois manière d’être vêtu, manière de se tenir, manière de se bien
tenir, manière de paraître en société, un habit et un habitus. Sa revendication de sincérité
est d’autant moins contradictoire avec l’exigence de tenue, que celle-ci a été assimilée par
lui au point de devenir une seconde nature, qu’il peut alors légitimement exhiber.
4 Cicéron, De oratore, III, 175.
10Tout comme l’évocation de la bigarrure, ces considérations vestimentaires personnelles
ne sont pas sans un rapport, au moins allusif, avec la réflexion de Montaigne sur
l’écriture des Essais. Si l’adjectif « desboutonné», un hapax dans les Essais, n’a pas
d’équivalent latin et renvoie bien à la modernité vestimentaire, « destaché» est riche de
sens métaphoriques en dépit d’une même rareté d’emploi. Avec son contraire, implicite
dans la phrase de Montaigne, il correspond à l’opposition « solutus / strictus» qui désigne
deux formes antinomiques de la tenue du vêtement, mais aussi du discours, en
l’occurrence la prose et la poésie. L’adjectif « destaché», solutus, exprime toutes les
possibilités du discours aisé et facile, pris dans des structures rythmiques moins visibles
sinon moins contraignantes, jusqu’à l’idéal cicéronien d’une prose d’art réunissant
comme en un oxymore deux caractères contraires : « numerus quidam astrictus et
solutus»4. Or dans le chapitre « De l’institution des enfans», dans un passage rédigé au
même moment et publié comme celui-ci dans l’édition de 1588, Montaigne évoquait la
manière relâchée (soluta) dont il portait son vêtement dans sa jeunesse :
J’ai volontiers imité cette desbauche qui se voit en nostre jeunesse, au port de leurs
vestemens [de laisser pendre son reistre, de porter sa cape en escharpe et un bas 1588].
Un manteau en escharpe, la cape sur une espaule, un bas mal tendu, qui represente une
fierté desdaigneuse de ces paremens estrangers, et nonchallante de l’art. (I, 25 : 178)
5 Voir H. Friedrich, Montaigne cit., p. 350.
6 Les Essais, III, 9, p. 1040. Voir F. Goyet, Les “Essais” entre marquetterie ‘mal jointe’
et nid ‘b (...)
Pour le lecteur attentif aux liaisons dans les Essais, Montaigne met en relation deux âges
de sa vie, deux manières de s’habiller, deux manières de porter le vêtement. Mais cette
évocation vestimentaire de la jeunesse est aussi, dans son contexte, une métaphore dont il
justifie la pertinence, « mieux employée en la forme du parler», qui sert à illustrer en une
formule jamais reniée sa conception du style naturel, cette negligentia diligens qui
caractérise son art, un art caché, fondé en apparence sur un ordre négligé (ordo
neglectus)5. La question est de savoir si l’opposition entre deux âges et deux manières de
se vêtir, ou plus exactement de se tenir dans le vêtement, ainsi déplacée sur le plan du
style, correspond à deux âges stylistiques, caractérisés non pas par deux styles différents
dans la mesure où Montaigne revendique l’unité de sa manière, mais par deux manières
de comprendre le style personnel, en étroite relation au couple strictus / solutus.
L’évolution des Essais, en apparence du moins, suivrait plutôt le mouvement inverse,
allant vers plus de relâchement au fil des ajouts, des digressions et des modifications. Par
cette opposition, Montaigne cherche en fait à formuler un autre rapport entre lui-même et
son style, en même temps qu’une évolution de sa conception du naturel et de l’art. La
désinvolture affichée, ostentatoire, du vêtement de la jeunesse, cherchait à qualifier le
style ostentatoirement naturel des premiers Essais et son art caché. La rigueur du
vêtement strict de l’homme mûr, comblé d’honneurs et de responsabilités, correspond sur
le plan stylistique à un effort accru de resserrement, de liaison et de cohérence, elle révèle
l’attention portée à la contexture, rendue nécessaire par l’amplification du livre et le
risque de confusion, conséquence de la multiplication des digressions, même si celles-ci,
dans un ajout tardif feront l’objet d’une justification placée sous l’exemple et l’autorité de
la « fantastique bigarrure» des dialogues de Platon6. Cette rigueur passée en naturel ne
cache pas moins l’art et ses procédés qu’une désinvolture visible, comme elle cache la
désinvolture elle-même en un art supérieur.
11Le second trait vestimentaire concernant le vêtement de Montaigne consiste en une
phrase mise entre parenthèses, ajoutée après la formule justifiant la digression destinée à
satisfaire à une esthétique française de la bigarrure :
Et François accoustumez à nous biguarrer, (non pas moy, car je ne m’habille guiere que
de noir ou de blanc, à l’imitation de mon père). (I, 35 : 232)
7 Voir P. Desan, Portraits à l’essai. Iconographie de Montaigne, Paris, H. Champion,
2007, pp. 66-6 (...)
8 Voir A. Quondam, Tutti i colori del nero. Moda e cultura del gentilhuomo nel
Rinascimento, Costabi (...)
La précision qu’introduit Montaigne a ici valeur d’une correction, une épanorthose. Elle
porte sur le vêtement bigarré, dont Montaigne cherche à se distinguer. Il oppose ainsi
celui qu’il porte habituellement, ou plus exactement la teinte de ce vêtement, de couleur
unie, noir ou blanc, à celui des autres gentilshommes français, pour mettre en exergue un
mode personnel de se vêtir qui le distingue de l’usage national : d’un côté la coutume et
le costume français, de l’autre un habit montaignien. Celui-ci peut souffrir des
exceptions, ainsi que le suggère la modalisation guière, allusion probable au vêtement
d’apparat et à l’habit officiel du maire, un manteau rouge. Mais cet habit est plus qu’une
simple habitude, il résulte d’un choix conscient et affiché. Le vêtement que Montaigne
arbore dans la représentation « simple, naturelle et ordinaire» qu’il donne de lui-même
correspond probablement à la réalité quotidienne d’un usage que pouvaient attester ses
familiers, en particulier ceux à qui il destinait ses Essais. Il correspond de surcroît à
certains des portraits peints qui passent avec quelque vraisemblance pour le représenter :
à côté de portraits d’apparat, le portrait en costume blanc par Jean Quesnel et, plus sûr
encore, un portrait en noir, avec le collier de l’ordre de Saint-Michel7. Ce vêtement
renvoie ainsi à un référent identifiable chez l’écrivain. Mais il correspond aussi, au moins
pour l’une de ses teintes, le noir, et dans ce qui pour nous peut apparaître comme sa
banalité, à l’usage courant qui s’était imposé en Europe depuis un demi-siècle, et qu’on
ne saurait, pour ce qui concerne la France, rattacher ni à la prépondérance d’un modèle
espagnol ni à une forme d’austérité calviniste8. Le fait que Montaigne se serve de ce
vêtement pour désigner la singularité de son propre « usage de se vestir» désigne celui-ci
comme un vêtement codé, riche de références parfois contradictoires ou paradoxales,
portant un ensemble de connotations et d’intentions destinées à offrir une représentation
symbolique et non pas simplement une touche supplémentaire à un portrait sur le vif.
12Dans ce passage, cette représentation repose à la fois sur la teinte du vêtement et le lien
qui, par ce vêtement et par cette teinte, unit Montaigne à son père, une relation
d’imitation et d’émulation. Cette brève parenthèse s’inscrit en effet dans le cadre plus
général tout au long des Essais d’une évocation du père de l’écrivain, Pierre Eyquem,
dont la figure, retouchée jusque dans les derniers ajouts, apparaît, avec celle de l’écrivain
dont elle est complémentaire, et autant que celle de La Boétie, comme une figure centrale
du livre, conçu comme un véritable mémorial paternel et familial, destiné à établir et à
confirmer la noblesse du lignage. Dans le chapitre « De l’yvrognerie», en un ajout tardif,
contemporain de la parenthèse sur le vêtement, Montaigne allait longuement développer
le portrait physique et moral de son père, en forme d’éloge. L’« usage de se vestir» de
celui-ci, était comme le reflet de ses qualités sociales et morales :
Le port, il l’avoit d’une gravité douce, humble et très modeste. Singulier soing de
l’honnesteté et decence de sa personne, et de ses habits, soit à pied, soit à cheval. (II, 2 :
365)
Le soin du vêtement répond au souci de « l’honnesteté et decence» de la personne tout
entière et contribue à la tenue, au port, qui conjugue gravité, douceur, humilité, modestie.
Ces qualités mises en évidence sont surprenantes : elles qualifieraient un homme de robe,
voire un clerc, si la précision « soit à cheval» ne rappelait que cette tenue austère et
modeste était celle d’un gentilhomme, dont la suite du passage rappelle le tempérament et
la carrière, celle d’un homme de guerre, rompu aux affaires publiques, et d’un homme du
monde engagé dans toutes les formes de la conversation civile et de la séduction. Cet
habit et ce port sont le résultat d’un double effort : la maîtrise du débraillé et le contrôle
de l’ostentation, pour donner de lui-même une image toute de retenue, pour mettre en
évidence des qualités qui prennent tout leur sens dans la relation avec autrui. La référence
au père permet à Montaigne de qualifier son propre vêtement dans sa banalité et dans sa
réduction à deux teintes unies. Son vêtement est porteur des mêmes qualités et il a une
même portée sociale et éthique : c’est la tenue d’un gentilhomme honnête. Montaigne la
porte et surtout il dit qu’il la porte, à la fois pour se représenter tel qu’il se vêt
habituellement, et pour se distinguer d’une autre manière de se vêtir et de se tenir, celle
des Français bigarrés. Contre la distinction ostentatoire qui joue de l’ornement coloré
pour trancher sur l’uniformité, il assume une distinction paradoxale, celle de la gravité, de
la modestie et du soin, qui tranche en retour sur la bigarrure et ce qu’elle recouvre.
9 P. de L’Estoile, Journal pour le règne de Henri III (1574-1580), éd. L.-R. Lefèvre,
Paris, Gallima (...)
10 H. Friedrich, Montaigne cit., p. 352.
11 P. de Lancre, Tableau de l’inconstance et instabilité de toutes choses, Paris,
L’Angelier, 1607. C (...)
12 P. de L’Estoile, Journal pour le règne de Henri III, éd. cit., p. 43.
13L’opposition entre le vêtement noir de Montaigne – vêtement du père imité par le
fils – et le vêtement bigarré constitue probablement une subtile variation sur un « lieu» du
discours satirique dirigé contre le courtisan français, réactualisé dans les années 1580 par
une vigoureuse polémique contre le luxe vestimentaire des Mignons de la cour de Henri
III. Toutefois, la satire dénonce l’extravagance de ceux-ci, la profusion et la richesse de la
parure, ainsi que des formes vestimentaires, « chemises à grands godrons» ou « collet
renversé à l’italienne» qu’évoque Pierre de L’Estoile9. Elle ne porte pas vraiment sur la
couleur ni le mélanges des couleurs. La bigarrure est un défaut, elle constitue bien un trait
satirique, mais dans un sens métaphorique et dans le cadre d’une typologie des nations et
de leurs caractères. À côté de son emploi pour désigner la digression, Montaigne, en
filant la métaphore vestimentaire dans le chapitre « Nous ne goustons rien de pur», par un
ajout contemporain à celui-ci, donne à ce terme sa portée morale : « l’homme en tout et
par tout, n’est que rappiessement et bigarrure»10 (II, 20 : 713). La bigarrure illustre la
fragilité de la condition humaine : l’homme est fait de pièces rapportées, mal cousues
ensemble, son caractère, ses pensées, ses actions manquent d’unité, de cohérence, de
constance. Ce défaut caractérise certaines nations ou certains hommes, plus que d’autres
indisciplinés, excessifs, futiles, inconstants. Un lointain cousin de Montaigne, Pierre de
Lancre, allait en faire la matière d’un livre11. Les Français, à l’époque des guerres
civiles, si éloignés de « l’innocence Spartaine» (III, 9 : 1038), apparaissaient à Montaigne
particulièrement bigarrés, dans leurs vêtements, leurs mœurs comme en matière de foi.
On trouvera l’expression « foy bigarrée» dans un pamphlet rapporté par Pierre de
L’Estoile12. Le vêtement uni de Montaigne, noir ou blanc, est un manifeste, il sert à le
distinguer de ses compatriotes et de leurs vices.
13 Voir P. Villey, Les Sources et l’evolution des “Essais” cit., pp. 102-103 ;
Friedrich, Montaigne (...)
14 Castiglione, Il libro del Cortigiano, II, LV, éd. E. Bonora, Milano, Mursia, 1972,
pp. 163-164.
15 Ivi, II, XXVI, p. 133.
14Inscrite dans son temps, au moment le plus dramatique des troubles qui déchiraient la
France, servant à une représentation de Montaigne qui contribuait à fonder l’éthos de son
discours, l’argumentation consacrée aux « usages de se vestir» définit le vêtement du
gentilhomme honnête. Celui-ci est le résultat d’un choix, qui permet à celui qui le porte
de se distinguer en termes sociaux du peuple, et en termes moraux d’une noblesse
indisciplinée. À bien des égards elle apparaît aussi, tant dans ses implications en matière
de mœurs que dans une réflexion stylistique, comme une subtile variation française sur
quelques suggestions du Cortegiano de Baldassare Castiglione, le grand modèle littéraire
italien, avec lequel Montaigne entretenait un dialogue fécond et vers lequel il était revenu
au cours de la dernière phase de rédaction et de correction de son livre13. Outre la mise
en œuvre d’une forme de conversation plaisante, reposant sur l’esprit et la pratique de la
digression que théorise Castiglione, Montaigne propose, avec l’anecdote du vin gelé, une
imitation du récit des paroles gelées14, auxquelles une commune référence polonaise sert
d’intertexte. De façon plus déterminante encore, la représentation du gentilhomme vêtu
de noir renvoie précisément à la réponse donnée à une question posée par Julien de
Médicis, sur la manière dont doit se vêtir le courtisan, dans un contexte de diversité
vestimentaire correspondant aux anciens usages régionaux des cours italiennes, et de
concurrence entre des modèles étrangers, français et espagnol. Un des interlocuteurs
établissait une forme parfaite, à italienne, et il célébrait le noir, expression de la gravité,
de la modestie et du sérieux dans le vêtement ordinaire, pour réserver les couleurs aux
habits de fête et de parade : « però parmi che maggior grazia abbia nei vestimenti il
color nero, che alcun altro»15. À la teinte s’ajoutait la tenue, une « élégance modeste»
(modesta attillatura), qui non seulement désignait un statut et un rang, mais portait une
intention :
16 Ivi, p. 134.
Aggiungendovi ancor che debba fra se stesso deliberar ciò che vol parere e di quella
sorte che desidera esser estimato, della medesima vestirsi, e far che gli abiti lo aiutino
ad esser tenuto per tale ancor da quelli che non l’odono parlare, né veggono far
operazione alcuna16.
