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LES DESSOUS

DELA
FRANÇAFRIQUE

LES DOSSIERS SECRETS


DE MONSIEUR X
D ans la même collcccion :

Le Terrorisme islamique
Morts suspectes sous la V République
Les Espions msses

Su ivi éd irori al : Sabine Sporrollch


Correcrions: Carherine Ga rnier
Maque[[c Încéricure : Annie Aslanian

Comacr pressc : Frédéric Durand

© Nouvea u Monde éditions, 2008


24, rue des Gra nds-Augustins - 7 5006 Paris
ISBN: 978-2-84736-385-2
Dépôt légal : novembre 2008
Monsieur X/Patrick Pesnot

LES DESSOUS
DELA
FRANÇAFRIQUE

LES DOSSIERS SECRETS


DE MONSIEUR X

nouveau monde éditions


Remerciemen ts

Merci à Rébecca D enantes, Yann ick D ehée,


Jean-Pierre G uéno, C hristilla Hu illard , Irène Menahem,
I1inca Negulesco, Catherine Pes not, Sabine Spo rto uch.
À Louis et Lucien
Les pays d'Afrique en 2008

Algérie

Gambie

Guinée équatoriale

Lesotho
Préface

E n 1960, le général d e Ga ull e a dû accorder l' indépendan ce à nos


colonies africa ines . Mais la Fran ce n'a jama is cessé de s' in téresser de
très près à ces pays fraîch ement libérés d e sa turelle et a souvent co nti -
nué de les diriger en sous- main grâce aux conseillers français demeu-
rés sur place.
Le grand ordonnateur de cette politique néocolonialiste a été Jacques
Foccan , secrétaire général aux Affaires africaines ct malgaches. Il a long-
temps régné sm l'Afrique francophone, faisant et déf" isant les go uverne-
ments, o rganisant quand il le fallait des coups de main pour redresser ici
ou là une situation compromise. Non sans avoir tissé des liens personnels,
presque paternels, avec la plupart des dirigeants de l'Afrique noire.
Le fait que Foccart, gra nd mani to u d es Affaires africaines, ait été
aussi le prin cipal co nseiller du Général, montre bien que de Gaulle por-
tait L1ne attenti on particuli ère à cctte ques tion, surtout quand il a été
débarrassé du fa rdeau algérien.
Même aujo urd 'hui , et alo rs que nos inté rêts dans notre ancien pré
ca rré francop hon e so n t de plus en plus menacés pa r la C hine, il ne
fair pas bon critiquer les li ens uadirionnels qui unissent la France aux
dirigea n ts d e nos ancienn es co lo nies . Jean-Mari e Boekel , é ph émère
secréta ire d 'État à la Coopérat ion, l'a appris à ses d épens: ayant osé
mettre en cause la Françafrique et ses mau vaises habitudes, il a été pres-
te me nt remercié par Nicolas Sarkozy. Mais il e n ava it éré autrefois de
même lo rsque son ho mo logue socialisee, Jean-Pierre C or, ava ir voulu
en 198 1 prohter de l'électio n d e Fran ço is Mitterrand pOlir établir des
rapports moins ambigus avec les Ëtats francophones d'Afrique . .. C'est
do nc dire co mbien le sujet reste sens ibl e.

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Les dessous de la Françafrique

En fait, depuis des déce nni es, P;uis n'a jama is cessé d 'imposer sa
[Utelle ct de [Out fa ire p O Uf préserver ses inté rêts écono miques c t poli-
tiques en Afrique (uranium nigérien, pétro le gabonais. cacao ivo irie n,
crc.). Pour réaliser cette ambition , les go uvernements fran çais succes-
sifs ont utilisé toute la pa nopli e d es moye ns mis à leur dispos itio n :
putschs, coups [Occlus des services secrets, in terventio ns des garnisons
laissées e n pl ace à ,'iss ue de la coloni sa tion , envo is de mercenaires,
acco rds secrets passés avec les dirigean ts autorisant Paris à s' immiscer
dans les affaires inté rieures, co nstitut io ns de réseaux barbo uza rds, pres-
sions économ iques .. . Mais parfo is ces immixtions ont do nné lieu à des
aventures sang lanœs et mê me à de vé ri ta bles massacres dont la France
porte la responsabilité ... Par exempl e au Ca meroun.
Rares sont donc nos anciennes co lonies qui ont vécu sa ns dra.mes
leur accessio n à l'indépendance et les années qui ont suivi. Car, d'une
façon générale, les anciens États coloniaux, parce que la France n'est pas
la seule à être en cause, ont mal préparé la décolonisation: à quelques
exceptions près, on s'était bien gardé de form er les cadres susceptibl es
de ditiger ces no uveaux États.
À rebours, ces liens de dépendance entre l'ancienne métropole et ses
ex-colonies o nt permis aussi à quelques caciques de la Françafrique-
un néologisme créé par l' Ivoiri e n Houphouët- Boig ny - d e se mêler
de la politique française et même de tenter de l'influencer en distribuant
des fonds à td o u tel pani o u ca ndidat à une élection. li est par exemple
de nototiété publique que Bongo , président inamovible du tour petit
Ga bon , a souve nt été très généreux avec les partis d e droi te dont les diri-
geants, dès leu r victoire, ont aussitôt témoigné de leur reco nnaissance
par un voyage à Libreville ou en interdisa nt à la justi ce - ce fut e ncore
le cas très récemment - de s' inté resser au patrimoine immob ilier ex tra-
vagant dudit Bongo dans la capitale fran ça ise.
Mais aujourd'hui, un an et demi après l'élection de Nicolas Sa rkozy,
existe-t-il encore une politique française en Afrique? Force est de consta-
te r que si elle perdure, elle est d 'abord pétrie de contradictions. D ' un
côté, il faut obse tve r la réappatition d ' un cheval de retour d e la
Fra nçafriqu e, Maît re Bourgi, l' un d es meill eurs di sciples d e Jacq ues

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Préfoce

Foccart gui a aujo urd ' hui l'o reill e d e l'Élysée. Mais de l'autre, on ne
peut pas ne pas noter que la France as pire à se désengager en renonçant
prog ressivement à maintenir des ga rnisons dispendieuses sur le conti-
nent. Pari s donne donc l'impress ion d e na viguer à la godille au gré
des péripéties judi ciaires qui concernent plusieurs dirigea nts africain s
Ct des éruptions sécuritaires du ministre Hortefeux lorsqu'il veut par
exe mple barricad er la France, procéd er à d es exp ulsio ns quantifiées
o u imposer des tes ts génétiques aux candidats au regroupement fami-
lial. Autant de mesures jugées vexatoires ct injustes de l'autre côté de
la Méditerranée.
Et que penser du fameux discours de Dakar pro noncé par Sarkozy
en juillet 2007 et écrit par so n conseiller H enri G uaino ? Un texte aux
propos éculés qui ne méritait ni les excès polémiques qu' il a suscités (les
accusations de racisme et de paternalisme) ni l'affirmation que cet appel
aux jeunes Africains fonderait de nou vea ux rapports entre notre pays
et l'Mrigue. Mais était-il nécessaire de brosser le portrait d ' un paysa n
afric.:lin qui ne connaît que l'éternel recommencement du temps rythmé
par les mêmes gestes? Bref, un homme immobile qui n'a pas enco re
compris les bi enfaits du progrès! Et fallait-il souligner les bienfaits de
la mission colonisatrice de la Fran ce, quitte à admettre les crimes qu'elle
a engendrés?
En réalité, l'action principale du prés ident de la République consiste
à jouer les VRP de luxe et à mettre en valeur les capacités de nos indus-
triels dont beaucoup so nt par ailleurs de ses amis personnels. C'est dans
cette mesure, de plus en plus mod este, que survit vaille que vaille ce
qu'il est aujourd'hui convenu d 'appeler la Françafrique ' !

1. Néologisme créé par Félix Ho uphouët- Boi gny.


1
Madagascar : le piège et l'horreur

Cent mille morts! Cent mille personnes tuées sur ce qui était
encore le sol français et par des soldats français! Mais ce massacre
est tout juste évoqué dans les livres d'histoire. Quelques lignes à peine.
Passé sous silence. Relégué dans les coulisses de l' Histoire. Oubliés
tous ces morts qui ne peuvent que déranger au pays des droits de
l'homme. Et pourtant c'était hier en 1947. Mais loin, très loin de la
nlétropole. Dans une colonie où l'on pouvait tuer impunément, sous
les ordres de généraux français et sans même encourir la moindre répri-
mande d'un gouvernement qui regroupait alors des démocrates-chré-
tiens, des socialistes et des communistes.
C'était donc à Madagascar, la Grande île ou enco re l'île Rouge,
comme on l'appelle. Paris y a envoyé des troupes coloniales pour mater
une insurrection indépendantiste qui a commencé par des tueries
d'Européens. Pendant de longs mois, les rebelles subissent une répres-
sion très dure, impitoyable. Pourchassés, affamés, les insurgés finis-
sent par se rendre les uns après les autres. Plusieurs cl' entre eux sont
jugés et condamnés à mort. Mais bien d'autres sont sommairement
exécutés. Et les rares témoins font état de nombreuses exactions: tor-
tures, vi llages détruits, etc. De nouveaux Oradour!
En 1948, l'affaire est entendue: les « événements de Madagascar »,
comme on dit pudiquement en métropole, ont vécu. C'est le haut-
commissaire lui-même qui donne le chiffre de cent mille morts. Un
Malgache sur quarante a donc été tué. Tandis que du côté des mili-
taires et des colons, on recense cinq ccnt cinquante morts.
Aucun soldat, aucun policier, aucun fonctionnaire ne sera sanc-
tionné, alors que le gouvernement était parfaitement informé de la

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Les dessous de la Françafrique

situation sur le teHain. Mais le drame s'est déroulé dans la plus par-
faite indifférence de la métropole. Le sort des Malgaches n'a guère
ému une population mal informée et bien plus concernée par les res-
trictions de l'après-guerre et les nombreuses grèves suscitées par le
parti communiste.

Les indépendantistes malgaches Ont été manipulés. En déclenchant


cette sanglante insurrecti o n, il s sont tombés dan s Ull pi ège. Mais on
ne parlera plus d ' indépendance avant la fin des années 1950.
Pour bien comprendre, il fau t d 'abotd anal yser la situati o n d e la
G rande Yle pendant et après la Seconde G uerre mondiale. C omme les
autres colonies fran çaises, l'île est d 'abo rd administrée par d es fo nc-
tio nnaires fidèles à Vichy. Cependant, en 1942 des rroupes anglaises
débarquent à Madagascar qui occupe un e pos ition stratégique dan s
l'océa n Indi en. Elle co mmande la route maritim e ve rs les Indes. Pour
les Alliés, il est do nc impo rtant de contrô ler Madagascar.
Les forces vichystes résistent et on observe quelques affrontements
armés. Cependant les Britanniques SOnt les plus forts. Mais d 'a près
les accords s ignés avec Lo ndres, c'est la France combattante qui devai t
reprendre possess ion de Madagascar. Le gé néral de G alllle, chef d e la
France libre, si sourcilleux d ès qu' il s'agit de l'intégrité des possessions
frança ises, tempête et se dispute une no uvelle fois avec C hurchill.
Toutefois, un accord est tro uvé à la fin de l'année 1942. Les droits de
la France libre sur Madagascar sont reconnus. Cependant, la défense
d e l'île sera assurée co njo intement avec la G rande- Bretag ne dont le
co ntingent présent à M ad agasca r ne quittera les lieux qu'en 1946. À
l'évidence Londres avait des vues sur Madagascar et l'on a même pré-
tendu, sans appo rter de preuves, que les Britanniques au raient encou-
ragé l' insurrection de 1947.
Les aspirations indépe ndantistes ont to ujours existé à Madagascar
o ù la colonisation fran çaise était relativement récente. C'est seuleme nt
à la fin du XIX' siècle que le général Gallien i dépose la reine Ranavalo na.
Ga llieni, nommé premier gouverneur de l'île, règne d'une main de fer
et ins taure le travail forcé qui n'es t autre qu'un e forme d'esclavage.

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Madagascar: le piège et l'horreur

Naturelle m ent, certain s Ma lgaches protestent. Mais ils so nt empri -


so nnés ou envoyés au bag ne. Ce qui n'empêche pas le sentiment indé-
pendantiste de perdurer. Il s'exp rim e en particulier à travers des socié-
tés secrètes. Au début des années 1940, il en existe au moins deux: le
Pa.Na.Ma., les Patriotes nationalistes malgaches, et le Jina, du nom d'un
oiseau de l'île. Ce sont des mouvements clandestins et très radicaux par-
tisans de la manière forte pour arrachet l' indépendan ce de leur pays.
Lotsqu e vient la fin de la guerre, les Malgaches attachés à recou-
vrer la souveraineté de leur île sont plutôt o ptimistes. D'abord à cause
du fame rt>< discours d e Brazzaville prononcé par le général d e Gaulle.
Le chef de la France libre y a promis à tous les peuples d'outre-mer l'ac-
cès à la ci toyenneté dans le cadre de l'Union française . Ensuite, la France
a signé la charte de l'O NU en 1945. Une charte qui proclame la néces-
sité de donner l'indépen dance aux peuples qui peuve nt se go uverner
eux- mê mes. Enfin il ex iste l'es poir, [Out à fa it déra iso nn able, que les
Américains, qui ont libéré les Français, viendront les libérer à leur tour.
En même temps, en Indochine, Paris sem ble prêt à passer lin accord
avec Hô Ch i Minh.
À tous ces sig nes importants s'ajoure le fait que les autorités fran-
ça ises co nscientes de raspirarion nationaliste ont lâché du lest. Le tra-
va il forcé est supprimé, on procède à un élargissement d u suffrage élec-
toral et désormais les Malgaches peuvent être po litiquement représentés,
non seulem ent sur l'î le mais aussi en métropole à l'Assemb lée consti-
tuante réunie en 1945 où figurent rrois d éputés de l'île : deux méde-
ci ns, les docteurs Raseta et Ravoahangy, cr un futur écrivain et poète,
Jacques Rabemananjara.
Bientôt, en 1946, alors qu'ils viennent d'être élus à l'Assemblée natio-
nale, ces trois hommes créent leur part i, le MORM, Mouvement démo-
cratique d e la rénovation malgache. Culturellement très proches de la
Fra nce, il s désirent le maintien de Madagascar au sei n de l'Union Fran-
ça ise mais veulent que leur île soit un Ëtat li bre, pourvu d'un gouver-
nement, d'un parlement, d'une armée et gérant de façon indépendante
ses finances . Cependant ces légalistes récusent l' utilisation de la violence
et prônent la négociation. Ils passent d'ailleurs rapidcmenr aux actes en

15
Les dessous de la Françafique

plaida Il( direcremell( leur cause à l'Assemblée nario nale. Ma is leur


demande n'esr même pas examinée par les dépurés. Ce refus mépri-
sail( qui les déçoir cr les blesse s'explique aisément. Il fallt y voir d'abord
l' inAuence du lobby colonial , po ur qui donn er l'indépend ance à une
seule de nos coloni es serair ouvrir la bOÎre de Pandore. Er puis il ya
l'Indochine al! la guerre fa ir rage. À Paris, on esrime que l'indépendance
de Madagascar serair un exemple fâcheux pour les Viernamiens.
Dans l'îl e olt seulem ent tre nte-cinq mil le Européens vive nt au milie u
de quarre mi llio ns de Malgaches, la réacrion esr rrès négarive. Les rroi s
dépurés y sont rrès populaires er leur parri, le MORM , recrure à rour
de bras, engrangeall( des dizaines et des dizaines de milliers de militants.
Très vite, le climat devi e nt très re ndu, quas i in surrec tionn el, m ême si
les sociétés secrètes s'abst ienne nt de s'opposer [ronralement et cho i-
sissent d'enrrer dans le MORM, avec l'espoi r d' inAuencer et de radi-
caliser les positions de ce parri modéré.
Ici er là, on observe des petites émeutes, des grèves sa uvages, des
agressions co ntre les membres des forces de l'o rdre. D es menaces sont
aussi proférées contre les colons. La situation se rend enco re un peu plus
lorsque, dans le courant de l'année 1946, les milliers de soldats mal-
gaches mobi lisés pendant la Seco nde G uerre mondiale revien nent enlîn
au pays, après avoi r e rré de camp e n ca mp ou se rv i abusivem ent de
main-d'œuvre gratuite sur des c hancÎers.
Ce sont donc des hOlnmes crès mécontents qui rentre nt à Madagascar.
D'autant qu'ils n'ont rouché qu'une modesre prime et qu'on ne leur a pas
vraiment su gré d'avoir combattu pour la France. Ces soldats démobili-
sés qui viennent g ross ir les rangs des ind é pe ndantistes so nt à J>orig in e
de nombreux in c idc lus et in spirent une pe ur ble ue aux co lons.

Jean-Pierre Langellier' :
Le courant en foveur de l'indépendance, de plus en plus
ressentie comme un dû, a gonflé au fiL des ans. En perte de
prestige depuis sa défoite en 1940, la France n'est plus illvin-

1. Le Monde, mars 1997.

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Madagascar: le piège et l'horreur

cible. Pendant six ans, quinze mille Malgaches ont servi dans
les rangs de son armée. Dans la Grande ile, l'effort de guerre
imposé par la France libre - travailforcé, réquisitions, impôt
dtt riz - a alourdi le fardeau quotidien. La Charte des
Nations unies a promis l'émancipation aux peuples encore
assujettis. L es députés malgaches exaltent l'avènement de cet
« ordre nouveau », dam un climat de relative liberté. La
déception sera rapide, et immense. Les anciens combattants,
tardivement démobilisés, reçoivent de retour au pays ttne
prime dérisoire. Ulcérés que la France se montrât si ingrate,
beaucoup de tirailleurs deviendront insurgés. En un an, le
vent de la liberté a tourné. La France de la 1\1' République
naissante n'est plw celle de la Libération. Elle pratique le
double langage, prônant le dialogue, recourant à la force.
Oubliewe de ses promesses, confrontée à la crise indochinoise,
elle privilégie d'autres impératifi : les intérêts des colons, l'at-
tachement de l'armée et de certains milieux d'affàires à la
s/tprématie française, le maintien de Madagascar dans l'es-
pace stratégique occidental.

Ces colons effrayés SO nt naturell ement opposés au MDRM, le parti


ind épendantiste, e t ne sc pri ve nt pas de le fa ire savoir au haut-com-
missaire mais aussi à Paris. Po ur eux, il conv ient de co mbattre ces sépa-
ratistes avec la plus grande vigueur.
L:adminisuarion co loniale es t alors dirigée à Tananarive par un
ho mm e éclairé, Marcel de Co ppet, un soc iali see ami d 'André Gide
qui a autrefois publié d es textes très vio lents co ntre le colonialisme.
Pourtant, so us la press io n des co lons ct de Paris où le minisrre des
Co lonies est un autre socialiste, Marius Mo uret, ce haut fon ction naire
n'en suscite pas moins la créat io n d'un autre parti destiné à fai re pièce
au MDRM. Il a en effet reçu d es consignes très strictes : ill"i fa ut bri-
ser par tous les moye ns les revendica tions indépendantistes.
L1 manœuvre consistaJH à fonder ce no uvea u partj profrançais est par-
ticulièrement machiavélique. A commencer par son intitulé, le PASDEM,

17
Les dessous de la Françafrique

c'esr-à-dire le Parri des déshérirés . Il recrure en prio ri ré chez les


Malgaches de la CÔte. Des gens qui onr éré autrefois les escl aves d' une
autre erhnie plus arisrocrarique insrallée sur les haurs plarea ux, les H ova.
O r, jusremenr, le MORM esr parriculièremenr bien implanré chez les
H ava. En c réa nt ce parti co ncurre nt, o n essa ie donc de dresse r les
pauvres CO lltre les riches et une ethnie contre un e autre. Mais ce n'est
pas la première foi s que le colo nisareur joue à ce jeu dangereux.
Toutefois, cela ne suffir pas à juguler l' influence des indépendan-
risres du MORM qui , au débur de l'année 1947, ob ri ennem un grand
succès aux électio ns provinciales, malgré le bourrage des urnes prariqué
par les colons er l'administrario n. Cependanr, aux élecrions locales sui-
vantes, en mars, le PASOEM progresse. Pas suffisammenr quand même
pour éviter "insurrection que [Out le mo nde attend à panir de la mi-
mars 1947. CertaùlS avancent même L1n e clare: ce sera pour le 29 mars!
Po urtant, au H aut-Com missariat, ri en n'est fait pour empêcher o u
contenir cene inéluctable explosio n, en dépir des rapports très précis
qui so nt parve nus à l'adminis tration . Des officiers. des responsabl es
locaux, des prêtres égalemenr, ont donné l'alen e. En va in. Alors même
que la police quadrille l'île d'une faço n très efficace er dispose d'un grand
nombre d'indicateurs.
Le chef de la Sû reté ne peur igno rer ce qui se prépare. Mais, offl-
ciel lemenr, il n'y croir pas 1 Cependam, le soir du 29 mars - c'esr un
samedi - les troupes sont co nsignées et il es t conseillé aux co lo ns iso-
lés de f.1 ire preuve de la plus grande prudence. Cerrains n'om d'ai lleurs
pas arrcndu et o nt proviso irement abandonné leurs plantations tand is
que d'autres se sont armés.
Les trois députés, Raseta, Ravoahangy et Rabemananjara, So nt évi-
demlnenr informés. Ma is, contrairement à ce que prétend ront les auto-
rités coloniales cr le gouvernemenr de Pau l Ramadier, ils ne som pas les
in itiateurs du mo uvement même si des gens du MDRM vo nt y partici-
per acti vemenr. Mieux, deux jours auparavant, le 27 mars, ils o nt envoyé
un rélégramme à ro utes les sectio ns de leur parti demandam à leurs mili-
tanrs de garder leur sang-froid et de ne pas céder aux provocarions. Et ils
o nt, par la même occasio n, réitéré leur volonté de mener Icuf combat de

18
Madagascar: le piège et l'horreur

manière pacifique! lis o nt aussi proposé que le teXte de ce télégramme soit


affiché un peu partout dans l'tle. Ma is, dans certaines localités, la police,
sur ordre du chef de la Sûreté, f.,it arracher les affiches, exactement comme
s'il vo ulait que cet appel au calme ne soit pas entendu. Il est évident que
les trois députés craignaient que certai ns de leu rs militants soient rnani-
pu lés et tombent dans le piège qui pouvait leur être tendu.
Autre point très imponant : les dir igeants d u MDRM ont prévu
d'o rga niser au début du mois d 'avril les premières assises du pani. Et
ils entendent faire de cette manifestation L1ne impress ionnante démons-
trat io n de force en fave ur de "indépendance. Mais l'insurrectio n, écla-
tant juste avant, saborde ce rassemblement pacifiq ue.
Le 29 mars, dans la nuit du samedi au dimanche, des hommes a rmés
de saga ies ou d 'autres ar m es blanches se la nce nt à l'assaut de postes
de genda rmerie ou de bâtiments adm in istratifs sÎwés dans un district
de la côte o rientale. Leur objectif est de s'emparer des ar mes. Dans le
rnême secœur, Uil ca mp militai re est attaq ué. Mais les assa ill ants, au
no mbre de deux mille, écho uent et sont repoussés.
Les insurgés, à l'évidence, manquent d'a rmes Ct de moyens de com-
munication . Mais ce qui frappe tout de suite, c'est leur détermination
et leur vio le nce. D es militaires. des co lo ns so nt tués, massacrés . D es
bâtime nts so nt pillés, incendiés. Seuls, les femmes et les enfa nts so nt
relativement épargnés. Le choc est d'auta nt plus gra nd que les Malgaches
o nt plutô t la répuration d 'ê tre dOLlx et pacifiques.
Les rebelles n'aya nt pas réussi à enAammer l'île tO ute entière, ce début
d'insurrectio n est un échec car, la plupart du tem ps, les mutins n'OIu
pu se procurer des armes. Pourtant, dans les jo urs qui su ivent, l'insu r-
rection s'étend sur tOute la cô te orientale et commence à s'organiser. O n
estime alors que les rebelles sont au nomb re d 'une vingtaine de mille.
Au début, le Haut-Commissa riat ne dispose pas de forces mili taires
suffisantes po ur s'oppose r effi caceme nt. Et il fa u t atte ndre plusieurs
semaines avant de voir débarquer sur l'île des éléments de la Légion étran-
gère et des troupes colo niales, essentiellement des tirailleurs sénégalais.
Ma is c'est sur le plan poli t ique que la réaction es r la plus vive et la
plus révélatrice. Immédiate ment, le MDRM est molltré du doigt 1 Dans

19
L es dessous de la Françafrique

l'île, les colo ns, les premiers, ex igent que le parti indépendantiste soir
po ursui vi pour complot con tre la Sûreté d e l'Ëtat, tandis qu'à Paris le
présiden t du Co nseil, Paul Ramadier, acc use le parti séparatiste d'être
seul respo nsable des événemen ts de Madagascar. Des événements qui ,
d 'ailleurs, ne trouve nt pas un grand écho en métro po le.
Les chefs du parti ripostent en affirm ant qu'ils SOnt parfa itement étran-
gers au déclenchemen t de l'insurrection. Au contraire. ils la désavouent,
déno ncent les crimes co mm is par les rebelles et sc pro posent pOLir ren-
ter ulle opération de médi ation. Mais ils ne SOllt pas entendus pu isque
l'objectif est de détrui re leur parti et de les rédui re eux-mêmes au si lence.

Jacques Tronchon 1 :
Le 1" avril, le haut-commissaire reçoit Ravoahangy,
Rabemananjara et Raherivelo. ri s'entend di>~ que le MD RM
est complètement étranger à toute agitation antifrançaise,
et que les responsables du parti déplorent les douloureux évé-
nements Sltrvenus depuis deux jours. Ses trois interlocuteurs
l'informent aussi de la teneur du télégramme qu'ils ont dif
fiiSé le 27 mars. ris sollicitent enfin la possibilité de foire affi-
cher dans tout Madagascar, ou au besoin de radiodiffitser une
( proclamation }) désavouant L'insurrection de manière caté-
gorique : « Nous réprouvons de la foço" la plus formelle ces
actes de barbarie et de 'violence et nous espérons que la jus-
tice fora jaillù' toute la vérité et déterminera la responsabilité
de ces crimes. Nous tenons à protester avec indignation et allec
la dernière énergie contre les accusations faites ou insinuées
par une certaine presse à notre endroit et à l'égard de la poli-
tique de notre parti. Nous affirmons solennellemen t que le
bureau politique du M DRM n'a jamais participé à la machi-
nation et à la réalisation de ces actes odieux. »

1. Frère franciscain viv;:lIlr à Madagasca r, il a pub lié Cil 1974 chez Maspero Ic
livre de référe nce sur ces événements, L'insurrection malgache tle 1947, ail re rrlle d'un e
longuc c n q ll ~re sur le terrai n cr la déco uve rte d'archi ves in édires.

20
Madagascar: le piège et l'horreur

Mais les trois parlementaires malgaches se heurtent à une


fin de non-recevoir. Toute tentative de médiation de leur part
est rejetée. Leur démarche est même jugée S1Ispecte et incongrue.

Deux d e ces députés, Rabemananjara et Ravoa hangy, sont très vite


atrêtés en dépit d e leur immuni té parlementaire. La justice colo niale se
soucie peu de légalité: po ut justifi er leur in terpellatio n, elle in ve nte «
le Aag ran t délit co ntinu ».
Ces élus sont do nc emprisonnés, to rturés et so mmés de passer aux
aveux ! L'un d'eux au mo ins reco nnaît être "instigateur de "insurrec-
tio n . Et il avoue du même coup que c'est le parti co mmunis te fran-
çais qui l'a inAuencé sino n po ussé ! Il fau t rappeler qu'à l'époque il y
a encore des ministres co m m unistes au go uvernement l ,
Bien év idemment, la manœ uvre es t cousue de fil blanc. Ma is dans
cerre affa ire, la positio n des communistes n'est pas très claire. S' ils s'op-
posent à la levée de l' im muni té parlementaire d es députés malgaches,
ils ne mo ntreront pas po ur autant un entho usias me débo rdant po ur
la cause des indépendantistes de Madagascar.
Le tro isième député, le docteur Raseta, se tro uve à Paris. Il est di f-
fi cil e en métropo le d e le traire r comme les de ux autres. Mais il est lui
aussi arrêté d ès la levée de so n immunité parl ementaire'- Po urrant le
télégramm e que les tro is députés ava ient envoyé à leurs militants et qui
leur prescri vait de ga rder leur sa ng-fro id aurait dû jo uer en leur fave ur.
Le ministre des Colo nies a prétendu qu'en réalité ce télégramme était
truqué. C'était en fa it, selon lui , un appel à l'insu rrectio n et pas du to ut
un ap pel au calme !
Q uo i qu'il en soit, ava nt même l'envoi des renforts de soldats, la police
locale multiplie les arrestations chez les mili ta nts du MDRM. Leurs inrer-
rogaroires SO nt menés avec la brutalité coutumière. Il s'agit d 'établi r que

1. La ru p ture n'ilHcrviendra qu'au mois de In:li 194 7.


2, Ces rrois parlementai res se ront jugés en 1948. Deux d'entre eux seron rcondam-
nés h mol'[ er le tro isième aux travaux Forcés à perpét uité. Les condamnés illllort se ronr
gr:\ciés, ma is il s n'cn resteronr pas mo in s de longues ann ées cn priso n.

21
Les dessous de La Françafrique

c'est bien le pani indépendantiste qui est à l'orig ine des émeutes. C'est
la conclusio n à laquel le arr ive le chef d e la Sùreté à pe ine di x jours après
le début de l'insurrection. Cet homme, le commissaire Baro n, a joué un
rô le considérabl e dans cette tragique aff.'lire. Il était très proche des colons.
À la différence du haut-commissaire qui se méfiait plutôt d e ces d erniers.
Ce policier était certainement l'homme le mieux informé d e l'îl e et pour-
tant il a feint de ne pas cro ire au déclencheme nt imminent de J ' ins llr~
rection . Il a don c été l'homme clé de la manipulation.
Co ntraint à la d é miss ion par le haut-commissaire à ca use de ses
méthodes. il ne carde pas à rcwurner à Tananarive ct, même sans déte-
nir de fon ctio n officie lle, il continue à perpétre r des arresta tions et à
se livrer à des inte rrogaroires sur les prisonni e rs.
D ès que les renforts militaires arri vent, la répress ion s'accentue. C'est
un e vé ritable g ue rre colo ni ale, avec son co rrège d ' horreu rs et d 'exac-
ti o ns, qu e m è ne nt les militaires fran çais. M a is plus le temps passe e t
plus les insurgés usent d e violence. Contre les colons mai s auss i contre
leur propre peupl e, pour co ntraindre les plus ti èdes à se joind re à eux,
o u pour éviter que des ho mmes ne fuie nt leur camp. Mais il faut rela-
ti viser: il y aura un peu plus de cÎnq cents mo rts européens, dont rrois
cent cinquanrc militaires, aJo rs qu'o n dénombrera presque cent mill e
morts indigènes. Ce chiffre est d 'autant plus fiable qu' il a été fourni par
les autorités qui, sur o rdre, tenteront par la suite de revisi ter à la baisse
le nombre d e morts malgaches.
La [Q[[ure a été systém atique ment utilisée contre les militants du
MDRM. Mais il y a pire, si le pire ex iste. À Madagasca r, l'armée expé-
rim ente pour la première foi s d e so n histoire l'action psycholog ique.
Afin de terroriser les villageois, des insurgés vivants sont jetés d'avions
vo lant à basse altitude. On procèd e aussi à d ' innombrables exécutions
sommaires. Ainsi à Moraman ga. Des arrestations massives ont lieu dans
le secte ur. Plus de cent c inqu ante perso nn es, des in surgés ou prés u-
més tels, qui so nt en réalité des ocagcs, sont conduits en wagons à bes-
tiau x jusqu'à la gare. Là, sous pré texte que dcs insurgés scraient sur le
point de les d éli vre r, les militaires reçoivent l'ordre d e tirer sur le train
au ca non et à la mitraillettc. La moitié des priso nniers succombent tan-

22
Madagascar: le p iège et l'horreur

dis que les autres sont acheminés vers la priso n Ol! ils sont in terrogés.
Ma is leur cLi vaire n'est pas fin i. Deux jours plus tard) ils doivent remon-
te r dans les wagons. Pas po ur lo ngtemps. Q uel q ues heures après, ils
redescendent, so nt conduits deva nt un peloton d'exécutio n Ct abat-
[Us. Scull'uil d'entre e ux sortira viva nt de ce massacre.
L ho mm e qui a do nné l'o rdre écri t de les exécuter est un général
frança is.

Jacques Tronchon ' :


Les récits les plus horribles circulent sur les atrocités de
la répression dont les populations civiles sont victimes fllttant
que les insurgés. Le gouvernement français. qui refuse tout
d 'abord d'mvoyer sur place une mission d 'enquête parle-
mentaire, se décide cependant à confier à Gaston Deffirre,
ami de Marius Moutet, une fonction de mi ss i domini ci.
DefJèrre accomplit sa mission à Madagascar en juin et juillet
1947. fi Y reclteille un très grand nombre de doléances et de
témoignages, de la part d'Européens et de Malgaches. fi fait
ensuite un rapport assez complet où il étudie chaque cas de
représaiLLes ou d'exécutions sommaires qu.i Lui Il été soumis.
On peut y lire, parmi d'autres, cette relation symptomatique:
« Au cours d'une tournée en brousse avec te gendarme
Grenier, celui-ci fit dix-Imit prisonniers. Il les amena à
M. Pont (il s'agit d'ulZ jeune chefde district) qui se trouvait
à ce moment-là à quelques centaines de mètres de l'endroit
où la captllre avait été fa ite. M. Pont décida alors de faire
procéder à l'exécution de ces prisonniers, ce qui filt fait séance
tenante. Après quoi les corps cles rebelles fitrent arrosés d'es-
sence et bntfés. ),

Il f.:'l ut ajourer que to utes ces ho rreurs o nt eu rarement des témoins


et q ue les jo urnalistes Ont été systémati q uement éloignés des théâtres

1. op.cir.

23
Les desso us de la Françafrique

d 'opérations. L, métropo le a do nc tout o u presque igno ré ce qui se pas-


sai t à Madagascar. Et d'ailleurs, il fàut bien l'avouer, l'opinio n s'en moquait
un peu. C'est si lo in, M adagascar! Et ces histo ires de séparat istes n'in -
téressaient pas grand monde. Le colonialisme avait enco re bonne presse
et l'essentiel était q ue la G rande île reste dans le giron fra nçais.
To utefo is sur le terrain , l'aft,ire est lo in d'être réglée. Malgré U11 corps
expédirio nnaire fo n d e presque vin gt mille ho mmes bi en armés, les
insurgés résistene jusqu'à la fin d e l'ann ée 1948 . Mais il s combattene
d ans des condi t io ns de plus en plus difficiles. Ils o nt tro uvé refuge d ans
la brousse des hauts plateaux. De plus, isolés, souvent malad es, ils souf-
fre nt aussi de la fa im . Certains fini ssent par se rendre. D 'almes préfè-
rent la mort au co mbat.
Leur échec éra it programm é. Et d 'abord parce qu' ils manq uaien t
d'armes. O n a estimé que ces milliers de rebelles ne disposaient en to ut
et po ur tout q ue de deux cene cinquante fusils. Comre une armée
moderne équi pée de blindés, ils n'avaient aucune chance de s'en so rtir !
Restent à expliquer les ressorts du piège dans lequel ils sont tO mbés, eux
et les dirigeants du MD RM. L1 manipulatio n s'est faire par ces sociétés
secrètes, le Pa.Na.Ma. et le Jina, deux mouvements largement infiltrés par
la police de Baro n er poussés à la faute. Ce sont en effet des militants de
ces organisatio ns clandestines qui o nt été à l'origine du déclenchement
de l'insurrection. O n leur a laissé entend re que les dirigeants du M DRM
n'éraient que des modérés, des pleutres, qui Il' oseraient jamais s'opposer aux
autorités françaises. C'étai t do ncà eux de passer à l'action l' Plus grave encore,
on leur a aussi laissé croire que dès le début de l'insurrection, ils recevraient
de l'aide de l'étranger. Et il est vrai que, penda nt très longtemps, ils Ont
cru que les Étars-Unis viend raient à leur seco urs.
Q ualH aux auteurs de cette manipulat io n, ce so nt cl airem e nt les
colo ns et la Süreté, c'est-à-d ire to us ceux qui tro uva ie nt que les auto-
rités frança ises à M adagasca r ne luttaient pas assez vigo ureuse ment
co ntre les séparatistes. Ils Ont do nc p rovoqué cetre explosio n pour o bli-
ger Paris à agir fe rmement, quitte à provoquer un véritable bain de sang.
Ma is il faut encore all er plus lo in: ce rtains co lo ns, les plus ex tré-
mistes, aura ient envisagé sa ns dépl aisir de prendre des distan ces avec

24
Madagascar: le piège et l'horreur

la Fran ce. En établissan t un vé ritable pouvo ir blanc, à l' image de ce qui


se passa it en Afrique du Sud, toute proche, tant ils se méfia ient de ces
premiers go uve rnements de la IV' Républiqu e o ù siégeaient des co m-
Illun istes . Er ils avaient peur qu'un jo ur ou l'autre, sous l'inAuence de
ces de rniers, la France n'abando nne ses colo nies.
II
Biafra: la « guerre de la famine »

Les images de ce terrible conflit ont frappé durablement les


consciences internationales. Pour la première fois, on voyait sur
nos écrans ou à la première page de nos journaux de petits enfants
africains aux 111embres squelettiques, au ventre gonflé, aux yeux
trop grands dans leur pauvre visage décharné. C'était à la fin des
années 1960. Les téléspectateurs découvraient un pays inconnu,
le Biafra! Une région lointaine oil la guerre provoquait la mort de
dizaines de milliers d' enfants. Un conflit ail la fatnine I1lême deve-
nait une arme entre les mains des acteurs de la confrontation.
Enfin, il ne faut pas l' oublier, ces tragiques événements ont per-
mis à une poignée de médecins courageux d 'inventer la notion
d'ingérence humanitaire. Les « French Doctors », comme on va les
appeler, seront désormais présents sur les théâtres d' opérations du
monde entier.
La France et ses services spéciaux ont été très impliqués dans cette
affaire, au-delà mêlue du raisonnable. Dans cette mesure, notre pays
porte certainement une lourde responsabilité.
Pourtant, le Biafra et l'entité à laquelle il appartient, le Nigeria, ne
font pas partie de la sphère d' influence francophone. Alors, au nom
de quels intérêts supérieurs les autorités françaises de l' époque ont-
elles décidé d'agir, plus ou moins secrètement, dans cette guerre qui
a provoqué la mort de deux millions d'Mricains ?

L'Afrique a longtemps été - et est enco re dans une certaine rnesure-


notre pré carré, un contin ent où notre influence devait être préservée
ca r nous y possédions d'énorm es intérêts éco nom iques.

27
Les dessous de la Franrafrique

Mais au N ige ria, la France s'est mê lée d e ce qui ne la rega rdait pas,
bie n que le fa it que ce tte ancienne co lonie britannique so it e nmurée d e
pays francophones ne so it pas étranger à celte affaire.
Ce pays, géographiquement deux fois grand comme la France, a éga-
Iement accédé à l' indépend ance en 1960. C omme beaucoup d 'autres
anc ie nnes co loni es. sa popu ladon es t co nscituée d'un amalga m e d 'e [h ~
ni es. Le colonisateur ne s'est en effet jam ais souc ié de form er des
ensembles ho mogènes et a nié le fait tribal. Les frontières qu' il a tracées
et qui o nt été m alhe ure usem e nt pé re nni sées lors d e l'indé pe ndance,
n'avaient souvent pour seu l objectif que de marquer les limites de ses
co nquêtes territoriales . Ainsi des pe uples traditionne ll e m e nt hostil es
ont-ils été forcés d e vivre ensemble.
Le N igeria, république fédé ra le co mposée de trois puis qua tre États,
est don c un vrai puzzle, ta nt ethnique que religi eux. Au No rd, on y
est plutô t musulman, tand is que le Sud est chrétie n ou m êm e animiste.
Le Biafra, situé au sud-est du pays, regroupe dans les années 1960
e ntre douze e t tre ize mi ll ion s d'habitants, apparœ nanr e n major ité à
la tribu d es Ibo qui so nt généra lem ent chrétie ns. La région n'est pas
la plus peuplée du N igeria ma is certaine ment la plus dynamique. En
outre, les Ibo SOnt souve nt plus éduqués que les autres N igé ria ns et ils
ont essa im é dans tout le pays.
Il faut ajo uter - et c'est nat urellement très impo rtant - qu'a u début
de cette décennie des giseme nts de pétro le viennent d 'être d écouverts
au Biafra ct alentour.
Les premières difficultés du Nigeria surg isse nt au début de 1966.
Un petit gro upe d 'officiers d 'origine Ibo liquide une vingtaine de diri-
gea nts du No rd et s'e mpare du pouvoir. l'our peu de temps . Le ch ef
d'état-major des armées, bien qu'il so it lui aussi Tbo, organise un contrc-
putsch. Une o pératio n en trompe l'œil : les putschistes, appartenant à
sa propre e thni e, ne seront pas jugés. Mais ces événements provoquent
L1n e vérimble réaction en chaîne.
Les N igérians du No rd brO ient d 'en découdre et de se ve nger. Ils
passent bientôt à l'act io n : des Lbo sont pourchassés, massac rés, victimes
de vérirables pogroms. D es centain es de milliers d'autres fui e nt Ct, ter-

28
Biafra: la " guerre de la fomine »

rorisés, tenrcnt de revenir chez eux. Les étudiants Ibo qui combelle ell cre
les mains des tueurs o nt la ma in droite coupée: le symbole est aussi ter-
ribl e q ue spectac ula ire, il fa ut les empêchet d'écrire.
D ans le même temps, un no uveau coup d'État militaire perpétré par
des o ffi cie rs du No rd c hasse les Ibo du po u vo ir. I.:ho mm e qui es t à
leur tête, le lieutena nt-colonel Gowo n, est chrétie n. M ais la plupa rt des
nouveaux dirigean ts sont musulmans. So us la coupe des tribus du No rd,
ce putschisrc entreprend L1n e réforme administrati ve clairement dirigée
contre les Ibo. Le Nige ria est redécoupé en d ouze États et l'o n en pro-
fite pour prive r le Biafra de la majo rité d e ses richesses pétro lières.
Les Ibo, traumatisés par les massacres Ct ces derniè res mesures de
rétorsion , est iment que la sécess io n est inév itable. D ès la lin de l'an-
née 1966, le go uve rn eur mili taire d e la régio n , le lieu te n ant-colo nel
O jukw u, s'y prépare et ne semble nullemem décidé à reconnaître l'au-
to rité de son collègue Gowo n.
Au débu t de l'année 1967, il comm ence par co n fisq ue r le matériel
fe rroviaire qui transite par le Bi afra . Plus sérieusement encore, il entame
des négociatio ns directes avec les sociétés pétrolières insta llées dans la
régio n. Enfin et surtout, il entreprend de constituer une armée biafraise.
La suite est inéluctable : en ma i 1967, Oj ukw u saute le pas et proclame
l'indépendan ce du Biafra.
Naturellement, le li eutenant-colo nel a auparavant pris la précautio n
d 'effectuer quelques déma rches inte rnatio nales. Il sait que l'Es pagne de
Franco et le Po rtugal de Sa la7A 1r le soutiend ro nt. Il pense auss i bénéfi-
cier du so utien plus discret du pouvo ir bl anc au se in du contin ent,
Afrique du Sud et Rh odésie. Mais c'est essemiellem ent sur la France du
géné ral de Ga ulle qu' il compte s'appuye r.
E n effet, le président français n'est guè re favo rable au Nigeria : il n'a
pas oublié qu'à la sui te de l'exp los ion de la tro isième bom be ato mique
française au Sahara, les N igérians o nt réagi vivement et même ro mpu
un temps le urs relatio ns d iplo ma tiques avec nOtre pays. Cela ne suffit
to utefois pas à ex pliquer l' inté rêt d e la Fra nce pou r le petit Biafra. La
vraie rai so n, c'est le pétro le. Au N ige ria, le gâteau a été pa rtagé entre
la Shell , qui est anglaise, ct une société frança ise, une fi liale d 'Elf Mais

29
Les dessous de la Françafrique

les Français s'estiment mal servis. Par conséquent, en encou rageant la


sécessio n biafra ise. ils es pèrent mettre la main sur les ressources pétro-
li fè res du pays, lesquelles se trouvent justement au Biafra.
L1 troisième raison est stratégique: la France, à l'unisson de ses proté-
gés africains, esrime que le N igeria esr un pays rrop grand par rapport à ses
voisins de la région. C'esr en particulier l'opinion de norre meilleur all ié . fri-
eUn, le président ivoirien Houphouër-Boigny, qui sou haire que les fi-onrières
du Nigeria soicnc révisées. POUf aboutir. il ne va pas hésiter à s'engagerà fond.
Tourefois, il est évident que la questi o n pétro lière décide d 'abord de
la pos itio n française. Cependant le pa ri est risqué: e n cas de déf.,ice des
Biafrais, la France risque de perdre ce qu'elle possède d éjà au bénéfi ce
des compagnies anglo-saxonnes. D es sociétés pé troliè res qui finan ce-
ront largement la guetre du côté nigérian randis que Elf agira de la même
façon avec les sécessionnistes.
Mais, à l'occasion de la rerrible guerre qui ne tarde pas à s'engager,
on ass iste auss i à la fo rmation de curi euses alli ances . Du cô té nigérian ,
les Soviétiques rejoignent les Anglais ta ndis que les C hino is choisissent
le camp biafrais, au côté des Français, d es Espag no ls, d es Port ugais et
des Sud-Africains.
Certains de ces soutiens sont essentiellem ent politiques. D 'autres
sont militaires et se tradu ise nt e n fourni tures d'arm es . En to ute dis-
crétio n, bien sûr.
La positio n de la France es t ains i exem pl aire . La France ex prime
publiquem ent sa sympat hi e pour le peup le biafrais (ce" brave petit
peuple» comme dira un jo ur de Gaulle) et lui fournit des médica ments.
Cependant, offi ciellement, en aucun cas elle ne li vre d'arm es et n'in -
te rvie nt dans ce conflit inté rie ur, mê me s' il s'agit d)un secret de
Polichinelle, ca r le Géné ral ne tient pas à co ntrarie r l'OUA,
l'Orga nisation de l'unité africaine. La plupart d es États africa ins esti-
me nt que les front ières hé ritées de la co lonisation doi ve nt de meurer
in vio lables. Paris, très impliqué dans les affaires afri caines, ne peut donc
pas se dresser contre l'OUA.
Dans la réalité, il en va tou t autrement. Les services secrets sont appe-
lés à jouer un rô le de prem ier plan . D 'aura nt que le go uve rnement fra n-

30
Biafra : la " guerre d e la famine»

çais a prévu d e longue d ate la sécession biafraise. D ès 1963 , un offI -


cier supérieur du Sdece a été d étaché à Abidjan , en Côte d ' Ivoi re. Sa
miss io n : surve ill e r de u ès près la s ituation au N ige ri a Ct e n re ndre
co mpte régulièrement à Jacques Foccart. Cela signifie-t-i l qu'à Paris les
autorités o nt enco uragé la sécess ion biafraise? Certainement. D ès le
début d e la guerre en ju ill et 1967, d es Français sOnt à pied d'œuvre.
Directement télégu idés par l'Élysée, d es mercenaires co mbatte nt sur
le terrain et entraîn ent les Biafrais. Ils so nt légion à l'époque: soldats
perdus, o rphe lin s des g ue rres co lo nial es. beaucoup ont déjà sév i au
Katanga. Ces « affreux» se trouvent alo rs sur le marché et sont prêts à
s'engage r dans une no uve lle aventure. Surto ut s' il y a beaucoup d'ar-
ge n t à gagne r!
L'homme qui recrute ces cent cinquante mercenaires - et parmi eux
Faulques, Steiner et l' in év itable Bob D enard - es t connu , da ns les
milieux barbouzards, sous le sobriquet de « Monsieur Jean ». Baroudeur,
ce gaulliste histo rique a fait partie des services secrets de la Fran ce li bre
et vénère le Général. Lorsque se présentent des coups tordus qu'on ne
peut co nfier au Sdece, c'est à « Mons ieur Jean » qu'on rait appe l. Quant
à r argen t, il prov ient directement des fond s secrets .

Jean-Claude R.I, mercenaire 2 :

L'engagement se faisait en deux temps: on passait tout


d'abord avenue Pierre-l"·-de-Serbie où le filtrage était fait
par des gars du SA C3, notamment V et P, qui examinaient
le passé et les antécédents des candidats, leurs" parraim " éga-
lement, ce qui était très important. .. Si le gars était agréé, on
fenvoyaitpasser une visite médicale, un (( check-up » très com-
plet, chez un praticien membre du SAC dont le cabinet se
trouve rue de Berri ... Le candidat gagnait ensuite un bureau

1. Pour des raiso ns év identes, les noms évoqu és SO ll t rem placés par des initiales .
2 . C ité par Parri ce C hai roff dan s B... comme Barbouzes, édirions Alain Moreau,
1975. Un livre sulfure ux et parfu is suj et à cauti on.
3 . Vo ir dan s la même co ll ectio n Morts suspectes sous la. V'" République, collection
<e L.es Doss iers sec re ts de Mon sieur X », Nouveau Monde éditio ns, 2008.

31
Les dessotts de la Françafrique

de la rue du Colisée ... Il montait au quatrième étage et là


c'était une scène époustouflante, on se serait cru sur un pla-
teau de cinéma en plein tournage d'un film noir. .. c'est le cas
de le dire! La porte d'entrée était gardée par deux colosses noirs
porteurs de mitraillettes israéliennes Uzi . .. Le candidat an';-
vait, remettait à l'entrée l'enveloppe contmant le verdict du
toubib et était reçu par deux responsables biafrais et un
«conseiller technique» de larmée biafraise, '''' Blanc celui-
là, dans lequel les initiés retrouvaient une vieille connais-
sance: Philippe c., alias « colonel Carlier », un des princi-
paux baroud",rs africains de Foccart. Après l'entretien et si
ce dernier savérait positif un des Biafrais passait Mns la pièce
voisine où se trouvait une énorme maLle-cabine dont les tiroirs
étaient bourrés de dollars ... Deux gardes du corps veillaient
sur la malle au trésor . . . On remettait alors tlU nouveau rner-
cenaire une liasse de quatre mille dollars {environ vingt mille
francs) . . . Liasse coupée en deux par mesure de sécurité et dont
la seconde partie ~'erait remise uniquement sur fe terrttin .'

Les sécessionnistes nigérians o nt o ppo rtunéme nt Oll ve n à Paris un


institut d e recherches historiques sur le Biafra, un o rganisme o ffi ciel
reconnu par le gouvern em ent français, qui fe ra bien peu d'études his-
[Oriques, mais qui sera e n fa it à la fo is un bureau de recru tement ct une
offi cin e d 'achats d 'armes .
D e l'autre côté, c'est-à-di re du côté des auto rités nigérianes, o n n'est
pas en reste: des mercenaires, anglais po ur la plupart, sont recrutés avec
l'appui discret du go uvernement d e Sa G racieuse Majesté.
Le lieutenant-colo nel O jukwu co nsritLIe ava nt même le d ébut du
confli t, en juillet 1967, une armée de quelque vingt-cinq mille ho mmes.
Une arm ée qu' il fau t équi per de pied en cap et pou rvoir de matériels
militaires car les Biafrais so nt parfai te ment démunis. lis ne disposent
que de quelques fusils, ne possèdent ni artillerie ni armes an tichars et
le ur aviati o n sc com pose en to ut e t po ur to ut de deux bo mbardie rs
B-26 data nt d e la Seconde G uerre mo ndi ale, achetés clandestin ement

32
Biafra ,' la « guerre de la fam ine"

en France. Cependant, ils ne manquent pas d'argent: en proclamant


l'indépend ance, Ojukwu a mis la main sur plusieurs millions de livres
sterling appartenant aux autorités fédérales.
Tous les trafiqu ants se pressent au co mpto ir: les Biafrais ont un
besoin urgent de matériels et sont p rêts à les paye r très cher. Il y a de
belles affaires en perspective. Résultat : les prix Aambent, doublent, qua-
druplent. Les sécessionnistes se fo nt proprement escroquer. Oj ukwu
dilapide très vite so n tréso r de guerre.
[acheminement de ces matériels pose aussi des difficultés. Quand il
le faut, les hommes de « Monsieur Jean » se débro uillent pour trouver des
av ions et transporter ces armes en catimini. Non parfo is sans tracas. Un
seul exemple : en octobre 1967, un Super-Constellation, vendu par Air
France à un fe rrailleur spécialisé et aussitôt revendu à une compag nie pri-
vée portugaise, est parqué dans un hangar d'Orly. 11 est bourré d'armes
de routes sortes au m épris de to utes les règles aéronautiques en vigueur.
[ homme qui doit piloter cet appareil est un ancien commandant de bord
de no tre compagnie nationale qui, après avo ir eu quelques ennuis finan-
ciers, a connu la prison. Il vient o ppo rtunément de bénéfi cier d' une
mesure de libératio n provisoire. Ce pilo te, bien sûr, a perdu sa licence
et il lui es t interdit de quitter le territo ire français. En o utre, il n'est pas
qualifié pour voler sur ce genre de machine. Toutefois, comme par miracle,
tous ces obstacles s'aplanissent. En urgence, les aumcités aéro nautiques
lu i restituent sa licence et lui acco rdent la qualification nécessaire. Quant
à la justice, elle l'auto rise soudain à quitter la France.
Le Super-Co nstellation déco lle do nc sans diffi culté en direction
de Lisbonne puis de Sao Tomé, une petite île au large du Gabo n qui
sert de base arrière aux trafi quants d'armes. M ais, alo rs qu'il survo le
le N igeria, l'avion explose. Que s'est- il passé? Mystère. Selo n une pre-
mi ère ve rsio n, l'avio n aurait été to uché par la D CA nigériane. Ma is
d'autres sources ~ffirme nt que des mercenaires qui se tro uva ient dans
l'appareil auraient pro fité d u passage au-dess us de Lagos, la capitale
du N igeria, po ur lancer quelques grenades.
Plus sérieusement, cette aide matérielle clandestine est ensui te relayée
par l'aviation mi litaire française. D es appareils chargés d'armes décol-

33
Les dessous de la Françafique

lent régulièrement en direction de la Côte d' Ivoire ou d u Gabon, deux


pays amis avec lesquels la France a signé des accords de coo pération
militaire. La sui te est moins avouab le. Sur raéroport où ils ont atterri,
ces aéronefs so nt déchargés et les caisses transponées vers d'autres appa-
reils affrétés par la C roix-Ro uge ou bien encore par une autre associa-
tion humanitaire, les C hevaliers de Malte. Des avions censés transporter
des médicaments prennent les airs pour aller se poser au Biafra. Un véri-
table pont aérien est mis en place. C haque jour, plus de vingt tOnnes
d'armes so nt ainsi li vrées aux sécessionnistes.
Certes, la Croix-Rouge, organisme neutre, vio le ains i ses propres
statuts. Mais il se trouve que so n responsable au Gabo n n'est autre
que l'attaché mili taite fra nçais ! Enfin, pour être tOut à fait exact, il r., ut
ajo uter que des avions sud-africains o u d'autres appareils pilotés par des
m ercenaires participent auss i à cet intense ball et aérien . Tout cela est
très bien organisé depuis la France.

Jacques Foccan ' :


[Le général de Gaulle a sui vi personnellement l'affaire
biafraise de très près. Le vendredi 3 mai 1968, comme tO us
les jours, Foccart rencontre le président de la République.]
Le Général me demande cie voir dans quelle mesure, dans
quelles limites et de quelle foçon on pourrait fournir quelques
armes et munitions aux Biafrais. qui en sont fort démunis.
armes et munitions qui seraient livrées à Houphouët et dont
il ferait son affaire ensuite. (Là, ilY a certaines choses que je
ne peux pas dicter ici. car elles ne sont connues que du
Général. de Po mpidou, de Messmer et de moi.) Il me dit
ensttite qu'à leur avis Guillaumat - il s'agit du P-DG de la
société E/f- ne donne pas assez aux Biafais. «Mon Général,
Guillaumat a déjà donné pas mal. mais il attend. " Alors le
GénéraL avec un bon sourire, me dit : « Oui. il attend de voir
venir pour savoir de quel côté la balance va pencher. "

1. jourlIal de l'Élysée, publié Cil cinq tomes chez Fayard.

34
Biafta : la « guerre de la jàmine "

[Trois mois plus tard , le 24 aoû t, Focca rt note :]


Le président Houphouët-Boigny a insisté pour obtenir
la livraison du matériel de guerre destiné au Biafta. Le
Général, embarrassé et ennuyé, sentant qu'il fout soutenir
le Biafra, mais sentant aussi les limites qu'il fout mettre à
ce soutien, me dit : « Je n'ai jamais été contre, j'ai donné des
instructions. » Réponse: « Jusqu'à présent, il y a eu deux
livraisons de vieux matériel de guerre et d'armes légères étran-
gères, mais Houphouët demande maintenant du matériel plus
important, ce qui pose un problème. » Réplique du Général:
« Pas du tout. Cette question m'a déjà été posée par Journiac,
et je lui ai dit : D ès lors que nous livrons du matériel à
Houphouët-Boigny, je n] vois pas d'inconvénients. Je me
demande d'ailleurs pourquoi cela n'a pas encore été exécuté. »

La guerre psychologique joue aussi un rôle intense. I.:Institut his-


torique du Biafra, installé à Paris, est au centre d e l'action. Il faut per-
suader l'opinion publique, et d 'abord l'opinion française, qu' un véri-
table génocide se d éro ule a u Biafra. Sa ns oublier d e mettre l'accent
sur les aspects reli gieux d e l'affaire: les bons chrétiens so nt les vic-
rimes des mauva is musulmans.
Dans la presse, on multipli e donc les reportages sur les pauvres
enfants biafrais qui meurent d e faim par di zaines d e milliers. Et c'est
la vé rité: les m éd ecins, qui vo nt bientôt créer Médecins sa ns fro n-
tières et qui font là-bas un travail fantastique, ne peuvent que le co nsta-
ter. Mais Il'a- t-OI1 pas scie mm ent utilisé la souffrance, la détresse de
ce petit peuple pour émouvo ir l'opinion? Pour fa ire reculer les
N igérians? Alors même qu'on savait que la situation était perdue et que
les Biafrais allaient inéluctablement être va incus.
Car, sur le terrain, après quelques succès des Biafrais au d ébut de
la guerre, les fédéraux se so nt réorga nisés. Mieux armés, disposant de
no mbreux avions russes, ils ont peu à peu acculé l'armée d'Ojukwu dans
so n réduit biafrais. U n réduit qui ne cesse de se rétrécir dangereusement
au fil des mo is.

35
Les dessous de la Françaftique

Alo rs o n do it se poser la questio n : si les puissances qui soutenaient


le lieutenant-colonel O jukw u lui avaient conseillé de se rendre plus tôt,
la vie de milliers d'enfa nts aurait sa ns doute été préservée.
Le chantage à la famine est insupportable. Surtout quand des odeurs
de pétrole fl ottent au-dessus de to uS ces cadavres ! D'ailleurs la po li-
tiq ue fran ça ise au Biafra ne ta rde pas à changer dès que le général de
Gaulle quitte le pouvoir en 1969 . M algré le fa it que les Biafrais soient
aux abois, le président Pompidou amorce lin véri table virage.

Pierre Péan 1 :
Le nouveau présidentftançais, Georges Pompidou, n'en-
tend plus soutenir la sécession biaftaise dont les leaders en sont
aLors réduits ft. exercer lm véritable chantage à fa famine en
essayant d'apitoyer ta communauté internationale en flveur
de leur cause.
[Et le journaliste de citer un article du Washington Post
du Il Juillet 1969:]
" Le Biafra prive son propre peuple de ce qui est néces-
saire à sa subsistance, dans l'espoir évidemment que le spec-
tacle de ses souffrances va inciter les étrangers à imposer des
restrictions politiqu.es au Nigeria. La famine ne saurait deve-
nir une arme de guerre acceptable du simple foit qu'elle est
utilisée par un leadership aux abois contre sa prop"e popu-
lation réduite à l'impuissance. »

1. Affoires rifiÙ'I1Înes, Fayard, 1990.


III
Burkina Faso: le capitaine et les caciques

Plus de vingt ans après sa mort, il reste un héros pour la jeunesse


africaine. Thomas Sankara ! Un simple capitaine qui avait débap-
tisé son pays, la Haute-Volta, pour l'appeler le Burkina Faso, c'est-
à-dire « la Terre des hommes intègres ». Tout un programme, à l' image
de cet homnle qui voulait être avant tout « le président des pauvres ».
Le Burkina Faso n'a pas changé de nom mais Sankara a été assas-
siné ! Et « la Terre des hommes intègres » vit toujours dans le sou-
venir de cette figure mythique. Pourquoi a-t-on éliminé ce jeune révo-
lutionnaire ? Qui a pris la décision de le faire disparaître? La procédure
judiciaire, qui est toujours en cours, n'a pas permis de répondre à
ces questions. Mais il est évident que le bouillant capitaine gênait
beaucoup de monde. Et pas seulement dans son pays.
La disparition de Thomas Sankara a eu lieu en 1987, sous la pre-
nlière cohabitation française, et alors qu'un certain Jacques Foccart
était à nouveau en charge des affaires africaines à côté du Premier
ministre, Jacques Chirac. Coïncidence?

Jeune Afrique:
Thomas Sankara foit irruption, le 4 août 1983, dans le
train-train quotidien d'une génél'a tion en maL de repères.
Penser en Afrique était alors risqué. Rêver, quasiment pro-
hibé. l'as un Lumumba, pas un Nkrumah à l'horizon, pour
fa ire la nique aux baronnies et aux conservatismes qUl~
p resque partout, se sont installés au pouvoir. Le coup d'État
du 4 août- cen était un - installe aux commandes d 'un deJ
pays les plus pauvres du monde un j eune officier de trente-

37
Les dessous de la Françaftique

trois ans passablement difftrent des autres. Gueule de croo-


ner, Cl"dneur, le sens de la formule, la répartie focile, magi-
cien du verbe préoccupé par le sort des démunis et des mar-
ginaux, bref, tout à l'opposé des Houphouët, Bongo, Kountché,
Mobutu et autres éYadéma. L'intrus imposa d'emblée son style
chez lui et alentour. Le cocktail Sankara ? Un zeste de
marxisme, un soupçon de guévarisme, tm rien de panafri-
canisme et d'humanisme chrétien - il échappa en ejfot de p eu
à la p rêtrise. « fi utilisait volontiers un vocable marxiste, foute
de mieux. JI cherchait surtout à secouer les cocotiers », sou-
ligne ['universitaire béninois Stanislas.

La France n'a jamais entretenu de rappo rts co rdiaux avec Sankara.


Il inquiétait! Parce qu' il entendait remettre en cause le fondement même
des relations entre notre pays et nos anciennes colonies africa in es. C'est-
à-d ire rout un entrelacs de lobbies et d' intérêts cro isés qui a longtemps
permis de garder l'Afrique francophone sous dépendance et d'en faire
une pompe à fric ! Mais si Sankara alarmait Paris, il n'était pas non plus
apprécié des caciques des autres pays africains qui dénonçaient les liai-
sons dangereuses qu'il entretenait avec le monde communiste et le co lo-
nel Kadhafi. Enfin , pour être ro ut à fait impartial , il faut noter qu'à l' in-
térieur même de so n propre pays le cap itaine Sankara était de plus en
plus critiqué et que la révolution née dans l'enthousiasme co mmen-
ça it à lasser ses compatriores.
Conclusion provisoire : si on cherche à savoir à qui a profité le crime,
on a l'embarras du choix.
Avant l'ère Sankara, le Burkina Faso s'appelait la H aute-Volta. Grand
comme à peu près la mo itié de la France, il co mptait dans les années
1980 huit millions d' habitants. Une très faible densi té, donc. Autre par-
ticularité, le Burkina Faso est un pays enclavé, sans accès à la mer, qui
dépend de ses voisins. Et d'abord de la Côte d'I voire avec laquel le il a
partagé une longue hisroire pendant la période de la colonisation. Et
aujourd 'hui encore, un gra nd nombre de Burk in abés vivent en Côte
d' Ivoire. Ce qui nc va pas sans créer des difficul tés' .

38
Burkina Faso : le capitaine et les caciques

Le Burkina Faso est l'un des pays les plus pauvres de la planète 1 II
le doit en partie à sa situation géographique: climat sahélien au nord,
soudanais au sud. Seul es les vallées sont fertiles. Quant aux richesses
naturelles, elles se limitent à la présence de manga nèse. C'est bien peu.
La Haute-Volta, comme les autres colonies françaises, d evient indé-
penda nte e n 1960. La force politique dominante est alors le RDA, le
Rasse mble ment d émocratique africa in , fond é par l' Ivo irien Félix
Houpho uët-Boigny. MiniStre d 'État sous la IV' République, il a pré-
paré l'accession à l'indépendance des colonies fran cophones. Une évo-
lution e n douceur. Houphouët-Boigny ne vou lait surtOut pas rompre
avec la France, ce qui, au sein de son propre parti , lui créa des ennuis
avec sa base beaucoup plus anticolonialiste que lui .
Le premier président de la Haute-Volta est un certain Yameogo. En
1966, accusé de corruption, l'une des maladies endémiques des pays du
tiers-monde, souvent encouragée, sinon initiée par l'ex-co lonisateur qui y
tfOlIve son compte, ce dirigeant es t chassé du pou vo ir. Les syndicats, très
puissants en Haute-Volta, Ont joué un rôle déterminant dans cette affaire.
Lui succède un brave général, Lamizana. Mais la suite est chaotique : après
plusieurs coups d'État, le RDA s'écroule peu à peu et le pays, ruiné par
de longues périodes de sécheresse, s'enfonce dans la misère.
Au début des années 1980, un colonel s'est emparé du pouvo ir. li
appell e au go uvernem ent un jeune capitain e, Thomas Sankara, qui
accepte le portefeuille de l' Info rmation , après avoir longtemps hésité.
Fils d ' un Peul et d 'une Mossi, l'ethnie majoritaire en Haute-Volta,
ce brillant élève est d 'a bo rd remarqué par les prê tres d ' une miss ion
catholique qui l'auraient bien vu prendre le chemin du séminaire. M ais
le jeune T homas veut d eve nir médecin. N'obtena nt pas de bourse, il
choisit en désespoir de cause la carrière militaire.
Son destin se dessine à Madagascar où il rejo int l'académie miliraire.
Enrhousiaste, il y assiste au grand tournant malgache vers le socialisme.
Cependant, ce militaire hors normes s'intéresse aussi à l'économie, aux
sciences politiques, au journalisme. Esprit curieux et éclectique, il pro-

1. Voir chapitre Xv.

39
Les dessous de la Françafrique

fite de so n séjo ur à Madagascar pour perfect io nn er son français. 11


deviendra même un excellen t o rateur dans notre langue.

François-Xavier Verschave ' :


Il y a trouvé, complémentaire de la lecture, un moyen
dëtancher sa soifd'apprendre, de comprendre. Avec une ques-
tion constante: le développement, ou comment sortir d'une
misère asservissante' À cet égard, le passage par l'académie
militaire d'Antsirabé, à Madagascar, s'avère décisif: par les
échanges entre élèves officiers africains, que Sankara ne cesse
de stimuler, par l'influence de quelques enseignants atypiques
et la curiosité partagée avec l'ami malien Lansina Sidibé.
Sankara ne se contente pas de relancer sans cesse la discussion
économique et politique, il cultive une palette étonnante de
qualités: la stratégie m ilitaire, l'humour oratoire, la rédac-
tion d'un périodique, la course de fond (ce fia un excellent
coureur de 5 000 mètres), la guitare ... Surtout, il ne cesse
de s'interroger sur les échecs de la première décennie des indé-
pendances africaines. Avide d'expérience, iL reste une année
supplémentaire dans un Madagascar en pleine révolution:
ily accomplit un service civique tourné vers le développement
rural. Il étudie, mais il va aussi cultiver le riz dans la boue.

Après Madagascar, Sa nkara entreprend des stages militaires en


France, chez les parachutistes, puis au Maroc où il se lie d 'amitié avec
un camarade, Blaise Compaoré, l'actuel président du Bu rkina Faso. Il
revient ensui te au pays et s' illustre dans une petite guerre qu i oppose
la Haute-Volta et le Mali pour quelques arpents de terre. Ce jeune lieu-
tenant montre de réelles qual ités de combattant et de chef, ce qui lui
vaut de prendre le commandement d ' une école militaire chargée de for-
mer les commandos. Son ami Co mpaoré l'y rejoint cr devient so n
adjoi nt. Sankara esr alors le m ilitaire le plus célèbre de la Haute-Volta.

1. La Françl1j1-iqfll!, le pllls long mmd/de de ln Répllblique, Srock, 1998.

40
Burkina Faso: le capitaine et les caciques

Marqué par ce qu' il a vu à Madagascar, le capitaine d evient le lea-


der d'un petit gro upe d 'officiers très engagés à ga uche, sinon à l'extrême
ga uche, et réso lument ant ico lon ialistes. En fait, - et ce se ra la vé ri -
table motivatio n perso nnell e d e Sa nkara - c'est la co rruption des diri-
gean ts voltaïq ues qui le révolœ. Et il a la conviction que son pays do it
se sortir d 'affaires to ut seul , c'est-à-d ire sans dépendre de la Fra nce.
Au début des années 1980, Sankara accep te donc d'entrer au go uver-
nement. D 'emblée, il impose son style : simplicité et efficacité. Ce ministre
se déplace à bicyclette et met ses fo nctionnaires au travail. Mais il démis-
sio nne bien vite: sa déno nciation de la corruption n'est pas entendue.
Il tempête si fort qu' il est mis aux arrêts. Pour pe u de temps: un
coup d 'État m il itaire chasse le colonel qui s'était imposé en 1980. Le
nouvea u prés ident, un médecin mi li ta ire, propose à T homas Sa nkara
de pre ndre la tête du go uvernement. Cette foi s, il n'hésite pas et, bien
décidé à appliquer ses idées, il saute le pas.
Le je une cap itain e procède à un changement rad ical de politique.
Non seulement à l'intérieur où il s'attaque au redressement économique,
à l'équité salariale et à la lu tte contre la corruption , mais aussi à l'ex-
térieur ot. il se to urne vers les pays réputés progressisœs : Éthiopie, Libye,
Angola, CtC, D ès ce mo ment, cenains commencent à envisager sérieu-
sement de se d ébarrasser de lui .
Le voisin ivoirien n'apprécie que très modérément les initiatives du capi-
taine Sanka ra. Il en va de même à Paris ot., malgré l'arrivée de la gauche
au pouvoir, la politique afri ca ine demeure la mêm e. Ministre de la
Coopération de François Mirterrand, Jean-Pierre Cot, qui rêvait d'instau-
rer de nouveaux rapports entre la France Ct nos anciennes colonies, "a appris
à ses dépens : il a éré prestement débarqué ! Les réseaux mis en place autre-
fois par Foccart sont demeurés en place. Et ils coex istent sans états d'âme
avec les no uvelles connexions initiées par les nouveaux dirigeants fran çais.
Sankara est soupço nné de vou lo ir tro ubler ce système! Q uatre mois
seulement après sa no minat io n au pOSte de Premier ministre, Sa nkara
est arrêté sur o rdre du prés ident vo ltaïque. Une mise ho rs jeu qui coïn -
cide avec une visite à O uagado ugo u du co nseiller d e M itterrand po ur
les affaires africaines, G uy Penne.

41
Les dessous de la Françafrique

Au res te il faut o bserve r que ce personnage n'arri ve pas les mains


vides : il annonce l'octroi par la Fran ce d' une aide exce ptionn elle de
plusieurs centaines de millio ns de francs . O n aurait voulu fé licite r le
président voltaïque d'avoir arrêté Sankara qu'o n ne s'y serait pas pris
autre ment !
Mais cene manŒuvre se révèle être un co up d'épée dans l'ea u. La
populatio n gronde et les militaires ne VO nt pas tarder à sortir de leurs
casernes . Le prés ident a manifes tement sous-estim é l'immense po pu-
larité de T homas Sankara. Au début du mois d'ao ût, il est balayé par
un no uvea u coup d'État qui porte le capitaine au po uvoir.
Sa nkara prend la tête d' un C onseil natio nal de la révolutio n com-
posé de jeunes officiers qui, comme lui, ve ulent réform er profo ndé-
ment le pays, co mbattre le sous-dévelo ppement et mettre résolument
la barre à gauche.
L.:ami C ompaoré devient le bras droit de Sankara. C onseiller, confi-
dent, un vrai frère jumeau!
La H aute-Volta s'appelle désormais le Burlcina Faso. Un changement
de nom surtout emblématique. Mais Sankara se met rapidement au tra-
va il. Il co mmence par impose r aux nou vea llX miniscrcs un train de vic
sparri ate: les g rosses lim o usin es du gouve rn eme nt sont ve ndues et
Sankara, lui-même, roul e à bo rd d' une modescc R5. Ensuite, il entend
mobiliser le peuple burkinabé. Beauco up de chefs coutumiers so nt rem-
placés localement par des co mités de défense de la révolutio n chargés
en prio rité de dévelo pper les secteurs de l'éducatio n et de la santé. L.:état
sa nitaire du pays est en effet dépl o rable : l'es pérance de vie des
Burlcinabés dépasse à peine quarante ans.
La popularion est entho usias mée par so n no uveau président. Elle ne
peut que souscrire aux effares que lui demande Sankara, co mme elle ne
peut qu'approuver sa décisio n de s'attaquer à la bureaucratie et de limi-
ter de faço n drastique le budget de l'État. Seul po int noir, la révocatio n
de milliers de fonctio nnaires: e n Afrique, un fo nc tio nnaire fa it vivre
route une parentèle.
L, lutte contre la co rruption est bien entendu l'un des objecti fs prin-
cipaux de Sankara. Il encourage donc ses compatri orcs à faire preuve de

42
Burkina Faso : le capitaine et les caciques

rigueur et à consommer de préférence les produits locaux afi n de lim i-


ter les impo rtations et de ne plus être obligés de solliciter l'aide extérieure.
Mais la situatio n éco nomique du Burkina Faso est si déplorable que
Sankara devra encore longtemps tend re la mai n. C'est pourquoi il fa it
appel à la coopération de la Libye et qu'il noue des relations privil égiées
avec les pays de l'Est.
P OUf autant) le capitaine n'est pas un véri tab le communiste. Marx iste

très p ragmatique, il se méfie des idéologies. Un peu naïf, populiste, cer-


ta inement, il se garde bien de s'aligner sur les positions du camp de l'Est.
11 co ndamne pa r exempl e l' intervention soviétique en Afghanistan.
Autre point notable, la révolutio n s'accompagne d'un minimum de
violences. Sankara, personnellement, s'oppose à l' utilisation de la force
aveugle. Ainsi les anciens diri gea nts so upço nn és de co rruptio n sont
jugés publiq uement, en pl eine transpare nce, puisq ue les débats so nt
ret ransm is intégralement par la radio. Sa nkara a p a r ailleurs décidé,
avant même l'ouverture de ces procès, qu'il n'y aurait pas de co ndam-
nations à mort.
Cependa nt, malgré ces signes de bonne volonté, le capitaine- pré-
sident co mmet des erreurs. Le régime se délite peu à peu et Sankara lui-
même est la première victime de sa trop grande naïveté. Il reste néan-
mo ins que ce jeune dirigea nt fait passer un courant d'air frais sur un
con tinent accablé par la misère et la corruption , et donne l'exe mpl e
d' un ho mme décidé à prendre à bras-le-corps le destin de so n pays.
Le capital de sympathie d e Sa nkara est alors considérable. C'est un
type nouveau de dirigeant du tiers-monde qui émerge. Nombreux sont
les gens qui font le voyage de Ouagadougou pour aller renco ntrer ce
prés ident si sympathique qui participe à des courses cyclistes et exhibe
à tout propos sa guitare.
A contrario, ses relations avec la France so nt très vite tum ultueuses.
Quelques mo is ap rès son arrivée au pouvoir, Sankara est co nvié à par-
ticipe r à un so mmet franco-afri cain en France à V ittel. Lorsqu'il
débarque à Roi ssy, le ministre qui devait l'accueilli r, Christia n Nucci,
n'est pas là 1À sa place se présente G uy Penne, le conseiller élysée n dont
Sankara pense qu'il est à l'orig in e de so n arrestation quelques Illois plus

43
Les dessous de la Françafrique

tôt. Auta nt dire que l'atmosphère est glaciale. Le préside nt burkin abé
co nsidè re qu'il s'agit d' une véritable provocation et menace de repar-
ti r im m éd iateme n t. A ussitôt info rmé, Franço is M itterra nd, furieux
de ce rarage, lui envoie son fi ls Jean-Christophe. La siruation s'apaise.
Ma is Sankara mani feste so n mécon tentement en sJabsœnant de paraître
au dîner officiel.

Jean-Christophe Mitterrand ' :


Sankara me reçut le visage fermé dans sa suite du
Méridien et se laissa petit à petit amadouer. j e lui expliquai
et lui réexpliquai que jamais, au grand jamais, il n'avait
été dans l'intention du gouvernement, ou de Guy Penne, de
le foire emprisonne1; ni même de le mettre sur la touche, et
qu'il n'était pas dans les intentions de la France de s'immiscer
dans les a./foires des États africains, ou de se substituer à lui.
" Les opérations de type Barracuda' ne sont plus à l'ordre
du jour », lui fis-je remarquer. Finalement, Sankara se ren-
dit à mes p ositions. Pottr marquer le coup, l'" affront » étant
déjà connu à Ouagadougou, il refilsa de participer au dîner
des pays francophones le soir même, mais accepta de parti-
ciper au sommet France-Afrique qu.i débutait le lendemain
à Vittel. j'informai mon père de ma bonne fortune ,' " Til
ne le lâches pas, me prévint-il, je ne veux pas d'autre inci-
dent. » À 6 heures du matin, j'étais devant la porte du pré-
sident africain avec tout le tralala, protocole, etc. Aux ordres.
A rrivés à l'aéroport, en raison de son treillis militaire, le pro-
tocole voulut le mettre manu militari avec les aides de camp
au lieu de l'introduire dans le salon d'honneur avec les au.tres
présidents en partance pour Vittel. fl finit par en rire. Le som-
met s'est impeccablement passé, mon père savait charmer
quand il le follait.

1. Mémoire meurtrie, Pl on, 200 1.


2. Voir chap itre IX.

44
Burkina Faso: le capitaine et les caciques

En réalité ses rapports avec Mitterrand n'ont jamais été simples . Le


président français était sans nul doute intéressé par ce jeune capitaine fou-
gueux, sponta né et honnête, si différent des dirigeants africains qu'il
connaissait depuis les débuts de la N ' République, lorsqu'il était ministre
des Coloni es. Mais , en mêlnc temps, il y ava it un côté donneur de leçons
chez Sankara qui l'agaçait profondément. En 1986, par exemple, de retour
d'un autre so m.m e t fran co-africa in auquel Sankara a refusé de se rendre,
Mitterrand décide de s'arrêter à Ouagadougou pour ce qui doit être une
simpl e visite de co urtoisie. À cet te occasion, le président français subit
une véritable volée de bois vert. Sankara, très en verve, tient un violent
discours anti-impérialiste et reproche à la France de s'être salie en rece-
vant officiellem en t à Paris deux bandits, deux tueurs, le Prelnier ministre
de l'Afrique du Sud et le représentant de la rébellion angolaise, Savimbi.
M itterrand est naturellement ulcéré ! D 'autant plus que c'est le go u-
ve rnement d e cohabiratio n de Jacq ues C hirac qui est à l'o rigine de ces
deux visites . Le président fra nça is remet le discours qu' il avait préparé
dans sa poche et répond à sa façon, ironique.
li est par ailleurs certai n que la période de cohabitation n'est guère
favorable à l'amélioration d e nos rapports avec le Burkina Faso. Ca r
Jacques Foccart a refait surface: pour ce parrain, au double sens du
terme, de l'Afrique francophone, Sankara est le diable!

Dès le retour de la droite aux affaires en France, nos meilleurs amis afri-
cains se précipitent sur leur téléphone pour demander à Jacques Foccart,
revenu dans les bagages de Jacques C hirac, de mettre fin au scandale Sankara.
Ce jeune cap itain e intègre, progress iste, qui clame à tous vents qu'il
fuur en finir avec le néocolonialisme et l'exploitation de l'Afrique, représente
pour tous ces dirigean ts africains une provocation permane nte! Et un dan-
ger pour leur propre pouvoir. D 'autant que Sankara est déjà devenu un héros
pour la jeunesse africaine. Peut-être encore plus populaire que Lumumba"

1. Leader chari smatique et Premie r ministre du Congo ind épendanr. A sans daure
été assassiné en 1960 à l'insti gat ion de la C IA et avec la co mpli cité du futur prési-
dent du Zaïre, Mobutu et du sécess ionni sre karangais, Tscho mbé. Voir cha pi tre XVI.

45
Les dessous de la Françafriqu e

Le chef de fil e d e cette ca mpagn e anti-Sankara est géographique-


ment le plus proche : Houphouët-Boigny. Le vieux chef est alors le lea-
der incontesté de l'Afrique noire francophone. Et on a coutume de dire
que c'est l' homme de la France en Afrique ! G rand ami de Foccart, mais
aussi très lié à Guy Pe nne.
Les relations entre le vieux Houphouër et le jeune Burkinabé ne peu-
vent donc être que d érestables, el' d e mu lriples in cidenrs onr é maillé
l'hisroire des rapporrs emre leurs d eux pays pendam la période Sankara!
D ès le retour de Foccart, la press ion des caciques africains aidant,
on songe à se débarrasse r de Sanka ra. J..:Afrique esr encore rruffée
d'agenrs. D es anciens, qui travaiUent direcrement pour des dirigeants
o u des compag nies françaises, comme Elf. Quant à ceux qui sont rou -
jours o fficiellemenr en acriviré, ils sonr chargés de la préservarion de nos
imérêrs d ans narre pré carré.
Mais CQlnment ag ir ? En exploitant les contradictions locales.
La révolurion burkinabé n'esr pas aussi idyllique qu'elle promena ir
de l'êrre. Dans le pays, les chefs des CDR, les camirés de la révolurion,
se co nduisent en tyranneaux régionaux. La population commence à
gronder. Ajoutez la sécheresse, la famine el' la propension de Sankara à
décider de to ut lui -même et vous obtenez une situation très ex plo sive.
Pou rram, Sankara se rend campre qu' il doir réagir, corriger les excès de
son régime. Au milieu de l'année 1987, il dénonce publiquem enr, el' à plu-
sieurs reprises, les erreurs qui om éré commises. Il affirme que des injus-
rices o m frappé certains ciroye ns. Il faur recrifier, dir- il. Mais ce qui esr
aussi une aurocririque arrive trOp rard. Le 15 ocrobre, à Ouagadougou,
alors que le président burkinabé s'apprête à participer à une réunion, un
commando d'élite de l'armée surgir. Sankara esr abanu par une rafàle de
mirraillerre. Sepr de ses collaborareurs sont égalemem exécurés.
En dépit du fait qu'on l'avait averti qu'il risquait d'être assass iné,
le présidem burkinabé avair refusé d'êrre prorégé. Les assassins o m do nc
pu agir sans prendre de risques.
Ce SO Il[ des ho mmes de Compaoré qui o m pe rpérré ce mau vai s
coup. Co mpaoré, le grand ami d e Sankara el' qui lui succède à la l'ère
du Burkina Faso!

46
Burkina Faso: le capitaine et les caciques

A-t-i1 .commandité le m eurtre? Ri en n'a jam ais pu être pro uvé. Et


Compaoré a pris bien so in d'affirm er qu' il était loin , au moment de
l'exécution. Il reconn aîtra quand même qu'il ava it donné l'o rd re d'a r-
rêter son ami Sankara.

Thomas Sankara1 :
Un jour, des gens sont venus me voir, complètement affo-
lés. « JI paraît que Blaise prépare un coup d'État contre toi. .. »
f is étaient, le p lus sérieusement du monde, paniqués. Je leur
ai répondu ceci : « Le j our où vous apprendrez que Blaise pré-
pare un coup d'État contre moi, ce ne sera pas la peine de cher-
cher à vous y opposer ou même me prévenir. Cela voudra dire
qu'il est trop tard et que ce sera imparable. Il connaît tant
de choses sur moi que p ersonne ne pourrait me protéger contre
lui s'il voulait m'attaquer. ft a contre m oi des armes que vous
19norez . .. »

JI faut observer que les assass ins ne seront jamais inquiétés et qu'il
se trouvera même un médecin pour déclarer que Sankara est décédé
de mort natureUe ! La veuve de Sankara, qui vît aujourd 'hui cn France,
n'obtiendra jamais que la justice de son pays enquête séri eusement sur
l'assass inat de son époux. M ais comment pourrait-il en être autrement ?
Il est établi que les relations entre les deux amis s'étaient refroidi es.
Alors qu'au début de la révolu tion to utes les décisions étaient prises par
un collège de capitaines où fi gurait Compao ré, Sankara gouvernait de
plus en plus seul.
D 'autre part, si les relations entre le Burkina Faso et la Côte d'Ivoire
n'avaient cessé de se dégrader au fil des ans, Co mpaoré, lui, avait fa it
le chemin inverse. Le frin gant capitaine était du dernier mieux avec l'en-
tourage du prés ident H o uphouët-Bo igny. Il avait même épo usé une
parente fortun ée du vieux président ivo irien et avait peu à peu renoncé

1. Interview accordée peu de tem ps ava nt son exécutio n à Jea n- Philippe Rapp,
jou rnaliste de la rélévisio n sui sse .

47
Les dessous de la Françaftique

au mode de vie spartiate qui était la règle po ur touS les dirigeants du


Burkina Faso.
Sankara n'avait pas pu ne pas noter que Compaoré était l'objet d' une
véritable manœ uvre de séduction , au sens propre et au sens fi guré, de
la part des Ivo iriens. Mais, publiquement en rout cas , les deux capi-
taines demeuraient les meilleurs amis du monde. Même s' ils se fré-
quentaient moins. Compaoré, qui avait l'habitude de venir déjeuner
tous les jours avec Sankara et son épouse, avait pris ses distances.
Alors il n'est pas exclu que dans l'ombre certains aient sciem ment tra-
vaillé à exacerber la rivalité entre les deux hommes. Par exemple quelques-
uns de ces agents secrets qui pullulaient en Afriq ue et particulièrement
en CÔte d'Ivoire, jusque dans l'entourage d' Houphouët-Boigny.
Dans les mois qui ont précédé l'exécution de Sankara, une véritable
plu ie de tracts s'est abattue sur le Burkina Faso. Sankara y était accusé
de déri ve militaro-fasciste. On y lisait aussi des insinuations parfaite-
ment sordides sur sa vie privée et celle de so n épouse. Une ca mpagne
de diffamation coûteuse qu i visait sans nul doute à creuser un fossé entre
le président et les autres capitaines.
À l'évidence, cette opération fai sait partie d' un plan dont la fin a-
lité était la liquidation san glante du capitaine Sankara et qui avait vrai-
semb lablem ent été mitonn é dans les cuisin es de Focca rt revenu aux
affaires africaines dix-hu it mois plus tôt.

Jacques Foccart 1 :
L'homme d'État ne sera pas à la hauteur cles espoirs
qu'avait suscités son discours neuf Le charisme de Sankara,
allié à sa spontanéité, à sa sincérité, à son style de vie spar-
tiate, lui vaut une popularité extraordinaire dans la jeu-
nesse cle toute l'Afrique. Au Burkina, on percevra mieux et
plus vite les foiblesses et les extravagances du chefpopuliste
qui se mue en despote dès que la classe politique relève la tête.
Il est étonna nt de constater que la légende de Sankara est

1. op. cit.

48
Burkina Faso: le capitaine et les caciques

encore vive à l'étranger, alors que ses compatriotes ont eu à


supporter sa violence et son inefficacité, tant politique qu'éco-
nomique. Moins d'un an après sa prise de pouvoir, iLfait cou-
ler le sang: sept comploteurs ou prétendus comploteurs sont
exécutés.
[Et plus loin, l'ancien conseiller du général de Gaulle
ajoute assez cu rieusement, comme s'il vo ulait se rattraper:]
Je ne peux pas dire que j'ai été fasciné, mais j'ai eu l'im-
pression d'avoir en foce de moi un homme très intelligent et
curieux, qui aurait été capable de devenir raisonnable.
N
Cameroun : silence, on tue !

Une guerre peut en cacher une autre. Tandis qu'en Algérie l'armée
française menait ce qu' nn appelait alnrs pudiquement des « opéra-
tions de pacification )~, d'autres éléments de cette même armée étaient
engagés au Cameroun. Et, comme en Algérie, ils pacifiaient à leur
façon et traquaient les opposants au régime de ce pays nouvellement
indépendant. Une longue traque qui a causé la mort de milliers de
personnes. Mais la presse et l'opinion n'étaient alors préoccupées que
par la trop longue guerre d'Algérie et son cortège d'horreurs. On pou-
vait donc massacrer en toute discrétion au Cameroun! Et il faudra
attendre des années avant que des journalistes ou des historiens ne
tentent de faire la lumière sur ces tragiques événements.
Il s'agit donc de l' une des pages les plus noires de l'histoire colo-
niale de notre pays et de la Françafrique. Mais une page quasi incon-
nue où les services secrets ont joué leur partition avec une redou-
table efficacité.

Le Ca meroun se tro uve à cheval entre l'A frique occid entale et


l'Afriqu e centrale. E n le parcourant, o n passe do nc de la fo rêt équato-
riale aux savanes sahélie nnes. M ême la montagne est présente dans ce
très beau pays puisqu e le m o nt Ca mero un culmine à plus d e quatre
mille mètres et o ffre des pentes volcaniques très ferriles.
Naturellement cette di versité géographique s'acco mpagne d ' une
grande di ve rsité ethnique ct linguistique. Une mosaïque qui est aussi
relig ieuse : catholiques, musulmans, animistes cohabitent, ta ndis que
de puis quelques années on assiste également, comme dans d'autres pays
africa ins, à une grande offensive des sectes protestantes.

51
Les dessoltS de la Françaftiq /te

Le colo nisa teur a longtemps joué de cette diversité en dressa nt les


ethnies les un es co ntre les autres.
Le Camero un a été conquis par Berlin 11 la fin du X IX' siècle, à la
barbe des Français et des Britanniques. Cependant, à l' issue de la G tande
G uerre, le pays passe sous le contrôle de la Société des Nations. À charge
po ur la France ct la G rande- Bretagne de l'administrer.
Terri toi re sous mandat, il passera sous la tutelle des Nations unies après
la Seconde G uerre mondiale. Ce qui ne changera rien puisque, concrè-
tement, la France et la Grande-Bretagne continuero nt à l'administrer.
Le Cameroun devient alo rs un pays associé à l'Union fran ça ise et
envoie des députés à Paris. Mais dès 1945, o n observe les premiers sou-
bresa uts anticolo nialistes. Derrière sc trouve un syndicat, c réé clan-
destinement un an plus rôr à l' initiative d ' un Français membre de la
CGT. Ce syndicat, affi lié à la centrale métropo litaine, sort d e l'o mbre
l'année suiva nte et organise des manifestations qui entraînent un e vio-
lente réaction des colo ns hostiles à tout changement. Armés, ces Blancs
n' hésitent pas à tirer sur les manifestants. On compte plusieurs di zaines
de morts, tous noirs.
Ces colons ont-ils eu peur ? Sans doute. Passa nt souvent leurs congés
en Afrique du Sud, ils o nt peut-être été tentés d e reproduire au
Ca meroun le rég im e d'a partheid. En tout cas, cerre tuerie exacerbe
les tens ions raciales d ans un pays d 'où, bientôt, un homme va surgir.
Il s'appelle Ruben Um Nyo bé, un curieux perso nnage qui devien-
dra très vite populaire. Pétri d e contrad ictio ns, cet indépendantiste
farouche est aussi à sa faço n un pacifiste qui refusera toujours d 'être
armé, même lo rsqu'il créera un maquis anticolonia1isre. Ch rétien, il est
aussi animiste, ca r son père est un sorcier reconnu. Ëduqué par des mis-
sion naires aJnéricains, plutôt mystique, il est aussi paradoxalement attiré
par le marxisme. Enfin , ce nationaliste a été un partisan résolu du so u-
tien aux combattants de la France libre dans leur lutte conffe le nazisme.
Il considérera d 'aiHeurs sa propre lutte pour l'indépendance comme une
suite logique de son combat pour la liberté.
D'origine modeste, ap rès avoir sui vi les cours d e l'École no rmale,
il exerce divers emplois de fo nctionnaire. En même temps, il anime des

52
Cameroun,' siLence, on tue!

chorales, des mouvements sportifs, etc. Et il lit. Il n'a rrête pas de lire.
Un dernier mot pour en finir avec ce portrait: à l' École normale, ses
maît res Ollt qualifié le jeune Nyo bé d'élève (( studi eux » mais (( raiso ll ~
!leur ». C'es t~à~di re toujours prompt à co nteSter ses professeurs! Avant
la guerre de 1939- 1945, il sera même le meneur d'un mouvement de
pcotesmtion contre la mau vaise nourriture servie aux é tudiants. En ro ut
cas, personnage charismatique et dirigeant naturel, il s' impose facil e-
ment à la tête de cette stru cture créée en 1944. Puis, quelque temps
après, il devient le premier secrétaire général d'un nouveau mouvemen t
politique, l'UrC, l' Union des populations du Cameroun.
Le programme de ce parti peut se résumer en trois points : pre-
mièrement, l'U r c demande la réunification du Cameroun encore par-
tagé entre la France et la G rande-Bretagne. Ensuite, Um Nyobé et les
siens exigent l'annulation de la résolution de l'ONU confiant la tutelle
et l'administration du Ca meroun à la France. Enfin , e t c'est la sui te
logique de ce qui précède, l'urc se prononce pour l'indépendance
immédiate.
Très vite, l'urc rejoint presque naturellement le RDA, le
Rassemblement démocratique afiicain fondé par Félix Houphouët-Boigny,
et se positionne à J'extrême gauche. Rien d'étonnant: dans ces premières
années de l'après-guerre, Houphouët-Boigny est un compagnon de route
du r c français. Mais ça ne dure guère: au tOut début des années 1950,
le leader ivoirien tourne casaque, rompt avec le PC et, sans renier ses convic-
cions nati o nalistes, prô ne une coo pération étroite avec le co lonisateur.
Llvoirien et le Camerounais s'élo ig nent do nc l'ull de j'autre.
Lurc est bien évidemment mal vue par l'administration française.
Ces nationalistes sourc illeux gênent. Et les hauts-commissaires qui vont
se succéder au Cameroun , en dé pit de leurs convic tions souvent pro-
gress istes ou social istes, s'acharn ent à leur mettre des bâto ns dans les
roues. C'est d'autant plus vrai que la guerre froide bat so n plein et que
l' urc eS[ réputée proche des communistes.
Ladministration colon iale surveille do nc é troitement "organisa tio n
qui s' implante solidement dans le Sud et le Sud-O uest, Ol! vivent les
Camerounais appartenant aux ethni es Bassa et Bamiléké, Nyobé étant

53
Les dessous de la Françaftique

lui -même un Bassa. Ce succès ne doit rien au hasard: il s'agit des régio ns
les plus développées et il y existe déjà un prolétariat, surtout dans le pOrt
de Douala 0" SO nt également recrutés les deux tiers des fon ctionnaires.
En sont aussi issus la plupart des intellectuels et étudiants du pays.
Malgré les coups de griffe de l'administration fra nça ise, le parti de
Nyobé se trouve donc en passe de rassembler la plus grande partie de
l'opinion camerounaise. À l'except io n, bien sûr, de la po pulati o n du
Nord qui vit encore SO LI S la fé rule de sul ta ns très anti co mmunistes .
Q uant à Um Nyobé lu i-même, il devient un leader de plus en plus en
vue. À tel point que beaucoup de Camerounais ne l'appellent plus que
Mpodol, c'est-à-dire « le Sauveur » .
LUPC, qui se sent de plus en plus forte, estime représenter le peuple
camerounais et ne cesse d'envoyer des pétitions à l'ONU afin de deman-
der la fin de la tutelle fran çaise. Mais l'organisation internationale
demeure très circonspecte et peu encline à donner sarisfaction à Nyobé
et ses amis, en ra iso n de leur coloration poli tique. Nombre de pays ne
veulent pas vo ir un régime comm uniste ou crypta-communiste s'éta-
blir en Afrique et craignent l'effet de contagion.
Il n'empêche que la progression de l' UPC est réelle. Et que Paris
entend à tout pri x la juguler. Ma is, pOUf réal iser cet objectif, il n'existe
que deux méth o des. La pre m ière, certai ne ment la plus sage, co ns iste
à entamer le dialogue avec ces indépendantistes, afi n de leur permettre
d'entrer dans le jeu poli tique ca merounais et de disposer d' une repré-
sentation dans les assemblées. C'est la ca rotte. La deuxième méthode,
le bâroll, suppose l'écrasement du mouvement par la force .
C'est malh eureuseme nt cette soluti o n que chois ira J'administracion
coloniale.

Georges Chaffard 1 :
Le Cameroun n'est pas un territoire d'outre-mer comme
leJ flutreJ, mais un pays « JOlIS tutelle », mr lequel la France
n'exerce qu'un mandat provisoire pour le compte des Nations

1. Carnets secrets de 10 décolonisation, Calm ann-Lévy, 1965.

54
Cameroun : silence, on tue !

unies. Il suffit, dès lors, pense L'Upe, de créer une situation


révolutionnaire teLLe que L'attention de L'ONU soit promp-
tement attirée sur la foçon déplorable dont la France s'acquitte
de son mandat. Par le retentissement d'une campagne à New
York, étayée sur l'action intérieure de L'UPC, on obtiendra
plus vite la levée de tuteLLe, et la remise du pouvoir aux véri-
tables représentants des aspirations populaires: Um Nyobé et
ses lieutenants. Après quoi, d'ailleurs, les nationalistes came-
rounais ne refuseron t pas, en toute souveraineté, de négocier
leur adhésion conditionneLLe à L'Union française. Encore ne
pourraient-ils s'engager qu'après consultation de leurs com-
patriotes vivant dans la zone sous administration britannique,
et qui sont eux aussi opposés à une intégration dans l'empire
colonial de Sa Gracieuse Majesté.
Calcul chimérique? À première vue, pourtant, le pro-
gramme et la tactique sont cohérents, les revendications, légi-
times. Et ils se réaliseront point par point. À ceci près que
les bénéficiaires de L'opération ne seront pas les dirigeants de
L'UPe, mais les nationalistes modérés qui, eux, pour parve-
nir au même but, auront su plus habilement choisir La voie
de la collaboration avec les autorités de tuteLLe.

La mise e n œ uvre de cette po lit ique du bâton coïn c ide avec rarri-
vée à Yao undé, fi n 1954, d 'un no uvea u haut-co mmissaire, Roland Pré.
La dare est im portante: l'an ticolo nialisme marque des poin ts un peu
parto ut da ns le mo nde. Rien que po ur la Fra nce, à la défaite fra nçaise
de D iên Biên Ph u succède le d ébut de la gucrre d 'Algérie. Les militants
de l' UPC ve ul ent y voir u n encou ragement.
Pré, q ui a déjà exercé da ns d'autres postes en Afrique, affiche pour-
ta nt d'e mbl ée sa bonne vo lonté . Le p rés ident d u Conse il , Pierre
Men dès-France, lui a d emandé d 'amorce r un d ialogue avec les indé-
pendantistes, mais Ro land Pré est d 'abo rd décidé à agir avec ef~caci té
en faveur d u développement économique d u pays . La poli tique passe
après. Il veut do nc, non sans un e certaine naïveté, rassem bler toutes les

55
Les dessous de la Françafrique

fo rces vives du Ca meroull pour œ uvrer en ce se ns. Mais ce cho ix ne


coïncide pas avec les aspiratio ns d e Nyobé et de ses am is pour lesquels
l' ind épendance est un préalable.
Inévitablement, un fossé d 'incompréhension se creuse peu à peu entre
le haur-comlTI.issaire Ct les natio nalistes. Ainsi, cct ho mme, venu avec les
meilleures in tentions du mo nde, est amené progress ivement à durcir ses
positio ns et à opter pour une politique répressive. Paris laisse faire : le go u-
ve rnement de Pierre Mendès-France n'a duré que sept mois et la guerre
d 'Algérie pèse de plus en plus sur la situatio n politique française. Enlin et
surtout, le lobby des colons gagne en influence. Ces derniers ont rrouvé un
relais, l'Église catholique. En 1955, les évêq ues, de façon aSSC"L inhabiruelle,
envoient une lettre aux lidèles afin de les mettre en garde contre l'UrC,
accusée d'être communiste. Simultanément, ,'upe et d'autres orga nisa-
tions nationalistes publient une nouve Ue déclara tion réclamant la lin de
la tutelle française. Pour le haut-commissaire, c'est une sorte de déclaratio n
de guerre: les indépendantistes refusent la main qu'il leur tend.
Cette hostilité se vé rilie jour après jour. M êm e les notables came-
rounais refusent les contacts avec l'administration . Bafoué et vexé, le
haut-commissaire décide d ' inte rdire les réunio ns publiques de l'U PC.
Un geste qui ajoute à l'aggravation de la situatio n.
Les indépendantistes, bien sO r, ne tie nnent aucun co mpte de cette
interdictio n et délient ouvertement l'administration coloniale. Dès lors,
o n ass iste à une so n e de fuite e n avant. Dan s les deux ca mps, o n sc
braque. La tensio n aug mence encore d'un cran.
En mai 1955, brava nt l' interdiction de réunio n, l'U PC tient mee-
ring à Douala. Le principal tribun est un médecin , Félix Moumié. Le
[On est quasiment révolution nai re. Ce leader indépendantiste annonce
q ue Um Nyobé a décidé d e prendre le maquis et de préparer dans la
clandestinité la lutte d e libé ratio n natio nale. Une se maine plus tard ,
Mo umié récidive dans la capitale, Yao undé.
Le ha ut-commissaire, o bligé d e réagir, c ho isit d 'en voye r les ge n-
dannes. Mais ces derniers sont molestés par la fo ule des sympathisa nts
d e l' UPC. C'est le début d 'un cycle de violences qui ne s'arrêtera pas
avant des a nnées. Des villages en pays Bassa ou Bam iléké se so ulèvent.

56
Cameroun: silence, on tue !

Des postes de poli ce SO nt attaq ués. Des Européens so nt visés. En face,


les forces d e l'o rdre obtienne n t l'autorisation de tire r, mê m e sur des
manifestants sans armes. On compte déjà une vingtaine de morts Ct des
dizaines de blessés, tandis que des provocateurs anti-indépendantistes
allument des incendies à Douala.
Dépassé par les événements, le haut-commissaire ne peut plus recu-
ler. Q uant à l'UPC, elle a surestimé ses forces : l' insurrection ne se géné-
ralise pas, co ntrairement aux es poirs du ca mp ind épendantiste.
Ses dirigeants ont co mmis une erre ur poli tique en provoquant l'ad-
ministrario n colon iale alo rs qu'ils n'étaient pas prêts à se battre jusqu'au
bOllt. Conséquence: le haut-commissa ire o btient de Paris une mesure
d'in terdiction de l'UPC et fait ar rêter des centaines de militants. D 'autres
prenneIH le maquis tandis que leurs principaux chefs, donc le docteur
MOlllllié, trouvent refu ge au Cameroun bri tannique. Nyobé, lui, reste
dans le maquis, dissimulé pas très lo in de son village natal, en pays Bassa.
Il n'a pris aucune part à l'insurrection et a m ême fait savo ir qu'il la désap-
prouvait car il considérait, no n sans raison , qu'el le é tait prématurée.
Nyobé, qui demeure le nationaliste le plus po pulaire dans son pays,
donne l'ordre aux militants de ne plus bo uger. En tout cas pas ava nt
d'avo ir structuré le mouvement et organisé ses réseaux clandestins. Ca r
il entend prioritairem en t organ iser une démonstration de force à l'oc-
casion des électio ns des d éputés à l' Assemblée territori ale chargée
d'ado pter un statut d 'autonomie in rerne.
Empêché lui-m êm e d e participer au scrutin puisque son mo uve-
ment est interdit, il se repose sur un homme politique ca mero unais,
Soppo Prisa, créateur d ' un parti qui est à la fois proche d es socialisees
français et qui développe des thèses indépendantistes. Sous ce faux- nez,
l' UPC présenterait d es candidats tandis que le nou veau haut-commis-
saire pourrait, sans perdre la face, ferm er les yeux .
Ro land Pré est en effet parti: incarnant la répress ion, il lui étai t
difficile de rester plus longtemps au Ca mero un. rhomme qui lui suc-
cède est Pierre Messmer, futur ministre des Armées du général de Ga ulle.
Ce haut fonctionnaire, un ancien de l' Éco le nati o nal e de la France
d'olltre- m er, a une lo ngue ex pé ri e nce des rerritoires co lo niaux.

57
Les dessous de la Françafrique

Discipli né, rigo ureu x, il a été cho isi par le social iste Gaston D efferre,
alors ministre de la France d'outre- mer.
G râce à ces électio ns, les mi litants de l' UPC, sous le masque du patti
de Priso, auraient donc l'occasion de sortir de l' illégalité. Mais l'occa-
sion va ê rre manquée à cause de disse ns ions inte rnes. Ce rtain s, très
méfiants, craignent un suffrage truqué ct, finalement, repo lissent l'offre
de Soppo Priso. D 'autres choisissent le boycott du scrutin car ils ne veu-
lent pas prendre le risque de se co mp te r. Et donc éventuellem ent de
déchanter. Une analyse qui sera d émentie par les faits: dans les régions
0" l' U PC est bien implantée, les électeu rs ré pondront à la consigne
de boycott et s'abstiendront en masse.
Cc scrutin , qui aurait pu déboucher sur un apaisement, exacerbe au
co ntraire les tensions Ct o uvre ce que l'o n appellera alors la « sem ai ne
sang lante ».
Certes, Messmer a été envoyé au Cameroun po ur appliquer la poli-
tique libérale de Gaston D efferre, une pol itique qu i, à terme, do it
conduire à l'indépendance après une période d'auto nomie incerne. Mais
le haut-commissaire n'est pas arri vé tout seul. Il est accompagné par un
homme à po igne, Maurice Delauney, à qui il va co nfier le commande-
ment de la région sud-ouest, là Oll existent des maquis indépendantistes.
Disposant d'une vingtaine de pelotons de gendarmerie et d'un bataillon
d)infancerie de marine, ce fonctionnaire est bien décidé à remettre de l'ordre
dans la région. Avec le soutien total du haut-commissaire.

Pierre Messmer l :

Au mois d'avril, j'arrivais à Yaoundé, capitale du ter-


ritoire sous tutelle. Je connaissais un peu le Cameroun pour
y avoir foit deux brefs séjours. Et surtout mon expérience de
l'Indochine mavait appris comment traiter une insurrection
communiste. Les combats et les négociations avec le Viêt-minh
m'avaient enseigné deux règles : on ne peut discuter utilement
avec des dirigeants communistes que si fon est en position

1. Les blancs s'ell vont, récits de colonisation, Albin Michel, 1998.

58
Cameroun: silence, on tue !

de force, politique et militaire; dans la négociation, il fout


être net et carré, ne jamais foire dans la dentelle.
Face à Um Nyobé qui tenait déjà le maquis quandj'avais
été nommé haut-commissaire, j'avais d'abord pratiqué la poli-
tique du " containment », en l'empêchant de sortir du pays
Bassa. sa forteresse, et en assurant la sécurité des zones sen-
sibles, la voie ftrrée, la ville d'Edéa, avec son barrage hydro-
électrique et son usine d'aluminium, et celle d'Eséka, avec son
industrie du bois. J'espérais aussi - à tort, j'en conviens - qu'en
laissant l'Upe à peu p rès tranquille dans ses forêts, elle
condamnerait les élections sans les troubler, se limitant à des
consignes d'abstention qui avaient été bien suivies lors des élec-
tions municipales. Mais puisque l'UPC avait choisi le ter-
rorisme, je devais réagir vite et fort.

r.:UPC , en choisissant le boycott des élect io ns territoriales, opte


pour la poli tique du pire. À la fin 1956, juste avant le scrutin , les indé-
pendantistes franchissent un cran suppl émentaire en créant ce qu'ils
ap pellent le Com ité national d'orga ni sation , le CNO. Un o rganisme
chargé de préparer la lu tte populaire, autrement d it le co mbat armé
co ntre le colonisateur.
Une armée secrète es t donc constituée. Mais une armée de pauvres: les
indépendantistes des maquis disposent d'un équipement rudimentaire.
Bien souvent ils ne so nt dotés que de machettes ou de fusils de chasse.
Ces guerriers co mmencent par des actions ponctuelles: des sabo-
tages, par exemple, sur les lignes téléphoniques ou sur la voie fe rrée qu i
relie le port de Douala à Yao undé. Puis - c'est malheureusement auss i
inévitable que regrettable - ils s'en prennent à des notables, ceux qu'ils
appellent les" valets du colonialisme ». Plusieurs d'ent re eux sont exé-
cutés. Même des sympathisants indépendantisres, dont le seul to rt est
de s'opposer à la violence, son t tués.
Um Nyo bé ne peut approuver. Ma is des fractures sont apparues
au sein de l'UPC. Les dirigeants qu i, comm e Félix Moumié, ont fu i à
j'étranger, so nt les plus radicaux. Ce sont eux qui encou ragent quelques

59
Les dessolls de la Françafriqlle

exci tés à com menre des acres irréparab les, au risque de s'aliéner la sym-
pathie d' une partie de la population. Un assassinat en particulier pro-
voque une grande indignation, celui d'un médecin , le docteur Delangué,
un nationaliste modéré, ancien des Forces fra nçaises libres, qui a choisi
d'exercer son métier dans une zo ne rurale ct pauvre.
L1. « semaine sanglante » commence au jour fi xé po ur les élections, fin
décembre 1956. Des villages se soulèvent, des cartes électorales sont brû-
lées et des habitants, répondant aux mots d'ordre de l'UPC, désertent
même leurs vi llages afi n de ne pas aller vOter. Résultat, des ge ndarmes
françai s et des soldats do nt beaucoup sont cametounais se lancent dans
une répression aveugle: des cases SOnt incendiées dans plusieurs vi llages
ct des militants ind épendantisccs sont abattus.
Les indépe ndantistes, in capables d'affronter les forces de l'ordre,
ro mpent et regagnent leurs maquis. À l'abri de la forêt, ils sont très dif-
fi cilement repérables. D'autant que ceux qui pourraient les poursuivre
n'ont aucune expérience de la lunc anriguérilla et renoncent rapidement
à cette chasse.
Après ces événements dramatiques, les guérilleros camerounais ne
se manifestent pas pendant une longue période. Aussi le commande-
ment français peur-il estimer que l'opération a été un succès et que la
pacification de la région Bassa , la plus agitée, est acquise.
Dans le reste du Cameroun, on a voté presque normalement.
L.:assemblée élue, après avoir voté le statur d' Ëtat autonome sous tutelle,
investit un Premier ministre, André-Mari e M 'Bida. N aturellem ent,
Messmer n'est pas tout à fa it étranger à ce choix: cet homme, un modéré
vaguement teinté de socialisme, est surtout très an ti-Ure. Quant au vice-
président, c'est un jeune fonctionnaire musulman qui fera parler de lui :
Ahmadou Ah idjo, futur président du Cameroun. D 'a illeurs au H aut-
Commissa riat, o n se dit déjà que Ahidjo fera it une excellente toue de
secours si M 'Bida venait à ne pas donner satisfaction . Un remplacement
qui ne tardera pas.
Quoi qu'il en soit, après la répression menée en pays Bassa. Pierre
Messmer tente une ouverture en directio n de l' UPC et de Nyobé par l'in-
te rmédiaire de M" Mongo, évêque coadjuteur de Douala. Le prélat, non

60
Cameroun : siLence, on tue !

sans un certain courage, se rend dans la forêt afin d'y rencontrer le chefindé-
pendantiste. TI lui fuut plus de deux jou rs pour rejoindre le chef de l'UPe.
Celui-ci lu i explique qu'il veut être reconnu comme l' interlocuteur privi-
légié du haut-commissaire et réclame le poste de Prelnier ministre dans la
perspective de la formation d'un gouvernement d'union nationale.
Autant d 'exigences inacceptables po ur Messmer. Il semble bien que
le leader indépendantiste, trop lo ngtemps reclus dans so n maquis, ait
perdu le contac t avec la réalité de la situatio n d e son pays. 11 n'en reste
pas moins que ( le Sauveur », comm e le nomment toujours ses parti-
sans, demeure un personnage populaire et presque légendaire puisque
perso nn e, à l'exception de ses proches compagno ns, ne le vo it plus.
Entre temps, le haut-commissa ire s'est adjo int les services d'un spé-
ciali ste de la guerre antirévolutionnaire : Dan iel D oustin qui sera plus
tard directeur de la D ST, le co ntre-espionnage frança is.
Cc po licier, directement rarraché au haut-co mmi ssa ire, est envoyé
au sud du Cameroun po ur épauler D elauney et en finir avec les maquis
UPe. Q uitte à recourir à des méthodes peu orthodoxes .
Delauney, le prem ier, donne l'exemple : sachant parfa itement que
les dirigeants les plus durs du mouvement indépendantiste ont trouvé
refuge au Cameroun britannique et coo rdo nn ent l'action des maquis à
l'abri d e la fronti ère, il d écide d 'orga niser une o pératio n commando
pour les déloger et si poss ible se débarrasse r définiti vement d 'eux.
J..:opératio n prévue est non seulement risquée m ais illégale puisqu'elle
do it se passer en territo ire étranger. M ais le haut-commissaire donne
son autonsatJo n.
Une nuit de juin 1957, un commando franchit la fronti ère et détruit
le siège de l'UPe. Seul regret de Delauney, le prin ci pal chef indépen-
dantiste en exil , Félix Moumié, est absent et échappe do nc à la mo rt.

Maurice Delauney' :
J'avisai le haut-commissaire de mon intention. Il
app rouva. Mais il me précisa que, si j'échouais, et surtout

1. Un ambassadeur raconte, Roben Laffont, 1986.

61
Les dessous de la Françaftique

s'il se produisait quelques bavures, il ne pourrait en aucun cas


me couvrir. C'était normal. ..
Mais jëtais décidé à prendre le risque de mener à bien
une opération qui se révéla hautement bénéfique.
Il était en effit particulièrement tentant d'essayer de détruire
un chancre situé à notre porte, d'où venaient le ravitaillement en
armes et en munitions, et toutes les consignes et instructions des-
tinées aux maquisards pour réaLiser leurs actes de terrorisme.
Par une belle nuit donc, quelques hommes décidés et sûrs,
Français barbouillés au charbon et Camerounais, tous volon-
taires, arrivèrent à Bamenda, pénétrèrent au siège de l'UPc'
incendièrent l'ensemble des bâtimmts et mirent définitive-
ment hors d 'état de nuire quelques-mis des principaux res-
ponsables du parti.

Toutefois cette action spectaculaire ne met pas fin aux activités du parti
indépendantiste. Dans so n maquis. « le grand maquis » co mme ill'ap-
pelle de façon un peu présomptueuse, Nyobé continue d 'agir: son ambi-
tion est de substituer à l'ad ministration ex istante ses propres agents. Bre~
il veut faire de la région qu'il contrôle un territoire libéré. Il structure donc
ses troupes, organise un service de renseignement et crée même des tri-
bunaux popu laires chargés de juger les traîtres, c'est-à-dire touS ceux qui
collabo rent avec les Français et le« gouvernement fantoche » de Yaoundé.
Ses hommes multiplient les coups de force. Messmer, Delauney et
Doustin décident de mettre fin à cette agitation. En d écembre 1957,
l'administration coloniale ann once la créa tion de ce que l'o n nomme
pudiquement la« zone de pacification du Cameroun » . I.:opération mili-
taire elle-même doit se dérouler en deux remps. JI s'agit d'abord d 'obli-
ger les popu lations à se regrouper dans d es vi llages situés le long des
grandes vo ies de communication afin de mieux les survei ller et les élo i-
gner des maquis'. Ensuite, après avoir procédé au quadrillage de la région,

1. Larméc française. imitée plus tard par les Américains, n'a pas agi aurremenr
cn Indochi ne avec la création de ce qu'on appelait alors les hameaux stratégiques.

62
Cameroun: silence, on tue !

les maquis de l'UPC seront réduits par la force. Avec une priorité, même
si ce n'est écrit nulle parr, l'élimination phys ique de Ruben Um Nyobé.
En même temps, en métropole, le général de Gaulle est revenu aux
affaires à la faveur du putsch d'A1get de mai 1958 . Jacq ues Foccart est
désormais en charge du dossier camero unais. Il s'intéresse depuis long-
temps à l'Afrique et y a tissé de vétitables téseaux. JI co nnaît en parti-
culier [OUf le personnel politique africain et entretient des li ens per-
sonnels avec la plupart des dirigeants o u futurs dirigeants.
L'entrée en scène de Focca rt ne peut que satisfaire les militaires et
fonctionn aires français e n poste au Ca mero un. D 'autant que ces
hommes ont fréquenté les mêmes cercles, apparentés aux services secrets.
Foccart, par exemple, n'a jamais cessé de faire d es périodes réguliètes
da ns le camp d 'entraînem ent du Sd ece, près d'O rléans.
JI est en tout cas très proche du nou vel homme fort du Cameroun,
le Prem ier ministre Ahidjo qui a remplacé M'Bida à l' initiative du haut-
cOInmÎssa ire Pierre M essmer. Ce dirigeant, malgré un caractère un peu
rugueux, est un ami sincère de la France. Peu après sa nomination, il
déclare même que son pays souhai te librement lier son destin avec le grand
frère français. Il est donc évident qu'il ne s'opposera pas, bien au contraire,
à la pacification entreprise par les militaires français avec la collabora-
tion de soldats camero unais. Pour Ahidjo, Nyobé est un rival potentiel
et un ennemi dont il faut se débarrasser à tout prix. Sa liquidation serait
aussi une victoire symbolique tant N yobé est devenu une sorte de légende.
Le leader indépendantiste n' igno re pas qu' il est menacé. Il sait aussi
que le fil et ne cesse de se resserrer aurour d e lui . Certains de ses parti-
sans l'ont déjà abandonné et ont re noncé à la lutte clandestine. En outre,
il est malade, miné par le paludisme. Or la pression militaire est telle
qu' il ne reço it plus de médica ments .
Les acteurs d e la " pacifi cation » marquent do nc de plus en plus de
points. Le chef militaire de l'organisation indépendantiste a par exemple
été tué en ju in 1958. C'est d'autant plus grave que Nyobé, qu i refuse
toujours d'être armé, n'est cn aucun cas un militaire mais un idéo logue
qui, même au cœur de la forêt équatoriale et malgré la maladie, ne cesse
de li re et de noirci r des feuilles d e papier.

63
Les dessous de la Françaftique

Jo ur après jour, ses déplacements so nt de plus en plus diffi ciles.


Ca r il est également en charge d' un e famill e (une femme et un bébé
né en 1957 dans la jungle) qui reste avec lui malgré la traque do nt il est
l'objet. Les rares partisans qui l'accompagnent encore ont parfo is été
rédu its à fabriquer e ux-mê mes des fusils rusciques avec un canon consti-
tué d' un simple tube métallique et un système de percussion dont le
ressort est en caoutchouc. Autant dire qu'ils ne représentent plus guère
de danger pour l'armée moderne qui les pourchasse.
En leur faveur, les maquisa rds n' ont plus que le terrain très diffi -
cile qui leur permet de se dissimuler et aussi le so utien des po pul a-
tions qui sont demeurées malgré tout sur place.
Nyobé ne peut donc échapper très lo ngtemps aux hommes qui le
poursui vent. Au début du mois de septembre, le leader nation aliste
s'aperçoit que les militaires sont proches. Il doit changer précipitamment
de cachette. Il se trouve alors près de son vil lage natal. Ce n'est pas très
prudent mais il n'a guère le choix. Seule sa parfaite connaissance de la
forêt et la présence de quelques parents peuvent encore le sauver.
La sui te est Aoue. Selon la versio n oAîcielle, Nyobé, sa femme, son enfunt
ct quatre o u cinq compagnons, fuyant une fois de plus, seraient tombés
nez à nez avec une patrouille. Le leader indépendantiste aurait été abattu
en tentant de s'échapper. Mais ce n'est guère crédible : en réalité, les mili-
taires savaient exacremenroü sc trouvaient Nyobé ct les siens car ( le Sauveur»
a éré trahi par l'un de ses plus proches compagnons, suborné par des oAî-
ciers de renseignement /Tançais: un pisteur qui a guidé les militaires jus-
qu'à l'endroit exact Oll Nyobé avait provisoirement trouvé refuge. Mais ce
Judas s'est bien gardé d'être présent au moment où a été abattu Nyobé.
Si Nyo bé a pu être très précisément localisé, il était donc possible de
le capture r vivan t et sans mê me tirer un co up de fcu puisqu'il n'était pas
armé. Il s'agir donc d'un assassinat c t no n d'une bavure co mme Focca rt
le prétendra plus tard. Les soldats, des Tchadiens, supplétifs ou mer-
cenaires, ava ie nt reçu l'o rdre de tue r. Mais, à l'heure de l'assassinat,
les militaires fran çais ne deva ient guère être loin.
Co mme pour C he G ueva ra quelques années plus tard , son co rps
est exposé quelques instants dans le village le plus proche afin que les

64
Cameroun: silence, on tue !

hab ita nts constatent de leurs propres yeux que (( le Sauveur n) le prophèœ
de l' indépendance, est bien mOtt.1I fall ait en finit avec le mythe de son
invincibi lité qui lui avait permis de ten ir le maquis trois années durant!
À l'annonce de cene mort) tant au Haut-Com missariat qu'au gou-
vernement camerounais, o n respire. On estime que sans leur chefl es
militants de l'Upe vO nt rendre les armes. Il est vrai que beaucoup
d'entre eux se rallient et qu' un certain calme prévaut dans le pays Bassa.
Le chemin vers une indépendance étroitement surveillée peut donc
être parcouru sa ns grosses difficultés grâce à Ahm adou Ahidjo, le
meilleur ami de la France, qui devient presque naturellement le premier
président de la République camerounaise. Mais il existe touj ours des
nationalistes en exil, Moumié et d'autres militants beaucoup plus radi-
caux que Nyobé, qui n'accepteront jamais de so utenir un gouverne-
ment camerounais entièrement aux mains des Français .
Dès la proclamatio n de l' indépendance, début 1960, on commence
à observer des troubles, no n plus en pays Bassa mais en pays Bamiléké,
la région d'origine du docteur Félix Moumié. J.:assassi nat de Nyobé n'a
donc pas abouti à la pacification tant espérée par Paris et Ahidjo. De
nouvelles mesures radicales so nt donc envisagées.

Maurice Delauney' :
Avec un travail passionnant de responsabilités diverses,
et dans un environnement très varié, j'avais passéplus de deux
ans et demi dans cette région Bamiléké, la plus belle du
Cameroun, la plus peuplée, la plus industrieuse.
Lorsque je partis de Dschang, en décembre 1958, je lais-
sais derrière moi une situation détendue. Nous avions fait
la démonstration qu'avec une volonté politique Stlns
défaillance et des techniques adaptées, il était possible de
dominer et de réduire une rébellion cependant bien organi-
sée et qu'il n'existait aumne fatalité dans l'abandon et dans
la résignation de la défaite.

J. op. cit.

65
Les dessous de la Françaftique

Mallm<reltsement, au terme d'ulle période de quelques


mois au cours de laquelle on avait cru devoir ouvrir les pri-
sons et libérer prématurément les hommes qu'on estimait"
récupérables », un terrorisme larvé devait foire sa réappari-
tion s'étendre aux régions voisines et même à Douala.
J

Le 30 d écembre 1959, juste ava nt la d éclaratio n o ffi ciel le d e J'in-


d épen da nce, d eux mille co mbattan ts d e l' U PC arm és de m achettes
e n va hi sse n t un quartier musulma n de Do uala. Ce li eu n'a pas été
cho isi a u hasard : il est peuplé d e commerça nts ve nus du N o rd, des
ho mmes hostil es à to ute idée révolutio nnaire. Puis le siège d e la gen-
da rmerie est la cible d es insurgés . Des a ttaques repo ussées assez faci-
lement. Mitrailleuses contre machettes, les re belles n'ont guère la pos-
sibilité de rés ister e t laisse n t sur le te rrain ull e centaine de m Orts.
Le lendem ain , c'est à Yao undé qu'écl atent d es incidents, heureuse-
men t m Oin s g raves.
l: indépendan ce n'a do nc rien réglé. Et il paraît évident, tant à Pa ris
qu'à Yao undé, qu' il ex iste un ho mme à abattre : ce d octeur Félix
Mo umié qui co ntinue d e prêcher la révolte en pays Bamiléké e t d e
fomenter des rroubles.
Lui-même ne se tro uve pas au C ameroun . Depuis longtemps déjà
il a cho isi l'exil car chez lui , il ferait une cible rro p facile. Alo rs il voyage,
surto ut dans les pays no n-alignés et bien sûr en U RSS et en C hine puis-
qu'il est marxiste. Touœfois, comme il se sent menacé, il prend de no m-
breuses précautio ns. A u cours de ses dé placements, il év ite par exemple
de survole r le territoire fra nçais ou les pays appartenant à l'Uni o n fra n-
ça ise car il n'a pas oublié la m ésaventure q ui est arri vée à Ben Bella et
à ses amis d étourn és en plein vol par d es appa reils mili taires.
Révo lu tionnaire, M o um ié es t un Lumumba 1 cam ero unais. In te l-
ligent, débordant d 'énergie, il est sans do ute mo ins charismatique que
Nyobé, mais il est capable néanmoins d 'entraîner beaucoup d e gens
derrière lui , ce qui inquiète le pouvoir en place, et do nc Paris.

1. Voir no(C page 45.

66
Cameroun,' silence, on tue .'

MOllmié considère que l' indépendan ce du Cameroun est une fi c-


tion . Pour lui , c'es t toujours Patis qui tire les fi cell es dans son pays .
Politiquement ma is surtout économiquement.
Son élimination phys ique requiert l'emploi de spécialistes. C'est
pourquoi il est décidé de se rourner vers les experts du Sdece qui jouis-
sent d' un e longu e expéri ence . Dans la lutte contre les marchands
d'armes qui équipaient le FLN algérien, les agents secrets fran çais ont
rivalisé d'ingéniosité et ont même mis au point des matériels très sophis-
tiqués pour réaliser leurs opérations homo l .
Un assassinat au nom de la raiso n d'État ne pouvant être décidé
qu'au plus haut niveau, Foccart n'a pas dû y être étranger. Disposant
d'un bureau à l'Élysée, s'entretenant quotidiennement avec le général
de Gaulle, il jouissait de la pleine co nfiance de ce dernier et avait donc
la poss ibilité d'ordonner une mesure auss i radicale sans même que le
chef de l'État ne lui délivre un acquiescement form el.
Du point de vue du Sdece, la so lution idéale consistait à liquider
Moumié en Afrique dan s l'un de ces pays dits progressistes où le lea-
der nationaliste se rendait souvent. On songe à la Guinée ou au Ghana.
Il sera it alors possib le de prétendre que Moumié a été victime d' un e
rivalité intern e dan s so n propre parti. Mai s l'occasion tarde à se pré-
senter. Par contre, à la Piscine2 , on apprend que le Camerounais a l'in-
tention de se rendre en Suisse.
Intervenir sur le territoire de la Confédération est très délicat. Nos
am is helvètes sont excessivement susceptibles et n'apprécient guère qu'un
service secret agisse chez eux. Surtout quand il s'agit d'une opération
homo. Aussi est-il imaginé un processus ingénieux: un empoisonnement
différé. Moumié sera empoisonné en Suisse mais il ira mourir ailleurs.
Le thallium permet ce genre de manœuvre: cette substance tue
so n homme e n quelques jours mais ses effets ne se manifestent pas
immédiatement.

1. c( Hom o » pour homi cide.


2. Désignat ion anecdotique du Sdece dont le siège se tro uve à côré de la pi scine
des Tourel les , 14 1, boul evard Monier à Paris dans le 20<arrondi ssement.

67
Les dessous de la Françaftique

Pour piéger le Camerounais, les agents du Sdece se serve nt de son


goût pour les jolies femmes et les boisso ns alcoolisées . Un dlner lui
es t offert au restaurant par un soi-disa nt journaliste sympathisant de
la cause camerouna ise qui est en réalité un agent français. Cependant,
il se produit un cafouill age.
Les deux hom mes ont à pein e commandé leur apéritif que Moumié
est ap pelé au télépho ne. Un coup de fil donné par un co mparse sous
un prétexte quelconque. Conformément au plan prévu, l'age nt verse le
poison dans le verre de Moumié. Mais lorsqu'i l rev ient à table, celui-
ci parle tant qu'il en oublie de boire. L' homm e du Sdece doir don c
improviser et verser un e seconde dose de poison dans le verre de vin du
Cameroun ais à l'insu de son invité. Mais ce qu'il ne peut prévoir. c'est
que Moumié, au milieu du repas, revient à so n apéritif et le boit. Puis
il ingurgite d'un traÎt son verre de vin. Il est donc deux fois em poisonné !
L'l nuit même, il com mence à souffrir. Médecin, il comprend vite qu'il
a été empoisonné. C'est ce qu'il murmure avant de sombrer dans le coma.
LAfricain m eurt donc en Suisse. Ce que voulait surtout év iter le
Sdece. Conséquence, l'équipe des services secrets esr identifiée par la
police suisse et la France est mise en cause.
Ce ratage est d'autant plus affligeanr que la mort de Moumié,
co ntrairem ent aux espoirs de Foccart et du président Ahidjo, ne met
nullement fin aux troubl es qui agitent le pays Bami léké. Bien au
con trai re. Des v io lences éclatent un peu partout. La région entière se
soulève. U n observateur fiable affi rme même que ce so nt plus de qua rre
cent mill e Bamilékés qui so nt entrés en résistance co ntre le pouvoir.
La liquidation de Moumié a seulement servi d'étincelle pour all u-
mer un incendie prêt à se décla rer 1 LUPC jou e sur les frustrations
des paysans et récla me une réforme agraire. Dans ce pays Bamiléké sur-
peuplé, le régime foncier est encore archaïque : ce sont les chefs tradi-
rionnels qui possèdent la terre. Les véritables exploitants ne so nt que
des métayers traités comme des se rfs. Ils so nr donc très sensibles aux
slogans de l'UPC qui leur promet d'en finir avec ce système injuste.
Au sein du CalnerOltn, cette ethnie, qui a toujours détenu le pouvoir
économique) occupe une place à part. À tel point que certains ne consi-

68
Cameroun: silence, on tue !

dèrenr pas les Bamiléké comme de vrais Cameroun ais. D 'ailleurs, des spé-
cialistes de l'histOire de I;Afrique n'o nt pas hésité à fa ire la co mparaison avec
le Rwanda', les Bamiléké étant en quelque sorte les Tutsi du Cameroun. L1
colon isatio n n'a guère conrribué à atténuer cette hostilité ethnique larenre.
Q uoi qu'il e n soit, cette dissidence prend une ampleur que même
les révoltes en pays Bassa n'avaient pas atteinte. La sÎruatio n est d'au-
tant plus inquiétante pour le pouvo ir camero unais et son tu teur fran-
ça is qu e de nomb reux É tats afri cains nou ve ll eme nt indépendants pren-
nent fait et cause pour les rebelles. Ils sont m êm e en majorité à l'ONU .
Une autte campagne de pacihcation do it être entreprise. Cependant,
en raiso n de l'indépendance, l'armée française ne jo uit plus de la m ême
liberté. Certes il existe un acco rd de coo pération militaire, comme avec
d'autres pays africains. Mais, en général, ces traités prévo ient seulement
t'assistance frança ise en cas d'agression extérieure 2 . Or mê me si les
Bami léké SOnt peu appréciés par les m embres des auttes ethnies, ce SOnt
des Ca metOunais à part entière.
Souvent, pour justifier une intervention militaire française, on a mis
en avant la hction du secours dû aux E uropéens m enacés par les rebelles.
Cependant, dans le cas du Cameroun, on n'a mê me pas recours à ce
prétexte. Larmée française va m ener une prétendue pacih cati o n sa ns
fa ux-semblants. Parce q ue la g uerre d 'Algé ri e occulte toutes les autres
questions ct que personne ne s' intéresse vraiment au Camero un . Les
mi li ta ires français sauvero nt donc non seulement te pouvo ir du prési-
dent Allidjo mais, selon les mots mêm es du Premier ministre Mich el
Debré, ils se li vreront à un e vraie reconquête du pays Bamiléké.

Direction de l' UPO :


Notre position est claire et nette: l'indépendance actuelle
ne répond nullement aux objectif poursuivis par l'UPC dès
sa naissance. À p artir du ]" janvier prochain, le Cameroun

1. Voi r chapitre XlX.


2. Sur cette quesrion , voir c hapitre V.
3. Texte diffusé deux jo urs avanr la proclamati o n de l'indépendan ce.

69
Les dessous de la Françafique

jouira d'une indépendance nominale. Loin d'être un ins-


trument indispensable au plein épanouissement du peuple,
elle sera au contraire le carcan au moyen duquel les agents du
colonialisme et de l'impérialisme continueront à le tenir pri-
sonnier dans son propre pays. Ce peuple continuera à aller nu
et à mourir de foim dans un pays qui regorge de ressources
économiques considérables. L'analphabétisme persistera.
Par conséquent la révolution doit continuer sur des
thèmes précis:
J. i ndépendance réelle,
2. Restauration et respect des libertés démocratiques,
3. Terre à ceux qui la cultivent, en l'occurrence les paysans,
4. Bien-être des travailleurs.

I.: homme chargé de cette reco nquête est un général frança is qui a
été rap pelé to ut exprès d'Algérie o ù il exerçait un commande ment. Le
général B., ancien de la guerre d'Indochine, est un colosse qui n'a pas la
réputation d'être un tendre - on l'appelle d'ailleurs le Viking. Ayant déjà
l'expérience de la guerre révolutionnaire, il lui est attribué des moyens
importants : cinq bataillons, un escadron de blindés et un autte de chas-
seurs bombard iers B-26. Seule contrain te pour B. et ses hommes : ils doi-
ve nt en princ ipe agir sous le co ntrô le des aucorÎrés cam erounaises. U ne
tutel le fotcément tatillonne car Yaoundé apprécie peu d'avoir été obligé
de fa ire appel à l'armée française si peu de remps après l'indépendance.
Mais da ns les fa its, le général B. s'abstiendra parfo is d'en référer aux
Camero unais quand la situation sur le te rrain l' im posera.
Le fe u vert est do nné au début 196 1. robjectif est double : il s'agit
d'abotd d'isoler la zo ne po ur empêcher la contagio n et évite r q ue des
rebelles ne fui ent. C'est seulement ensui re q ue le général brisera manu
militari l'insu rrecti o n et res taure ra pe u à pe u l'au to rité de J'adm inis-
. .
[ration ca merounaise.
Les opératio n s mi lita ires SO llt me nées avec une ra rc e ffi cac ité mais
auss i avec une rare brutalité. V illages in cen d iés o u rasés, prison nie rs
exécutés, cadavres exposés sur la place publiq ue po ur te rroriser ceux qui

70
Cameroun: silence, on tue !

résistent encore. O n utilise même le napalm pour appliquer cette po li-


tique de la terre brûlée.
Les autorités camerounaises ne so nt pas les dern iè res à approuve r ces
méthodes ex péditives c t mê me à reco mmander une mise en œ uvre
encore plus sévère. Certains témoins ne peuvent s'empêcher de fa ire
la co mparaison avec Oradour. À tel point que des officiers fran ça is
avo ueront plus tard: on a frappé trop fort et on aurait pu obten ir le
même résultat avec d'autres moye ns !
Le bilan est terrible. Fin ocrobre 1961 , le général B.lui-même donne
des chiffres. Il déclare que trois m ille rebelles Ont été tués. Et qu' une
trentaine de soldats fran çais Ont également péri. Des chi ffres qui ne sont
pas co mparables mais les moye ns des uns et des autres ne l'étaient pas
non plus. D ' un côté, quelques vieux fu sils, des machettes, des saga ies.
Et de l'autre, des avions, des blindés, des mitrailleuses.
Le combat était d o nc disproportionné. Et encore, les chiffres don-
nés par le co mmandement français ont-i ls été minorés . L1 plupart des
observateurs sérieux parlent plutôt de quarante m ille morts Bami léké.
Et il faudrait auss i ajou re r la wrrure Ct les camps d'in re rne me nr olll'on
enfermait les rebelles capturés.
Ce massacre restera pourtant ignoré pendant des années et des années.
En Afrique, il est vrai qu'on meurt dans la plus grande d iscrétion. Un mort,
dix morts, cent morts. Q uelle importance! En outre, les acteurs de cerre
tuerie ont fair en sorte que le secret soit bien gardé. Lorsque, rarement, ces
événements ont été publiquement évoqués, on a seulement parlé de lutte
contre des bandits ou des voyous et jamais de répression politique.
Un seul exempl e: en 1964, un dép uté co mmuniste français sa ns
doute bie n inform é pose une ques tion écri re au gouverneme nt sur l'in -
tervention de nOtre armée au Cameroun c t "action du géné ral B. Il lui
est répondu non pas sur le fond mais sur la fotme : il est interdit de mettre
en cause nommément un haut fonctionnaire dans un e ques tion écrite !
Et l'on n'en parlera plus. Co mme on ne parlera guère d es victimes du
« train de la mort » . Au début de l'année 1962, capturés par les militaires,
un e cinquantaine de mi litants de l'urc so nt embarqués à la ga re de
Douala dans un fourgon métallique hermétiquement fermé. Il ya aussi

71
Les dessous de la Françafrique

parmi eux quelques femmes et des enfants. Cependant, quand le co nvoi


arri vera en gare de Yaou ndé, on s'apercevra que vingt-c inq d'entre eux
sont mOrts par asphyxie. Aussitôt, les cadavres sont escamotés Ct jetés
dans une fosse co mmune.
Mais des survivants parvi endront à alerter des membres de l'Église
catholique qui révèleront l'affai re dans l' une de leurs publi ca tions.
Toutefois ces fidèles ne tarderont pas à être expulsés et, malgré la pro-
messe d'une enquêce, plus pe rsonne n'entendra parl er de ce drame.

Michel Debré ' , Premier ministre du général de


Gaulle:
L'intervention militaire de la rrance au Cameroun est peu
connue. L'attention des journalistes n'a pas été attirée par la
décision que j'ai prise et son exécution qui se prolonge pen-
dant plusieurs mois. jusqu'à présent, les historiens ontfoit preuve
de la même discrétion. Cet oubli est sans daute dû au foit que
cette intervention militaire sest tem1Ïnée par un succès.

Du côté fran çais cette opération de reconquête s'achève à la fin de


l'année 1962. Mais la paix n'est pas encore définiti vement acquise. Entre
1962 et 1964, l'a rmée ca merounaise prend la suite des Français, pro-
voque de nouveaux massacres et de nouvelles désolations en pays
Bamiléké. À te! point que des témoins, tel un pilote d'hélicoptère fran -
ça is, Ollt pronon cé le mot de «( génocide )) , Mais là encore , même si
les militaires fran çais n'interviennent plus direccement sur le cerrain,
puisque le co rps expéditionnaire a été rapatrié, la responsabilité de norre
pays est engagée. Outre le fair que le président Ahidjo est entOuré de
consei ll ers frança is, nous avons aussi formé des spécialistes locaux,
comme le commissaire Fochivé, un pur produit de nos services secrets.
Et qui restera toute sa vie un honorable corres pondant.
Ce personnage redouté et tOur puissant dans son pays finira d'ailleurs
par créer une sorte de succursale du Sdece au Cameroun. Avec l'aide

1. C{)Il/Jcmer - M émoires, tollle 3 ( 1958- 1962), Albin Michel, 2000.

72
Cameroun : silence, on tue !

techniqu e, bie n sû r, de ce rtain s de nos agen ts . Fochi vé, qu'o n sur-


nommera le Père Foch , sera l'un des impi roya bles arrisan s de la po li-
tique d e ré pression du prés iden t Ahidjo. Ai nsi est- il le principal res-
ponsable du drame du « train de la mo rt ».
Beaucoup plus ta rd, en 1982, la Fran ce finira par se débarrasser de
Ahidjo, au profit de son Pre mier ministre, Biya. Fochivé se ra nge alors
immédiatement derrière le nouvea u chef de l' État et reste le patron des ser-
vices secrets jusqu'à sa mort, en 1997. Un record de longévité qui lui a pellt-
être coûté la v ie car il co nnaissrut to ut sur tout le m o nde. En avril, il semble
en parliUte santé. Toutefois, six jou rs plus tard, après avoir été convoq ué par
un conseiller du président Biya, il meu rt subitement. Certains secrets sont
si 10llfds à porrer qu'ils vo us fo nt directement choir da ns la to mbe !
D 'autres tro ubles sanglants éclatero nt au CaJnero ull . En particulier
en 199 1, où des mani fes tants Bamiléké réclamant un peu plus de démo-
cratie sero nt tués par la tro upe.

Pascal Krop 1 :
Tous les dirigeants de l'Urc, sans exception, seront assas-
sinés. Le 5 mars 1966, le maquis d'Dseendé, le nouveau secré-
taire général de l'UrC, est encerclé. Le chefréussit pourtant
à s'échapper. Mais cet intellectuel mal adapté à la rude vie de
brousse perd en courant ses deux paires de lunettes et ses san-
dales. Il errera dans la forêt pieds nus, en aveugle pendant
plusieurs jours, avec un seul compagnon. Avant de tomber sur
la fotale patrouille, qui rafolera sans autre forme de procès les
deux hommes.
En 1971, Ernest Guandié, le dernier chefdes rebelles,
est enfin publiquement exécuté à Bafoussam, sur ordre du pré-
sident Ahidjo. Répression sauvage qui ne mènera à rien. Elle
n'aura même pas servi - les récents événements le prouvent
- à raffermir l'unité du Cameroun, comme l'ont trop sou.vent
procfamé nos distingués africanistes.

1. L'/ivénemem du jeudi, 1991.


v
Gabon: l'art de la succession

Ce fut une première dans cette Afrique francophone qui venait


tout juste d'étrenner son indépendance: une intervention militaire
françajse visant, non pas à venir en aide à un pays en proie à une agres-
sion extérieure mais à permettre à un dirigeant mal en point de récu-
pérer son pouvoir. Et donc une ingérence armée de l' ancien coloni-
sateur dans la vie politique d ' un État en principe indépendant. Une
première mais pas une dernière.
En 1964, au Gabon, le président M'Ba, renversé par un putsch
militaire, récupère le pouvoir grâce aux paras français. Une façon, pour
le général de Gaulle et son fidèle Jacques Foccart, grand manitou de
la politique africaine de la France, de rassurer les autres dirigeants
du continent noir. Menacés d 'être déposés par leurs opposants, ils
pourraient donc toujours compter sur la Inain armée de la France.
On a ainsi découvert que notre pays et certaines de ses anciennes
colonies étaient liés par des accords secrets, accords qui permettaient
ce genre d'intervention mi.litaire. Néo-colonialisme ou défense de nos
intérêts économiques et stratégiques menacés par des rivaux écran-
gers ? Ou bien les deux ?

Tout cornlnence par une gaffe ! Six mois avant llaffaire gabona ise, le
Congo vo isin ' connaît d es troubles. Là-bas, depuis l'indépendance, le
chef de l'État est l'abbé Fulbert Youlou. Un prêtre excentrique qui n'hé-
siee pas à arbore r des soutanes roses confectionnées par des grands cou-
turiers et qui. par ai lleurs. aim e beaucoup la fréquentation des jeunes

1. Voir chapitre Xl.

75
Les dessous de la Françaftique

et jolies femmes. Le 15 août 1963, la rue co ngola ise, lasse de ce prési-


dent d'opérette, le renverse. À Brazzaville, l'ambassadeur fran ça is aver-
tit aussitôt Paris et interroge : que faire?
La France dispose d'une petite garnison et de quelques chars. Informé,
le général de Gaulle, qui se rrouve alors en vacances à Colombey, estime
qu'il incombe à Foccart de régler cerre délicare question. Mais celui-ci
esr parti pêcher en mer: il est in joignable. Le président français se retourne
derechef vers l'ambassadeur. Le diplomate, manifestement inquiet, lui
affirme que si la troupe française intervient pOLU mater l'insurrection, il
y aura des mill iers de morts. Il convient donc de ne rien faire.
r:abbé Fulbert Youlou est abandonné à son rriste sort er les insur-
gés congolais triomphent. Mais, quelques mois plus tard, le Sdece mon-
tera une véritable opération de commando pour libérer l'abbé et l'ex-
fi lrrer de l'autre côté du Reuve.
En attendant, le Général est fur ieux. D 'autant que, manifestement,
l'ambassadeur a exagéré le risque d'une inrervention armée. Et bien que
le locataire de l'Élysée n'air guère eu de sympathie pour Fulbert Youlou ,
il considère que, dans cette affaire, la France a été humiliée car l'abbé
était notre homme au Congo.
De Gaulle, après avoir enguirlandé Foccart, est bien décidé à ne pas
laisser se renouveler une telle mésaventure !
Au Gabon, le pouvoir est détenu par Léon M 'Ba. Cet ami fidèle de
la France n'a accepté l'indépendance de son pays qu'avec regret: il aurait
préféré que le Gabon devienne un département françai s. Quand on lui
a fait comprendre que cette solution était impensable, il a voulu adoprer
pour son pays le drapeau tricolore. Un drapeau qui ne se serait différen-
cié du nôtre que par l'apposition d'un dessin représentant l'arbre national,
l'okoumé. Mais là encore, Foccart lui a déclaré que c'était impossible.
M'Ba, après avoir piqué ulle grosse colère, a fini par s'incliner.
Foccart, pourtant plus je une que lui , éta it devenu un e sorre de par-
rain po ur ce dirigeant gabonais. Un parrain et un ami . Sa vie durant,
Foccart n'a cessé d'entretenir des relations très chaleureuses et m ême
affectueuses avec ces dirigeants africains qu'il receva it régulièrem ent
chez lui dans sa maiso n de Luzarches.