Si l’habit ne fait pas le moine, ainsi que l’objectait un autre interlocuteur, du moins est-il
un moyen de connaître les hommes qui le portent, en prenant en considération la manière
selon laquelle ils cherchent à se faire connaître.
15La représentation que Montaigne donne de lui-même, vêtu de noir, en gentilhomme
honnête, peut ainsi se comprendre en ces termes et dans ces limites. Et c’est en ces termes
et dans ces limites que l’on comprendra le nouveau portrait de Montaigne, tracé au milieu
du XVIIe siècle par Jean-Louis Guez de Balzac, qui rapporte le témoignage d’un de ses
amis, selon lequel l’auteur des Essais
17 J.-L. Guez de Balzac, Les Entretiens, éd. cit., I, p. 293. Dans son exemplaire
des Essais (Paris, (...)
s’habilloit quelquesfois tout de blanc, et quelquesfois tout de vert, et paroissoit ainsi vestu
devant le monde. Force gens graves ayment les couleurs qui réjouissent la veue aussi bien
que luy, mais ils ne s’en servent qu’en robbe de chambre, et dans le particulier. Telle
singularité ne peut estre approuvée, estant contre la bienséance17.
On ignore la source qui permettait à l’interlocuteur (réel ou fictif) de Guez de Balzac de
représenter Montaigne vêtu tout de vert. S’il ne s’agit pas simplement d’une distraction
de lecture ou d’une coquille (vert mis pour noir), non relevée, dans l’édition
des Essais dont il s’était servi, cette pointe avait pour but de discréditer Montaigne, en un
portait satirique. Elle inversait la figure d’éthos que l’auteur des Essais avait
soigneusement édifiée pour donner son autorité à son livre, en faisant de lui un homme
bigarré, vêtu de couleurs. Le défaut reproché à Montaigne n’était pas directement mis en
relation au vert, dont la connotation traditionnelle, liée à la malignité ou à la folie, ne
semble pas avoir été reprise par Balzac. Il était lié à la couleur en tant que telle, qui, selon
le code vestimentaire de l’honnêteté de son époque, appartient à l’intimité. Pour Balzac,
lecteur malveillant des Essais qui bénéficiaient d’un prestige auquel son œuvre ne put
jamais atteindre, la représentation de Montaigne vêtu de vert était comme une subtile
allégorie de l’indécence, servant à dénoncer un livre exhibant l’intimité de son auteur,
« dans le particulier», comme s’il était nu ou presque. En revanche, à travers la question
du vêtement, il s’agissait pour Montaigne d’affirmer sa singularité, une singularité
morale, qui le distinguait des Français de son temps, qui distinguait sa sobriété
vestimentaire, signe de constance et de modestie, de la bigarrure de ses compatriotes,
signe de leur futilité et de leur versatilité. Cette singularité se précisait en relation au
portrait de Pierre Eyquem, garant des mœurs à l’ancienne et de la vertu de son fils.
NOTES
1 J. Peletier du Mans, L’Esté, in Les Œuvres poétiques, Paris, Vascosan, 1547, p. 66, v.
25 et 27.
2 P. de Ronsard, Responses aux Injures, in Œuvres complètes, éd. P. Laumonier, Paris
2009, t. XI, p. 159, v. 853.
3 Les Essais, p. 27.
4 Cicéron, De oratore, III, 175.
5 Voir H. Friedrich, Montaigne cit., p. 350.
6 Les Essais, III, 9, p. 1040. Voir F. Goyet, Les “Essais” entre marquetterie ‘mal jointe’
et nid ‘bien joint’, “Montaigne Studies”, XXVI, 2014, pp. 37-55.
7 Voir P. Desan, Portraits à l’essai. Iconographie de Montaigne, Paris, H. Champion,
2007, pp. 66-69, n° 10 et n° 11.
8 Voir A. Quondam, Tutti i colori del nero. Moda e cultura del gentilhuomo nel
Rinascimento, Costabissara (Vicenza), Angelo Colla editore, 2007.
9 P. de L’Estoile, Journal pour le règne de Henri III (1574-1580), éd. L.-R. Lefèvre,
Paris, Gallimard, 1943, p. 85.
10 H. Friedrich, Montaigne cit., p. 352.
11 P. de Lancre, Tableau de l’inconstance et instabilité de toutes choses, Paris,
L’Angelier, 1607. Cet ouvrage est souvent confondu avec le Tableau de l’inconstance
des mauvais anges (Paris, Buon, 1612), du même auteur, dans lequel celui-ci critique les
scrupules exprimés par Montaigne pour traiter des cas de sorcellerie dans « Des
Boyteux».
12 P. de L’Estoile, Journal pour le règne de Henri III, éd. cit., p. 43.
13 Voir P. Villey, Les Sources et l’evolution des “Essais” cit., pp. 102-103 ;
Friedrich, Montaigne cit., pp. 174-175 et 350.
14 Castiglione, Il libro del Cortigiano, II, LV, éd. E. Bonora, Milano, Mursia, 1972,
pp. 163-164.
15 Ivi, II, XXVI, p. 133.
16 Ivi, p. 134.
17 J.-L. Guez de Balzac, Les Entretiens, éd. cit., I, p. 293. Dans son exemplaire
des Essais (Paris, Cousterot, 1652), Guez de Balzac avait porté ce jugement sur
Montaigne : « C’est un guide qui s’égare, mais qui mène en des pays plus agréables qu’il
n’avait promis». Catalogue de La Librairie Lucien Petitot, Paris, 1936, 33, n° 231.
3. Le mémorial du père
p. 63-81
Le portrait que Montaigne trace de lui-même est à sa manière la version littéraire d’une
riche tradition picturale. Celle-ci a été illustrée en France dès 1535 par un portrait dû à
Jean Clouet, L’homme au Pétrarque, conservé au château de Windsor. Il s’agit d’une
allégorie de la conjonction des lettres et de la noblesse d’épée à la cour de François
Ier sous le magistère du grand poète toscan. Toutefois, le portrait en mots que propose
Montaigne est différent : le livre qu’il tient n’est pas celui d’un autre, mais le sien. En se
représentant lui-même, il exhibe ses propres Essais, un livre qui lui est « consubstantiel»
(II, 18 : 703). Il le présente comme un symbole inattendu de sa qualité, au même titre que
son habit, son épée et son château. Montaigne inaugure la dignité moderne de l’écrivain
libre, en adaptant à une qualité sociale un mode nouveau d’écrire1. Dans les Essais, cette
relation s’exprime en un discours réflexif sur l’écriture du livre et le style qui l’ordonne,
pour définir d’emblée sa nature littéraire, voire poétique. Ce discours porte aussi sur les
pratiques éditoriales, dans le cadre d’une institution née à la Renaissance et de ses
contraintes : l’institution éditoriale, qui trouve son lieu dans l’atelier de l’imprimeur et
plus précisément encore dans la « boutique de Libraire» (III, 9 : 1026). Celle-ci a
contribué de façon décisive à préciser la figure de l’auteur.
2 Voir G. Hoffmann, La Carrière de Montaigne, Paris, H. Champion, 2009, pp. 82-94.
3 Voir Les Essais, éd. cit., pp. XXXI-LV.
4 Sur le libraire et sa politique éditoriale, voir J. Balsamo et M. Simonin, Abel L’Angelier
& Franço (...)
2Dans un ajout au chapitre « Du repentir», Montaigne évoque la réception contradictoire
de son livre, incompris de ceux à qui il avait été destiné à l’origine, mais devenu objet
d’une diffusion publique. Il fait état de la modification de son propre statut : « J’achette
les Imprimeurs en Guienne : ailleurs [en France var EB] ils m’achettent. (III, 2 : 849).
Montaigne évoquait l’édition parisienne de 1588, augmentée d’un troisième livre, publiée
par Abel L’Angelier. Comme les précédentes, cette édition était ouverte par l’avis Au
Lecteur, sans dédicace particulière ni pièces liminaires de nature encomiastique. Le
volume ne portait pas non plus de manchette ni d’index ou des tables des lieux communs.
Tout le distinguait d’un livre savant. Le contrat d’édition n’a pas été retrouvé. L’édition
porte un privilège pour 9 ans, dont L’Angelier était le seul bénéficiaire ; il se voyait
assurer l’exclusivité de l’impression et de la vente des « Essais du Seigneur de Montagne,
reveus et amplifiez de plus de cinq cens passages, avec l’augmentation d’un troisiesme
livre». Il n’était pas fait mention de la cession d’un privilège d’auteur. L’édition était bien
assumée par le seul libraire. Il ne s’agissait plus d’une publication à compte d’auteur ou à
compte partagé, comme la première édition, publiée à Bordeaux, en 1580, chez Simon
Millanges2. Une deuxième édition, corrigée et augmentée fut publiée en 1582 chez le
même imprimeur. Les Essais, toujours en deux livres furent réédités à Rouen, en 1584, et
à Paris en 1587, probablement avec l’accord de Millanges3. De surcroît, ils furent
présentés dès 1581 à la foire de Francfort. Ce premier succès, inattendu, encouragea peut-
être Montaigne. Au moment où il était libéré de ses obligations publiques, mais où il eut à
affronter critiques et inimitiés, il put chercher à amplifier son livre en lui donnant une
suite destinée à se justifier en se faisant mieux connaître. Le succès suscita également
l’intérêt de L’Angelier, très attentif aux nouveautés littéraires et à l’exploitation
intelligente de best sellers4. Le libraire était en relation avec son confrère bordelais, dont
il diffusait certains titres, en particulier ceux de Pierre de Brach et François de Foix-
Candale, des proches de Montaigne. Au mois de juillet 1585, alors que Montaigne
achevait son second mandat à Bordeaux, il avait envoyé un de ses associés en Guyenne
pour négocier avec le poète Du Bartas les droits d’une nouvelle édition de La Sepmaine.
Il est possible que ce soit par ces intermédiaires qu’il approcha Montaigne pour lui
proposer de publier une nouvelle édition de son livre. La rédaction du livre III prenait
sens dans le cadre d’un projet défini par le libraire.
3L’Angelier avait une activité et des ambitions d’une tout autre ampleur que Millanges. Il
poursuivait sur un mode nouveau le programme voué à l’illustration de la langue
française, auquel collaborait sa famille depuis trois générations, en encourageant tout
particulièrement la prose d’art en français. Ce n’est pas un hasard si ce fut lui qui
publia La Bibliothèque (1584) de François de La Croix du Maine, première bibliographie
nationale. Montaigne y faisait déjà l’objet d’une longue notice qui le célébrait en tant que
personnage public et qu’auteur des Essais, présentés dès cette époque comme une
« ample déclaration de [s]a vie» :
5 La Croix du Maine, La Bibliothèque cit., pp. 328-329.
Ce livre est très recommandable, soit pour l’institution de toutes personnes, et pour autre
choses très-remarquables qui sont comprises en iceluy […]. Si Plutarque est tant estimé
pour ses beaux œuvres, cetuy-cy le doibt estre pour l’avoir imité de si près5.
Les Essais prenaient place dans un catalogue original, dont ils allaient constituer pour
près de vingt ans un titre phare. Le livre de Montaigne, trop souvent considéré comme un
objet unique, détaché de tout contexte, s’éclaire dans le cadre d’une véritable « politique
éditoriale», ambitieuse et cohérente, en relation à la fois à d’autres ouvrages qu’il
complétait ou qu’il pouvait remplacer et à des lecteurs réels, auxquels le libraire savait
pouvoir le destiner, sa clientèle au Palais, haut lieu de la nouveauté éditoriale. L’Angelier
offrait aux robins lettrés, du droit et de l’éloquence juridique en français, des livres de
poésie et d’histoire, aux dames et aux gentilshommes, des traités de civilité, du théâtre et
de la littérature mondaine, pour tous, missels et livres de dévotion. Avant les Essais, en
quinze ans d’activité, il avait publié près de 125 titres en 200 éditions ou émissions. À
côté des ouvrages partagés avec d’autres libraires, plus de 70 titres caractérisaient sa
politique éditoriale personnelle. Celle-ci était marquée par une importante part
italianisante, en version française et en langue originale, ainsi que des traductions du latin
et du grec : Platon par Loys Le Roy, Tacite par Claude Fauchet, la réédition du Plutarque
d’Amyot. Après 1586, le libraire publia des ouvrages français originaux, illustrant des
genres variés, dans une conception compréhensive des Belles-lettres, ouverte à l’histoire,
à l’éloquence et à la philosophie : les Lettres d’Étienne Pasquier, les œuvres de Blaise de
Vigenère, les Discours philosophiques de Pontus de Tyard, La Bibliothèque
historiale et Les Fastes des Anciens de Nicolas Vignier, La Saincte Philosophie de
Guillaume du Vair. Il entretenait avec ces auteurs des relations choisies, souvent de
nature amicale. Les Essais, dans leur singularité, s’inscrivaient en relation à ces ouvrages.
Ils semblent aussi avoir intéressé L’Angelier comme un grand ouvrage de civilité et de
philosophie morale, dû à un gentilhomme français, capable de renouveler une matière qui
jusqu’alors avait été traitée par les Anciens et surtout par les Italiens. En 1581, il avait
publié la traduction de L’Institution morale d’Alessandro Piccolomini, par Pierre de
Larivey ; en 1583, le traité De la noblesse de Giambattista Nenna et l’année suivante,
le Dialogue de la noblesse du Tasse, par Antoine Le Fèvre ; en 1584, les Dialogues
philosophiques de Giambattista Giraldi Cinzio, et en 1588, le traité Du secrettaire, adapté
de Francesco Sansovino par Gabriel Chappuys. Montaigne était un bon connaisseur des
lettres italiennes. Son livre porte la trace de sa lecture de Castiglione, de Guazzo et du
Tasse. Les autres ouvrages présentent des points communs avec sa propre réflexion, mais
il est peu probable qu’il les ait utilisés. Lui-même traitait une même matière, nourrie des
mêmes références antiques, dans une même perspective conjuguant la magnanimité
antique et l’humilité chrétienne, mais il le faisait d’une manière entièrement différente
dans sa forme. Il proposait, pour la première fois, une invention française, en un style
brillant, propre à une véritable conversation civile, porteur d’un agrément et d’une force
de conviction que n’avaient ni les formes obsolètes du dialogue moral à l’italienne ni les
médiocres traductions d’un Gabriel Chappuys, principal pourvoyeur de cette littérature. Il
est un fait que dès la publication des Essais, la trattatistica italienne disparut
définitivement du catalogue L’Angelier.
4L’édition des Essais portait les ambitions complémentaires de l’écrivain et de son
éditeur. Montaigne reçut quelques exemplaires. Il adressa les uns à quelques amis et
connaissances et en garda d’autres pour son usage personnel ; quatre exemplaires connus
portent des ajouts et des corrections autographes. Mais cette belle édition fut frappée par
la malchance, à la fois victime de la situation insurrectionnelle du mois de mai 1588 et de
la concurrence. Le 12 novembre 1593, après la mort de l’écrivain, L’Angelier finit par
protester devant le Parlement contre les contrefaçons de ses ouvrages, parmi lesquels
les Essais, dont le libraire d’Avignon Gabriel La Grange écoulait une édition frauduleuse
imprimée à Lyon. Cette édition présentée comme la « dernière édition», reproduisait celle
de L’Angelier. Elle dépossédait de leurs droits l’éditeur parisien et l’auteur défunt.
Pendant ce temps, le gros du tirage de l’édition de 1588 restait dans les magasins du
libraire, dans Paris assiégé et tenu par les ligueurs. Sa diffusion n’eut véritablement lieu
que dix ans après sa parution ; le libraire vendit les exemplaires de l’édition de 1588 en
bénéficiant du succès de l’édition posthume et de sa réédition, publiées entre-temps, en
1595 et en 1598.
5Pour récupérer ses droits sur l’œuvre de Montaigne menacée par les contrefaçons,
L’Angelier envisagea la publication d’une nouvelle édition, corrigée et augmentée, alors
que la précédente n’avait pas été commercialisée. Dès l’été 1588, Montaigne, de son côté
s’était mis à relire ses Essais, en poursuivant la correction et l’amplification du texte de
l’édition qui venait d’être publiée. L’Exemplaire de Bordeaux est le témoin subsistant de
cette activité. Celle-ci obéissait au génie de l’écrivain, reprenant sans cesse son ouvrage
dans un effort de justesse et de précision. Elle marquait aussi la nouvelle orientation qu’il
donnait à l’entreprise de se peindre et de se dire, en relation au progrès de sa maladie et à
sa réflexion sur la situation politique. Elle prenait tout son sens dans la perspective d’une
nouvelle publication. Dans un ajout rédigé vers 1590 porté au chapitre « Du desmentir»,
Montaigne exprimait son inquiétude et il estimait devoir justifier la forme trop
personnelle de son livre. Cette justification était liée à l’échec provisoire de la publication
de 1588, dont les exemplaires, écrivait-il, étaient voués à servir de papier d’emballage :
J’empescheray peut estre, que quelque coin de beurre ne se fonde au marché. […] Et
quand personne ne me lira, ay-je perdu mon temps, de m’estre entretenu tant d’heures
oisives, à pensements si utiles et aggreables ? (II, 18 : 705)
6 A. Loisel, De L’Œil des rois ou de la Justice, Paris, L’Angelier, 1595, f. A2.
Montaigne reprenait une formule topique, illustrée par des vers de Martial et de Catulle,
qui avait servi à exprimer son doute sur la diffusion de son livre. Il cherchait à conjurer la
crainte de ne pas être lu, au moment où il amplifiait son livre pour une nouvelle édition.
Celle-ci, « revue et augmentée d’un tiers» par l’auteur, ne fut publiée qu’après sa mort.
Elle marquait de façon splendide le retour de la paix civile et l’activité retrouvée du
libraire, dont le catalogue, sous le patronage symbolique de Montaigne, témoignait d’un
net renouveau, pour célébrer un grand style français et catholique. C’est dans cette
édition que les contemporains de Henri IV lurent les Essais et reçurent la leçon civile de
Montaigne. Les Essais étaient accompagnés de La Constance et de L’Eloquence
françoise de Du Vair, de traités de Jean de Sponde et de Blaise de Vigenère,
des Remonstrances d’Antoine Loisel, rééditées pour être adaptées au nouveau contexte
politique. Parmi ces textes, L’Œil des rois, avait été adressé en 1584 à Montaigne, célébré
comme « l’un des principaux ornemens non seulement de la Guyenne, mais aussi de toute
la France»6.
7 G. Hoffmann, La Carrière de Montaigne cit., pp. 129-154.
6Dans la mesure où les Essais étaient un choix du libraire, il n’est pas étonnant qu’ils
portent la marque de celui-ci. Pour bénéficier d’un nouveau privilège, la nouvelle édition
des Essais ne pouvait plus être la simple réédition des livres précédents, fût-elle corrigée.
Elle devait offrir une nouveauté7. Montaigne rappelle cette obligation qui lui était faite de
modifier et d’amplifier son œuvre, tout en cherchant à confirmer l’unité profonde de son
propos, suivant une métaphore empruntée à Cicéron :
Mon livre est tousjours un : sauf qu’à mesure, qu’on se met à le renouveller, afin que
l’acheteur ne s’en aille les mains du tout vuides, je me donne loy d’y attacher (comme ce
n’est qu’une marqueterie mal jointe) quelque embleme supernumeraire. (III, 9 : 1008)
8 Cicéron, Brutus, 274 ; voir H. Friedrich, Montaigne cit., p. 416, note 282.
L’emblema désigne une pièce de marqueterie8. C’est sur cette exigence éditoriale que
prit corps le livre III, le « troisième allongeail» (ibid.) ainsi que le qualifie son auteur. Sa
rédaction accompagnait la modification substantielle des deux premiers livres, qui
portaient 641 additions et étaient enrichis de 543 citations nouvelles. En amplifiant son
livre pour une nouvelle édition, Montaigne avouait modifier ses propres pratiques de
lecture dans un sens plus intéressé :
Quoy si je preste un peu plus attentivement l’oreille aux livres, depuis que je guette, si
j’en pourray friponner quelque chose dequoy esmailler ou estayer le mien ? (II, 18 : 704)
Il évoque ici les exemples et les passages narratifs ajoutés, si fréquents dans la dernière
rédaction, témoignant de nouvelles lectures et de l’approfondissement des textes
fondateurs de son œuvre, auxquels il ne cessait d’avoir recours. Ces ajouts semblent lui
avoir été suggérés par le libraire, qui lui prodiguait ses conseils pour son amplification :
Je m’en charge [de ces parements empruntés] de plus fort, tous les jours, outre ma
proposition et ma forme premiere, sur la fantasie du siècle : et par oisiveté. (III, 12 :
1102)
9 Les Essais, III, 12, p. 1826, variante.
Dans une première rédaction sur l’Exemplaire de Bordeaux, Montaigne avait écrit « la
fantasie du siecle et enhortement d’autrui»9, révélant jusque sur ses brouillons une
dépendance à l’instance éditoriale, dont la mention fut au contraire adoucie dans l’édition
posthume. Le travail d’amplification que celle-ci imposait, loin d’aliéner sa « forme»
originale par la concession à des emprunts, lui permettait au contraire d’intégrer ceux-ci à
sa propre expression. La longueur des chapitres a aussi pu faire l’objet de semblables
conseils ou de débats. Dans une leçon de l’Exemplaire de Bordeaux, l’écrivain confirmait
l’importance des modifications portées sur ses Essais :
Je preste l’espaule aux reprehantions que l’on faict [les amis font var] en mes escris : et
les ai souvant changez, plus par raison de civilité, que par raison d’amendement. (III, 8 :
1774 variante)
10 Ivi, III, 8, p. 969,
Le texte posthume fait disparaître, là aussi, l’allusion aux « amis», auteurs de ces
répréhensions10. Elles ne lui avaient pas été faites par des lecteurs anonymes, mais par
des lecteurs choisis, qui entouraient le libraire et constituaient une instance critique au
sein de l’instance éditoriale, comme une sorte de comité de lecture. De telles remarques
sont précisément évoquées dans le chapitre « Sur des vers de Virgile» :
Tu es trop espais en figures, voylà un mot du cru de Gascongne : voylà une phrase
dangereuse […], voylà un discours ignorant : voylà un discours paradoxe, en voylà un
trop fol. (III, 5 : 918)
11 Voir C. Magnien, Étienne Pasquier ‘familier’ de Montaigne ?, “Montaigne Studies”,
XIII, 2001, p. 2 (...)
Étienne Pasquier, lié à la fois à Montaigne et à L’Angelier, a laissé une longue série de
ses observations sur les Essais11. Cette liste, utilisée dans une lettre tardive, a pu avoir
été adressée à l’auteur dès cette époque. Enfin, Montaigne déplorait avoir dû rédiger son
livre chez lui,
en pays sauvage, où personne ne m’aide, ny ne me releve […] : Je l’eusse faict meilleur
ailleurs, mais l’ouvrage eust esté moins mien. (Ibid.)
Au moment de l’édition de son livre, en 1588, il trouvait à Paris cette aide qui le rendait
meilleur tout en le gardant parfaitement sien. Sa « nouvelle manière», si visible dans le
livre III, en apparente rupture avec la manière plus scolaire des deux premiers livres dans
les premières éditions était le résultat de ces conseils et de ces critiques.
12 Les Essais, p. 1229-1852.
7La succession des éditions originales des Essais met en évidence l’évolution d’un texte,
non pas seulement amplifié, mais profondément corrigé, modifié et remanié par son
auteur. Ce processus se confirmait en 1588, pour s’accentuer dans la dernière phase de
rédaction, sur l’Exemplaire de Bordeaux et jusqu’aux ultimes retouches portées par
l’édition posthume. Le livre III a fait ainsi l’objet d’un remaniement d’ensemble. Dans
l’Exemplaire de Bordeaux, 215 pages sur 302 portent de façon visible des modifications
par ajout. Toutefois, le processus de renouvellement ne se lit pas seulement de façon
visible dans des couches d’ajouts mises en évidence par une méthode éditoriale
approximative. Il se découvre en creux, dans les centaines de variantes textuelles de
détail recensées ailleurs12, les milliers de variantes de ponctuation qui distinguent le
texte de l’édition de 1588 des rédactions provisoires de l’Exemplaire de Bordeaux, et
celles-ci du texte de l’édition posthume. Il se lit aussi dans les nombreux passages du
texte de 1588, supprimés sur l’Exemplaire de Bordeaux, qui donnent à voir
d’innombrables corrections de mots ou de passages entiers, biffés et remplacés.
13 Ivi, II, 37, p. 1701, variantes.
8Montaigne affirmait pourtant : « J’adjouste, mais je ne corrige pas» (III, 9 : 1008). Cette
formule reprenait une affirmation analogue : « Au demeurant, je ne corrige point mes
premières imaginations par les secondes» (II, 37 : 796), qu’il avait nuancée plus tard par
un ajout : « ouy à l’aventure quelque mot : mais pour diversifier, non pour oster». Partout
dans son texte, Montaigne, ajoutait, mais il corrigeait aussi et il supprimait, pour récrire.
Dans le seul livre III, on dénombre ainsi 27 pages portant des corrections par
suppressions de plus d’une ligne. L’ensemble des passages biffés et supprimés sur
l’Exemplaire de Bordeaux, représente plus de quinze pages entières de format in-4°. Dans
le chapitre « De la ressemblance des enfans aux pères», dans un développement consacré
à réfuter les prétentions des stoïciens à maîtriser la douleur, Montaigne supprima ainsi
plusieurs lignes d’argumentation : outre un exemple, disparaît une antithèse opposant la
poésie et la philosophie, ainsi qu’une citation de trois vers pris de l’Orlando furioso. La
réécriture, poursuivie sur plusieurs pages, conduisait Montaigne à passer d’une
argumentation ironique, procédant par réfutation, à une éloquence de l’exhortation,
reposant sur un tout autre éthos13. En écrivain attentif à l’économie de son discours et à
la justesse de son propos, il remplaçait l’évocation poétique d’une douleur morale par
celle de la douleur physique, à travers une citation du Philoctète d’Attius, prise
des Tusculanes, où il avait trouvé l’exposé de la doctrine stoïcienne concernant la
maîtrise de la douleur. Non seulement l’écrivain assurait constamment la liaison
argumentative de son texte, mais il mettait l’accent sur sa propre persona d’homme
malade.
9Par les innombrables corrections qu’il portait sur son texte, Montaigne ne cessait de
démentir par sa pratique ce que lui-même avait écrit lorsqu’il évoquait une correction
restreinte et réticente de son œuvre. Ces affirmations servaient à une représentation de
lui-même en écrivain spontané, correspondant à son éthos noble. Dans le cas du livre III,
elles servaient sans doute aussi à valoriser celui-ci comme un ajout complétant et
enrichissant les deux premiers livres d’une peinture de soi toujours plus précise et plus
détaillée, sans corrections stylistiques qui eussent correspondu à une correction morale, à
une forme de repentir. Or les « répréhensions d’autrui» ont probablement joué leur rôle
dans ces corrections.
14 Voir H. Friedrich, Montaigne cit., p. 362, note 298. Le rôle du secrétaire, présent
durant toute l (...)
15 F. Garavini, Sur deux phrases des ‘Essais’, in Études montaignistes en hommage à
Pierre Michel, Pa (...)
10Montaigne n’avait cessé d’entretenir une conversation avec lui-même, qu’il décrit
longuement dans le chapitre « De trois commerces». Il s’agit d’une conversation suivie
avec un livre, celui qu’il ne cessait de lire, de relire mais aussi d’écrire et d’enrichir,
ces Essais qu’il écrit comme il leur parle et qu’il qualifie de « songes», qu’il « enregistre
et dicte» (III, 3 : 869) ou qu’il « redicteroi[t]» (III, 9 : 1010) plus volontiers que d’en
assurer la correction. Le verbe « dicter» a bien son sens moderne, comme dans ses autres
emplois dans les Essais14. On a interprété la première expression comme un doublet
synonymique, en donnant au verbe « dicter» le sens d’écrire à la main15. En réalité, les
deux verbes « enregistrer» et « dicter» décrivent, avec une précision technique, la
préparation du livre, selon les habitudes éditoriales de l’époque. Ils ne sont ni
antinomiques ni synonymes, mais complémentaires, et correspondent à deux étapes d’une
même tâche. Montaigne d’une part « enregistre» les remarques notables, des « traits», ses
« formes» ou ses « façons», en rédigeant lui-même son texte sur des feuilles volantes, des
« brevets descousus » (le terme est employé en III, 13 : 1141 ; il désigne alors le support
qui sert à enregistrer les phases de la maladie), ou dans les marges des exemplaires de
travail qui lui servent de lieu où mettre en forme ses conceptions et développer ses
rédactions. D’autre part, il dicte sa rédaction à un secrétaire chargé de la mettre au net sur
une copie. La dictée à haute voix sert aussi à confirmer un texte autographe peu lisible ou
trop surchargé de repentirs, ou à préciser des indications portées sur le premier support.