76
Gabon: l'art de la succession

Léo n M 'Ba est né au début du xx' siècle au sein d 'une importante


ethnie du pays, les Fang. Il a d'abord fait ses études chez les bons pètes
de la miss ion catholique. Pui s, so n brevet élémentaire en poche, il est
devenu successivement ernployé de magas in commis des douanes et
j

ex ploitant forestier, [Out en mi.litallr dans les mouvements progressistes


de l'époque. No mmé chef de canton par l'administration coloniale, il
est pourtant arrêté. M ais pas du tout à cause de ses activités politiques.
Aujourd' hui e nco re, cet épisode demeure mysté rieux. Le jeune
homme aurait commis un détournement d'argent. En réalité, l'affa ire
serait beaucoup plus grave : M 'Ba pratiquait un culte traditionnel, le
« bwitÎ ». Une croyance qui a aussi donné naissance à une puissante sene
africaine. C'est d'ailleurs en s'appuyant sur le bwiti et ses sorciers que
M'Ba co nstruira en panic son ascension politique. Q uoi qu'il en soir ,
le jeune Africain aurait été arrêté parce qu'il aurait co mmis un crime
rituel. Condamné à trois ans de prison et dix ans d'interdiction de séjour,
M' Ba est transféré dans ce qu'on appelle alo rs l'Oubangui-Chari, aujour-
d'hui la Centrafrique.
Après avoir bénéfi cié d ' une remise de peine, il revient chez lui au
Gabon , tout juste après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ses amis
lui fo nt un triomphe. À parr.ir de ce moment, M ' Ba co mmence sérieu-
sement à penser à son aven ir politique et fonde un parti, le BDG, Bloc
démocratique du Gabon, un mouvement interafricain qui ad hère aus-
sitôt au Rassemblement d émocratique africain du futur président ivoi-
rien Houpho uët- Boigny, une organisation qui est alors fran chement de
gauche ct Airte même avec le communisme.
Mais M'Ba ne tarde pas à se découvrir Ull sérieux concurrenr. Jean-
Hilaire Aubame, o rigi naire lui aussi de l'ethnie Fang, est un perso nnage
charismatique élu d ès 1946 député de l'Assemblée nationale fran çaise.
D ésormais, la vie politique gabo naise, avant ct tout de sui te après
l'indépendance, eSt rythmée par la rivalité entre ces deux hommes.
M ' Ba finit par trio mpher et devient le premier président de la Répu-
blique gabonaise. Mais Aubame ne renonce pas et reste en embuscade.
Au fil des années, et malg ré le multipartism e, les tendan ces auto-
cratiques de M 'Ba vont en s'accroissant. Ainsi le président n'hésite pas

77
Les dessous de la Françafrique

à faire justice lui-même. Il frappe par exemple ceux qui lui manquent
d e respect et utilise ce que les colons appelaient la « chicote» : un gros
bâton dont ils se servaient pour châtier les indigèn es. Il arrive parfois
à M ' Ba, si l' un de ses concitoye ns omet de le saluer au passage de sa voi-
turc, de s'arrêter et de bastonner l'insolenL En d'autres occas ions, il
s'amuse à jeter d 'autres impudents dans le coffre de l'auto présidentielle
et d e c irculer ainsi dans Libreville.
Toutes ces marques d e despotisme fini ssent par irri ter les Gabonais.
M ' Ba, qui n'est pas un imbécile, finir par s'en rendre co mpte. Pour
reprendre les choses en main, il dissout l'Assemblée nationale en février
1964 et déc ide de provoquer rapideme nt d e nouvelles élections à l'is-
sue d 'un e campagne électorale la plus courte possible.
Il e ntend ainsi empêcher l'opposition d e s'exprimer. En fait, M'Ba,
gagné par la folie d es grande urs, veu t régner en maître absolu sur son
pays.
Premier acte: par une manœuvre habile, Léon M ' Ba nomme so n
rival, Jean-Hi laire Aubame, à la présidence de la Cour suprême en espé-
rant ainsi l'éloigner de l'arène politique. Deuxième acte: le président
procède à une sévère épuration dans l'adminisrration.

Ibrahima Baba Kaké l :


L'opposition est ainsi brutalement affoiblie et la rupture
totale entre les deux leaders est inévitable. Aubame redevient
le gmnd rival des années /950. D'autant qu'il reste député.
Mais le BDC, c'est-à-dire le parti du président, lors de son
congrès d'août 1963, demande la démission d'Aubame de
l'A ssemblée nationale en prétextant un cumul de fonction.
M ais ce dernier ne démissionne que de la Cour suprême. Léon
M 'Ba tient pourtant à foire perdre à son rival l'unique poste
électifdont celui-ci dispose et ne renonce pas à parvmir à
ses fins. C 'est pourquoi il dissout la Chambre et convoque
de nouvelles élections pour le dimanche 23 flvrier 1964 afin

1. Dossiers secrets de l'Aftique comempomine, Jeune Afrique éd irions. 1989.

78
Gabon : l'art de la succession

de décapiter, avec toutes les apparences légales, l'opposition.


Celle-ci, qui n'est évidemment pas dupe des intentions du chef
de lÉtat, refuse de participer au scrutin qui ne saurait, estime-
t-elle, être équitable.
Dans Les casernes, quelques jeunes officiers p rêtent une
attention soutenue aux événements qui se jouent sur la scène
politique. La brutalité des politiciens ne leur enseigne guère
à respecter une Comtitution dont personne ne semble se pré-
occuper. Les étudiants, organisés dam l'Association générale
des étudiants gabonais, dénoncent de leur côté les brimades,
notamment les amendes, et ies arrestations arbitraires dont
sont victimes les opposants au régime M 'Ba.

Mais dans l'o mbre, un putsch se prépa re.


Derri ère ce complot se tro uve nt de jeun es officiers, do n t certa ins
- et c'est important pour la sui re - ont éré for més en France. Dans la
nu ir du 17 au 18 févrie r 1964, ces miliraires passent à l'actio n . U ne
actio n parfaitemenr no n-vio le nte. Aucun coup d e fe u n'est riré. Les
rebelles s'empa rent d e quelques lieux strarégiques, do nt la radio bien
sù r, et ar rêrenr M ' Ba qu' ils ob ligent à prono ncer une allocution rad io-
diffusée où il reconnaît sa d éfaire.
L1 majoriré de cerre jeune armée, qui ne compre que quelques cen-
raines d ' ho mmes, est restée da ns les casernes. Ce n'esr guère éronnant
car elle esr encadrée par des officiers fran çais. Q uant à la po pulario n,
elle n'a pas bougé : la rue est calme.
Limpression pre mière est donc que le putsch a réussi er qu' il en
est fi ni du régim e po licier de M 'Ba , co mm e le proclamenr les in sur-
gés dans leurs allocurions radiodiffusées. Ces o ffi ciers, lieurenants ou
sous-lieu tenanrs, sont d 'aurant plus sûrs d 'eux qu'ils sont persuadés que
Paris dem eurera passif comme il l'a éré lors du précédenr congolais.
Sere ins, ils conseillent po urtant aux militaires fran çais présents sur
place, ces ass istants techniques, comme on les appelle, qu i en traînent
la petite armée gabo naise, de ne pas s'immiscer dans un e affa ire qui
ne regarde que les Ga bonais.

79
Les dessous de la Françafrique

La journée du 18 février est don c très calme. Un comité révolu-


tionnaire est constitué et, e n fin d'après- midi , la radio annonce la for-
matio n d'un nou vea u go uverne m e nt placé so us l'autorité d'un c ivil,
Jean-Hilaire Aubame, le sempiternel rival de M'Ba. Quant à ce dernier,
il est prévu de le placer en résidence surveillée au fin fond du pays. Mais
les rou teS émnr très mauva ises, il es t conduit à Lambaréné, pas très loin
de Libreville, la capi tale.
Ce ca lm e est trompeur: à Paris, où l'on a très vite été alerté par ram -
bassade, il a déjà été décid é d'agir. Le général de Ga ulle et son prin ci-
pal co nseiller, Jacq ues Foccart, o nt en effet estimé qu' il fall ait rétablir
rapidement la légaliré au Gabon, quitte à interve nir militairement.
Des accords secrers o nt éré passés avec le Gabon. li convient d o nc
de remplir nos engagements. Toutefois, une grosse difficulré se présente
: au terme de ce traité, c'est le chef de l'État gabonais qui doit deman-
der l'aide française via notre ambassadeur. Or le prés ident se trouve aux
mains des rebelles . Il faut donc imaginer au plus vite un subterfuge qui
donnera une apparence de légalité à l' intervention des paras français.
Aubame, placé à la tête du go uvernem ent provisoire pa r les put-
schistes, est beaucoup mo ins naïf que ces derniers. Il a compris que
les Français brûlaient d'intervenir. Alors il prend les devants. Dans un
message envoyé à notre ambassadeur, il s'engage à protéger touS les biens
des étrangers ca r il sait que les interventio ns armées des grandes puis-
sa nces sont trop souvent légitimées par ce prétexte.
Autre initiative d 'Aubame, toujours dans le même sens, il ad resse uo
autre message au secrétaire général de l'ONU. Puis il convoque le corps
diplo matique. Mais seul Pau l CoUSSeraIl, l'ambassadeur fran çais, s'abs-
tient de ven ir sur ordre d e Paris. !Ile regrette car il éprouve de la sym-
pathie pour Aubame et, d'ailleurs, fera tout ce qu'il pou rra pour tro u-
ve r une issue pacifique à la crise, y compris e n engageant des
négocia tio ns discrètes avec le chef des putschistes. Une attitude qui
lui sera sévèrement reprochée par de Ga ulle et qui pèsera longtemps sur
l'évolution de sa carrière.
M'Ba, étant empêché d e d emander l' intervention de la France, il
faut essayer de ttouver le vice-président, Pau l-Marie Yembit. Lui n'a pas

80
Gabon,' l'art de la succession

été arrêté. Sans doute parce que les mutins ont estimé que ce person-
nage falot ne représentait aucun danger. D'autant qu'à l'heu re du putsch
il se trou ve alors à l'autre bout du pays, dans sa province natale. Mais
personne n'arrive à le joindre.
À Paris, une petite cellule s'est réunie dès l'annonce du putsch. Autour
de Jacques Foccart, il y a là, entre autres, Maurice Robert, l'un de ses
proches, patron de la division Afrique au sein du Sdece, Pierre Guillaumat,
ancien ministre de la Défense et grand manitou du secteur énergétique
français, G uy Ponsaillé, directeur du personnel de l'UGP, le groupe pétro-
lier d'État, et encore un conseiller fran çais attaché à l'ambassade du Gabon
à Paris. Ce dernier personnage pourrait donc représenter le Gabon, bien
qu'il soit ftan çais. Mais ça ne l'autorise pas pour autant à signer un e
demande d'intervention. Alors, comme Yembit est introuvable, il est décidé
de rédiger une lettre antidatée. Le vice-président, quand on pourra enfin
le trouver, signera plus tard et légitimera ce faux.
Dans la foul ée, en parfait acco rd avec l'Élysée, la manière forte est
envisagée. D e Ga ull e aurait m êm e parlé de « reconquête ». Tout va
très vite : Paris ne veut pas laisser les putschistes s' instal ler et donc conso-
lider leur pouvoir. Robert et Ponsaillé s'envolent aussitôt pour Dakar
où stationne un régiment d'infanterie de marine. Et tandis qu'au petit
matin , avant mê me le lever du solei l, des agents françai s présents à
Libreville dégagent la piste de l'aérodrome, un DC-B, bourré de paras,
a déjà d écollé d e Dakar et vole vers le Gabon.
D 'a utres so ldats français basés en Centra frique doivent aussi
rejoindre les paras de l'infanterie de marine.
Les premiers militaires frança is arrivés à Libreville sont chargés d 'in-
vestir la vi.l\e et, comme disent les militaires, ils doivent la ne ttoyer, c'es t-
à-dire en chasser les rebelles, ou à tout le moins les neutraliser.
Cependant, ces paras pénètrent dans une ville étonnamment calme,
bien que le speaker de la radio ai t appelé la population à résister à l'in-
vasion frança ise. Seuls quelques lycée ns osent braver les troupes.
Les soldats venant de Centrafrique, à peine d ébarqués, sont diri-
gés vers le camp d e Lalala, to ut près de la cap itale. C'est là que sont
retranch és les principaux organ isateurs du putsch. Mais ces jeunes offi-

81
Les dessous de la Françafrique

ciers ne sont pas décidés à se rendre, malgré une no uvelle in tercession


de l'ambassadeur de France. Une médiati on par a illeurs inutile car les
deux civils qui SOIl[ arrivés en même temps que les tco upes, Ro ber( er
Ponsaillé, Ont déjà décidé de liquider l'affaire dans la journée, y com-
pris en utilisant la force. Ce so nt les ordres de Paris.
Pounant, certa ins des offi ciers fran çais so nt réticents. No n sans
raison , ils pensent qu' il suffit d 'encercler le camp. Les rebelles finiront
bien par se rendre et toute effusion de sang sera évitée.
Mais Robert, l'ho mme du Sdece, fort des consignes qu' il a reçues à
Paris, n'est pas de cct avis. On assiste aJ o rs à une scène dramatique. Lun
des officiers français reconnaît à l'intérieur du camp un lieutenant gabo-
nais qui a été son camarade de pro motion à Sai nt-Cyr. Camarade et même
ami . Le Français l' interpeUe et lui demande d e se rendre. Il sera traité
en offic ier. Laurre refuse avec haureur. 11 dit qu'en in tervenant ainsi la
France humilie le Gabon indépendant. Le Français insiste: « Je t'ai en
ligne de mire. Si tu ne te rends pas, je vais être obligé de te tuer! » Et le
Gabonais de lui répondre fi èrement: « Je préfère la mort à la honte! »
Finalement, l'officier français tire et tue son camarade de promotion.
Ce premier coup de feu déclenche l'o uve rture des hostilités et une
intense fusillade. Une quinzaine de Gabonais et deux Français SOnt tués.
Mais c'en est fini d e la rébellion et Léon M 'Ba, libéré, peut reco uvrer
son pouvo ir et revenir d a ns so n palais prés identiel dans les fourgo ns
de l'armée française.
D éso rma is Focca n et les sie ns vont ve iller au g rain ct re nfo rcer leur
emprise sur le petit Ga bon . Plus questio n de se laisser prendre par sur-
prise par des mutins. Mais se sont- ils vrai ment laissé surpre ndre?
En tout cas, les Français opèrent une vé ritable reprise en main. Paris
a bien sOr rappelé l'ambassadeur Palll COllsseran. Un nOll vea u diplo-
mate est nommé. Mais ce dernier, un homme de la vieille école, ne plaît
pas à M ' Ba, car il tépugne à se m êler des affaires intérieures gabo naises '
C)est to ut à so n ho nn eur, mais ce n'es t pas ce que M 'Ba attend d'un
a mbassadeur d e France. Po ur lui , ce re présentant de l'anc ien coloni-
sateur doi t être un co nseiller, une son e de parrain. Alors M 'Ba s'agite,
boude, vocifère. Et il obtient de son ami Focca rt la nomination d ' un

82
Gabon: l'art de la succession

nouvel ambassadeur, Maurice Delauneyl . Avec cel ui-ci, 0 11 ne peut pas


se tromper: c'es t un véritab le haut-co mmissa ire qu i s' in stall e à
Libreville! En outre, ce très bon connai sseur de l'Afrique qui a déjà
occupé plusieurs postes sur le continent entretient déjà les meilleures
relations du monde avec les membres du « clan des Gabonais ".
Le Clan, comme on le désigne f"milièrement, rassemble l'éli re des
Français présents au Ga bon. Des ge ns qui dominent l'éco nomie du
pays. Au départ, ce SOnt essentiellement des forestiers qui font le com-
merce des bois exotiques. Toutefois ceux-là vont bi entôt être supplan-
tés par les pétroliers. Se mêlent à cet agglomérat des diplomates et des
barbouzes. Tous en étroites relations avec Foccart.
Les principallX responsables militaires du putsch sont condamnés
à de lourdes peines de travallX forcés . Quant à Aubame, l'ennemi intime
de M' Ba, il écope de dix ans de prison et autant d'interdiction de séjour.
Et pendant les premiers temps de sa détention, il sera battu presque
quotidiennement par ses geôliers.
Tandis que le pouvo ir juge les pmschis,es, de nombreux Français
arrivent au Gabon. Des spécialistes. Par exemple, un ancien policier qui
s'est distingué par son zèle sous l'Occupation et qui, à la fin des années
1950, s'est à nouveau fait remarquer lors de la répression des révolres
au Ca meroun . En même temps, il est décidé de créer une ga rde prési-
dentielle, chargée de la protection du chef de l'État. Le Vieux, co mme
on appelle maintenant Léon M ' Ba, affirme avoir eu très peur. La pro-
rection de ses fétiches ne lui suffit plus. Le clan des Gabonais, en liai-
son avec les réseaux Foccart, s'occupe de ccne question .

Léon M ' Ba' :


Le coup de force du 18 ftvrier a été le fait de quelques
militaires aigris, manipulés par Aubame et d'autres person-
nalités de l'opposition. On m'a appelé le Père de la Patrie
gabonaise. Actuellement, ce père réfléchit pour définir ce qu'il

1. Voir chapitre IV.


2. Allocution radi od iffusée prononcée peu après la rcnrarive de pursch.

83
Les dessous de la Françafriqlle

doit foire en foveur de sa fomille, en foveur de ses fils dont


certains se sont égm-és. Tout ce que je puis vous dire, cest qu'i!
décidera en père, avec fermeté mais avec justice.

Le clan des Gabonais est donc à l'origine de la création de la garde


présidentielle. Il fait appel à un personnage légendaire: Bob Maloubier,
un baro udeur, ancien des services secrets français pen dant la Seconde
Guerre mondiale et excellent tireur. Le Clan se démène pour recruter
des costauds, trouver des armes et des uniformes et surtout faire de cette
petite troupe une unité d'élite.
M 'Ba est don c rass uré. Et il en a bien besoin . La population gabo-
naise, qu i était plutôt restée passive lors des événements de février, com-
mence à g ronde r. Exactement co mme s i les Gabo nais prenaient sou-
dain conscience qu' ils sont exploités par tous ces néocolon ialistes qu i
règnent en maîtres dans leur pays .
Tout au long du mo is de mars, on assiste donc à de violentes mani-
festations dans les deux grandes villes du pays, Libreville et Port-Gentil .
Le sang coule. Et la répression est féroce. Le clan des Gabonais vei lle.
Ma is déjà, on pense à l'avenir. Il est visible que le Vieux est dépassé.
D 'autant qu' il souffre des premières attein tes du cancer qui l'emportera
trois ans plus tard.

Pierre Péan l, journaliste enquêteuJ :


[II déraille le rôle du pétrolier G uy Ponsaillé, un
ancien baroudeur de la « Colo », qui va devenir l' un des
membres les plus puissants du clan des Gabona is.]
Il tente notamment de rassurer Léon M'Ba, lequel ne
se remettra jamais complètement de cette aventure humiliante.
Ponsaillé l'accompagne notamment dans ses tournées en pro-
vince où le « Clan » lui a conseillé de se rendre pour restau-
rer son image parmi les populations. Mais le président, déjà
malade, a désormais peur de tout, mais surtout de la mort. Il

1. Affoires africaines, Faya rd , 1986.

84
Gabon: l'art de la succession

fout toute la force de persuasion de Ponsaillé pour le tirer hors


de son palais, seul endroit où il se sente en séettrité. 11fo ut dire
que ce lieu est un véritable camp retranché, bourré de mili-
taires français.

Il f., ut trouver au plus vite un successeur à M ' Ba. Le Clan croit l'avoir
déniché en la personne du rout jeune directeur de cabinet du président.
Un certain Albert-Bernard Bongo qui a fa it preuve d' une grande déter-
minatio n lors du putsch de février. Son sa ng-froid , son sens de l'auto-
rité one imp ressionné.
Cependant, avan t d'adouber ce t ho mme qui n'a pas enco re trente
ans, il faut lui fa ire passer quelques tests et s'assurer qu'il a bien les qua-
lités qu'on lui suppose.
L:examinate ur ne sera pas n' importe qui ! C'est le général de Gaulle
en personne qui va juger des aptitudes du jeune Bongo. C'est dire l'im-
portance que l'Élysée acco rde au petit Gabon!
Un beau jour de 1965, M 'Ba info rme son directeur de cabinet qu'il
doit aller voir le Général. Aussi tô t arrivé à Paris, le Gabonais se voit fixer
un rendez-vous à l'Élysée.
L:a udience est un peu bizarre. D e Gaulle lui pose de nombreuses
quest io ns et, fe ignant d'avo ir o ubli é sa géographie afri caine, oblige
Bongo à suppléer sa mémoire prétendument défaillante.
Le jeune Africain , très impressio nné, passe malgré to ut le tes t avec
succès. À parti r de ce moment, il devient réellement le successeur dési-
gné du président M' Ba. Mais il lui f:, ut quand même attendre la mort
de so n prés id ent avan t d'accéder au pouvo ir.
Le remps presse : la santé vacillante de M 'Ba lui impose des séjours
de plus en plus fréq uents à Paris. To utefo is, le processus de la succes-
sio n do it revêtir, au mo in s en apparence, un aspect légal.
Dans un premier te mps, Bo ngo est no mmé ministre délégué à la
présidence de la République. Dans les f.,its, il occupe le poste et les fo nc-
tio ns d'un Premier ministre. Un peu plus tard , en 1966, Bo ngo ajo ute
à ses nouvelles préroga tives le po rtefeuille de l' Info rmatio n. Un secteur
clé ! Mais le plus diffic ile reste à fa ire.

85
Les dessous de la Françafrique

M' Ba, hospitalisé à Pa ris et qui ne reto urnera plus au Gabon , s'ac-
croche à la vic. A la vie et au po uvoir. Les gens d e Foccarr, et Foccart
lui -même, ne cessent d 'aller lui re ndre visite d ans sa chambre d 'hôpi-
tal. Ils ve ule nt absolument o bte nir qu e le Vi eux reco nnaisse Bo ngo
co mme étant son successeur. Ma is M 'Ba résiste car il a le sentiment que
sa reno nciario n au pouvo ir précipi tera la fin de sa vie.
Cependa nt, Foccart, fortement suppléé par le clan des Gabo nais,
s'acharne. Finalement, il obtient une d éclaration enregistrée de M ' Ba,
recueillie sur son lit d 'hôpital . Le Vieux y annonce son inte ntion de réfo r-
mer la Constitution et de créer un poste de vice-président de la République.
Cette fo nctio n CSt naturellement co nçue to ut exprès po ur Bo ngo.
En ro ute hâte, J'Assemblée natio nale gabo naise se réunit et vote cette
réforme qui prévoit que si le p résident ve nait à disparaître, so n vice-p ré-
sident lui succéderait auto matiquem ent.
Mais ce Il' es t pas encore suffisa nt. Foccart imagine une autre comé-
die : une électio n présidentielle a nticipée. Encore une fo is, M ' Ba cède.
Flanqué de so n vice-président Albert Bo ngo, le Vieux se présente. Les
deux ho mmes sont élus avec une majorité écrasan te.
D ésormais, M' Ba peut mo urir. Il reste cependa nt une dernière fo r-
mali té à accomplir : la prestat io n de serment. Po ur cerre cérém o nie, o n
extrait M ' Ba de l'hôpital et on le condui t à l'ambassade du Ga bon. C'est
un mo ri bond qui jure de respecter la Co nstitutio n.
Certes, CCH e danse constitutio nnelle 3 U [Qur d'un mo urant n'est guère
respectable mais c'était le prix à payer pour installer du rablement Bongo
au po uvOI r.
Apein e assis sur le trô ne présidentiel , il s'est empressé d 'abolir cette
dispositio n de la Consti tutio n créant un poste d e vice-présiden t. O n
n'est jama is trop prudent ! U ne qualité qui lui a permis d 'exercer le po u-
voir jusqu'à aujo urd' hui .
Le cla n des Ga bo nais a donc gagné. E n parfa it accord avec le no u-
veau président, il continue à explo iter les ressources du pays. Car le peti t
Gabon est extrao rdinairement riche. b fo rêt d 'abord. Et ensuite le pétrole.
L, nouvelle com pagnie Elf y crée un solide empire et se dote d 'un vé ri-
table service secret o ù l'on va re tro uve r quelques-uns des ho mmes qui o nt

86
Gabon : l'art de la succession

contribué à mater le putsch de J 964 . E n outre, o n détecte d e l'u ranium


all Gabo n. Ce minerai ira alimenter les fi.'tures centrales nucléaires fran çaises.
Cincérêt stratégique de la France pour le Gabon n'est donc plus à démon-
trer. Ce pays devait rester une chasse gardée de Paris. O r, certains essayaient
de s'y frayer un chemin. D es Américains, par exemple, même si cerre menace
a été exagérée à dessein pour justi/ïer après coup la nécessité de l' interven-
tion française de J964. Il est vrai que Was hington venait de no mmer un
nouvel ambassadeur, un ancien de la compagnie pétrolière Mobil. Et ce
n'étai t certainement pas par hasa rd. Il a été aussi prétendu que le ri val de
Léon M ' Ba, Jean- Hilaire Aubame, aurait reçu le soutien de l'ambassade
américaine. Vrai ou pas? Qui veut ruer son chien, "accuse de la rage.
En to ut cas, cerre aff.,lire ga bo naise aura une conséq uence assez ex tra-
vaga nte. Foccarr va main tenant o bliger certains dirigeants africa ins à
signer des de mandes d ' interventio n en blanc, des documents qui per-
mettront éventuellement aux forces armées françaises de rétablir au po u-
vo ir ces dirigea nts d a ns le cas o ù ces chefs d ' Éta t seraient empêchés
de le faire. Le co nseiller du Gé né ral co nservera ces précieux documents
da ns son coffre de la rue de l'Élysée !
Une dernière info rmatio n avant de clo re ce chapitre. Le pu tsch de
février J 964 n'a pas été une surprise po ur to ut le mo nde : un Gabona is,
au mo ins, avait eu vent de ce qui se préparait: Bongo, directeur de cabi-
net du président. L'info rmaCÎo n est remo ntée à Paris où rien n'a été [enté
pour prévenir le coup. D 'aucuns Ont peut-être pensé qu' il y avait là une
bonne occasion de se débarrasse r d e M ' Ba, un président qui d evenait
de plus en plus insuppo rtable et cap ricieux! Et surtOut un dirigea nt qui
n'opposait pas une rés istance suffisante face aux convoitises américaines.

Omar ' Bongo' :


Un jour, je viens au palais, je trouve des gens en slip,
étendus par terre. fi y avait des gardes, la chicote à la main,
qui s'apprêtaient à les finpper. J'ai dit aux gardes de ne fm/,-

1. Il sc prénomme :tinsÎ depuis sa co nvers io n à l'islam.


2. BI/me comme nègre, cntreriens :tvec Airy Routier, Grasser. 200 1.

87
Les dessous de la Françaftique

per personne. Ils ont obéi. Le président s'est foché. Nous avons
eu une explication. Je Lui ai dit que ça ne servait à rien. «
Vous avez beau les frapper VOlts ne changerez pas les gens. » Il
s'est raisonné. Finalement, les gens n'ontpas étéfrappés. Quant
al/X gardes, ils ont compris et ils ont répété ce qu'ils avaient
vu. En réalité, c'était la foçon un peu particulière qu'avait
Léon M'Ba de nOlts apprendre le civisme.
VI
Guinée: un homme à abattre

« À complot permanent, terreur permanente! » Cene formule, qui


aurait pu être prononcée par Staline, était, semble-t-i1 l' une des
maximes favorites d'un étrange leader africain, Sékou Touré. Étrange,
en effet, la transformation de ce syndicaliste et député de l'Union fran-
çaise, pétri de valeurs républicaines, qui se mue en tyran sanguinaire
dès qu'il arrive au pouvoir. Premier chef d'État de la Guinée, il a exercé
pendant presque un quart de siècle une dictature impitoyable sur son
pays qu' il disait menacé en permanence par des complots fomentés
de l'étranger. Des complots dont l'existence justifiait, selon lui, la ter-
reur qu' il faisajt régner sur ses concitoyens.
Qu'en était-il en réalité?
Sékou Touré, l'homme qui a dit non au général de Gaulle, n'était-
il pas d'abord une créature de la Françafrique ? Un dictateur fabri-
qué par la France qui, dans cette nlcsure, porte aussi la responsabi-
lité de ses crimes?

Tout all lo ng de son lo ng règne (I 958- 1984), Sékoll To uré a suscité


beaucoup d'hostilités . Et pas seulement à Paris. D e no mbreux services
secrets n'ont pas ménagé leurs efforts po ur se débarrasser de lui . Mais
le Guinéen leur a échappé en mourant de mo rt naturelle! Appa remment
en tout cas. Sékoll Touré a succombé so udainement au co urs d\ il1
voyage aux États- Un is. LI n'ava it alors qu' une peti re soixa ntaine d'an-
nées. Et malgré les co nclusio ns des médecins, cette brusque disparition
n'a pas manqué d'étonner.
Sékou Touré est né en 1922 en pays Malinké, aux confins de la savane
et de la forêt, rout près des sources du N iger. Une o rigine dont il était

89
Les dessous de la Françafrique

très fi er car c'était le lieu de naissa nce d'un certain Samory Touré, un
chef po li ti co-rel igieux d e grande envergure qui a longtemps mené la
vie dure aux [[DUpeS fran ça ises . Le jeu ne Sékou ne cessera donc de se
réclamer de ce guerrier prestigieux dont il affirmera même qu' il était l'un
d e ses aïeuls ! Vrai ou faux? Peu importe ! Lessentiel était qu'o n le croie.
Le futur leader guinéen a d 'abord sui vi l'enseigneme nt d 'une école
coranique. Puis il a fréquenté un établissement professionnel à Conakry,
la capitale, avant de Fai re des études secondaires par co rrespondance, ce
q ui lui vau t d 'être engagé dans les services finan ciers des PT T.
Fonc ti o nnaire très bien noté, Sékou Touré es t entre prenant Ct in tel-
ligent. En 1945 , p rofita nt du (,it que le d ro it syndical a été accordé aux
Afri ca ins peu d 'a nnées a upara vant, il fonde le premie r syndicat d e
Gu in ée. Une initiative accueillie fraîch ement par les autorités co lo niales
qui co nsidèrent que l'obtent io n d'un droit ne do it pas se tradu ire au to-
mat iqu ement par son exerc ice !
Sékou Touré devient donc très vite la bête noi re du go uverne ur!
D 'autant qu' il devient secrétaire général de l' U nio n cégétiste guinéen ne,
avant de fédérer les syndicats de l'Mrique-Occidentale française, l'A-OF.
Conséquence immédiate, le jeune hom me est révoqué et Fait même
un coun séjour en prison.
Affilié à la CGT, Sékou Touré n'est pas membre du parti co mmu-
niste mais il en est très proc he et fréque nte ses dirigeants lors d e ses
voyages à Paris. Toutefois, ce jeune leader syndicaliste rejoint le RDA,
le Rassemblement démocratique africai n, où l'o n trouve de fUlllrs chefs
d ' État, com me Houphouët- Boigny. En même temps, il gagne e n popu-
larité d ans cette Mrique francop hone.
En 1953, afin d'obte nir l'application du code du travail, il organise une
grève générale qui dure plus de deux mois et oblige le gouverneur de l'A-OF
à céder ! Un an plus tard, l'administration coloniale croit tenir sa revanche :
Sékou l o uré, candidat lo rs d' une électio n législative partiel le, est battu
grâce à une fraude massive o rganisée par les au to rités. U n trucage élec-
toral qui ne r.üt qu'accroÎtte la popularité du jeune dirigeant. Bientôt, il
est élu maire de Co nakry puis député en 1956. JI siège alo rs dans les ra ngs
de la ga uche sous l'étiquette du Front républicain de Guy Mollet.

90
Guinée: un homme à abattre

Un an plus tard, lorsque la loi -cadre initiée par Gaston Defferre entre
en applic., tion , il accède à la vice- présidence du Conseil de go uve rne-
ment de la G uinée. Aux termes de cette nouvelle disposition législa-
tive qui acco rde plus d 'autonomie aux colo nies, le vice-prés ident est en
fa it le véri table chef du go uve rnement.
Sékou Touré est donc désormais le maître de la Guinée et règne sans
panage. Son parti, un pani unique bien sCir, s'impose. Par la force, s'il
le faut! Le G uin éen ne fa it pas mystère d e ses conviction s marxistes
ct la plupart de ses ministres sont proches des comm unistes. Pounan t
il ne remet pas en cause l'appartenance de son pays à la République fran-
çaise et évite soigneusement de prono ncer le mot d ' indépendance.
Mais cette prudence es t tro mpeuse: Sékou Touré est un africaniste
révolutionnaire, qui rêve d'ullcMrique unie, un e Afrique qui, un jour,
forcément, devra couper le cordon ombi lical avec la puissance coloniale.
Et petit à petit, il évolue.
Au début de l'année 1958, Séko u Tou ré commence à évoquer une
association libre avec la France. Cependant le terme (( indépendance »
n'est to ujo urs pas prononcé ! M ieux, dans ses écrits, ce révolutionnaire
célèbre la confiance et l'amo ur que les Africains, à commencer par lui-
même, portent à la France. C'est pounant ce personnage qui sera bien-
rôt présenté comme l'un des p ires en nemis de notre pays! Un homme
à abatnc! Ma is un homme que la France n'a pas su o u vo ulu entendre.
En 1958, il est vrai que l' indépendance est dans l'air du temps. Après
l'In doc hi ne et la victo ire du Vietmin h, un formidab le m o uve ment
d'éman cipation a gagné nombre de pays du ti ers- mo nd e. La guerre
d'Algérie en témoigne. Sékou To uré fait bien sûr partie d es dirigeants
africains qui co ndamnent l'action de la France dans nos dépancments
maghrébins. Mais de Ga ulle revient au po uvoir. Incontestablement,
l'A fr iq ue attend beaucoup du retour du Gé néral, l'homme du célèbre
disco urs de Brazzaville où a été évoquée po ur la première fo is l'éman-
cipation d es Indigènes, com me o n les ap pelait alors.
Les dirigea n ts africa ins pensent que d e Ga ulle va accorder à leurs
territoires un e autonomie encore plus g rande, un sta[L1[ qui sera très
proche de l'indépendan ce, tout en main tenant des li ens fo ns avec la

91
Les dessous de la Françafrique

métropo le. Une féd ératio n d e pays auto no mes. Ce q ue de Gaulle va


bientô t appeler la Communauté et que les populatio ns françaises et afri-
caines sont appelées à rati fi er en septemb re 1958, lo rs d u référendum
sur la Constitu tio n de la V' République.
Mais de Ga ull e a prévenu: si un pays vo te no n, cela signifi era le
choix de la sécession et d o nc celui d e la totale indépendance. Les liens
avec la France sero nt do nc ro mpus. Avec coures les co nséquences que
cela implique et d 'abo rd la fin de l'aide fran ça ise !
La menace est do nc claire. Po ur b ien fa ire passer so n message, le
Général entreprend une grande tournée africaine en aoû t 1958. Parto ut,
l'accueil est favo rable, sauf d ans la G uinée de Séko u To uré. De Ga ulle
considère q u'il s'agi t d' un affro nt personn el. Il ne le pa rdo nnera jamais
au leader guinéen.

Jean Lacouture 1 :
[Alo rs jo urn aliste au Monde, il a acco m pagné le
Général dans sa to urnée afri caine d 'aoû t 1958 . Q uelq ues
jours auparavant, il a in œ rviewé Sékou Touré Ct en brosse
le portrait suivant :]
Comment ne pas être frappé par l'impression de puissance
contenue dans ce corps replié sur un fimteuil bas, dans ce visage
fortement maçonné, aux méplats semblables à des rochers émer-
geant du Niger, dans ce regard luisant étrangement au creux
des orbites plus noires encore que le /loir visage - un noir de
théâtre, un noir pourjouer Othello ou le Monastatos de La
Flûte enchantée - dans cette mâchoire de guerrier Malinké
) Mais ce qui fiappait plus encore à cette époque, et qui a bien
changé depuis, cëtait l'extraordinaire foeulté de silence de M
Sékou Touré. Qui a pu depuis lors être témoin des remarquables
démonstrations de volubilité données à travers le monde par
le leader guinéen ne peut évoquer sans quelque efforement le
mutisme dont il pouvait alors foire preuve.

1. Cinq hommes et ln fronce, Le Seu il, 196 1.

92
Guinée.' un homme à abattre

[Er, plus lo in , le jou rnalisce écri r :]


Dès cette première rencontre, M. Sékou Touré ma fiût
penser au Gamal Abdel Nasser de la première époque, celle
du COllp d'État. Mais ce qui apparaissait chez l'Égyptien
imputable à la timidité semblait bien chez le Guinéen rele-
ver d'une formidable puissance de dissimulation, d 'un exem-
plaire contrôle de soi. Qu'dlait appris chez Lénine, chez
Machiavel, chez Retz ou plus simplement dam son village,
M. Sékoll Touré savait déjà que le meneur d'hommes est plus
grand par ce qu'il tait que par ce qu'il dit. Quitte à oublier
plus tard ce précepte.

Tour ava it po urtant bi en co mm encé. En apparence au m01l1 5.

Aussitôt d escendu de l'avio n, le général de Ga ulle mo m e da ns une auro


où prend place Sékou To uré. Directio n Conakry. Sur les quelques ki lo-
mètres qui séparem l'aéroporr de la cap itale, le ballet es t ininterrompu!
Des danseurs do nnent un spectacl e étonnant, exubérant, parfa itement
mis en scène. Tous ceux qui O llt assisté à cette exhibitio n n'en croient
pas leurs ye ux, même s'ils som habirués à voir des foules africaines, colo-
rées Ct entho usiasœs.
Il s'agit bien sûr d ' impressio nne r le Général er d e lui do nn er à pen-
ser que toute la pop ulation g uinéenn e se tro uve derri ère son leader
Sékou Touré. Er si de Ga ulle a pu croire un inStant que ce specracle était
une manifestation d'adm iration pour sa perso nne, CC LI X qui, dans son
enrourage, co nnaissaient le pays, lui ont vite dess ill é les yeux. Car cette
fo ule impress io nnante chanta it aussi. Et un mot lan cinant, un seul ,
revenait sur touteS les lèvres : « Syli )} ! Syli , « l'éléphanr )) ! C 'es t-à-dire
l'animal fétiche de Séko u Touré.
La fou le célébrait donc so n leader er lui seul: Sékou làuré qui pou-
vair manipul er so n peupl e à sa g uise et le fa ire vo ter co mm e bon lui
semblerait!
Ap rès cette démo nstrario n de force , le plus explosif restait à ve nir !
À l' issue de quelques insta nts d e repos, les deux hommes se rendent
ensemble au siège de l'Assemblée re rriroriale. Po ur l'occasion, Sékou

93
Les dessous de la Françaftique

Touré a revêtu un large boubo u blanc et s'est coiffé d' une toque de fou r-
rure frisée. Il entend ainsi affirmer, devant le Général et tous ccux qui
l'accom pagnent, so n africanité.
Le bâtiment de l'Assemblée est bondé. Latmosphère est fi évreuse.
Comme le veut le protocole, c'est d'abord Sékou Touré qui prend la parole
et s'ad resse à la foule. Même la plus banale de ses phrases reçoit une ova-
tion extraordinaire. O n applaudit à tout rompre ! On hurle de jo ie !
Ce disco urs n'a pourtant rien d'anrifran çais. A u contraire même,
Sékou Touré affi rme q ue la G uinée veut continuer à vivre avec la France.
Mais c'est le ton qui étonne : violent, emphatique. Se glissent aussi dans
cette allocution quelques phrases nettement provocatrices. Celle-ci, par
exemple : « Nous préférons la pauvreté dans la liberté à la richesse dans
l'esclavage ! "
Aussitôt d e Gaulle blêmit : c'est la France et son œ uvre en Afrique
qui sont attaquées. Et aussi, naturellement, ce projet de Communauté
qu' il propose aux Africains ! Le Général comprend immédiatemen t que
Sékou Touré appeUera les Guinéens à vo ter non au référendum.
Dans sa réponse il répète ce qu' il a d éjà dit dans les autres territoires
qu' il a déjà visités. Mais le cœur n'y est pas! Et puis, que dire à une foule
tout acquise à celui qu'il considè re désormais comme un adversaire?
L1 suite du séjour en Guinée est d'ailleurs glaciale. Lotsque le cortège
du Général regagne l'aéropo rt, les rues sont quasi désertes et hostiles. L1
rupture n'est pas encore consommée mais elle est déjà dans toutes les têtes.
Et malgré les efforts des uns et des autres, la Guinée, effectivement, votera
massivement no n quelques semaines plus tard , choisissant donc l'indé-
pendance sans la France. C'est-à-dire aux yeux du Général, COntre la France!

Raoul Salan 1 :
[C hef de l'armée en Algérie, il reço it le Général à son
retour de Guinée, à Maison Blanche, l'aéroport d 'Alger.]
M e serrant le bras, il explose soudain: " Salan, ce qui
s'est passé à Conakry est insensé. .. Je ne concevais pas pareille

1. Mémoires, Presses de la Ci té, 1970.

94
Guinée : un homme à abattre

haine à l'égard de la France et de moi-même. .. Une vieil/e


femme, sur Le côté de ma voiture, a fait fe geste de soulever
sa jupe et a craché sur le véhicule. Puisqu'ils veulent l'indé-
pendance, eh bien, qu 'ils la prennent, mais ils n'auront plus
un sou! »

Désormais, rout sera mis en œ uvre pour se débarrasser de Sékou


Touré.
Les prem ières mesures punitives so nt monétaires. Avant m êm e le
référendum, le haut-commissai re de l'A-OF, Pierre Messmer, o rganise
une véritable opération de co mmando pour récupérer les milliards de
Francs CFA qui se trouvent dans une succursale de la Banque centrale
à Conakry.
Ce hold-up est opéré par des parachutistes et des marins frança is.
Sékou Tou ré Fait le gros dos. En fa it, il a une idée derrière la tête et va
essayer de rouler la France. Tout en affirmant haut et Fo rt après le réfé-
rendum, et donc la rupture , qu'il veut rester dans la m ne fran c, il pense
déjà à créer sa propre monnaie. To urefois, ça demande du temps. Il Faut
créer une banque d'émissio n, imprimer des billets, les mettre en place.
Par co nséquent, Sékou Touré essaie donc d'endormir proviso iremenr
les autorités françaises afin de gagner du temps.
Les billets sont imprimés très discrètemenr en Angleterre. Mais, du
côté frança is, la riposte est déjà prête. Les services secrets sont chargés de
Fabriquer des faux fran cs guinéens. Dès que la no uvelle monnaie esr mise
en circulation, cette masse de faux billets est envoyée là-bas ! Résultar,
la mo nnaie de Sékou Touré est rapidement dépréciée! Et les co nsé-
quences sur une écono mie déjà fragi le so nr particulièrement graves.
Quoi qu'il en soit, cette opération de faux monnayage démonrre que
la France bénéficie sur place de nombreuses complicités et que les ser-
vices secrets disposent d'un véritable réseau d'agents coordonnés cr com-
mandés par l'Élysée, via Jacq ues Foccart.
Outre la fureur du Général qui esrimait avoir été humilié par Sékou
Touré, il faut aussi savoir que la France avait des intérêts écono miques
très im portants à déFendre en G uinée. Pechiney venait de construire là-

95
Les dessotts de la Françafriqtte

bas une in1porranre usine de transformation de la bauxite en alumi-


nium. Un très gros in ves tissement. Il était à craindre que le flirt que
Séko u Touré a tout de sui te entamé avec les pays com munistes n'en-
traîne une nationalisation de cette usine.
C 'est pourquoi le Sdece et les hommes de Foccarr o nt très vite songé
à tenter un coup de force.
Ce complot, le premier - car il yen aura d'autres - , est préparé dès
le début de l'année 1959 à la fois à l'extérieu r et à l'intérieur de la G uinée.
À l'extérieur, il s'agit d'entraîner des officiers guinéens hostiles à Sékou
Touré. Au Sénéga l, le grand voisin du Nord, la France di spose d' un
importan t co ntingent militaire et de bases sltres Ol! ces futurs rebel les
officiers peuvent être form és en toute discrétion par des hommes du Il'
choc, le bataillo n qui fournit les effectifs du service « action » du Sdece.
À l' intéri eur de la Gu inée, le pl an prévo it de déclench er à la fois
un coup d'État à Conakry et un soulèvement armé dans le massif mon-
tagneux du Fouta Djallon, une région proche du Sénégal. On peut donc
y faire parvenir des armes sans trop de difficultés. Ce territoire est aussi
peuplé de Peuls, une ethnie qu'o n retrou ve également au Sénégal et
rép utée être traditionnellement hostile aux Malinké.
Des dépôts d'armes sont donc constitués dans le Fouta Djallon, tan-
dis qu'à Conakry les conjurés se préparent. Ce sont des opposants empê-
chés de s'exprimer par Sékou Touré qui règne sur son pays d'une main de
fer ! Certains d'être soutenus par la France qui leur a donné des assurances,
ils rassemblent des intellectuels, des commerçants et des hommes d'affaires
qui redoutent l'isolement de leur pays Cf, bien évidemment, des Inilitaires.
Cependant, même dans les plans les mieux élaborés, il peut se glis-
ser une paille. En l'occurrence, l'histoire est très curieuse. L'un des
officiers parachuti stes qui doit participer à l'opé ration a soudain des
scrupules. Il a en effet compris que la finalité de l'opération était l'as-
sassinat de Sékou Touré. Catholique, il s'en ouvre à un religieux. Celui-
ci, ne respectant pas le secret de la co nfessio n mais n'écoutant que sa
conscience, en parle à so n to ur à un haut fonctionnaire en poste à Dakar.
De fil en aiguill e, l' information parvient jusqu'à Paris au ministère
des Affaires étrangères où, bien sûr, on tombe des nues ! Car nul n'est

96
Guinée: un homme à abattre

informé de cette opé ratio n prépa rée dan s le plus grand secrer par
Foccart, et par lui seul' Er donc sans ave rtir les diplomates en posre à
Dakar ou à Conakry.
Le ministre, Couve de Murvi lle, m o n te sur ses g rands chevaux.
L'opération est mo mentanément abando nnée.

Sékou Touré ' :


Foccart est le responsable numéro lm de toutes les sub-
versions organisées en Afrique, et particulièrement en Guinée.
r..] Ce serait prétentieux et même une aberration de ma part
de penser que le gouvernement se séparerait d'un Français
parce que la Guinée le veut. Mais c'est aussi honnête de notre
part que de dire quëtant convaincus que M Foccart est dam
tous les complots contre la Cuinée, nous ne sommes pas prêts
à collaborer avec l'équipe Foccart.

Foccart, qui se sait so utenu par le Général , n'eSt pas homme à laisser
to mber. Pour lui, Sékou Touré représente un danger permanent. Non
seulement parce qu' il pourrait donner des idées à d 'autres pays africains
mais aussi parce qu'il se rapproche dangereusement des pays de l'Est.
Une deuxième tentative eSt donc envisagée. C'est d 'aurant plus f.,ci le
que l'o pération précédente a été simplem ent gelée ct que les disposi-
tifs prévus sont restés en place. Q uant aux conjurés. ils sont tOujours
prêts à agir. Seule nouveauté, une interventio n mi li taire effecruée depuis
la Côte d' Ivoire.
Sékou To uré, comme cous les dictateurs, est un paranoïaque qui se
méfi e de tout le monde. Et il faut reconnaître que les initiatives françaises
n'ont f.,it que contribuer à développer chez lui cetre obsession du complot.
Le dirigeant guinéen soupçonne en pa rticulier des hommes de son
ento urage immédiar de vouloir le démettre ! Et il décide de dégainer le
premie r. E n avril 1960, quinze jours avant l'opératio n prévue par le
Sdece, ses services de sécurité arrêtent ces supposés comploteurs. Cette

1. Interview donn ée à l'agence br itannique de rélévision Visnc:ws en ma i 1971.

97
Les dessous de la Fran,afrique

raRe déclenche un vent de panique chez les vrais conjurés qui se cro ient
découverts. C'est la débandade 'On se dénonce les uns les autres. Tandis
que certain s, risquant le [Our pOUf le tout, interviennent les annes à la
main. Ça se termine par un massacre. Plusieurs ressortissants fra nçais
sont arrêtés, des arm es sont sais ies, l'échec est patent, total!

Pierre Messmer 1 :
[La ncien haut-commissaire de l'A-OF affi rm e que
Foccart, ne croyant pas à la solidité du régi me de Sékou
Touré, a fini par en co nvaincre le général de Gaulle. Et il
a agi en co nséquence.]
Dans ses Mémoires, Faccan parle, L'intéressé nen dit pas
un mot, respectant une règle bien connue des services secrets:
« N'avouez jamais, surtout vos échecs! » N'ayant jamais
appartenu à ces services, je ne me sens pas lié par cette règle,
s'agissant d'événements vieux de quarante ans.

Cette no uvelle affaire a beau avo ir échoué, elle n'améli ore pas les
relations entre la G uin ée et la France, qui vo nt aller en se dégradant
au fil des mois et des années . À la fin de l' année 1960, par exemple,
Sékou Touré gèle les avoirs français en G uinée. Et puis il y a la mal-
heureuse histo ire de ce pharmacien français emprisonné à la suite du
co mpl ot d'av ril 1960. Cet homme, Pierre Ross ignol, très conn u en
Gu inée, es t accusé à ton d'avo ir fait partie des co njurés . Il passe deux
ans dans les geôles de Sékou Tou ré dans des co nditions épouvantables.
En fait, le dictateur guinéen, en l'in ca rcéra nt, a d'abo rd voulu se ven-
ger de la France.
Foccart et le Sdece renoncent à l'utilisation de la force pour se débar-
rasser de Sékou Touré. M ême si, en 1965, Sékou Touré mettra en cause
sans preuve plusieurs ministres franÇ<1.is et évidemment l'ém inence grise
du Général d'avo ir tenté de le faire assass iner! !Viais il n'en reste pas
moins que les services secrets frança is au ro nt toujours Séko u Touré à

1. Récits de décoLonisation, Albin Michel, 1998.

98
Guinée: un homme à abattre

l'œil et ne manquero nt jamais d'aider en sOlls-main les opposa nts gui -


néens ou de fomenter des in cidents aux fro ntières de la G uinée. En to ut
cas, ces graves accusations de 1965 abo utissent - c'était in évitab le - à
la rupture des relatio ns diplo matiques entre nos d eux pays.
En 197 1, Jean-Paul Alata, un Fra nça is ma rié à une G uinéenne
devenu l' un des conseillers les plus inAuents de Séko u To uré, est arrêté.
Sous la to rtu re, il reconnaît travailler po ur le Sdece. Des ave ux q u'il fa ut
do nc accueillir avec circonspectio n. D étenu penda nt quatre ans et demi
en priso n, il n'est relâché que lo rsque les relario ns d iplomariques enrre
Paris et Conakry sont rétablies.
La France n'a pas été la seule à s'occuper d e la G uinée. Les Ëtats-
Unis, aussi, y ont mis leur grain de sel, à partir du mo ment où une entre-
prise américaine s'est substituée à Pechiney d ans la prod uctio n de l'alu-
minium guinéen. Sans doute considéraien t-ils que leu rs intérêts seraient
mieux défendus so us un régime différent. M ais les Po rrugais Ont éga-
Iement jo ué leur partie. Toujours maîtres de la Guinée-Bissau voisine,
ils accusaient Sékou Touré de soutenir les guérille ros de Cabral qui lu r-
taient po ur l'indépendance. En 1970 , ils intervienne nt militairement
en Guinée avec des exilés et occupent un temps Conakry avant d'être
défa its par les rro upes de Séko u To uré. Ap rès ce no uvel échec d ' une
puissa nce occidentale, le dictateur guin éen semblait vraiment in vin-
cibl e ! Mais, une no uvell e fo is, cette ingérence agress ive donne lieu à
une répressio n féroce. C'est dans cette mesure que to utes ces in ter-
ve ntio ns exrérieures ratées n'o nt fair a u fo nd que plo nger la G uinée
un peu plus d ans la nuit et la terreur !

Pascal Krop 1 :
En 1969, 1970, 1974, la CIA et le BND allemand lan-
ceront encore plusieurs opérations armées. Toutes ces
manœuvres échoueront lamentablement. On sen fera une idée
en compulsant L'impérialisme et sa cinquième colonne. un
recueil publié par les services de Sékou Touré et composé de

1. Les secrets de l'espionnage [rtm çaù de 1870 à nos jours, Larrès, 1995.

99
Les dessous de la Françafrique

l'impressionnante litanie des aveux soutirés à divers opposants.


Ces confessions, obtenues au moyen d'interrogatoires parti-
cu.lièrement inhumains, sont à prendre avec précaution. Les
anciens du Sdece admettent cependant que les grip foits à la
France sont en bonne partie fondés, et qu'allcun complot men-
tionné n'est imaginaire. tcoutOIlS donc l'un des inculpés: «
J'ai été recruté par les services français, témoigne Bangouri
Karim, animateur du Bloc africain de Guinée (BA Gj, puis
secrétaire dÉtat guinéen aux Mines et à l'Industrie, par l'in-
termédiaire de J P. qui représentait les anciens établissemmts
français de nnde. En juiffet 1959, je le rencontrai chez lui
avenue Raymond-Poincaré, pour lui faire mon premier rap-
port. La consigne secrète était à l'époque d'entrer dans le gou-
vernement d'union et dam ladministration. et de pou.rsuivre
le travail pour "ne prédominance française mr tous les plans,
notamment économique, cultureL et politique. »
VII
Togo: le sergent-chef était l'assassin

II a été victime du premier coup d'État militaire en Afrique noire.


Moins de trois ans après avoir obtenu l'indépendance de son pays,
le Togo! n s'appelait Sylvanus Olympio. Et il a sans doute été tué par
son successeur, le président Eyadéma, père de l'actuel chef d'État togo-
lais, Faure Gnassingbé. Eyadéma lui-même a d'abord reco nnu ce
meurtre commis à Lomé au petit matin , le 13 janvier 1963, avant,
plus tard, de changer de version.
Mais cet assassinat a-t-il été téléguidé depuis Paris? C'est-à-dire
depuis le bureau de Jacques Foccart, secrétaire général de l' Élysée,
chargé des Affaires africaines et malgaches, et qui supervisait égaIe-
ment nos services spéciaux, c'est-à-dire le Sdece?

Sylvanus Olympio ava it une personnalité peu ordinaire. La carrure


Ct l'expérience nécessa ires pour faire d e sa patrie un havre de paix et
de prospérité. U ne incontestable chance pour ce modeste pays tout
en longueur, dix fois plus petit que la France et qui, au début des années
1960, ne comptait qu' un peu plus d'un million d' habitants.
Comme ailleurs e n Afrique, ses fronti è res dess inées par le co loni sa-
teur de façon parfaitement artificielle ne respectaient pas la localisation des
ethnies. Les Ewé, par exemple, étaient fixés au Togo mais aussi au Ghana.
C'était créer d'emblée un facteur de troubles: cette division ne pouvair
qu'e ngendrer une aspi ration légitime à la ré unificatio n, aspiratio n encou-
ragée par le voisin ghanéen, beaucoup plus grand et beaucoup plus peu-
plé. D 'autant que ces deux pays avajent eu une hiswire commune.
À la fin du siècle, le Togo a d'abord été co lon isé par les
XIX'
Allemands. Mais, peu de jours aptè.s la décla ration de guerre de 19 14,

\01
Les dessous de la Françafrique

Français et Anglais conquièrent le pays et expulsent les Allemands. À


l' issue de la Gra nde Guerre, la Société d es Nations place le Togo sous
mandats fran ça is et britannique. Le Togo français dev ient une entité
à part entière tandis que le Togo britannique est annexé à la Gold C oast,
colonie anglaise qui deviendra indépend ante sous le nom d e Ghana.
Il existe donc des Togolais francophon es et d 'autres qui sont anglo-
phones. Ainsi Olympia a f" it ses études supérieures en Angleterre. Mais
il a préa lablement fréquenté une école allemande. Puis il vivra dans
un pays fran cophone, la partie du Togo sous mandat frança is. Une édu-
cation morcelée qui a néanmoins permi s au jeune Sylvanus de deve-
nir un remarquable polyglotte qui parlait six langues.
Olympio est né au début du siècle dans une grande famille de la région,
des négociants mulâtres d'origine brésilienn e install és su r la Cô te des
Esclaves et qui se sont autrefois enrichis grâce à la trai te des Noirs. Après
une brillante scolarité en Angleterre, Sylvanus, dipl6mé d'économie, est
nommé directeur d'une filiale d'Unilever installée au Togo. À l'époque,
sur tout le continent, aucun Africain n'occupe un poste aussi prestigieux.
Respecté, admiré par ses frères togola is et africains, sa renommée va
bien au-delà du petit Togo. Au début des années 1940, il crée un cercle
culturel, le Comité de l'unité togolaise. C'est en (,it l'esquisse d'un parti
politique. Déjà, Olympia pense à l'indépendance et encore plus à la réuni-
fi cation du pays. Mais le sujet est enco re tabou: la création de ce co mité
vaut à O lympia d'être intern é par le commissaire de France, alors SO liS
les ordres de Vichy. Ma is dès que les gaullistes prennent le contr61e de
l'A-OF, l'Afrique-Occidentale française, O lympio recouvre la liberté.
Aussit6t après la fin de la Seconde G uerre mondiale, il transforme
so n assoc iation culturelle en parti politique e t doit immédiatement
affronter l'hostilité du nouvea u commissaire de France. Ce haut fon c-
tionnaire suscite même la créa tion d'une autre organisation togolaise
beaucoup plus modérée et résolument francophile. Un parti par ai Ueurs
dirigé par le propre beau-frère d e Sylvanus Olympia, un ingénieur,
N ico las Grun itzky, qui sera so n éternel riva1.
C ultivé, inAuent et partisan dérermijjé de l'indépendance de son pays,
Sylvanus O lympia entend utiliser toutes les ressources juridiques et diplo-

102
Togo: le sergent-chefétait l'assassin

matiques pour arri ve r à ses fin s. En effet, à cause de so n passé, le Togo


n'eSt pas tout à f.l it un e colonie comm e les autres. C'est l'ONU , héri-
tière de la SD N, qui a don né mandat à la France pour exercer un pro-
recto rat sur le pays. [ONU qui en voie régulièrement des missio ns au
Togo. O r un article de la C harre des Natio ns unies stipule que la puis-
sance (Utélaire. en l'occurrence la France, doit encourager l'évolution des
peuples, le but final étant de leur permettre de s'administrer eux-mêmes.
Olympio mène do nc un e vé ritable opération de lobbying à l'ONU
et aux États-Unis. Une entreprise peu appréciée par la France qui essaie
par tous les moyens de contrarier les efforts du dirigeant togolais. D'abord
en f.wo risa nt politiquement son rival et beau-frère lors des différentes
élections. Ensuite, de façon plus machiavélique, les administrateurs colo-
niaux successifs encouragent les di visions ethniques et sociales à l'inté-
rie ur du Togo. S' il ex iste en effet une élite à laq uelle appartient O lympio,
qui hab ite, au sud , les zones urbanisées situées le long de la mer, le reSte
de la populatio n réside à l' intérieur du pays, sur les plateaux et dans la
montag ne. Une multitude de peti tes ethnies bata illeuses et frondeuses
qui continuent de vivre chichement selon la coutume. Pour le pouvoir
colonial , il est donc te ntant de jouer de cette disparité. Il suffit de cares-
ser dans le sens du poil les chefs traditionnels, en les reconnaissant offi-
ciellement et en leur confian t des pouvoirs administratifs et politiques.
Grâce à ces combinaisons et à la fraude électorale, le parti d'Olympio
perd les élections au to ut début des années \ 950. Mais cette défaite élec-
to rale ne le décourage pas. [homme d'aff.lires entend bien faire entendre
la voix des nationalistes togolais lors d'une assemblée générale des Nations
unies qui doit se tenir à Paris. Ce que la France ne peut admettre !
Paris commence par exercer des pressions sur la fili ale d'Unilever qui
l'emploie. Ses patron s lui offrent le choi x. O u il embarque pour une
luxueuse croisière aux frais de la maison pendant la session des Nations
unies, ou bien il démissionne !
Contre toute attente, O lympio opte pour cette so lu tion. Cet acte
courageux lui vaut une extraordinaire popularité au Togo ! " a sacrifié
une réussite profess ionnelle incontestab le, et unique pour un Africain,
à la cause de la liberté de son pays !

\03
Les dessous de la Françafrique

Remis e n sel le, « Monsieur Sylvanus », comme o n l'appelle désor-


mais, symbo lise l'aspiration à l'indépendance. La puissance co loniaJe
a beau me ttre en avant Nicolas G runitzky, il es t év id ent que le seul
homme politique togolais qui compte est Olympia. Et que, tôt ou tard,
il s'empare ra du pouvoir.
Mais c'es t aussi un légaliste. S' il dés ire de toutes ses forces qu e le
Togo se détache de la France, il veut que cette sépa ration se fasse sans
douleur, sans violence.
En 1958, so n parti triomphe aux élections législatives . Un véri-
tab le raz-de- marée, malgté la fraude . Le haut-co mmissaire de France
es r co ntraint de le nommer Premi er mini stre. Cependant, ce n'est pas
encore l' indépendance. L un des ptemiets gestes de Sylvanus Olympia
consiste à prendre l'avion pour Paris. Il veut di scu~er directement avec
le général de Gaulle qui vient de revenit aux affaires.
En 1958, le haut-commissaire de France s'appelle Gaston Spénale.
C'est un adversaire résolu de Sylva nus Olympia. Et il a tenté d'écar-
ter le leader togolais en le ptivant de ses droits civiques sous prétexte
d' un e inftaction à la législation des chan ges. Toutefo is, deva nt le
triomph e électotal du parti d'O lympia, il doir s' incliner et se réso ut à
le nommer Premie r ministre. Mais déjà, le haut-co mmissaire engage
le processus visant à éca rter Sylvanus Olympia.
L un des premiets visiteurs de Gasto n Spénal e s'appelle Mama
Fousséni. C'est le chef d' un parti , l'UCPN , l' Union des chefs et des
populations du No rd. S' il se tallie à Olympia, ce dernier pourra consti-
tuer un gouve rn ement d'union nationale et mettre fin aux tradition -
nell es dissensions entre le sud et le nord du pays, le Nord où sc teCfU-
tent la plupart des militaires togolais. Or, après avoir rencontré Spénale,
Foussén i, qui éta it d'abord enclin à pactiser avec Olympia, décide de
demeurer à l'écart. Une décisio n, man ifestement insp irée par le haut-
co mmissaire, qui pèsera très lourd dans la suite de cette histoire.
En attendant, Olymp ia rencontre donc le général de Ga ulle. L'ancien
chef de la France libre a plutôt de la sympathie pour le dirigeant togo-
lais : il n'a pas o ublié que Vichy a fait interner Olympia! C'est pourquoi
l'accueil du Général est aimable. Mais lorsque so n vis ite ut lui demande

104
Togo : le sergent-chef était l'assassin

l'indépendance, de Ga ulle ne peur pas lui donner satisfaction. Pas tout


de suite en tout cas ! Le président fran çais veut d 'abord régler la ques-
tion algérienne. Accorder tout de sui te l'indépendance au Togo le met-
trait en diffi culté! Et il faut observer qu' il n'engagera ce ptocessus pour
tous les pays africains francophones qu'en 1960. C'es t-à-dire à un
moment où de Gaulle a déjà proposé l'autodétermination aux Algériens.
Devant ce refus, Sylvanus Olympia réagit sans manifester d' impatience.
Non, il affirme au Général qu'il n'est pas pressé. Et ça s'explique très bien:
le Togo étant sous la tutelle de l'ONU, son indépendance est inéluctable.
Alors, dans un an, dans deux ans, ça ne changera pas grand-chose. D 'autant
que le Togolais veut que la séparation se passe dans les meilleures condi-
tions. Olympia est un homme d'affaires avisé! qui sait que son petit pays
aurait beso in d'une aide économique et technique. Mais une aide qu'il
ne compte pas demander exclusivem ent à la France. Et à Paris, on grin -
ccra des dents quand on s'en apercevra! Car si Olympia désire que son pays
demeure dans l'orbite française, il ne veut pas qu'au co lonialisme succède
un néocolonialism e encore plus pervers. Mais cela lui coûtera très cher.
En avril 1960, un peu plus d e dix-huit mois après la re nco ntre de
Ga ulle-Olympia, l'indépendance intervient. Un an plus tard, «Monsieur
Sylvanus » est élu président de la République. Il se trouve alors au sum-
mum de sa popularité.
Vé néré par la plus grande parti e de la population qui voit d'abord
en lui le père de l' indépendance, il est parfois enclin à s'aba ndonner aux
délices du cuire de la personnalité, mais il go uverne en d émocrate.
Il doit pourtant faire face à un e oppositio n animée par Grunitzky,
év in cé du pouvoir par la victoire électo rale d'Olympia. D 'autre part, la
politique d'austérité qu'il a engagée provoque des mécontentem ents.
CermÎn s jeunes, en particulier, renâcle nt. Mais le prés ident s'efforce de les
intégrer dans son pani.lI est auss i confronté à la mau vaise humeur du diri-
geant du pays voisin, le G hana, dirigé par le bouillant Nkrumah. Ce der-
nier rêve de panafricanisme et voudrair que le Togo se fonde dans le Ghana,
réussissant ainsi la réunifica tion de l'ethnie Ewé. Mais Olympia n'en veut

1. À noter que ce se ra le seul c hef d'État afri ca in issu d u secteu r privé.

105
Les dessous de la Françafrique

pas. Non pas qu' il soit hostile à un rassemblement politique des pays
africains puisqu'il sera à l'origine de la création de l'O UA, l'O rganisation
de l'unité africaine. Mais, en tant qu'économ iste compétent, il veut d'abord
s'attacher à faire du Togo un pays en o rdre de marche. Lessentie! étant
d'arriver à un sui ct équilibre budgétaire, conditio n nécessaire d'une réelle
indépendance. Bref, Olympio essaie de construire une sorre de Suisse de
l'Afrique ! Ce qui lui va ut, là encore, de sérieuses inimitiés.
11 exige par exemple que la société fran çaise qui exploite les phosphates
du Togo revo ie le contrat dans un sens plus favo rable à son pays en vet-
sant des redevances plus importantes. Une revendicatio n qui mécontente
forcément les act io nnaires de ccrre entre prise. Ce conAit éco nomique
se double d'une ini tiative qui irrire le go uvernement fra nçais. O lympio
voudrait en effet construire un port à Lomé, la Cc'lpitalc, avec J'aide finan-
cière de la France. Paris, arguant du fait qu'un port est en construction
dans le pays voisin, le Dahomey, et que cerre no uvelle infrastructure togo-
laise le concurrencerait, refilse la demande de Sylvanus Olympio. Ce det-
nier prend acte c t, à la grande fureur de la France, se tOllrn e vers la pre-
mière puissance colonisatrice de son pays, l'Allemagne.
La RFA lui octroie un prêt de plusieurs dizaines de millio ns de deursche
mark. Enfin, et c'est ce qui va mettre le feu aux poudres, le président togo-
lais f:1Îr état de sa volonté de créer sa propre monna ie, car, pense-t-il , un
pays indépendant doit aussi jouir d'une souverai neté monétaire.
Cerre in tentio n de sortir de la zo ne franc provoque une nou velle
re mpête à Paris. Pour le go uverneme nr frança is c·es t une vé ri tab le pro-
j

vocation. D 'autant que le prés ident togolais envisage de demander que


cette nouvelle mo nnai e so it ga ranti e par la Bundesbank et non par la
Banque de France, qui n'aura do nc plus aucun droit de regard sur les
comptes ex térieurs du pays.
Ces ini riarives donn ent lieu à de nom breuses trac tations menées dans
le plus grand secret. La France essaie de fa ire reven ir O lympio sur sa
d écisio n. Mais le dirigeant togolais est inA exible. Il ve ut sa monnaie
et, aux yeux des Français, ajoute une ultime provocation : après un appe!
d 'offres pour concevo ir et fabriquer les pièces et les coupures de la no u-
ve ll e rnonnai e rogo laise c'est l'Angleterre qui es t retenue.
j

106
Togo.' le sergent-chefétait l'assassin

Les accords qui doivent sceller la rupture entre la Banque de France


et son homologue togolaise doivent être signés à Paris le 15 janvier J 963 .
Or c'est le J 3 janvier que Sylvanus Olympio est assass iné.
Il y a là plus qu'une coïncidence !
Les autorités françaises po uvaient craindre que cette volonté d'éman-
cipation à tout prix ne soit concagieuse et do nne des idées à d'autres
dirigeants africains. La zo ne franc et la créati o n du franc C FA nous per-
mettaient de garder un oeil sur la gestion de ces pays no uvellement indé-
pe nd ants. C 'était aussi la ga rantie qu e nos intérêts économiques en
Afrique seraient préservés et que la France sauvega rderait so n inAuence
politique sur ces no uvea ux États.
Pour autant, l'ordre d'assassiner le président togolais a- t-il été pris
à Paris? Et à quel niveau ?
Ce genre de décisio n ne fait jamais l'objet de nOteS écrites. Et pu is il
se trouve to ujours des gens dévoués qui p récèdent en quelque so rte la
volonté du Prince en croya nt bien faire ! Il suffit alors de leur adresser dis-
crètement un petit encouragement avant qu'ils ne passent à l'actio n.
Ce qui est cerrain , c'est que des agents de nos services de re nsei-
gnement n'ont pas été étrangers à ce qui s'est passé à Lomé. Mais il leur
fall ait m ettre e n pl ace un e machination qui , en aucun cas, ne com -
pro mettrait les autorités françaises.

Jacques Foccart' :
[Dans cet o uvrage, l'éminence grise du général de
G aulle reco nn aît d'abo rd qu' il était ami avec N icolas
G runi tzky, le beau-frère et ri val de Sylvanus Olympio,
l'ho mme qui lui succédera au pou vo ir. U ne amitié si
intime que les deux fi ll es de Grunitzky venaient souvent
séjo urner dans la villa de Foccarr, à Luzarches . Il évoque
ensuite la personnali té d'O lympio.]
Nous avions des rapports pLutôt froids. j e vous ai raconté
comment, au cours du passage du GénéraL à Lomé en J353,

1. Foccflrt parle. Entreriens avec Phi lippe Ga ill ard, Fayard, 1995.

107
Les dessous de la Françafrique

d'abord distallt, pour ne pas dire plus, il était devenu presque


chaleureux. Mes relations avec Olympia s'étaient alors amé-
liorées, mais elles n'ont jamais été cordiales comme celles que
j'entretenais avec Grunitzky Pour tout dire, je l'ai peu connu.
C'était un homme de qualité, mais orgueilleux, pas focile dans
les contacts humains. Seul chefd'État venu du secteur privé,
il attachait une grande importance à /'économie, aux dépens
des problèmes politiqttes, sociaux et d'unité nationale. Parmi
les pays africains, le Togo était l'un des plus divisés. Chefde file
des Ewé, Olympia n'avait quasiment laissé aucune place aux
gens du Nord dans la vie politique ni dans l'administration.

Très sagement, Sylvanus O lympio considérait que le petit Togo, qui


entendait vivre en pai x avec ses voisins, n'avait pas besoin d'une armée
puissante. li y avait aussi chez lui le désir de ne pas grever le budget
de l'État en entretenant une force pléthorique et coûteuse. La petite
troupe togolaise n'était donc composée que d' une compagnie de trois
cents hommes. Le Togo était même le pays le moins militarisé de tout
le continent. Il ex istait aussi une gendarmerie c t ces deux armes éta ie nt
commandées pat un officier français détaché par Paris.
O lympio avait co nfiance dans cet officier qu'il avait nommé chef de
son cab in et militaire, a.lors même que cet ho mme entretenait des rap-
pOrtS étroits avec le Sdece. Quoi qu' il en soit, le président togolais ne
semblait guère craindre cette petire armée de professionnels qu' il enten-
dait d'ailleurs transformer en introduisant la conscription .
Cependant, en 1962, la situation se tend: de nombreux soldats togo-
lais qui co mbattai ent dans nos rangs en Algérie so nt soudain démobi-
lisés cr revien nent au pays. Presque naturellement, ils demandent à s'en-
gager dans la troupe de leur pays. Mais Sylvan us Olympio n'est pas
décidé à accroître les effectifs de son armée. Il leur oppose donc un refus
cinglant. D 'autant plus cinglant que pour lui ces soldats SOnt des mer-
cenai res qui ont co mbanu contre les ind épendantistes algériens. Par
co nséque nt, il n'est pas question de créer une deux ièm e co mpag nie,
ce que réclament ces soldats démobilisés.

108
Togo : le sergent-chefétait l'assassin

Le président rogolais leur conseille alors de se reco nvertir dans la vie


civile où ils participeront à la construction de leur pays tout neuf. O lympia
est même prêt à les aider à suiv re une formation profess ionnelle. Mais
la plupart de ces soldats n'envisagent leur salut que dans la vie de caserne.
Ils suscitent donc un dangereux foye r d'agitation. D'aurant plus dan-
gereux que ces demi-soldes, co mme on les appell e, sOnt susceptibles
d'être manipulés. Furieux contre Sylvanus Olympia, ils so nt prêts à
se lancer dans n' importe quelle aventu re. À commencer par un putsch
car ils SOnt à peu p rès certains de compter sur la solidarité des soldats
de l'armée nationale et de leur chef, cet officier français qui commande
l'armée et la gendarmerie et détient les clés de l'arsenal.
Le président Olympia n'a sans doure pas pris la mesure du danger
que représentent ces demi-soldes. Certes, il a demandé à son ministre
de l'lntérieur de surveiller ces militaires un peu trop remuants. Mais
a-t-il été parfaitement obéi ? En rour cas, le présidem togolais ne semble
pas particulièrement inquiet puisque seul s deux policiers montent nui-
ramment la garde devant sa villa.
Un homme a joué un rôle capital dans cette affaire, le sergent-chef
Étienne G nassingbé Eyadéma. Sous-officier de l'armée française, il a été
démobi lisé en septembre 1962 après avoir combattu en Algérie. Il est
auss itôt rentré dans so n pays natal. D ès son retour, ce co losse prend
contact avec le bureau de la coopération militaire française à Lomé. JI
désire en effet que le président togolais le nomme so us-lieutenant.
Lofficier français qui commande la troupe a beau le soutenir, Eyadéma
essuie un refus. À partir de ce moment, comme les autres demi-soldes,
le sergent-chef Eyadéma no urrit une rancune certaine comre le prési-
dent de la République et il participe aux réunions de rous ceux qui com-
plotent contre Sylvanus Olympia : militaires désoeuvrés et opposams
politiques exilés au Dahomey o u au Ghana. Mais il doit se défi er de
la police. Interpellé à plusieurs reprises, on a même confisqué chez lui
des armes de guerre. Toutefois il a été laissé en liberté. Ce qui monrre
bien que si Olympia était un auwcrare, ce n'était pas un tyran!
Le 12 janvier 1963, Sylvanus Olympia inAige un nouveau camouAet
à notre ambassadeur en refusant d'inaugurer le Centre culturel français!