16 Voir J. Balsamo, Mises au net, copie d’auteur, copie d’imprimeur : note sur les
formes de l’autogr (...)
17 Les Essais, I, 52 : 328 ; Exemplaire de Bordeaux, f. 128v.
11La procédure décrite par Montaigne est usuelle à son époque16. Montaigne l’a suivie
jusqu’en 1588, mais aussi après cette date pour préparer la nouvelle édition, ainsi que
l’attestent, en amont de celle-ci, les indications destinées à la mise au net, qui figurent au
verso de la page de titre de l’Exemplaire de Bordeaux et dans le corps du texte.
Montaigne s’adresse par écrit au secrétaire, dont il confirme le concours : il précise ainsi :
« [m]ettez cette clause enfermee, à la fin du chapitre», et il indique qu’il convient de
déplacer une phrase ajoutée en 1588 au court chapitre « De la parsimonie des Anciens».
Le texte de l’édition posthume enregistre la modification17. Ces remarques s’adressent
bien à un secrétaire, un typographe n’en aurait pas eu l’usage. La mise au net elle-même
n’est pas un état définitif. Montaigne la relit, la corrige, en fait établir une nouvelle mise
au net, sur laquelle il peut encore porter d’ultimes modifications. La conversation avec le
livre prend ainsi la forme d’une conversation quotidienne avec le secrétaire, alors même
que Montaigne dissimule souvent la présence de ce personnage à ses côtés. Dans le
chapitre « Considérations sur Cicéron», il prétend ne pas dicter ses lettres à un secrétaire :
« j’ayme mieux escrire de ma main, que d’y en employer un’autre» (I, 39 : 257). Il s’agit
d’une contre-vérité, ressortissant à la fois à une posture noble et à une revendication
d’authenticité : les lettres que l’on conserve de lui font apparaître le plus souvent deux
mains distinctes, l’un pour le texte, l’autre pour la signature.
12Toutes les éditions des Essais ont été imprimées par le typographe, sur la base d’une
copie d’imprimeur établie par un collaborateur de l’imprimeur, l’« écrivain». Cette copie
a elle-même été établie sur une transcription de la copie d’auteur par un secrétaire. Elle
mettait en œuvre un ensemble de normes ortho-typographiques et de présentation dont
Montaigne ne se souciait pas, et auxquelles il acceptait de se soumettre, de même qu’il
avait délégué, à quelques réserves près, un certain nombre de compétences
orthographiques au secrétaire chargé d’établir la transcription de ses brouillons et de ses
manuscrits de travail sur la copie d’auteur établie sous son contrôle :
Je ne me mesle, ny d’orthographe (et ordonne seulement qu’ils suivent l’ancienne) ny de
la punctuation : je suis peu expert en l’un et en l’autre. (III, 9 : 1009)
18 Voir A. Quondam, L’autore (e i suoi copisti), l’editor e il tipografo, Roma, Bulzoni,
2016.
13Sur l’Exemplaire de Bordeaux, qui n’était pas destiné à l’imprimeur, Montaigne
précisait exactement la nature et les formes de cette délégation. Celle-ci avait lieu en
amont de l’impression, dans les phases de mise au net. Ce choix n’était pas un
renoncement à la singularité de l’auteur ; il incombait en propre à Montaigne. Non
seulement il confirmait son statut mais surtout il exprimait sa qualité et son rang, ceux
d’un gentilhomme peu soucieux de tels détails. Avant lui, Castiglione avait procédé de
même pour la mise en livre de son Cortegiano18. Ce choix aurait pu être différent.
Quelques rares écrivains de son temps avaient tenu à imposer leurs idiotismes
orthographiques, en suivant la correction de leur livre jusque dans l’atelier : à Lyon, en
1580, Jean de Boyssières et plus tard, à Paris, chez L’Angelier dans les années 1605-
1610, Claude Expilly et Antoine de Laval, deux lecteurs de Montaigne. Leur initiative
ressortissait à une pratique de l’édition privée ; elle portait la marque, rédhibitoire aux
yeux de Montaigne, du pédantisme.
14L’Angelier n’était pas imprimeur mais éditeur. La qualité typographique de l’édition
de 1588, attribuable à un imprimeur sous-traitant, est conforme au standard des livres
diffusés au Palais, soignée sans être parfaite. Les négligences étaient dues aux délais de
fabrication resserrés, entre le mois de février et le mois de juin, mais surtout à une
correction d’épreuves insuffisante. Montaigne évoque les erreurs et les fautes
d’impression qui pouvaient se trouver dans son texte :
Ne te prens point à moy, Lecteur, de celles [les fautes] qui se coulent icy par la fantasie,
ou inadvertance d’autruy : chasque main, chasque ouvrier, y apporte les siennes. (III, 9 :
1009)
Il rédigeait cet avertissement alors que le livre était en cours d’impression, anticipant un
reproche à venir. Cette excuse est topique, elle constitue, dans de nombreux livres de
l’époque, l’argument d’un avis au lecteur, que Montaigne ici déplace dans le corps du
texte. Elle sert également à valoriser l’auteur, en distinguant la part qui lui revient, celle
de l’invention, de la part technique, qui est du ressort de l’éditeur, et dans celle-ci, cette
« main», capable de fantaisie et de choix mais aussi d’erreurs, à la fois la part du
secrétaire et de l’écrivain, auteurs des copies préparatoires, et celle du typographe
composant le texte.
19 F. Strowski, Montaigne cit., p. 247.
15Montaigne avait vraisemblablement délégué la correction des épreuves à un tiers, à un
collaborateur de l’imprimeur, ou peut-être son ami Pierre de Brach, pourtant peu
compétent en la matière19. Il se plaint de l’aspect fastidieux de cette relecture :
Je redicterois plus volontiers, encore autant d’Essais, que de m’assujettir à resuivre ceux-
cy, pour cette puerile correction. (III, 9 : 1010)
20 Voir M.-L. Demonet et A. Legros, Montaigne à sa plume. Quatre variantes
autographes d’une correcti (...)
Montaigne refuse cette correction, digne d’un homme de lettres gagé, pour mettre en
valeur la seule tâche qui le qualifie en tant qu’auteur, la dictée du manuscrit autographe,
porteur de son invention, pour sa mise au net par le secrétaire. Les bibliographies
descriptives ne mentionnent pas de variantes en cours d’impression et encore moins
d’interventions sur le texte au cours de la fabrication du volume, contrairement à l’édition
des Essais publiée en 1580, et à l’édition posthume. Plusieurs erreurs ou coquilles
subsistent dans l’édition de 1588, ainsi la date erronée de l’avis « Au lecteur»20. Ces
erreurs furent très imparfaitement corrigées par Montaigne lui-même sur l’Exemplaire de
Bordeaux.
16Toutes ces remarques mettent en lumière la relation de dépendance du texte
des Essais à des contraintes éditoriales. Ce point a été avancé pour disqualifier les
éditions posthumes, qui auraient été soumises à l’arbitraire de leurs éditeurs et à celle des
typographes. Cela n’est pas moins vrai de toutes les éditions publiées du vivant de
Montaigne et sous son contrôle. Il se soumettait lui-même à ces contraintes, en pleine
connaissance de cause et en toute conscience du bénéfice qu’il en retirait, dans le cadre
de l’institution éditoriale.
17Par la publication de son livre chez L’Angelier, le gentilhomme fier de son rang était
devenu un auteur. Il revendiquait cette qualité et en reconnaissait ouvertement les réalités
économiques dont il était le bénéficiaire. Dans les Essais, Montaigne revient à plusieurs
reprises sur les conditions de la véritable autorité littéraire par une série de distinctions,
en termes de morale comme en termes éditoriaux. Il distingue ainsi l’auteur et en
particulier le « bon auteur» de l’écrivain, des « escrivains ineptes et inutiles » (III, 9 :
990). Le terme reste technique à l’époque. Chez Montaigne, il se double d’une
connotation péjorative et il accompagne la dénonciation de « l’escrivaillerie», symptôme
d’un siècle corrompu (ibid.). Montaigne distingue aussi l’auteur de l’« homme de lettres»
et du « faiseur de livres». Il range sous cette dénomination la plus grande partie des
acteurs du livre imprimé de son temps, non seulement les collaborateurs du monde de
l’édition, correcteurs, compilateurs, polygraphes, traducteurs, mais aussi les érudits de
tout genre. Ceux-ci font l’objet d’une représentation satirique :
Cettuy-cy tout pituiteux, chassieux et crasseux, que tu vois sortir après minuict d’un
estude, penses-tu qu’il cherche parmy les livres, comme il se rendra plus homme de bien,
plus content et plus sage ? nulles nouvelles. Il y mourra, ou il apprendra à la posterité la
mesure des vers de Plaute, et la vraye orthographe d’un mot Latin. (I, 39 : 245)
Seul Jacques Amyot échappe à cette condamnation, en tant qu’il était le traducteur de
Plutarque et qu’il avait su mettre en œuvre dans sa traduction la parfaite « naïveté» de la
langue française, c’est-à-dire sa pureté et son meilleur usage, sans concession ni au grec
ni à la moindre forme de pédantisme.
21 Les Essais, III, 2, p. 845.
18-Montaigne évoque ainsi les livres qu’il aurait pu facilement écrire et publier, des
livres « desquels l’autheur ne tire aucune recommandation» (III, 8 : 985) et qui n’auraient
pas fait de lui un auteur véritable. La notion d’auteur désigne pour lui en premier lieu,
dans un emploi générique, les « sources» dont il avait tiré sa documentation, dans la
mesure où ces auteurs en étaient les garants, étant les premiers ou les seuls à traiter
certains sujets, ainsi les historiens de l’Amérique qui avaient décrit la civilisation des
anciens Mexicains, évoquée dans le chapitre « Des coches». Les auteurs au sens restreint,
ceux qui étaient nommés, constituent pour lui un canon des valeurs littéraires et morales.
Ce sont principalement des auteurs anciens, poètes et prosateurs, parmi lesquels
Plutarque, désigné plusieurs fois en tant que tel, à côté de Platon, de César et de saint
Augustin. En revanche, les modernes sont rares à être ainsi qualifiés. Montaigne ne
reconnaît cette qualité qu’à La Boétie et à Raymond Sebond, dont il avait été l’éditeur
avant de devenir lui-même un auteur, et de façon plus inattendue, à Philippe de
Commynes, « très-bon auteur certes», célébré à deux reprises, pour la qualité de sa
langue et sa bonne foi (II, 10 ; III, 8). Amyot en revanche désigné comme « écrivain»,
n’est pas considéré par lui comme un auteur : il n’invente pas et n’est pas à l’origine d’un
savoir. Parmi ces auteurs, Montaigne se désigne lui-même, en se définissant, comme
l’auteur d’un livre qui lui est « consubstantiel» (II, 18 : 703). Vers 1590, dans un autre
ajout au chapitre « Du repentir», il précisait sa différence qui le distinguait des autres
auteurs, grammairiens ou jurisconsultes21. Il soulignait ainsi ce qui caractérisait sa
singularité et qui donnait son autorité à sa parole : non pas seulement une maîtrise de la
langue, moins « naïve» que celle d’Amyot, ou des formes littéraires, la sienne étant hors
de toute norme ; non pas une autorité savante, mais, sous l’apparence d’un simple nom,
une autorité sociale, celle du seigneur de Montaigne, qui déterminait un éthos noble,
reposant sur une même « bonne foi» que Commynes. En 1580-1582, Montaigne avait eu
recours à la fiction d’un intermédiaire éditant son texte pour se définir comme auteur,
ainsi que le révèle l’appellatif « Messire» qui complétait le titre de son livre. Après 1588,
il pouvait jouer de son seul nom de terre.
19L’écriture personnelle si singulière des Essais trouvait une forme éditoriale capable de
satisfaire l’éditeur qui en faisait son profit, mais surtout Montaigne lui-même. Outre le
gain et le prestige, son livre ainsi publié donnait à son discours une tout autre dimension
publique, en lui offrant les moyens d’une sincérité nouvelle :
Plaisante fantasie : plusieurs choses, que je ne voudroy dire au particulier, je les dis au
public. Et sur mes plus secretes sciences ou pensées, renvoye à une boutique de Libraire,
mes amis plus feaux. (III, 9 : 1026)
22 Voir L. Sozzi, Lo spazio interiore. Note in margine all’ ‘arrière-boutique’, in Studi di
cultura f (...)
Le livre n’est plus le prolongement accessoire de l’identité de Montaigne et d’une parole
privée destinée à la famille et aux amis. Il devient une fin en soi, assumant la personnalité
de son auteur, dans un mouvement qui déplace le lieu propre à celui-ci, du château dont il
porte le nom ou de l’« arriereboutique» (I, 38 : 245) spirituelle22, vers la « boutique de
Libraire» au Palais, en entraînant avec lui une cohorte de nouveaux amis qui poursuivent
sa conversation sous forme de lecture. Cette personnalité d’auteur, fondée sur la
révélation et la mise en scène d’une personne publique et privée, est entièrement originale
dans les lettres françaises de l’époque. C’est la création de Montaigne, mais elle bénéficia
de toutes les attentions du libraire, qui offrit à son œuvre les conditions de sa mise en
valeur.
20L’institution éditoriale donne ainsi son autorité au texte de Montaigne et à celui-ci son
« auctorialité». Elle a fait des « songes» et des brouillons de Montaigne un livre publié et
lu. La mise en forme éditoriale permettait seule la création d’un espace littéraire,
prolongeant et amplifiant l’espace intérieur, au sein duquel Montaigne pouvait dire plus
et autre chose que ce qu’il aurait dit à ses proches : critiquer les rois, se moquer de ses
contemporains, se représenter en citoyen romain ou en amoureux délicat, célébrer les
héros et les vertueux, en somme, parler de lui-même, sans pour autant prêcher dans le
désert, et « non sans dessein de publique instruction» (II, 18 : 704).