109
Les dessous de La Françafrique

Le soir, il regagne sa villa, travaille à son bureau et se couche. II est alors


minuit. Tout est calme. Mais soudain, la femme du président, Dina, entend
des bru its devant l'entrée de la vi lla.
Cela ressemble à une al tercatio n. Sans dou te entre les deux policiers de
garde et des intrus. Tout de sui te après, des co ups de feu claquent dans la
nuit. O lympia se réveille, allume la lumière de sa chambre. Aussitôt, des
balles sO nt tirées à travers les fenêtres . O lympia éteint, ordonne à so n épouse
de se cacher et décide de sortir de la villa par derri ère. Sa villa jouxte en
effet l'ambassade américaine et il compte provisoirement s'y réfugier. Il esca-
lade sans peine le mur qui sépare les deux propriétés. Et tandis qu'il prend
pied dans le parc, des soldats envahissent sa propre villa, finissent par tro u-
ver son épouse et la bo usculent. Ils veulent savoir al! est le président! Et
comme ils n'obtiennent pas de réponse, ils colTunencent à saccager la demeure.
À cette he ure-là de la nuit, l'a mbassad e américaine est bie n év i-
d emme nt ferm ée. Sylvanus Olympio a bea u tambouriner à la porte,
personn e ne lui ouvre. En désespoir de cause, il se cache dans une voi-
tUfe en statio nnement à l'intérieur du parc.
Dans la vi ll a prés identi elle, l' homme qui semble comm a nder les
mutins, Eyadé ma, té lépho ne à l'am bassad e de France. Et il dit: « No us
ne l'avons pas uouvé! ») Exactement comme s'il rendait com pte. La suite
n'est pas moins troublante: l'ambassadeur américa in reçoit un coup de
fil à son domicile. Son ho mologue français lui a nnonce qu' un putsch
est en co urs et que le président Olympia a peu t-être trouvé refuge à l' in-
térieur de la représenta tio n diplo ma tique américaine.
Aussitôt le d iplo rnate amé ri ca in se re nd à so n ambassade devanr
laq uelle statio nnent des soldats mutins. II parl em e nte, e ntre, et trou ve
le président Olympia diss imulé dans l'auro al! il a trouvé refu ge.
Imposs ible de le faire e ntre r da ns le bâtiment, le dipl o mate n'a pas
pris les clés. Alors, il reSSOrt pou r aller chercher celles-ci.
Reve nu chez lu i, avant d e repartir, il a le ré Aexe d e téléphoner à
so n homologue français afi n de lui dire qu' il vielH effective m elH de
retro uver Sylva nus O lympio, dissimulé dans une auro. Peu d e temps
après, les mutins, commandés pa r Eyadém a, pénètrent dans l'a mbas-
sad e américaine et extraient Olympia de sa cachette.

110
Togo,' le sergent-chefétait l'assassin

L:ambassadeur de Fran ce a-t- il in diqué aux putschistes que le pté-


sident se trouvait réellement dans l'ambassade? Le simple rapproche-
ment des faits est pour le mo ins intrigant.
O lympio, tout d'abord , ne veut pas quitter l'enceinte de l'ambas-
sade américaine. Mais finalement, il accepte de sortir. Et soudain, devant
le bâtiment, mais à l'extérieur, trois coups de feu claquent. Le président
s'écroule, morcellement touché.
Q ui a tiré? Vraisembl ablement Étienne Eyadéma. Il s'en est vanté
tout de suite après . La sui te est sa ns surprise. La petite armée togo-
laise se rallie très vite aux putschistes. N icolas G runitzky est appelé au
pouvoir. Mais quatre ans plus tard, Eyadéma le chasse et s' installe à sa
place. Et il y restera jusqu'à sa mort, en 2005 .
Le rêve de Sylvan us O lympio qui vo ulait bâtir une Suisse africaine
ne s'es t jamais réalisé. So us le règne despotique d'Eyadéma, le pays a
connuul1 surendetternent colossal malgré l'aide extérieure fournie par
la France. Mais l'armée, qui ne rassemblait sous O lympio que trois cents
hommes, en compte aujourd'hui quatorze mille.

Jeune Mrique 1 :
Chebdomadaire fiançais Paris-Match du 26 janvier
J963 rapportera de ce tragique et absurde événemerlt la ver-
sion de l'adjudant-chef Étienne Eyadéma ; il admettra avoi,.
tiré sur Olympio, qu'il entendait seulement faire prisonnier,
parce que celui-ci « ne voulait pas avancer ». Mais dix ans
plus tard, parlant au journaliste Claude Feuillet, Eyadéma
reviendra sur sa première déclaration, expliquant qu'Olympio,
qui essayait de f uir, avait été victime du tir d'u.n membre
du groupe, par accident.

Q uant au général de Gaulle, il n'a jamais douté que l'ancien sergent-


chef avait rué O lympio.

1. 22 janvier 1990.

III
Les dessous de la Françaftique

Jacques Foccart ' :


[II rap porte une de ses conversa tio ns avec le Général,
après que le chef de l'État ellt reçu Eyadéma à l'Élysée.]
Dès le début de la conversation, m'a-t-il relaté, il lui a
dit, en substance: " Vous avez tué Sylvanus Olympio ; vous
avez eu tort. Plus tard, vous avez pris la place de Grunitzky,
qui ne dirigeait pas vraiment votre pays; ilfollait sans doute
le foire. » Puis il lui a donné des conseils de plusieurs ordres
et très précis. JI lui a dit qu'il devait exercer le pouvoir sans
s'encombrer de considérations politiciennes, foire appe! à des
jeunes disposant d'une certaine expérience plutôt qu'à des
anciens décorlSidérés, se débarrasser des prétendus socialistes,
en réalité crypto-communistes, qu'il avait pris dans son gou-
vernement. « vous êtes arrivé au pouvoir d'une façon brutale,
a-t-il ajouté. 11 vous appartient de vous foire accepter et de
vous foire respecter. Pour cela. vous devez être modeste et
ferme. »

1. op. cit.
VIII
Denard : le « corsaire» de la République

Opémtioll c,'evette ! Ce pourrait être le titre d'un mauvais film


de série B. Mauvais fùm et mauvais scénario! Car cette Opération
Crevette, pourtant financée à coups de centaines de milliers de dol-
lars, et soutenue en secret par plusieurs pays dont la France, s'est
terminée en fiasco. Un fiasco total. Une vraie gifle pour le chef mili-
taire de cette opération, le célèbre mercenaire Bob Denard !
C'était en 1977, au Bénin, l'ex-Dahomey. COpération Crevette
avait pour objectif de provoquer un coup d'État et d'éliminer physi-
quement le président du pays, Mathieu Kérékou. Mais les mercenaires
ont dû faire face à une résistance inattendue et, au bout de quelques
heures de combat, ils ont été obligés de battre piteusement en retraite.
Les dés étaient sans doute pipés dès le départ.
Bob Oenard, ce « chien de guerre » comme l'a surnommé Pierre
Péan, ne tarde pas à prendre sa revanche. Un an plus tard, en 1978,
il intervient aux Comores, renverse le président et rétablit l'ancien chef
d'État, Ahmed Abdallah, qu' il avait lui même chassé du pouvoir trois
ans plus tôt. Pendant dix ans, le mercenaire et ses hommes règnent
sans partage sur cet archipel. Jusqu'au jour où Abdallah est abattu dans
de mystérieuses circonstances, en présence de Bob Denard.
Puis, à nouveau, en 1995, il tente un putsch contre le président
comorien, Djohar. Mais il échoue.
En 1993, pour la première fois, Denard répondra deva.nt la justice
française de son intervention meurtrière au Bénin. Mais des hommes
ayant appartenu au monde du renseignement viendront témoigner en sa
faveur et affirmer que le Inercenaire avait agi en tant que sous-traitant
de nos services secrets. Résultat, Denard ne sera condamné qu'à Wle peine

11 3
Les dessous de la Françafrique

avec sursis. Les mêmes hommes, auxquels se joindra le sulfureux géné-


ral Allssaresses, reviendront en 1999 pour soutenir le mercenaire lorsqu'il
sera accusé d'avoir assassiné le président comorien Abdallah en 1989. À
nouveau, leurs témoignages pèsent d'un grand poids puisque Denard sera
finalement acquitté. Mais il n'en aura pas fini avec la justice'.

Les services secrets o nt to ujours eu besoin d'ho mmes co mme


D enard. D es types qui n'engagent pas vraiment le pays pour lequel ils
travaillent pu isqu' ils n'appartiennent pas offi ciell ement à ses services.
O n peut do nc leur confie r l'exécution de coups rordus, ces opératio ns
fumeuses que les Étacs ne peuvent pas officiellement assumer. Et s'il leur
a rrive de se faire prendre, il est a isé de dégager sa res ponsabilité et mê me
d'abando nner ces marg inaux à leur sort.
No mbreux ont été ces personnages qui o nt travaillé pour les services
spéciaux en francs-tireurs. D es gens pas très recommandables mais qui
étaient prêts à tout, concre mo nnaie sonnante et trébuchante, naturelle-
ment : les fonds secrets SOnt faits pour ça ! C'est ainsi que l'avocat de Bob
Denard a pu allirmer que son client était " une prothèse étatique ».
Ces hommes qui mè nent une vie dangereuse se payent aussi sur le
pays a l! ils intervienn ent. S'ils réussissent, bien entendu.
Bob D enard occupe une place à parr dans ce pandémonium des mer-
cenaires . Et d 'abo rd parce qu' il a roujo urs eu un sens exacerbé de la
publicité. Malgré ses déconvenues, il s'est constamment débrouillé pour
promo uvo ir son pro pre personnage Ct donc faire e n sone de se rend re
indispensable. Une vé ritable stra tégie marketing: le mercenaire a d éve-
loppé un sire Internet, a écrit un livre à sa glo ire et des au teurs ont publié
sur lui d es ouvrages p lutô t flatteurs destin és à effacer son image d '"
affreux », ainsi qu'on appelait ces chiens de guerre au début des années
1960, lo rs d e la guerre civil e au C ongo-Léo po ld ville'.

1. En 2006, il es( condam né à ci nq ans de priso n avec sursis po ur sa partici patio n


au cou p d'.Ëlm manqué aux Como res. PuÎs e n appel, un an plus rard , il écope de quatre
ans de prison do nt trois avec sursis. M ais les deux fo is, arrci nr de la malad ie d'Alzhe imer,
il a éré d ispensé de co mparu tion. Il est mort peu après e n ocrobre 2007.
2. Vo ir chap itre X I.

11 4
Denard: le « corsaire " de la République

De son vrai nom Gilbert Bourgeaud, Denard est le fils d'un militaire
de la coloniale qui , assez curieusement, était plutô t communiste alo rs
que son fil s, to ut au long d e sa vie, préte ndra avoir d'abo rd combattu
le marxisme. Ce qui explique sa proximité avec Jean-M arie Le Pen!
De la même façon, les mercenaires qu'il a recrutés po ur perpétrer ses
mauvais coups se sont toujo urs situés clairement à l'extrême droite.
Dc nard a to ut juSte seize ans lorsqu'il s'engage dans la marine.
Direction l'Indochine olt la guerre fait rage. Mais un so ir de beuverie,
il démolit un bar. L armée le chasse.
O n le retrou ve ensuite au M a roc dans la po lice. JI est engagé dans
la lutte contre les indépendantistes. Accesso irem ent, il pa rticipe à une
tentative d'assassinat concre Pi erre M end ès-France, accusé de brader
l'empire, ce qui lui vaut d 'être expulsé de la poli ce.
Denard retombe vite sur ses pieds : les gaullistes le récupèrent et il est
associé à la prépara tion du coup du 13 mai 1958. U n point capital: à cette
occasion, il est mis en contaCt avec ce qu'il est convenu d'appeler les réseaux
Foceart' et qui SOnt déjà très largement inspirés par le Sdece' .
Cette toile d 'araignée se met progressive ment en place après le retour
au pouvoir du général de Ga ulle. JI s'agit de perpétuer l'inAuence po li-
tique et écono mique de la Fra nce en Afrique, malgré la décolonisatio n.
Ces réseaux n'hés iteront pas à intervenir par l'intrigue o u la force dans
les pays qui vo udront s'a ffranchir d e cette tu telle. Denard se coule
presque naturellement dans ce système. Ce farouch e anticommuniste
est parfaitement à l'aise lorsqu' il s'agit d'abattre les go uvernements de
pays afri cains qui , se d étac hant d e la Fra nce , c hoisisse nt de se do re r
de régim es marxis tes ou pseudo-marxistes.

1. Foccarc, même avant 1958, avait des rappo n s pri vi légiés avec le Sdece ct sur·
tou t avec son se rv ice « action Il (le 11~ choc) q u'il fréquentait régu li èremenr au co urs
de périodes d'entraîn ement.
2. Le BeRA , Bureau ccnrral de re nse igne ments et d'acri o ns, ancêrre de norre
service de renseig ne mcnt , a été créé par la France libre. Lui succèd e à la li bération,
la OGER, Di rcction généra le des études et rec herches. Puis le Sdece, Se rvice de docu·
l11 enratio n ex téri eure et de co nere-es pio nn age . Et enfin , SO LI S Mitterrand , la DG SE,
D irection générale de la sécuri té extérieure.

11 5
Les dessous de la Françafriqu e

Pour autant, D cnard n'entretient aucun lien o rganique avec le Sdece


et demeure une so rte de collabo rateur in termittent, engagé au coup par
coup. Il commence à agir dans l'ex-Co ngo belge, au début d es années
1960. Ce pays ne fait pas partie de l'empire français. M ais il est fran -
co pho ne. Par co nséquent, le destin du Co ngo ne peut pas laisser la
France indifférente. No n seulement parce qu' il est prodigieusement
riche en ressources naturelles, mais aussi parce que les Belges ont aban-
donné la partie et qu' il est tentant de prendre leur place.
C 'est ainsi que Paris jo ue un rô le éminent dans l'affa ire katanga ise
en so uten ant Moïse Tscho mbé le sécessio nniste, co ntre le progres,-
siste Lumumba. La France appuie auss i la créati on d' un véritable co rps
de mercenaires {les fam eux « affre ux }») co mposé d'anciens militaires
belges, ftançais ou autres Euro péens et d 'Africains blancs, sud-afri ca ins
ou rhodésiens. S'y ajo utent d es soldats perdus, d es activistes qui ont
cho isi le mauva is camp en Algérie. U n recruteme nt qui arrange bien
le go uvernem ent français qui préfère les voir combattre au Congo plu-
tô t que participer à quelque m anœ uv te fac tieuse en Algéti e o u en
métro pole.
C 'est donc au Congo que O enard tro uve sa vo ie ct devient un mer-
cenaire professionnel. To utefo is, son parcours es t pour le mo ins sinueux.
Il combat d 'abo rd aux côtés des Katangais de Tscho mbé et affron te le
co rps expéditi o nnaire de l'O N U. Puis il laisse tombet son employeur
po ur rejoindte Mobutu, le no uvel ho mme fort du C ongo. Mais comme
celui-ci es t décidément trop proam éricain , il revient vers Tscho mbé. Un
aller-reto ur inspiré par les services français, très présents au Congo tou t
au lo ng de cette intermin able guetre civile.
Cependant le mercenaire a fait une parenthèse au milieu de ses aven-
tures congolaises . En 1963, il est allé combattre avec les royalistes du
Yém en contre les républicains soutenus par N asser.
So n indéniable co utage phys ique lui perm et ensuite de regrouper
auto ur de lui toute une équipe d e durs qu' il traînera lo ngtemps à ses
cô tés. Malgré ses échecs et ses rodo m ontades, D enard est un chef !
D ésormais, on le retro uve, lui et sa bande, un peu parto ut en M rique,
à chaque fo is qu' un coup tordu se prépare. LAftique est un terrain idéal

11 6
Denard: le " corsaire» de la R épu.blique

pour ces mercenaires qui peuve nt y affirmer faci lement leur supério-
riré fa ce à des militaires africai ns mal armés et mal entraîn és ou des
régimes tfOp souvent corrompus et instables. Mais c'est un combat sans
gloire pour cette soldatesque de sac et de corde. Et elle y connaîtra par-
fois la déroute. En Angola, d'abord. Et plus tard au Bénin lors de cette
désastreuse Opération Crevette o ù D enard a peut-être été entraîné dans
lin piège.

Afrique magazine l :

[Dans cet extrait le périodique brosse un portrait du


mercenaire et rev ient sur ses débuts au Katanga .]
À Paris, Jacques Foccart et Pierre Dabezies s'intéressent
à cette frondeuse province qui renferme dans son sous-sol envi-
rOrl 73 % du cobalt destiné à l'Occident, 60 % de l'uranium,
du cuivre et, bien SÛt; des diamants. Pottr Denard, c'est une
occasion en or. À trente ans, il choisit l'Url des plus vieux
métiers du monde : mercenaire. À la tête de vingt-cinq
Européens et de cent cinquante Katangais, il harcèle les troupes
du gouvernement de Léopolduille, sabote les installations de
l'Union minière et guerroie contre les Casques bleus des
Nations unies. Ainsi naît la Légende des « affreux », ces
hommes au visage barbouillé montant au fiont en poussant
des cris terrifiants. « J'ai combattu entièrement nu avec une
cartouchière pour seul vêtement )J. raconte aujourd'hui le mer-
cenaire, sans avoir peur du ridicule. Au service de Tschombé,
puis de Mobutu, il se foit un nom, sculpte sa renommée et
découvre l'Afrique. Sa vie secrète, brouillonne, tout droit sor-
tie d'un mauvais roman, son expérience de la violence, sa
volonté d'engagement physique, jusqu'à ses aventures senti-
mentales (version nostalgique du colon blanc), resteront à
jamais marquée par la grandeur lyrique du continent. «Je
suis un Africain blanc, nous disait-il, etjai du sang noir tlIlllS

1. Novem bre 1995.

11 7
Les dessous de fa Françafrique

Les veines.' Lors de mes blessures, des ctltnarades noirs m'ont


sauvé la vie. Et puis beaucoup d'Africaines rn'ont donné des
enfants, c'est un lien sacré. »

C'est en 1972 qu' un homme joufflu, vêtu d' un treillis, s'empare


du pouvoir à CotOnou, capita le économique ct administrative du Bénin.
Un événement tristement ba nal en Afrique.
Mathieu Kérékou co mmence pat jeter en priso n les présid ents qui
l'ont précédé puis doit affro nter un premier co mplot. lJ y en aura beau-
coup d'autres. E t aussi nombre d'arrestations et d'exécutions sommaires.
Un capitaine, par exemple, sera abattu sous le prétexte fallacieux qu' il
aurait séduit l'épouse du président.
Cette dictature béninoise n'est ni pire ni meilleure que dans beau-
coup d'autres pays africains. Cenes, on y tOrture mais on y tu e plutôr
mo ins qu'a illeurs. Il faut ajo uter qu'à l' instat d u Congo-B razzaville
ou de la Somali e, Kéréko u opte pour le marxisme-léninisme scienti-
fiqu e et introduit par là- même une belle pagaïe dans so n petit pays.
Parallèlement, il choisit de se ranger dans le camp socialiste. La France
n'apprécie guère. Elle n'est pas la seule. Dans plusieurs capitales afri -
ca in es, les dirigeants, redoutant la contagion, s'inquiètent. D 'autant
qu e la C hin e et l' URSS ne cessent de gagner des po ints en Aftique.
En Duue, Kérékoll s'est mis en tête d'aid e r le Front Polisario, c'es t-à -
dire la rébellion sahraouie, ce qui irri te le roi du Maroc. Il se construit
donc une coalitio n co ntre le Bénin dont le cerveau se trou ve bien sûr
à Paris. À l'Élysée, si Foccart ne s'occupe plus directeme nt du concinent
africai n, c'est l'un de ses proches, René Journiac, qui est en charge de
ce secteur.
Peu à peu, un scénario se met en place. 11 faut d'abotd trouver des
opposants béninois pour remplacer Kérékou. Un ho mme po urrait faire
l'afE,ire, un certain Gtatien Pognon, ambassadeur en Belgique. Il a créé
un mouvement famomatiq ue, le Front de libératio n du Dahomey. Mais
il agit vraisemblablemen t pou r le compre d'un autre ho mme, un ancien
président, Ëm ile Z insou. Le Maroc, partie prenante du co mpl ot, met
à la dispos ition des indispensables mercenaires chargés de la partie opé-

118
Denard: le " corsaire» de la République

ratio nn ell e un camp militaire où ils pourront s'enrraÎner. Et co mme il


fa ut une base d e départ qui ne soit pas trop éloignée du Bénin , on choi -
sît le Ga boll. Là-bas, les agents spéciaux français sont comme chez eux:
à [a tête du ( clan des Gabo nais ' » se trouve J'ambassadeur Delauney
qui est un ancien du Sdece, tout com me Robert, le chef de la sécurité
de la co mpagnie Elf, qui fait la pluie et le beau temps au Gabon . li
fa udrait encore citer Debizet, le patron du SAC, qu i occupe une fonc-
tion officielle à la p résid ence d e la République ga bonaise. Sans oublier
Bob Oenard dont le prés ident Bongo a [,i t en 1976 son co nseiller tech-
nique. Une co uverture qu i doit permettre au chef mercenaire de pré-
parer son co up contre le Bénin.
Cargent ne manque pas. Des centaines de milliers de dollars ont été
rassemblés. C hacun a versé son obole, y comp ris Elf, d 'abord créée
par de Gaulle pour préserver nos inté rêts éco no miques en Afr ique.

Pierre Péan' :
Robert, qui est au centre de cette nou.velle toile d'arai-
grtée, travaille à partir de mars 1915 avec une vieille connais-
sance, l'ambassadeur Maurice Delauney. Le président gabo-
nais, qui redoutait beaucoup le départ de son « protecteur »
de l'Élysée, a fait des pieds et des mains pour que " son»
ambassadeur revienne. Robert complète son réseau en créant
d'abord au Gabon, puis en France, des sociétés de gardien-
nage qui constitueront en quelque sorte son propre service
" action ". Au Gabon, avec l'aide de Pierre Debizet et Bob
Denard, il porte sur les fonts baptismaux la Société gabonaise
de services (SGS). Cette officine devient rapidement un repaire
cie (( gros bras» dont personne ne connaît exactement les cur-
riculum vitae. À Port-Gentil, la SGS assure la su.rveillance
des bâtiments d'ElfGabon et, en pratique, celle des princi-
paux centres économiques de la capitale. La SGS devient le

1. Vo ir ch:tpirfc V.
2. L'lJomme de l'ombre, Fayard, 1991.

11 9
Les dessous de la Françafrique

symboLe d'une convergence d'intérêts où L'on retrouve au coude


à coude: Le SAC, un directeur d'Elj ml mercenaire qui tra-
vaiLLe occasionnellement pour Le Sdece, Bongo et sa COltr ...

Reste le recrutement des mercenaires. Bob Denard dispose d'un noyau


de fidèles, des hommes qui ont combattu avec lui au Congo, au Biafra
ou dans l'enclave de Cabinda. Mais ça ne suffit pas car il a prévu de recru-
ter une centai ne d'hommes, en majorité des Européens plus une po ignée
d'Africains. To us seront puissamment armés et, en cas de résistance, ne
devraient faire qu' une bouchée de la petite armée béninoise. En outre,
débarquant en pleine nuit, ils bénéficieront de l'effet de surprise.
Denard passe donc une anno nce dans la presse française. Il y est sim-
plement écrit qu'une société d'outre-mer recherche des agents de sécurité.
Les candidats sont légion. Une sévère sélection s'impose. Les hommes
retenus, à qui il est promis une grasse rémunération, rejoignent par petits
groupes le Maroc où ils doivent s'entraîner. Pou r éviter un e éventuelle
fuite, ils ignorent la finalité de leur mission. Ils l'apprendront au dernier
moment, dans l'avion qui les emportera vers leur cible.
Afin d e préparer l'opératio n sur le terrain, Denard a envoyé l' un de
ses homm es au Bénin. Sous co uvert de tourisme, ce perso nnage
recueille d es informations et repère les li eux. À so n retOur, le chef des
mercenaires élabore un plan très précis. Les o bjectifs so nt classiques.
Il s'agit simultanément d e s'emparer du palais présidentiel afin de neu-
traliser Kéréko Li et d'i nves tir les prin cipaux ministères cr l'immeuble
d e la radio.
À la mi-janvier 19 77, les mercenaires arrivent en avion sur l'aéro-
drome de Francevil le, au Gabon. Un autre appareil , un DC-7, les
attend. On commence à charger le matériel. Des ca isses et des caisses !
Er parmi elles, très curi eusement, un e ca ntine dans laq uelle les mer-
cenaires, qui se sont dépouillés d e tout ce qui permettrait de les iden-
tifier, o nt rem isé leurs affai res personnelles. On y a aussi glissé des docu-
ments sur la préparation de l'opération elle-même.
Po urquoi transpo rter cene cantine qui , si el le tombair aux mai ns des
aurorirés bénin oises, li vrerait rous les secrets de l'opération? Denard

120
Denard: le " corsaire " de la République

dira plus tard qu' il ne vo ulait rien laisser derrière lui. Une explication
qui n'est g uè re co nva in c,,"l nre ct recèle un mystère.
Les mercenaires embarquent donc dans ce D C-7. Mais, au moment
de décoller, le pil ote s'aperçoit qu' il y a une fuite d ' huile sur un des
moreurs. Impossible de partir, il fuut réparer. La réparation prend presque
quarre heures . L'opération pourrait ê tre remise au le ndema in . Mais,
Denard ne veut pas. Pourtant, il sa it que ce retard aura pour conséque nce
de l'empêcher de bénéficier de la surp rise d'un débarquement de nuit.
Il prend donc un gros risq ue. Mais peur-être que les Gabonais ont
vou lu év iter que cette centa in e de me rcenaires ne s'attard e trop lo ng-
te mps chez eux.
Le DC-7 d éco lle ve rs 3 heures du matin. II lui faut traverser rout
le golfe de Guinée avant d 'atteindre Cotonou. Avec un avion turbo-
propu lseur comme le DC-7, le vol, effectué au ras des Aots pour échap-
per aux radars, dure trois heures et demi o u quatre heures. Les merce-
naires arri ve nt do nc au pe tÎt matin .
En ce diman che, auc un avion marinai n'est 3[[cndu sur l'aéroport
international de Cotonou. À 7 heures, alo rs qu'il f., it déjà jour, le DC-7
atterrit sur la piste, braque très vite à droite et se présente devant le bâti-
ment principal. Aussitô t, les mercenaires descendent de l'appareil grâce
à des perches rn éralliques et se précipitent dans l'aéroport dont il s pren-
nent le contrôle très facileme nt.
Caffaire commence bien. Pourtant les mercenaires auraient dû aVOÎr
la puce à l'oreil le en survolant Coto nou. Dans le cockpit, on a en effet
ass isré à un curieux spectacle: les bateaux amarrés dans le port o nt tous
pris la me r les uns après les autres. Comme si on vo ulait év iter que les
assa illan ts ne s'c n emparent po ur fuir en cas d'un éventuel échec. Ce
qui signifi erait do nc que les Béninois s'attendai ent à ê tre attaqués.
Carrirude de Oenard lui - mê me est très curie use. Pendant que ses
homm es qui ont réquisitionné le personnel de l'aé roport déchargent
leur matériel, il prend so in de place r un e Jeep deva nt le nez du DC-7
pour l'empêcher de redécoller prématurément. Le mercenaire veut donc
être certain de pouvoir reparrir avec cet appareil. Exactemenr co mme
s' il s'attendait à un échec.

12 1
Les dessous de la Françafrique

Les baroudeurs, après avo ir déballé leur armenlCnt, se répartissent en


trois colonnes. La prem ière et la seconde doivent se d iriger vers le palais p ré-
sidentiel ct la rad io. lis sont accompagnés par le commanditaire béninois
du coup d 'État, G rarien Pognon, qui a préparé un discours à prononcer sur
les ondes. Q uant à la troisième colonne, elle a pour mission de s'attaquer
à Ull camp militaire qui abrite un stock d'explosifs et de munitio ns.
Très vite, les mercenaires affrontent une surprenante résistance. l1s som
manifestement attendus. Parmi les défenseurs béninois se trou vent des ins-
tructeurs nord-coréens et les gardes du corps du vice-président de leur pays
en visite officielle à Cotonou. On se bat dans les rues. Les assai llants, pour-
tant armés de lance-roquettes ct de morciers, ne parviennent pas à prendre
l'avantage. Autre échec: le palais de M athieu Kéréko u est inutilement
bo mbardé. Le président ne s'y trouve pas. li est de notoriété publique qu' il
préfère loger dans sa pro pre demeure plutôt que dans sa résidence o ffi -
cielle. Le coup a donc été pour le moins mal préparé.
Après trois heures d e co mba t, D enard se rend compte qu' il est vain
de co ntin uer et so nne la retrai re. Les mercenaires rebro ussent chemin
vers l'aéro pon en empo rtant leurs blessés et leurs morts. Ils rembar-
quent en hâte dans le D C -7 sous les tirs de l'armée béninoise. J.:appareil
parvient malgré tout à prendre l'air et vole ve rs le G abo n. Les hommes,
après avo ir reçu leur solde, regagnent leurs pays respectifs.
Mais, ce que l'o n ne sait pas encore, c'est qu'une (Crrib le bévue a été
co mm ise: la cantine co ntenan t effers personn els des mercenaires et
documents a été o ubliée sur le mrmac de Coto nou.
D ena rd affirmera qu'elle a été d ébarqu ée par erreur alors qu'elle
aurait dû rester à l' intérieur de l'appareil.
Autre o ubli majeur : un mercenaire afri ca in en factio n sur le to it
de l'aéropo rt s'est pa isiblement endormi. Dans la panique, ses ca ma-
rades n'on t pas pensé à le récupérer. D o mmage c.1.r cet homme, capturé
vi va nt, se mo ntrera très bavard.
Mais, bien sûr, ce sont surtout les documents de la cant ine qui inté-
ressent les enquêteurs béninois, puis ceux de l'O N U . En prenant connais-
sance de ces papiers qui ne sont même pas codés, ils peuvent ainsi recons-
titller une grande partie de l'afF., ire et identiner la plu part des mercenaires.

122
D enard: le " corsaire» de la Rép u blique

Les famill es d es Bénin o is tués pendant cc co up d e fo rce saisiro nt


la justice française qui instruira l'affaire. E n prenant son temps. Ce n'est
qu'en 1993 que Denard com pa raîtra deva nt un e chambre correcti o n-
nelle et sera condamné à une peine de principe. Seize ans après les fa its,
une sorte de record ! M ais il es t des secre tS qu'il va ut mie ux raire le
plus longtemps possible.

Dossiers secrets de l'Afrique contemporaine l :


Le 23 juin J98 /, le juge d'instruction délivre un man-
dat d'arrêt contre Bob Denard. Lancé sur l'ensemble du ter-
ritoire français, ce mandat ne sera curieusement jamais exé-
cuté. Le 25 août J986, la justice française rend d 'ailleurs une
ordonnance de non-lieu, " la preuve nëtaru pas foite que Bob
Denard ait eu personnellement u.ne intention de tuer ou qu'il
ait donné des instructions en ce sens ". Deux jours plus tard,
les avocats du Bénin font appel de cette décision. L'affaire
est examinée par la quatrième chambre d'accusation de la
cour d'appel le 24 sep tembre /987. Le ministère public
demande une confirmation pure et simple de l'ordonnance de
non-lieu, utilisant pas moins de seize articles du code de pro-
cédure p énale. Sans vraiment y croire, M aîtres Nordmann et
Dossou, quant à eux, en ont réclamé l'annulation et ils
demandent la mise en accusation de D enard devant la cour
d'assises de Paris, pour « compLicité par instructions, aide,
assistance et fourniture de moyens d'homicide volontaire et
association de malfoiteu.rs ». C'est la mrprise lorsque la
chambre d'accusation rend, le J2 novembre J987, son ver-
dict : les juges ordonnent l'inculpation de Denard et de ses
compagnons. Pour la première fois, un pays européen recon-
naît non seulement la culpabilité de ses propres ressortissants
dans un coup de force organisé contre u.n pays africain, mais
les inculpe.

I.Jeune AFique sous la plu me de Francis Kparin dé.

123
Les dessous de la Françafique

Dans la fameuse cantine oubliée à Coto nou se trouvait aussi une ser-
viette frappée aux initiales de Bongo!« ABB", Albert-Bernard Bongo'
D 'autre part, dans les documents saisis, le président gabonais était clai-
rement incriminé. En ajoutan t à cela le fait que les Bé ninois attendaient
les mercenaires, on ne peut émettre que deux hypothèses.
La première, élaborée par Bongo lui-même, soutient que l'affaire avait
été ourdie par les Béninois dans l'intention de le discréditer. Le présidem
gabonais a d'ailleurs prérendu que cette histoire de camine avait été mon-
tée de toutes pièces par les services de Mathieu Kérékou . Difficile à cro ire:
Bob Oenard n'a jamais nié so n existence ni la réalité de son contenu.
L~ deuxième hypothèse est la suivante: les vrais commanditaires de
l'Opération Crevette (c'est-à-dire les services spéciaux français) avaie nr
prévu de se débarrasser de Kérékou. Mais ils avaient garanti lems arrières.
En cas d'échec, tout éta it prévu pour que Bongo soit montré du doigt
et assume la responsabilité de l'opérarion alin de dégager celle de la France.
Une façon aussi de re nir d'un peu plus près un dir igeant africain qui
en prenaü trop souvent à son aÎse et œnair la dragée haute aux politi-
ciens français.
Quant à Oenard, qui n'ava it rien à refuser aux services secrets dont
il était un collaborareur régu lier, il étai t forcément au co urant. Mais il
lui fallait vite oublier cet échec subi ou perpétré en " service commandé»!

Bob Oenard' :
[Le mercenaire évoq ue les jours qui ont suivi la piteuse
Opération Crevette. ]
Des ntmeurs commencent alors à courir sur mon compte.
Selon certains, Kérékou lui-même ma fait manipuler par ses
services secrets, dans te but de renforcer son pouvoir. D'autres
me soupçonnent d'avoir trahi mes commanditaires. Je décide
de me taire, de ne pas entrer dans la polémique, et reviens en
France. Après avoir fait le tour de La situation avec mes com-
manditaires, je conseille à mes fidèles de se mettre en sommeil

1. Le corsaire de ln. République, Robert LafTont, 1988.

124
Denard : le « corsaire " de la République

Le mercenaire do it rebondir. Une no uvelle fois, la France lui offre


une occas ion d'exercer ses talents très parti culi ers dans l'archipel des
Comores qui occupe Lill e situation stratégique éminente au sortir du
canal du Mozamb ique et donc sur la route maritime du pétrole moyen-
oriental.
Les Comores ont jo ué un grand rôle dans la vie de D enard. Lui , qui
a déjà semé pas mal d'enfa nts un peu partout en Afrique, y trouvera
même le moye n de s'y convertir à l' islam sous le nom de Saïd Mustapha
M'H adjou , et de prendre deux épouses selon la tradition musulmane.
C'est au X IX' siècle que les quatre iles qui composent l'" archipel aux
parfums », comme o n l'appelait autrefois, sont colonisées par la France.
Les îles Ont été islami sées au X II ' siècle mais à M ayo tte, peuplée de
Malgaches et de créoles, il existe une forte minorité chrétienne, un par-
ticularism e qui pèse toujours sur l'histo ire mouvementée de l'archipel
puisque, aujourd'hui encore, cette île denlcure fran çaise alors que les
trois autres, Anjouan, la G rande Comore et Mohéli , sont regroupées
au sein d' une République fédérale islamique.
En 1973, Georges Po mpidou promet l' indépendan ce au président
du Conseil du gouvernement de l'archipel , Si Ahmed Abdallah, un
riche com merçant d'Anjouan. Mais le président fra nçais meurt pré-
maturément. Abdall ah négocie avec le ca ndidat G iscard d'Estaing:
il feta vo ter pour lui si le futur président s'engage à donner l' indé-
pendance au x Co mores.
Le prés ident élu tient parole. Quelques mo is après son électio n,
un référendum est organisé. Trois des îles optent massivement pour l'in-
dépendance. Mais les habitants de Mayotte, eux, expriment leur volonté
de rester français. Embarras de Paris. Abdallah ex.ige l' indépend ance
po ur l'ensembl e de l'a rchipel , tandis que le gouvernem ent français ,
arguant du vote des Mahorais, considère que leur île doit demeurer dans
l'orbite de la France. Abdall ah , furi eux, dénonce le néocolonialisme
français et proclame unilatéralement l'indépendance des quatre îles. Un
mois plus rard, il es t renversé par un coup d'État.
Avant même l'éviction du président Abdallah en 1975, son rempla-
est ro ut trouvé: Ali So ilih , chef de l'oppositio n de gauche, qui a déjà
ÇHllt

125
Les dessous de la Françafrique

affirm é son in tentio n de ré tabl ir des rel ati o ns norm ales avec la France
et qui prend donc le pouvo ir au mois d 'août. Mais ro ut n'est pas réglé car
Abdallah s'est réfugié dans son fief d'Anjouan et demeure dangereux.
Un beau jour de septembre 1975, Bob Denard débarque d' un avio n-
cargo bourré d 'armes qui vient d 'atterrir sur l'aérodrome de la Grande
Como re. Il est naturellement acco mpagné d es quelques amis qui com-
posent sa vieille garde. Son arrivée, détail intéressant, se d éroule sous
l'œil indifférent d es gendarm es frança is : les pando res ont manifeste-
ment reçu des ordres.
Sur place, Denard recru te plusieurs dizaines de Comoriens et se rend
sur l'Ile d 'Anjo uan Oll il arrête sans aucune difficulté le président
Abdallah et ses proches. Le mercenaire, après un succès aussi facile, peur
repartir tranquill ement en France où il s'attelle à la préparatio n de sa
désastreuse expédi tion bénino ise de 1977.
E ntre te mps, les choses se sont gâtées aux Co m o res . Le président
So il ih, po urtant mis en selle par la France, se révèle bien ingrat. No n
seuleme nt il se compo rte e n d ic tateur, mais il o pee lui aussi po ur le socia-
lisme scientifique et proclame la révolutio n marxiste. Un rournant idéo-
logique qui va d e pair avec une hostili té grandissa nte vis-à-vis de la
France à q ui il est re p roché avec virulence de ne pas voulo ir rendre
M ayotte aux Co mo res. So ilih a donc fini par chausser les bottes d e
son prédécesseur.
À Paris, o n se dit que, tout compte fa ir, il serait sans douce plus com -
mode d'avoir à la tête de l'archipel un homme tel qu'Abdallah. Un grand
bo u rgeo is, ami de Foccart, que nul ne peut soupço nner d'être un révo-
lu tio nnaire. O n fe int do nc d'oublier q u'i l a autrefois accusé la France
d e néocolonialisme. S' il revient au po uvo ir da ns les fo urgo ns des mer-
ce naires de Bob Denard, et avec la bénédiction des se rvices français, on
peu t espérer qu' il oubliera ses critiques et se résignera à accepter la tu telle
d e no tre pays sur Mayotte.
Le 13 mai 1978, une date symbolique (20' anniversaire du coup d' État
d' Alger) pour l'ancien partisan de l'Algérie fran çaise qu'est Denard, les
mercenaires fo nt à nouveau leur apparitio n sur la G rande Como re. Cerre
fois, la vo ie maritime a été choisie.

126
Denard : le « corsaire» de la République

Laventurier, accompagné de cinquante hommes, d ébarque d ' un


morutier. Sans coup férir, il s'empare du pouvoir. Abdallah, qui co ul ait
des jours paisibles à Paris, est appelé à revenir aux Comores où il retrouve
son poste de préside nt. Quant à Soilih, il est arrêté et emprisonné par
Denard. Cependant, quelques semaines plus tard , au cours d'une p ré-
rend ue tentative d 'évasion, il est abattu . Une exécution déguisée'
Le mercenaire, dès son premier séjour en 1975, a été séduit par cet archi-
pel paradisiaque, si l'on veut bien oublier la misère de ses habitants. Entre
deux coups en Afrique ou ailleurs, il s'y installe pendant une bonne dizaine
d'années et y gagne le sobriquet de « vice-roi des Comores » . Un surnom
qui reAète la réalité : si apparemment Abdallah gouverne, c'est O enard
qui commande! li dirige la garde présidentielle, seule véritable force mili-
taire des Comores dont le mercenaire a fuit son armée privée. Elle regroupe
des cencaines de Comoriens commandés par une vingtaine d'Européens.

Nouvelle AFriqu e-Asie' :


Dam les années 1910, Denard s'est entiché des Comores.
Il peut y foire régner sa loi, foire et déjàire les régimes. li sait
qu'il peut même y réaliser l'étape ultime de sa vocation, le
joker des jokers : devenir roi. Avoir lm territoire à lui seul,
réalisation suprême du conte de fées version ff affreux du
Katanga ». Mais il se doit de gérer son pouvoir local sous cou-
vert d'un président noir, en l'occurrence Ahmed Abdallah,
onze am durant, de préférence positivement corrompu, et "'1
fisamment réaliste pour comprendre qu'il ne doit son pouvoir
qu'au bon vouloir conjugué de Bob Denard et de la France.
Denard est le vigile de la France officieusement accrédité dam
ce territoire . .. En tout cas. avec ou sans lui, désormais le .rys-
tème Denard est tOUjOI'" vivace aux Comores. Un système où
des mercenaires peuvent souvent se refaire un statut en épou-
sant des secrétaires d'ambassade, ou CYl devenant de paisibles
fermiers qui conservent toutefois Larme au pied au cas où .. .

1. 1995.

127
Les dessous de la Françafrique

Aux Co mo res, comme dans d 'autres pays africains francopho nes, la


gard e présidentielle est un e in ve ntion fra nça ise. Téléguidée par les ser-
vices spéciaux, on y trouve généralement des mercenaires européens désœu-
vrés commandant à une petite troupe auwchrone très encadrée. Pour des
régimes trop souvent instables, et donc m enacés en perm anence, elle repré-
sente une garantie de sécuri té ta ndis qu'elle permet à l'ancien colo nisa-
teur de co mrôler étro item ent les chefs d'État au tochto nes. Sa missio n,
comme son no m l' indique, est d'abord de protéger le président et ses
prodles. Mais comme elle est indépenda nte de l'année et n'obéit qu'au pré-
sident et à ses conseillers, elle peut entreptendre des actio ns illégales, se livrer
à des actes de police clandestins o u encore liquider des op posants.
Malheureusem ent, il est parfois arri vé qu e ces ga rdes préside mieUes,
devenues trop indépendantes, se rebellent contre les chefs d 'État qu'eUes
éraien t censées protéger.
D enard, en créant de to utes pièces sa ga rd e présidentielle, n'a d o nc
fa it que reprendre une idée déjà mise en pratique da ns d e no mbreux
autres pays du contine nt africa in . Res tait la ques ti o n du fin ancement
d e cette fo rce.
Al'évidence, le peti t État com o rien n'a pas les moyens de se payer
une relie unité armée. La France, via ses services secrets, a déjà com-
m andité le retou r du président Abdallah et l'ex péditio n de D enard. Elle
ne veut pas o u ne peut pas en fa ire plus, mêm e si, à l'occasio n, elle ne
répug nera jam ais à do nner un petit coup de po uce fin a nc ier au chef
m ercena ire. C'est do nc l'Afriqu e du Sud qui prend en ch arge l'entre-
t ien de cette solda tesq ue. Avec l'acco rd de Pa ris.
D ans cette afl:1ire, l' intérêt de l'Afrique du Sud d e l'aparth eid s'ex-
p lique ainsi. La côte du M ozambique n'est pas très loin d es Com o res.
Là-bas, les Africains du Sud SO lIti e nn CIH militairemen t un mouvement
de rébel li o n contre les auto rités m a rxistes e n place d epuis l' indépen-
dance. Il s souhaiteraient installer aux Como res un e statio n d'écoute qui
leur pe rm ettrait d e surveiller tO ute la zo ne du canal du M ozambique.
E n contrepa rti e, Pretoria nnancerait la garde présiden tielle de D ena rd .
To u tefo is l'Afriq ue du Sud s'est vite rendu com pte que cela lui co û-
terait très cher en argent mais aussi en armes et matériels divers. Aussi a-

128
Denard: Le « corsaire" de La République

t-dle voulu en avoir pour son argent et en a demandé beaucoup plus. C'est
ainsi que s'est écablie entre les Comores et le pays de l'apartheid une coopé-
ration tous azim uts qui a permis de dissim uler bien des coups fourrés.
La situation géographique de l'archipel, so n relatif isolement, faci -
liten t en effet tous les trafics possibles. Le pays de l'apartheid, qui fai-
sait l'objet de mesures d'embargo en raison de sa politique raciste, a sou-
vent utilisé les Comores pour desserrer cct étau international qui pesait
sur son économ ie. Armes, marchandises desti nées à Pretoria, ont donc
transité par les Comores tandis que des Africains du Sud ont bénéfi-
cié de passeports comoriens afi n de se déplacer dans des pays hostiles.
À ccn e époque, où Denard était tour puissant sur ce petÎt territoire,
les Co mores sont par conséquent devenues une sorte d'appendice de
l'Afrique du Sud.
Parfois Paris a grincé des dents mais, globalement, se satisfaisait d'une
situation qui, au fond, l'arrangeait. Et d'abord parce que nous avions
des intérêts stratégiques com muns avec l'Afrique du Sud. Par exemple,
la France n'était pas mécontente de voir les Sud-Africains combame
le régime marxiste et prosoviétique du Mozambique. De la même fàçon,
sous la première cohabitation (I 986- 1988) Paris et Pretoria soutenaient
activement l' Unita de Savimbi en Angola. Enfin ceue discrète coopé-
ration qui passait pa r les Co mores permettait à certains hommes d'af-
faires français de roumer l'embargo qui frappait Pretoria.
Paris n'en igno rait rien: Denard rendait compte régulièrement. Via
les Comores, et avec l'espoir d'amadouer Téhéran qui contrôlait les pre-
neurs d'otages libanais, des armes ont été auss i discrètement livrées aux
Iraniens.
Le mercenaire ne s'est pas contenté de co ntrôler la puissante garde
présidentielle et d' une façon générale la politique comorienne, il a aussi
fai t des affaires en exploicant le potentiel touristique exceptionnel des
Comores. fi a ainsi favorisé la construction par une chaîne internatio-
nale d'un hôtel de luxe Ct mis en place une structure qui prenait en
charge les touristes dès leur débarquement sur l'aéroport de la Grande
Co mare. AutOmobiles, transport des bagages, séjour, sécurité, tout était
assuré par lIne société créée par Denard et ses hommes.

129
Les dessous de la Françafrique

D ans l'esprit du m e rcenaire, ce n'était qu'un d ébut. Sû r de co mpter


sur des ca pitaux sud-africains, il voulait faire des Co mores un paradis
pour touristes. Au-delà de cet aspect purement commercial, il avait aussi
l'ambition de c réer un co rps d e mercenaires pe rmanclHs qu'il pour-
rait mettre à la dispositio n de tel ou tel, en fo nction des besoins et des
conAits. Cet objectif intéressait l'Afrique du Sud engagée dans de nom-
breuses guerres postcolo niales, comme en Angola ou au Mozambique.
Pour Denard , le noyau dur de ce corps de mercenaires devait être
la ga rde présidentiell e comorienne. Mais cette brigade volante de mer-
cenaires n'a effectivement co mbattu qu'une fois! Au T c had , en faveur
d' Hissène Habré, contre les Libyens' . Une intervention brève et sans
lendemain .
Cette garde précorie nne lui pe rme ttait aussi d e régne r d'une main
de fer sur les Comores. G râce à ses hommes, il avait installé un véritable
réseau d'espionnage destiné à surveiller les opposants. La bourgeoisie
et la petite armée co moriennes subissaient en effet de plus en plus dif-
ficil ement la tutelle d e Denard. À plusieurs reprises, le mercenaire a
dû déjouer des tentatives de coups de force au cours desquels certains
de ses hommes ont trouvé la mort.
Pour sa part, le président Abdallah brûle d 'envie d 'en finir avec le
lo ng règne de D enard. D 'a utant qu' il ctaint qu'un jour Bob Denard ne
le dépose et s'octroie purement et simplement le pouvoir. Aya nt le sen-
timent d'être prisonnier dans son propre pays, il se plaint auprès de la
cellule africaine de l'Élysée et lo rs d 'un voyage en France, il essa ie même
de convaincre le capitaine Barril de l'aider à se débarrasser du merce-
naire et d'assure r sa sécurité . Mais Barril , prude mme nt, s'esquive. En
fait, il est à peu près certain que la DG SE lui a ferm ement recommandé
de ne pas se mêler de cette affaire.
Cette vaine rencontre a pourtant un e co nséquence importance :
Denard a été informé par d e bons am is du contact entre le président
et l'ancien gendarme. Une« fuite » qui n'est pas innocente : ces mê,mes
ho mmes appartenant aux services secre ts, ou in spirés par ces de rnie rs,

1. Voir chapitre XII , XJII , X IV.

130
Denard: le " corsaire " de la République

ve ulent po usser le mercenaire à passer à l'action, c'est-à-dire à se débar-


rasser du président Abdallah qui persiste à demander le rattachement
de Mayotte à la fédération des C omores. Une question quasi obses-
sionnelle qui agace Paris.
En l'occu rrence (la nécessité de tourner la page Abdallah), l'Afrique
du Sud et la France se trouvent sur la même longueur d'ondes ! À
Prewria, la s ituation évolue en effet rap idem ent. Depuis l'arri vée au
pouvoir de Frederik D e KJerk, les milieux in Auents estiment désormais
qu'il faudra b ien en finir un jour ou l'autre avec la poli tiq ue d'apartheid
qui isole le pays au sein de la communauté internationale. Cela revient
auss i à prendre ses distances avec les alliés d' hier et parmi eux, Bob
Denard qui cOlite très cher et à qui, peu à peu, on diminue le mon-
tant de l'aide finan cière. C'est un signe qui ne trompe pas 1 Le merce-
naire a parfaite me nt compris et se de mande comme nt, à l'avenir, il
pourra payer les membres de sa ga rde présidentielle. C'est aussi une
façon de le pousser à com mettre une faute et à tenter l'im possi ble pour
durer ct assure r lui -mêm e le pouvoir afin de puiser directement dans
les ca isses de l't.tat pour payer ses hommes 1
En France aussi la situation a changé. Certes, Denard a toujours été
un serviteur fid èle, mais à Paris, où Mitterra nd a été réélu après la pre-
mière cohabitatio n, on co nsidère que la présence du mercenaire au x
Comores commence à faire tache. Le no uveau gouvernement fran çais
dirigé par Michel Rocard estime, en accord avec la cellul e africaine de
l'Élysée, qu' il faut faire un geste et mettre un point final à l'activité
des mercenaires frança is en Afrique! Il en va de l'im age de la France.
Il est donc envisagé de faire coup double: se débarrasser du présidenr
Abdallah et en même remps éloigner Bob Denard des Co mores.

Jean-Christophe Mitterrand " respo nsable de la cel-


lule africrune de l't.lysée :
Plusieurs mois avant sa mort, le président Ahmed
Abdallah me reçut dans son petit appartement parisien.

1. M émo Îre meurtrie, Pl on, 200 1.

13 1
Les dessous de la Françafrique

Rendez-vous de routine po·ur ma part, aucun dossier particu-


lier n'étant en souffrance, si ce n'est la garde présidentielle diri-
gée par Bob Denard et ses mercenaires, financée par l'Aftique
du Sud. C'était ulZe décision souveraine des Comores, etjamais
mon père n'en avaitfoit une situation de blocage, mais elle des-
servait la réputation, en Aftique et ailleun, de ce petit archi-
pel. Je n'avais jamais été chargé de lever officiellanent la ques-
tion Denard avec le l'résident. Tout à coup, il aborda le sujet
et me dit : "J'ai l'intention d'arrêter le contrat qui me lie à Bob
Denard et aux mercenaires, mais je ne peux pas couper la tête
de la garde pl'ésidentielle sans préparer la relève de son enca-
drement. A u cas où je prmdrais cette décision, la coopération
ftançaise est-elle prête à prendre en charge son encadrement?»
Je fis une réponse de circonstance: " Je ne suis pas habilité à
vous répondre, cela dépend du Présidmt et des ministres concer-
nés. Je vais lui foire part tout de suite de votre souhait. » Dès
mon retour, je rédigeai une note de quelques lignes. Elle me
revint le jour même avec la mention oui.
[Ma is d 'après Jean-Christophe M irrerran d, à l'É lysée,
o n d écide d e ga rder le secret ta nt qu'Abdallah n'a u tait
pas f.1 ir connaître lui- même sa décisio n. Po urtant Oenard
est informé. Et le fil s du président français ajo ute :]
Je n'ai jamais su d'où avaient p u venir tes fuites, mais
il y avait trop d'intervman ts dans cette affaire pour que la
décision du présidmt Abdallah de se séparer des mercenaires
pût rester secrète.

Une nu it de nove mb te 1989, Abdallah est abattu. Q uatre ho m mes


se trouvent alors dans le bureau du président com o rien : Abdallah lui-
mê me, Denard et deux de ses adj o in ts, mercenai res d e la garde p rési-
dentielle. b veille, le président a téléphoné à l'un de ses contacts à Paris
pour d ire une nouvelle fo is qu' il avait peur.
b versio n Oenard est la suivante: le mercenaire et ses deux séides font
irruptio n d ans le bureau du chef de l' État afin d ' informer celui-ci que

132
Denard: le « corsaire » de la République

J'armée est en train de prendre le pouvoir. On a effectivement entendu


des tirs à proximité du palais. Denard demande alors au président un
ordre écrit autorisant ses propres hommes à désarmer les militaires.
Abdallah hésite mais finit par signer. Toutefois, la discussion est vive. À
cet instant, le garde du corps du président, un certain Jaffar, alerté par
la discussion orageuse qui vient d'avoir lieu dans le bureau présidentiel ,
entre. Il voit Denard près du président, il pense que Abdallah est en
danger et tire une rafale de mitraillette. Denard a le temps de se jeter
à terre mais c'est le président qui est atteint! Ensuite Jaffar est abattu
par l'un des adjoints de Denard.
Ce récit ne manque pas d'êcre rocambolesque. Il sera pourrant accré-
dité par la justice française qui innocentera plus tard le mercenaire.
En réalité, on sait que l'armée comorienne ne fomentait nul coup
d' État et que son chef, le commandant Mohamed Ahmed, se trouvait
alors sur l'île d'Anjouan. Les coups de feu entendus autour du palais
présidentiel n'ont donc pas été tirés par les soldats co moriens mais par
d'autres hommes. Des mercenaires de la garde présidentielle, par
exemple, qui voulaient faire croire à une tentative de coup d'État.
Le président Abdallah érant mort, Bob Denard devient le seul déten-
teur du pouvoir er réalise enfin son rêve! Il n'y a plus de présidenr fan-
roche au-dessus de lui. Mais il lui faut donner du corps à sa rhèse du coup
d' État militaire et il ordonne que le chef de l'armée soit recherché.
Un commando de la garde présidentielle débarque sur l'île
d'Anjouan dès le lendemain de l'assassinat d'Abdallah. La maison du
chef de l'armée est localisée. Mais Ahmed a entendu du bruit. Il se cache
dans un coin de sa chambre. Quelques instants plus tard, une roquette
pulvérise la pièce. Toutefois, le commandant en réchappe miraculeu-
sement. Car il était bi en prévu de l'éliminer physiquement.
Ahmed sera ensuite arrêté. Mais il deviendra difficile de le liquider.
Denard est donc nanti des pleins pouvoirs. Cependant cela ne peut
durer très longtemps. Car la deuxième phase de l'opération ini tiée tant
à Pa ris qu'à Pretoria prévoit son départ des Comores.
Tout va très vite: quelques jours après la mort du président Abdal lah ,
quatre navires de guerre français se rassemblent à Mayorte. En principe,

133
Les dessous de La Françafrique

ils doivent évacuer les Français des Comores. Mais leur p résence ne peut
guère tromper De na rd. C'est son départ qui est programmé.
Bientôt, des centaines de paras /Tançais arrivent à Moroni, la capitale de
la G rande Comore. L1 garde présidentielle évite soigneusement de réagir :
l'affaire a été préalablement négociée entre Paris, PretOria er Denard. Le mer-
cenaire a obtenu sans aucune diffiClùté la possibilité de partir pour l'AITique
du Sud et même la promesse qu'il ne serait pas poursui vi par la justice.
Pourquoi une tell e clémence alors qu' il éta it facile d e l'arrêter ? À
l'évidence, le mercenaire en savait beaucoup. Beaucoup trOp. À la fo is
sur la France et sur l'Afrique du Sud. Par conséquent, il était bien plus
sage pour tout le mo nde de lui offrir un ex il do ré à Pretoria.
Po urta m, en 1993, il est d e retour en France. Officiellement, il tient
à répo ndre deva nt la justice de sa responsab ili té dans l'affaire de
Co tono u. Mais il se peut aussi que les Africa ins du Sud , en quête de
respectabi lité, aient d écidé de se séparer d ' un hôte aussi en combrant.
Il est donc jugé. Mais grâce à un défilé impressionnant à la barre d'an-
c iens des services qllÎ le décrivent [Ous comme un ho m.me d'honneur Ct
un fervent patriote, il n'est condamné qu'à cinq ans de prison avec sursis.
LI est do nc admis implicitement qu' il avait agi au nom de la France, à la
demande de ses services spéciaux et avec l'accord des responsables politiques.
Denard est immédiatement libéré. Toutefois il est soumis à un contrôle
judiciai re qui lui interdit de quitter la France tant on craint qu'il ne récidive.
Confiné sur le territoire français, il n'en continue pas moins à grenouiller
dans les milieux où o n recrure des mercenaires : rexuême droite, les ser-
vices d'ordre, les associations d'anciens des armes d'élire, paras ou légion-
naires. Il crée même une ou plusieurs sociétés spécialisées dans la sécuri té.
Mais en 1995. c'est plus fon que lui, le « vieux co rsaire )', comme il se sur-
nomme lui-même, replonge. Et aux Comores, encore une fois ! Il est déci-
dément attiré par cet archipel où il possède un important patrimo ine.
En septembre, avec une brochette de mercenaires français (une petite
vingtai ne d 'ho mmes), il d ébarque d ' un vieux cargo. Avec une facilité
déconcertante, il s'empare du président Djohar, le successeur d 'Abdallah.
Dc nard ne renCo n tre aucun e rés istan ce, ce qui n'est guère éton-
nant: les services secrets français contrôlen t ro ut aux Comores, la no u-

134
Denard : le « corsaire» de la République

velle garde prés identiell e mais aussi le renseignement. Cela signifie


qu'une nou velle fo is Denard agit en connivence avec les services, J'ob-
jectif étant de re mplacer le président co mo rien. La suite le prouve.
Quelques jours après le débatquement de D enard, des fo rces spéciales
françaises, paras, corrunandos de marine, gendarmes du G IGN, arrivent
à leur tour aux Comores. Le mercenaire fait aussitôt savoir qu'il ne résis-
tera pas et se rend. C omme il n'a pas respecté le contrôle judiciaire auquel
il était soumis, il est arrêté et rapatrié, et il passe quelque temps à la Santé
dans le quartier réservé aux personnalités. Mais son incarcération est brève.
Le président Djo har, lui, est libéré par les milita ires fran ça is.
Cependant, très curieusement, au lieu de le réinstaller au pouvo ir, o n
le co ndui t à La Réunion tandis qu' un autre ho mme prend sa place avec
la bénédiction d e Paris.
Caffaire était cousue de fil blanc: la tentati ve de D enard n'a eu pour
but que d 'élo igner Djo har. Paris rep rochait essentiellement à ce dernier
d'être co rro mpu mais surto ut d'entretenir des liens un peu tro p étro its
avec les Iraniens. La France ne po uvait accepter que sur un archipel qui
f., isait partie du pré carré français s' installe un foyer islamique qui aurait
pu rayonne r dans la régio n et mêm e peut-être en France.
Q uo i qu'il e n soit , D c nard ne trahira jamais ses co mmandimires
et ne s'expliquera jamais sur l'origine d e l'argent qui lui a permis d'o r-
ganiser ce coup . C'est le dernier d ' une tumu ltueuse ca rri ère qui fa it
de lui une sorte de pionnier du mercenariat, ulle acti vité malheureu-
sement en plein essor, aujo urd' hui do minée par les Anglo-Saxons, mais
oll l'o n recro Llve aussi d'anciens membres des tro upes de choc des par-
tis d'extrêrne droire (en particulier le service d'o rdre du Fro nt national,
le fa meux DPS) et la plupart d es anciens de la cellule d e l'Élysée.

Jean-François Bayart, politologue ' :


Dans le monde néo libéral, la guerre est désormais pri-
vatisée, ait même titre que lëconomie et la politique publique
de l'État. Les autorités publiques sous-traitent désormais au

1. RcvlIc Croissal/ce, 1995.

135
Les dessous de la Françafique

secteur privé un nombre grandissant de fonctions de souve-


raineté. Elles ne sen désintéressent pas pour autant et en gar-
dent le co,urôle direct, ne serait-ce que pal' l'intermédiaire du
pant01ifiage et du chewLUchement. L'intervention des « privés
" de la sécurité fovorise la militarisation du jeu politique en
levant des milices locales et en important de nouvelles armes.
Elle transforme l'enjeu politique de fa paix civile en enjeu
commercial, ouvert à la concurrence. On voit mal l'intérêt
que les « privés» de fa sécurité trouveraient dans le main-
tien d'une paix perpétuelle qui les écarterait d 'un marché si
lucrtltif.
IX
Centrafrique: pour une poignée de diamants ...
ou d'uranium

On les appelait autrefois les « barracudas ». Aujourd'hui, ils sont


devenus les EFAO, c'est-à-dire les Éléments français d'assistance opé-
rationnelle. Mais aux yeux de la population, sous une autre étiquette,
ce sont les mêmes qui sont revenus: des luilitaires français qui luènent
en République centrafricaine une véritable guerre dont on parle peu
ou pas en France. Il faut d'ailleurs noter que nos forces ont été enga-
gées là-bas aux côtés de l'armée du pays sans que la représentation
nationale ait été consultée. Une guerre pourcanr cerriblement meur-
trière: les combats entre les rebelles et les loyalistes ont déjà fait
nombre de morts. Mais ce sont surtout les civils qui paient le prix
fort: de part et d'autre, on se livre à tous les excès, pillages, viols, exé-
cutions sommaires, maisons incendiées, etc. Des localités entières
dévastées, des habitants terrorisés qui préfèrent fuir dans la brousse
et abandonner le peu qu'ils possèdent avant J'arrivée des mutins, mais
aussi des militaires centrafricains qui commettent les mêmes exac-
tions que leurs adversaires.
La situation est d'autant plus catastrophique que ce ventre de
l'Afrique est particulièrement sinistré. Au nord, il yale Tchad dont
le pouvoir chancelant a été sauvé à plusieurs reprises par notre armée.
Et encore récemment. Plus à l'est, c'est le Darfour et son flot de réfu ~
giés. Et au sud, il yale Congo qui n'est toujours pas stabilisé, surtout
à l'est dans le Kivu, à la frontière du Rwanda.
Partout, le puzzle ethnique et la misère suscitent des conRits régio-
naux que la future force européenne, l'Eufor, ambitionne d'éteindre

137
Les dessous de la Françaftique

tant en République centrafricaine qu'au Tchad. Le Tchad où la


récente mésaventure de l'Arche de Zoé risque de laisser des traces.
Deux pays en tout cas qui ont toujours fait partie de notre mne d'in-
Auence et où la France a souvent fait la pluie et le beau temps, et entre-
tenu de façon presque ininterrompue de grosses garnisons depuis l'in-
dépendance.

Une anecdote très éclairante pour commencer et qui illustre les rap-
pOrtS amo ur-haine qui existent entre J'ex-co lo nisateur et les popul atio ns
sur lesq uelles il a régné: alors que l'armée française vient de sauver la
mise du go uvern e m e nt centrafricain ami en in ccrvenant à Birao , au
nord du pays, le président Bozizé vient célébrer le 14 Juillet à l'invita-
tion de norre ambassadeur. Il doit être acco mpag né par quatre gardes
du corps ain si qu'il a été convenu e ntre França is Ct Centrafricains. M ais
à l'h eure dite, le prés ident arri ve dans un p ick-up où sont accrochés
seize soudards qui forcent l'entrée de l'ambassade, malgré la présence
de quelques gendarmes, alors copieusement tabassés par ces pseudo-
gardes du corps.
I.:ambassadeur de France feint de ne pas voir et prononce son dis-
co urs comme si d e rie n n'éta it.
I.:explication de cerre brutali té est fort simple: le président Bozizé
était fâché contre les sociétés Total et Areva cn négociations difficiles
avec son neveu rout-puissant, le « superminisrre des cagnotres ", comme
o n l'appe ll e. Il a ainsi exprimé son méconte nte m e nt, une f.:lço n très pe r-
son nelle de peser sur ces marchandages, alors même que sa ns la pré-
sence mili taire frança ise son régime risquera it de s'écrou ler! M ais le pré-
sid e nt centrafri ca in pe ut e n prendre à son aise : lo rsqu'il s'agit de
défendre ses intérêts, Paris sa it faire profi l bas.
Il fut un temps où chaq ue dirigeant de l'Afrique francophon e était
Aanqué d'un offic ie r de nOtre service de ren se ig ne me nt. La Centrafrique
n'y a pas échappé. Pendant plus de dix ans, un colo nel de la DGSE,
le mystérieux colonel Mantion , a pratiquement di rigé le pays. Mais dans
auc un autre État afr ica in , la France ne s'es t autant impliquée q u'en
Centrafrique 1

138
Centrafrique,' pour une poignée de diamants. .. ou d'uranium

La populatio n centrafricaine compte aujourd'hui trois m ill ions d 'ha-


bitants sur un terr itoire g rand comme la France. En fa isant abstrac-
tion des no mbreux clivages tribaux, deux gro upes cohabitent: les gens
de la savane au nord, ct les gens du fl euve, au sud ; ces derni ers aya nt
la réputatio n d 'être plus éd uqués que les premiers.
Une observation d 'abo rd: la période colo niale a été particulièrement
brutale en Centrafrique qu i s'appelait autrefo is l'Oubangui-Chasi. Ava nt
la Seconde G uerre mondiale o n y pratiquait encore le travail forcé et
les punitio ns prévues po ur les autochto nes qui ne fo urnissaient pas la
quantité d e caoutchouc exigée étaient terribles: de la bas to nnade à la
morr'. Le travail fo rcé, les épidémies et l'enrôlement o bligaroire dans
les troupes colo niales o nt provoqué la morr d e la mo itié des ind igènes .
Ainsi, les pasenrs du premier leader autochtOne de la Centrafriq ue, l'abbé
Barthélemy Boganda, ont été assassinés par les agents de l'une des com-
pagnies concessio nnaires qu i sévissaient dans le pays. Le futur empereur
Bokassa étai t lui-même un orphelin. Son père étai t un cheflocal. Un " chef
de terre »), c'est-à-clüe un homme qui jouait un rôle d'intermédiaire entre
l'adminisrratio n et les villageois. Un jour, il li béra des No irs qui, selon lui,
avaiem été emprisonnés asbitrai remem. Accusé de rébellion, il fut condamné
à mort et exécuté en place publique. Son épouse mourut ensuire de cha-
grin. Autan t de faits qu'il faut avoir en mémo ire quand o n se moque un
peu trop facilement de Bokassa et de ses manières de sarrape.
Ce système colonial quasi esclavagisre a bien sûr généré des révolres
ind igènes, ro ures m arées dans le sang er l' ind ifférence d e la métropole.
I..:élo ignemenr d e ce pays co nrinenta l, enclavé et diffi cile d 'accès,
ex plique que les colo ns pouvaient y agir à leur guise. Au déb ur du xx'
siècle, deux age nts colo niaux fêtèrent à leur manière la fête narionale
en faisant sauter un N oir à la dynami te. La no uvelle n'a été connue à
Paris q ue di x- hui t mois plus tard.
Boganda, p re mier prêtre indigène du te rri roire, en a aussi éré le pre-
mier député. Il en a bien sûr pro fité po ur dénoncer avec fo rce J'injus-

1. Une sillla ri on dénoncée par André Gide, dans Voyage au COI/go, NR.F-Gallimard,
1927.

139
Les dessous de la Françafrique

ti ee fa ite aux siens, to ut e n étant très attaché à la République fran-


çaise. Ce n'es t pas si pa radoxal qu' il y pa raî t. Po ur l' élite no ire d e
l'époque, la France des dro its de l' ho mme resta it la mère. JI n'empêche
que Boganda irritait les colons. Sa mort dans un accident d'avion inex-
pliqué, en 1959, diss imulait certain em ent un assass inat. U n colis piégé
fur déposé à bo rd de l'appareil.
Boganda serait devenu naturel lement le premier président de la
Centrafrique. Sa disparition a donc provoqué une émotion intense dans ce
qui allait devenir la République centrafricaine à l'heure de l' indépendance.
Son successeur devai t être un certain Abel Goumba. Mais il est à peine dési-
gné qu'un instituteur, D avid Dacko, le chasse ers' empare de la présidence.
Goumba est ass ig né à résidence et son parti in terdit. La manœ uvre a été
initiée par les colo ns qui o nt fair des pieds et des mains. tant à Paris qu'à
Brazzaville où siégeait le go uve rneu r, po ur écarter le docteur Go umba.
Tandis qu'à l'Élysée Jacques Foccart a donné l'indispensable fe u vert.
Il s'ensuit l'un des pires régimes qui aient été donnés au pays : suppres-
sion de nombreuses libertés, parti unique, corruptio n généralisée des fo nc-
tionnaires, fiscal ité écrasante po ur les plus pauvres. Exactem ent comme si
l'indépendance n'avait rien apponé aux Centrafricains. D 'autant que ce sont
les conseillers de Dacko, des Français, qui détiennent la réalité du pouvoir.
11 en va ainsi cinq an s pendant lesquels Paris boucle les fin s de mois
d' un État qui s'en va à vau-l'eau . Jusqu'au moment où Dacko, de plus
e n plus au x abois, co mmet une erreur farale : il esquisse un rappro-
chemenr avec la C hine. À Paris, o n g rin ce des denrs et on so nge aus-
sitôt à le remplacer.
Foccart a déjà son candidat: un ancien capitaine de la coloniale devenu
colo nel et chef d 'état-major de la petite armée centrafricaine, Jean-Bedel
Bokassa. La transition se passe très tranquillem ent. Et d 'abo rd parce
que Dacko, las du pouvoir, déprime. Manquant d 'ambition, d'énergie et
de courage, il se laisse co nvaincre de passer la Inain. Cependant, il sug-
gè re que le chef de la ge ndarmerie, un général, lui succède. M ais à Paris,
Foccart veiJle au grain et pousse Bokassa. Dans la nuit de la Saint-Sylvestre
1965, l'an cien de la coloniale, accompagné d'un peti t groupe de jeun e
offi ciers, prend le pouvo ir cr s' installe dans le fauteuil de D avid D acko.

140
Centrafrique : pour IIne poignée de diamants. .. ou d'uranium

Ce putsch « pacifique» a quand même provoq ué la mOrt d'une dizaine


de proches de Dacko dom ce chef de la gendarmerie.
Imméd iate ment, Bokassa proclame l'avènement d' une république
assa inie tandis que la rue se réjouit, tant Oacko était devenu impopu-
laire. Mais les Français de la Centrafrique et les élites noires s' in terro-
gent. Bokassa est d'abord connu pour être un bringueur - amateur de
plaisanteries souvent salaces, il parle fort et boit autant! - dont les nom-
breuses histoires de femm es font régulièrement le to ur de Bangui.
So n régime es t naturellement dictatorial. Le conseiller juridique
du gouvernement, un Français fo rcément, lui a même conconé une
constitution sur mesure entièrement calquée sur celle de Vichy.
Cependant, durant au moins les cinq premières années, Bokassa gou-
verne d' une façon plutôt bonhomme, popu liste et parfois pittoresque.

Géraldine Faes et Stephen Smith 1 :


[Ces auteurs passent en revue quelques-unes des pre-
mières mesures prises par Bokassa.]
Un « décret d'assainissement des mœurs» interdit de
j ouer du tam-tam du lever au coucher du soleil, saufles j ours
ftriés et les week-ends, pendant lesquels les hauts fonction-
naires restent également autorisés à fréquenter les bars et les
dancings. Une « ordonnance contre L'oisiveté» astreint tous
les désœuvrés à participer à des travaux d'intérêt général ou,
à défaut) à « retourner à La terre pour La cultiver ». La men-
dicité est prohibée. Une commission dite de vérification des
comptes recense les « biens mal acquis » par les digrtitaires
du p récédent régime. Les « impôts impopulaires » sont sup-
primés, de même que la journée continue, la polygamie, la
dot, l'excision. Des punitions sont prévues pour les parents
empêchant leurs filles de poursuivre leurs études. Seuls des jus
de fruits de fabrication locale doivent être servis dans les récep-
tions officielles. La vente d'armes à ftu est illégale, de même

1. Bokassa 1", lm empereur .français, Calmann-Lévy. 2000 .

14 1
Les dessous de la Françaftique

que fe commerce de cartes postales montrant d es femmes nues


ou fa Centrafrique comme un pays pauvre, parce que « por-
tant atteinte à L'l' 0nneur nationaL J, .

Paris s'acco mmod e tant bien que mal de la présidence de Bokassa.


« C'est un couillon r » dit le général de Gaulle qui commence par refu-
ser de le recevoir à l'Élysée. Mais, sans doute grâce à Jacq ues Foccart,
le mépris du président français s'émousse. Finalement, Bokassa devien-
dra un « brave bougre» et aura accès au palais de l'Ëlysée. Toutefois,
de Gaulle ne supportera jamais que Bokassa l'appelle « Papa ».
Ces rapports so urcilleux n'empêcheront pas Paris d'envoyer à deux
reprises des paras à Bangui quand ont couru des rumeurs de coup d'État.
Mais la lune de miel ne durera pas au-delà de 1970.
Le problème de tous les gouvernements centrafric."üns - et ça continue
aujourd'hu i - a toujours été financier! Largent manque pour boucler le
budget national et payer la flopée de fon ctionnaires qui parasitent le pays,
mais qui font vivre leurs familles . On a calculé qu' un seul agent de l'État
peut nourrir dix parents. Tout cela coôte très cher et n'est guère produc-
tif Ce qui explique que les dirigeants centrafricains, mais pas seulement
eux, ont SO llvent tendu la sébile en direction de la France. Aussi, quand
Paris ne réagit pas assez vite, Bokassa prend l'habitude de se fâcher.
En 197 1, par exemple, l'ambassade de France à Bangui , so upçon-
née d'abriter des installations d'es pionnage électronique, est saccagée
par des émeutiers. L' in itiative est venue naturellement du palais de la
présidence. Plus ta rd, ce sont des coopérants français qui sont expul-
sés et un journaliste de l'Agence France-Presse est accusé de fom enter
un complot. Puis des sociétés françaises sont nationalisées. Autant d'ex-
pressions de la grogne de Bokassa qui réclame sans cesse plus d'argent.
Mai s il se livre aussi à une provocation plus préoccupante en annon-
çant so n intention de se rapprocher du ca mp de l'Est.
En réalité, le dirigeant centrafricain n'a nulle intention de tourner
casaque. Il s'agit simplement d' une so rte de chantage. Paris cède à tous
les coups: Foccart a décidé une foi s pour toutes qu' il ne fallait pas
contrarier Bokassa, et do nc accepter ses sautes d'humeur.

14 2
Centrafrique: pour une poignée de diamants. .. ou d'uranium

Cette étrange mansuétude n'est due qu'à la position géographique


de la Centra frique. Des spéciali stes ont même co nsidéré que le pays
étai t un e sorte de po rte-av io ns de no tre armée en Afrique. A utre in té-
rêt : nos agents secrets peuve nt s'y mouvo ir comme des poissons dans
l'eau pour reprendre l'ex pression de Mao. D'une part, en cette période
de guerre froide, cela permet de surveiller et même de prévenir les mou-
vements subversifs. D'autant que le Congo-Brazzaville vo isin est devenu
un pays socialiste' . D'a utre part, la Centrafri que est un poste d'obser-
vation idéal sur les pays anglophones d'A friqu e de l'Est toujours soup-
çon nés de visées sur no tre pré carré. En o utre - et ce n'es t nullement
négligeable - il faut tenir compte de la présence d'uranium dans le sous-
sol centrafricain.
Cependant la patience de Paris a des limites car Bokassa multi plie
les fo ucades à mes ure que s'accroît sa mégalomanie. Déjà président à
vic, il s'autoproclame maréchal. Et bientôt, en 1977, il se sacrera lui-
même empereur.
En atrendant, en France, après la mo rt de Geo rges Pompidou,
Valéry G iscard d'Estaing est élu président de la République. Le nou-
vel occupant de l' Ëlysée apprécie beauco up l'Afrique, ne serait-ce que
parce que ce contin ent lui permet de se li vre r à l'une de ses passio ns :
la chasse aux grand s anim aux. D ès so n électi o n, en 1974, le prés i-
dent manifeste so n in tentio n de no uer des rel ations très étro ites avec
celu i qui l'appelle son frère. De Gaulle le papa, G iscard le frère, Bokassa
a une conception africaine élargie de la parentèle. Q uoi qu'il en soit,
au cours de l'automne 1974, Bokassa est reçu à deux reprises par le
prés ide nt. Dans la foulée, un nouveau co ntrat pour l'exploitation de
mines d' uranium est signé. Pui s, au début de l'ann ée sui vante, le
deuxièm e sommet franco-africain se tient à Bang ui. Il s'ag ir d'une gra-
cieuseté faite à Bokassa.
Inco ntestablem ent, le choix de la capitale centrafri caine témoigne
de l'attachement de VGE pour la Centrafrique, ses terriroires de chasse
et même, osons-le, des qualités esthétiques d' une partie de sa population.

1. Voir chap itre Xl.

143
Les dessous de la Françafrique

G iscard d'Estaing' :
Bonjour, monsieur te Président à vie, saiut terre
d'Afrique, salut à vous, Africaines et Africains, qui êtes les
amis de mon cœur et que je suis venu visiter chaque fois que
j'ai pu le foire. C'est ,m grand jour pour moi que celui où je
peux vous apporter non seulement mon saLut personnel. mais
le salut de la France, dont je suis le président [. . .}. Croyez
bien. monsieur le Président à vie, mon cher parent et ami,
que la France ressent profondément cette solidarité envers la
République centrafricaine, qui. SOllS votre autorité, sest enga-
gée dans ulle action en profondeur de développement écono-
mique, cultu.rel et humain.

Bokassa profite aussitôt des bonnes intentions de Giscard d'Estaing


pour demander une rallo nge. La République centrafrica ine est en effet
au bord de la fai lli te. Le président fra nçais accepte à une co ndition:
Paris veut désormais avoir un droir de regard sur les dépenses d u gou-
vernement centrafricain.
Mais, malgré cerre mise sous ruœlle, deux ans plus rard se déroule
la bOlLffonnerie du sacre. Une cérémonie calquée sur celle au cours de
laquelle Napoléon s'csr lui-même sacré empereur. Certe mascarade coûre
l'équivalenr de l'aide annuelle de la France à la Centrafrique. Tourefois,
Paris paie l'essentiel: un somprueux cadeau de son « frère " Giscard
d'Esraing er un e cérémonie grandi loquente abondammenr relayée par
les chaînes fran çaises de rélévisio n. I.:une d'elles a même délégué à
Bangui son directeur de l'information pour interviewer en d irect l'em-
pereu r. Au même moment les Érars-Un is suspendenr leur aid e à la
Cennafrique à cause des arreintes répérées aux droirs de l'homme.
Ces violarions ne choquent donc pas la France, parrie prenanre du
sacre de l'empereu r Bokassa. Toucefois ces bonnes manières n'empêchent

1. Allocurio n prono ncée en mars 1975 lo rsq ue le prés ident fran çais se rend en
Afrique noire pour la premi ère fois depuis son élecri on afin de parriciper au sommer
franco -africa in de Bangui.

144
Centrafrique: pour une poignée de diamants . .. ou d'uranium

pas le no uveau souverain de continuer à no us planter des banderilles.


Ainsi il entame un flirt avec le colonel Kadhafi, no tre meilleur ennemi
en Mrique, alors mêm e que so us la présidence de G iscard d 'Es taing
nos services secrets essaient de le supprimer.
Ce rapprochement avec Kadhafi va même assez loi n. Bokassa, qui
s'est un moment converti à la religion musulmane, se déplace plusieurs
fo is en Libye et envoie quatre cents de ses soldats se former chez Kadhafi
tandis que plusieurs consei llers libye ns débarquent à Bangui. Avec eux
transitent de très importantes quantités d'armes de [Outes sortes.
Dans cette affaire, l'intérêt de Kadhafi est do uble. En mettant le pied
en Centrafrique, il « prend en sandwich " le Tchad où il ne désespère
pas de fai re la lo i un jour o u raurre l . Lautre raison, c'est l'uranium cen-
trafricain . Autant de po ints qui préoccupent série usement la France
et vo nt décider le pouvoir à tout entreprendre pour se débarrasser de Sa
Majesté Bokassa 1" , quitte à prendre de grosses li bertés avec la vérité.

Thomas Sotine!, journaliste' :


Coincée entre des voisins immenses et remuants - Tchad,
Zaïre, Soudan - la République centrafricaine est un poste
d'observation et une base arrière idéale. D 'une part, sa pau-
vreté garantit une certaine inviolabilité. car on voit ma! que!
intérêt il y aurait à l'agresm: D'autre part, le petit nombre
d'habitants (3,3 millions répartis sur un territoire plus grand
que la France) implique une foible amplitude des mouve-
ments politiques et sociaux, toujours contrôlables par une
armée moderne.
Au long de l'interminable conflit tchadien, les bases fran-
çaises en Centrafrique ont ainsi été un appui indispensable pour
les diffi!rentes interventions françaises destinées à défendre les
alliés successifi de Paris à N'Djamena. Mais, pendant ce temps,

1. Voir chapitres Xli , XlII, XlV


2. <c La République ce ntrafri ca ine, base arrière de la France », article paru dans
Le Monde en janvier 1997.

145
Les dessous de la Françafrique

l'histoire de kt République centrafricaine a continué de sëcrire,


dans kt douleur la plupart du temps. Cette histo;"e à la fois
violente et secrète explique sans doute les paroxysmes qu'a connus
le pays. Venu au pouvoir après se l'être foit remettre par David
Dacko, Jean-Bede! Bokassa a construit et détruit le pays, entre
1966 et 1978. Si l'Occident garde de lui le souvenir des fastes
dérisoires de l'empire centrafricain, le pays lui doit l'instaura-
tion d'une tmdition d'accaparement des ressources nationales
à des fins privées. dont aucun de ses successeurs ne sest départi.

Bokassa a été victime d'une manipulation ou plutô t d'une manœ uvre


de désinfo rmation, comme on disait autrefois derrière le rideau de fer.
À la fin 1978, le Premier ministre centrafricain, H enri Maidou, prend
une curieuse décisio n : il impose aux écoliers ct étud iants centrafrica ins
le port d' un unifo rme. Aussitôt, c'es t le tollé: la plupart des parents
so nt incapables d'assumet une telle dépense. Les lycéens descendent
donc dans la rue afin de protester. S'y mêlent aussi, curieusement, de
jeunes adultes venus pour casser.
Pendant que se déroulent ces premières manifestations très violentes,
le Premier minisu c se trouve à Paris. à l'invicacio n du président de la
République française . Ttois mo is plus ta rd, comm e le go uvernement
n'est toujours pas revenu sur sa décision, les man ifestati ons recom-
mencent. Très vite, elles dégénèrent en quasi-émeutes. Les premières
victimes SO nt des poli ciers et des soldats, incapables de riposter car
Bokassa les a privés d'armes, tant il a peu confiance dans ses troupes.
Mais quand on sa it co mbien de chefs d'État africa ins ont été desti-
tués pat leurs miliraires, on le comprend sans pei ne.
Toutefois, devant l'ampleur de la révolte, Bokassa est bien obligé
d'autoriser le gouvernement à distribuer des armes aux forces de l'ordre
et à s'en servir. Des manifestants tOmbent à leur tour. D 'autres sont arrê~
tés, empriso nnés et bastonnés. Certains, so uvent de très jeunes gens,
sont même fu sillés dans la prison où o n les a enfermés.
Vite, très vite, o n parle de bain de sang. Un véritable massacre, plusieurs
centaines de victimes, des gosses, des adolescents. La manipulation devient

146
Centrafrique: pour ltne poignée de diamants. . . Olt d 'uranium

claire : d 'abord, o n suscite des manifestati ons, puis o n encourage la rép res-
sion et, finalement, on exagère considérablem ent le no mbre des victimes.
M an œ uvre o u pas, il ya quand m ême eu des m o rts et la res po nsa-
bilité d u ch ef d e l'É tat es t d o nc en gagée, bien qu' il n'a it pas perso n-
nelle ment co mm andé ces fusillad es et ces exacti o n s puisqu' il résidait
alo rs dans son palais, à qu atre-ving t ki lo m ètres de la ca pitale. U n éloi-
gnement qui ex plique sa ns do ure po urqu o i il n'a pas pris la mes ure de
ce qu' il se passa it réel lem ent. La m eilleure preuve, c'est qu' il a aussitôt
ordo nné une enquête et qu'au vu de ses conclusio ns plusieurs respon-
sables, d o nt certains ministres, Ont été limogés. M a is il éta it trop tard ,
le mal était fa it : Bo kassa, aux yeux du m o nde entier, éta it devenu un
massacreur d'enfa nts ! C 'est cela qui compta it.
Certes, Bo kassa n'était pas un saint et il avait beaucoup de sang sur
les mains. Cependant, d ans l'affaire d es éco liers, il fa ur se reporter au
procès d e Bo kassa, en 1986. U ne pre mière fo is, l'empe reur déchu a
été conda mné à m o rt par co ntum ace. Les juges de son deuxièm e pro-
cès qu i se tient cetre fo is à Bangui n'ont do nc aucun e raiso n d 'être clé-
ments. Po urrant l'accusatio n a été inca pab le de prouver sa culpabili té
et il a simple me nt été accusé de comp licité.
La m anipulatio n a été o urdi e par les services de renseig nem ent fran-
çais avec la complicité d e hauts responsa b les centrafri cains et d'oppo-
sants. Po ur justifier son évicti o n du po uvoir, il fallait à tO ur prix fa ire
de Bokassa un mo nstre. Ainsi, quand Bo kassa aura été renversé, o n pré-
tendra avo ir trouvé da ns les congélateurs du palais impérial de la chair
humaine. M ais là enco re, cette accusatio n de cann ibalism e sera reje-
tée par les juges centrafri cains lors du procès de l'ex-empereu r. Au fon d,
rien n'émît tro p g ros po ur sali r Bo kassa!
Ce sont des ho mmes du Sd ece qui o nt pénétré les premiers dans
le pala is de Bo kassa. E t ce sont eux qui o nt répandu la rum eur . ..
LOpérati o n Barracuda visant à élim iner Bo kassa a été entièrement
imaginée e t téléguidée depuis Pa ris. To ut a commencé au mois de mai
1979 . L ambassadeur centrafri cain à Paris, un certain Sylvestre Bangui ,
qui nourrit par ailleurs de très sé rieuses ambi tions poliriques, fa it so u-
dain défectio n et dem ande pro tecti o n à notre pays. Naturellem ent, les

147
Les dessous de la Françaftique

se rvi ces français qui vo ie nt c n lui un possibl e successeur de l'empe-


reur s' intéressent à ce personnage et le cuisine nt un peu. Ce fai san t,
ils recueillent une information capitale et inquiétante pour l'hôte de
l'Élysée. Ce diplomate, qui a participé à de nombreuses chasses aux
fauves aux côtés du prés ident français , affirme qu' il lui a remis per-
sonnellement des sachets de diamants de la part de Bokassa. En tenant
co mpte de ce qui est arrivé ens uite, on peur juger que l'information
n'est pas anodine.
A l'Élysée, on com prend aussitôt le danger. Les services de rensei-
gnement so nt pressés d'élabo rer au plus vite un plan . David Dacko
est choisi pour remplacer Bokassa. D ernier président élu avant d'être
renversé par Bokassa, sa restauration aura le méri te de présente r un sem-
blant de légalité. Cependant, Dacko n'est pas très enthousiaste : il faut
le violenter pour qu' il accepte du bout des lèvres.
rOpération Barracuda est donc mise sur pied. En septembre 1979,
Bokassa commet une erreur fatale: se sentant progressivement lâché
par la France, il se rend en Libye pour renco ntrer son ami Kadhafi.
La nuit qui su it so n départ, deux Transall du Sdece décollent de
Vi llacoublay. Barracuda commence.
Dans ces avions ont pris place David D acko, qui tremble de peur,
et des militaires sans grades ni ins ignes. Ce so nt des homm es du 1cr
RPIMa, un régiment parachutiste d'in fanterie de marine qui sert tra-
ditionnellement d'auxiliaire au service « action » du Sdece.
Les deux appareils se dirigent vers Bangui où ils atterrissent de nuit.
Sur place, tout se passe très vite. Les principaux bâtiments officiels et la
radio so nt occupés. Le terrain a été préalablement balisé par d'autres
agents du Sdece qui sont déjà arrivés so us couverture. David Dacko,
nouveau président installé par la France, déclare à la radio que Bokassa
est des titué. Un discours enregistré en France. Le coup d'État est une
réussite parfaite. Les premiers militaires reçoivent dans la journée l'ap-
pui de plusieurs centaines de soldats français arrivés du Gabon. Mais
ceux-ci n'auront même pas à intervenir.
Aussitôt, les agents du Sdece procèdent à une fouill e méthodique
du palais présidentiel et raflent tout ce qu' ils trouvent, à co mmencer

148
Centra.frique .' pour une poignée de diamants ... ou d 'uranium

par les documents. Mais Bokassa gardait aussi par devers lui un e for-
rune en diamants et en dev ises.
Les papiers SOnt acheminés rapidement en France cr mis au frais par
les hom mes du Sdece. Quant au trésor, mystère ! Mais les services de
renseignement o n t souvent besoin d'a rgent no ir.
Bokassa, lui, dédaigne l'hospitalité que lui offrait Kadhafi et, d' une
façon assez insensée, il choisit de se rendre en France, arguant du fa it
qu'il possède la do uble natio nalité. Mais Paris n'a rie n de plus pressé
que de se débarrasser de cet hôte encombrant.
O n le sait aujourd' hui, Bokassa a d'abord été trahi par les siens. Son
épouse, l'impérat rice Catherine, est étrangement partie en France
quelques jours seulement ava nt l'Opération BarraCllda. Elle a rejoint
l'un des châteaux que possédait Bokassa avec des to nnes de bagages.
Comme si eUe sava it ce qui allait ar ri ver.
Ma is Bokassa ne cardera pas à se ve nger de « son frè re )) Gisca rd
d'Estaing en lançant l'affaire des diam ants grâce à l'un de ses anciens
com pagno ns d'armes de la guerre d' Indochine, Roger Delpeyl Un scan-
dale qui coû tera au président sa réélection en 198 1

Géraldine Faes et Stephen Smith 2 :

Avec le bénéfice du recul, un quart de siècle plus tard,


Jean-Bedel Bokassa pourrait être enfin compris pour ce qu'il
a été réellement.' non pas lependant.francophone dUi Amin
Dada, ni même un avatar moins sanguinaire de «( roi nègre »,
mais l'archétype de toute une génération de dirigeants dans
les anciennes cola nies.françaises du continent. Trop longtemps,
fe ricanement tout comme tindignation ont mystifié le per-
sonnage. Or, au regard de ses pairs a.fricains de l'époque,
Bokassa incarne plutôt la norme que l'exception. Sïl est cmel,
extravagant, cupide, paranoïaque et excessif. il ne détonne pas
dans le portrait de groltpe des " pères de l'indépendance» ou

1. Voir chap irre X.


2. op. cit.

149
Les dessous de la Françafrique

de leurs successeurs immédiats qui, comme lui. se sont sou-


vent emparés du pouvoir par la force. Certes, il est le seul à
s'être fait couronner empereur. Mais au milieu de p résidents
à vie, il a Juste accompli un pas de plus que d'autres, au
demeurant, s'apprêtaient à franchir également.

I.:Opération Barracuda permet aussi aux militaires fran çais de se


réinstaller en force à Bangui et donc de faire éventuellement échec aux
menées libyenn es dans le nord du Tchad. Plus que jamais, la
Centrafrique joue ce rôle de porte-avions qui permet à nos forces de
rayo nner au-dessus de ce venrre de l'Afrique si souvent sou mis à des
tensions ct à des déchi rements ethniques. En même tem ps, comme dans
d'autres pays de la Françafrique, un officier de notre service de rensei-
gnement est aussitôt placé auprès du président centrafricain.
David Dacko, qui n'a décidément guère d'appétit pour le pouvoir,
passera la main en septembre 1981 , à l'issue de ce que l'on appellera
LIll « coup d'État par consente ment mutuel ,). Une expression amu-
sante qui sign ifie que Dacko, très souvent dépressif, s'efface gentiment
et passe le relais au nouveau poulain de la France, le général Kolingba.
À Paris, malgré le changement politique, rien n'a donc changé, en
dépit des efforts vertueux du nouveau ministre de la Coopération , Jean-
Pierre Cor. À vrai dire, l'Élysée, qui, à l'époque, a bien d'autres chats à
foucrrcr, n'est sans do ute pas in tervenu directement. Mais l'officier de
renseignement placé auprès du président centrafricain n'est pas l'esté pas-
sif Et sans doute y a-t-il été autorisé par ses chefs. Au Sdece, qui va bien-
tôt devenit la DGSE, on n'a guère de sympathie pour les social istes fran -
çais qui viennent d'arriver au pouvoir. On pense même, comme beaucoup
d'hommes de droi te, que la gauche ne restera pas très longtemps au pou-
voir. Par conséquent, les vieux réAexes néocolonialistes perdurent.
Au reste. cet officier est Ull personnage assez étonnant. Très grand.
mince, le regard tOujours caché derrière des lunettes de soleil, le colo-
nel Jean-Claude Mantion cultive no n sans une certaine coquetterie le
mystère. À tel point que même l'orthographe de son nom demeurera
longtemps l'objet d'une controverse: Mantion avec un t o u un s?

150
Centrafrique : pour une poignée de diamants . . . ou. d'uranium

Cet homme ne livre donc jamais ricn dès qu'il s'agit de lui. Il a même
l'habitude de dire: « Moins o n parle de moi et mieux je me porte 1 »
li n'empêche qu'à Bangui le disti ngué colo nel Mantion collection ne les
surnoms: le (e Proconsul », le «( Marabout blanc », « Zorra », le « Cow-
Boy l) o u encore, plus curieusement, la c( Nouno u ». Mais il est vrai qu'il
se co nduit com me la nouno u du président Kolin gba. Il veille sur lui ,
il le protège. Et, à l'occasio n, il exerce le pouvoir à sa place !
Po urtant, Mantion se ga rde bien de m ani fester une ambitio n per-
sonnelle. Néanmoins. ses manières auto ri taires lui valent de nombreuses
inimitiés. À Paris, les gouvernements de gauche Ont souvent tenté de
l'éliminer' . En vain. Ils ont tous écho ué à le chasser de la Centrafriq ue
et il régnera pendant treize ans à Bangui .
In to uchable, il l'était d'abord parce qu' il s'était rendu indispensable.
Car il co nnaissa it mieux la Centrafrique que le président qu' il servait.
Jea n-C laude Mantion est né juste ava nt la fin de la Seco nde G uerre
mondiale. Engagé très jeune, il est in corpo ré au sein du 8' RP1Ma, ce
régiment où le service « action » du Sdece recrute ses agents. D ès 196 1,
il (1 it un premie r séjour en Centrafrique au camp de Boua r, une impor-
ta nte base militaire frança ise que commande alo rs Bigeard. À son retour
en France, il est intégré au Sdece, sa ns quitter son régiment. Un peu
plus tard, il est envoyé aux No uvelles- H ébrides, le futur Van uatu. Dans
ce do minio n franco-britannique qui ne deviendra indépendant qu'en
1980, il participe au rétablissement de l'ordre en matam un e révo lte
des populations autochto nes qui protestent contre la décision d'attri -
buer des terres à des sociétés étrangères.
Mantion participe donc à la répression mais ne parlera ja mais de cet
épisode; ceux qui le connaissent un tam soit peu affirment qu'il était
très amer lorsqu' il est revenu. Quoi qu' il en so it, c'es t là-bas qu'il
co nquiert scs grades au mérite sans passer par les traditio nnelles écoles
de guerre.

1. Malgré l'hos[ili té que lui om ma nircsrée ce rtains hom mes pol iriq ues de gauche,
c'esr un ministre de la Défense sociali ste qui J'a promu général et lu i a donn é la Légion
d'honn eur.

15 1
Les dessous de la /<rançafrique

En 1980, presque un an jour pour jour après l'Opération Barracuda,


il revient en Cenrrafrique. Colo nel du Sdece, il remplace alors un autre
officier qui dirige la ga rde présidentielle. Et, comm e ce dern ier, il est
d 'abo rd cha rgé de protéger le prés ident centrafri cain , David D acko.
L'intervention des paras français a laissé d es traccs et le pays est au bord
de la guerre civi le. Il faut don c un homme à poigne pour diriger le pays
et éviter le chaos. Mantion se rend très vite comp te que le faible Dacko
ne parviendra jama is à rétab lir l'ordre. Il prépare d o nc sa succession
en douceur. Ce sera ce coup d'État par consentement mutuel.
Cependant, dès l' insrallatio n à la présidence du général Kolingba,
Maneion a fort à faire et co mme nce par déjo uer un comp lot ourd i par
d eux politiciens ambitieux, A nge Patassé et François Bozizé.
Ayant fait échec à cette tentative de prise de pouvo ir, l'o ffi c ier français
décide aussitôt de renforcer la garde présidentielle qui devient une unité de
huit cents hommes ethniquement ho mogène et entraînée par une trentaine
d'instructeurs français détachés d' un régiment français de parachutistes.
Ce ete initiat ive a donc fo rcém e nt reçu le fe u vert de Paris . Mais
elle intervient à un moment où l'Élysée jo ue peut-être un d oub le jeu.
Jea n- Bedel Bokassa se trouve a lors en rési dence sur vei llée en Côte
d' Ivo ire Ol! la France l' a co nfié à la gard e du président ivoirien
Houphouët-Bo igny. Mais ses amis se d émènent et ne d ésespèrent pas
d 'obtenir so n rerour au pouvoir. Sollicité sur la position de la Fran ce
à cct égard, le prés id e nt Mitterrand aurait alors dit: « No us ne ferons
pas d e Barracuda de ga uche! M ais si le peupl e centrafr ica in réclame
le retour de l' empere ur déchu , la France ne s'y o ppose ra pas ! »
Éta it-ce un encouragem e nt ? À la vér ité, la réponse de Mitterrand,
si e ll e est authentique, visa it surto ut à se débarrasser de solli c ite urs
impo rtuns. Car dans le même tem ps, rarmée française co ncoura it à
faire de la garde présidentielle centrafri caine lIne unité efficace destinée
à contre r un éventuel co up de force .
Le colonel Mantion , promoteur et maître de cette troupe, dev ie nt un
personnage tout-puissant e n Centrafrique. Et pas seule m e nt dans le
do main e de la sécurité ! B ientôt, le colo nel français, qu i arbore désormais
un unifo rme centrafri ca in, se mêle de tout et même d'éco no mie. Sa ns

152
Centrafrique: pour une p oignée de diamants ... ou d'uranium

oublier sa tâch e prio ritaire, la pro tectio n d u po uvo ir. Il surveill e do nc


l'oppositio n, pourchasse certains de ses memb res, et parfois au-delà des
fro ntiè res de la Centrafrique. Ainsi François Bozizé, l'actuel p résident,
est-il kidnappé à l'étranger et personnellement in œrrogé par Mantion.
Des rumeurs o nt couru sur J'utilisatio n de la rorture. Sans do ute à
to rt : l'offi cier é tait trOp hab ile pour se li vrer à ce genre d 'exactio ns.
Sa seule perso nnalité et so n inq uiétante répu tation lu i suffisaient à obte-
nir les renseignements qu'il désira it!

Géraldine Faes 1 :
Manipulateur hors paù; Mantion divise l'opposition
naissante en achetant les fû bles et en expulsant les irréduc-
tibles. Redoutable rhéteur, il arrive aussi, tout simplement,
qu'un opposant rentré dans son bureau pour l'insulter res-
sorte l'esprit embrumé de doutes. Professionnel du "ensei-
gnement, il sait désamorcer les complots et étoujfir dans l'œuf
- sans effusion de sllng - les manifestations. Policier en charge
de la sécurité aéroportuaire, il a doté le minuscule aéroport
de Bangui d'un système informatisé de contrôle des arrivées
et des départs plus perfectionné que celui de certaines capi-
tales européennes. Adversaire acharné de la Banque mon-
diale, il fostige « ces experts qui se moquent des retombées sur
la population de leurs belles théories ». Chasseur de trafi-
quants d'ivoire ou de diamants, il n'hésite pas à s'attaquer
à des proches de Kolingba impliqués dans des affoires de
contrebande. Lui-même ne sera jamais, en douz e ans, écla-
boussé par la moindre affaire de corruption. Si les « fou-
cons» du président le haiSsent, les coopérants n'apprécient
pas davantage - il le leur rend bien - celui qu'ils surnom-
ment Clint Eastwood. Parce que sa présence confine les
ambassadeurs de France qui se succèdent en Centrafrique
dans un rôle de potiches et, surtout, parce que ses méthodes

jeune Afrique. 1993.

153
Les dessous de la Françaftique

de cow-boy (écoutes téléphoniques, surveillance policière)


inquiètent. À Bangui, il n'a que peu d'amis. On le dit par-
tou.t mais on ne le voit jamais.

Comment juger objectivement l'action du colonel Mantion ? Il faut


d 'abord m ettre à son crédit le f., it que la Centrafrique a pu vivre une
décennie dans un caln1c relatif et sans co nnaître de coup d'trac. Ensuite,
il a mené ull e guerre sans pitié contre [Gus les trafiquants qui essayaiem
de piller le pays. Ses diamants, son ivoire.
Mais, en rega rd, il y avait son autoritarisme et des m éthodes fran -
chem ent dictatoriales. Un seul exemple: un jour, face à des éwdianrs
en g rève. il menace : « Je représente le président. Et si vous l'ig norez, en
Centrafrique, il y a le président et derrière lui, il y a moi. Et d errière
moi, il y a le mur! Si vo us bougez une oreille, je vous Inarerai ! »
Toutefois, ce parfait représe ntant du néocolonialisme à la française
disposa it d ' un ato ut formidabl e : étranger à la Centrafrique, il échap-
pait ainsi à ce mal qui tonge l'Afrique: le nationalisme tribal , perpé-
tuelle source de querelles et de conAits armés, même s' il faut reconnaître
que les colons ont souvent exacerbé ces rivalités ethniques et donc créé
des hostilités qui n'existaient pas.
La fin du proco nsulat d e Mantion en 1993 n'est guère se rein e. Le
( vice-roi de Bangui », comme on l'appelle également, co mmence par
livrer une vraie petite guerre contre le nouvel ambassadeur français qui
vient d'être nommé en Centrafrique. Les deux hommes se détes tent
d'emblée. C'est d'aumnt plus curieux que le nouveau venu est lui aussi
un ancien de la Piscin e', un agent d e la OCSE promu diplomate.
Contrairement à ses prédécesseurs, il ne supporte pas d'être supplanté
par Mantion en toutes occasions.
Cette hostilité dissimule aussi le fait que le pouvoir français supporte
de mo ins en mo in s le président-général Kolingba. Lors du sommet
franco-africain de La Baule qui s'est tenu en 1990, Mitterrand a enjoint
les dirigea nts de démocratiser leurs pays et leurs pratiques politiques .

1. Voi r note p. 67.

154
Centrafrique: pour une poignée de diamants . .. ou d,<ranium

Ko lingba - mais il n'es t pas le seul - a dédaigné cette reco mmanda-


tion et co ntinue à go uvern er de façon di ctatoriale, ai nsi qu'i!l e fait
depuis 198 1. Cerres, en 1986, un référendum a prorogé son mandat
de six ans. Mais le vote a été truqué par les bo ns soins de Mantion.
À Paris, on commence à pe nser très sérieusement au remplacement
de Koli ngba. D 'autant que celui-ci agg rave son cas en refusant obsti-
nément d e se présenter à no uvea u d eva nt les électe urs. Le co lo nel
Mantion pourrait certa inement obten ir d e son protégé qu' il fasse
preuve de bonn e vo lo n té. M ais, fid èle au p rés ide nt ce ntrafricain , il
n'entend pas faire ce geste. Il est donc décidé à agir dans so n dos. Et
c'est sa propre " boutique ", la DGSE, qui effectue ce sale coup avec la
complicité d e l'a mbassadeur.
Sur ordre de Paris, Manrion , qui arrive à la fin de so n con n at, est
d'abord remplacé à la tête de la garde présidentielle. U n colo nel de la
légion, m iss ionné par la DG SE, est envoyé à Ba ngui. Peu de temps
après, au printemps 1993, la garde présidentieLle se mutine. Les Bérets
rou ges encerclent la réside nce d e Ko lingba. Le préside nt est pris en
otage. Mantion est réduit à l'impuissan ce puisqu' il ne comma nde plus
"sa " ga rde. Il est d 'autant plus ulcéré qu' il a form é ces ho mmes!
Les mutins réclament des élections. Le « proconsul » comprend très vite
que cette rébellion a été fomentée par Paris et ourdie par son successeur.
Dégo ûté, malade, il re ntre en Fran ce ava n t m êm e la fin de so n
contrat. Seule satisfaction: son ennemi, l'ambassadeur, est rappelé pré-
cipitamment à Paris.
Rétabli , le colonel Mantio n rejoint quelques bons amis parisiens, des
ge ns très proches de C harles Pasqua. Et il se d it qu'il a joué un rôle dans
la capture de Carlos au Soudan et la négociation qui l'a précédée. L une des
clauses du marché secret passé entre Paris et Khartoum était la possibilité
pour les forces soudanaises d 'entrer en Centrafrique afin de prendre à revels
les rebelles sudistes de Jo hn Garang. Mantion, malgré son départ, avait
gardé de précieux contacts à Bangui et a sans doute fucilité la négociation.
Au d e meura nt, la Centrafrique n'a pas to ut à fait o ublié le colo-
nel. En 1996-1997, quand le pays connaîtra de sérieux troubl es, cer-
tains évoqueront un éventuel rctour du colo nel Manriol1.

155
Les dessous de la Françaftique

Q uoi qu'il en so it, en septemb re 1993 , les élections, si longte mps


promises et si longtemps d iffé rées par Koli ngba, ont enfin lieu. Le pré-
sident so rtan t affro nte un ancien Premier ministre de Bokassa, An ge-
Félix Patassé. Celui-ci gagne au deuxième tour.
Ce personnage a déjà été partie prenante de la conspiration destinée
à abattre Kolingba peu de temps après sa prise de pouvoir. Ce politi-
cien s'est aussi sig nalé par ses positions très an tifrança ises. En particu-
li er lorsque Bokassa a amorcé so n Airt avec la Libye. Mais, mitacle,
dès que Patassé accède à la prés idence, il fa it patte de velours et chante
les louanges de la coopératio n avec l'ancien co lonisateur. Il ose même
déclarer qu' il est gaulliste de naissance. Aussi attend-il beaucoup de la
France ! Et d'abord de l'argent, comme tous les autres.
L'a ide éco no mique qu'il obtient bénéficie priori ta irement aux siens,
c'est-à-dire les membres de sa tribu . Auss itôt promu, Patassé entame
une politique ethnique. Cet homme du Nord, do nc des savanes, épure
et renvoie chez eux les gens du fleuve, nombreux au sein des fo rces de
sécurité et d' une bonne partie de l'armée. Les membres de la garde pré-
sidentielle appartenant à l'ethnie de Kolingba sont ainsi fermement invi-
tés à rccourner chez eux. Ces décisio ns discriminato ires sont à l'ori-
gine des graves mutineries qui écl aten t en avril 1996.
Aux problèmes ethniques s'ajoutent alors des difficultés plus triviales.
Les Centrafricains ont fai m ! Les soldats par exemple ne sont plus payés.
Certains retards de solde remo ntent à 1992 ou 1993. Conséquence :
ces militaires se révoltent et affro ntent la garde présidentielle les armes
à la main. Le président Patassé, désemparé, en appelle à Paris. La France
répo nd positivemen t : les « barracudas» rev iennenc. D 'autres qui tte nt
s im plem en t les deux camps o ù ils SO llt sta ti o nn és e n permanence,
Ba ngui et Bouar. Et les derniers arrivent du T chad et du Gabon.
Il s'agi t en l' occurrence d'une in terven tio n militaire à propos d'un
co nA it puremem intérieur. Mais il importe peu. Il ex.iste des accords
secrers'. En o urre, il esr m ujo urs poss ibl e de me ttre en ava nt la pro -
tecrion de nos ressonissan [ $ .
Les « ba rracudas )), par leur seule présence, concouren t à en nni r avec
la mutinerie. Les rebelles sont pardonnés et Paris paie les soldes en retard.

156
Centrafrique: pour une poignée de diamants ... ou d'uran ium

C'est dire le prix que le go uve rnement français attache toujours à no tre
présence en Centrafrique.
Mais les mutins sont to ur juste rentrés dans leurs casernes qu'ils en
ressortent presque auss itô t. Le prérexcc est un incident avec des mili-
taires fran çais venus récupérer des civils pris en otage. Rapidement, la
situatio n s'envenime. Les mutins, qui sont plusieurs centai nes. o ccu-
pent la radio, encercle nt le palais prés id entiel et comm encent à pi ller
Bangui. I.:Élysée se décide alors à intervenir. I.:engagement militaire est
massif: il fa ut sauver le sold at Patassé ! Jacques C hirac s'y est résolu.

Marie-Pierre Subtil, jo urnaliste2 :

Si son discours a changé. M Patassé n'en a pas pour autant


gagné lA confiance des chancelleries occidentales, qui, elles, n'ont
pas oublié ses turpitudes. Après lA prise du pouvoir par les mili-
taires, en septembre 1981, il avait multiplié les gestes d'ouver-
ture. Mais le 4 mars 1981, il avait été mêlé à la tentative de
coup d'État du général Bozizé. Lëchec du putsch le conduira à
trouver rejitge dans les locaux de l'ambassade de France. 11
obtiendra l'asile politique, non pas à Paris mais à Lomé.
Un long exil l'attend, pendant lequel il se consacre aux
affaires. Plus d'unc société européenne fait Lamère expérience
de ses talents d'associé tandis que son parti ne reste pas inac-
tif Le numéro deux du MLPC, Hugues Dobozendi, président
du bureau politique du parti, entretient les structures de lA for-
mation, étend son implAntation. Patassé récoltera les fruits de
cet activisme dès son retour à Bangui, où il est accueilli triom-
phalement dix ans après son départ, le 16 octobre 1992.
" Il a l'ambition du pouvoir et la passion des affoires et
il n'a ni parole ni scrupule », juge sévèrement un diplomate
occidental. Reste donc à M. Patassé à démontrer qu'il n'est pm
celui que l'on croit.

1. Voir chapitre V.
2. Articl e du Monde de 1993, paru sous le titre: !! Le rerour d'un démagogue ».

157
Les dessous de la Françafique

Le contingent français envoyé par Jacques C hirac est fort de deux


mille trois cents hommes. Officiellement, ce sont des EFAO, Élé me nts
français d 'assista nce opératio nnelle. Mais pour la populatio n centra-
fricaine, ce sont de nouvea ux « barracudas »,
C hargés de sauver la garde préside ntielle en difficulté et de mettre
fin a u pill age d e la capitale, ils disposent d ' une vingtaine d e blindés
légers et peuvent wujours avo ir recours au so utien des Mirage et des
hélicoptères préposition nés en Centrafrique o u au Tchad voisin . Face
à cette force, les rebelles doivent s' incliner assez rapidement. Cependant
les combats de rue ont fait de nombreuses victimes. Une quarantaine,
scion l'armée française et les autorités, beaucoup plus selo n les ém eu-
ti ers. Mais sa ns ce tte interve nti o n militaire, le régime Patassé aurait
été empo rté co mme un fétu de paille!
[;engagement d e la France est justifié par la d éfense de la d ém o-
cratie puisque Patassé a été légalement élu . Mais l'argument ne tient pas
très lo ngtemps. Six mois plu tôt, le prés ide nt nigérien a été renversé!.
Lui aussi avait été élu légalement. Or la France n'a pas bo ugé d 'un pouce.
En réalité, deux autres objectifs l'o nt empo rté. [;uranium d 'abo rd .
Certes, en Centrafrique, son explo itatio n est difficile et chère. M ais la
rareté de ce métal a imposé une réo uve rture des mines. Ensui te, il ya
encore et tOujours la position stratégique de la Centrafrique. Entourée
d'États instables ou en ptOie à des rébellions très actives, elle permet à nos
troupes ou à no tre aviation des inrerventio ns très rapides. On va bie n-
tÔt le voir au Tchad. Enfin il faut garder à l'esprit que la France - c'est
en rout caS ce que pense Jacques C hirac - ne peut pas se permettre de
décevo ir les pays africains avec lesq uels ont été signés d es acco rds de
défense et qui nous accordent aussi généralement leurs vo tes à l'ONU.
Mais bientôt cene conce ption, très «( Françafrique »), est bousculée
au co urs de la deuxième cohab itation qui s'annonce à Paris au prin-
temps 1997. Auparavant, la Centrafrique a connu une troisième muti-
nerie, toujours au cours de cene année 1996. Après la deux ième émeute,
la France a imposé un Premier ministre à so n protégé Patassé. Un intel-

1. Vo ir chapirre XX II.

158
Centrafrique: pour une poignée de diamants ... ou d'uranium

lectuel, un certain Ngo upandé. Et elle a aussitôt accordé une aide excep-
tionnelle à la Centrafrique.
Pendant quelque temps, Patassé se tient tranquille. Mais l'automne
arrivé, il renvoie son Premie r ministre et retourne à ses vieux dé mons
et attise à nouveau les conflits ethniques. En même temps, tour comme
autrefois Bokassa, il retrouve son assurance et même son arrogance vis-
à-vis de la France.
Autre grave erreur: pour assu rer sa sécurité, il fait venir du Sud-tclla-
dien des so udards, les codos. Redoutables et redoutés, ces hommes per-
pétueront de nombreuses exactions et même de véritables massacres en
juin 1997 .
La troisième mutinerie éclate en novembre. Les rebelles du mois
de mai, qui n'avaient pas été d ésa rmés mais simplement regroupés dans
un camp militaire, retournent dans la rue. Les militaires françai s s' in-
rerposent à nou veau , pour la croisième fois en moins d'un an.
À Paris, on commence à se lasser. D 'autant que la situation reste exp lo-
sive. D ébut janvier 1997, deux soldats fran çais sont assassinés. Il s'en-
suit une opération punitive qui provoque une dizaine de mo rts. Aussi,
face à cette instabilité chronique, le gouvernement français imagine afri-
caniser la question en associant des pays amis à la résolution de la crise
centrafricaine. Ainsi une force de stabilisation africai ne - c'est son nom -
se met en place à Bangui. Financée bien entendu par la Fran ce.
Cette dernière initiative n'empêche pas les accrochages avec les mutins
de se multiplier. Excédés, les responsables de cette force intermédiai re
décident de répliquer énergiquement et balaient les rebelles au prix de
cent ou deux cents morts. Puis W1e force onusienne prend le relais.
Entre-temps, l'attitude de la France ca nnait un complet boulever-
sement avec l'arrivée a u pouvo ir de Lionel Jospin. Le go uvernement
socialiste annonce un co mplet changement de cap dans nos rapports
avec la Françafr ique . Ni ingérence, dit Jospin, ni indifférence. Le
ministre de la Défense, Alain Richard , se rend en Centrafrique pour
annoncer à Pa tassé la prochaine fermeture de nos bases militaires.
Le président centrafri cain est furi eux. Ne serait-ce que parce que
la présence des « barracudas » inj ecte dans l'économie du pays un vrai

159
Les dessous de la Françaftique

pactole ! M ais rien n'y fair. En février 1999, le d ernier soldat français
quitte la Centrafrique, à l'exception de deux cent cinquante hommes
qui y d em eurent sous l' uniforme de l'ONU.
Dans ce pays livré à lui-même, la suite est très chaotique. On y assiste
à des tentat ives de putsch et mêm e à des interventions étrangères,
co mme celle des troupes d 'un dirigeant rebelle congolais, Jean-Pierre
Bemba. En o utre, les mercenaires tchadiens, les codos, alliés de Patassé,
co ntinuent à semer la terreur parto ut o ù ils passe nt.
C omme d ' habitude, les population s civiles sont les premières vic-
times de ces troubles . Enfin, en 2003, l'ancien patto n des fo rces cen-
trafri ca in es, Franço is Bozizé, qui a déjà essayé en vain de renverse r
Patassé, pro fite d'un voyage à l'é trange r de ce dernier po ur s'emparer
du po uvo ir. Po ur perpé trer son putsch, ce mil itaire a bénéfi cié d'une
aide m ili taire tchadienne et o btenu le feu vert de Paris où désormais
C hirac, réélu, a les mains libres.
Paris rev ient donc dans le jeu centrafri ca in. Quatre jours à pe in e
après ce putsch, les « barracudas )) revienn ent à Bangui. Cette nou-
ve lle ingérence frança ise passe quas ime nt in aperçue car, au même
mo ment, George Bush enva hit l'Irak. Cependant, pour sauve r les appa-
rences, des é lé,nents mil ita ires tchad ie ns, co ngolais et gabon ais o nr
débarqué avec les Français.
L' interventio n de nos troupes n'a pourtant rien réglé. La France se
[fOllve maintenant enlpêtrée dans une situation qui devient de plus
en plus compliquée. Il faut bien so ute nir Bozizé que no us avons aidé
à conquérir le pouvo ir. Au moins en encourageant les fo rces tchadiennes
à lui donner un coup de main. M ais le nouveau régime est perpétuel-
lement menacé par deux forces rebelles installées au nord du pays. rune
d 'ell es es t en part ie co mposée d 'élém ents d o uteux que le président
Bozizé a rassemblés lors de sa marche vers Bangui. Ces mercenaires, qui
estiment ne pas avoir été récompensés à la Inesure de leur aide, se paient
sur l'ha bitan t et combattent à l'occasion les troupes restées fid èles à
Bozizé. D es tro upes qui, elles aussi, n'hésitent pas à s'en prendre à la
populatio n civil e et commettent les pires exactions. Les villageois, pris
entre deux feux, doivent se résoudre à fuir dans la brousse.

160
Centrafriq ue: pou r u ne poignée de diamants ... Olt d'u ranium

Les forces françaises sont donc parfois obligées d' intervenir en force !
Et dans le plus grand secret: en mars 2007, et pour la premi ère fois
depuis l'opération de Kolwezi au Zaïre, des parachutistes fran çais Ont
été largués au-dessus d' un pays afri cain. Mais l'état-major a minimisé
l'importance de cette o pératio n qui a commencé ainsi: depuis la fin de
2006 l'armée fran çaise entretient une petite garnison d'une vingtaine
d'hommes à Birao, une bo urgade située dans le no rd-es t à cinq jours
de route de Bangui et tou t près du D arfour. D ébut mars 2007, des
rebelles attaquent l'a rmée centrafricaine et par voie de conséquence la
garnison française. Les miliraires sont encerclés et appellent à l'aide. Un
Mirage est d'abord engagé er détruit quelques véhicules ennemis. Puis
des dizaines de parachutistes français sont largués. Les rebelles s'enfuient
en laissant de nombreux mOrtS sur le te train. La ville de Birao, qui avait
bien fa illi tomber, est rep rise.
I.:arm ée fran çaise est do nc bien engagée dans ce conAit. Une guerre
oubliée qui , selon les o rganisati o ns internatio nales , a déjà provoqué
la mort de centaines de civils, la fuire de plus de deux cent mille per-
sonnes et où plus de di x mille maisons o nt été brûl ées. D ans le plus
grand silence !

Survie l :
De là à penser que cet engagement militaire ne sert qu'à
déftndre un régime criminel et à sauvegarder des intérêts p ure-
ment français, il n] a qu'un tout p etit pas. D 'autant que
François Bozizé n'a nullement la volonté politique de régler
pacifiquement la crise en instaurant un dialogue. Protégé par
les M irage et les paras français, l'ancien chef rebelle s'obstine
dans la logique de guerre en achetant des armes en Chine et
en Afriq ue du Sud. D es cargaisons d'armes et munitions lui
sont fournies en échange de diamants et d'u ranium. Les

1. Rev ue de l'o rga nisati o n créée pa r fc u Franço is Yc rschave, l'homme qui a popu-
lar isé le néologisme <c Françafrique » cr n'a cessé de Ille ttre en ca use la poli ti que de la

France en Afriqu e.

16 1
Les dessollS de la Françafrique

réseaux français branchés sur la Françafi-ique s'enrichissent


au passage. C'est l'ancien directeur du SCTf? (Service de
coopération technique internationale de police), Jacques
Delebois' qui conseille Bozizé en matière de sécurité et de ren-
seignement. On croise également à Bangui l'ancien chefde la
milice lepéniste Bernard Courcelle.

1. L:ancicn policier Oelcbo is esr l'homme du vrai-faux passeport fourni par Charles
Pasq ua à Yves Charlier, le collaborareur du min istre Christian Nucci impl iqué dans
j'afE1 ire du Carrefour du développemenr. Voi r chapitre XX.
x
Delpey : le prisonnier de Giscard

C'était un petit homme au regard malicieux, toujours tiré à quatre


épingles. Son nom ne dit plus grand-chose: Roger Delpey. Et pour-
tant à deux reprises au moins, il a joui d'une grande notoriété. D'abord
dans les années 1950 où ce journaliste et ancien combattant en
Indochine a publié Les soldats de la boue, un best-seller vendu à des
centaines de milliers d'exemplaires. Et ensuite à la fin des années 1970,
lorsqu'il a joué un rôle éminent dans la fameuse affaire des diamants
de Bokassa. Ami de l'empereur du Centrafrique, informateur du
Callard e/lchaîllé, Delpey a sans doute été de ceux qui ont fait chu-
ter Valéry Giscard d'Estaing lors de l'élection présidentielle de 1981.
Mais l'ancien baroudeur avait de bonnes raisons d'en vouloir au pré-
sident de la République qui l'a fait emprisonner sept mois durant,
sans réelle justification.
Pour le reste, il faut savoir que Delpey, toute sa vie, a navigué entre
le gaullisme et l'extrême droite, et qu'il a été aussi mêlé à l'Opération
Résun ectioll, une des pièces maîtresses du retour au pouvoir du géné-
o

ral de Gaulle. Et ce n'était certainement pas un hasard s'il habitait


Luzarches, dans la banlieue parisienne, non loin de la propriété de
l'un de ses bons amis, un certain Jacques Foccart.

Dès son retour d'Indochine, Delpey Airte avec la politique. Président


d'une association d'anciens combauanrs, il appartient à la cohorte des
f.,ctieux, gaullistes ou proches de l'extrême droite, qui rêvent d'en finir
avec la IV' République ct n'en finissent pas de comploter.
La nécess ité créant l'unio n, o n retrouvera les mêmes parmi les co m-
ploteurs de mai 1958, y co mpris des nostalgiques de Vichy, même si ce

163
Les dessotts de la Françafriqtte

so nt les premi ers, c'est-à-di re les partisans du Général, qui se servi-


ro nt des seco nds cr finironr par les rouler dans la fari ne.
Delpey, lui , navigue entre les lins et les autres et continue son bo n-
homme de chemin sans fa ire d 'éclars parriculiers. Sans réclamer non
plus l'éventuelle récompense qu'aurair pu lui valoir sa parriciparion rrès
acri ve dans le complor d e mai 1958. Déchiré comme beaucoup de ses
ca marades par l'affa ire algérienne, il se retro uve dans le mau vais camp
lo rsque le général choi sir c1airemenr d e donner l' indépendance aux
Algériens. Mais, am i cr voisin de Foccarr, il ne remâchera pas rrop lo ng-
remps son ressentiment er finira par regagner son vrai camp, celui de la
dro ite nationalisœ.
Il mène ensuire une vic discrère, essenriellemenr consacrée à l'écri-
rure. Au moins jusqu'en 1979 !
Cette année- là, au mois d'avril exactement, la presse relate des inci-
dents rrès gravcs qui viennent de se produire en Centrafrique' . Des mas-
sacres d 'écoliers qui manifesrai enr parce qu'on voulair leur imposer
un uniforme que leurs parents ne po uva ient pas paye r. L'empereu r
Bo kassa eSt directement accusé d'avoir commandé ces tue ries ct m ême
d'y avoir parricipé.
En réaliré, le chef d'Érar cenrrafricain n'érair ni présent ni person-
nellemenr respo nsable de la mort d e ces enfants, mais il a éré victime
d'une manipulation Ct même d'une manœ uvre de désin formation mo n-
tée par des agenrs fran çais. ]] en ira pareillement lorsque, un peu plus
rard, Bokassa sera accusé sans preuve de cannibalisme. Il s'agissair donc
de salir le leader centrafricain afin de mieux le débarquer.
Pour aurant, l'empereur qu'il érait devenu après une ridicule cérémonie
d ' intronisatio n fin ancée par la France a commis des crimes et régné de
faço n dictatoriale sur son malheureux pays. Mais Bokassa, aussi grotcsque
fût-il , était une créature de notre pays. Ce sont les Français qui ont nourri
ses fantasmes et encouragé ses fol ies. Et à sa manière, Jean-Bedel Bokassa,
qui était loin d'être sot, nous renvoyait une image caricaturale de ce néo·
co lo nialisme que nous entretenio ns en Afrique franco phone.

1. Voir chapitre IX.

164
Delpey : le prisonnier de Giscard

Comment Roger Delpey a- t-il été mêlé au destin de Bokassa) Laf[,ire


es t curieuse. Et l'explica ti o n qu'il a do nnée n'est guère con va in cante.
Preno ns-la quand même en compte. Au moi ns provisoirement.
Ainsi donc, co mme n' impo rte quel citoye n français, Delpey prend
connaissan ce de ces massacres d'enJànts dans la presse. Il est horrifié. Autant
par les faits eux-mêmes q ue par la personnalité de l' homme qui est accusé
de po rce r leur res po nsa bili té. Car l'e mpereur centrafri cain est un ancien
d' Indochine ! Delpey, qui a présidé une association d'anciens militaires de
l'Union française, n' igno re rien de son pedigree. Bokassa, o ffi cier de l'ar-
mée colo niale, s'est co ndui t courageusement et est revenu couvert de
médailles. C omment cet offi cier aurait-il pu commander des massacres
d'enfà nts? Son sang ne fàit qu' un tour : il écrit immédiatement à Bokassa
pour lui demander des comptes ! Au nom de leur ex-fraternité d'armes !
Si la spo ntanéité de l' indignation de D elpey est éto nnante, la réac-
tio n de l'empe re ur ne l' est pas m o in s. Bokassa ré po nd auss itô t et
demande à son ancien frè re d 'armes d e veni r à Bangui! Ca r il entend
s'expliquer et se justifier !
Delpey répond immédiatement à l'invitation de Bokassa. Le courant
passe entre les d eux a nciens combattants d'Indochine. Cependant, le
Français, mê m e s' il est convain c u par les p rocesrari o ns d'in nocence de
Bokassa, entreprend L1n e enquêre sur les massacres de Bangui. Ses invesrÎ-
garions lu i permettent d'établ ir que Bokassa a été victime d'une manipu-
lation et que plusieurs de ses ministres ont été complices de cerre manœuvre.
Mais il est tro p tard . À Paris, o n a déjà décidé de mettre en branle
l'O pé rat ion Barracuda qui va chasse r l'e mpe reur du po uvoi r.
Auparavant, Delpey fa it un no uvea u voyage en Centrafrique. En aoûr,
c'est-à-dire to ut juste un mois ava nt la d estitution d e Bokassa. À J'oc-
casion de ce déplacement, ce dernier lui a remis des documenrs. À charge
pou r Delpey d e les mertre en sécurité car l'empereur a compris qu' il
érait en d anger. Très étra ngement, Bokassa, qui a décidément une entière
confian ce en Delpey, lui confie une liasse de son papier à lem es per-
sonnel qu' il prend soin de signer feu ille après fe uille. Ces blancs-seings
permett ro n t do nc à Delpey d'écrire au no m d e Bokassa . Un déra il qui
aura plus ta rd une assez g rande impo rtance.

165
Les dessous de la Françafrique

En septem bre 1979, profitant d' une visite de Bokassa en Libye,


des paras français accompagnés de quelques agents du Sdece et de
l'homme que la France a chois i pour succéder à Bokassa débarquent à
Bangui. Cen est fini de l'Empire. Et presque imméd iatement, propa-
gées tant à Paris qu'à Bangui, des informations inquiétantes commen-
cent aussitôt à co urir sur les mœurs de l'em pereur déchu.

Claude Wauthier ' :


Des bruits commencent à circuler selon lesquels Bokassa
était un cannibale, et qu'il jetait ses ennemis en pâture aux
crocodiles. C'est que d'autres palais du tyran et de ses épouses
ont été dévalisés dans les heures qui suivirent sa chute, et que
les pillards ont fait état de découvertes autrement surpre-
nantes, notamment au palais de Kologo qu'habitait son ex-
épouse roumaine, la belle Gabrielle ,' une énorme chambre
froide où t'on aurait retrouvé deux ou trois cadavres, et une
mare habitée pal' quelques sauriens dans laquelle on aurait
retrouvé les ossements d'une trentaine de suppliciés. Bokassa
lui-même, de son exil, alimente la chronique et laisse
entendre qu'il aurait fait partager à ses hôtes de marque la
chair humaine dont il se repaissait. L'impact de ses décla-
rations est si fort que le nouveau régime se croit obligé d'ap-
porter un démenti nuancé .- (( Si Bokassa est bien anthro-
pophage, il se livrait à ces repas macabres dans la solitude de
certains réduits de ses palais ), affirme un texte de fa prési-
dence de la République. Il ne s'agirait donc, à en croire le
nouveau régime, que d'un cas de cannibalisme soLitaire, ce
qui nest pas à proprement parier une circonstance atténuante,
mais présente l'avantage de laver de tout soupçon d'anthro-
pophagie (à leur insu ou non) ceux qui, centrafricains ou
étrangers, dignitaires français notamment, ont participé aux
agapes de l'ex-empereur.

1. Quatre présidents et l'Afrique. Le Seuil, 1998.

166
Delpey " le prisonnier de Giscard

En mê me temps, le palais impérial est mis à sac. Ma is d ' une étrange


faço n: la po ig née de paras et d 'agents du Sdece qui a pénétré da ns le
palais de Berengo et partic ulièrement dans le bureau d e Jean-Bedel
Bokassa est investie d'une mission : rafler touS les documents Ol1 le nom
du président de la République française apparaît. À l'Ëlysée, on sait évi-
demment que si Bokassa était déposé, il chercherait à se venger. Et quelle
plus belle ve ngeance que d e rendre publics les c.,deaux en d iamants q ue
l'empereur a généreusement octroyés à celui qu' il ap pelait alors son très
cher parent! Cependant, il y a autre chose.
Depuis très lo ngtemps, VGE, passio nné de chasse au gros g ibier,
était comme chez lui en République centrafricaine. Il avait la possibi-
li té de fréquenter d ' immenses territoires, plusieurs dizaines de milliers
d'hectares, Ol! il pouvait tirer aurant d'an imaux qu' il le d ésirait. Des élé-
phants en particu lier, dont o n es time qu'il a tué une cinquantaine d'in -
dividus.
Au reste, il existait des liens fort anciens e ntre la fami lle G iscard
d'Estai ng et l'O ubangui-Chari, comme on appela it la Ce ntrafrique
avant l'i ndépe ndance. To u t a comm encé avec le pè re de Valé ry,
Edmond, qui avait d e nombreux intérêts dans des sociétés qui exploi-
taient ta nt en Afrique qu'en lndochine les ressources naturelles de ces
colo ni es . Il éta it en particulier prés ident de la Soffo qui gé rait un
ensemble d 'entreprises colo niales, et possédait un gros paquet d'actions
de la « Forestière ». Ainsi a ppelait-o n la Co mpag nie forestière
d'O ubangui-Chari qui a régné sa ns pa rtage, et pendant d es décennies,
sur cette co ncess ion devenue aujo urd'hui la Centrafrique. Cette société
pratiquait, au moins jusqu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le
travai l forcé et les punitio ns pour les indigènes qui n'obéissaient pas
au doigt et à l'œi l à ses chiens de garde. Ce sont même des sbires au ser-
vice de cette co mpagn ie q ui Ont assassiné le propre père de Jean- Bedel
Bokassa. Il faut auss i ajo ute r que de nombreux a utres membres de la
fami lle G isca rd d ' Estai ng o nt eu d es lie ns très étro its avec la
Centrafrique.
Le président de la République fran çaise pouva it do nc se senti r Ull
peu chez lui en Centrafrique Ol! il a effectué son premier voyage offi-

167
Les dessous de la Françaftique

ciel à l'éu anger. Puis il y est revenu u ès souvent pour y chasser. Mais
à chaque foi s, il a réduit au minimum ses o bligat ions vis-à-vis des auto-
rités centrafricaines tant Bokassa Ct ses fo ucades l'horripilaient, même
si quelques personnes du proche entourage impérial trouvaient grâce
à ses yeux.
Toutefois, il lui fallait faire des co ncessions car la Centrafrique était
une pièce essentiel le de noue dispositif diplomatique et militaire sur
le continen t.
Paras cr agents secrets ont do nc raRé des docume nts qu i pouvaient
nuire au président G iscard d' Estaing d' une façon ou d' une auue.
Une semaine plus tard, des journalistes se rendent à Berengo, qu i se
trouve à quatre-vingt kilomètres de Bangui. Eux-mêmes, au mi lieu d'un
bric-à- brac invraisemblable, mettent la main sur des papiers u ès inté-
ressa nts. Si explosifs même qu'ils se ro nr dans l'impossibilité de les
publier dans leurs journaux respectifs et finiront par les remettre au
Canard enchaîné ! Mais pourquoi touS les documents n'ont-ils pas été
embarqués par les agenrs du Sdece? Précipitation , négligence )
Après la chute de so n ami Bokassa - car il s'es t tissé un e véritable
amitié enue les deux anciens d' Indo - Roger Delpey n'entend pas res-
[Cf inerte Ct est bien décidé à innocente r son camarade de co mbat en

démontant la manipulation dont il a été victime.


Il s'agite don c beaucoup! Il réuss it m êm e à re ncontrer l'a ncien
empereur en Côte d'Ivo ire o ù so n ami Houphouë t- Boig ny a accepté
de l'accueill ir à la demande de Paris. Pourtant, Bokassa es t un hôte
très sur ve illé qui n'es t pas autorisé à recevoir n'impo rte qui! Ce sont
même des agents du Sdece qui assurent ce contrôle. Il es t donc évi-
dent que Delpey a bénéficié de quelques co mplicités. Quoi qu' il en
so it, Bokassa lui co nfi e de no uveaux documents. Des papiers qu i ont
échappé aux foui lles dont il a fait l'o bjet avant de rejoindre la Côte
d'Ivoire. Mais auparavant, un fait important s'est produit: Le Canard
enchainé révèle, se ul e m e nt trois se main es après l'Opération
Barracuda, que le président G iscard d ' ESta ing a reçu des diamants
offerts par Bokassa. Une révélation désas treuse pour le premier per-
so nnage de la République 1

168
Depey : le prisonnier de Giscard

Jean Garrigues' :
Le Matin du I l octobre signale qu'à l'occasion d 'un
safori le président Giscard d'Estaing aurait reçu un bijou
en forme de carte du monde, avec un diamant pour chaque
capitale, le plus gros pour Paris. Jacques Fauvet, le directeur
du Mo nde, consacre à l'affaire des diamants son éditorial,
sur deux colonnes en première page, sous fe titre ( La vérité et
L'honneur ». Reprenant à son compte les accusations du
Canard, il estime que pour l'Élysée « la seule mise au point
possible consisterait à annoncer que ce royal cadeau a été
retourné à l'envoyeur ». On saura plus tard que le président
Giscard d'Estaing, ulcéré par cet article irrévàencieux, a télé-
phoné.en personne à Jacques Fauvet pour lui exprimer son
mécontentement. La répome de ce dernier sera cinglante dans
les colonnes du Monde : " Si lm chefd'État perd son sang-
froid comme VOltS L'avez foit. c'est l'État lui-même qui est
menacé ». Pour la première fois dans l'histoire de la V'
République, un journaliste, et pas n'importe lequel d'entre
eux, ose s'en prendre directement au locataire de l'Élysée. Le
quatrième pouvoir défie le premier.

Delpey alimentera en documents l'hebdomadaire satirique, comme


o n a coutume de rappeler. Mais cette première li vraison ne lui doit rien.
La so urce du Canard enchaîné est alors un v ieux routier de l'Afrique,
un certa in Ma urice Espinasse, officiellem ent co nseille r juridique de
Bokassa, placé à la présidence centrafricaine en 1966, l'année 0" Bokassa
s'empare du pouvo ir. Ce haut fon ctionnaire coopérant es t forcément
un affidé de Jacques Focca rt auquel il do it réguli èrement rendre des
co mptes. Ca ,. Espinasse, homme clé d e la prés idence, occupe le bureau
mitoye n de cel ui du président. Il est donc là à la fo is pour orienter la
po litique centra fr ica in e dans un sens favorab le à la France cr auss i pour
prévenir quelques-un es des fo lies de Bo kassa. Malheureusement, il ne

1. St:tlndaLeJ de /a RépubLique, Robert L1.rronr, 2004.

169
Les dessous de la Françafrique

peur pas tout ct, malg ré lu i, il es t témoin de certain es scènes pénibles.


Par exemple l'assass in at, d ans la salle du Co nseil des ministres de l'ex-
numéro deux du régime, le colo nel Banza. Mais il assiste auss i en 1973
à la rem ise de dia mants à Valéry G isca rd d ' Estai ng, alors ministre fra n-
çais d es Finances. En to ur cas, l'honnête Maurice Es pinasse est rapi-
dement écœuré c t demande son rapatriement. Paris ne l'entend pas
ain s i: Espinasse, bon g ré mal g ré, doit co ntinu er à se rvi r Bokassa.
Jusqu'en 1974 où c'est le prés ident lui- même qui d emande son d épart.
Espinasse ne revient pas en France les mains vides : il détient entre autres
le bon de commande des d iamants remis à Giscard d 'Estaing. Un précieux
document qu'il renlse de mo ntrer à qui que ce soit. Mais en 1979, après
la déposition de Bokassa, pressé par les journalistes du Canard enchaîné,
il consent à leur remente le papier. Un geste qui n'est pas innocent.
De son côté, Roger Delpey, nanti de tous les documents que lui a
remis Bokassa, co mmence à démarcher des éditeurs. 11 a en effet l'in-
tentio n d 'écrire un li vre blanc qui rétablirait la vérité. À la fois sur les
prétendues exactions de Bo kassa et aussi sur les la rgesses d o nc il a fa it
preuve à l'égard de G iscard d 'Estaing, de membres de la fami lle de ce
dernier, mais aussi de ministres frança is e t de hauts fonctionna ires.
À l'Ëlysée, on prend enfi n peur! Car jusque-là, le président français s'est
très mal défendu. Alors que semaine ap rès semain e Le Canard enchaîné
multiplie les révélations, G iscard d'Estaing persiste dans la dénégation . Pire,
il adopte une attitude hautaine qui désole ses supporters et alimente tous
les soupçons. Et quand il s'abaisse à fOllenir quelques explications, celles-
ci so nt reUemenr emberlifico tées qu'elles sont impuissantes à convaincre.

Géraldine Faes et Stephen Smith 1 :

Bokassa met en pièces un ennemi qui ne se défend pas.


À la suite des révélations du Canard enchaîné, Valéry Giscard
d'Estaing reconnaît avoir accepté des pierres précieuses comme
• cadeaux ». Il dispttte la valeur et le nombre des « petits
brillants » refUS, conteste les circonstances et le sens de la libé-

1. op. cil.

170
Delpey : le prisonnier de Giscard

ralité de Bokassa à son égard. Mais, sur le fond, il admet les


foits, dès lors qu'ils sont établis. En revanche, il laisse à
d'autres, et notamment à ses adversaires, te soin de qualifier
ses actes, de juger la nature et l 'étendue de sa compromis-
sion. Sur le plan politique, c'est pourtant ce qui importe. Et
l'on se demande pourquoi Valéry Giscard d'Estaing aban-
donne le champ de bataille sans livrer combat. Pourquoi, à
aucun moment, if n'entre en Lice pour jouter sur la pLace
publique. Pourquoi, pis encore, il retient ses troupes. " Si cëtait
à refoire, je ferais autrement », dit Valéry Giscard d'Estaing
en décembre 1999, sans toutefois s'expliquer sur les raisons
qui l'ont tétanisé à l'époque.

Au demeurant, le président n'a sans doute pas reçu des cadeaux d'une
valeur exorbitante. Mais en adoptant cette défense plein e de morgue,
il a contribué lui-même à transform er cette histoire en affa ire d'État.
En témoigne d'ailleurs ce qui va arriver à Roger Del pey.
Très rapidemenr, l'Élysée est persuadé que l'ancien baroudeur est le
principal artisan de la campagne anti-G iscard d'Estaing. Il est donc sur-
vei llé à tous moments. Or Delpey commet une maladresse : il se rend
à l'ambassade de Libye à Paris. Officiellement, arguant des bonnes rela-
tions que Bokassa avait nouées avec Kadhafi, il vient y demander des
subsides pour éditer ce livre qu' il prépare pour assurer la défense de l'em-
pereur déchu. Pour le pouvoir, l'occasion est trop belle. À sa sortie de
l'ambassade, la DST, c'est-à-dire le contre-espionnage, lui met la main
au collet et D elpey est illico accusé d'espionnage au profit d' une puis-
sance étrangère dans le but de nuire à la personne du chef de l' État en
particulier, et aux intérêts fran çais en général.
La DST s'avère incapable d'apporter des preuves. Pourtant les poli-
ciers ne ménagent pas leurs efforts et perquisitionnent InÎnutieusemenr
le domicile de Delpey ! Mais ils n'y trouvent que ces blancs-seings four-
nis par Bokassa.
Maigre consolation qui perm et quand même aux autor irés d'insi-
nuer que ce rtains des documents de Bokassa rendus publics ont peu(-

17 1
Les dessous de la Françafrique

être é té confectionnés par D elpey lui - même. Ce qu i n'est pas in vrai-


se mblable mais de pell d ' importance : il ex iste déjà sllffisamment de
documents authentiques pOlir accabler le président. Par contre ce que
souligne la presse de l'époque, c'est que le baroudeur a été victime d 'une
vé ritable lettre de cache t semblable à cell e que signaient aurrefo is les
rois d e France.
Avant d 'être libéré et de bénéficier un peu plus tard d ' une o rdon-
na nce d e non-li eu, Ro ger Del pey reste sept m o is e n détenti o n. li ne
pardonnera jamais à VGE. Dans plusieu rs o uvrages, le peti r ho mme
prendra no n seulement la d éfense de son am i Bokassa, mais il décrira
en d étail l'affaire d es dia mams et évoquera aussi les territoires de chasse
dom raffolaient G iscard d'Estaing et sa famille. Sans comprer des affaires
beaucoup plus privées q u' il va ut mieux passer so us silence.
Épilogue ? Non. Ce récit est émaillé de quesrions restées provisoirement
sans réponse . .. Il est donc temps de satisfaire la curiosi té du lecteur.
En fa it, pour bien comprendre l'affaire Bokassa-Delpey, il faut remon-
ter à 1974 et au divorce entre les gaullistes et les giscardiens. Foccart, gar-
dien d e la Aa mme ga ulliste en tant qu'ancienne é minence grise du
Général, n'a pas admis la trahison qui a eu lieu lors de l'élection prési-
dentielle, c'est-à-di re le basculement d 'une partie des dépurés ga ullistes
en faveur de Valéry Giscard d 'Estaing. ALI détrimem du gau lliste histo-
rique qu'était Jacques C haban-Delmas! Ensui te, Foccart en personne a
été mis à l'écart par le pouvoir giscardien qui lui a retiré le suivi des affaires
africaines même s'il a continué à surveiller de très près ces quesrions grâce
aux réseaux qu'il avait mis en place. En [Qut cas, il en a conçu un forr
dépit et était prêt à prendre sa revanche à la première occasion.
Lo rsqu' il a été info rm é du mauvais coup qu i se préparait co ntre
Bokassa, il a décidé de passer à l'action et de tout tenter pour torpill er
G isca rd d ' Estaing. Foccart était bien placé pour ne rien ignorer de tous
ces pe tits cadeaux que l'empereur distribuait à tort et à travers. M aurice
Espinasse, qu'il avair placé auprès de Bokassa, n'avai t aucun secret pour
lui. D 'allrre part, Jacques Focca rt avait gardé d e solides relatio ns au
Sdece. Dans ce contexte, il ne faut pas s'étonner si les agents de notre
service de renseig nem ent n'o nt pas fai t un ménage plus co mplet au

172
Delpey : le prisonnier de Giscard

palais impérial de Berengo et ont laissé des documents compromettants


récupérés e nsui te par des journalistes et transm is au Canard enchaîné.
Pacea rt n'ava it plus qu'à dem ander à son am i et voisin Delpey, véri -
table missi d ominici e n Centrafriqu e, de co ntinuer à alimenter cen e
poudrière anti-giscardienne.
Le lecteur pourra sans do ute obj ecter q u' il s'agit là d' une pure
construction in tellectu elle. Cepe ndant il devra se souvenir de ces
vignettes en forme de diamant qui ont été collées sur les affi ches élec-
torales de VGE en 1981. À l'emplacement des yeux du ca ndidat. On
a alors dit que c'étaient des hommes du SAC qui se trouvaient der-
rière cette m anœ uv re. M ais qui était le créateu r du SAC sino n un cer-
tain Jacques Foccart ?
XI
Congo : la malédiction du pétrole

C'est la richesse même de ce pays qui l'a conduit à sa perte.


Ancienne colonie française, le Congo-Brazzaville est le quatrième pro-
ducteur africain de pétrole. I.:or noir représente plus des deux tiers
des ressources de l'État congolais et 90 % de ses exportations.
Pourtant, malgré cette manne financière, le Congo est paradoxale-
mentI'un des pays les plus endettés au monde. I.:un des plus pauvres
aussi, si l'on tient compte du niveau de vie de ses habitants.
La cause en est justement le pétrole. À l'origine de toutes les
convoitises, il a nourri une guerre civile qui a ensanglanté le pays pen-
dant plus d'une décennie et ne s'est terminée qu'au début de ce siècle.
Mais les haines demeurent et ne demandent qu'à se réveiller.
La France porte une responsabilité écrasante dans les événements
qui ont plongé le Congo dans le chaos. Néanmoins les massacres,
les viols, les exodes n'ont trouvé que bien peu d'échos dans notre pays.
Et c'est dans un silence assourdissant que les tueurs ont pu agir.
Pratiquement en toute impunité! Alors que ces événements ont pro-
voqué directement la mort de vingt-cinq mille personnes et la fuite
de centaines de milliers de Congolais qui ont dû se réfugier dans les
forêts où certains sont morts de fainl ou de maladie.