NOTES
1 Voir H. Friedrich, Montaigne cit., pp. 20-21.
2 Voir G. Hoffmann, La Carrière de Montaigne, Paris, H. Champion, 2009, pp. 82-94.
3 Voir Les Essais, éd. cit., pp. XXXI-LV.
4 Sur le libraire et sa politique éditoriale, voir J. Balsamo et M. Simonin, Abel L’Angelier
& Françoise de Louvain (1574-1620), suivi du catalogue des ouvrages publiés par Abel
L’Angelier (1574-1610) et la Veuve L’Angelier (1610-1620), Genève, Droz, 2002,
pp. 57-105, en part., p. 74-81.
5 La Croix du Maine, La Bibliothèque cit., pp. 328-329.
6 A. Loisel, De L’Œil des rois ou de la Justice, Paris, L’Angelier, 1595, f. A2.
7 G. Hoffmann, La Carrière de Montaigne cit., pp. 129-154.
8 Cicéron, Brutus, 274 ; voir H. Friedrich, Montaigne cit., p. 416, note 282.
9 Les Essais, III, 12, p. 1826, variante.
10 Ivi, III, 8, p. 969,
11 Voir C. Magnien, Étienne Pasquier ‘familier’ de Montaigne ?, “Montaigne Studies”,
XIII, 2001, p. 277-314.
12 Les Essais, p. 1229-1852.
13 Ivi, II, 37, p. 1701, variantes.
14 Voir H. Friedrich, Montaigne cit., p. 362, note 298. Le rôle du secrétaire, présent
durant toute la rédaction du livre, a été mis en évidence par G. Hoffmann, La Carrière de
Montaigne cit., pp. 53-78.
15 F. Garavini, Sur deux phrases des ‘Essais’, in Études montaignistes en hommage à
Pierre Michel, Paris, H. Champion, 1984, pp. 113-115.
16 Voir J. Balsamo, Mises au net, copie d’auteur, copie d’imprimeur : note sur les
formes de l’autographie dans la genèse éditoriale, “Seizième siècle”, 10, 2014, pp. 15-
30.
17 Les Essais, I, 52 : 328 ; Exemplaire de Bordeaux, f. 128v.
18 Voir A. Quondam, L’autore (e i suoi copisti), l’editor e il tipografo, Roma, Bulzoni,
2016.
19 F. Strowski, Montaigne cit., p. 247.
20 Voir M.-L. Demonet et A. Legros, Montaigne à sa plume. Quatre variantes
autographes d’une correction de date dans l’avis « Au lecteur» des Essais, “BHR”,
LXXV, 2013, pp. 113-118.
21 Les Essais, III, 2, p. 845.
22 Voir L. Sozzi, Lo spazio interiore. Note in margine all’ ‘arrière-boutique’, in Studi di
cultura francese ed europea in onore di L. Maranini, Fasano, Schena Editore, 1983,
pp. 137-150.
Le portrait que Montaigne trace de lui-même le représente son livre à la main, dans sa
bibliothèque, à la manière des frères Du Bellay, d’autres gentilshommes lettrés dont il
suit le modèle. Il était fier de ce qu’il considérait avec une feinte modestie comme une
« des belles entre les librairies de village» (II, 17 : 689), et dont il indique l’importance :
« ayant mille volumes de livres, autour de moy, en ce lieu où j’escris» (III, 12 : 1103).
1 Voir B. Pistilli et M. Sgattoni, La biblioteca di Montaigne, Pisa, Edizioni della
Normale, 2014. C (...)
2 Voir Fr. Rouget (dir.), Dictionnaire de Pierre de Ronsard, Paris, H. Champion, 2015,
notice « Bibl (...)
3 Voir I. de Conihout, Du nouveau sur la bibliothèque de Philippe Desportes et sur sa
dispersion, in (...)
4 Voir N. Ducimetière, La bibliothèque d’Honoré d’Urfé : histoire de sa formation et de
sa dispersio (...)
5 Voir E. Chayes, Bibliothèques bordelaises à l’époque de Montaigne, “Revue française
d’histoire du (...)
6 Voir Ph. Ford, La bibliothèque grecque de Montaigne, in Ph. Ford et N. Kenny
(éd), La Librairie de (...)
7 Voir R. Cooper, La bibliothèque italienne de Montaigne, in La Librairie de
Montaigne cit., pp. 39 (...)
8 Les Essais, I, 25, p. 181 ; II, 4, p. 382.
9 Ivi, II, 12 : 462 et 542.
2-Montaigne utilisait ses livres en lecteur et en écrivain, il n’était pas un bibliophile, à la
manière de son contemporain De Thou. Pour lui, les livres valaient pour les seuls textes
qu’ils portaient et la relation personnelle, savante ou de curiosité qu’il avait avec eux. Sa
belle « librairie» a été dispersée vers 1630. Elle n’est plus connue que par le témoignage
d’une centaine de membra disjecta, à défaut d’un inventaire, si tant est que celui-ci a pu
être établi, après le décès de l’écrivain, ou durant sa vie, sous sa dictée1. De ce point de
vue, elle peut être comparée à d’autres bibliothèques partiellement connues d’auteurs
contemporains, Ronsard2, Desportes3, Honoré d’Urfé4, ou de magistrats bordelais5. Elle
leur est analogue par sa diversité. Cette bibliothèque conservée est constituée de livres
savants, des produits de l’humanisme, qui ressortissent à deux grandes classes, les livres
d’histoire, au sens large, et de belles-lettres. La plus grande partie d’entre eux est en latin
(48). S’y ajoutent des éditions bilingues, latin-grec (5). Les livres en grec (12) sont aussi
nombreux que les livres en langue vernaculaire6 : italien (15)7, français (13) ; espagnol
(2), et leur présence conduit à nuancer les affirmations de Montaigne sur sa médiocre
pratique de cette langue8. La part réduite de livres en français n’est pas proportionnelle à
l’importante référence française dans les Essais. Pas plus qu’on ne conserve les éventuels
exemplaires des Essais que Ronsard ou Desportes auraient pu avoir lus, on ne conserve
les exemplaires des œuvres de Desportes ou de Ronsard qui auraient pu appartenir à
Montaigne. Celui-ci, en tout cas, avait lu les Discours du premier, qu’il utilise dans sa
polémique anti-protestante9.
3Dans les Essais, Montaigne se représente non seulement en homme au livre mais en
lecteur et il fait plusieurs allusions à ses goûts et à ses pratiques de lecture. Les chapitres
« Des livres», « De trois commerces» et « De l’art de conférer» ont de ce point de vue
une importance particulière. Dans le premier, sous la forme apparemment modeste d’un
développement paradoxal, une « fantasie», Montaigne traite en détail de son propre livre,
dans sa relation à la mémoire littéraire et aux autres livres. Il se décrit en lecteur
désinvolte, pratiquant une lecture en guise de passe-temps occasionnel, intéressé par des
livres « simplement plaisants», dont il donne la liste : le Décaméron de Boccace,
Rabelais, les Baisers de Jean Second. Il prétend se borner à feuilleter les livres sans s’y
attacher, passant de l’un livre à l’autre :
Si ce livre me fasche, j’en prens un autre, et ne m’y addonne qu’aux heures, où l’ennuy
de rien faire commence à me saisir. (II, 10 : 430)
Dans « De trois commerces», il développe une conception encore plus désinvolte :
Il a bel aller à pied, dit-on, qui mène son cheval par la bride […]. Le malade n’est pas à
plaindre, qui a la guerison en sa manche. En l’experience et usage de cette sentence, qui
est très-veritable, consiste tout le fruict que je tire des livres […]. J’en jouys, comme les
avaritieux, des tresors, pour sçavoir que j’en jouyray quand il me plaira. (III, 3 : 869)
Deux proverbes définissent cette relation occasionnelle et ludique au livre et celui-ci,
comme un objet d’agrément qu’il est content de trouver quand l’envie s’en fait sentir. Ils
sont comme une variation sur l’expression « livre de chevet». Les périodes troublées ont
connu l’épée de chevet : une arme de poing, que l’on gardait sous le traversin, à portée de
main pour répondre à une attaque nocturne. Dans la langue classique, l’expression s’est
élargie en une métaphore pour désigner ce que l’on garde près de soi pour pouvoir y
recourir en cas de besoin. Elle constitue l’intertexte qui sert pour Montaigne à définir la
relation qu’il prétend avoir aux livres. Il complète celle-ci en évoquant sa lecture par
intervalles,
Je ne voyage sans livres, ny en paix, ny en guerre. Toutefois il se passera plusieurs jours
et des mois, sans que je les employe : Ce sera tantost, dis-je, ou demain, ou quand il me
plaira. (III, 3 : 869)
4Sa lecture est rare et brève ; une heure est beaucoup pour lui (II, 10 : 434) et
inversement, dans le chapitre « De l’art de conférer», composé dix ans plus tard, il
présente sa lecture suivie des Histoires de Tacite comme un fait exceptionnel. En réalité,
la mise en évidence de cette figure de lecteur occasionnel, mais aussi de lecteur sans
mémoire, correspond à une représentation de soi. Montaigne est un gentilhomme ; le
mode de lecture qu’il met en exergue ressortit à des usages sociaux, il confirme une
qualité, mais aussi un éthos destiné à exorciser la menace du pédantisme pesant sur
les Essais : apparaître aux yeux du lecteur auquel ils sont destinés, comme un livre
savant, rappelant le collège ou la chaire, au risque de perdre, avec sa dignité, toute force
de persuasion et de suggestion.
10 Un exemplaire des Opera de Xénophon (Bâle, 1551), portant la signature de
Montaigne, est conservé (...)
11 Voir Fr. Goyet, À propos de ces pastissages de lieux communs, “BSAM”, 5-6, 1986,
pp. 11-26.
5En évoquant son manque de mémoire, Montaigne affirme « je feuillette les livres, je ne
les estudie pas» (II, 17 : 690). Dans un ajout tardif au chapitre « Du pédantisme», il se
représente toujours sur le même mode désinvolte, « escorniflant par cy par là des livres,
les sentences qui me plaisent» (I, 24 : 141). Le verbe évoque les parasites dans les
comédies de l’époque. En réalité, pour lui, il ne s’agissait pas seulement de feuilleter pour
passer le temps, mais surtout de chercher dans les livres de quoi orner et nourrir un autre
livre, le sien. Montaigne fait souvent allusion aux sources d’où il tire une allégation (« dit
Aristote» ; « il me semble avoir vu en Plutarque»), un exemple ou un argument, sur un
mode documentaire ou sous une forme plus complexe, de même qu’il cite
d’innombrables fragments de vers ou de prose, qui ont pour origine les livres où il les a
lus. Il mentionne également la lecture ou la relecture de certains livres au moment où il
rédige le sien. Cette mention constitue un « lieu» rhétorique de son invention, afin de
justifier l’amplification de son propos. Dans l’édition originale du chapitre « Des postes»,
l’incipit renvoyait précisément à cette lecture initiale : « Je lisois à cette heure» (II, 22 :
718), en l’occurrence la Cyropédie de Xénophon10. Ailleurs, une mention désinvolte en
apparence, « Je feuilletois il n’y a pas un mois, deux livres Escossois» (III, 7 : 963),
permet un développement savamment construit sur un mode ironique, proposant une vive
critique du despotisme royal. Le verbe « feuilleter» recouvre en réalité un sens plus
technique ; il désigne une forme de lecture documentaire et attentive, à la recherche d’un
argument ou d’un exemple. Montaigne reconnaît ainsi un usage littéraire de ses livres,
non sans prendre la précaution de distinguer celui-ci de la pratique scolaire du
« gardoire», c’est-à-dire de la constitution de répertoires de lieux communs11.
12 Pistilli et Sgattoni, n° 20 ; voir G.D.R. Hobson, ‘Et amicorum’, “The Library”, IV,
1949, pp. 87- (...)
6Cette représentation en lecteur désinvolte est corrigée par les Essais eux-mêmes et par
l’analyse documentaire des pratiques de lecture de Montaigne, telles que les révèle
l’examen de ses livres conservés. La découverte de son exemplaire de travail des Essais,
aux marges surchargées d’additions et de repentirs, reste une surprise pour ceux qui
prennent à la lettre ses proclamations d’écriture spontanée, « telle qu’en la bouche». Celle
de ses livres n’est pas moins surprenante pour qui croirait à ses proclamations d’une
lecture réduite à un simple passe-temps. Cette dernière concernait certains livres, mais
elle se doublait d’une pratique, qui ressortit aux usages savants de son époque. D’une
part, il prenait possession de ses livres en portant sur eux une marque d’appartenance. Sur
un des premiers volumes qu’il avait acquis alors qu’il n’avait que 16 ans, une édition de
César, Montaigne avait même porté la mention « et amicorum» accolée à son nom ; il
imitait un modèle humaniste auquel Jean Grolier avait donné la plus célèbre illustration
bibliophilique12. Ce volume est le témoignage survivant d’une forme de civilité
académique, dont Montaigne s’éloigna pour une appropriation plus personnelle de ses
livres. Outre sa signature il inscrivait parfois les dates de sa lecture et l’achèvement de
celle-ci. D’autre part, dans certains cas, il y laissait des marques de lecture (traits,
soulignements) et parfois les enrichissait d’une annotation, plus ou moins détaillée, en
français, en latin, voire en grec. Celle-ci relève de la pratique qui consiste à « breveter»
un livre, mais aussi de ce qu’il appelle le « barbouiller».
13 Les notes ont été transcrites par A. Legros, Montaigne manuscrit, Paris, Classiques
Garnier, 2010, (...)
14 Voir A. Legros, édition des notes de lectures, in Les Essais cit., pp. 1251-1271 (N.
Gilles), pp. (...)
15 M.A. Screech, Montaigne’s Annotated Copy of Lucretius. A transcription and Study
of the Manuscript (...)