Brazzaville est un symbole pour notre pays. Pendant la Seconde Guerre


mondiale, le général de Gaulle en avait lait la première capitale de la France
libre. Et en 1944, c'est aussi à Brazzaville qu'il a prononcé un discours mémo-
rable qui a jeté les bases de la future indépendance de nos possessions afj·icai lles.
Cette cité, qui était une charmante ville colo niale, n'est plus aujour-
d'hui qu'ull champ de ruines, un vaste bidonvi ll e. En revanche, et ce

175
Les dessous de la Françaftique

n'est pas un hasa rd, la capitale éco no mique, Pointe- Noire, ville des
pérroliers, n'a pas été touchée par la guerre civile. Pendant les massacres,
les affaires, Ao rissantes, ont continué ! Et la productio n de pétrole n'a
pratiquem ent pas été affectée.
Le C ongo, comme beaucoup d'autres anciennes co lo nies, es t une vraie
mosaïque ethnique et ses froncières dessinées par le colonisateur n'ont pas
tenu compte de la réalité tribale. O r, o n y déno mbre plus de soixante-dix
gro upes ethniques. Cerres, il était difficile de morceler à ce point le Congo.
M ais il était tout à fait possible d'envisager d 'aurres fronti ères. Car cer-
raines des ethnies présentes dans ce pays existent aussi au Gabo n ou dans
l'ex-Congo belge, de l'autre côté du Aeuve Zaïre.
Il faut distinguer trois grands groupes : au nord, on trouve essentiel-
lement des Mbochi. Ils vivent dans une région assez peu peuplée et pauvre.
Ce qui explique que beaucoup d 'entre eux ont fait ca rrière dans l'ar-
mée. Ce po int est très impo rta nt: bie n que minoritaires, les Mbochi
ont très souvent gouverné le pays en raison de leur mainmise sur l'armée.
Au sud, près du Zaïre, se situe lme régio n qu'on appelle le Pool. Elle
est peuplée d e Bakongo , ceux-ci représentant à peu près la moitié de
la populatio n congolaise. Ava nt l'indépenda nce et au début de la d éco-
lonisation , ils ont joué un rôle prépondérant car ils ont été les premi ers
à avoir des contacts avec les Eu ropéens . De ce fait, ils Ont toujours béné-
fi cié d' une image positive ca r les colonisate urs les considéraient comme
des « évolués ,).
Il existe enfin un dernier groupe assez hétérocli te qui vit au sud et
à l'o uest dans le Nibolek' .
Ces tro is groupes principaux sont a ntago nistes et, au fil du temps,
ils disposeront de leur ptopre pa rti politique, de leur milice et, bien Sllt,
de leur chef.
Dans les premières années qui ont suivi l'indépendance, ce sont donc
les sudistes qui dirigent le pays. À leur tête, un ecclésiastique assez pit-
toresque, l'abbé Fulbe rt Yo ulou qui se fait surtout remarquer par ses

1. Le N ibolek est un acronyme fo rm é à pa rtir des premi ères syllabes de (rois régions
proches du li{ w ml adamique Ct du Gabon, Niari , Bouenza, Lckoumou.

176
Congo: la malédiction du pétrole

somptueuses soutan es et des mœ urs assez débridées . Il n'en est pas


mo ins fermement soutenu par Paris. M ais la corruption, l'inexpérience,
ont vite raison de son régi me et Fulbert Youlou est déposé en 1963
après une insurrectio n populaire. Les comploteurs O nt profité des
vacances d'été qui paralysent momentanément les autorités frança ises
et les empêchent d'ordonner à la garnison stationnée à Brazzaville de
mater la rébellion. U n autre sudiste, Alphonse Massamba-D ébat, pré-
sident de l'Assemblée nation ale, lui succède. Puis, à la lin des années
1960, les militaires congolais s'emparent du pouvoir. Leur chef est le
cap itaine Marien Ngo uabi. Un nordiste, comme la plupart des cadres
et soldats de l' ar mée co ngolaise. En même temps, le Congo devient
une république populaire où règne en maître un parti unique, le PCT,
Parti co ngolais des travailleurs, dont la doctrine s'inspire d irectement
du marxisme-léninisme , assa iso nné à la sauce scientifique, comme le
proclament les nouveaux dirigeants.
Ngouabi est un homme modeste: une silhouette qu'on aperçoit par-
fois au petÎt matin en train de cou rir, seul, dans les rues de sa capitale,
un étudiant en sciences d'une trentaine d'années qui se glisse sa ns brui t
sur les bancs de l'univers ité au milieu de ses pairs, un mili ta ire, toujours
vêtu d' un simple treillis sur lequel il n'arbore aucune décoration. Un
chef d'État, enlin , qui se garde bien de céder au goût du faste et de la
mégalomanie si répandu parmi les dirigeants, en particulier ceux du
tiers-mo nde. Bref, un homme politique atypique. Pour autant ce« gen-
til » n'a jamais hésité à ordon ne r la liquidation de ses adversaires qui
entendaient se débarrasser physiquement de lui .
Ma ri en N gouabi es t donc un homme du Nord , un Kouyou.
Originaire d 'une fami lle très démunie, il commence par faire ses études
à l'école des enfants de troupe de Brazz.,wille. Dans ces an nées-là, pour
un Congolais pauvre qui veut s'en sortir, il n'y a pas beaucoup de solu-
tions: c'est l'armée ou Je fonctionnariac. En to ut cas, Marien Ngouabi
doit avo ir quelques ca pacités en Inat ière mili taire puisqu'il est inco r-
po ré dans J'armée française et que ses supérieurs l'envo ient en France
suivre les cours de l'école m ili taire préparatoire puis ceux de Saint-Cyr-
Coëtquidan .

177
Les dessous de la Françaftique

En 1962, après l' indépendance, il revient au Co ngo avec un grade


de lieutenant. Rares SOnt alo rs les officiers incorporés dans la ro ute nOll-
velle ar mée congolaise. Aussi Ngo uabi se vo it ro ut de suite confier un
bataillo n d ' infanterie puis l' unique bataillo n de paras du pays do nt il
devient le capitaine. Très fier d'avoir été « chef de bataillo n », il continuera
à signer ai nsi son cou rrier même lorsqu'il sera président de la République.
Militaire, Ngo uabi n'en est pas mo ins engagé en politique. Membre
d'un m o uvement de ga uche et m êm e d'extrême gauche qui prô ne la
révolu tio n, il accuse le p résident Massamba-Débat de défendre un socia-
lisme purement africain, un socialisme bantou, ainsi qu'il le dit. Le jeune
o fficier, lui , est parcisa n d'un socialisme radica l, panie intégrante de
la grande révolution mo nd iale et prolétarienne.
Marxiste scientifique - ainsi se p résen te ra-t-il lorsqu' il aura pris le
pouvo ir - il nuancera ce tte convicti o n d'une fo rte dose de pragmatisme.
Mais, au-delà de la langue de bo is qui d eviendra la règle dans cette nou-
velle démocratie pop ulaire, il fa ut reco nnaltre q ue le chef d e bataillon
Marie n Ngouabi no urrissait une vé ri ca ble pass io n po ur la science.
T iculaire d'une maîtrise, il soutiendra même un mémo ire de troisiè,me
cycle sur l'énergie solaire peu de temps ava nt sa mOrt.
Le prés ide nt Massamba-Débat su ppo rte mal qu'un officier de son
armée mette aussi ostensiblement en cause sa po litique et prenne auta nt
de libertés avec so n devo ir de réserve, m êm e si ra res o nt é té les offi-
ciers africains qui n'ont pas été te ntés un jour o u l'aut re de s'intéres-
ser de très près à la po li tiq ue.
Ngouabi irrire donc profondément Massamba-Débat. Le conAi t est exa-
cerbé par leur différence ethnique. Et en 1966, il devient public. Le prési-
dent casse le jeune N gouabi. Mais celui-ci refuse de rend re ses galons ! Et
le chef de l'Ëtat, qui a peur d'affronter l'armée en s'attaq uan t à un offi cier
très populaire, s'incline. Cependant, deux ans plus tard, M assamba- Débat
revient à la charge et ordonne l'arrestation du rebelle. U n emprisonnement
qui ne d ure guère: deux jours sewement ap rès son incarcération, le jeune
capitaine est libéré par un commando de paras à la tête duquel on trouve
deux officiers nordistes qui ferom plus tard parler d'eux : Yhombi O pango
et Sassou Nguesso, l'actuel président congolais.

178
Congo: la malédiction du pétrole

Ces officiers mu tins contraignent Massamba-Débat à dém ission ner.


Ngo uab i d evient alors commanda nt suprême d e l'armée puis rapide-
ment chef de l'État.

Sennen Andriamirado l :
En 1966, rejetant le " socialisme bantou » prôné par
Massamba-Débat, Ngouabi apparut, aux yeux de la gauche
congolaise, comme l'alternative. Arrêté en juillet 1968, détenu
au camp de la gendarmerie, il fut délivré par les paras-com-
mandos qu'il avait formés. Retranché avec ses fidèles au «
Camp Para » de Brazzaville, il y fut rejoint par des syndi-
calistes, des intellectuels, des dirigeants de mouvements de jeu-
nesse, et même par les officiers et hommes de troupe envoyés
par le président Massamba-Débat pour réduire la « rébellion
'>. M arien Ngouabi, héraut du socialisme scientifique. avait
gagné contre ies tenants du (( socialisme bantou ».

Le no uvea u mal tre d u Co ngo peut alo rs appliquer son ma rxisme


scienti fiq ue ! Républiq ue populaire, go uvernée par un parti unique,
le PCT, le Co ngo n'en bascule pas pou r autant dans le cam p de l'Est.
Les d eux gra nds du m onde co mmuniste, l' URSS et la C hine sont
alors à coutea ux ti rés . Marien Ngo uabi, assez habilemen t, cho isit donc
de naviguer entre les deux . Le résultat, c'est q u'au Congo même o n voit
débarquer beaucoup de coopérants et d 'experts soviétiques et de C hinois
maoïstes qui, naturellement se livrent une co ncurrence effrénée.
Cen e irruptio n do nne parfo is lieu à des scènes cocasses: ainsi, dans
une usi ne textile co nstrui te par les C hin o is, les o uvriers africai ns sc
livrent chaq ue matin à une séance d'autocritique en brandissant le Perir
Livre ro uge. Des rites q ue les Co ngolais accomplissent en riant dans
leur barbe. Beaucoup moins comique est le fa it que le parti unique tègne
sur le pays avec d es m éthod es expéditi ves q ui visent à excl ure to ute
cri tique.

1. Dossiers secrets de l'Aftique contemporaine, Jeune Afrique éditions , 1989.

179
Les dessous de la Françaftique

Malgré la présence pesante de rous ces C hinois et Soviétiques, auxq uels


se mêlent quelques Cubai ns, Marien Ngo uabi s'est bien gardé de rompre
avec Paris. Il a même pris soin de ne pas roucher aux intérêts économiques
de la France au Congo. Mais, presque inévitablement, ce statu quo subira
des accrocs. Et d 'abord parce que le gouvernement français ne pouvait
pas se résigner très longtemps à voir notre ancienne colonie devenir un pays
marxiste ! Paris, à l'unisson du camp occidental, craignait en effet de voir
l'inAuence communiste gagner du terrain sur le continent. La guerre froide
rattrapait l'Mrique. Et un jour o u l'autre, il faudrait prendre des mesures
pour se débarrasser de ce jeune et présomptueux capitaine !
À l'intérieur même du pays, l'enthousiasme qui a accompagné sa prise
de pouvoir s'est rapidement émoussé. Ngouabi et ses amis révolutionnaires
doivent fa ire face à de nombreux opposants. À droite, naturellement. Mais
aussi à l'extrême gauche ! O n observe alors route une série de grèves et d'in-
cidents di vers derrière lesquels o n peut d eviner quelques interventions
extérieures, d 'autant que C hino is et Russes tirent à hue et à dia par l'in-
terméd iaire des hommes qui leur sont acq uis à l'intérieur du parti unique.
M ais c'est au début de l'a nnée 1970 que se produit le premier vrai
coup dur pour le régime. Et dans ce cas l'implication étrangère ne fa it
aucun doute. Peut-être même a-t-elle été multipl e.
Le principal acteur de cette manœuvre séd itieuse est le Za:ire, le grand
vo isin . So n lead er, Sese Seko Mobutu , n'apprécie guère d 'avoi r à sa
porte, o u plutôt de l'autre côté du Ae uve, un pays qui Airte si o uver-
teme nt avec Moscou et Pékin. Il craint d 'autant plus la contagion qu' il
ex isre de nombreux liens ethniques entre les deux anc iennes colonies.
Mais Mobutu n'est pas seul. D'autres dirigeants régionaux, au Gabon
pat exemple, so nt sur la même ligne. En o utre, la CLA n'est pas restée
inerte, ne serait-ce qu'en raiso n des relatio ns très étro ites qu'elle cn ue-
tenait avec Mobutu. C'est en effet la centrale états-unienne qui l'avait
aidé à se hisser au pouvo ir et à éliminer son rival Lumumba. Un homme
aussi bien au fait des affaires africai nes que Jacques Foccart l'a claire-
me nt laissé e ntendre : la C lA a joué un rô le dans la tentative d'évic-
tion de Marien Ngo uabi.
Concrètement, que s'est- il passé?

180
Congo.' la malédiction du pétrole

Un lieutenant d'une e thnie sudiste, Kika nga, suscite un coup d'État.


Class iquement, il commence avec ses hommes par occuper le bâtiment
de la radio. La radio qui fonctio nnai t encore grâce à du personnel fran-
çais, ce qui , e ntre parenthèses, permettait à nos services de rense igne-
ment de rester très bien info rmés sur la situation co ngolaise malgré le
virage idéologique du pouvoir.
Kikanga, maître de la rad io, appel le auss itôt le pays à se so ulever
co ntre la dictature marxiste-lén iniste. Ma is la réaction de Ngo uab i est
fulgurante : avec ses paras, et malgré so n statut de chef d'État, il donne
lui-même j'assaut, les armes à la main, contre le bâtiment de la rad io.
Sa riposte est décisive: les mutins sont tués, la rébellion est étouffée
dans l'oeuf et l'ordre est rétabli. Mais cette tentative de subversion entraîne
un raidissement du pouvoir et la mise en œ uvre d'une sévère répression.

Jacques Foccart' :
Le 23 mars 1970, je suis au balcon pour assister à la pre-
mière tentative de déstabilisation du régime, celle du lieute-
nant Pierre Kikanga - un Lari, comme l'abbé Youlott, qui
attend son heure dans sa retraite en Espagne. À la tête d'un
commando, Kikanga a opéré son coup manqué en partant de
Kinshasa. Je suis justement en visite à Kinshasa. Du bureau
présidentiel, où je me trouve, on voit le jIeuve. Mobutu est
agité et peu attentifà notre conversation. Il foit des allées et
vertues vers la flnêtre. Sotlt/ain, on aperçoit un petit bateau.
Mobutu s'excuse et se précipite mr son téléphone. Il a des
conversations très animées, en iingaia, avec plusieurs inter-
locuteurs. Je le quitte sans recevoir d'explication, mais, peu
après, j'apprends le coup d'État qui vient d'être tenté à
Brazzaville, et son échec. Je vais voir le colonel Claude
Mademba Sy, l'ambassadeur du Sénégal, qui a été éloigné de
Dakar et qui semble avoir trouvé « chez les Bantous », comme
dit Senghor. un exutoire à son activisme. Mademba Sy est 1117

1. Focctlrt parle. tome 2, paru chez Fayard-Jeu ne Afrique, 1997.

18 1
Les dessous de la Françafrique

homme loquace. 1/ ne foit pas beaucoup d'efforts pour me


cacher qt/il avait concocté quelque chose avec Mobutu.

La France a- t-elle d'une làçon ou d' une autre été mêlée à cette affaire?
Il est certa in que le Sdece n' ignorait pas qu' un mauvais co up se pré-
parait. Mais les Français n'ont pris aucune pan dans le complot. Po ur
une simple raison: les Anlé rica ins se tro uvant derriè re ccne act io n, il
n'é tait pas questi o n de f.'lvo riser une e ntreprise qui leur pe rmettrait d'ac-
croître leur influence dans n Otre pré carré afr icain! M ieux, il n'est pas
interdit de penser qu' un agent françai s a pris l'initiative d'avertir les
autorités congolaises. Une dé marc he quj ne po uvai t pas contrarier Paris:
to ut ce qui pouva it amélio rer nos relatio ns avec les Congo lais était bien-
ve nu . D es relat io ns qui n'éraient d'ailleurs pas aussi mau va ises que le
laissaienr supposer les discours enAammés de Ngouabi et des siens, qui
ne cessa ient de dénoncer l' impérialisme et le néocolo nialisme. Mais
la réaliré était to ut autre: les dirigeants co ngolais avaient beau clamer
qu'ils étaient des m arx istes-léninistes purs et durs, ils ava ient encore
besoin de l'aide économique française. Et leur gesticulatio n n'étair sou-
vent que de façade. Au fond , ils étaient restés très francophiles.
Cette relative modération n'empêchait pas Paris de so uhaiter l'ef-
face ment de Marien Ngo uabi . À la seule condition que l'initiative soit
française o u, au minimum , co ntrôlée par la France. Il suffisait d'être
patient : dans l'enrourage de Jacques Foccart, o n savait que tôt ou tard
quelque chose se produirait. Le mo ment venu, il faudrait seulement
donner un petit coup de pouce décisif.
Déjà, l'un des meilleurs amis de Ngo uabi, Yhombi Opango, qui fai-
sait partie des officiers venus le libérer après son arrestatio n et qui com-
mandait m ain tenant l'arm ée, ava it e nvoyé des sig naux très clairs en
direction de Paris. Il voulait savoir quelle serait l'attitude de la France
s'il prenait le pouvoir. La réponse a été ambiguë: Opango n'a pas été
diss uadé mais il ne lui a pas non plus été promis une aide. Non, o n
lui a s impleme nt laissé entendre que s'il réussissait, Paris examine rait
favo rablement toute nouvell e demande d'a ide éco nomique. Ce gui , en
bo n frança is, pouva it sc traduire par un e nco urage m e nt impl ic ite.

182
Congo: la malédiction du pétrole

M ais il se passe ra encore plusieurs années elltre le mo ment o ù


Yhombi a envoyé ces signaux et l' assass in at de N gouabi qui lui per-
mettra de se hisser à la présidence de la République. Toutefois, le ver
était déjà dans le fruir. Et si Yho mbi a tardé à passer à l'action , c'est que
les autorités congo laises devaient faire face à L1n e autre menace, celle de
l'oppositio n de gauche.
En 1972, des éléments de ga uche de l'année et des gauchistes du
Parti co ngo lais du travai l tentent un putsch . Le meneur es t un cCHain
Ange Diawara. Mo butu a- t-il à no uveau jo ué un rôle' C'est peu pro-
bable : il paraît même invraisemblable que le président zaïrois ait pu
appuye r un putsch entrepris par des gauchistes. En to ut cas, ce nou-
veau complot écho ue. D e no mbreux putschistes SO nt tu és . D 'autres
sont arrêtés. Au ro tai, plus de dwx mi lle personnes sont emprisonnées.
Q uant à Diawara, il a réussi avec quelques autres à s'enfuir et crée aus-
sitôt un maquis. Mais l'armée le pourchasse ct, un an plus tard, il tombe
sous les balles des militaires congolais, et son cadav re, ainsi que ceux de
ses co mpagnons, sont publiquement exposés à Brazzaville.
Le chef de l'État en profi te pour épurer les rangs de l'armée et du parti.
Il y gagne quelques moments de tranquillité. Mais cela ne dure pas.
L'insrabi liré politique devient chronique, la situatio n économique sc
dégrade rapidement et les relations avec la France se gâtent car la
République populaire du Congo l'accuse de l'asphyxier économiquement.
Ce n'est pas to ut à fait faux. La Compagnie des po tasses du C ongo,
qui procure au pays L1ne grande panic de ses resso urces, rédu it peu à
peu son activité malgré les demandes pressantes de Brazzaville. D'autre
part, Elf-Aquitaine, qui exploite les gise ments pétroliers co ngolais,
ex trait mo ins de pétrole que prévu. Ses ex perts prétendent en effet
que les rése rves co ngolaises o nt été surévaluées. Il fa ut simplement
remarquer que, un bo n quart de siècl e plus tard , le pétrole contin ue
encore à couler à Aots au large des côtes congolaises. En fin , Elf-Aq uitaine
refuse obstiném ent d'aug menter les redevances qu'ell e do it verser au
gouvernement de Brazzaville.
S'agit-il de mauvaise volonté? Il ne faut jam ais oublier que cette com-
pagnie pétrolière nationale a d'abord été créée pour deve nir le bras éco-

183
Les dessous de la Françafrique

nomique de la présence française en Afrique. Elle obéit donc aveuglément


au gouvernement. Er si elle réduit sa produn Îo n. ce n'est pas innocent.
Paris ve ut do nc é trang le r Brazzav ill e. L'ex plicati o n se trou ve aux
fronti ères du C ongo, d ans la très ri che enclave de Cabinda . Un peti t
terri toire qu'o n a appelé le Koweït africain . Bi en qu' il soi t o ffi cielle-
ment a ngolais, les O ccidentaux ne d ésespè rent pas de l'arracher à l'an-
cie nne colo nie po rtugaise qui a basculé d a ns le ma rxisme. Les inté-
rê ts en cause sont g igantesques . Déjà) les servi ces secre ts français Ont
p ra tique ment créé d e to u tes pi èces un Fro nt de libé ratio n d e l' État
d e Cabinda, le FLEe. Un mo uve ment a rmé et finan cé en gra nde par-
ti e par nOtre pays qui fe rme les ye ux sur Ics recrute ments de me rce-
naires qui s'effec tu e nt à Paris.
M ais certains, parmi ces « bo ns mess ieurs Afrique », vo nt enco re plus
lo in . Ils co nsidère nt que le Co ngo co nstitue rait une excelle nte base
arrière po ur les combattants indépendantistes du FLEC 1 D 'alitant qu' il
existait un e apparte nance ethnique co mmune entre les Cabindais, des
Bako ngo, et les C ongolais du Sud . Cependa nt le gouve rnement congo-
lais ne pouvait pas accepter d ' héberger ces guérilleros du FLEC hostiles
à l'Angola, un pays avec lequel il partageait la même idéologie marxiste.
M ari en Ngo uabi ne voulai t do n c pas d e la prése nce du FLEC chez
lui. Mi eux, il entendait aider les dirigeants angolais à venir à bout de
ces indépenda ntistes du Cabinda. Et il disposait d 'un ato ut de première
importance: la voie ferrée Congo-O céan qui reliait Brazzaville à Pointe-
Noire et longeait la frontière cabindaise. Certes, elle se trouvait en pi te ux
état mais dans les années 1970, cette ligne vitale pour l'économie congo-
laise écait en CO llrs de réfection. Si les croupes angolaises éra ient autO-
risées à r emprunter, elles seraient à pied d 'œuvre po ur lutte r co ntre
les indépendantistes du FLEe.
Ngouabi avait déjà pro mis à son ho mologue angolais que cette per-
missio n lui se rait accordée. O r, en janvier 1977, deux mo is avant l'as-
sassinat d e Ngo uabi, des commandos du FLEC attaquent le chantier
du Congo -Océan. Des o uvriers SO nt tués, des ingé nie urs so nt e nle-
vés. Et les dégâts matériels SO nt considérables : pendant de lo ngs mois
la ligne ferrée sera inutilisab le.

184
Congo: la malédiction du pétrole

Pour le président congolais, le coup est très dur. C'est aussi un sérieux
ave rtisseme nt! Ngouabi ne s'y trompe pas et il accuse aussitô t la France
d'avo ir e nco uragé cette ag ress io n co mmise par le FLEe, c réa tio n de nos
serv ices secrets .
Pour autant, le président congolais n'est pas décidé à changer de poli-
tique. En févri e r, il donne L1ne interview re te ntissante où il m et e n cause
une nouvelle fois la France, coupable d'asphyx ier son pays. ri ne lui reste
plus que six semaines à vivre.
À la même époque, Ngouabi a prévu de réunir un congrès du Parti
congo lais du travail. Il se murmure qu'on va procéde r à ceue occasion
à un grand chambardement. Certains puissants du régime Ont tout à
craind re d e cette gra nde réunion. Ngo uabi l'a proclamé : il n'est pas
questio n de lave r le lin ge sale en fam ille, il ve ut un déba llage public.
Ce 18 mars 1977, Mari en Ngo uabi s'a pprête à déjeuner chez lui
en compagnie d e son fi ls aîné. Il habite une case- résidence, co mme
on dit, au cœur de l'état-major d es forces armées . Lend roit est do nc
très surveillé. Même si l'a ncien chef de bataillon n'attache pas une
grande importance à sa prop re protectio n, il est certa in qu'on ne peut
pas entrer chez lui comme dans un moulin. À la porte du rez-de-chaLlS-
sée, un adj udant de sa garde rapp rochée veille.
A l'étage, Ngouabi est sur le point d e commencer son repas quand
on lu i annon ce une v isite. Le président descend et sc tro uve face à quarre
ho mmes. Trois so nt e n c ivi l, le quatriè me pone une te nue de combat.
Ngo uabi le reconnaît aussitôt: c'est l'ex-chef du renseignement mili-
ta ire, le ca pi ta ine Kikadidi , un officier limogé par l'a rmée. D ès qu'il
ape rço it Ngo uabi , il so rt une arme. Le préside n t ti re so n propre pis-
tolet de so n étui et se précipite sur lui . II tue deux des civils mais il est
final ement abatt u, sans doute par ce ga rde du corps chargé de veiller
à sa porte. Q uant à Kikadidi , il parvient à s'enfuir.
Les événe ments s'accélè rent. La direction du pays est provisoirement
assurée par Denis Sassou Nguesso, le min istre de la Défense tandis que
Yho mbi Opango, chef des armées, sera désigné président quelques jours
plus tard. Toutefois, en 1979, il sera remplacé par Sassou-Nguesso, le véri-
table homme fott du pays. Et le principal bénéficiaire de cc coup d'ftat 1

185
Les dessous de la Françaftique

Quatre jours après l'assass in at de Ngo uabi , le cardinal É mil e


Biaycnda, qui av~ it été le dernier interlocuteur de Ngouabi , est tué.
Détenteur des derni ères confidences du prés ident, il fallait éviter qu' il
parle. D'autres exécutions suivent. A co mm ence r par celle du garde
du co rps du prés ident, l'adjudant félon . Ensuite des hommes accusés
sa ns preuve d'avo ir assassiné le ca rdinal so nt également abattus, ainsi
qu'ull ancien chef d'état-major.
Il est clair qu'o n veut faire taire définitive me nt tous ces personnages
et, en même temps, se débarrasser de concurrents éventuels. Mais ce
n'est pas fini: l' ancien prés ident Massamba-Débat est tout de suite
arrêté . On lui impute la tes pon sab ilité de l'assass in at de Marien
Ngouabi.
Ce n'est pas sérieu x. I..:ancien chef de l' État n'était certes pas un
ami du prés ident puisque c'est ce d ernier qui l'ava it chassé du pou-
voi r. Mais on avait noté au cours des dernières semaines que Ngouabi
avait amorcé une tentative de rapprochem ent avec son adversa ire. Par
co nséq uent, Massamba-Débat n'avait pas intérêt à le faire assassiner.
Cependant, on a tro uvé dans les papi ers prés identiels un e letrre de
Massamba-Débat. Dans ce courrier, l'ancien président conseillait à son
successeur de démissionner. Il jugeait la situation du pays catastrophique
et le méco ntentement généralisé. Et il ajoutait une phrase malh eureuse
qui lui sera reprochée par ses juges: il écrivait que la survie de M arien
Ngo uabi commandait qu' il se démette au plus vite. Un avertissement
qu i a été interprété com me un e menace et qui a conduit très vite cet
ho mme politique resté populaire devant le poteau d 'exécution. Tout
juste une semaine après la mo rt de Ngouabi !
L'assassin Kikad idi sera retrouvé un an plu s tard dans un quart ier de
Brazzavi lle et sera immédiateme nt abattu. Lui non plus ne parlera plus l
Enfin, et ça n'est guère éto nnant, la disparition de Marien Ngo uabi
se tradu it par un réchauffelnent très spectacul aire des rel at ion s avec
la France.
Un dernier mot sur ce petit capitaine : il semble bien que Ngo uabi
sava it sa mo rt proche. S in on, co mm ent exp liquer ce tte phrase pro-
no ncée dans lin discou rs cinq jours avant so n assassinat: « Lorsque to n

186
Congo: la malédiction du p étrole

pays est sale et manque de paix durable, t u ne peux lui re ndre sa pro-
preté et son unité qu'en le lavant avec [O ll sang. »

Sennen Andriamirado ' :


[Lauteur fa it état d' un rapport su r la mort du prési-
dent congolais établ i par un officier, Pierre Anga, ancien
aide de camp de Marien Ngo uabi , et proche du colonel
Yhombi O pango.]
Son rapport, soutiendra-t-il dam une déclaration de
1987 enregistrée SUI' cassette, a été détruit et lui-même exc/u
du comité, parce qu'il avait dénoncé l'actuel président du
Congo D enis Sassou-Ng"esso comme le véritable cerveau de
l'assassinat du président Marien Ngouabi. En réalité, et dès
fa formation du comité militaire, Pierre Anga avait réclamé
le poste de ministre de la Défeme et de la Sécu.rité, dévolu à
Sassou-Nguesso. JI tempêta tant et si bien que Sassou menaça
de démissionner si Pierre Anga devait rester au sein du comité
militaire. Le choix se fit immédiatement,' Anga quitta le
comité. Il n'accepta jamais cette éviction. En septembre 1987,
refusant detre interrogé dans te cadre d'une enquête sur une
terttative de coup d'ttat contre Denis Sassou-Nguesso (devenu
chefde l'ttat en février 1979), Pierre Anga prend le maquis
dans la forêt d'fkongono, au nord du Congo. En juillet 1988,
les commandos de l 'armée congolaise lancés à ses trousses le
rattrapent et l 'abattent.

Lélimin atio n phys ique de Marien Ngouab i n'est donc nullement la


conséq uence d'ull conAit ethnique, CQIn m e o n essa iera de le faire cro ire :
les nouveaux hommes fo rts du pays sont eux aussi des nordistes et des
mil ita ires. En 1979, le plus malin d 'entre eux, le colonel Sasso u-
Nguesso, finit par triompher de ses rivaux et devient le nouveau chef
de l'f tat.

1. op. dt.

187
Les dessous de la Françaftique

M êm e si les relatio ns du C on go avec la France se sont s in guli ère-


ment améliorées, le pays demeure une république socialiste et le PCT
régit to ujours la vi e du pays sous la main de fer de D enis Sassou-
N guesso. Toutefois, en réalité, c'est l'industrie pétrolière qui commande.
Parce qu'elle est la seule vraie ri chesse du Congo. Par ailleurs, Elf s'ac-
commode très bi en du caractère marxiste du régime, comme les diri-
geants co ngola is supportent eux-mêmes fort bien cerre tutelle écono-
mique. Ca r ils en profitent largement.
J.:histoire du pétrole congolais commence à la fin des années 1940.
La Société des pétroles de l'Afrique-Équatoriale frança ise- qui donnera
plus tard naissance à Elf- obtient une première concessio n dans la zone
côti ère. D ès 1957, un premier gisement est exploité. Mais, à partir de
1970 , c'es t en m er que les plus impo rtants g ise me nts d'o r no ir so m
découvcn s.
Cette exploitation off-sho re s'effectue à partir de plates-formes ins-
tallées dans la zo ne littorale congolaise. Aujo urd' hui, il existe plus de
cinq cents puits sous-marins et les spécialistes estün ent que les réserves
sont colossales. Elf, devenue Total, doit aujourd 'hui partager le gâteau
avec des Am éri ca ins et des Italiens. Cependant, la compagnie fran-
çaise a longtemps disposé au Congo d'une sorte de quasi-monopole. Sa
privatisation en 1994 n'a pas changé grand-chose : sa filiale, Elf-Congo,
est demeurée une soc iété d't.tat. M ais ce n'est pas [Out à fait une entre-
prise comme les autres.
El f a été créée sous la présidence du général de Gaulle' avec un obj ee-
ri f bien clair: la compagnie devait être auss i l'instrument de la France
dans les pays africains olt elle aurait à ex ploiter le pétrole. Certes, Paris
avait décolo nisé mais n'entendait pas pOUf autant se désintéresser de ces
pays nouvellement indépendants. Bref, pour les gaullistes, Elf devair
servir au mieux les in té rêts frança is. C'est ainsi qu'au fi l du temps, elle
s'est do tée d'ull vé ritabl e service de renseignclnenr et qu'elle a abrité
nombre d'anciens agents. En o utre, la manne financière générée par Elf
po uvait auss i être utilisée pour œnÎr sous sa coupe des dirigeants afri -

1. Vo ir chap i( re Ir.

188
Congo: la malédiction du pétrole

cains en les corro mpant. D 'autre part, une part ie de cet argent revenait
en France et servait à fin ancer des panis po litiques lnétropo litains.
La co mpagnie a do nc fo nctionné com me une sorte de réseau para l ~
lèle en Afrique et, sans su rprise, o n y a rerro uvé pas mal de personnages
qui étaient par exemple très proches de Focca rt.

Stephen Smith et Antoine Glaser, journalistes


spécialistes de l'Afrique ' :
Premièrement, les gaullistes voulaient un véritable bras
séculier d'État, en particulier en Afrique. Total nëtait pas obéis-
sant. Deuxièmement, les gaullistes souhaitaient une sorte de
ministère du Pétrole inamovible. Enfin, ils souhaitaient dis-
poser d ,me sorte d'officine de renseignements tians les pays pétro-
liers. Ces trois objectifi ont été atteints, indubitablement. El[
a été p our la France un instrument de puissance. notamment
en Afrique, en même temps qu'un ministère du Pétrole dans la
durée, affranchi des contingences et des vicissitudes de la poli-
tique politicienne ait jour le jour. Enfin, El[a été un service
de renseignement. au sens anglais du teroze, une «intelfigence»
combinant l'action secrète de la DGSE avec le jeu d'influence
diplomatique du Quai d'Orsay. D 'ailleurs, des divers services
français DGSE, DST, RG. . ., aussi bien que du ministère des
Affoires étrangères, de hauts cadres sont IOllgtemps passés de
plain-pied chez El[, poury rester ou pour réintégrer ensuite leur
corps d'origine, comme s'ils avaient été simplement détachés. Ce
qui montre bien qu'El[n'a été, longtemps, qu'une institution
délocalisée de l'État français, son foux nez pétrolier.

Pendant plus d'tUle décennie, D enis Sassou-Nguesso règne sans par-


eage er ses relarions avec Elf et la France sont excellentes. La compagnie
française a en effet to ur lieu d 'être satisfaite : pendant cette période,
sa productio n pétro lière a ll Congo do uble. To utefois, en même remps,

1. Ces Messieurs Afrique, Calma nn-Lévy, 1998.

189
Les dessous de la Françafrique

le pays s'endette. Le trésor co ngolais semble être un puits percé. Plus


l'argent entre et plus vite il disparaît. Pour payer ses fon ctionnaires, le
gouvernement doit ainsi gager ses futures ressources pétrolières. Une
sorte d 'hyporhèque ou de prélinancement.
Concrète ment, vo ici co mment fon ctionne ce systè me: la compa-
gn ie pétroli ère verse des redevances au pays producteur en fon ctio n
du nombre d e barils produits. Mais on retranch e de ces redevan ces
d es frais commerciaux et ce qu e l'on appelle des fond s d e souverai-
neté. Des sommes versées sur des comptes d'une banque contrô lée par
Elf ou bien encore sur ceux de sociétés offshore siruées dans des para-
dis lisca ux. La répartition de cette importante mann e dépend du seul
bon vo uloir du président du pays producteur er peur donc bénélicier
directement à ce dernier.
C'esr pourquoi , paradoxalem ent, au d ébur des années 1990, le
Congo se trouve lourdement endetté alors même que les revenus pétro-
liers ne cessent de croître. Cette situation finit par provoquer le mécon-
tentement de la population. Ça gro nde même tellement que Denis
Sassou-Nguesso comprend qu' il doit donner des gages s' il ve ut rester
au pOUVOIr.

Il commence par promettre de mettre lin au régime du parti unique.


Ce progrès ne suffit pas à calmer les Co ngolais, même s'il correspond
aussi aux injonctions de François Mitterrand qui, en 1990, à l'occasion
du sommet franco-africain de La Baule, a fermement demandé aux chefs
d 'État de nos anciennes colonies de s'engager dans la voie d e la démo-
cratisation. Le président français a parlé très fort. Mais il faur bien recon-
naître qu'il n'a guère été suivi.
Po urtant, au Congo, il semble avo ir été entendu: Sassou-Nguesso
doit accepter la tenue d'une conférence nationale réunissant plusieurs
centaines de personnes qui représentent tout ce qui compte au Congo.
Au menu des discussions, le changement d e régime et la démocratisa-
tion. Les délégués annoncent leur in tention d'en terminer avec les incu-
ries du pouvoir. Le président Sassou-Nguesso, accusé d'enrich issement
personnel, est directement mis en cause. Mais assez habilement, « Papa-
Bonh eur ", co mme on l'appelle familièrement, fait so n mea cul pa. Il

190
Congo: la malédiction du pétrole

y gagne de rester chef de l'État jusqu'à la tenue d'élections prévues en


1992 . Toutefois ses pouvoirs ont été sérieusement rognés et il doit désor-
mais co mposer avec un Premier ministre et un e no uvelle constitu tio n
approuvée par référendum .
Les Congolais se rendent donc aux urnes en 1992. Au deuxième
tour, Pascal Lissouba, un professeur de génétique, l'emporte. Avec le
soutien de Denis Sassou- Nguesso, d'ailleurs. Un gouvernement d' union
nati onale est mis en place . Cependant, le ver est déjà dans le fruit:
Lissouba, malgré le soutien qu'il a reçu de son prédécesseur, refuse de
l'associer au pouvoir. Co ntrairement à ses promesses préélecto rales !
Sassou- Nguesso sera do nc désormais un adversaire irréductib le qui
n'allra de cesse de vouloir le renverser.
D 'autre part, cette électio n a exacerbé les dissensions ethniques.
Le professeur Lissouba, sudiste originaire d' une petite ethnie proche de
la frontière du Gabon, doit compter avec deux sérieux rivaux: Sassou-
Nguesso bien sûr, leader incontestable des nordistes, mais aussi Bernard
Kolelas, l'homme du Pool, futur maire de Brazzaville. La simation de
Lissouba est d'autant plus inconfo rtable que l'armée, traditio nnelle-
ment nordiste, penche toujours du côté de l'ancien président.
Lissouba est certes un éminent savant, mais c'est un piètre politique.
Il co mmet rapidement sa première erreur : pour contrer une évenwclle
menace de l'armée, il crée sa propre milice . Les « zo ulous », co mm e
on va bientôt les appeler, sont de jeunes désœuvrés qu' il a recrutés nam-
rellement dans sa région d'origine. Conséquence immédiate, ses deux
ri va ux ré pliquent en se dotant e ux aussi d 'un e troupe armée. Pour
Sasso u-Ng uesso, ce soot les « cobras ». Et po ur Ko lelas, les « ninjas ».
Dès lors, la situation co ngolaise est explosive. Ces jeunes gens sur-
armés, souvent drogués, se révèlent très vite incontrôlables.
Du côté de la compagnie EIE, on a adopté une politique arœntisre.
Ses dirigeants ont très vire compris que le président congolais Sassou-
Nguesso, dont ils avaient pourrant été les meilleurs soutiens, avair fair
son temps. Au moins provisoirement. Le mo uvement démocra tique ne
po uva nt être enrayé, les hommes de Elf ont pris co ntact avec le nou-
veau po uvoir. C'érait d'autant plus aisé que Lissouba était demandeur.

191
Les dessous de la Françafrique

Con fronté à l'endettement colossal d e so n pays, il avait besoin au plus


vite d'une bouffée d 'oxygène.
Mais, la productio n pétrolière étant gagée pour d e longues an nées,
le patron de la co mpagnie, qui était alors Loïk Le Floch-Prigent, a refusé
d'allouer les cent cinquan te miUions de dollars que le président Lissouba
réclam ai t. C elui-ci s'est alors directement tourné vers l'Élysée. Mais
Mitterrand n'a pas bougé.
La France aura it pu avoir intérêt à aider un président démocrati-
quement élu , mais à Paris o n savait que Sassou-Nguesso pouvait reve-
nir au pouvoir d'un jour à l'autre. Sassou-Nguesso qui disposait d'im_
portants relais en France. En outre, Mitterrand - c'est en tout cas ce
qu'i l prétendait - ne voulait plus intervenir en Afrique.
Lissouba était do nc co ndam né à trouver de l'argent ailleurs s'i ! vou-
lait au moins payer ses fonctionnaires. C'est ainsi qu' il a décidé de
s'adresser aux Américai ns et à leurs pétroliers. La compagnie Oxy s'est
aussitôt déclarée intéressée. Pour la première fois, l'hégémoni e de la
firme française au Congo risquait d 'être battue en brèche. C'était très
grave et même inacceptable pour Elf
Presque simul tanément, d e violents troubles éclatent à Brazzavi lle.
Sur fond d'élections législatives anticipées, l'opposition, essentiellemem
constituée par les ethnies du Pool, reproche à Lisso uba de brade r le
pétrole co ngolais aux Américains . Ces incidents, où zoulous et ninjas
s'affrontent les armes à la main, provoquent des dizaines de morts.
Conséquences d e cette guerre civile li mitée: les négociations avec
Etf reprennent et Lisso uba renonce au contrat avec la firme amér i-
cai ne Oxy. La co mpagnie française a do nc gagné. Reste à savo ir si elle
a fomenté ces troubles! Aucune preuve ne peut être apportée. Mais il
est certain que dès ce moment, Lissouba n'est plus en o deur de sain teté
pour les dirigeants de la firme française.
Quant à Sassou-Nguesso, il n'a joué aucun rôle dans cette première
guerre civile. Réfugié dans son fief du Nord , il s'est prudemment tenu
à l'écart et atte nd so n heure. Parce qu'i l sait que la paix est précaire.
Et que ses deux rivaux ne tarderont pas à en découdre à nouveau. Ce
qui finit par arri ver en novem bre 1993 .

192
Congo: la malédiction du pétrole

Jean-Marc Balencie, Arnaud de la Grange ' :


Brazzaville connaît alors de véritables scènes de guerre.
La Sécurité présidentielle, soutenue par les milices pro-
Lissouba, tente de semparer du quartier de Bakongo, fie! de
Bernard Kolelas, qui est déftndu par la milice des « ninjas ".
Ceux-ci offrent une résistance inattendue, obligeant la mou-
vance présidentielle à recourir à des armes lourdes (chars d'as-
saut, canons, lance-roquettes). En réaction, les « ninjas » entre-
prennent de chasser systématiquement les Bembé, partisam de
Lissouba, et plus généralement toutes les personnes originaires
du Nibolek des quartiers à dominante lari. La plupart des
quartiers deviennmt ethniquement homogènes. Les Lari
contrôlent Bakongo (alias « Sarajevo »), Makelékelé et
Kimoundi. La mouvance présidentielle domine à MJilott (sur-
nommé« Beyrouth »), tandis que les nordistes tiennent M'Pila,
Ouenu et Talangai: Dans le même temps, l'armée congolaise
se délite. De nombreux militaires désertent et rejoignent- sur
des bases ethniques - les diffirentes milices. Phases de com-
bats et d'accalmies se succèdent durant les mois de novembre
et de décembre. La réouverture de la ligne de chemin de ftr
Congo-Océan, qui relie Pointe-Noire à Brazzaville, symbolise
le retour à une situation quasi normale. Le bilan des affron-
tements de l'hiver 1993-1994 se situe mtre mille et deux mille
victimes et plusieurs dizaines de milliers de déplacés.

Malgré leur coût, les armes n'ont jamais manqué au Congo. À l'évi-
dence, c'est l'argent du pétrole, généreusement distribué à tous les bel-
ligérants, qui a servi à acheter ce matériel. Pour les pétroliers, il n'étai t
pas ques tion d e m e ttre leurs œ ufs dans un seul panier, tant l'avenir
demeurait in certain.
En fait, cen e première guerre du Congo dure jusqu'en 1995, avec,
parfois, des accalmies. À la fin de l'année, la paix est signée entre les dif-

1. Mondes rebelles, Michalon, 2002.

193
Les dessous de la Françafrique

fére nts belli gé rants. Mais il est certain que le confl it repartira à la
moindre étincell e. Ne serait-ce que parce que les miliciens d émobili-
sés so nt abandonnés à eux- mêmes. Dans un pays ruiné par le chômage,
ils ne demandent qu'à reprendre les armes car ils vivent de la guerre.
D 'autre part, les leaders Il' ont en rien renoncé à leurs ambitions. Denis
Sassou-Nguesso ne rêve que de reprendre le po uvoir qu'il a perdu dans les
urnes. Quant à Lissouba, il espère bien se débarrasser définitivement de
ses deux ri vaux. C 'est pourquoi, au cours de cette paix armée, les uns et
les autres continuent de s'équiper ct recrutent même des mercenaires :
israéliens, sud-africains, ukrainiens. Et des Français, bien sûr, des hOlnmes
qui ont autrefois combattu aux côtés de Bob Denard ou qui viennent direc-
teinent de l'extrêm e d roite et du service d'ordre du Front national. Un vrai
panier de crabes. Sans compter les agents des services de renseig nement.
À Paris. on suit très attentivement l'évolution de la situat ion congo-
laise. Et on a déjà choisi son camp, celui d e Sassou-Nguesso.
Jacques Chirac, élu en 1995, a toujours eu beaucoup d'amitié pour
Denis Sassou-Nguesso à qui, lors de la première cohabitation, il a même
donné un petit coup de main saJ1S en référer au président Mitterrand. Preuve
de cette connivence, Sassou-Nguesso est reçu très secrètement à l'Élysée en
1996. 11 est alors accompagné par le président gabonais Omar Bongo,
son gendre. Bongo, l'un des membres les plus influents de la Ftançafrique' ,
À Paris, il est donc clair qu'on n'aime guère Lissouba. À la présidence
du gro upe Elf, c'est encore plus évidenr. D 'aurant que Sassou-Nguesso,
toujours prévenant, a permis à la société pétrolière de s' introduire en
Angola et d'arracher une grosse co ncession offshore. Lancien dirigeant
congolai s est en effet très proche d'Eduardo dos Santos, le président
angolais, autre marxiste repe nti. Il a donc usé de toute so n influence
pour favoriser la co mpagnie française. Ce qui lui a probablemenr valu
de toucher une grosse commiss ion.
Autre raison de la faveur dont il jouit auprès d' Elf, Sassou-Nguesso
a promis, s'il revenaü à la prés idence, de diminuer les redevances d 'ex~
ploitation pétrolière augmentées par Lissouba.

1. Voir chapitre V.

194
Congo: la malédiction du p étrole

Une véritable partie de billard à trois bandes se prépare. En Angola


où nos servi ces secrets o nt été très actifs, la France a longtemps So utenu
la guérilla a nticommu niste d e Joseph Savimbi. M ais il apparaît alors
que Dos Santos est sur le po int de gagner. Paris doit donc au plus vite
chan ge r d e cheva l. Ce contrat d ' Elf en Angola est en quelque sorte
une aubaine et amorce une réconc iliation assortie de quelques cadeaux
pour le régime de Luanda. De discrètes livraisons d 'a rmes, par exemple.
Par des moyens déto urnés . C'est là l'o rigine de l'affa ire Falcone'.
Au Congo, Paris ne peut pas agir ouvertement contre Pascal Lissouba,
un président légitimement élu, sinon par l'intermédiaire de quelques bar-
bouzes. Aussi a-t-il été décidé de sous-traiter l'aflàire à nOtre nouvel allié,
l'Angola. Il a donc été demandé à Luanda d'agir afin de permettre à Denis
Sassou-Nguesso de revenir au pouvoir. Dos Santos réagit de façon d'autant
plus positive que Lissouba est soupçonné d'avoir aidé la rébellion de l'Unita.
Les fa its, maintenant: e n juin 1997 il se p rod uit un évé nement
très curieux à Brazza ville. Des troupes loyalistes attaquent la résidence
de Sassou-Nguesso, puissa mment ga rdée pa r ses fame ux co bras. O r,
selon certains té moins sûrs, J'ancien présid e nt ne paraît nullement sur-
pris. Comme s'il s'artendait à être attaq ué. Si l'on tient compte des liens
très érroÎcs qui l'unissent à l'armée, il n'est pas exclu qu'il se soir agi d'une
SO rte de coup monté. En tout cas cette ag ression marque le d ébut d e
la deuxiè me guerre civi le du Congo.
Tout va très vite. Les cobras de Sassou-Nguesso, rejoints par des unités
de l'armée régulière, affro ntent les ninjas de Kolelas et les zoulous de Lissouba.
Une fois de plus, Brazzaville est dévastée et les habitants fuient par milliers.
Les deux camps font d 'abo rd partie éga le. Mais bientôt la puissante
armée ango laise inte rvient. Et en octobre Sassou-Nguesso triomp he
et se réinstalle sans coup férir au palais présidentiel tandis que ses deux
rivaux s'enfuient à l'étranger. Il s'agir donc d'une sorte de putsch, immé-
diatement applaudi par Paris. En visite e n Ango la, en 1998, Jacques
C hirac n'hésitera pas à se réjouir d e l'inte rve ntion de l'arm ée ango -

1. Pi erre Fatcone est accusé d'avo ir fourni à l'Angola, via b Fnlllce, des arm es ache-
tées dan s les ex-démocraties populaires po ur des ce ntaines de l11illion ,~ de doll ars.

195
Les dessous de la Françafrique

laise au Co ngo et du retour de Denis Sassou-Nguesso, le seul homme


selon lui capable de rétablir la paix dans ce pays meurtri .
Cependant, tout au lo ng de l'année 1998 et jusq u'en 1999, les com-
bats continuent à faire rage. On se bat à l'arme lourde dans les quartiers
de Brazzaville et l'aviation angolaise bombarde les villages et les forêts
où on t trouvé refuge les habita nts qui o nt fui la capitale. On estime qu' il
y aura au moins vingt-ci nq mille morts et hui t ce nt mille sans-abri.
E t o n ne compte ra plus les m assac res et les viols systé matiques de
femmes. Il su ffit alors d 'appartenir à une ethnie hostile aux nordistes
pour être abattu sans sommation.
y a- t-il eu génoc id e? Des plainees en ce sens o nt été déposées en
France. Mais elles n'ont toujours pas abo uti. Le président Sasso ll -
Nguesso , réélu en 2 002 , demandera d'ailleurs le désaisissem ent de la
justice française d evant la Cour de justice de La H aye.
Encore plus éto nnant, la presse sembl e n'avoir pas pris la mesure
de cctte horreur.
Aujou rd'hui , la paix est revenue. Mais pour combien de temps? Des
milli ers d'armes sont e ncore en c irc ulation au Co ngo. Et toutes les
milices n'ont pas été désa rmées. On peut cra indre qu'un jour les adver-
saires de Sassou-Ngucsso ne soient rentés de prendre leur revanche.
Quant à la situation économique, elle n'a guère changé. 70 % de la
population vit sous le seuil de pauvreté et la production pétrolière est encore
gagée pour des années et des années. Mais Etf-Congo a signé de nouveaux
contrats d'exploitation en mer profonde. Enfin, il n'est pas inutile de
co nstater que M ichel Roussin, l'un des dirigeants du gro upe français le
plus engagé en Afrique et au Congo (BoIIOl·é), est un ancien des services
secrets, et aussi, accessoirement, l'ancien di recteur de cabinet de Jacques
C hirac à la mairie de Paris.

Julia Fricatier, journaliste! :


El{ ne doit plus foi re la loi en Afrique. Tel était le slo-
gan depuis plus de quinze am d'associations, telle Survie, bien

1. La Croix du 7 juillet 2003.

196
Congo: la malédiction du pétrole

avant que ne s'ouvre devant la justice française le dossier Elf


Celui-ci n'intéresse les populn.tions africaines que si « leurs pré-
sidents-voLeurs )'> selon le mot d'un étudiant gabonais, sont
mis en cause. Qui connait l'Afrique sait en effet qu'ELf
- rebaptisé 70talFinaElf puis Total pour foire oublier le
passé- demeure t01ljours « un État dans l'État » au Gabon,
au Congo et en Angola. Cet empire a « ses zones d'ombre,
ses commissions officieLLes impressionnantes en miLLiards de
dollars prévues par les contrats auxqueLLes s'ajouterlt des com-
missions occultes censées garantir les meilLeures relations entre
La compagnie pétrolière et le pays africain concerné », recon-
nait un ancien de la " Maison Elf» q'û préfère garder l'ano-
nymat. « Tout le monde sait que pour obtenir le droit de cher-
cher du pétrole il fout payer en liquide. Les mœurs de cette
industrie n'ont rien à voir avec ce qui se pratique ailLeurs »,
déclarait pour sa part il y a six ans l'ancien P-DG d'Eff, Loik
Le FLoch-Prigent, déjà mis en cause. Le mot « liquide» sow-
entend immédiatement (( caisses noires », l'un des symboles
clés de ce que l'on appeLLe " la Françafrique » et dont Elfest
L'un des piliers.
XII
Tchad (1) : le mystère Bono

Cun des exemples les plus caricaturaux des absurdités engendrées


par le système colonial est celui du Tchad, pays immense qui rassemble
d'innombrables ethnies et qui, de crise en crise, de coup d'État en coup
d' État, n'a vraiment jamais connu la paix: et encore moins la démo-
cratie. Un clan remplace l'autre, mettant aussitôt le pays en coupe
réglée, régnant par la force et opprimant les autres ethnies. Il en est
ainsi depuis quarante ans.
Ces transitions violentes ont bien sûr été suivies de près, quand
elles n'ont pas été suscitées, par l'ancienne puissance coloniale. À la
charnière du monde arabe et de l'Afrique noire, le Tchad occupe en
effet une position stratégique au centre de notre ex-empire colonial.
À plusieurs reprises, depuis l' indépendance, les militaires français y
sont intervenus. POUI soutenir les gouvernements en place ou pour
juguler les ambitions de son encombrant voisin du nord, la Libye! Et
un important contingent français continue d'y stationner.

Co mment faire vivre ensemble des populati o ns qui n'en O nt pas


envie? La missio n est quasi imposs ible. D 'autant que les rivalités eth-
niques ne manquent pas d 'être exacerbées par des acteurs extérieurs, au
T chad comme ailleurs en Afrique. C'est le cas par exemple de ses voi-
sins soudanais et libye n. Rien d 'étonna nt: les fro ntières ex istantes sont
artificielles et o nt so uvent séparé des ethnies en deux. Celles-ci so nt
au no mbre d e d eux cents e t 1' 0 11 recense un e centa in e de langues .
To utefo is, po ur simplifier, il fa ut distinguer deux grands grou pes. Au
sud vivent des agricul teurs autrefo is animistes et peu à peu christiani-
sés pa r les missio nnaires fran çais, d es séd entaires qui ont form é la plu-

199
Les dessous de la Françafrique

parr des cadres ind igènes de la colonisation. Au nord et à l'est, on trouve


des nomades musulmans qui ont un e longue tradition g uerrière et ont
toujours été rebell es à la coloni sarion. À la différence des gens du Sud.
Les ressentiments entre ces deux g rands ensem bles re montent loin:
les guerriers du désert ont longtemps vécu du trafic d'esclaves qu' ils cap-
turaient dans les tribus du Sud. li convient aussi d'observe r qu'à l'in-
térieur de ces deux g roupes, il existe des sous-groupes qui s'opposell(
parFois vio le mm ent les uns aux autres.
Le concept de nation tchadienne demeure do nc théorique tant la
population est hétéroclite. La preuve en est qu'aucu ll gO ll vern em em
d'union natio nale n'a pu durablement s'imposer.
Après l'indépendan ce, presque naturellem ent, ce so nt les sudi stes
qui prennent le pou vo ir avec le soutien de la France. Le premie r pré-
sident, François Tombalbaye, un enseignant, est un membre de l'eth-
nie Sara qui représente à peu près 20 % de la popülation tchadienne.
U n état de fait très mal véc u au nord Ol! les tribus Toubou ont tou-
jours nourri un solide co mpl exe de supériorité qui s'explique par la pré-
éminence du nomade sur le sédentaire et du guerrier sur le paysa n!
Le gouvernement fran ça is a cellement conscience de cette hostilité
latence que la partie sahélienne du Tchad demeure sous ad ministration
militaire fra nçaise quatre ans après l'indépendan ce. [in imi tié est encore
accrue par la façon de gouverner du président Tombalbaye qui interdit
les partis d'o pposition, règne en dictaceur avec les membres de so n clan
et accapare les maigres richesses du pays. Mais les présidents qui lui suc-
céderont, qu'ils soient du Nord ou du Sud, n'agiront pas autrem ent.
La France, qui fait souvent les fins de mois du gouvernem ent tcha-
d ien, res te donc rrès impliquée à Fort-Lamy l et continue à diriger le
pays direccement ou indireccem ent par l'inte rmédiaire de coopérants
qui sont bi en souvent des agents de nos se rvi ces secrets. Le principal
co nse ill er de Tombalbaye, l' homme qui a la haute main sur les ser-
vices de sécurité, est ainsi un officier fran çais, un métis franco-vietna-

1. C'est au début des an nées 19 70 que 'Tombalbaye décide de le tchadiser » les no ms,
Fon- Lamy devenant par exempl e N 'Djamena .

200
Tchad (1) : le mystère Bono

mien, le co mm andant Go urvennec. Ma is o n y trouve aussi Pierre


Debizet, le futu r patron du SAC.
Certes, le soutie n accordé à ce régime autori ta ire et co rro mpu est
contestable. Cependant Pari s qu i entend d emeurer présent au Tchad
n'im ag in e pas d'autre solution. Foccarr et so n m aître, le général de
Ga ull e, n'ig nore nt pas que le président tchad ien co mm et erreur sur
erreur, imposa nt en particu lie r les gens de son ethnie et éliminant sys-
tématiquem ent les m usulmans. Ma is Tombalbaye est un pis-aller!
Dès que le No rd cesse d 'être so us la co upe militaire d e la France,
la rébellion est immédiate. Au mi lieu des années 1960, des maq uis se
constituent à l'initiative du Frolinar, le Front de libération nationale du
Tchad . Les premiers incidents sérieux ont lieu en 1967 . Larmée tcha-
dienne rép liqu e brutale me nt. Co nséq uence, la rébellion se propage
parmi les tr ibu s Toubou. La s ituat ion dev ient m êm e si inqui étante
que Tombalbaye fait appel à Paris et réclame une aide miliraire.
Légalement, la France et le Tchad o nt seulement passé des acco rds
de coopération technique et sign é un engage ment mutuel de d éfense
en cas d ' agressio n exté ri eure. Il n'empêche qu e le gé n éra l d e Gau ll e
o rdonne l' envoi d'une miss ion militaire au T chad. Pour le prés ident
frança is, il s'agit d e montrer à tous les pays afr ica ins, m embres de la
Communauté, que la France demeure le pays tutéla ire et le garant de
leur sécurité intérieure. Même s' il faut pour cela écorner quelques grands
prin cipes . En o utre, il y a ch ez de Gau ll e un e dime nsion sentim en-
tale. Le Général ne peut pas oublier que le Tchad a été la prem ière colo-
nie française à se ra llier à lui en 1940 , grâce au go uve rn eur Félix Ebo ué.
C'est aussi à partir du Tchad que le général Leclerc a co mmencé sa fan -
tasr iq ue épopée qui devait le mener jusq u'à Paris puis à Strasbourg.

Général de Gaulle 1 :

La situation est bien mauvaise, mais on ne voit pas com-


ment la redresser, comment remettre sur pied l'armée et L'ad-

1. C it:ltions ex traites de convc rS:1tiûns entre le Général er J:lCq lJ(:'~ Focc.,1ft que relate
ce dern ier da ns ses M émoires, journal de l'ELysée, Fayard , 1995 .

20 1
Les dessous de la Françafrique

ministration tchadiennes. Je sais bien que les fonctionnaires


tchadiens sont incompétents et prévaricateurs. D'ailleurs, les
gendarmes sont disposés au pillage, mais on ne peut pas mettre
partout des fonctionnaires français. Il fI'est pas question non
plus de résoudre ce genre de problèmes en Mchant des bombes
sur les paysans. Pour ne pas foire une réponse tout Ir. fait néga-
tive au président Tombalbaye, je veux bien, si c'est possible,
que des appareils français qui sont à Fort-Lamy procèdent à
des vols d'intimidation, sans ouverture de feu.
[Deux jours plus tard, le Il mars, nouvelle réAexion
du Général :]
II n} a pas de solution de rechange à Tombalbaye. S'il dis-
paraissait, le Tchad se casserait en deux ou plusieurs morceaux.
11n'est pas impossible que les Russes encouragent ce processus de
morcellement. JI n} a qu'une seule solution: réencadrer l'ar-
mée tchadienne avec des officiers français comme nous le fai-
sions naguère pour les groupes nomades. Mais cela suppose qu'en
même temps il soit procédé à une réorganisation complète de
l'administration tchadienne, car il n'est pas pensable que nous
dotions le Tchad d'un instntment militaire efficace pour per-
mettre aux préfèts de pressu.rer les populations paysannes. 11fou-
dra demander au président Tombalbaye des engagements pré-
cis à notre égard et lui dire que, s'il ne veut pas y souscrire, il
lui fol/dra se passer de notre aide.
[Et le général de Gaulle, avant de se reprendre, envi-
sage d'envoyer Bigeard au Tchad :1
JI serait très bien, mais sa présence serait trop voyante
pour lëtranger et on en déduirait 'lite nous allons nOlts char-
ger nous-mêmes de la répression.

I.:oppositio n au régi me de Tombalbaye est donc d'abo rd essentiel-


lement nord isce. Les Toubou , en raison de leur mode de vie no made
dans un enviro nnement hostile, mOlu agne et désert, peuvent résister
durablement et harceler les fo rces sudistes . Toutefo is ce ne sont pas

202
Tchad (I) : le mystère Bono

les seuls adversaires de Tombalbaye. Il existe aussi une opposition moins


ethnique et don c plus politique. Elle est incarnée par un homme qui
aurait peut-êrre été capable de ch anger le destin du Tchad, Outel Bono.
Ce brillant médecin sudiste a fait ses études à Toulouse. Avant l' in-
dépendance, co mme beaucoup d 'autres étudiants africains, Bono a
été un militant anticolonialiste assez proche du parti communiste. Marié
à une Française, il ne s' in sta lle a u T ch ad que de ux ans après l'indé-
pendance. li esr alors le seul médecin autochtone et, d 'emblée, il se voit
confier la direction de l'hôpital d e Fort-Lamy.
Humanisœ, ce praticien, qui est d 'abord revenu dans son pays pour
soigner ses compatriotes, ne peur approuver les m éthodes di ctatoriales
du président Tombalbaye. li est don c étroitement surveillé. D 'autant
qu' il fréqu ente un petit groupe d' intellectuels qui ne se privent pas de
critiquer le caractère antidé mocratique du po uvoir tchadien.
Les conseillers français qui gravitent aurour de Tombalbaye pous-
sent ce dernier à agir afin de se débarrasser de Bono et de ses amis. Mais
le président hés ite. JI so nge même à neutraliser Bono en lui confiant
un porte feuille ministéri el. Cepe ndant le médec in refuse. Alors
Tombalbaye a une autre idée: il d ema nde à ce petit groupe d e diplô-
més de lui proposer un plan de réform es politiques. Une initiative sau-
grenue et vo uée à l'échec: ces jeun es gens ne sont pas prêts à nansi-
ge r sur les prin cipes d ém ocratiques. Résu ltat, Tombalbaye finit par
se fâcher. Le groupe est dissous. Et Bono retourne à son hô pital. M ais
pour très peu d e temps!
li est cla ir que pour le président tchadie n le do cteur Outel Bon o
est désormais un adversaire qu'il faut museler. Un m o is à peine après
l'échec des discussions sur les éventuelles réformes politiques à appor-
ter au pays, le médecin est arrêté. Très curieusement, c'est un fonc-
tionnaire français, un co mmissa ire, qui procède à so n inrerpel1a[Îon, ce
qui en dit long sur l' implicatio n de la France dans cette affaire et plus
généralement d ans la conduite de la po litique tchadienne.
Outel Bono est inc ulpé d e complot co ntre la sécu rité de l'État et
de tentati ve d 'assassinat contre le président Tombalbaye. Il n'y a bien
sû r aucune réalité derrière ces très graves accusations. Le pouvoir rcha-

203
Les dessous de la Françafriqlle

dien ve ut simple ment réd uire au silence un op posant pres tigieux, de


plus en plus déterminé et particulièrement apprécié par la popu lati on.
Une Co ur de sfl reté de l'État ré un ie po ur l'occas ion co ndam ne à
mort le docteur Bono. Le médecin n'a même pas pu se défendre cor-
rectement puisque son avocat, un França is, a été lui aussi arrêté ava nt
j'ouvcnure d u procès. Encore une fo is, ce sont des agents de notre pays
qui Ont procédé à cette in terpellation.
Une sentence auss i sévère qu'injustifiée provoque de nombreuses
réactions. La femme de Bono, qui a été expldsée du Tchad, remue ciel
et terre. Tombalbaye compre nd très vite que cette affaire peut se retour-
ne f co ntre lui. La condamnatio n à mo rt du médecin est commuée en
prison à vie. Mais ce prisonnier est enco re trOp encombrant : deux ans
après so n procès, O utel Bono obtient un régime de semi-liberté et son
épouse est auto risée à le rejoindre.
Ex ilé au nord du pays, le médecin accomplit ce qu' il sait le mieux
fa ire, so igner les gens. Mais il es t toujours l'objet d' une intense sur-
veillance car son éloignement chez les Toubou n'est pas innocent : le
pouvoir espère bien découvrir que le médecin entretient des contacts
avec le Frolinat.
Bo no se garde bien de se livrer à une telle imprudence. D'auta nt
qu'il n'a pprouve guère l'action essenti ellement ethnique des rebell es
qu'il soupçonne en outre d'être soutenus pat l'étranger, la Libye en l'oc-
c urrence. Cette att itude prudente lui va ut d'être auto risé à revenir à
Fon -Lam y un an plus tard . Non pas que To mbalbaye ait cessé de se
méfi er de lui , mais cel ui-ci n'a pas reno ncé à son idée d'essayer de cir-
conve nir Bo no en rin viranr à entrer dans so n gouvernement.
En vé rité, le médecin lui fa it peur car il vo it en lui un ri val. D 'une
façon assez maligne, le président tchadien pense que s'il le co mp ro-
met en le nOinman t ministre, Bono ne représentera plus un danger poli-
tique. Mais encore une fo is, le médecin le déçoit et refuse sa pro posi-
tio n. Il ve ut continuer à exercer son métier. Seule concessio n, il accepte
le poste de d irecteur de la Santé.
Perso nnage o ffi ciel, Bo no a reno ncé à to ute ac ti vité po litique.
Pour ta nt Tombalbaye le cra int to ujours. Il redou te en particulier qu'à

204
Tchad (J) : le mystère Bono

l'occasion de l'élection présidentielle d e 1969, le médecin ne se présente


contre lui . Il lui faut donc à nouveau tro uve r un moyen de le neutrali-
ser. Outel Bono lui fournit involontairement un précexre. Au prinremps,
le médecin assiste à une conférence sur la culture du coton. Le sujet n'est
pas aussi anodin qu'il y paraît. Cette culture, qui représente l'essentiel
de l'économie du sud du T chad , est entre les mains d 'une société fran -
çaise qui rémunère m édiocrement les paysa ns à qui eUe achète le coton.
Au COU f S de cerre réunio n, le très populaire praticien est invité à don-
ner son avis. Bono n'a pas à fo rcer sa nature pour d éplorer lui aussi l'ex-
ploitation des producteurs par cette compagnie française.
Dès le lendemain, il est arrêté pour offense au chef de l'État et atteinte
à l'intégrité du terri toire. À nouveau, cene accusation est tout à fait farfe-
lue mais Tombalbaye est provisoirement débarrassé de son ri val qu'il fait
condamner à cinq ans de prison. Il déclare même publiquement que Bono
est un élément de désordre qui doit disparaître pour laisser le Tchad en paix.
Toutefois, Tombalbaye a sous-estimé la popularité du médecin. À Fort-
Lamy, on manifeste à plusieurs reprises pour obtenir la libération de Bono.
Finalement, tro is mois plus tard, le président tchadien doit céder et se
résoudre à libérer Outel Bono qui redevient aussitôt directeur de la Santé.
Entre-temps, en juin 1969, tandis que le médecin est en prison, Tombalbaye
cst réélu et s'octroiera même un peu plus tard les pleins pouvoirs.
Cependant, malgré les moyens que lui donne ce pouvoir absolu,
Tombalbaye est de plus en plus critiqué à l' intérieur de son propre pays.
Ses co nseillers fra nçais s'inquiètent d 'autant que la popularité d 'Outel
Bono ne cesse de croître. Une notoriété qu' il ne doit qu'à ses qualités pro-
fessionnelles: le médecin tchadien construit des dispensaires un peu par-
tout dans le pays et combat victorieusement une épidémie de choléra.
À Paris, certains, dans l'encourage de Foccan. commencent à se dire
qu'au fond Outel Bono ferait un excellent remplaçant à la prés idence
tchadienne. Cerres, il faudrait auparavant démettre Tombalbaye mais
nos services secrets Ollt "expérie nce de ce genre d'exercice. Q uoi qu'il
en soit, au début des années 197 0 , la France so utient encore
Tombalbaye. Et surtout, ses tout-pu issants co nse ill ers français ne sont
pas encore d écidés à le lâcher.

205
Les dessous de la Françafrique

Le prés ident tchadien a- t-il eu vent de la récente fave ur de Paris à


Bono? En to ut cas, fin 1972 et début 1973, il se lance dans une véri-
ta ble campagne anti française. C'est auss i une faço n de diss imuler ses
pro pres difficultés. Car no n seulement le Tchad connaît de graves pro-
blèmes fin anciers, mais la rébe llio n au no rd continue avec main tenant
le soutien de la Libye de Kadhafi .
Un ho mme es t particulièrement visé: Jacques Focca rt, qui continue
de s'occuper des affa ires afri caines aux cô tés du prés ident Po mpido u.
Pour Tombalbaye, c'est lui qui est à l'origine de rous les maux du Tchad.
Alors même que l' homme fo rt de N ' Djamena est d 'abord une créa-
ture de Focca rt ! Dès cet instant, on peur penser que le président tcha-
dien ne restera plus longtemps au pouvoir. D 'aurant qu' il déclare son
in te ntio n de remettre en cause la coo pérati o n m ili taire avec la Fra nce
et qu' il entame un flirt o uvert avec la Libye. To mbalbaye espère ainsi
réduire la rébelli on en concl uant un acco rd secret avec Kadhafi. Un
traité aux termes duquel le prés ident tchadien reconnaîtrait la souve-
raineté libyenne sur la bande d'Aouzou, cette terre sahélienne située au
no rd du Tchad et au sud de la Libye.
Lorsque se produit ce raidissement anti français de la politique tcha-
dienne, de nombreux o pposan ts SOllt empriso nnés. Mais Bo no, lui , a
déjà choisi de quitter so n pays et échappe donc à une nouvelle arres-
tation . Cependant, o n lui fa it comprendre très ferm ement qu' il n'a
pas intérêt à revenir au Tchad. En d'autres rennes, on menace de le ruer.
Et bientô t, les assass ins passe nt à l'acti o n.

Roger Faligot et Pascal Krop ' :


[Les deux journalistes-écrivains évoquent un mystérieux
colonel Bayonne, un entrepreneur en maçollnerie qui a long-
temps travaillé en Afrique et serait un ancien des services spé-
ciaux. En France, il aurait cornaqué le docteur Bono.]
Le colonel avait rencontré Outel Bono grâce à l'ancien
ministre du Plan tchadien, Dinguibaye, membre comme lui de

1. Ln Piscine, Le Seuil, 1985.

206
Tchad (1) : le mystère Bono

la Grande Loge nationale de France. Et ce dernier avait suggéré


que le docteur, homme intègre, fréquemment victime de la répm-
sion au 7èhad, était une carte à tenir en réserve du point de vue
français. Bayonne se croit autorisé à parier au nom ct'« amis bien
placés ». Bono peut sortir son pays de l'impasse, créer une vraie
démocratie. L'intéressé hésite. L'idée d'être porté au pouvoir par
un coup de force, même clans une optique libérale, ne l'enchante
guère. Il accepte enfin, pourvu qu'une véritable consultation
populaire et des réfo,mes en profondeur ratifient sa démarche.
On distribue clans les mois qui suivent son progl'tlmme au Tchad,
une conftrence de presse est prévue pour annoncer son départ.
Mais une semaine avant la clate fixée, le docteur autel Bono est
assassiné. N e croirait-on pas un mauvais remake du scénario
Ben Barka!, dix ans plus tôt'

Voyons plus précisément les circonstances exactes de l'assass in at du


docteur Bono. Contraint à l'exil. le médecin tchadien avait commencé
un stage à l' hôpital parisien d e la Pitié, d an s le service du professeur
Ge ntilini, futur p atron d e la C ro ix-Rouge française. U n poSte p rov i-
so ire car Bo no avait de bo nnes raiso ns de penser qu'il occuperai t bien-
tôt d e hautes fo nctions à l' O MS, l'O rga nisatio n mo ndiale de la santé.
Jusque-là, O utel Bono avait f" it de la politique malgré lui. Parce qu'il
était une d es pe rso nn alités les plus remarquables de son p ays et qu'il
inspirait confiance. M ais dès son arri vée à Paris, ses compatrio tes exilés
le pressent de pre ndre la tête d'un mouve me nt d'o ppos iti o n contre
Tombalbaye. Les étudiants tchadiens présents en France et qui sont pra-
tiq uem ent to us hostiles au président de leur pays sont les plus enthou-
siastes. M ais il se tro uve aussi des hommes politiques, ex ilés eux aussi,
qui vo ient en Bo no le leade r naturel d'un parti qu i se situerait entre
Tombalbaye et les rebelles du N ord regro upés dans le Frolinat.

1. Leader de l'opposition marocai ne enlevé il Paris cn 1965 à l'instiga.rion des aU(Q~


ri tés de Rabat, avec la com plicité de po li ciers, d'agents secrets et de rrua nds français,
Ct vrai se mb lableme nt assassin é.