16 A. Legros, in Les Essais, éd. cit., pp. 1185-1187.
7La première est un usage savant ou du moins universitaire, qu’il fait remonter à
l’Antiquité, en évoquant le rituel nocturne de Brutus, avant une bataille décisive, qui
dérobe « quelques heures de nuict, pour lire et breveter Polybe en toute securité» (III, 13 :
1158). Pour un humaniste, il s’agissait d’établir la correction philologique du texte, sur la
collation d’autres leçons ou la conjecture ; de le baliser, de le compléter de manchettes
destinées à la fois à faciliter la relecture et à constituer des « lieux», qui pouvaient être
réunis en une table pour être utilisés et réutilisés en d’autres discours. L’annotation
conduisait à sélectionner des sentences ; elle s’enrichissait d’un commentaire critique, sur
la base d’une confrontation (une « conférence») à d’autres textes cités. On conserve ainsi
plusieurs livres que Montaigne avait systématiquement annotés : les comédies de Térence
(Bâle, 1538), lues à deux reprises, vers 1549 et vers 1553, portant 227 notes13,
l’exemplaire des Annales et croniques de France (Paris, 1562) de Nicole Gilles,
probablement lu avant 1568, qui porte 160 annotations, celui des Commentarii de César
(Anvers, 1570), lu en 1578, portant près de 700 annotations, la plupart en français, le De
rebus gestis Alexandri de Quinte-Curce (Bâle, 1545), lu en 1587, portant 169
annotations14, et surtout le De natura rerum (Paris, 1563) de Lucrèce, portant
un perlegi du 16 octobre 1564 et complété d’une quinzaine de feuillets servant à
l’enregistrement d’annotations qui portent sur le texte de Lucrèce mais aussi sur le
commentaire de son éditeur, Denis Lambin15. S’ajoutent à cette série bien connue
d’autres volumes dans lesquels n’apparaissent que quelques notes éparses et de simples
signes de lecture (œuvres d’Ausone, de Franchi Conestaggio, de Giraldi)16.
17 Ivi, p. 1298.
18 Ivi, p. 1299.
19 Ivi, p. 1303.
20 Ivi, pp. 1295-1296 ; liste des diverses transcriptions dans Pistilli et Sgattoni, n° 21.
8Le second mode, ce que Montaigne, et à sa suite, certains de ses lecteurs appellent
« barbouiller», fait de la lecture un exercice du jugement, à travers le commentaire et la
note de synthèse in fine, sur un mode plus personnel. Le terme désigne une forme
d’annotation, mais aussi l’écriture des Essais : « Ceste fricassée que je barbouille icy,
n’est qu’un registre des essais de ma vie» (III, 13 : 1126). Les chapitres « Des livres» et
« De l’art de conférer» se concluent par la transcription de certaines de ces notes rédigées
en français par Montaigne sur ses livres d’histoire à la suite de ses lectures, d’une part
l’Historia d’Italia de Guichardin, les Mémoires de Commynes et ceux des frères Du
Bellay, d’autre part les « histoires» de Tacite. Les exemplaires ayant appartenu à
Montaigne n’ont pas été conservés. On connaît en revanche quatre autres ouvrages
portant de sa main chacun une semblable note de synthèse. Brève dans L’Histoire des
rois de Pologne (Paris, 1573), de Jan Herburt de Fulstin17, cette note est un peu plus
détaillée dans l’édition de La Cronique de Flandres et des Mémoires d’Olivier de La
Marche (Lyon, 1562)18. Elle est très amplifiée, dans le Quinte-Curce annoté19. Enfin,
dans l’édition de César, dont Montaigne avait commencé la lecture le 25 février 1578
pour l’achever le 21 juillet, il s’agit d’une note de lecture détaillée20. Selon Montaigne,
ces notes étaient censées pallier son absence de mémoire en répondant à une fin pratique,
lui éviter de reprendre des livres qu’il aurait déjà lus, et lui permettre de se rappeler le
jugement qu’il avait formulé à l’occasion de cette lecture. Or, plusieurs de ces livres sont
des livres qu’il avait lus, mais aussi relus, et dont il fit un usage répété dans la rédaction
des Essais, ainsi le César, mais aussi aussi le Guichardin ou le Commynes.
21 Remarque de D. Gabe Coleman à propos du Diogène Laërce (1523) grec de
Montaigne, non annoté, “BSAM (...)
22 Voir A. Tournon, La Glose et l’essai, Lyon, Presses Universitaires, 1983, pp. 297-
310.
23 Voir C. Séguier-Leblanc, ‘Somme, c’est César’ : le jugement de Montaigne sur
la Guerre civile, “Mo (...)
24 Les Essais, III, 5, p. 941.
9Ces deux modes d’annotation se complètent. Ils illustrent une pratique de lecture active
et critique. Ils révèlent les liens complexes unissant les livres lus à la composition
des Essais. Dans un premier temps, la critique a insisté sur la portée génétique des
annotations, dans une perspective documentaire et ponctuelle : les annotations, du simple
soulignement à la note en marge, étaient considérées comme des « germes» du grand
livre, avec, pour conséquence, de considérer les livres sans annotation ou sans
correspondant exact dans les Essais comme des « livres morts»21. En réaction, on a
voulu séparer le processus de lecture de la conception et de la rédaction, dans l’intention
de mettre en évidence tout ce qui aurait exprimé une pensée autonome. Le risque était de
négliger non seulement ce que les pratiques d’annotation ont apporté aux Essais, mais de
façon plus générale, toute l’intertextualité et l’étroit système de référence qui structurent
et nourrissent ceux-ci22. Depuis, de façon plus attentive à l’exactitude philologique et
plus nuancée, on a mis en évidence la nature dynamique de l’annotation et de la
rédaction, sur la base rhétorique de l’inventio23. Les Essais portent la trace précise de
nombreux passages ponctuels qui ont fait l’objet d’une note de lecture sur les exemplaires
de César, de Lucrèce ou de Quinte-Curce. Ils reprennent également, en les développant
sous une forme synthétique, des remarques éparses dans les notes de lecture ;
inversement, de nombreux passages des Essais sont la reprise directe ou amplifiée de
textes lus, mais sans la médiation visible d’une note de lecture. Le chapitre « Sur des vers
de Virgile» reproduit à sa manière un recueil des « lieux» de la poésie priapique que
Montaigne avait établi à partir de ses lectures des poètes latins anciens et modernes ou
d’une collection déjà constituée, celle des Priapeia, dont nous ne conservons pas son
exemplaire. Ces reprises simples ressortissent encore à des manières d’emprunt ou de
citation. Elles sont parfois compliquées par des phénomènes de contamination et de
combinaison de différents textes. Dans leur nouveau contexte, elles sont surtout utilisées
et transformées en fonction des formes (le paradoxe, la réfutation, la justification) et des
intentions propres au discours de Montaigne et des effets qu’il cherche à susciter. Le
même chapitre « Sur des vers de Virgile» apparaît ainsi comme un « notable»
commentaire, défini comme tel par Montaigne lui-même, rédigé non plus dans les marges
de ses exemplaires des poètes latins, mais de façon autonome24. La lecture et
l’annotation se révèlent comme le support constant du travail littéraire. Les ajouts portés
sur les Essais, tels qu’ils sont visibles dans l’Exemplaire de Bordeaux mettent en
évidence non seulement la continuité des lectures de Montaigne, mais aussi leur
renouvellement. D’une part, il continue à recourir aux livres annotés qu’il avait utilisés
vingt ans plus tôt et il en exploite les ressources, mises en valeur par ses annotations. De
ce point de vue, le Lucrèce, lu vers 1564, annoté en forme de loci, vers 1571, reste pour
lui un livre d’usage sur la longue durée, dont il tire citations et « lieux» jusque dans ses
derniers ajouts. D’autre part, il lit, ou du moins il utilise de nouveaux livres, en renonçant
à porter sur eux des annotations systématiques ou une note de synthèse, en raison de la
concurrence d’un autre livre, le sien, et de la conscience de l’urgence qu’il y avait pour
lui à l’achever.
10Les livres de Montaigne étaient réunis dans une bibliothèque, au sens spatial du terme,
une « librairie» ainsi qu’il la désigne, comme le lieu réflexif de sa propre écriture. Un
développement dans le chapitre « De trois commerces» précise les enjeux, personnels et
culturels de la « conversation des livres», au sein de la libraire, tout en les inscrivant dans
le temps. Il l’avait fait aménager dans la tour principale de son château. Il la décrit en
détail dans un passage amplifié et corrigé dans la dernière rédaction des Essais :
La figure en est ronde, et n’a de plat que ce qu’il faut à ma table et à mon siège : et vient
m’offrant en se courbant, d’une veue, tous mes livres, rengez sur des pulpitres à cinq
degrez tout à l’environ. Elle a trois veues de riche et libre prospect, et seize pas de vuide
en diametre. (III, 3 : 870)
25 Voir M. Chatenet, La Cour de France au XVIe siècle. Vie sociale et architecture, Paris,
Picard, 20 (...)
26 Voir A. Legros, Travail de deuil et art de vivre : les deux inscriptions votives de la
tour de Mon (...)
Cette présentation suit la disposition et l’ordonnance des lieux. La librairie se trouve au
troisième niveau du bâtiment, au dessus de la chapelle, de plain-pied, et de la chambre où
Montaigne couche seul, et qu’il céda au roi de Navarre lors de la visite que celui-ci lui fit
en 1584. Une garde-robe est au dernier étage. La librairie est prolongée, au même niveau,
par un cabinet. La distinction entre ces deux pièces est ici fonctionnelle. Le cabinet est un
espace réduit, qu’une cheminée permet de chauffer en hiver ; il est comme le lieu le plus
intime de la librairie considérée dans son ensemble. Sa décoration confirme l’attention
que Montaigne portait à ce lieu, non seulement en termes de confort, mais surtout en
termes symboliques. Le cabinet, en effet, introduit dans les demeures royales au début du
siècle, exprime un decorum25. Celui de Montaigne est « poly», orné de peintures et
d’inscriptions, qui ont pu être partiellement déchiffrées ; elles renvoient à la vie de
Montaigne, et les grotesques qui les accompagnaient, à la genèse des Essais26.
27 Voir Michel de Montaigne et son temps. Collection Francis Pottiée-Sperry, Paris,
Sotheby’s, 27 nov (...)
28 Édition des sentences peintes par A. Legros, in Les Essais, éd. cit., pp. 1311-1318.
11La librairie proprement dite a un décor réduit à deux éléments principaux : d’une part
les ouvertures sur le paysage, trois « veues de riche et libre prospect» ; d’autre part,
l’ordonnance des livres que Montaigne assis voit autour de lui, dont il précise la
disposition : ces livres sont « rangez sur des pulpitres à cinq degrez», disposés sur des
étagères, selon l’usage qui s’est imposé à la fin du XVIe siècle. Les volumes qui nous ont
été conservés dans leur première reliure portent en effet des titres calligraphiés au dos.
On ignore leur mode de classement. Certaines formules du chapitre « Des livres» suggère
une répartition par genres27. En outre, les étagères étaient probablement munies d’un
pupitre, d’une tablette inclinée, à hauteur d’appui, permettant la consultation. Montaigne
ne mentionne pas la décoration de la librairie, au contraire de celle du cabinet, et il ne fait
aucune allusion en particulier aux célèbres « poutres peintes», qui faisaient de ce lieu une
véritable « bibliothèque parlante», en adaptant sur un mode provincial, sans autres
exemples connus, marqué par la rusticité des poutres, le modèle humaniste des sentences
peintes sur des murs28.
29 Voir J. Guillaume, La galerie dans le château français : place et fonctions, “Revue de
l’art”, 102 (...)
12À travers la description qu’en donne Montaigne, la bibliothèque apparaît comme un
lieu à forte charge symbolique, elle révèle dans leur cohérence une suite d’éléments en
apparence contradictoires, conjuguant l’ostentation d’un statut noble et une référence
culturelle présentée comme un art de vivre. Dans sa dimension spatiale, la librairie
renvoie précisément, fût-ce sous forme allusive, à un modèle architectural princier, par
rapport auquel Montaigne cherche à se situer, en intégrant sa connaissance de
l’architecture de son temps dans un discours moral et politique. À Fontainebleau, la
librairie du roi se trouvait au-dessus de la galerie. Or Montaigne parle précisément de la
galerie qu’il aurait pu faire élever sur un mur, pour la « coudre» à sa bibliothèque : elle
aurait eu cent pas de long et douze de large, et il aurait pu déambuler à loisir, comme en
un « proumenoir» (III, 3 : 870). Mais cette belle galerie restait pour lui de l’ordre du
regret. Sous une forme négative, il fait ici une claire référence au modèle prestigieux de
l’architecture royale, et il témoigne qu’il sait parfaitement ce que représente la galerie :
celle-ci est un lieu privé, et non pas public, où se met en scène pour quelques intimes la
personne privée du souverain29. Dans la seconde moitié du siècle, suivant l’exemple
donné par François Ier, de nombreux gentilshommes avaient fait édifier et orner des
galeries à l’échelle de leurs demeures en province. En renonçant lui-même à un tel projet,
Montaigne cédait à des impératifs financiers et à des dépenses, incompatibles avec la
situation dans laquelle il se trouvait au moment des guerres civiles ou après la mairie de
Bordeaux. Il exprime surtout, à sa manière, un refus. Il ne rejette certes pas le modèle
royal en tant que tel, qu’il continue de respecter, lié par une obéissance qui le confirme
dans son rang. Mais il refuse de suivre ce modèle de cour et d’y être soumis chez lui, en
un lieu désormais voué à la retraite et à la solitude, en un lieu où il entend se soustraire à
toute « communauté» et à toute « domination». Le désir de retraite et d’autonomie est
devenu si fort en lui qu’il peut considérer comme aliénant de bâtir une galerie et d’imiter
une forme d’architecture qui, tout en définissant un lieu privé, ressortirait encore à une
forme d’obligation civile liée à des negotia. La bibliothèque telle que la conçoit
Montaigne, n’est pas seulement le lieu où vivre sa solitude, mais le lieu même, à
l’intérieur du château, marquant les limites qui séparent les negotia de l’otium, le lieu où
cette opposition est constamment mise en évidence. Dans son château, Montaigne vit
encore en société ; il impose son autorité seigneuriale sur son « mesnage», il confirme
son rang, il reçoit ses hôtes et vit avec sa famille. Dans sa librairie, il s’en détourne et fait
de la solitude non plus le double positif d’une activité nécessaire, mais l’activité par
excellence, qui finit par occuper toute sa vie et se confondre avec elle. La bibliothèque est
le lieu ultime de la solitude complète, acceptée et assumée, sinon entièrement voulue, une
solitude silencieuse.
13Or c’est pourtant en relation à autrui et à la vie sociale que Montaigne évoque ce lieu.
Il décrit sa bibliothèque dans un chapitre consacré aux trois « commerces» ou aux
« conversations», dans le sens large de fréquentation, dans lequel il traite précisément des
relations choisies, fondées sur l’échange et la parole, auxquelles il aime se dédier, ou du
moins qu’il a aimées, et qu’il distingue des relations civiles, dues « au monde par
obligation» : la compagnie des hommes habiles et doctes, le commerce des dames et la
galanterie et, s’ajoutant à la fréquentation des personnes, celle des livres. Ces trois
fréquentations, réunies en une même argumentation, sont habituellement présentées
comme le triptyque harmonieux de la sociabilité idéale que Montaigne édifierait à travers
un art de la parole privée, qui reprendrait le modèle donné par les théoriciens italiens de
la civilité, Stefano Guazzo en particulier, dont la Civil conversazione (1574) connaissait
un succès européen. À l’exemple de Guazzo, Montaigne trace en effet le cadre des
« conversations», des relations privées mais aussi de la parole qui les régit, en définissant
ses acteurs et en examinant les conditions de leur perfection. Dans la suite du livre III,
dans des développements complémentaires qui prolongent différentes perspectives
ouvertes dans les deux premiers livres, il examine en termes critiques les formes des
échanges privés comme celles des relations civiles et politiques, avec le prince, les
Grands, les institutions. Il met en lumière leurs aspects particuliers et pour ainsi dire
techniques, rhétoriques et argumentatifs, mais aussi leur condition éthique dans le
discours de « diversion», le discours politique, les formes du conseil au prince, le
discours familial, l’esthétique du débat. Le chapitre « Sur des vers de Virgile» est un
exemple longuement amplifié de la conversation avec les dames. Cette typologie des
conversations et de leurs modes constitue à sa manière une subtile variation des formes
de parole publique et privée dont Guazzo avait donné le canon. Dans le chapitre « De
trois commerces», Montaigne propose, en apparence du moins, un développement
original du premier thème porté sur le titre de l’ouvrage italien : « Si tratta in generale
de’ frutti che si cavano dal conversare». La première fréquentation, celle des hommes
doctes, régie par les règles de l’amitié, éclairée par la vérité, est la plus exquise ; celle des
dames « belles et honnestes», fondée sur le désir et illuminée par la beauté, repose sur
une relation de séduction qui exige une économie savamment réglée, capable de tenir la
balance entre la passion et la dissimulation des sentiments. Ces deux conversations ont
leurs lieux : pour la première, toutes les occasions où se rencontrent les honnêtes
hommes, en voyage comme à la cour ; pour la seconde, l’intimité est requise, celle du
cabinet des dames, où elles peuvent offrir leur « commerce un peu privé» (III, 5 : 889).
C’est cette intimité que Montaigne évoquait, dès 1580, dans le chapitre dédié à la
comtesse de Guiche : en lui offrant le recueil des sonnets amoureux de La Boétie, il lui
promettait de dire « un jour à l’oreille» la « belle et noble ardeur» qui brûlait son austère
ami (I, 28 : 202).
14À la différence de la Civil conversazione toutefois, la typologie élaborée par
Montaigne dans « De trois commerces» n’a rien d’un programme et elle ne cherche pas à
enseigner. Montaigne ne fait pas la théorie de la parole en société. Son choix se donne
d’emblée et se confirme, à mesure qu’il s’énonce, sur le mode de la difficulté, de la
nostalgie et du regret, comme l’échec et la fin des conversations privées, des amitiés
savantes et de la galanterie, également exquises. Montaigne prétend même être incapable
de se plier aux conversations familières, dont la banalité émousse ses facultés. Son
tempérament, sa « complexion difficile» le rend « délicat à la pratique des hommes» en
général :
Peu d’entretiens doncq m’arrestent sans vigueur et sans effort : […] il m’advient souvent,
en telle sorte de propos abattus et lasches, propos de contenance, de dire et respondre des
songes et bestises indignes d’un enfant, et ridicules : ou de me tenir en silence, plus
ineptement encore et incivilement. (III, 3 : 860)
Les défauts de sa parole lui interdisent toute véritable conversation. Il ne sait plus parler.
Sa parole manque de convenance ; il est trop concis, trop recherché, trop spirituel pour
ses interlocuteurs ; il est toujours pris par la tentation de « favellar in punta di forchetta»
(III, 3 : 863). Montaigne ne souligne pas un goût pour une conversation conçue comme
une subtile escrime mondaine, faite de piques, il déplore l’agressivité et l’impertinence de
sa parole vive. Cette formule en langue italienne a souvent été mal comprise, parce que
son origine et son contexte n’ont pas été identifiés. Montaigne la tire en fait de
l’Hercolano de Benedetto Varchi, et d’un passage satirique, où elle a un sens clairement
péjoratif :
30 B. Varchi, Hercolano, Venezia, Giunti, 1570, p. 82.
Di coloro, che favellano in punta di forchetta, cioè troppo squisitamente, e affetatamente,
e (come si dice hoggi), per quici, et quindi, si dice andare sù per le cime degli alberi
simile à quello, cercare de’ fichi in vetta30.
Mais si cette expression renvoie bien à la trattatistica italienne et si elle confirme non
seulement la connaissance parfaite que Montaigne avait de l’art de parler mais aussi
l’ampleur et la diversité de ses lectures italiennes, le chapitre « De trois commerces» ne
propose pas une conversation à la française. Il en est au contraire la critique radicale et la
réfutation, qui conclut à l’impossibilité de toute relation civile et de la conversation qui
l’accompagne. Celle-ci ne peut se déployer que dans une relation d’amitié parfaite, où
l’âme peut mettre au jour toutes ses ressources les plus exquises. Or la relation des amis
est rare à la mesure de sa perfection ; celle des « belles et honnestes Dames» est soumise
au passage du temps et « se flestrit avec l’aage». Ces relations ont eu leur temps et
Montaigne en déplore la fin. Les autres, qu’elles soient privées ou publiques sont
aliénantes ; toutes sont bornées et fragiles, ces « commerces sont « despendants
d’autruy», incompatibles avec l’autonomie de celui qui ne veut dépendre de personne.
C’est dans cette situation de déshérence que prend sens, comme un pis-aller, le
« commerce» avec les livres, dans la librairie. Mais contrairement aux deux autres
« commerces», il s’agit d’une simple fréquentation, au sens large du terme, qui
n’implique pas d’échange de paroles.
31 Voir A. Legros, La main grecque de Montaigne, “BHR”, LXI, 1999, pp. 462-478.
15La conversation avec les livres est une relation silencieuse, au sein de la solitude. Il n’y
a dans cette formulation aucun paradoxe, il ne s’agit pas d’un oxymore, mais plutôt d’une
figure d’ironie, par laquelle Montaigne renverse un grand « lieu» de la culture
européenne depuis l’Antiquité, dont il met à nu le fondement métaphorique. Dans un
autre chapitre des Essais, dans un passage rédigé quinze ans plus tôt, il évoquait une
première conversation avec ses livres : « Quelque langue que parlent mes livres, je leur
parle en la mienne» (II, 10 : 440). Cette relation était conçue comme un échange de deux
paroles, par la lecture et l’annotation. Montaigne présentait alors en détail ses modes de
lecture, il faisait allusion aux annotations dont il truffait les marges de ses livres et les
notes de synthèse qui les ouvraient ou les concluaient. Certains des volumes lui ayant
appartenu confirment à leur manière une telle conversation, en français, mais aussi en
latin et parfois même en grec31. Mais de même que la langue de ses annotations, son
rapport aux livres avait changé.
16-Montaigne définit sa relation aux livres selon deux époques, la première était marquée
par la conscience du prestige social et intellectuel de leur ostentation :
Une humeur vaine et despensiere que j’avois pour cette sorte de meuble : non pour en
prouvoir seulement mon besoing, mais de trois pas au-delà, pour m’en tapisser et parer :
je l’ai pieçà abandonnée. (III, 3 : 871)
La connotation négative de meuble s’éclaire par son emploi en une maxime définissant le
rôle du savoir dans la formation morale : « J’ayme mieux forger mon âme, que la
meubler» (ivi, 866). La seconde époque correspondait à une forme de repli et de solitude,
où les livres valaient pour l’usage privé qu’ils permettaient, en une conversation tout
autre que naïve avec des auteurs et avec lui-même. En évoquant son dernier « commerce»
avec eux, Montaigne se représente plus que jamais en lecteur indifférent et nonchalant.
Cette représentation, contredite par ce que nous connaissons des pratiques effectives de
Montaigne en tant que lecteur, n’est pas à prendre au pied de la lettre. Toutefois, on ne
saurait la réduire à l’expression factice d’une pose. Comme souvent chez lui, le discours
personnel est chargé d’une intention, il repose sur l’ironie, mais il porte sa réalité, inscrite
dans le temps. Quelques années après avoir lu Tacite, au moment des derniers ajouts
portés sur les Essais, Montaigne avait perdu l’ami qui lui avait suggéré cette lecture, il
était privé de sa conversation et de ses conseils. Les livres, qui jusqu’alors le liaient à des
amis réels, ne suscitaient plus une même curiosité de sa part ni la même attention. Les
propos désabusés du lecteur qui se borne à feuilleter des livres en passant ne sont pas en
contradiction avec d’autres passages des Essais ; ils sont l’expression du temps qui passe
et du changement à l’œuvre dans la longue durée du livre, de la rédaction des premiers
chapitres, vers 1572, aux derniers ajouts portés sur la copie d’auteur, dans les semaines
précédant la mort de Montaigne, en septembre 1592. Les lectures et les modes de lecture
reflètent trois phases de la vie de l’écrivain, le temps de l’étude, le temps de l’action, le
temps de la solitude. Les livres dont il parle dans la dernière rédaction du chapitre « De
trois commerces» participent à une conversation indifférente ; il les considère comme
inutiles voire néfastes, dans la mesure où ils offrent à l’instar des autres conversations
courantes « un plaisir qui n’est pas net et pur» et qui n’apporte aucun soulagement au
corps malade. Dans le chapitre « De la Solitude», il avait déjà consacré un
développement à ce qu’il appelait l’« occupation des livres», dont il mettait en évidence
les aspects fastidieux :
Cette occupation des livres est aussi penible que toute autre ; et autant ennemie de la
santé, qui doit estre principalement considerée. (I, 38 : 250)
La fatigue apportée par cette occupation s’était accrue avec l’âge. Montaigne révèle
ailleurs avoir besoin d’une plaque de verre pour adoucir l’éclat du papier et préserver ses
yeux lassés, et il évoque un changement dans ses habitudes : il était réduit à se faire faire
la lecture à haute voix par son secrétaire :
J’ay la veue longue, saine et entiere, mais qui se lasse aiséement au travail, et se charge :
A ceste occasion je ne puis avoir long commerce avec les livres, que par le moyen du
service d’autruy. (II, 17 : 691)
Au milieu de ses livres, dans sa bibliothèque, Montaigne ne se soucie plus des livres, il
n’entretient avec eux aucun commerce suivi, il ne leur parle pas ou plus exactement, il ne
leur parle plus. Ce sont des livres sans titres et sans auteurs, au contraire de ce qu’ils
étaient pour lui, quinze ans plus tôt, alors qu’il rédigeait le chapitre qui leur était dévolu.
17Ce serait donc une erreur que de considérer le dernier « commerce» avec les livres, que
Montaigne situe dans sa bibliothèque, comme une véritable conversation avec les grands
auteurs du passé. Montaigne n’évoque plus une telle relation fondée sur l’échange de la
parole. Ce qu’il écrit de sa relation aux livres est à cet égard très différent et dans son ton
et dans ses implications de ce qu’écrivait Machiavel, dans une lettre adressée à son
protecteur Francesco Vettori. Le secrétaire florentin évoque son séjour dans sa maison
des champs, loin de Florence, en une retraite volontaire, liée à ses difficultés financières.
Il déplore la vacuité des heures passées à fréquenter les gens du peuple, et il se réjouit au
contraire de la qualité de ses soirées :
32 Machiavel, Lettre à Francesco Vettori, in Opere, éd. C. Vivanti, Torino, Einaudi,
1999, t. II, pp. (...)
Venuta la sera, mi ritorno in casa, et entro nel mio scrittoio : et in su l’uscio mi spoglio
quella vesta cotidiana, piena di fango e di loto, e mi metto panni reali e curiali ; e
rivestito con decentemente entro nelle antiche corti degli antichi uomini, dove, da loro
ricevuto amorevolmente, mi pasco di quel cibo, che solum è mio, e che io nacqui per lui ;
dove non mi vergogno parlare con loro, e che domandarli delle ragioni delle loro
azioni : e quelli per loro umanità mi rispondono, e non sento per 4 ore di tempo alcuna
noia, sdimentico ogni affano, non temo la povertà, non mi sbigottisce la morte32.
Il ne s’agit pas seulement, pour Machiavel, d’une lecture ou du moment privilégié de la
lecture, après des occupations moins nobles, mais d’une cérémonie. Car la journée banale
est aussi entrecoupée de moments de lecture. Machiavel lit alors des livres qui
appartiennent à un genre particulier, des recueils de poésie lyrique, dont il nomme les
auteurs, italiens et latins. Le soir, il ne lit pas, ou du moins il fait plus que lire, et l’acte
physique de la lecture n’est qu’une étape préliminaire, une médiation. Ce n’est plus une
lecture présentée comme telle, mais une véritable conversation, non pas avec des livres ni
avec des auteurs précis, mais avec les Anciens, avec toute la « cour des Anciens», dans
une relation immédiate. Et dans cette conversation, c’est à Brutus et à Caton qu’il
s’adresse, et ceux-ci lui répondent.
33 Voir D. Thorton, The Scholar in his Study. Ownership and Experience in Renaissance
Italy, New Have (...)
18Dans un cas, sous une forme familière, dans un cadre champêtre, la lecture suscite le
souvenir, prétexte heureux à l’évocation de la jeunesse et des amours passés ; elle est un
passe-temps qui recrée, elle permet le retour au passé immédiat du lecteur, elle l’aide à
vaincre la nostalgie. Par elle, Machiavel, en s’ouvrant aux livres, rentre en lui-même.
Dans le second cas, sans rien de parodique ou de factice, la lecture ouvre un rituel
aulique, marqué par le changement de vêtement et de langue, dont la puissance est
véritablement magique à la manière d’une incantation : la lecture permet d’abolir la durée
historique des siècles ; les fantômes des grands hommes se révèlent, ils expliquent les
mobiles de leurs actions passées, ils font comprendre les secrets de l’histoire. Rentrant
chez lui, dans le secret de son studiolo improvisé, qui n’est pas même une véritable
librairie, Machiavel sort de lui-même, sort de son temps propre et de son époque ; le
temps se dilate pour lui, non pas comme le temps trop long de la solitude, mais comme
un temps plus plein, qui conduit à l’oubli de soi en tant qu’être soumis aux circonstances
et aux malheurs, ennui, tourments, pauvreté, crainte de la mort. La conversation des
livres, c’est-à-dire des Anciens et non pas seulement des auteurs anciens, est pour
Machiavel une libération de l’âme, et son lieu propre, la bibliothèque, d’abord
simple refugium animi, devient ainsi le lieu où s’opère une guérison intérieure, en une
forme d’eutrapélie, de victoire sur la mélancolie et d’ouverture au monde. Cette
conversation revigorante permet le retour à la conscience civile en même temps que la
leçon donnée par les Anciens devient à son tour la matière d’un livre, Il Principe,
les Discorsi, qui permettra de comprendre le présent. Sous cette forme, la lettre de
Machiavel constitue un des textes majeurs de l’Humanisme et de la culture européenne.