207
Les dessous de la Françafrique

Le méd ecin ne se laisse pas co nva incre aisém ent. Il est bien placé
po ur savo ir que la politique en Afrique est dangereuse. D 'autre part,
O utel Bono n'a aucune voca ti o n à entrer dans la peau d'un dictateur.
Enfi n, il sait qu'on ne peut pas co nquérir le pouvoir au Tchad sans l'aval
de Paris. Et donc d e Jacq ues Foccart !
Or, justement, un ancien colo nel qui a longtemps navigué dans les
e..1. UX des services secrets rapproche Ct lui offre son aide. Bono n'igno re

pas les rapports qui existent entre le Sdece Ct l'ancienne éminence grise
du général d e Ga ulle. Il est donc ame né à penser que l'Élysée l'encou-
rage à agir et il se décide à descendre dans l'arène: il envisage m ême
de créer so n parti, le MORT, le Mouvement démocratique d e réno-
vatio n tchad ienne.
Outel Bono a donc sauté le pas et se pose d ésormais en opposant
e t successeur d e Tombalbaye. L, nou velle se répand rrès vire dans les
milieux tchadie ns. À Paris d 'abord mais aussi à Fort-Lamy, devenue
désormais N ' Djamena depuis que son lead er s'esr fâché avec la France.
Lui-même a changé de prénom à la faveur de cerre « rchadisation ».
Fi n aOllt 1973, Bono doit publiqueme nt a nnoncer la création de
son parti . E iltre~re mps, lIll journal très influent en Afrique et relative-
ment proche de Foccarr a laissé entendre que l'entrée en politique de
Bono signifie que la France a décidé de lâcher le président Tombalbaye.
Mais, deux jours ava nt que le médecin ne fasse sa déclaration officielle
devant la presse, un assassi n m et fin à ses jours.
Ce matin-là, le docteur Bono sort de chez lui et monte dans sa voi-
ture. Soudain , avant même qu'il ne démarre. un homme ouvre sa por-
tiè re e t lui tire presque à bout porta nt deux balles de revolver. Puis
l'ho mme s'enfuit, monte dans une 2CV et disparaît.
C ela ressemble à l'exécution d ' un contrat. Tombalbaye est aussitôt
so upço nné d 'avo ir commandité l'assassinat de so n prin cipal adver-
saire politique. M ais il n'est pas le seul. Quelques indices permettent
auss i de menre en cause ce clan des Franç.'1is qui ont fai t leur nid dans
l'e ncourage du présidenr tchad ien e t règne nt en maîtres sur les se r-
vices de sécu rité du T chad. Bono, plutôt classé à ga uche, aurait menacé
leur tranquilliré et leurs privilèges s'il était parve nu au pouvoir.

208
Tchad (1) : le mystère Bono

Caf/àjre n'a jamais été réellement élucidée. M ais il est certain que des
hommes appartenant aux services français y ont été mêlés. La suite le prouve.
Après la mo n de son épo ux, sa veuve, une Française, subit d'abo rd
la présence très pressante de ce colo nel qui a encouragé son mari à se
lancer en politique. Ensuite, un proche de Bo no, qui a acco mpagné
le médecin tout au long des derniers mois de sa vie, manifeste l'envie
de raconter ce qu' il sait. 11 n'en aura pas le temps : il meurt d'une diar-
rhée fo udroya nte un mois après son ami .
Enfin, l'appartement du médecin a été minutieusement fouillé et tOus
ses papiers ont disparu. Quant à l'enquête judiciaire, malgré les efforts
de la ve uve de Bono, ell e n'aboutira jamais. M ais il est vrai qu' un des
juges d'instruccio n chargé de l'affaire est celui-là même à qui a été confié
le dossier des « plombiers' " du Canard enchaîné. Cependant, c'est à l'oc-
casio n d 'une autre affaire tchadienne, l'enlèvem ent d'une scientifique
fran ça ise, Françoise C laustreZ, qu'on entreverra une partie de la vérité.
Cun des négociateurs envoyé au Tibesti' , pour prendre lan gue avec
le chef des ravisseurs, Hissène H abré, est un certain capitaine Galopin .
C'es t l'adj oint de ce co mmandant G ou rve nnec qui fait la plu ie et le
beau temps à N ' Dj amena. Le choix de G al opin est détestable ca r ce
militaire français a combattu avec la plus grande brutalité les rebelles
Toubou . Ce qui devait arri ver arri ve : G alopin est pris à son [Our en
otage et il finira par être exécuté. Mais, avant de mo urir, il parle et accuse
l'un de ses homm es d'être l'assassin du docteur Bono! D ès que l' in-
formation est connue à Paris, ce perso nnage fa it l'obj et d'une enquête
de po lice. Il a été établi qu' il grenouillait avec le Sdece et possédait
une 2CV en to ut point semblable à celle de l'assassin de Bono. Toutefois
le juge refusera d'aller plus loin .
Autre détail tro ublant: au moment où cet homm e est interrogé
par la police française, son chef, le fameux Go urvennec, meurt subi-
tement, victime d'une indigestio n!

1. Tentative d'espionnage de policiers de la DST dans les locaux du journal satirique.


2. Vo ir chapirre XIII.
3. Régio n mo ntagneuse située dans le nord du T chad.

209
Les dessous de La Françafrique

En réal ité, il semble bien que les assassins de Bono ont fait coup
double. D 'un côté, ils se sont débarrassés d'un homme qui était en posi-
tio n de succéder à Tomba lbaye et de faire le ménage à N'Djamena. Et
d'un autre côté, ils Ont fa it porter la responsabilité du crime sur le pré-
sident Tombalbaye. li s'agissa it alors de le discréditer un peu plus et
donc de précipiter sa chu te. Cc qui sera le cas en 1975 quand il sera
assassiné à l'occas ion d ' un putsch organisé avec la bénéd iction de la
France et la participation matérielle de ses services secrets.

Jacques Foccart ' :


[Le 28 août, deux jours après l'assassinat du docteur
Bono, Jacques Foccart s'entretient avec le Premier ministre,
Pierre Messmer. J
Le Premier ministre me dit que cette affaire est intoLé-
rable et que c'est un coup monté par Tombalbaye. fi faut que
cessent ces règlements de comptes sur le solfrançais. « Oui, dis-
je, mais la seule façon d'y mettre fin, c'est de réagir et de décou-
vrir celui qui Il fait le coup. Or, manifestement, c'est un pro-
fessionnel. et ce sera très difficile parce que, maintenant, il
doit être à l'abri. C'est pourtant nécessaire à deux points de
vue. D'abord. si on ne le découvre pas, dans quelque temps,
Tombalbaye va laisser entendre que ce sont les agents secrets
français, et potlrqtloi pas les agents de Foccart, qui ont des-
cendu Bono afin de le discréditer. lui, François Tombalbaye.
Et puis, deuxièmement, si c'est Tombalbaye qui a fait faire
le coup et qu'il s'aperçoit qu'on peut assassiner sam trop de dif-
ficultés quelqu'un sortant de son domicile à Paris, il sera tenté
sans doute d'en foire autant pour moi, qui suis à ses yeux l'en-
nemi public numéro tm. »

1. op. cit.
XIII
Tchad (2) : la prisonnière du désert

Françoise Claustre, une archéologue française, a été enlevée au


Tibesti par un rebeUe Toubou qui allait se faire un nom grâce à ce kid-
napping : Hissène Habré, futur chef d 'État du Tchad. Quinze ans
après les faits, ce ravisseur serait reçu avec les honneurs à Paris!
C'était dans les années 1970. Françoise Claustre aUait rester pri-
sonnière pendant près de trois ans. Sans l'extraordinaire persévérance
de son époux, Pierre, et sans le courage de quelques journalistes, elle
aurait pu rester encore longtemps captive tant l'affaire ne semblait
que médiocrement intéresser les autorités françaises de l'époque.
Un mot d'abord: cette affaire a suscité nombre de rumeurs. Des
rumeUfS qui n'étaient pas toutes innocentes. Il en est souvent ainsi
dans certains faits-divers où l'on prend un malin plaisir à s'acharner
sur la victime. Comme si le fait d'être victime n'était pas innocent.
Comme si eUe était en quelque sorte coupable d'avoir été choisie pour
victime. Pourtant, après sa libération, Françoise Claustre a fait preuve
d'une discrétion exemplaire. Malgré sa rancœur, malgré sa souffrance.
Mais il s'est trouvé d 'aucuns pour prétendre de façon ignoble que
ce silence indiquait qu'eUe avait des choses à cacher. En tout cas, si
cette affaire recèle encore bien des mystères, ceux-ci n'ont rien à vo ir
avec l'honneur des époux Claustre!

Les C laustre se SOnt co nnus au T chad. Lui es t alors le chef de la


MRA, la M iss ion de réforme adm inistrative imposée au présidenr
Tombalbaye par le général de Gaulle. Cet organisme piloté par la France
est chargé d'aider les autorités tchadiennes à se réfo rmer. En théorie, au
moins. La M RA poursuit éga lement des objectifs stri ctement huma-

2 11
Les dessous de la Françafique

nitaires : c réatio n de dispensaires, creusemen t de puits, etc. Mais nos


services spéciaux, rrès présents au Tchad comme dans to ute l'Afrique
fra ncophone, ont parfois été tentés d'y infi ltre r des agents. Cependant
Pierre Claustre, lui , n'a aucun rapport avec la Piscine et n'apprécie guère
les conseillers français de l'ento urage du prés ide nt Tombalbaye.
Françoise, elle, est une archéologue qui trava ille au T chad depuis
di x ans. Son chantier de fo uilles se tro uve au no rd dans la région de
Faya-Largeau et elle n'a jamais eu d'ennuis avec les rebelles Toubo u. En
1974, un médec in coopérant allemand , le doc teur Staewen, installé
au Tchad depuis des ann ées, lui signale l'existence de trois tombes
préislamiques dans la palmeraie de Bardai, là même o ù il exerce so n
métier à l'extrême nord du pays, to ut près de la bande d'Ao uzou.
Les guerriers du Frolinat contrôlent alors le dése rt et les montagnes
à l'exception des palmeraies o ù sont ca nro nnées des forces gouverne-
mentales. Enfin , en L974 , la région est calme et il y a lo ngtemps qu'au-
cun coup de fe u n'a été ti ré.
Il n'y a do nc aucun risq ue particuli er à se rendre à Bardai. Ce qui
réduit à qu ia les allégatio ns de ceux qui prétendro nt que Franço ise
C laustre est allée elle-même au-devant du danger. En o utre la jeune
fe mme est munie de [O u teS les auto risatio ns nécessaires et fa it le voyage
dans un avio n militaire fra nçais.
Lenlèvement a lieu la nuit, en avrilL 974 . Une petite tro upe de rebelles,
commandée par un certai n Hissène H abré, envahit la palmeraie. Premier
visé, un collaborateur de la MRA (et do nc un subo rdo nné de Pierre
Claustre), Marc Combe. Il se tro uve à Bardaï pour y effectuer des travaux.
Mais les ravisseurs entendent aussi enlever le docteur Staewen, ainsi qu'un
autre Allemand, membre d'une mission scientifique.
Très vite, l'affa ire ro urne au drame. Deux officiers tchadiens qui
dî naient chez le médecin all emand re ntent de riposte r. Ils so nt abat-
tus et madame Staewen est tuée au co u!'s de l'échange de co ups de feu.
Puis les rebelles découvrent Françoise C laustre dont ils ignoraient la
présence dans la palmeraie. Elle est capturée à son tour. Et aussirôt les
rav isseurs s'enfuient dans la nui t avec leurs tro is captifs, Marc Combe,
le docteur Staewen er Franço ise C laustre. L, garnison, retranchée dans

212
Tchad (2) : la prisonnière du désert

un fon, n'a pas pu o u vo ulu intervenir. Il ex iste aussi une autre troupe
composée essentiellement de gardes nomades . Mais ces hommes ont
choisi prudemment de se sauver. Autant parce qu' ils sont proches de
leurs frères Toubou que parce qu'ils craignent d'éventuelles rep résailles
du gouvernement de Tombalbaye.
Des liaiso ns radio SO nt assez rapidement établies avec les ravisseurs.
Ils exigent la libération d' une trentaine de prisonniers politiques déte-
nus par le gouvern ement tchadien. Ils veulent ensuite qu' un de leur
manifeste soit diffusé par les radios nationales française et allemande.
Enfin, ils réclament le versement d'une rançon d'un milliard de francs
CFA, c'est-à-dire vingt millions de fran cs.
Face à ces revendications, Tombalbaye ne veut rien savoir. Sa pre-
mière réaction est désastreuse et risque de mettre en péril la vie des
otages. Il envo ie des so ldats à Bardai. Des militaires transpo rtés par
des avions fran ça is et qui s'empressent, à peine arrivés, d'in cen dier la
palmeraie par mesure de représailles.
À Paris -la mise à disposition des appareils militaires en témoigne-
on opte aussi pour la manière forte. Mais le contexte politique est très
particulier: Georges Pompidou est mort quelques jours plus tôt, la cam-
pagne électorale bat son plein et c'est un président intérimaire, Alain
Poher, qui se trouve à l'Élysée. Par ailleurs, au Tchad même, l'ambas-
sadeur français vient de partir. C'est un sim ple chargé d'affaires qui le
remplace. Et quand arrivera le nouvel ambassadeur, il ne manifestera
guère d'intérêt pour cette prise d'otages. C'est si vrai qu'à Paris comme
à N' Djame na, on co nsidère que Franço ise C laustre est une aventurière,
une militante de gauche ou d'extrême gauche et qu'elle ne récolre au
fond que ce qu'elle mérite. Il faudra attendre le milieu de l'ann ée 1975
pour que le président Giscard d'Estaing lui rende un hommage app uyé
et balaye coutes ces infâmes rumeurs.
En tout cas, cette prise d'o tages tombe do nc au plus mauvais
mome nt. D 'autant que nos rel ations so nt alors au plus mal avec
Tombalbaye, de plus en plus despotique, susceptible et alcoolique.
Hissè ne Habré, qui fait à cette occasion son apparition sur la scène
in ternationale, éta it jusque-là un quas i-in connu . Âgé d'ull e trentaine

213
L es dessous de la Françafrique

d'années, ce t hOlnme maigre Ct ascétique. au regard dur, est né dan s une


fa mille de modestes berge rs nom ades apparte nant à l' une des ethnies
To ubo u. Musulman, il n'en sui t pas mo ins les cours d'une école mis-
sio nnaire catho lique. Puis il travaille po ur l'a rmée française en ta n t q ue
magasinie r. C'est la chance d e sa vie car un o fficier est frappé pa r son
intellige nce. G râce à ce de rni e r, il bénéfi c ie d 'une promo tio n excep-
·tion nelle et o btient un poste d'adjoint dans une sous-p réfecture. Pu is,
après l' indépendan ce, un e bo urse lui est octroyée et il co mmence des
études de droit en France to ut en suivant des cours à Sciences Po. Quand
il revient chez lui , Tom balbaye le no mme so us- préfet. M ais Ha bré a
déjà d 'autres ambitio ns.
Ce na tionaliste o m b rage ux se rapp roc he du Frolin at, l'o rga nisa-
tio n des rebelles To ubou. Pu is, après s'être querellé avec son chef, le doc-
teu r Sidick, il est invité par un autre chef dissident, Go ukouni Weddeye,
à prendre la tête de ce q ue les rebelles a ppel lent po m peuseme nt la «
d euxième armée ". U ne o rga nisatio n sa ns gran ds m oye ns matériels
qui n'en règne pas moins sur le T ibesti et les déserts du No rd .
En procéda nt à cet enlèveme nt d 'o tages eu ro péens, une pre mière
pour la rébellion , H abré veut no n seulement se fu ire connaître mais sur-
to u t obtenir une ran çon po ur acheter ces armes qui manque nt si cruel-
lemen t à sa maigre trou pe. 11 réuss it en partie: les Allemands, à la di f-
fé rence des Français, négocienr rapidement avec lu i et lui versent quatre
millions d e francs. Le docteur Staewen est do nc libéré, à la différe nce
des de ux Fra nçais qui deme ure nt en cap tivité da ns le d ésert dan s les
pires cond itio ns sans que leur situatio n émeuve Paris.

Pierre C laustre ' :


On entend parfois à propos des otages pris dans un pays
étranger: « Qu'allaient-ils donc foire là-bas? » Or, on recon-
naît dans le même temps l'importance, sur le plan écono-
mique, politique et culturel des quelque deux millions de res-
sortissants français qui vivent et travaillent en dehors de

1. L'ajJàire Cltmstre, K:m hala, 1990.

2 14
Tchad (2) .' la prisonnière du désert

l'Hexagone. On oublie également que, très souvent, le sort


tragique de ces Français est provoqué par une réaction à la
politique étrangère de la France. Peu importe que cette poli-
tique soit bonne ou mauvaise, juste ou injuste. Les otages
payent pour tous. Il est donc normal que l'ensemble de la com-
mt",auté à laquelle ils appartiennent se porte à leur seCOllrs.
En tout cas, essayer de justifier leur abandon en leur foisant
porter la responsabilité de leur mlèvement ou en foisant cou-
rir à leur propos des histoires sordides mtièrement fobriquées
pour la circonstance est sans doute la pire des l/Ichetés.
Certes, ce genre de situations n'est pas foci/e à régler, nous
ne sommes plus au temps des canonnières. Il ne reste donc
qUlme solution.' discuter. 11 est vrai que les exigences des ravis-
seurs peuvent être déraisonnables et même parfois extrava-
gantes. Mais comment espérer Les amener à la raison si t'on
ne dialogue pas avec eux. Le « coup du mépris» est sans doute
dans ces circonstances une grave erreur.

La fameuse doctrine « on ne négocie pas avec des preneurs d'otages! )


a été battue en brèche par tous les gouvernements français. Au Liban
ou ai lleurs, Paris a négo cié et payé ! Secrètement, bien sûr, pour ne
pas perdre la face. Alors, oui, il y a eu des contacts entre H abré et des
émissai res français. Mais ça s'est presque to ujours mal passé. Du côté
fra nçais. o ù le pouvoir venait de changer, il n'existait pas une réell e
volonté d'aboutir et les émissaires envoyés n'étaie nt pas toujours les
me ill eurs. Qua nt aux autorités tchadie nnes, elles ont sans cesse t,ir
en sorte de saboter d'éventuelles négociations . Tombalbaye a même été
si furi eux d'apprendre que les Allemands avaient trou vé un accord avec
Hissène Habré qu' il a immédiatement rompu les relations diploma-
tiq ues avec Bonn!
Le dictateur ne voulait pas qu'une remise de rançon permît à Hissène
Habré d'acheter des armes et se moquait parfaitement du sort des deux
Français. Au contraire, il s'est débrouill é po ur enven imer la situation.
Ainsi, il a ordonné l'arrestation de nombreux membres de la [1mille et de

2 15
Les dessous de la Françafrique

la tribu de H issè ne Habré. Une vraie provoca tion . À J'évidence, il ne


lui aurait pas déplu que le leader Toubou se venge en exécutant ses otages,
o bligeant par conséquent la France à s' impliquer militairem ent au T chad
contre les rebelles. Comme elle l'avait déjà f.1.it quelques an nées plus tôt.
Cependant, le président tchadien a joué un rôle peut-être encore plus
pervers en suggérant au gouvernement français la désignatio n comme émis·
saire du commandant Galopin \. Adjoint de Gourvennec qui dirigeait
les services de sécurité tchad iens et participait donc à la répression contre
les opposantS en uti lisant des méthodes musclées, cet officier était tout par-
ti culièrement haï pat les Toubou et d 'abord par l'allié de Hissène Habré,
Go ukouni Weddeye, qui l'accusair d 'avo ir tué son frère.
En choisissant Galopin, malgré les avertissements de Pierre Claustre
qui remuait ciel et terre pour que le gouvernement ftançais règle l'af-
faire au plus vite, il est évid e nt qu'on envoya it cct offic ie r à une mon
presque certain e. Mais Paris a laissé faire.
À peine arrivé au Tibesti. le commandant dev ient à son tour otage des
Toubou. Pour Habré, la prise est d' importance. Galopin, officier de l'ar·
mée françajsc, est aussitôt accusé par ses geôliers d'être un corcionnaire qu'ils
e ntendent juger c t condamner. À moins qu'on ne le ur li vre des armes.
Suivent des contacts qui sont pris dans la plus grande discrétion.
Pierre Claustre, qui fait pteuve d' un e détermination admirable, par-
vient à joindre les rebelles Toubou . Hissène Habré l'autorise m êm e à
rencontrer son épouse ve rs la fin 1974. D ans le mê me temps, un fonc-
tionnaire français d e la Coo pé ration, Rob ert Puissant, est chargé de
prendre langue avec Hissène Habré.
Cc nou vel émissaire m è ne bie n so n affaire. Au d ébut 1975 , neuf
mois après le début de la prise d 'otages, il conclut un accord avec les
ravisseurs. Ccux-c i sont prê ts à rendre un de le urs otages s i o n leur livre
divers matéri els ct si le go uvern em ent tc had ien libère di x des priso n-
niers politiques qu'il d étient.
La ball e es t don c dans le camp tc had ie n. Paris fait pressio n sur
Tombalbaye. Mais le dirigea nt tchad ie n exige que l'otage libéré soit le

1. Voir c h ~pi tTC XII.

2 16
Tchad (2) " la p risonnière du désert

co mmandant Galopin. Refu s de H abré. Il est maintenant clair que


tÔt ou tard, l'offi cier frança is finira par être exécuté.
Entre-te mps, Pierre C laustre, au te rme d'un nouvea u voyage aven-
nu'eux et rocambo lesque à bo rd de son perit avion pe rsonnel, parvi ent
à gagner le T ibesti. Les ravisseurs l'autorisent à passer quelques jo urs
avec son épo use. C laustre leur propose de prendre la place de sa femme.
Ma is ils n'acceptent pas. C laustre, la mo rt dans l'âme, do it remon ter
dans son av io n.
Il faut souligner qu'à chaque fois Claustre a pris beaucoup de risques
et a dû ruser avec les auro rités administrati ves des pays par lesquels il
devait transite r et à qui il do nnait souvent de faux plans de vol. Sa ns
compter qu'il éta it désormais persona non grata po ur N ' Djamena qui
l'accusa it d'avoir pris langue avec les rebelles.
Pierre C laustre revient en France au début du printemps. Sa femme
est alors captive depuis plus d' un an. Il constate à no uveau que le so rt
de Franço ise Claustre et des deux autres otages n'intéresse guère les autO-
rités de so n pays. Aussi, malgré la discré tio n qu'on lui a recomman -
dée, il alerte la presse qui, jusque-là, n'a guère parlé de cette affaire et
igno re même que le commandant Ga lo pin a été retenu prisonnier. Si
Claustre se résout à prendre co ntact avec les jo urnalistes, c'est aussi qu'il
es t excess ivem e nt inquiet, Il es t revenu de so n dernier voyage avec la
quasi-certitude que les rav isseurs so nt décidés à exécuter leurs o tages
si o n ne sarisfait pas leurs revend.icario ns.
Ici se passe un fa it très curieux : C lausu e es t à peine revenu en France
qu' un mystérieux interlocuteur lui téléphone. fi affirm e être parfaite-
ment au coura nt de l'affaire du T ibes ti er lui conne qu'il saü o ù se pro-
curer des armes. t.:épo ux de Françoise to mbe des nues ! Essa ie-t-on de
se servir de lui po ur fournir des armes aux To ubou ?
Q uelques jo urs plus tard , alors qu' il se rend une no uvelle fo is au
ministère de la Coopérati o n, o n lui pose crüment la questi o n : Il Pouvez,-
vo us trou ver des armes? ,) Ce q ue C laustre ne peut e nco re savoir. c'est
qu'il s'est produit un événemenr nouvea u. H abré a envoyé un ultima-
tum au gouve rne ment frança is : Galo pin sera exécuté si o n ne lui pro-
cure pas rapidement des arm es. Mais pourquoi demander à C laustre de

2 17
Les dessous de la Françafrique

servir d' inte rmédiaire alo rs même que les services secrets po urraient
jouer ce rô le? D isposant d'avio ns discrets, ils peuvent tro uver des armes
sans tro p de difficultés . 0 '0l! cette question: le gouvernement veut-il
se défausser de ses responsabili tés?

Pierre C laustre ' :


[En mars 1975 , chez un avocat cr en présence d' un
journ aliste qui se tro uve là de faço n fort uite, Pierre
C lausere rélépho ne à Robe rt Puissa nt, haut fo nction naire
du minisrère de la Coopérario n qui a déjà négocié avec
H abré. ]
Nous décidons de téléphoner à Puissant pour savoir si
fa situation Il évoLué depuis ma dernière entrevue. Au bout
d~un moment, fa converslltion tourne à L'aigre. Puissant crie:
( Quest-ce que VOltS vOlf,Lez que je fasse. je suis un fonction-
naire discipLiné. moi, tout Le monde s'en fout de cette affaire
d'o tages du Tibesti, le gouvernement s'en fout, le président
de la République s'en fout aussi! " Je le préviens alors que je
suis dans Le bureau d'un avocat, qu'un journaliste est présent.
Après quelques secondes de silence, Puissant raccroche sans
ajouter un mot.
[En désespoi r de cause, Pierre C1ausere se décide alors
à envoyer une leetre aux jo urnaux. Exeraie :]
J'ai quitté ma femme le J2 mars dernier, son dernier regard,
rempli d'angoisse, me suppliait de foire l'impossible pour la sau-
ver. J'ai une fois de plus frappé à la porte de l'Élysée etje n'ai pas
été reçu. Quant aux fonctionnaires du Quai d'Orsay et de la
Coopémtion, ils semblent attendre la mort des otages avec sou-
lagement, ce qui les débarrasserait d'une affaire ennuyeuse. Les
consignes sont de ne pas foire de peine à M Tombalbaye.
D'ailleurs, plusieurs dizaines de soldats français sont déjà morts
pour ce dictateur africain sans que personne ne proteste.

1. op. cit.

2 18
Tchad (2) " la prisonnière dit désert

En fajt, Paris, pour ne pas irri ter le gouvernement tchadien, ne ve ut


pas prendre la responsabili té de livrer des armes à Hissène Habré. Mais
la France fermera les yeux si c'est C laustre qui s'en charge. Bien qu' il
n'ait aucune compétence dans ce domaine, ce dernier se mct en devo ir
de prendre contact avec ce marchand d'armes qui l'a appelé. Et il com-
mence à che rche r un av io n et un équipage. Toutefois, auparavant, à
la demande de Robert Puissant, il retourne au Tibesti, accompagné par
un grand reporter du Figaro, Thierry D esjardins. II doit informer les
ravisseurs qu'il est prêt à leur fournir des armes. Ma is il lui faut aussi
examiner dans queUes conditions un avion de transport peut se poser
dans ce désert rocailleux et montagneux. Le voyage, toujours dans le
petit avion de Claustre, n'est pas moins aventureux que la première fois.
Cependant, quand les deux hommes arri vent, c'est la douche froide:
ils apprennent de la bouche de Hissène Habré lui-même que le com-
mandant Galopin a été exécuté.
Il est donc plus urgent que jamais de donner des armes aux ravis-
seurs si l'on veut éviter que les deux autres otages ne soient exécutés.
Robert Puissant, qui a fuit lui aussi le voyage en passant par N 'Djamena,
confirme devant Habré et Weddeye que Pierre Claustre est bien disposé
à leur procurer des armes. C 'est excessivement important: pour les ravis-
seurs, la parole de ce haut fon ctionnaire signifie que le go uvernement
français a enhn décidé de s'engager! Ils n'en démordront jamais: via
Puissant, Paris leur a fait une promesse. Et si cette promesse n'est pas
tenue, ce sont les otages qui paieront!
Claustre est donc déso rmais piégé ! S'i l veut sa uver so n épouse, il
doit devenir pourvoyeur d'armes.
Il a repéré un e ndro it où un petit av io n de trans port peut éven-
tuellem ent se poser. Et il repart, muni d'une panie de la rançon rem ise
par les Allemands afi n d'acheter des armes.
Entre-temps, un coup d'État inspiré par la Fran ce se produit à
N ' Djamena. Tombalbaye est assassin é et remplacé par le général
Malloum. I.:événement peut avoi r une inc idence positi ve pour les
otages, d'autant que plusieurs prisonniers politiques so nt libérés. Mais
le nouvel homme du T chad est un sudiste, co mme Tombalbaye. Les

2 19
Les dessous de la Françaftique

Toubou considèrent don c que ri en n'a fondam entalclnent changé à


N ' Djamena. D 'ailleurs, Go urvennec, le chef des redoutables services
de sécurité, est resté en place ct sa ns doute a-t-il joué un rô le notable
dans la chute de san patron . Les rebelles estiment par co nséquent qu' ils
n'ont rien à espérer de ce général Mallaum.
Un autre événement inte rvient peu de temps après : l'otage M arc
Combe, fon ctionnaire de la MRA, réussit à prendre la fuite e n s'em-
parant d'ull véh icule des rav isseurs. Françoise C laustre est donc main-
tenant le dernier otage aux mains des Toubou. Sa situat ion devient de
plus en plus précaire car désormais, c'est sur elle, et elle seule, que pèsent
les menaces et les ultimatums 1 Son mari doit do nc faire l' imposs ible
pour essayer de remplir la promesse qui a été faite à Habré et Weddeye.
Tandis qu'il s'engage dans cette tentative d'achat d'armes, il s'assure que
l'av ion de transport pourra bien atterrir dans le T ibest i. À nouveau, il
fa it le voyage avec un D C-4 et le pilote qu'il a engagé démontre la
possibilité de l'opération .
À l'occasion de ce dernier dép lacement, il a permis à trois journa-
listes de l'accompagner dont Raymond D epardon et une autre pho-
tographe, bien en cour à l'Élysée. C'est important: pendant très long-
temps on reste sans nouvelles de ces trois journalistes. Au Château,
on s' inquiète et on semble en6n découvrir le dramatique sort de l'otage.
D 'autre part, Depardon revient avec une interview très émouvante de
Françoise Claustre. Sa diffusion à la télévision fait date. D éso rmais,
on ne pourra plus traiter l'affaire Claustre par-dessus la jambe!
Par l' intermédiaire de ce marchand d'armes qui l'a mystérieusement
co ntacté, P ierre C laustre parvient à. acheter des armes au G hana. En
même temps, un g rand humaniste, l'<unbassadeur Stéphane H essel, s'esr
proposé pour négocier avec Habré . Il n' igno re pas que l'époux de
Franço ise va livrer des armes aux rebell es Toubou et sans doute n'ap-
prouve-t-il pas. Cependant Hesse! est décidé à tout faire pour obten ir
la libération de Françoise C laustre. La négociation s'engage bie n.
Lambassadeur promet de l'argent et du matérie!, et attend avec impa-
tience que les armes arrivent. Mais, manifestement, dans l'OInbre, quel-
qu' un a décidé de saboter l'opération!

220
Tchad (2) : la prisonnière dt< désert

Plusieu rs hypothèses peuve nt être ém ises. À Paris, dans les plus


hautes instan ces de l'tca r, il s'est peur-être trouvé un personnage qui
a jugé très imprudent de livrer des armes à des rebel les musulmans. Mais
dans les services secre ts français, où l'on surveillait l'affa ire de très près,
certains responsables Ont pu réagir d e la mêm e façon. Enfi n, il ne fa ut
pas exclure qu'une taupe, dissim ulée à l'inté rieur même du mou vement
de rébellion, ait alerté le go uve rnement tchadien afin de fai re capoter
le troc. Q uoi qu' il en so it, un entrefi let pa ru dans un hebdo madaire
paris ien révèle le pot aux roses . Un D C-4 chargé d 'arm es sera it en par-
ra nce pour le T ibesri .
Deuxième sabotage, encore plus grave pour les Claustre et la négo-
ciatio n menée par Stéphane Hesse!, les a rmes a rri ve nt bien à destina-
rion. Mais ce ne sont pas ceUes qu'attenda ient les rebelles. Et su rrout,
elles sont dépourvues de m unirio ns ! Pierre Clausrre a éré rou lé !
Po ur les ravisseurs, la respo nsabilité de ce fiasco lui incombe. Q uanr
à H essel, non seu lement les Toubou ne lui font plus co nfiance mais il
est « brt.lé " à N 'Djamena.
C la ustre, qui c raint de plus en plus pour la vie de sa femme, décide
de jo uer le tout po ur le rout. Il se rend lu i-même a u T ibesti afi n de ten-
ter de se justifier. Mais. à pei ne arrivé, en aaùe 1975, il est fa it priso n-
nier. JI le restera jusqu'au bout, le plus so uve nt séparé de sa femm e.
Et s'a ttendant au pire à chaque instant.
Dep uis que la Fra nce e ntière a vu Françoise C lausrre à la télévi-
sio n, Paris ne peut plus demeurer inerte. À l'auto mne de eeete même
année 1975, un préfet qui a e u Hissène H ab ré comme stagiaire esr
envoyé au T ibesti. Il apporte avec lui une ra nçon de quarre mi ll ions
de francs et la pro messe de parachutages d e matériel et de vivres pour
un e so mme de six millions. Toutefois, il n'est pas question de li vra i-
son d'armes. Aussi, mal gré la remise de ccne impo rtante rançon, Habré
ne consent pas à libérer les épo ux Clausrre.
Une longue an née va encore s'écouler po ur les prison niers d u désert.
Heureusement pou r eux, un e disse ns io n se produ it e ntre Habré ct
Weddeye, rous deux Toubo u mais n'appartena nt pas à la même tribu .
H abré choisit d e partir. Weddeye reste.

22 1
Les dessous de la Françafrique

Il est désormais le geôlier des C laustre. Mais c'est un ga rdien plus


accommodant que Habré. li permet par exemple aux Claustre de se retrou-
ver. Weddeye a surtout compris que sa rébellion était promise à stagner s'il
ne trouvait pas une aide extérieure. Il se tourne donc vers Kadhafi, allié
naturel mais encombrant. Car les Toubou sont des nationalistes qu i sup-
portent malles visées territoriales de la Libye sur la bande d'Aouwu .
Goukoun i Weddeye décide d'oublier pour un temps ce différend et
se rapproche du maître de Tripoli. Comme, dans le même temps, Paris
négocie de mirifiques cO lltra ts d'armement avec la Libye, les choses s'ar-
rangent toutes seules : Françoise Claustre, qui a passé mille jours en cap-
tivité, est conduite en janvier 1977 du Tibesti en Libye. Les époux sont
enfin libres ! Ironie de l'histo ire, leur ravisseur, Hissène Habré, devien -
dra un an plus tard Premier ministre du Tchad. La preuve que le kid-
napping peut mener à tout.

Françoise Claustre 1 :
Je voudrais que tous les Libyens sachent com bien nous
avons été touchés, mon mari et moi, de L'accueil chaleureux
que la Libye nous a réservé. Je n'oublieraijamais ces trois jours.
[L'ancien otage parle ensuite longuement de sa cap-
tivité au Tchad, des femmes et des enfants Toubou qui ,
dit-elle, ont comp ris sa détresse et tenté de leur mieux de
l' intégrer à leur vie familial e en dépit de l'état de guerre
dans le Tibesti . Et quand on lui demande si el le ne s'est
pas sentie abandonnée par la France, elle répond de façon
lapidaire :]
Dans les conditions présentes, seul le porte-parole du gou-
vernement français peut répondre à cette question. Pour ma
part, je ne peux parler que de ce que j'ai vu, et de tout ce qu'a
foit la Libye pour moi.

1. D écla ra(Î oll à la presse après sa libération.


KW
Tchad (3) l'imbroglio

Le général de Gaulle parle au futur ambassadeur français au


Tchad: « Le Tchad est un pan de mur de l'édifice vermoulu; il faut
qu'il reste debout! » Explication de texte de Pierre Péan qui évoque
ce propos présidentiel dans son livre L'homme de l'ombre' : « Votre
mission est de maintenir en l'état le glacis de protection de la zone
d'influence française, y compris par des solutions de force. »
Cela fait quarante-huit ans que ça dure! Comme une mauvaise
maladie qui ne guérit jamais et provoque à intervalles de violentes
poussées de fièvre et de graves rechutes. Le patient, c'est le malbeu-
reux Tchad. Et le médecin, souvent empêtré dans de fâcheuses habi-
tudes, n'est autre que la France!
Malgré une présence militaire française continue, l'édifice est tou-
jours aussi vermoulu. D 'autant que la crise du Darfour, dans le Soudan
voisin, précipite au Tchad des dizaines de milliers de réfugiés. Le pré-
sident actuel , un seigneur de la guerre mis en place par la France,
comme ses prédécesseurs d'ailleurs, règne grâce à une garde prési-
dentielle musclée principalement recrutée dans son ethnie d'origine.
Une troupe accusée de multiples exactions commises sous le prétexte
de combats contre les guérillas qui continuent de lutter contre le pou-
voir central. Et encore tout récemment.
Enfin, il faut ajouter un élément nouveau: le Tchad est devenu
depuis peu à peu un État pétrolier. Pour son bonheur ou pour son
malheur? Le Tchad sera-t-il à son tour victime de ce que certains ont
nommé la malédiction du pétrole? C'est-à-dire une richesse qui ne

1. Faya"d , 1990.

223
Les dessous de la Françaftique

profite qu'aux dirigeants, accroît la corruption, détruit l'environne-


ment et multiplie les sources de conHit ?
En tout cas, cette richesse attire de nombreuses convoitises. Il
semble bien, en effet, que les Américains qui exploitent cette ressource
énergétique en profitent pour pousser leurs pions dans une région
qui, traditionnellement, a toujours été le pré carré de la France.

Après l'aff:,ire C laustrel, les rebelles du No rd se déchi re nt. Il ex iste


deux factions: l'une est dirigée par Hissène H abré, un ancien sous-pré-
fe t fo rmé par la France qui as pire à exercer des fo nctio ns ministérielles
et ne va pas tarder à prendre secrètement contact avec le président tcha-
dien , le général MaIJo um .
La d euxièm e facrio n est sous la coupe d ' un autre seigneur d e la
guerre, un ho mme qui jo uit d ' un grand prestige pa rmi les populatio ns
du Nord, Go ukouni Weddeye.
En dehots des ri vali tés personnelles qui les opposent, le clivage entre
ces deux chefs porte sur l'attitude à ado pter vis-à-vis du soutien de la
Libye. H abré est co ntte, W eddeye est po ur. M ais ça chan gera au fil
des a nnées.
En attenda nt, au milieu d es a nnées 1970 , Weddeye accumule les
succès mili taires et s'empare de plusieurs vill es avec l'a ide d e Kadhafi.
Le colonel libyen aura it même recruté d'anciens Bérets ve rtS américains
pour entraîner des tro upes destinées à combattre au T chad.
E n 1978, les p rogrès des tro upes de Weddeye, aidées ou pas par la
Libye, sont suffisamme nt impo rtants pour provoquer la panique à
N 'Dja mena. La capitale semble d'ailleurs à portée de m ain du rebelle.
Auss itô t, le géné ral M allo um fait appel à la Fra nce. D es paras vien-
nent renforcer le contingent déjà présent au T chad . Paris envoie aussi
quelques avio ns Jagua r.
C ela suffit à repo usser les forces de Weddeye. M a llo um est sauvé.
Au mo ins proviso irement. Le p tésident G iscard d 'Estaing estim e avoir
aussi rass uré les autres protégés de la France en Afrique.

1. Vo ir chapitre XIII.

224
Tchad (3) : l'imbroglio

Cependant quelques semaines plus ta rd , coup de théâtre: l'ancien


rebelle Hissène Habré devient le Premier ministre du général Malloum
et pactise avec le po uvo ir CO ntre son allié d'hier, Goukouni Weddeye !

Jean-Marc Balencie, Arnaud de la Grange' :


Les relations conflictuelles entre les deux hommes vont
devenir l'un des fondements de l'évolution du Tchad tout
au long des années 191 0 et 1980. L'antagonisme qui les
oppose est tout à la fois de nature sociale (entre le fils d'un aris-
tocrate Téda et le fils d'un berger Daza), ethnique (les Téda
sont historiquement liés à la Libye tandis que les D aza sont
plus tournés vers l'espace tchadien) et politique ( Habré pro-
fesse un nationalisme ombrageux alors que Weddeye na pas
hésité à diverses reprises à solliciter laide libyenne). À cela
sajoute le comportement hautain d'Habré à l'encontre de
GoukOlmi, qui en sera toujours meurtri. Tout au long de ses
combats contre Goukouni Weddeye, la Libye et ses alliés,
H issène H abré a toujours foit preuve di", grand courage phy-
sique et d'une grande intelligence politique et tactique, lui
conférant incontestablement la stature d'un homme dÉtat.

Cette alli ance improbable entre Malloum et Habré a été encoura-


gée par les agents françai s présents au Tchad, mais attise la colère de
Weddeye et de son protecœur libyen. Rien de bien étonnant: la poli-
tique de la France vis-à-vis de la Libye frôle souvent la schizoph rénie.
D'un côté, Kadhafi, qu i se mêle de ce qui ne le regarde pas au Tchad
(et ailleurs), est considéré comme un dangereux trublion - et à plusieurs
reprises, Paris tente de le déstabiliser et même de l'éliminer physique-
ment - tandis que de l'autre côté, on continue de conclure d'excellentes
affaires avec son pays. Et en particulier des ventes d'armes.
Q uoi qu'il en soit, la paix hâtivement signée entre les ennemis de la
veille ne peur guère durer. Et bientôt le T chad tout enrier est plongé dans

1. op. cit.

225
Les dessous de la Françaftique

une véritable guerre civile. En effet, Habré et Malloum ne tardent pas à


entrer en co nflit tandis que la rébellion du Nord redouble d'activité et
qu'un autre front s'ouvre au sud, une guérilla sans doute soutenue par le
voisin nigérian. Bref, c'est la plus grande confusion. À N'Djam ena m ême,
le général Malloum laisse la place à Hissène H abré. Mais ce dernier doit
accepter la création d'un go uverne me nt d'union nationale présidé par SO Il
rival Weddeye où il fi gure lui-même en tant que ministre de la Défense.
Cet acco rd ne va pas tarder à voler en éclats! En tout cas, il semble
bien que la France ne contrô le plus vraiment la situation. D'autant qu'à
Paris. chacun tire à hue ct à dia. Si les services secrets en tiennent plu-
tôt pour Habré, le ministère de la Coopération soutient Weddeye tan-
dis que les diplomates du Quai d'Orsay sont surtout préoccupés par les
menées de Kadhafi , le meilleur allié de ce dernier.
Profitant de ce désordre, les différents protagonistes tchad iens, pour
une foi s d'accord entre eux, delnandent le retrait des forces françaises .
Paris obtem père : les militaires se replient dans la Centrafrique voisine,
autre bastion de la présence fra nça ise en Afrique olt les paras fran çais
viennent tout juste de déloger l'empereur Bokassa l .
Sur le terrain , la situation dégénère très vite. Goukouni Weddeye,
soutenu par des troupes li byennes, et Hissè ne Habré se li vrent une
bataille acharnée jusque dans N'Djamena pour s'emparer du pouvoir.
En dépit de ce conflit, cela montre que ce so nt les hommes du Nord,
mêlne divisés, qui désormais sont les maîtres du jeu. Et ils le so nt tou -
jours depuis cette époque.
Au début de 1981 , le sort des armes finit par tourner à l'avantage de
Weddeye. H abré, vaincu, se réfugie en toute hâte chez le voisin soudanais.
C'est donc aussi une victo ire par substitution de Kadhafi. Celui-ci,
o bnubilé par sa manie d'essayer de marier son pays propose aussitôt une
unio n du Tchad et de la Libye. Le projet semble sérieux. Au moins pen-
dant quelques mois ! Mais Weddeye, aussi dépendant soit-il du colo-
nellibye n, se méfi e. Il en va de même à Paris où l'on ne peut acce prer
un mariage qu i entérinerait une perte d'influence définitive dans cette

1. Voir chapi tre IX.

226
T chad (3) : l'im broglio

ancienne colo nie. Par conséquent, il est décidé d 'aider Hissène H abré
à reconquérir le po uvoir. Les services français commencent à livre r des
armes à ses fo rces toujo urs repliées au Soudan. Une initiati ve qui n'est
pas dénuée d'arrière-pensées. On sait depuis plusieurs années que le sous-
sol tchadien est riche en pétrole et il se murmure que d ans le No rd , il
y aurait aussi la présence d ' uranium. II n'est donc pas seldement ques-
tion de se baga rrer po ur quelques arpents d e sable et d e cailloux.
I.:arrivée au po uvoir des socialistes en France est susceptible de chan-
ger la donne. La gauche anno nce à grands cris qu'elle entend en finir
avec la politique néocolonialiste de ses prédécesseurs si longtemps incar-
née par Jacques Foccarr. Mais fin alement le réalisme, c'est-à-dire essen-
tiellem ent la défense d e nos intérêts, l'empo rte sur la morale.
En attendant, le nouveau gouvernement français, qui découvre avec
un certain eflàrement l'imbroglio tchadien, tente d'y mettre un peu d'ordre.

Jean-Pierre CotI, ancien ministre socialiste de la


Coopération:
Trois politiques s'opposent, menées simultanément dans
une cacop honie p ublique. L e Quai d'Orsay abandonne la
partie et cherche à calmer le colonel Kadhafi en lui prodi-
guan t de bonnes grlices. Le m inistre de la Coop ération
conserve un attachement p our le colonel Kamougué, qui s'est
taillé dans le Sud un réduit autonome .. une op ération « cam-
bouis » est en cours, destinée à remettre en marche Les véhi-
cules nécessaires au colonet. Les services sp éciaux continuent
à soutenir à test H issène Habré qui, accroché aux contre-
forts soudanais et avec l'appui des États-Unis, mène une gué-
rilla contre le gouvernement du président Goukourû Weddeye
et les troupes libyennes qui occupent le pays. Chamrte de ces
p olitiques contredit les efforts de l'autre. Si les services s'en don-
nent à cœurjoie, l'autorité de l'État n'y trouve pas son compte
et la France pe1d sur tous les tableaux.

1. À l'dpmUle du pouvoir, Le Seuil , 1984.

227
Les dessous de la Françafrique

M itterrand comprend vite que la d é de l'affaire sesirue en Libye. G iscard


d'Estaing voulait se débarrasse r à tout prix de K.,dhaJî , y compris en do n-
nant son aval à un plan a méricain visant à le liquider par la fo rce, son
successeur, lui, essaie la conciliation. Il d ébloque d' importants contrats
en a rmes et pétrole gelés par so n prédécesseur. Mais en même tem ps, il
demande à Kadhafi de rappeler ses tro upes qui se trouvent au T chad.
Contre toute attente, ce marchandage do nne des résul ta ts. Les forces
armées libye nnes quitte nt effectivement le T chad. M ais po ur une fo is,
c'est Kadhafi qui a été abusé: ses troupes ont à peine qui tté le T chad
que Hissène H abré aba ndo nne sa retraite souda naise po ur attaquer
les fo rces de Go uko uni Weddeye.
Ce dernier retournement de situation dissimule une manipulation
qui do it au ta nt à certains éléments du Sd ece (devenu la DGSE) favo-
rables à H abré qu'à des membres des anciens réseaux Foccact. Ensemble,
ils o nt inventé la rumeur d 'une tenta ti ve de coup d 'État à N ' Djamena.
U n putsch qui serait o rganisé avec l'aide d e la Libye.
Ce tte m a nœ uvre d ' intox ication po ursui t un do uble o bj ectif:
e mbarrasser l' Élysée et le go uverne ment socialiste à quelq ues jo urs de
la renue d'un sommet franco-américain à Paris mais aussi persuader
le po uvoir qu e la Libye jo ue d o uble jeu e t qu' il faut d o nc souten ir son
meilleur adve rsaire, Hissène Habré. En fe ignant d 'oubl ier que celui-
ci a été le ravisseur d e Fra nçoise Claustre et l'assassin du com mandant
Galo pin.
Q uo i qu' il en soit, H ab ré avan ce en di rectio n de N 'D jamena. Dans
les fo urgo ns de so n armée, o n troll ve des mercenaires, des amis du
fa meux Bob Denard. Ce q ui prouve e nco re une fo is que nos services
secrets ne sont pas innocents dans ceu e affa ire. Mais ils ne sont pas
les seuls : les Américains Ont eux aussi livré des armes à H issène H abré,
du seu l f" it qu' il était hostile au colo nel Kadhafi .
Après quelq ues mo is d e combat, les fo rces armées de H abré pénè-
trent sans coup férir dans N ' Djamena. Le chef qui les co mmande est
un certain Idriss D éby, l'act uel préside nt tchadien.
Q uant à Wed deye, il s'est enfui à l'étranger ava nt de regagner son
fief du Nord, da ns le T ibesti . H abré a donc gagné. Et avec lu i, la France.

228
Tchad (3) : l'imbroglio

Très vite, le nouveau président tchadien, qui jugule aussi la rébellion au


sud, signe une convention de coopération avec notre pays. Aussitôt Paris
se démène pour lui obtenir une aide substantielle de bailleurs de fond s
occidentaux à haureur de plusieurs dizaines de millions de fran cs.
En outre, ce sont des agents français qui sont désormais chargés de
former les services de sécurité tchadiens. La turelle française est rétablie.
Ce n'est pas pour autant la paix. D ' une part, Weddeye, décidé à se
ve nger, annonce la formation d'un gouvernement en exil et reprend
la lutre dans le nord du pays. Et d'aurre part, la Libye, qui estime non
sans raison avoir été trompée, espère prendre sa revanche!
Goukouni Weddeye reprend le combat au début de l'été 1983 ,
[Qujours soutenu par des unités libyennes. Son offensive de grande
envergure lui perm et d e s'e mparer de l'oasis de Faya-Largeau. En
même remps, au sud, les N igérians en profitent pour semer le trouble,
à proximité du lac Tchad . Paris, tout en envoyant quelques équipes
de no tre service ~( action », s'en prend directe me nt à Kadhafi et lui
enjoint de retirer ses troupes. Mais le colonel réplique avec hauteur
qu'il considérera toute in tervention éuangère au T chad comme une
agression contre la Libye.
La menace contre la France est explicite.
Habré, conscient du danger, presse Paris d'intervenir. Le présidem
Reagan est sur la même ligne et demande à la France de sourenir plus
activement le Tchad contre l'agression libyenne.
Toutefois, Mitterrand répugne à engager directement les forces fran-
çaises même si les accords de coopération passés emre les deux pays le
lui perm errenL Aussi, dans un premier temps, le président fran çais se
contente-t- il d'envoyer là-bas des spécialistes de la DGSE et des mer-
cenaires. La moralisation prônée au début du septennat est bien oubliée.
D'ailleurs, Jean-Pierre Cot, le ministre de la Coopération a dû laisser la
place à C hristian N ucci, l' homme qui se fera un nom avec l'affaire du
Ca rrefour du développement', une association créée d'abord pour payer
et équiper les mercenaires qui opèrent au Tchad.

1. Voi r chapitre XX.

229
Les dessous de la Françaftique

Cependant, malgré la présence de ces chiens de guerre, Goukouni


continue à gagner du terrain, mê,ne si Faya-Largeau a été momenta-
nément reprise. Il faut donc passer à la puissance supérieure.
Les Alnéricains ouvrent leur porte-monnaie et accordent quinze mil-
lions de dollars au Tchad tandis que la France se décide enfin à bou-
ger en mettant sur pied l'Opération Manta qui se traduit par l'envo i de
trois mille soldats. Toutefois, il n'est pas prévu que cette force inter-
vienne directement en chassant les troupes libyennes présentes au nord.
Sa mission consiste seulement à imposer une ligne rouge que ces m êmes
Libyens ne doivent pas franchir.
Ni Hissène Habré ni les Américains ne peuvent se satisf:'üre d'une telle
décision . À la Maison-Blanche, on voudrait au contraire que les Français
boutent les Libye ns hors du Tchad et profitent même de leur avantage
militaire pour se débar rasser une foi s pour routes de Kadhafi! Bref,
Washingron aimerait que Paris fasse le travail à sa place. Mais Mitterrand,
agacé par les pressions américaines, ne cède pas et ne dissimule pas son irri-
tation lorsqu'il apprend que l' US Air Force a envoyé deux avions d'ob-
servation Awacs pour surveiller la frontière entre le Tchad et la Libye.
À l'évidence, la très prudente position française n'est pas longtemps
tenable. D 'autant qu'en janvier 1984, un avion Jaguar est abattu par un
missile sol-air de fabrication soviétique vraisemblablement tiré par les
Libye ns. Paris décide aussitôt de déplacer de cent ki lomètres au nord la
ligne rouge. Quelques semaines plus tard, neuf militaires français qui exa-
minaient une carcasse d'automitrailleuse sont tués. [engin était piégé.
Cette dernière affaire provoque des grognements chez les militaires
qui vo udraient qu'o n attaque les Libye ns et co nsidèrent que Manta
ne sert à rien.
Mitterrand a dû arriver à la mê me co nclusion puisque soudain , à
la surprise générale, il annonce l'abandon de l'opération. A-t-i l passé
un acco rd secret de retrait mutuel avec Kadhafi? En rout cas, si accord
il ya eu, le Libyen, qui estime avoir été trompé en 1981 , n'est pas décidé
à le respecter.
Les forces armées libyenn es demeurent donc l'arme au pied dans
le nord du Tchad. Hissène Habré, qui échappe par ai ll eurs à un atten-

230
Tchad (3) : lïmbroglio

rat o rga nisé selo n tou te vraisembl ance par les serv ices secre ts de
Kadhafi, ne décolère pas. Et ce n'est pas l'annonce d' une prochaine
re nco ntre entre le colon el et le président français qui éta it suscep-
tibl e de le calmer 1
Cerre entrevue se déro ule en C rère au mois de nove mbre 1984.
Mais malgré les belles paroles qui sont échangées, Mitterrand se rend
rapidement co mpte que Kadhafi n'a to ujo urs pas l'intention d'éva-
cuer le nord du Tchad. Pourrant, Paris se refu se enco re à y mener un e
guerre. Certes, o n promet à Hissène H ab ré qu'on ne le lâchera pas.
Ma is il n'est pas question d'aller plus loin . D 'aurant que des nouvelles
très préoccupantes parv ie nn e nt à Pari s. l'a rm ée tchadienne co m-
mandée par le général Idriss Déby aurait perpétré des massacres au
sud afin de mater les codas (une abrév iation po ur « co mm andos »),
des rebelles qui COntestent le régime nordiste de Hissène Habré et sont
considérés par N'Djamena comme étant des alliés objectifs de la gué-
rilla du Nord dirigée par Weddeye. La brutale intervention de l'armée
tchadie nn e a surto ut touch é les popul at io ns civiles : manifestement,
il fallait terroriser tous ceux qui po uva ient être tentés de venir e n aide
aux rebelles.
La patrie des droits de l'homme, com me elle aime à s'appeler, peut
difficil ement ap prouver. Même si cerre réprobation est teintée d' une
grande hy pocrisie. Car n OliS e ntretenons une garnison à N 'Djamena Ct
nos agents secrcts sont toujours présents. Ma is les exactio ns comm ises
au sud permettent à Paris de justifier sa décision de ne pas s'engager
militairement contre les Libyens.
Au déb ut de l'année 1986, on assiste à un e nouvelle offensive de
Goukouni Weddeye qui franchit la fameuse ligne rouge. Paris peut di f-
fi ci lement laisser faire sans perdre la face. La seco nde opération mili-
tai re françai se au Tchad, J!.pervier, est lancée. Ll France envo ie des cen-
ta in es d'hommes et de no mbreux équi pem en ts mili tai res. Avec l'aid e,
il faut le souligner, de l'aviation américaine. À l'occasion, les États-Un is,
trop contents d'a.ide r la France, ne se privent pas de lui fa ire comprendre
qu'cl le manque cruell ement de moyens de transporr pour les in ter-
ve n tio ns à lo ng ue dista nce.

23 1
Les dessous de la Françaftique

Lorsque les forces françaises sont à pied d'œ uvre, nos chasseurs-bom-
bardiers attaquent une base libyenne au nord du T chad. Pu is les troupes
tchadiennes de Hissène H abré, puissamment aidées par les Français et les
Am éricains, entrent en action. Elles vont peu à peu triompher des Libyens.
Ça leur est d'aurant plus facile qu'un surprenant renversement d 'al liance
- un de plus - se produit. Goukouni Weddeye se fâche avec Kadh afi et
annonce son intentio n de se rapprocher de son vieux rival, H issène Habré.
Ce dernier gagne do nc la guerre du Nord à la faveur de ce rebondissement.
E n septembre 1987, le colonel Kadhafi est contraint de signer un
cessez-Ie-fcu. Ce qui met fin très provisoirement aux troubles.
Mais avant de voir la suite, il faut évoquer un point très curieux. Si les
Français ont longtemps hésité à s'engager militairement, les Américains n'ont
pas eu ce ge nre de scrupules. Aidant de plus en plus le régime de Hissène
Habré (,m saurien qui doit être mis en parallèle avec la volonté to ujours plus
affirmée du président Reagan de se débarrasser physiquement du colonel
Kadhafi '), ils ont aussi mis au point un programme très secret dont les
Français n'auront connaissance que très tardivement. Il s'agissait de créer une
véritable armée libyenne anti-Kadhafi, nom de code, Haftar, du nom de l'of-
fi cier qui a été choisi pour commander cette armée secrète. Cette troupe,
formée par des soldats libyens fai ts prisonniers, des hommes retournés et des
exilés libyens en provenance de différents pays arabes, a été entraînée par des
Bérets verts américains et des agents de la C IA. C1Sernée près de N 'Djamena,
à la barbe des militaires fran çais présents, elle a regroupé à peu près six
cents combattants qui, parachutés ou infil trés à partir de la Tunisie ou
de l'Égypte, devaient participer à des opérations de déstabil isation en Libye.
Lo rsqlle les Français apprendront bien p lus ta rd l'existence de cette
fo rce, ils auronr J>impress io n d'avo ir été trahis par Hissène Habré. Ce
ne sera pas sans conséquence sur le destin de ce dernier qui sera fin a-
lement lâc hé par Paris' .

1. En 1986 , les Ëra ts-Un is bo rnbard ero nrTripo li et la rés idence de Kadh afi . Ma is
le leader libye n en réc happera, au grand dam de Reagan.
2. l'ancien pat ron de la DGSE, Claude Sil ben..a hn , co nfirm e dans so n li vre, Ail
cœu r du secret (Fayard, 1995), que Paris a bien abandon né Habré parce qu'i l avai t trah i
la France en « jo uant da ns so n dos avec les Am éri ca in s ».

232
Tchad (3) : l'imbroglio

Guy Penne, ancien conseiller pour les affaires afri-


caines de François Mitterrand 1 :

Ce n'est qu'après la déjàite d'Habré que Paris est informé


de l'existence de la " force Hafiar ", les États-Unis veulent
alors l'évacuer en toute hâte, car Kadhafi réclame à Idriss
Déby ces « chiens errants " pour les châtier. L'armée fran-
çaise coopère à l'évacuation sur l'aérodrome de N'Djamena
par deux avions américains C- 141 qui conduiront les ex-sol-
dats de Kadhafi au Nigeria et à Kamina, la base secrète de la
CIA au Zaïre.

Malgré son échec Kadhafi ne reno nce pas à se mêler des affaires rcha-
dien nes . Ne serair-ce que parce que la question de la bande d'Aouzou
est touj ou rs en suspens et ne sera réglée qu'en 1994 par la Co ur de
justice internationale qui décidera que ce rcrrÎroire appartient au Tchad.
Le cessez-le-feu est donc rapidemem rompu par le bouillant colo-
nel. Mais le Tchad et la Libye ne tardent pas à se rabibocher et réta-
blissent même leurs relations diplomatiques en 1988 . Un apaisement
bienvenu pour Hissène H abré qui a fort à faire dans son propre pays.
Au sud , ça bouge toujours. Et le N igeria n'y est pas vraiment étran-
ger. Mais c'est à l'est que la situa tio n est la plus préoccupante. De nom-
breux opposam s a m trouvé refuge au-delà de la frontière avec le Soudan,
c)est-à-dire au Darfour. Ils y sont comme chez eux car ils appartiennent
aux mêmes ethnies que les populations autochto nes .
Ces opposams som presque naturellement soutenus par Kad hafi qui
les équipe en matériels. Une aide qui leur permet d'effectuer de fré-
quentes incursions au Tchad.
En même temps, Hissène Habré gouverne d'une main de fer, empri-
sonne à tout-va et ordonne de no mbreuses exécutio ns : sous son règne,
plus de quarante mille Tchadiens SOnt éliminés . Ce qui ne manque pas
de préoccuper Paris, co mplice indirect de ces exactions en raiso n du
saurien officiel que la France accorde au président tchadien. Mitterra nd

1. Mémoires d'Afrique, entreti ens avec Claude Wauthier, Fayard , 1999 .

233
Les dessous de la Françaftique

a beau d emander a u Tchadien d ' instaurer le multipartisme d ans son


pays et de libéraliser so n régi me, celui-ci fait la so urde oreille et conti-
nue de liquider ses opposants.
Dans la meilleure tradition co lo niale, les auwrÎtés françaises aim e-
raient bien se débarrasse r de ce tyran sanguinaire. M ais il faut au préa-
lable trouver l'homme q ui le remplacera. Gouko uni Weddeye esr bien
slll· le premi er de la lisre. D 'a utant que Franço is M itte rrand a perso n-
nellement de la symparhie pour ce seigneur de la guerre. Mais le chef
Toubo u, après avo ir va inem ent tenté de se réconcili er avec so n éter-
nel rival H abré, a trouvé refuge à Alger. H o rs jeu, il ne jouera plus qu'un
rôle marginal da ns l' hisroire de son pays.
J..:ho mme qui vient ensuire se nomme Idriss Déby. Certes, ce chef
d'état- major de l'armée tchadienne porte la responsab ilité de la féroce
répressio n de la guérilla sudiste. Mais il bénéficie d e sympathies au sein
de l'arm ée et des services d e re nseignement fra nçais. D éby, qui est un
authentique guerrier, intrépide et courageux, a en effet s uiv i un stage
en Fra nce à l'École d e guerre cc il a fait très bonne impression .
Il est donc tentant d'o ublier ses forfàits! Au nom de la raison d' Érato
Idriss D éby tente une première foi s sa chance e n 1989. Conseiller
du prés ident Habré pour les affaires de sécurité et d e défense, il est bien
placé po ur préparer un co up d 'État. Il associe à sa tentative d eux
hommes qui ne sont pas moins bie n placés . J..: un es t le chef d e l'ar-
mée, l'autre est le ministre de l' Intérieur. Mais le complot est déjo ué à
rcmps par Hissène Habré. Les deu x complices d e Déby sont arrêtés.
Lui-même parvient à s'enfuir à temps, passe la fronti ère soudanaise et
se réfugie au Darfour où il rejoint d es opposants membres d ' une eth-
nie apparentée à la sienne, les Zaghawa. li crée aussitôt un parri , le MPS,
Mouvement patriotiqu e du sa lut. Et troi s se main es plus ta rd , on le
re trou ve à Tripo li , chez Kadhafi !
Cda permet à Hissène Habré, dès qu' il l'apprend, d'accuser la Libye
de préparer une nouvelle attaq ue contre son pays. Et il en profite rour
de suite po ur demander à la France un renforcement d u plan Épervier.
Paris accepte d'envoye r des hommes et des armes légères. JI s'agit de
faire illusion ca r la France est plus que ja mais d écidée à se débarrasser

234
Tchad (3) " lïmbroglio

de H abré qui n'est plus guère fréquentable en raiso n de ses multiples


atteintes au respect des droits de l'homme.
Auss i la D GSE entretient-elle des rappo rts très étroits avec Idriss
Déby, revenu au So udan après son escapade libye nne. Un officier du
service es t même chargé de le cornaquer! Pour auta nt, peut-o n faire
confiance à un ho mme armé par Kadhafi qui s'est précipité à Tripoli
dès qu' il a rompu avec H abré? D éby, via cet offi cier de la DGS E, a
do nn é des ass urances. N on , il ne sera jamais un age nt de la Libye.
En outre, il est difficile d'oublier que Déby a été l' inventeur des raids
éclairs COntre les soldats de Kadhafi , ces rezza" de l'ère moderne effec-
tués en pick- up 4x4.
D e l'a utre côté, les relatio ns de la France avec le présid ent tcha-
dien se refroidi ssent. Lorsque Habré demande l'octroi d ' une co u-
vcnure aé rienn e offensive, po ur riposte r à un e éve ntuelle an aquc,
on lui répo nd par une fin de no n-recevo ir. Le sub til prés ident tcha-
dien co mprend auss itô t que Pa ris ne tard era pas à le lâcher et s'e n
plain t amèrem ent.
Son inqui étude est d'autant plus grande que Déby fait peser une
press io n de plus en plus insistante sur son régime. Le rebelle lance une
première offensive à la fin 1989 . Puis il récidive au printemps 1990.
Et ennn, à la fin de cette même année, il lance Ull troisième assaut vic-
rorieux dans le sud-est du pays.
M algré l'acco rd d'assistance militaire entre la France et le Tchad,
le con tingent fran çais ne bo uge pas alo rs même que l'o ffensive des
rebelles, entreprise depuis le Darfour, aurait pu être considérée comme
une ag ressio n extérieure. Ça signifie do nc que la France a choisi défi -
nitivement D éby contre H abré.
Au res te, en deho rs des reproches qui pouvaient être adressés à Habré
en matière de droits de l'homme, notre pays avait aussi une autre bonne
raison de l'abandonner. D éby avait en effet passé un acco rd secret avec
Elf. Co ntre un appui du groupe pétrolier français, D éby s'était engagé
à introduire Elf dans le consortium exclusivement anglo-saxon chargé
de pros pecter le so us-sol tchadien. Après la concl usio n d' un tel accord,
la messe était fo rcément di re !

235
Les dessous de fa Françafrique

Jean-Marc Baleneie, Arnaud d e la Grange' :


D'ethnie Bideyat (implantée dans l'Ennedi, donc au
nord du Tchad), Jdriss Déby est né en J952. Après des études
primaires coraniques puis secondaires « à La française ", il
intègre l'école d'officiers de N'Djamena en J975 et opte pour
l'armée de l'Air, efftctuant plusieurs séjours de formation en
France. À la fin des années 1970, il rejoint les FAN, Forces
armées du Nord, et devient rapidement l'un des principaux
lieutenants de Habré. JI s'illustre à diverses reprises. C'est à
lui que l'on doit le modèle de retrait en bon ordre de
N'Djamena opéré par les FAN en décembre 1980. Moins
de deux ans plus tard (et quelques batailles en plus), il dirige
personnellement la première colonne des FAN rentrant vic-
toriezlSe dans N'Djamena. Nommé colonel, il occupe durant
fa première moitié des années 1980 le poste de commandant
en chefdes FAN, puis approfondit ses compétences militaires
en effictuant un stage à l'École supérieure de guerre à Paris
en 1985-1986. En compagnie d'Hassan Djamouss, il est l'un
des principaux artisans de fa reconquête du nord du Tchad
aux dépens de l 'armée libyenne dans les années 1986-1987

Habré comprend très vite qu' il a perd u la partie et n'attend pas l'en-
trée des troupes de D éby pour s'enfui r, non sans avoir préalablement raflé
rour ce qui resrait dans les caisses de l'État tchadien. Il se fixe d'abord au
Cameroun puis au Sénégal où il séjourne toujours, malgré les charges qui
pèsent sur lui et les plaintes déposées en particulier par une association de
victimes de la rorture. Sera-t-il jugé un jour' ? Certainement pas au T chad
oü son successeur Idriss Déby n'a sans doute pas envie d'un tel procès qui
risquerait de le mettre personnellement en cause en raison de sa longue
proxilTuté avec l'ancien dirigeant.

1. op. cit.
2 . Néa nmoi ns, la justice tchadienne vient de condam ner Hissène Habré à mort par
con rumace. Mais ce sont les Sénégalais qui le jugeront à la demande de l'Union afri-
cai ne: il est accusé de quarante mille assassinats ct de deux cent mille cas de torture.

236
Tchad (3) : l'imbroglio

Idriss O éby a donc conquis le pouvoir. Après quelques désordres qui


ont suivi l'entrée de ses troupes dans la capitale, il se fait nommer pré-
sident de la République par le bureau politique de son parti , tandis que
l'officier de la DG SE qui l'a chaperonné devient son conseiller spé-
cial. Ses rapportS avec la France sont alors excellents. D 'autant qu'il a
promis d ' instaurer le multipartisme, ce qui permettra à Go ukouni
Weddeye de rentrer dans son pays.
Paris apprécie le changement. Deux mois à peine après sa prise de pou-
voir, Idriss Oéby est reçu à l'Élysée. Au cours de cet adoubement, le pré-
sident Mitterrand lui promet que les forces françaises du plan Épervier
demeureront sur place. Oéby profite aussi de ce voyage pour rencontrer
le patron de la OGSE à qui il demande que des agents français soient déta-
chés à N'Djamena pour form er ses propres services. Des espions coopé-
rants en somme dont la présence garantit l'ancrage du Tchad à la France
et permet accessoirement de tenir à distance les hommes de la C IA.
Cependant, le président tchadien est vite confronté à plusieurs diffi-
cultés. D 'abord, Hissène Habré n'a pas renoncé. En octobre 1991 , un
premier complot, suivi d'un coup de force, est ourdi contre Oéby, vrai-
semblablement à l'initiative de l'ancien dirigeant et avec la complicité du
vice-président, qui est aussitôt limogé. Au début de l'année suivante, nou-
velle tentative et nouvel échec. Conséquence immédiate: Paris décide de
renforcer immédiatement le plan Épervier. La lune de miel continue.
Cependant, en dehors des complications que lui causent les parti-
sans de Habré, O éby doit aussi faire face à la rébellion de plusieurs autres
mouvem e nts armés. Dans le Sud, l'agitation ethnique est presque per-
manente et dure depuis de longues années en raison de la traditionnelle
animosité entre les agriculteurs et les nomades auxquels le président,
un homme du Nord, est lié. Mais à l'ouest auss i, ça bouge, en parti-
cu lier du côté du lac Tchad , en liaison avec les hommes de Hissène
Habré. Et puis il ya le No rd où des tribus, nostalgiques de l'ère
Weddeye, essaieront de ressusciter l'ancienne guérilla, le Frolinat, c'est-
à-dire le Front de libération du Tchad.
Sous ldriss Oéby, le Tchad demeure donc un pays extrêmement vio-
lent al! la rébellion fait souvent cause co mmune avec la criminaliré.

237
Les dessous de la Françaftique

Face à ces opposants armés, Id riss D éby réagit comme le seigneur de


la guerre qu'il n'a ja mais cessé d'être et frappe sans pitié touS ceux qui
contestent son autorité ou qui sont simplement soupçonnés d'y penser un
jour. Sans vouloir prendre sa défense, il faut bien reconnaître que l'exis-
tence dans son pays d'une dizaine de mouvements rebelles l'oblige peu à
peu à se replier sur lui-même et ses frères ethniques, et à abandonner
progressivement tou te idée de faire évo luer la démocratisation.
Les Bideyat ne représentent pourtant que 1 % de la population tcha-
dienn e. Mais ils sont apparentés aux Zaghawa, une ethnie turbu lente
également minoritaire, présente à la fois au T chad et au D a rfour. Ce
so nt essentiellem ent ces derniers qui appuient Déby et se sont taillés de
vé ritables fiefs dans l'appareil d 't.tat et l'armée.
Mais ils soutiennent Déby comme la corde soutient le pendu. Surtout
depuis qu'ils ont repoussé avec succès les partisans de Hissène Habré. Bras
armés du régime, ils sont aussi les adversaires naturels de toute avancée démo-
cratique et sont même capables de provoquer à l'occasion des dissidences
armées afin de fragiliser le président et de renforcer par co nséquent leur
emprise sur le pouvoir. En outre, la suprématie de cette ethnie minoritaire
dans un pays aussi divisé ne Wt qu'exacerber l'hostilité des autres. C'est pour-
quoi le Tchad continue de s'enfoncer dans la guerre civile et la violence.
Toutefois, J'op inion internationale et Paris continuent à réclamer la
démocratisation. Officiellement en tout cas. Car malgré toutes les dérives
et les exactions du pouvoir, la France s'obstine à assister l'armée tcha-
dienne et à entraîner la garde républicaine. Dans cette mesure, elle se rend
donc complice des méthodes expéditi ves utilisées contre les opposants.

François-Xavier Verschave ! :
[Lauteur évoque lin rapport d 'Amnesty International
de 1996.]
Les autorités françaises affirment que leur mission est
de restructurer Les forces de sécurité tchadiennes. Cependant)
1. Noir Procès, Lc~ Arènes, 2001. Le 1ivre de François-Xavier Vcrschavc ct Laurent
Beccaria a été atraqué par Idri ss Déby po ur offen se à ch ef d't.rac Mai s le présidenr
tchad ien a été débouté.

238
Tchad (3) : l'imbroglio

au cours de la période étudiée [davril 1995 à octobre 1996},


des exécutions extrajudiciaires, des viols, des arrestations arbi-
traires accompagnées de torture se sont poursuivis. Les auto-
rités françaises ne peuvent pas ignorer que les véhicules tout-
terrain, te carburant, Les moyens de transmission et les
menottes livrés au titre de l'AM T [Assistance militaire tech-
nique} ont été détournés de leur fonction initiale pour exé-
cuter et tortu rer.
M anifestement, dans le cadre de l'AMT, la question des
droits de l'homme na pas sa p lace. Cela a été confirmé à la
délégation d'Amnesty i nternational à N'Djamena en avril
J996 par les autorités françaises qui ont affirmé que ce sujet
nëtait pas traité par ses instructeurs.