Elle définit une relation vivante au passé, fondée sur les livres, mais dans l’oubli des
livres en tant que médiation, une relation de parole, une conversation qui se fait écriture.
Elle définit son rituel et sa symbolique, qui permettent la magie d’une double
métamorphose : celle d’une solitude en présence vivante, celle d’une conversation en
livres. Avec ce texte se définit aussi le lieu qui permet d’accueillir, sous forme réelle ou
imaginaire, toute conversation civile et savante. Ce lieu prend ainsi une figure, au
moment même, au début du XVIe siècle, où se fait, en termes concrets, inscrits dans
l’architecture civile, le passage du studiolo à la bibliothèque, porteurs l’un et l’autre
d’une fonction et d’une symbolique propres33.
19Rien de tel en revanche chez Montaigne, ou du moins plus rien de tel dans la dernière
rédaction du chapitre « De trois commerces». Alors que les Essais ne cessent de
témoigner de l’omniprésence de l’Antiquité et de ses grands hommes jusque dans les
ultimes rédactions, la bibliothèque n’est plus le lieu de leur évocation et les livres ne
servent plus à les appeler auprès d’un Montaigne malade et vieilli. Dans le chapitre « De
la vanité», Montaigne évoquait la force de suggestion de certains lieux : c’est à Rome
qu’il avait pu pratiquer la « mémoire, l’amitié et société» (III, 9 : 1043) des morts, qu’il
avait pu converser avec Pompée et Brutus, mieux et plus pleinement qu’à travers les
livres. Chez lui, les livres ne sont plus lus, mais simplement feuilletés, comme s’ils
risquaient de détourner leur ancien lecteur d’un « commerce» plus essentiel. Dans les
deux premiers livres, et dans la première rédaction du livre III, publiée en 1588,
Montaigne opposait déjà la lecture à la conversation, suivant une opposition topique dans
la culture noble, sur laquelle reposera la célébration de « l’honnêteté» à l’âge classique :
une heure d’entretien choisi vaut mieux que la lecture des livres les plus savants. Dans le
chapitre « De l’art de conférer», Montaigne confirmait sa préférence pour cette forme de
conversation :
L’estude des livres, c’est un mouvement languissant et foible qui n’eschauffe poinct : là
où la conférence apprend et exerce en un coup. (III, 8 : 967)
Dans ce texte toutefois, cette opposition joue sur un plan plus limité. Montaigne
considère le livre comme un moyen d’étude, et cette limitation du rôle qu’il lui attribue se
rattache à un argument d’ordre pédagogique, qui avait déjà été longuement développé
dans le chapitre « De l’institution des enfans» : le livre apparaît moins efficace pour
enseigner que la parole vive du maître, que l’échange et le dialogue.
20Dans l’argumentation du chapitre « De trois commerces» en revanche, le « commerce»
des livres et celui des hommes ne s’opposent pas mais se complètent. Les livres sont
présentés comme le substitut des deux autres conversations. Ils sont toujours disponibles,
même s’ils offrent moins d’agréments. Leur commodité est l’objet d’un éloge, que vient
compléter la description de la librairie. Montaigne célèbre les livres en général, quels
qu’ils soient et quel qu’en soit le sujet, en développant deux « lieux» rhétoriques
complémentaires. Le premier, traditionnel et que Machiavel avait déjà évoqué, est celui
du livre consolateur, du livre remède à la mélancolie :
Il me console en la vieillesse et en la solitude : il me decharge du poix d’une oisiveté
ennuyeuse : et me deffait à toute heure des compagnies qui me faschent : il emousse les
pointures de la douleur, si elle n’est point du tout extreme et maistresse. (Ivi : 868)
Le second argument topique de l’éloge est celui du livre servant de passe-temps.
Montaigne met en évidence la portée de cette conception : « Si quelqu’un me dit, que
c’est avilir les muses, de s’en servir seulement pour jouet». En ne les prenant que pour se
divertir, pour détourner de soi le chagrin et l’ennui, il ôte aux livres leur importance
lettrée et leur prestige savant.
34 S. Guazzo, La civil conversazione [1574], éd. A. Quondam, Ferrara, Panini Editore,
1993, t. I, p. (...)
21Stefano Guazzo situait dans une bibliothèque la conversation privée entre
le cavaliere et le médecin qu’il transcrivait dans sa Civil conversazione et qui en
constituait la matière34. Cette conversation avait une fin thérapeutique et devait
permettre la guérison de la mélancolie dont était affecté l’homme de cour. En associant
lui aussi la conversation et la bibliothèque, Montaigne témoigne de sa connaissance du
traité de Guazzo, auquel il fait une implicite référence. Mais la bibliothèque, celle à
laquelle il consacre un si ample développement, n’est plus destinée à accueillir une
conversation civile. Elle sert de substitut à celle-ci, de même que les peintures érotiques
du cabinet qui la jouxte, lui rappellent un temps qui n’est plus et dont le souvenir sert à
adoucir les souffrances de la maladie et de la vieillesse. Quelle autre conversation peut
donc trouver sa place dans cette libraire édifiée en un pays « sauvage», que Montaigne,
en un vigoureux contraste, situe loin de toute bonne société, une librairie vouée au
souvenir des conversations passées avec l’ami disparu, avec les dames aimées ou
désirées, au milieu de livres, lus jadis et désormais ennuyeux ? Ces conditions de
déshérence ne lui offraient plus qu’une conversation avec lui-même.
22Tout l’effort de Montaigne contre l’aliénation de la solitude, dont il avait mis en
évidence le danger, vingt ans plus tôt, dans le chapitre « De l’Oysiveté», était de faire de
celle-ci l’occasion d’une véritable conversation. Mais à la différence de la situation qu’il
avait connue au moment de sa retraite du Parlement, cette conversation avec lui-même
était plus aisée. Elle pouvait prendre la forme d’une conversation avec un livre, un seul,
celui qui concentrait son effort, un livre qu’il ne cessait de lire, de relire, d’annoter et de
commenter, celui avec lequel il parlait et qui portait sa parole : ses Essais, son véritable
livre de prédilection, qu’il rédige et dont il dicte la transcription à un secrétaire, pour une
mise au net, qu’il relit, corrige et sur laquelle il porte d’ultimes modifications. La
conversation avec le livre était aussi une conversation avec le secrétaire, même si celle-ci
n’était pas une véritable conversation civile.
23Plusieurs années auparavant, les Essais avaient eu pour origine des conversations
amicales dans la librairie, ainsi que Montaigne le rappelle à plusieurs reprises. Le
chapitre « De l’institution des enfans» était né des suggestions d’un visiteur anonyme qui
avait eu la primeur en manuscrit du chapitre « Du pédantisme» :
Quelcun doncq’ ayant veu l’article precedant, me disoit chez moy l’autre jour, que je me
devoys estre un peu estendu sur le discours de l’institution des enfans. (I, 25 : 153)
35 Les Essais, II, 37, p. 823.
La vicomtesse de Duras elle aussi était venue lui rendre visite à Montaigne en ce lieu. Il
rédigeait alors le chapitre « de la ressemblance des enfans aux pères» qu’il lui dédia, en le
rattachant précisément à leurs entretiens35. Douze ou quinze ans plus tard, les Essais se
poursuivaient seuls, désormais, comme la seule forme de conversation possible qui restait
à leur auteur, une conversation avec lui-même, plus franche, plus confidentielle et plus
enjouée que celle qu’il avait pu avoir avec ses amies les plus proches. Avec un art
consommé, il ne cessait pourtant d’associer à cette conversation littéraire un lecteur
séduit et flatté par la confiance dont il était honoré en participant à l’intimité de celui dont
il lit le portrait littéraire.
NOTES
1 Voir B. Pistilli et M. Sgattoni, La biblioteca di Montaigne, Pisa, Edizioni della
Normale, 2014. Cet ouvrage complète et corrige toutes les études antérieures sur le sujet.
2 Voir Fr. Rouget (dir.), Dictionnaire de Pierre de Ronsard, Paris, H. Champion, 2015,
notice « Bibliothèque», p. 82-84.
3 Voir I. de Conihout, Du nouveau sur la bibliothèque de Philippe Desportes et sur sa
dispersion, in J. Balsamo (éd.), Philippe Desportes (1546-1606). Un poète presque
parfait entre Renaissance et Classicisme, Paris, Klincksieck, 2000, pp. 120-160 ; Fr.
Rouget, Éléments nouveaux pour la reconstruction de la bibliothèque de Philippe
Desportes, in R. Gorris Camos et A. Vanautgaerden (éd.) Les Labyrinthes de l’esprit.
Collections et bibliothèques à la Renaissance, Genève, Droz, 2015, pp. 383-401.
4 Voir N. Ducimetière, La bibliothèque d’Honoré d’Urfé : histoire de sa formation et de
sa dispersion à travers quelques exemplaires retrouvés, “XVIIe siècle”, LXII, 249, 2010,
pp. 747-773.
5 Voir E. Chayes, Bibliothèques bordelaises à l’époque de Montaigne, “Revue française
d’histoire du livre”, 138, 2017, pp. 53-77.
6 Voir Ph. Ford, La bibliothèque grecque de Montaigne, in Ph. Ford et N. Kenny
(éd), La Librairie de Montaigne, Proceedings of the Tenth Cambridge French
Renaissance Colloquium (2008), Cambridge French Colloquia, 2012, pp. 25-38.
7 Voir R. Cooper, La bibliothèque italienne de Montaigne, in La Librairie de
Montaigne cit., pp. 39-57.
8 Les Essais, I, 25, p. 181 ; II, 4, p. 382.
9 Ivi, II, 12 : 462 et 542.
10 Un exemplaire des Opera de Xénophon (Bâle, 1551), portant la signature de
Montaigne, est conservé à la BnF (Rés. Z. Payen 508) ; voir A. Legros, Trois livres
annotés par La Boétie, “Montaigne Studies”, XVI, 2004, pp. 11-36.
11 Voir Fr. Goyet, À propos de ces pastissages de lieux communs, “BSAM”, 5-6, 1986,
pp. 11-26.
12 Pistilli et Sgattoni, n° 20 ; voir G.D.R. Hobson, ‘Et amicorum’, “The Library”, IV,
1949, pp. 87-99.
13 Les notes ont été transcrites par A. Legros, Montaigne manuscrit, Paris, Classiques
Garnier, 2010, pp. 161-205.
14 Voir A. Legros, édition des notes de lectures, in Les Essais cit., pp. 1251-1271 (N.
Gilles), pp. 1272-1297 (César), pp. 1300-1308 (Quinte-Curce) ; sur ce dernier, voir I.
Pantin, Montaigne lecteur de Quinte-Curce : quelques réflexions sur la collecte de
Dezeimeris, “Montaigne Studies”, XVII, 2005, pp. 135-154.
15 M.A. Screech, Montaigne’s Annotated Copy of Lucretius. A transcription and Study
of the Manuscript, Notes and Pen-Marks, Genève, Droz, 1998, complété et précisé par A.
Legros, Le ‘Lucrèce’ de Lambin annoté par Montaigne, lecture de commentaires, in La
Librairie de Montaigne cit., pp. 81-102. L’annotation a été transcrite par Legros, in Les
Essais, éd. cit., pp. 1188-1250.
16 A. Legros, in Les Essais, éd. cit., pp. 1185-1187.
17 Ivi, p. 1298.
18 Ivi, p. 1299.
19 Ivi, p. 1303.
20 Ivi, pp. 1295-1296 ; liste des diverses transcriptions dans Pistilli et Sgattoni, n° 21.
21 Remarque de D. Gabe Coleman à propos du Diogène Laërce (1523) grec de
Montaigne, non annoté, “BSAM”, 27-28, 1978, pp. 93-95.
22 Voir A. Tournon, La Glose et l’essai, Lyon, Presses Universitaires, 1983, pp. 297-
310.
23 Voir C. Séguier-Leblanc, ‘Somme, c’est César’ : le jugement de Montaigne sur
la Guerre civile, “Montaigne Studies”, XVII, 2005, pp. 174-190.
24 Les Essais, III, 5, p. 941.
25 Voir M. Chatenet, La Cour de France au XVIe siècle. Vie sociale et architecture, Paris,
Picard, 2002, pp. 152-153.
26 Voir A. Legros, Travail de deuil et art de vivre : les deux inscriptions votives de la
tour de Montaigne, “Montaigne Studies”, XI, 1999, pp. 137-154.
27 Voir Michel de Montaigne et son temps. Collection Francis Pottiée-Sperry, Paris,
Sotheby’s, 27 novembre 2003, p. 84, n° 80.
28 Édition des sentences peintes par A. Legros, in Les Essais, éd. cit., pp. 1311-1318.
29 Voir J. Guillaume, La galerie dans le château français : place et fonctions, “Revue de
l’art”, 102, 1993, pp. 32-42.
30 B. Varchi, Hercolano, Venezia, Giunti, 1570, p. 82.
31 Voir A. Legros, La main grecque de Montaigne, “BHR”, LXI, 1999, pp. 462-478.
32 Machiavel, Lettre à Francesco Vettori, in Opere, éd. C. Vivanti, Torino, Einaudi,
1999, t. II, pp. 294-297 ; voir L. Bolzoni, ‘Entro nelle antique corti degli antiqui
huomini’ : la lettura come incontro e dialogo con l’autore, in C. Nativel et C. Mouchel
(éd.), République des Lettres, République des Arts. Mélanges en l’honneur de Marc
Fumaroli, Genève, Droz, 2008, pp. 37-58.
33 Voir D. Thorton, The Scholar in his Study. Ownership and Experience in Renaissance
Italy, New Haven - London, Yale University Press, 1997, en particulier pp. 116-120.
34 S. Guazzo, La civil conversazione [1574], éd. A. Quondam, Ferrara, Panini Editore,
1993, t. I, p. 14.
35 Les Essais, II, 37, p. 823.