En 1993, Idriss Déby convoque néanmoins une Co nférence natio-


nale, L1ne réunion de réco nciliatio n don t rambition es t de consacrer
le multipartisme. Mais le président ne parvient pas à convaincre ses par-
tenaires de sa volonté réformatrice. U n peu plus tard , en 1996, Déby
organise une consultation électorale. Pour la première fois, les T chad iens
sont appelés à se pro noncer par référendum sur le projet de Consti tution
nati onale avant d'élire leur prés ident. Le ca ndid at Déby tri omphe.
Certes, le suffrage a été entaché de fraudes, certains leaders de l'oppo-
sition ayant été payés. Cependant seul le résultat compte : le vainqueur
ya gagné pour un temps un vernis de respectabili té.
À l'automne 1997, le pouvoir tchadien se décide à en finir avec la
rébellion sudiste. La garde préside ntielle est envoyée là-bas et se co ndui t
à son habitude avec la plus grande bru tali té contre les civil s, premières
victimes de la répression.
Au début de 1998, un sudiste, le docteu r N aho r, neveu d 'O utel
Bo no, un opposa nt hisrorique assassiné un quart de siècle plus rôt',
enlève quatre Français. II veut ainsi mettre en évidence le f., ir que notre
pays est, vo lo ntairement o u pas, pa nie prenante de la répressio n. Notre

1. Vo ir chapi cre XII.

239
Les dessous de la Françafriqtte

ambassade entame aussi tôt des négociations qui aboutissent rapidement


à la libération des otages. Mais cette initiative irrite au plus haut point
Idriss Déby : des étrangers, même français , n'o nt pas à prendre langue
avec des gens qui le contestent pas les armes !
La deuxième fâcherie ne tarde pas. Toujours en 1998, le président
tchadien demande que les forces aériennes frança ises transportent ses
propres troup es au sud. Par is, où Jospin est maintenant aux affaires~
refuse cat il ne veut pas intervenir dans les affaires in térieures du Tchad.
Cette attitude provoqu e la colère de Déby qui expulse la vingtaine
d'agents de la DGSE chargés d 'entraîner la garde présidentielle.
Toutefois, même sans l'appui de l'aviation française, le pouvoir lance
à no uveau ses forces contre les rebelles sudistes. 11 s'ensuit de nouveaux
massacres. Plusieurs chefs de village sont assassinés pour l'exemple. Les
rares témoins signaleront l'exce ptionnelle sauvagerie de ces so ldats
Zaghawa.
Ambiguïté de la cohabitation à la française, malgré l'expulsio n de
nos espio ns, le contingent français, fo rt de mille hommes, reste au
Tchad. Le président Jacques C hirac, chef des armées, l'a promis à Idriss
Déby. Pour l' Élysée, il est capital de conserver un e importante force
militaire au Tchad , surtout depuis qu'ont été évacuées les bases qu'en-
tretenait la France en Centrafrique.
Quoi qu'il en soit, cette série d'incidents a affecté les rapports franco-
tchadiens. D 'autant qu'au sein du PS, les dirigeants SOnt de plus en plus
no mbreux à réclamer l'abando n du plan tpervier et donc le retour en
France de nos troupes. Une position qui inquiète D éby alors même
qu' un nouveau sujet de brouille surgit: fin 1999, Elf se retire du consor-
tium pétrolier tchadien. Les raisons sont multiples. Il y a d'abord l' in-
stabi lité de la région où doit être extrait le pétrole, ce territoire du Sud
où les troubles n'ont jamais cessé et qui sont d 'ailleurs alimentés par
la perspective de production de pétrole : les mouvements insurrec-
tionnels redou[allr que les nordistes au po uvoir daccaparenr cene future
richesse. Elf, en abandonnant le Tchad, tient aussi compte de la situa-
tion géographique. Le pays est enclavé. Pour évacuer le pétrole jusque
dans un port de la côrc ouest de l'Afrique, il faut construire un oléoduc

240
Tchad (3) : l'imbroglio

de plus de mille kilo mètres. Un surcoût co nsidérable et un projet qui,


à pein e envi sagé, provoque les protestations d e plusieurs ONG qui
dénoncen t les menaces sur l'environnement, les risques de guerres civiles
et de corruption , etc. Bref, tOut ce que d 'aucuns Ont appelé la malé-
diction du pétrole et qui est particulièrement illustrée par la situation
du Nigeria o ù no n seulem ent le delta d u Niger a été gravement pol-
lué mais al. la manne pétro lière n'a guère profité aux populatio ns. C'est
pourquo i Elr, devenu Total- Fina, préfère concent re r ses activités sur les
gisements off-sh ore de l'Afrique de l'Ouest.
La d écision de la compagnie française provoque donc une nouvelle
colère du président tchadien, d'autant que c'est lui qui a in trod uit Elf
dans son pays et qu'il a mis de gra nds espoirs dans cette ressource pétro-
lière qui pourra it aboutir à un do ublement du budget natio nal.
D éby se ve nge sur l'ambassadeur de France. Accusé d'avoir critiqué la
politique présidentielle, le dip lomate est soudain déclaré persona non grata.
En tO ut cas, le lead er tchadien n'entend pas renoncer au proj et
d'o léodu c. Trois compagnies pétroliè res so nt prêtes à se la ncer dans
l'avencure e t form ent un nouveau consortiuln com posé de deux soci é~
tés américa ines, Exxon et C hevron, la troisiè me étant malaise.
J.:investissement est si considérable qu'elles font appel à la Banque mon-
diale. M ais pour la première fois dans l'histoire de l' industrie pétrolière,
ccn e institution internationale exige la mise en place de garde-fous avant
de donner son accord . Elle décide de subo rdonner son prêt à des garan-
ti es apportées par l't.tat tchadien afin d e s'ass urer que les ressources
du pétrole seront gérées de façon transparente et qu'elles seront réel-
lement utilisées po ur développer le pays et finan cer des services publics
qui se trou vent au Tchad dans un état lamentable. Une vraie gage ure
dans un pays du tiers-monde!
La construction de l'oléoduc commence à la fin de l'an 2000 pour une
mise en service programmée pom la mi-2003. En guise de bonne volonté,
la société Exxo n a ve rsé à l't.tat tchadien un bonus de plusieurs millions
de dollars. Mais alo rs que le FMI, le Fonds mondial internatio nal, est
obligé de ve nir en aid e au Tchad dont les po pula rions souffre nt de la
funune, le pouvoir consacre ce bo nus à l'achar d'armes. Ce prem ier accroc

241
Les dessous de La Françafrique

aux conditio ns posées par la Banque mo ndiale conduit ccn e institution


à aRirmer qu'elle va in re nsifier sa supervision. Mais le peut-elle' ?
Les ga ranties exigées par la Banque mondiale ne concernent que
les gisements situés dans le sud du T chad. D'autres compagnies pros-
pectent dans le nord et ne se sentent nulJemenr tenues par les accords
destinés à contrôler les recetres pétroli ères. D 'autre patt la construction
de l'o léoduc et sa surveillance o nt fait l'objet de fabul eux contrats qui
ont donné lieu à des ve rsements de pots-d e-vin.
À ce propos, il faut observer que c'est une société d e sécurité fran-
çaise qui a été chargée d 'assurer la protection de l'o léoduc. Une façon
déguisée po ur nos services d e reprendre pied au Tchad car cette entre-
pri se est truffée d 'anciens age nts. Et un e présence bienvenue au
moment où les États-Un is poussent le T chad à s'affran chir de la tutelle
frança ise. Les Am éricains qui explo ite nt le pétrole tchadi en Ont de
nombreuses cartes en m ain. C e sont eux, par exemple, qui déso rmais,
équipent en partie l'armée tchadienne. Mais ils ont trouvé un argu-
ment supplémentaire pour investir le T chad: la menace d 'AJ-Qaïda,
à travers le GSPC, le Groupe salafiste pour la prédication et le com-
bat, qui s'est signa lé en enlevant des touristes allemands au Sah ara cr
qui a d éclaré de puis s'être affilié à la nébuleuse d e l'organisation de
Ben Laden' . Ce gro upe, issu du GIA algérien, évolue dans la zone du
Sahel et donc également dans le nord du T chad. Washington a d écidé
d 'apporter un soutien considérable à to us les pays de la région afin que
leurs armées luttent effi cacement contre ces islamistes. Ce programme
d 'assistance militaire a pour objet la Ilitte globale CO ntre le re rrorisme
mais surtOut la sécurisation d es sources d 'énergie exploitées par les
États-Uni s en Afriq ue. À co mmencer par l'o r noir, ce péttOle africain
qui prend une place d e plus en plus impottante d ans l'approvision-
nement de l'Amérique.

1. La Banque mondiale, rcprochanr à Déby de ne pas tenir ses promesses, finÎ r par
lâcher le T chad en septembre 2008, non sa ns avoir exigé le rcmbo ursc menr d'un
prêt de cinq cents mi llio ns de dollars.
2 . Vo ir Le terrorisme islamique, Monsi eur X - Parrick Pes nor, collecti on « Les
Dossiers secrets de Monsi eur X », Nouveau Monde édicions, 2008.

242
Tchad (3) : l'imbroglio

Ainsi se trouve jusrifié l'interventionnisme améric."ün en Afrique qu i sc


traduit par la mise à l'écart progressive des anciennes puissances coloniales.
Autre suje t d ' inquiétude po ur le Tchad , la crise du Darfour l . Les
Zaghawa, arraqués par les supplétifs arabes soudanais, sont ethnique-
ment apparentés aux ho mmes qui so nt au po uvo ir à N 'D jame na Ct
arrendent do nc du secours de la parr du président D éby qui leur fo ur-
nit des armes po ur se défendre et les accueille pa r dizaines de milliers.
Mais le président tchadi en ne peut guère aller plus loin sans risquer
d'ouvrir un conAi t avec le Soudan. Un e attitude prudente qui lui va ut
quelques ennuis avec ses pro pres partisans.
C'est po ur cette raison qu'en m ai 2 004, cerrains d e ses p roch es
autaient même tenté de le liquider. M ais les candidats putschistes n'au-
raient-ils pas plutôt essayé de débarquer D éby pour s'ap proprier les reve-
nus du pétro le, la questio n du Darfour n'étant qu'un prétexte? À moins
que ce complot n'ait été pure ment et simple men t inve nté pa r le pré-
sid ent po ur calmer certains de ses partisans? Quoi qu'il en so it, la ques-
tio n du D a rfo ur demeure très emba rrassante pour le T chad et risque
à terme de dés tabiliser le régime. D 'auta nt que les A mé rica ins, ma is
également les C hinois, s' implique nt fo rte ment d a ns cerre affaire. Au
Darfo ur aussi, le sous-sol arrire les convoitises des pétrolie rs.
Le disp os iti f Épervier, qui comp rend une force aérie nne et des élé-
ments de nos troupes d 'éli re, demeure do nc to ujo urs en pl ace. Paris y
a même ajouté un continge nt spécialement arraché à la protection rap-
prochée du président Id riss D éby. La France est par conséquent très enga-
gée au T chad. Beaucoup p lus qu'elle ne le p rétend. En 2006 déjà, avant
la dernière o ffensive des rebelles et la rocambolesque aventure de l'Arche
de Zoé', une colo nne armée parr ie du D a rfour marche sur N ' Djamena.
Aussitôt les avions fran çais décollent. D 'abo rd pour des missions de ren-
seignem ent. Mais ce n'est qu' un début. Les Mirage effectuent des tirs de

1. Voir chapi rre XX I.


2. O rgan isnrion human ilai re fra nçaise accusée d'avoir voulu achem iner cn Fran ce
de prérend us orphel ins du D:ufour qu i auraienr éré cn fai r des enfants tchad iens en le-
vés à lcurs fami ll es .

243
Les dessous de la Françafrique

semonce po ur dissuader les insurgés de continuer à avancer. Puis ce som


des Transall fran çais qui transportent les forces loyales SUt place.
Cette force m ilitaire que n O LI S menons vololltiers à la disposition du
prés ident Déby nOLIS permet allss i d'intervenir chez le vo isin centra-
fricain' lorsqu'il le faut.
Cependant, les autorités françaises l'ont abo ndamment clamé ces
derniers temps, Déby a une légitimi té : c'est lin prés ident élu .
Formell ement, en tout cas. En mai 2006, après avo ir modifié la
Constitution pour se présenter une fo is de plus, Idriss Déby a été réélu
avec un score soviétique. Les observateurs indépendants ont parlé de
mascarade. Il n'empêche que Paris continue bon gré mal gré à soute-
nir cette relique de la Françafrique qui résiste encore à la voracité chi-
no ise et américaine.

1. Voi r chapirrc IX.


xv
Côte d'Ivoire: le miracle et le chaos

C'était apparemment le meilleur élève de la classe. Un pays donné


en exemple dans un continent miné par la misère et les guerres. On
avait même pu parler de « miracle ivoirien )~ tant cette ancienne colo-
nie française avait accumulé les succès économiques en tout juste deux
décennies après l'indépendance. Quant à son président, l'homme qui
personnifiait son pays, Félix Houphouët-Boigny, il était présenté
comme « le Sage de l'Mrique » ou encore « rHomme de la paix » .
On sait aujourd ' hui ce qu'il en est. Le pays a été momentané-
ment co upé en deux et demeure à la merci d'une reprise des com-
bats entre les rebelles et les forces gouvernementales. réconomie est
dévastée et de nombreux Européens, ceuxAà mêmes qui contribuaient
à la prospérité du territoire, ont été contraints de fuir.
Alors que s'est-il passé? Pourquoi ce pays réputé si calme, si hos-
pitalier, a-t-il soudain basculé dans la violence? En réalité, le ver était
depuis longtemps dans le fruit. Mais une fois encore les responsabi-
lités françaises sont évidentes, tant l'ancien colonisateur a été impli-
qué dans la politique ivoirienne.

Même l' un de ses adversai res politiques les plus réso lus, Laurent
Gbagbo, l'actuel président ivoirien, lui a rendu hommage à l' heure de
sa mort. JI a parlé de la chuœ du « plus grand baobab » . Ainsi en France,
lors de la disparition du général de Gaulle, avait-on évoqué « le chêne
qu'on abat ». Une comparaison qui ne doit ri en au hasard. Les deux
hommes étaient proches, s'estimaient et entendaient pareillement incar-
ner leur pays. Le « Vieux », co mme on appela it fami lièremen t le pré-
sident Houphouër-Boigny, a régné pendant plus de trente ail s sur la

245
Les dessous de la Françafrique

Côte d 'Ivo ire. C ar avant même d'exercer officiellement le po uvoir, il


a dominé la vie politique de son pays .
D es Français se sont installés sur la côte ivoirienne dès le XVI II" siècle.
Mais la véritable colo nisation de l' intérieur commence au XIX' siècle.
Et comme ailleurs, elle est ponctuée de nombreuses vi olences contre les
tribus qui re fuselu de se sOumettre. Une pacification qui n'est rien moins
que pacifique. Les derniers insurgés ne rendent les armes qu'au début
du siècle sui vant.
P O Uf fi xer les frontières, Je co lo nisa teur n'a bie n sûr pas re nu compte
de la répartition ethnique des populations. Le résul ta t est un kaléido-
scope ethnique! rassemblant artificiellement des gens qui n'avaient nulle
envie de vivre e nsemble et qui se son t souvent combattus. Cependanr,
po ur simplifier, les spécialistes s'accordent à déte rminer quatre grands
ensembles. Mais ici o u là, on tro uve des e nclaves ethniques c réées en
fo nction des migrations ou du dévelo ppement écono mique.
Au sud-est se situent les Kwa, des populati o ns venues du G hana
actuel , et parmi elles les Bao ulé installés au cœur de la Côte d ' Ivoire.
Ce gro upe ethnique jouera un grand rôle poli tique d ans l' hi stoire
du pays ca r bea ucoup de diri geants en se ront iss us. Au sud-o uest
dominent les Kro u et les Bété, les peuples de la forêt. Des populations
qu'on retrou ve auss i au Libe ria Ct en G uinée. Ces d e ux e nsemb les ani-
mistes seront progress ivement christianisés à la différence des deux
autres qui o nt été islamisés . Au nord-o uest résident les Malin ké qui,
comm e leur no m l' indique, SO nt o ri gin aires du Mali . Il s ont lon g-
temps do min é le commerce transsaharien et leurs c hefs Ollt notam-
me nt alimenté la traite des escl aves . D e l'autre cô té, au no rd-est, sont
implantés les Sénoufo, des agriculteurs installés aussi en Haure-Volta,
l'actuel Bu rki na Faso' .
II résulte do nc de cette répartition ethn ique que le N ord est plutôt
musulman tandis que le Sud est chrétien même si l' imprégnation ani-
m iste demeure.

1. On estim e gé néralcmcm qu'il exisre plus de so ixanrc erhni es cn Côre d'Ivoire.


2. Vo ir chapi tre Ill.

246
Côte d'Ivoire ,' le miracle et le chaos

L, co lo nisatio n se traduit d'abo rd par le recours au travail forcé. Un


impôt en nature qui est aussi L1ne autre forme d'esclavage ou de servage !
Une situation dénoncée tant par le journaliste Albert Londres que par
J'écri vain André G ide. D e la même manière, des aurochrones sont enrô-
lés de force dans le célèbre co rps des t irail leurs sé négalais. Enfin , il
fa udrait aussi évoquer l'acca parement des terres par les g rands pro-
priétaires coloniaux. Autant de violati o ns des droits de l'ho mme qui
suscite nt des protestations chez les colo nisés les plus conscients et les
plus aisés, parmi lesquels le jeune Félix Ho upho uët ' .
Il est né au début du XX" siècle, ou peut-être un peu ava nt: chez les
Baoulé il n'existe pas d'état civil. Issu d' une ri che famill e de pro prié-
taires terri ens et de chefs, il est appelé à le devenir auss i. Après s'être
co nverti au ca tholicisme, il fait d'abo rd des études de médecine à
Da kar. Tro is pe ti tes ann ées qui permen ent de fo rm er ceux qu'on
appelle no n sans dédain des« médecins afri cains », c'est-à-dire des pra-
ticiens au rabais.
Houpho uët so rt premier de sa promo tio n et exerce quelque temps
comme médecin auxiliaire. Mais il n'en oublie pas pOUf autant les inté-
rêts de sa famill e et de son pays . D ès le début des années 1930,
Houpho uët-Boigny prend la tête d' un mo uvement de planteurs afri-
cains hostiles aux g rands propriétaires blan cs et à la po li tique écono-
mique du colonisateur qui les privilégie. Il publie dans une feuille socia-
liste métro politaine un article intitulé : «( O n nOLI S a trOp vo lés ! ))
Juste avant la Seconde G uerre mo ndi ale, H o uphouët succède à
so n frère et dev ien t chef du canton de Yamo ussoukro , son village
natal. Cette chefferie traditio nnell e dispose d ' une réelle aurorité sur
la popul atio n. Ce pendant, so n titulaire doit co mpose r avec l'admi -
nistrati o n fran çaise, en particulier lo rsque celle-ci o rdo nne des réqui-
sitions de travaille urs. En mê me te mps, g râce à un impo rtant héri -
tage d' un o ncle matern el, H o uphouët devient l'un des plus importants
planteurs afri cains.

1. Sym boliqu ement , Félix H ouph ouër ajoure ra Boigny à son n OIll, c'es r· à,·dirc
«béli er » en baoulé.

247
Les dessotts de la Françaftique

Ce chef, qui n' hésitera jamais à revendiquer sa ruralité, est donc riche.
Au fil des ans, il ne cessera d'a rrond ir sa pelote. On dira mêm e, vers
la fin d e Sa vie, qu' il était l'hom me le plus riche d 'Afrique.
E n 1944, il crée le SAA, le Syndicat agricole africain , une o tgan i-
sa tion de planteurs naru re llement antico lo nialiste et antiraciste. C'est
à cette époque qu' il s'engage vraiment dans le combat politique et
devient Ho uphouët-Boigny. La conférence de Brazzaville de 1944 ayant
prévu la représentation d es colonies au Parlement, Houphouët- Boigny
est élu fin 1945 député de la Côte d 'Ivoire à l'Assemblée constituante
fran çaise. Son syndicat do nne naissance au Parti démocratique de Côte
d 'Ivoire, le l'DC I, un parti qui seta tOujours à sa dévotion . En 1946,
nouvell e étape c ru ciale, il est à l' init iat ive d ' une lo i abolissa nt le tra-
vail fo rcé dans les colo nies. H o upho uët-Boigny, compagno n de tOute
du parti communiste fra nçais, est alors considéré par les colons comme
un homme dangereux, un agitateur.
À la fin des années 1940, son parti o rga nise grèves et manifestations,
autant d'actions vio lemment réprimées par le pouvo ir co lo nial et cau-
sant de no mbreux mOrts .
Riche p lanteur, Houphouë t-Boig ny n'est pas lui- même inquiété.
D 'ailleurs, il ne tarde pas à tOurner casaque. Rompant avec les com-
munistes, il se rapproche d e la ga uche modérée et adh è re mê me à
l'UDSR, le parti de Fra nçois Mitte rra nd, un homme politique dont
il sera tO ujo urs très ptOche.
Cette évolutio n s'exp lique aisé ment. S'il était proche des commu-
nistes, c'était à ca use d e leurs positions a nticolonialistes. C hassés du
go uvernement, ils ne lui sont plus utiles. En outre, la guerre froide ayant
d éjà co mm encé, H o uphouët-Boigny a déjà ch oisi so n cam p, ce sera
l'Oues t. Ce changement de position va de pair avec un autre reviremenr
politique. C ontrairement à la plupart des principaux leaders africains
qui demand ent un e indépendan ce imm édiate, il envisage déso rmais
une tran sitio n e n do uceur au sein de J'ensemb le françai s, sa ns rup-
ture. Il préfère do nc coopérer pour mieux préparer l'avenir. H ouphouët-
Boigny e ntreti ent d es liens très étroits avec les milieux d 'affaires, ras-
surés depuis qu'il s'est éloig né des co mmunistes . Sa fortune est aussi un

248
Côte d'fvoire " le miracle et le chaos

gage de tranqui lli té! D ès 1957, il est le plus riche planteur de cacao
et de café de Côte d' Ivoire.
Aux côtés de Gasron Defferre, Houphouët-Bo igny travaille à l'éla-
boration de la loi-cadre qui prévoit l'auto nomie des colonies. En même
temps, il e lltre au go uvernem ent frança is e t se ra ministre sans inter-
ruption jusqu'en 1959. Il est do nc naturellement l' interlocuteur ivo i-
rien de Paris. Le seul!
Attaché au développement éco nomique et à la modernisat io n, il
estime main te nan t qu'il ne peut arri ver à ses fin s qu'en préserva nt le li en
fi lial que la Côte d'ivoire entretient avec la métro pole. Et c'est malgré
lui qu' il proclamera l'indépendance de son pays en 1960 .

Le Monde ' :
Pressé par François Mitterrand, jeurle ministre de la
France d'outre-mer. qui veut foire accepter par Les coLons la
nouvelle politique africaine, Houphouët est contraint de don-
ner de multiples gages de collaboration à l'administration.
fl ira jusqu'à dire, en J955 : « Il n'y a pas, il ne peut y avoi,.
d'action utile en dehors de la Coopération. » Cette collabo-
ration rapporte des dividendes. Même si les brimades admi-
nistratives se poursttivmt encore quelque temps, Houphouët
remporte, en J956, lm très net succès électoral. Pourtant,
encore une fois, il se trouve un peu à contre-courant, à Lëpoque
de la loi-cadre et de la mOrltée des nationalismes africains, au
lendemain de Diên Biên Phu et des débuts de l'insurrection
algérienne. Il n'est alors guère fovorable à des réformes. En
revanche, à l ëpoque où la Côte d'lvoire est devenue la « 1Iache
à lait» de l'Aj;';que-Occidentale française, il se foit de pllls
en plus l'avocat des colons français locaux et des planteurs ivoi-
riens, en voulantjouer les seules cartes du territoire. Il ne tolère
pas, en effet, que ceilli-ci «porte à bout de bras l'A-OF », et
préconise « une adhésion directe de chaque t'tat fi la

1. Nécrologie publi ée en 1993.

249
Les dessous de la Françaftique

Communauté française J' . Ce comportement sera désormais


urte constante chez celui qui, en /960, après avoir été ministre
du gouvernement français puis Premier ministre, en avril
1959, du gouvernement ivoirien, devient le" père de l'in-
dépendance H.

S' il a proclamé du bout des lèvtes l'indépendance de son pays, c'est


que Féli x Houphouët-Boign y rêve en réalité d ' une véritable entité
franco-africaine. Ce que le général de Ga ull e appell e pour sa part la
Communauté. Ma is très vite d 'autres pays africains, le Sénégal, le Mali
ou encore Madagasca r. obtiennent leur souveraineté internationale. Le
dirigeant ivoirien ne peut être en reste. Toutefois, il refuse le fédéralisme
que propose Senghor, son alter ego et rival sénégalais .
Au co ntraire, il entend in stitu er un dialogue sin guli er avec Paris et
deviendra peu à peu l'homme de la France en Mrique. Ille prouve dès
son élection à la présidence de la République en s'entourant de conseillers
fran çais. Son chef de cabinet, par exemple, Guy Nairay, qui restera auprès
de lui jusqu'à sa mort en 1993, sera chargé de (,ire le lien avec Paris et donc
Jacques Foccart, l'agent de la Françafrique à l'Élysée. Une appellation qui
dit bien ce qu'elle veut dire et a d'ailleurs été inventée par Houphouët-
Boigny avant d'être reprise plus tard par François-Xavier Verschave.
Pour autant, le président ivoirien est-il [Oralement inféodé à la France?
Ce n'est pas aussi simple qu'il y paraît. Houphouët-Boigny n'est pas une
marionnette. Il a besoin de la France. Mais la France a aussi besoin de lui
pOUt co nduire sa politique afri ca ine. Pendant de longues années,
Houphouët-Boigny est donc l'indispensable artis.'Ul des quelques coups tor-
dus que la France suscite en Afrique francophone et ses voisins iJnmédiars.
Au reste, le président ivo irien, de l'avis d e tous ceux qu i l'o nt appro-
ché, est certain e me nt l'un des me ill eurs co nnaisseurs de l'Afrique Ct
l'homm e le mieux renseigné. Un atout précieux pour son am i Foccart.
Si Houphouët-Boigny est tellement lié à la France, c'est qu'il y trouve
aussi un intérêt so nnant e t trébuchant sur un co ntinent olt, trop sou-
vent, les dirigeants ont co nfondu les co mptes de l'État avec les leurs.
Au-delà de cet aspect, le leader ivoirien nourrit aussi de véritab les arnb i-

25 0
Côte d'Ivoire,' le miracle et le chaos

tions pour sa parrie. Ce libéral , au moins sur le pla n économ ique, veut
an Îrer des in vestisseurs chez lui, rant il est persuadé que ces capitalistes,
attirés par les facilités qu'o n leur offre, finiront pa r enrichir la Côte
d'Ivoire et donc ses nationaux.
Lorsq u' il est arri vé au pouvoir, ce pays agr icole qui dépendait érroi-
remem de la France pour ses ex portations était totalement sous-équipé :
peu d 'écoles et d 'équipements collectifs, et pratiquem e nt pas d' indus-
trie . En ouvrant large ment la Côte d'Ivo ire aux invest isseurs étran-
ge rs, essentiellemem français, il fait don c le pari du libéra lisme. Non
sans clairvoyance, il proclame qu'il va ut mieux créer des richesses que
de partager la misète. La Côre d' Ivoire, manquant no n pas de btas m ais
de cadres, doit par co nséq uent attirer chez elle des hommes d 'affai res
et des gens compérents capables de dévelo ppet le pays.
Sur le plan de la sécutité, Houphouët-Boigny n'est pas moins clairvoyant.
Et d'abord parce qu'il se méfie instinctivement des militaires, trop souvent
tentés par les coups de force. Aussi décide-t-il que l'armée ivoirienne sera
réduire au minimum, qu'elle sera surveillée par le pouvoir politique, mais
surtour par les troupes françaises qui resterOnt sur place er l'encadrerom.
Et il est vrai que jusqu'en 1999, l'armée ivoirienne ne sortira de ses
casern es que lorsque le pouvoir le lui demandera. Revers de la m édai lle,
la sécurité de la CÔte d' Ivoire dépend de l'armée française. Un traité entre
les deux pays prévoit même que la France in tervienne militairement si
elle estime que ses intérêts so nt menacés. En d'autres termes, la colo-
nisation perdure m ais H o uph ouët-Boigny n'en a cure tant il est persuadé
que l'avenir d e so n pays réside dans une étroite coopération avec Paris.
flu rri o mphalem em président de la République, il a aussi pris so in
de faire adopter une constitution taillée à sa mesure. Le régime est do nc
présidentiel. H o uph o uët-Boig ny peu t d écide r de tout. Et, malgré la
reconnaissance officielle du mu ltipartisme, c'est en réalité le système du
parti unique qui prévaut. Le parti du président, le l'DCI, règne sans
partage pe nda nt des d écennies. Tourefoi s, pa r prudence et à la diffé-
rence d 'autres chefs d ' f tat afr icains, H o uphouët-Boigny ne commet
pas l'erreur de se faire nommer prés ident à vie. Il n'en a d'ailleurs nul
besoin puisqu'à chaque électio n , tous les cin q a ns, il est réélu sans pro-

25 1
Les dessous de la Françafrique

blème. M êm e si, lors du dernier scrutin , en 1990, il trouve e n face de


lui un opposant, Laurent Gbagbo, qui sera battu à plate couture.
Pour asseoir définitivement son pouvoir, Houphouët-Boigny doit aussi
montrer qu'i! est un homme à poigne. Dans un pays où il existe tant d'eth-
nies, il indique fermement qu'i l ne tolérera aucune tentative sécession-
niste. Lorsque le cas se présente, la petite armée ivoirienne intervient et
elle es t puissa rnmenr aidée par les marsouins français stationnés en Côte
d'Ivoire. La répression est impitoyable : la tribu Sanwhi installée à la fron-
tière ghanéenne est ainsi matée. Il en ira de même à l'ouest quand les Bété
se révolteront. Il y aura des di za ines, peut-être même des centaines de
morts. Ma is personne ou presque n'en parlera. « Le Sage de l'Afrique »,

comme on l'appelle déjà, do it rester irréprochable. D 'ailleurs n'a-t-il pas


promis qu'il ne ferait jamais couler une goutte de sang ivoirien? Aussi,
g râce à son protecteur français, il fera en sorte d'étouffer ce tte malheu-
reuse affaire qui s'est déroulée loin d 'Abidjan, dans une zone de forêts.
À l'occasion, Houphouët-Boigny sait aussi agir avec un parfait machia-
vélisme. Dans les prem ières a nnées de l' indépendance, certains autour
de lui , et parmi eux des compagnons de to ujours, critiquent le tout-l ibé-
ralisme du président et sa subordination à la France. Houphouët-Boigny
est bien décidé à leur montrer qu' il est le patron. Il invente donc des
complots ! En 1959, alors même qu' il n'est pas encore président, il déclare
qu'on a trouvé chez lui des fétiches maléfiqu es ! La preuve, affirme-t- il,
qu'on veut l'assassiner! Car incontestablement, Félix Houphouët-Boigny,
bien qu'il fût catholique, croyait à la puissan ce de la magie africaine et il
se dit qu'il en aurait lui -même usé co ntre ses en_nemis.

Jacques Foccart ' :


[Son interlocuteur lui d emande: « Houphouët-
Boigny, redoutait- il autant les so rciers qu'on l'a dit? »]
il se terlait en garde contre toutes les menaces possibles.
Condamnés à mort en 1964, Jean -Baptiste Mockey et Jean
Konan Banny, qui sont redevenus ministres par la suite, étaient

1. op. cit.

252
Côte d'Ivoire : le miracle et le chaos

accusés d'avoir préparé des fétiches contre le chef de IÉtat.


Houphouët craignait d'autant plus les pratiques magiques qu'il
les connaissait parfoitement. En J973, des militaires ont été
arrêtés pour complot et assassinat. Desfétichel'" leur ayantpres-
crit de sacrifier cinq personnes, ils avaient tué cinq malheureux
pêcheurs étrangers. Houphouët était outré pour deux raisons :
parce qu'il y avait eu mort d'innocents et parce que, m'a-t-il
confié, (( cëtait un détou rnemen t du sacrifice.' selon la tradi~
tion, les victimes doivent être des personnes chères. »

Un personnage en particulier inquiète Houphouët-Boign y. H éros


du combat politique pour l' indépendance et secrétaire général du PDC! ,
Jean-Baptiste Mockey est un homme qui monte et peut devenir un rival .
Houphouët- Boigny prend les devants et e ntend le mettre à la raison.
Lui, majs aussi ses anciens compag nons de lutte devenus les dig nicaües
du régime. Le m ême so upço n (l ' introdu ction de fétiches ma léfiques
dans les réside nces d ' Houpho uë t- Bo igny) lui va ur d 'être éloig né
d'Abidjan. La sanction est légère : Mockey est nommé ambassadeur
en Israël. D e rerour en Côte d 'Ivoire en 1962, Mockey semb le réha-
bilité. Mais Houphouët-Boign y remâche sa vengeance et paraît décidé
à donner un coup de pied dans la fourmi lière des ambitieux.
U n an plus tard, prenant prétexte du pursch qui vient de se produire
au Togol et qui secoue toute l'Afrique francophone, le président ivoirien mer
en œuvre une vaste épuration qui vise de prétendues menées subversives. En
réalité, il n'en est rien, Houphouët-Boigny le reconnaîtra lui-même plus tard.
Il n'empêche qu'une Cour de sûreté de l'État est créée. Non sans cynisme,
la présidence est confiée à l'ennemi d 'hier, Mockey : celui-ci peut difficile-
ment refuser ce cadeau empoisonné qui annonce aussi son retour en grâce.
Une centain e de d épurés et ministres sont inculpés. Des mi ll iers
d'autres personnes sont jetées en prison. Les peines prononcées par cette
cour spéciale so nt très lo urdes: trei ze condamnations à mon. Elles ne
sont pas suivies d'exécutions. Mais il est évide nt que le président ivo i-

1. Voir chapirre V II.

253
Les dessous de la Françafique

rien a frappé très fort et durablement inquiété ses opposants réels ou


supposés reis . Quant à Mockey, l' homme qui a pronon cé ces pein es,
il est à so n tour arrêté et jeté en prison . Cependant, comme la plupart
des hommes qu'il a fait condamner, il sera libéré au bout de quelques
années et rejoindra même le gouvernement. Ce qui est une reconnais-
sance a posteriori de so n innocence. 11 n'en est pas allé de même pour
d'autres co ndamnés, des jeunes gens qui auraient été torturés - l'un
d'eux ayant même péri sous les coups. Toutefois, là encore, l'affaire
ne s'ébruite pas. Les co nseillers françai s de la présidence Ont so igneu-
sement aidé à tout verrouiller, comme ils ont vraisemblablement télé-
guidé cette manoeuvre des faux co mplots.
En tout cas, grâce à certe mascarade judiciaire, H ouphouët-Boigny,
champion de la France et de l'Occident, a gagné des années de tran-
quillité. Co mme l'a proclamé un auteur d ra matique ivoirien: « Sil ence,
on développe! » Là es t l'essentiel. On parle même de « miracl e ivoi-
rien ". Le PiB, le produit intérieur brut, est quintuplé en vingt ans. Les
infrastructures du pays sont modernisées, l'agro-industrie est dévelop-
pée, et Abidjan se co uvre de buildin gs tant le cacao et l'exploitation
forestière rapportent d'argent.
Simultanément, l'es pérance de vie augmente de façon specraculaire,
le taux de scolarisa tio n aussi. Po urtant, déjà, les po isons qui aboutiront
à la catastrophe de la fin du siècle sont semés. Des menaces pèsent d'abord
sur le cacao, principale richesse du pays avec le c"lfé, le bois et le coton.
Tant que la CÔte d'Ivoire demeure le principal pays producteur et que
le prix de la fève est élevé, le « miracle " se poursu it. Mais d'autres pays
se me tre nt sur les rangs. À terme, la conCUHence jouant, les prix risque nt
de baisser et la balance commerciale ivoirienne le payerait très cher.
Aurte nuage inquiétant: les étrangers. Une éco nomie qui se déve-
loppe aussi vite, surtout dans le domaine agricole, a besoin d'une impor-
tante main-d'œ uv re. Les paysans ivoiriens ne suffisent pas à la tâche.
rar co nséquent, il est fait appel à des étrangers. Originaires du Mali
ou du Burkina Faso, ils sont accueillis très libéralement par le gouver-
nement d'H ouphouët-Boigny qui leur accorde pratiquement les mêmes
droits que ceux do nt disposent les citoye ns ivoiriens.

254
Côte d'ivoire: le miracle et le chaos

Dans une écono mie Ao rissante, cct affiux de migran ts ne pose aucune
difficulté. Mais en cas de retOurnement de situation, les autOchtO nes ris-
quent de se recourner contre ces étrangers qui viennent « manger leur pain »
et « prend re leur travail ». Et il est à craind re que cette réaction xénophobe
classique ne soit un jo ur exploi tée de fàçon démagogique et politicienne.
Enfin, derniers poisons : les dépenses de prestige ou « éléphants blancs »,
comme o n les appelle là-bas. C'est-à-dire des investissements surdimen-
sio nnés qui accro issent la dene extérieure de la Côte d )[vo ire Ct favori-
sent la corruptio n. L1 fameuse basilique de Yamoussoukro est l'exemple
le plus caricatural. H ouphouët-Boigny a beau prérendre qu' il a payé de
sa poche la construction de cette réplique de Saint-Pierre de Rome dans
son village na tal, il est certain que le Trésor ivoirien a aussi contribué à
construire ce monument démesuré bâti en pleine brousse ct qui a calI té la
bagatelle d'un milliard et demi de francs. Une dépense si choquante que
le pape a dû se fai re tirer l'oreille pour venir consacrer l'édifice.
En to ut cas, quand arri vera la crise écono mique mondiale au début
des années 1980, to us ces poiso ns produiront leurs sinistres effets.
Auparava nt, il fa ut souligner co mbien la Côte d'Ivoi re a été « ins-
trumentalisée» par la France. Il en a été ai nsi lors de la crise guinéenne',
lorsqu' il s'est agi de corriger Séko u Touré, l' ho mme qui avait osé dire
no n au général de Gaulle. Une provocation que H o upho uët-Boigny
a vécu co mme une véritable insulte à so n éga rd. II en ira de même
avec un aut re vo isin , le G hana an glopho ne do nt le d irigeant progres-
siste et panafricain Nkrumah p rovoque presque naturell ement l'hos-
tilité d'H ouphouët-Boigny. L1 Côte d' Ivoire partici pera à tO utes les ten-
tatives de déstabilisation dirigées co ntre Nkrumah jusqu'à la chute de
ce dernier en 1966. Autre interventio n notoire de la Côte d'Ivoire dans
les affaires intérieures d' un pays africain : la tragiq ue aventure biafraise
au N igeria' .
Toujo urs en liaison avec les services français e t les réseaux Foccarr,
la Côre d' Ivo ire a parti cipé aux re ntatives de dés ta bilisatio n du prési-

1. Vo ir chapitre Vl.
2. Voir chapitre Il.

255
Les dessous de la Françafrique

dent Ké rékou au Bénin , l'ancien Daho mey, un dirigeant qui ava it eu le


tort de se ranger dan s le camp d e l'Est. Et il faudrait encore évoquer
la part prise par H o uph ouët-Boigny dans le putsch qui a abo uti à la
mort du dirigeant du Burkina Faso, Thomas Sankara' .
Mais l'action sans doute la plus contestable de la Côte d'Ivoire, et donc
de ses dirigeants, a cu lieu au Liberia. Français et ivo iriens, de conserve,
ont largement souœnu la rébellio n puis la prise de pouvoir d'un seigneur
de la guerre, C harles Taylor' Il s'en est suivi une guerre atroce qui a causé
la mOrt d'au moins cent cinquante mille Libériens. Pour la Côte d 'Ivoire,
il y avait certainement la volonté de s'emparer d'une partie des formidab les
richesses de ce petit pays. Quanr à la France, elle voyair là une belle occa-
sion de prendre sa revanche sur les Anglo-Saxons après l'échec biafrais.
Il reste un aspect très particulier de la politique étrangère
d'Houphouët-Boigny : les liens qu' il a entretenus envers et contre to us
avec les dirigeants sud-africains malgré l'apartheid. " Le Sage de l'Afrique»
a même reçu chez lui un Premier ministre sud-africain. Mais il n'y a qu'une
explication: c'est à la d emande de la France que Houphouër-Boigny a
noué ces contacts, à l'instigation de Foccart qui était lui-n1ême en odeur
de sainteté en Afrique du Sud. Paris voulai t, par l'intermédiaire de la Côte
d'Ivoire, renforcer ses relations économiques avec le pays de l'apartheid.
En to ute discrétion, Abidjan s'est donc entremis.

Pierre Nandjui' :
Personnalité complexe du monde politique africain, rusé,
superstitieux à l'extrême et intelligent, si l'on en juge par le
rôle qu'il joua dans le démantèlement de l'unité de L'A-OF,
de l'AEF et de L'Afrique dans son ensembLe, M Houphouët-
1. Voir chapitre III.
2. Charles Taylor, ancien président libérien est aujourd'hu i inculpé de crimes contre
l'humanité ct de crim es de guerre. Il s'est rendu tristement célèbre en recru (am des
enfanrs-so ldats coupables d'innombrables mutilations sur leurs adve rsa ires ou co nsi-
dérés co mme tels. Les guerres dans lesquelles il a été engagé (au Liberia et en Sierra-
Leo ne) om eu surtout comme obj ectif l'extractio n et le commerce des diamants (les
cc Bl ood di amond s ») .

3. Houphouët-Boigny, l'homme de lA France en Afrique, ~Harmattan, 2000.

256
Côte d'Ivoire: le miracle et le chaos

Boigny n'a cessé de bénéficier, en toutes occasions, de la plus


grande bienveillance des autorités françaises. C'estjustement
sur leur conseil qu'il laissa le développement de la Côte d'Ivoire
aux bons soins des capitaux étrangers, qui ne pouvaientfruc-
tifier qu'à l'ombre de la stabilité politique. L'ordre lui a donc
été donné de neutraliser toutes les forces susceptibles de contes-
ter ce plan de développement.

En réalité, les premières vraies fissures apparaissent dès 1990, alors


même que Fél ix Houphouë t-Boigny va être réélu contre le socialiste
Laurent Gbagbo . De jeunes man ifesta nts d éfilent dans Abidj an en
criant: « Ho uphouër voleur! », ( Houphouër corrompu! » Du jamais
vu ni entendu! Mais la situation économique d e la Côte d' Ivoire est
alors devenue désastreuse, essentiellement à cause de la chute des cours
mondiaux du cacao. Le pays est au bord de la ba nqueroute. Pout sau-
ver ce qui peut l'être, le Premier ministre, AJassa ne Ouattara, doit obéir
aux injonctions des institutio ns finan cières internationales et imposer
une sévère cure d'austérité, alors même que chacun peut constater la
réal ité des dépenses somptuaires engagées par le pouvoir: tous ces grarre-
ciel qui Ont poussé sur la lagune d 'Abidjan quand la ville est encore cer-
née de bidonvilles, ou encore la tran sformation du vi llage natal
d' Houphouët-Boignyen un nouveau Brasilia.
Un an après les premières manifestatio ns de jeunes, étudiants et
lycée ns descendent à nouveau dans la rue. Cette fois , c'en est trop:
Houphouët-Boigny envoie ses paras-commandos occuper le campus
de Yopougon. La tépress ion est violente. Des jeunes fill es sont violées
et on compte deux morts.
Les militaires, à leur tour, prennent le relais de l'agitation, pour la pre-
mière fois dans l'histoire du pays. En 1990, une centaine de soldats occu-
pent l'aéroport et la télévision. Ces mécontents, ayant le sentiment d'être
méprisés par le gouvernement qui leur préfère la gendarmerie, réclament
de meilleures conditions de vie. Pour les calmer, le pouvoir leur fait pas-
ser quelques valises de billets et tout tentre dans l'ordre. Mais c'est un pré-
cédent dangereux. Les mili taires sauront s'en souvenir.

257
Les dessous de La Françaftique

Deux ans plus tatd , une unité d 'élite basée à Yamo ussoukro, deve-
nue la capitale officielle de la Côte d 'Ivo ire, sort de sa caserne et occupe
la rue. Les mutins réclament le paiement de leurs soldes. Une nouvelle
fois, le gouvernement cède et leus concède quelques avantages. Les rebelles
regagnent leur caserne. Toutefois l'alerte a été chaude. E n même temps,
l'état de santé du président ivoirien se dégrade. Houphouët-Boigny, soi-
gné en France et en Suisse, gouverne, quand il le peut encore, à distance.
Cette absen ce quasi permanente déchaîne la guerre des héritiets.
Au premier rang se situe bien entend u le Premier ministre, Alassane
Ouacrara. Ce personnage, anc ie n haut fon ctionnaire international, né
en Côte d ' Ivoire, est d 'origine burkinabé, une particularité qui prendra
un peu plus tard une importance considétable.
Cependant, l'héritier naturel se nomme H enri Konan Bédié. En tant
que président de l'Assemblée nationale, il est constitutionnellement appelé
à succéder à H ouphouët-Boigny si celui-ci meurt ou se trouve dans l'in-
capacité d 'assumer ses fo nctions. Soutenu par le parti ptésidentiel,le PDC! ,
il est en outre le favori du « Vieux ». Mais il existe aussi un rroisième lar-
ron, le candidat défait en 1990 par Houphouët-Boigny, Laurent Gbagbo,
l'éternel opposant de gauche. Une contestar.io n qui a valu à ce profes-
seur socialiste d'être jeté en prison à la suite des violentes manifestations
du premier semestre 1992. Avec quelques centaines de ses partisans dont
sa femme, Simone, il a été arrêté en vertu d'une loi anti-casseurs adop-
tée en toute hâte à l'initiative du Premier ministre. li est pourtant gracié
à l'occasion de l' un des rares et brefs retours au pays d'Houphouët-Boigny.
Cette fin de règne se d éroule donc dans un climat explosif Tout le
monde pense à la succession même si perso nne n'ose en parler ouver-
te ment. Fin décembre 1993, quand le Premier ministre prend connais-
sa nce d e la gravité de l'état de sa nté du président, il obtient que celui-
ci revienne en Côte d ' Ivo ire. Mais Houphouët- Boigny, moribond, ne
quittera plus son palais de Yamo ussoukro. Il est même maintenu arti-
fi ciellement en vie tant que la question de la successio n n'est pas réglée.
À défaut d e pouvoir tenter un coup de force, les héritiers sont bien
ob ligés de res pecter la Co nstitutio n. Malgré la mauvaise humeur
d 'Alassa ne Ouattara, Bédié assure donc l'intérim du pouvoir jusqu'à

258
Côte d'Ivoire : le miracle et le chaos

l'élection p résidentiel le prévue en 1995 . Pour le plus grand malheur de


la CÔte d'Ivo ire !
O utre le fait que H enri Konan Bédié ne jouit pas de l'autorité ct du
prestige d'un Houphouët-Boigny, la perspective de l'élection présidentielle
aiguise les convoitises. Les clans, les tribus se réveillent. Le président inté-
rimaire est même contesté jusque dans so n prop re parti. üuanara en pro-
fite pour provoquer une scission et créer son propre mouvement le RDR,
le Rassemblement des républicains. Politiquement affaibli, Bédié se replie
sur son clan , celui des Baoulé et plus généralement de l'ethnie Alan, celle
d' Houphouët-Boigny qui regroupe 40% de la population ivoirienne.
Le président intérimaire profite d e son pouvoir pour procéder à une
véritable épuratio n ethnique au profit des siens. Dans le parti, l'armée,
l'administration, mus ceux qui ne sont pas Baoulé sont chassés. Cette
politiq ue produit des effets détestables. Les autres ethn ies, surtout celles
du Nord qui sont islamisées et proches du Burkinabé d 'origine Ouarrara,
gro ndent. Aux rivalités communautaires et géographiques s'ajoute donc
un affrontement relig ieux alors que le " Vieux » - c'était l'un d e ses
mérites - avait roujours pris soin de sauvegarder la paix religieuse. Ainsi,
bien qu' il fût catholique lui-même, il avait autorisé et même finan cé la
création de mosquées dans les grandes villes du pays.
Bédié a donc soulevé le co uvercle de la boîte de Pandore. Les cOllsé-
qucnces seront gravIssimes.

François-Xavier Verschave 1 :
Les adversaires de la Françafrique nëprouvent pas une
sympathie excessive pour le candidat Ouattara. C'est un grand
ami d'Omar Bongo et de Ma rtin Bouygues, dont le groupe
s'estfoit concéder quelques-uns des principaux services publics
ivoiré" . ft apprécie les conseils du général Jeannou Lacaze.
Il a choisi pour avocat l'apologiste attitré d'Eyadéma, Jacques
Vergès, et comme communicant Max-Olivier Cahen, un ex-
prestataire de Mobutu. Sa rivalité avec Bédié est plus œdi-

1. Noir Silence. Les Arènes, 2000.

259
L es d essous de la Françafrique

p ienne que programmatique : tous deux: guignaient la suc-


cession d'Houphouët. Le conseiller élyséen Michel Dupuch,
alors ambassadeur à Abidjan, a fo it pencher la balance.

Bédi é, c'est certain , a to ut à c raindre d'un e co mpé ti tio n avec


Ouattara. Celui-ci est en effet le champion des hautes instances in ter-
nationales qui font confiance à ce grand commis pour redresser la situa-
tion écono mique d'un pays en grande détresse. D 'autre part, il est rela-
tivem ent populaire et bénéfi cie du soutien des musulm ans do nt la
rel igion est devenue la première du pays. Par conséquent, si le président
intérimaire veut gagner, il do it se débarrasser de ce personnage enco m-
brant. A ussi a- t-il tro uvé une arme diabo lique : J'ivo irité, c'es t-à-dire
le concept d'appartenance à la communauté ivoirienn e.
Avec l'aide de juristes français, Bédié mitonne une modification du code
électoral. D ésormais, pour être candidat à la présidence de la République,
il faut être né de parents ivoiriens. Ouattara est donc exclu d'office.
La mesure est parfaitement fallacieuse car elle ne tient pas compte
de l'histoire de la colonisation, du tracé arbi traire des fro ntières et de la
réalité ethnique. Le cas de O uattara en es t une preuve vivante. Son père,
un chef traditio nnel , appartenait à une puissante e thni e nordiste, les
Dio ula, établie de part et d'autre de la fro ntière entre la Côte d'Ivoire
et le Burkina Faso, ces deux pays n'étant d'ailleurs séparés que depuis
1947. Cela signifie que les membres de cette ethnie pouva ient être indif-
féremment ivo irien o u burkinabé.
O uarrara, né en Côre d'Ivo ire, y a passé une panie de sa jeunesse.
Mais il a bénéficié d'une bourse burkinabé po ur aller faire ses études
aux É tats-U nis et devenir ensuite un haut fo nc ti o nnaire intern ati o-
nal. Cependant, quand Houpho uët-Boigny l'a appelé pour prendre
la direction de la Banque centrale puis occuper le poste de Pre mier
ministre, il en a fait un c itoye n ivo iri en.
C'est par conséquent un mauva is procès qui es t fa it contre O ua ttara.
Bédié réveille do nc les démo ns tribaux pour des questio ns purement
poli ticiennes et jette l'oppro bre sur ro ute une catégorie de la popula-
tion, c'est-à-dire to us ceux qui ne so nt pas capables d'établir la preuve

260
Côte d'Ivoire: le miracle et le chaos

de leur ivo irité. Les mauvais lyo iriens co mme on va désormais les appe-
ler, autant d'étrangers appelés par Houphouët-Bo igny à venir rravailler
en Côte d'Ivoire.
Les peuples islamisés du Nord se sentent solidaires de tous ces ostra-
cisés et ont le sentiment d'être rejetés eux aussi par les sudistes.
Le tribalisme gagne don c progressivement du terrain. Un véritable
feu de brousse. C'est la première cause de la crise que connaît aujour-
d'hui la CÔte d'Ivoire. M ais il n'y a pas que cet antagonisme entre le
Sud er le Nord. À l'ouest, les Bété font remarquer qu'ils SOnt les pre-
miers habitants de la Côte d'Ivo ire. Et que les autres, les Akan, groupe
auquel appartiennent les Baoulé, sont venus du G hana. Ce sont donc
des envahisseurs au même titre que les Dioula ou les Malinké issus du
lointain Sahara. Ce uibalisme est fonement tei nté de racisme ct il n'est
pas fortuit qu'un des intellectuels Bété qui propagent cette thèse soit
un laudateur du Front national français!
Les antagonismes se traL1uisent rapidement sur le terrain. Fin 1994,
par exemple, la police envahira la grande mosquée d'Abidjan au pré-
rexte que les autorités religieuses soutiennent Alassane Ouattara. Lors
des contrôles policie rs, les papiers des hom mes porranr des noms à
co nsonance musulmane seront systématiquement déch irés .
Lagon ie d'Houphouët-Boigny a pris fin en décembre 1993 .
I.:élection présidentielle peut avoir lieu. En vertu du nouveau code élec-
toral, O uattara est éli miné de la compétition. Il se refuse à essayer de
passer en force. La lu tte aura donc lieu entre Bédié et G bagbo. Le cli-
mat est alo rs très tendu et on observe de nombreux actes de violence.
Des bagarres écl atent entre les différents clans. On compte plusieurs
morts. Dans ces co nditions, et pour manifester un e certaine so lida-
rité avec Ouattara, Gbagbo ap pelle au boycott des élections.
Bédié sera donc mathématiquement élu. Mais juste avant le scrutin ,
un nouveau venu fait parler de lui: le chef d'état-major des forces ivoi-
riennes, un saint-cyrien, le général Gueï. Accusé de préparer un putsch,
G ueï est embastillé tandis que Bédié est élu avec un score sralinien, plus
de 90 % des voix. M ais c'est une vicro ire à la Pyrrhus car le pays est
divisé et fragilisé .

26 1
Les dessous de la Françafrique

La crise ne manquera pas d'éclater un jo ur ou l'autre. D 'autant que


le régi me ne donne guère de signes d'apaisement. Bien au cO T1craÎre.
l'économie stagne, la corruption progresse et le brûlot tribal, alimenté
par une presse progouvernemenrale hai neuse, produit ses fun estes effets.
Des travailleurs iInmigrés sont pourchassés à la machette, tombent sous
les coups de leurs adversaires et fuient par milli ers. Ceux qui restent,
hommes, femmes et enfants so nt tués par ces assass ins qui ont subi la
propagande des te nants de l'ivo iri té.
Car ce so nt des l vo iriens auss i déJnunis qu'eux qui pourchassent ces
malheureux. Des gens qui, poussés par la crise économique, reviennent
dans leurs villages où ils co nstatent que des immigrés, souve nt d'ori-
gine burkinabé, exploitent les terres qu' ils ont abandonnées.

Colette Braeckman, journaliste 1 :


Le PD Clforge alon le concept d'ivoirité, que M. Jean-
Marie Le Pen nommerait « préftrena nationale » : fa Côte
d'Ivoire aux lvoiriem (de souche). Des intellectuels s'emploient
à peaufiner un concept identitaire qui mène tout droit à fa
xénophobie et à l'exclusion.
Car il est vrai que le pays compte 26 % dëtrangers, origi-
naires du Burkina Faso, du Mali et du Ghana. Employés dam
les plantatiom de café et de cacao, ils ont assuré le développement
du pays. Houphouët-Boigny, après les avoir invités, les avait pro-
tégés, et les documents d'identité avaient été très libéralement dis-
tribués, à tel point que M. Gbagbo, alors principal opposant,
dénonçait ce qu'il appelait " le bétail électoral >1. En foit, la pré-
sence de ces travailleurs immigrés na posé problème quau moment
où les ressources se sont raréfiées. où !es fonctionnaires. nouveaux
chômeurs il cause de l'ajustement structure!, sont rentrés au vil-
lage et ont découvert que ies terres ancestrales étaient mises en
valeur par des étrangers: ces derniers s'en comidéraient les pro-
priétaires légitimes puisquïls les avaient achetées et défichées.

1. Le Monde diplomatique, 2004.

262
Côte d'Ivoire: le miracle et le chaos

La France, tutri ce traditi o nnelle, se ga rde d'in tervenir. Po urtant


Paris est parfaitement informé g râce à nos services secrets to ujo urs très
présents en Côte d'Ivoire. Grâce aussi à tous ces Français qui o nt des
intérêts là- bas et y font de formidabl es profits. Certes l'É lysée a essayé
de ca lme r Béclié et les sie ns. Toutefoi s, Paris s'est surtout entremis
auprès des institutions finan ciè res internationales pour alléger la consi-
dérable de tte ivoirienne et ve nir en aide à la Côte d 'Ivo ire. U ne ini-
tia ti ve qui produit pa radoxa lement des effets néfastes car il en résul te
des dérourneme nts de l'aide internatio nale. Ainsi, des dizaines de mil-
lions d e do lla rs d e fo nds eu ropéens allo ués par Bruxelles, destinés au
secteur d e la santé, dispa raissent. Tant et si bien qu'en 1998 , to utes les
aides européennes sont suspendues. Les finances ivoir iennes so nt alors
exsangues et la situatio n politique empire encore dans la perspecti ve
d'un e nouvelle élection présidentielle prévue en 2000.
Comme Ouattara e ntend revenir dans le jeu, il fa ut à no uvea u édi-
fi er des pare-feu. À la hâte Bédié amende la Co nstitution. D ésormais,
le président peut di fférer l'élection à sa guise.
Ouattara, réfugié à l'étranger, décide de revenir en Côte d 'Ivo ire. La
rension monte enco re d'un cran. Le propriétaire d'un jo urnal d'o p-
position est abattu à bout porta nt. U n aurre échappe à une fusillade.
Q uant à O uattara lui - mêlne, ayant osé montrer sa ca rte d'identité ivo i-
rienne au cours d'un mee ting, il es t inculpé pour fa ux et usage de faux
et tro uve plus prudent d 'aller trouve r refu ge à Paris. Mais ses sympa-
thisants se mobilisent et manifestent. De v io lents in cidents éclatent.
Un prérexte pour le pouvo ir qui e n profite pour je te r en prison tous
les dirigea nts du parri de O uatta ra, le RDR.
C 'est alors que les militai res ivo iriens VO llt interve nir. Et Paris n'esr
sa ns do ute pas étranger à cette ac tion qui vise à éliminer un Bédié qui
n'est d écidément plus présentable! Malgré les pressio ns qu' il subi t, le
président se refuse en effet à libérer les dirigea nts du parri d e O uarrara.
Tro is jours ava nt Noël 1999, de jeunes soldats apparaissenr dans les rues
d'Abidjan . Ils tire nt quelques coups de fe u en l'air. Pour le pouvoir, il
n'y a pas vrai me nt de raisons de s'inquiéter. Larmée ne fa ir pas de poli-
t ique. Er quand ell e manifeste, c'est pour réclamer le paiement des

263
Les dessous de la Françaftique

soldes. Mais, pour reprendre une formule célèbre, il ne s'agit pas là d'une
révo lte mais d'une révo lution.
Dès le lendemain , le général G ueï, l'ancien chef d'état-majo r limogé
par Bédié, apparaît à la télévisio n. En unifo rme, entouré de so lides
gaillards bien armés, il an nonce qu' une junte vient de prendre le po u-
vo ir, sans effusio n de sang. D 'ailleurs, bientô t, o n é tablit une compa-
raiso n avec la « révo lution des œ illets » au Portugal.
Bédi é a beau lancer un appel à la résistan ce, il n'est pas entendu.
Le putsch de G ueï est bien acc ueilli dans le pays, à l'exceptio n bien
sûr des Baoulé qui Ont perdu leur champion.
Si les jeunes mutins sont allés sortir G ueï de sa retraite pour prendre
la tête du mouvement, ils ont vraisemblablement agi à l'initiative de cer-
tains éléments de nos services secrets. Ou peut-être même d'officiers fran-
çais ptésents en Côte d' Ivoire. Gueï, ancien sai nt-cyrie n qui a F.1it l'École
de guerre à Paris, est en effet très bien vu des cercles militaires français.
Paris a donc anticipé. On y savait que le régime ivoirien était prêt
à to mber comme un fr uit trop mûr. Mais il n'y a pas eu unanimité au
sommet de l'État, en cette période de cohabitation! Si, à l'Élysée, on
a été tenté d 'envoye r des re nforts militaires po ur sauver Bédié, à
Matignon, au co ntraire, on a laissé faire. Quoi qu'il en soit, la Fran ce
évacue discrètement Bédié et ne co ndamn e pas. D 'autant que le géné-
ral Gueï, qui dénonce la co rruption et l'appauvrissement de son pays,
promet la tenue rapide d'élections libres et transparentes, ce que pro-
mettent rous les militaires qui arri vent au pouvo ir. Mais le chef de la
jun te, lui , va tenir parole.
En attendant, pendant quelques mois, on peut penser que la Côte
d'l yo ire va recouvrer la paix e t en finir avec les co n Airs tribaux. Toutefois
ce ca lme est trompeur.
D 'abord parce qu'il ya eu un putsch, pour la première fois dans l'his-
ro ire de la Côte d' Ivoire. Un précédent dangereux même si l'opinion
s'accorde à penser que le régime de Bédié était détestable et devait être
renversé. Ensuite, les poisons semés par le pouvo ir ne peuve nt pas dis-
paraître d'un seul coup de baguette magique. Très vite, les co nAi ts eth-
niques ne tardent pas à réapparaître.

264
Côte d'ivoire: le miracle et le chaos

Les jeunes soldats qui ont permis au général G ueï de s'emparer du


pouvoir ri valisent pour o btenir les meilleures p laces da ns la garde pré-
sidentielle. Bientô t cerre compéti tion dégénère en conAit ethnique et
religieux : chrétie ns du Sud contre musu lmans du No rd . Gueï, pen-
chant plutôt du côté chrétien, déclenche la fureur des nordistes qui ten-
tent purement et simplement de se débarrasser du chef de la junte. Mais
ils écho uent. Résultat, G ueï ordo nne une purge sévère. Certains sont
capturés, tOrturés. Les autres fuient dans le no rd du pays. O n les retrou-
ve ra un peu plus ta rd à la tête du MPC I, le Mo uvement patriotique
de Côte d ' Ivoire, la future rébellion nordiste. Et parmi eux un per-
sonnage qui ne cessera de s'affi rmer, le sergent Ib ra him Coulibaly qu'on
n'appellera plus que « lB ".
L:électio n présidentielle doit se dérou ler à l'autOmne 2000. Le géné-
rai G ueï, qui n'é tait là que pour ramener le calme, se sent pousser des
ailes de candidat et se trou ve un a llié de circonstance en la personne
de Laurent G bagbo ca r tous deux so nt décidés à éliminer Ouattara au
nom du po ison de l' ivoirité. Le socialiste Gbagbo s'est donc ra llié lui
aussi à ce concept nat ionaliste.
Les deux compères so nt les deux seuls à pouvoir concourir, le géné-
rai aya nt trouvé d es arg uties juridiques pour e mpêch er Bédié, tou-
jours en exil en France, de pouvo ir se présenter. Mais ce fai sant, Gbagbo
et G ueï sont maintenant concurrents. Leur riva li té est féroce. Le socia-
liste, très bon tacticien, espère l'emporter. D 'a utant que la popu latio n
ivoirienne est lassée d es militaires e t des excès de la ga rde rapprochée
du général qui se croit tOut permis. Mais Gbagbo peut craindre un coup
de force électo ral d e Gueï. Ce qui finit par se produ ire. Co nstatant que
son concurrent es t en train de l'emporter dans les urnes, le général G ueï
interrompt le décompte des vo ix , ordonne l'arres tation du prés ident de
la co mmission électorale et se proclame élu .
Gbagbo riposte en appelant les Ivoiriens à manifester contre ce nou-
vea u putsch. Ils so nt très nombreux à d escendre d a ns la ru e, mal gré
les bandes de G ueï qui tire m sur la foule ou jettent des manifestams
dans la lagune olt ils se noie nt. Toutefoi s, le socialisre dispose du sou-
tien d e la ge ndarmeri e. Le gé né ral , se rendam co mpre qu'il a perdu ,

265
Les dessous de la Françafrique

regagne son village tandis que Gbagbo est p rocla mé vainqueur de l'élec-
tion préside ntielle.
Mais ce n'est pas la paix.
Les partisans de Ouattara estiment que leur candidat a été scandaleLl-
sement évincé de la com pétitio n. Ils réclament donc de nouveUes élections.
Le jour même où le président G bagbo prête serment, de jeunes par-
tisans de Ouattara se mettent en marche vers le centre-ville d'Abidjan . Les
ge ndarmes ivoiriens o pèrent préventivement des rafles dans les bidonvilles
et embarquent des musulmans et des étrangers, Maliens, Burkin abés,
G uinéens, etc. Dans une cour où habitent des Dioula, l'ethnie du No rd
dont es t originaire Ouau ara, il se produit une ri xe entre les gendarmes
et les habitants. Un militaire est tué ! D ès que la nou velle est connue à
l'état-major, les gendarmes décident d'opérer des représailles. U n véritable
massacre : cinq cents nordistes sont tués. On retrouvera les cadavres d'une
soixante d'entre eux enterrés dans un charnier à Yopougon.
Après un te! drame, il est d iffici le de prêcher la paix et la réconci-
liat io n, d'autant que peu après Ouauara est interdit de partic iper au x
élections législatives. Ce qui provoque d e nouveaux heurts ttès violents
entre ses partisans e t les ge ndarmes. D éso rma is d ans la moitié no rd
du pays, des Ivo iri ens évoquent o uve rtement la partition du pays.
G bagbo ne fait pas grand-chose pour ca lmer le jeu. Quelques
sema in es plus tard, a u d ébu t d e 2001 , d es milita ires Dioula tentent
un pU[$ch. Ils écho uent après une bata ille de plusieurs heures qui les
o ppose aux gendarmes. Mais ils parviennent à s'enfuir au Burkina Faso.
La suite est connue. Les tro upes rebeUes triomphent dans le nord du
pays, le général Gueï est assassiné. Et dans un pays au bord de la séces-
sion, Paris envoie des troupes. COpératio n Licorne doit d'abord consis-
ter e n un e force d'in terpos ition . U n insrant, les acco rds de Marcoussis
laissent espérer la paix. Mais ils ne sont jamais vraiment appliqués.
Puis il y a l'attaque aérienne d 'un camp fran çais à Bouaké. NeLLf mili-
taires fran ça is so nt tués. Le président Gbagbo est soupçonné d 'avoir
comma ndité l'opération. Mais l'enquê te, tant du côté fran çais qu' ivo i-
ri en, pi ét in e et se heurte de part et d 'autre à la raiso n d'État. En rout
cas la ripos te d e l'a nnée fran çaise es t foudroyante: elle an éant it la

266
Côte d'Ivoire: le miracle et le chaos

modeste aviatio n ivo irienn e, ce qui provoque un e vive réactio n des «


Jeunes Patrio tes )', un mo uvement très proche de l'épo use de Laurent
Gbagbo. Ces bandes sèment la te rreur chez les expatriés, nos co mpa-
triotes installés depuis parfois très lo ngtemps en CÔte d 'Ivoire et qui
fuient en nombre vers la mère patrie.
Ce terrible début de siècle voit aussi l'assassinat du journaliste de RFI
Jean H élène et la disparitio n de l' un ses confrères, G uy-André Kieffer,
très certainement assassiné par des proches de la présidence parce qu' il
en savait trOp sur la corruptio n d es cercles proches du pouvoir, mais éga-
Iement sur l'utilisatio n des revenus du cacao po ur achecer des armes.
Q uel a été le rôle du Burkina Faso, dans ces événements? À mai ntes
reprises, il a été accusé d'ingérence. Et il est vrai que les dirigeants burki-
nabés se sentaient d'emblée proches de ces no rdistes qui appartenaient aux
mêmes ethnies que les leurs. E n outre, rien n'empêchait O uagado ugou
d'envisager un jour une modification des fronti ères à son profit.
Ce qui est certain , c'est que le Burkina Faso a fourni aux rebelles une
hospitalité très confo rtable. Et o n ne peut pas ne pas s' interroger sur
la qualité d e l'équipement de ces mê mes rebelles lo rsqu' ils Ont traversé
la fro ntière b urkinabé pour ve nir combattre en CÔte d 'Ivoire. D 'où
venait l'argent ? Le Burkina Faso a-t-il fin ancé seul ces équipements?
Ou d 'autres pays africains qui vo ulaient d éstabiliser la Côte d ' Ivoire
o nt- ils ouvert leur po rte-mo nnaie?
Nombreux étaient en effet ces États afri cains qui auraient bien vo ulu
reprendre le rôle de la Côte d'Ivoire, chouchou de l'ancien colo nisateur.
Q uant à celui-ci, généralement bien info rmé, il a été beaucoup plus
impliqué qu' il ne l'a prétendu.
Première constatatio n: les services secrets français ne po uvaient pas
igno rer les préparatifs d es tebelles présents au Burkina Faso. C'étai t suf-
fisamment voyant. Par conséquent, l'armée française, qui , au no m des
traités passés avec la CÔte d' Ivoire, étai t responsable de sa sécuri té, aurait
très bien pu se prépositio nner, co mme o n di t dans le jargo n mili ta ire.
C'est~à-djre empêcher l'actio n des rebeUes ou , au minimum , la limiter.
La France a do nc probablem ent laissé faire. Lexpl ication tient dans
lIne déclaration de Laurent G bagbo. À peine arrivé au pouvoir, il affirme

267
Les dessotts de la Françafriqtte

qu' il veut ouvtit le marché national. La Côte d'Ivoire ne doit plus être
la chasse gardée de la France. Et il cligne de l' œil en direction des États-
Unis où , depuis longtemps, on veut tailler des croupières aux Français
en Afrique.
À Paris, les propos du président ivo irien sont reçus très défavora-
blement. Alors de là à penser qu'on n'a pas été méco ntent de voir le
po uvoir de Gbagbo menacé par les rebelles ... Un chantage dont Paris
détenait peut-être les clés.
Il faut simplement observer que depuis, les grandes entreprises fran-
çaises, Bouygues, EDF, France-Télécom, Bolloré, etc., ont signé de très
juteux contrats avec la Cô te d'Ivoire. Et sont don c revenues e n force
dans le pays. Comme si Gbagbo avait reçu le message.
Mais il reste que la Côte d'Ivoire demeure un État fragile où, à tous
moments, la guerre peut reprendre malgré la réco nciliation in terve-
nue entre les belligérants. Et même si les tensions locales se so nt aujour-
d'hui déplacées vers le centre de l'Afrique.
Laurent G bagbo, longtemps soupçonné de vo uloir reporter ad vitam
aeternam l'élection prés identiel le, a enfin fi xé la date du scrutin à la
fin du mois de novembre 2008. Et, parallèlement, pour donn er satis-
factio n aux instances internationales et apparaître dans son propre pays
comme le « Monsieur Propre» de la Côte d'Ivoire, il a donné un grand
coup de balai dans la fili ère cacao, allant même jusqu'à jeter en priso n
des notables de so n propre parti . Mais jusqu'où pourra aller cette opé-
ration vérité, puisque dans son entourage proche des personnes sont
suspectées d'avoir participé à l'élimination physique du journaliste Guy-
André Kieffer, coupable à leurs ye ux de s' intéresser de trop près au co m-
merce des précieuses fèves, et que la propre épouse du président, Simone
G bagbo , refuse roujours de déférer aux convocations du juge d' ins-
truction fran çais chargé d'enquêter sur cette mystérieuse affaire?
XVI
Ex-Congo belge: 1) Rapt en plein ciel

Moïse Tschombé, qui avair une fâcheuse rendance à confondre les


comptes en banque de son pays avec les siens (tour comme son ennemi
et successeur Mobutu), était aussi un homme d'État: un des premiers
qui soient apparus dans cette Afrique tourmentée par les soubresauts
de l'indépendance.
Qui était vraiment ce « Monsieur Tiroir-Caisse» dont le visage
lunaire et souvent hilare a régulièrement fait la une des journaux entre
1960 et 1967, l'année de son enlèvement? C'érair d'abord un cher
coutumier katangais, originaire de la lignée royale des Lunda. Une
famiUe très riche qui possédait des plantations et une chaîne de maga-
sins de détail. Après des études primaires er secondaires dans une mis-
sion méthodiste, Tschombé, très vite, s'intéresse à la politique.
radministration coloniale belge, mais surtout les dirigeants locaux
de la puissante Union minière du Haut-Katanga, ont immédiatement
repéré ce jeune homme intelligent ct doué, élégant. Alors que l'in-
dépendance du Congo apparaît comme inéluctable, ils misent sur
Tschombé en espérant qu'il saura préserver au mieux leurs intérêts
économiques.
Effectivement, en 1960, quelques jours seulement après la décla-
ration d'indépendance, la province du Katanga, dont Tschombé est
le président, fait sécession. Une sécession préparée de longue date
et qui permet au K:-.tanga de ne pas partager ses immenses richesses
avec les autres provinces. Pour le plus grand profit de l'Union minière.
Et pour le plus grand malheur du Congo, puisque cette sécession
marque le début d' une suite pratiquement ininterrompue de troubles
et de conflits qui vont ensanglanter le pays jusqu'à nos jours. C'est en

269
Les dessous de la Françafrique

tout cas à cette époque que Tschombé gagne son surnom de


« Monsieur Tiroir-Caisse 1 » ,
La suite de la carrière politique de Tschombé est une succession
assez étonnante de succès et de défaites, de triomphes et d ' empri-
sonnements ou d'exils. Sans oublier l'assassinat de Patrice Lumumba
dont il porte directement la responsabilité avec son allié d'alors, le
colonel Mobutu Sese Seko. En juin 1964, Tschombé est spectacu-
lairement rappelé a u pouvoir. Mais en octobre 1965, son ex-ami
Mobutu, chef de l'armée, le chasse et prend les rênes de l'État. Un
règne qui durera trente-deux ans.
Tschombé, lui, ne reverra jamais le Congo. Mais, exilé en Espagne,
il ne cesse de rêver à son retour. Jusqu'à ce jour de 1967 où il est enlevé.

M êm e en exil , Tscho mbé d em eure un e m enace pour M o butu .


A-t-il les moye ns de reprendre le pouvo ir ? E n to ut cas il en a la pos-
sibilité financière ! Le Co ngolais esr riche, immensément riche. D 'autre
pa rt, il appartie nt à une famille fortun ée qui règne sur une tribu ins-
tallée au Kata nga mais a ussi de l'autre côté de la frontière, en Angola.
Une situation qui lui permee d ' imaginer une reconquêre du Kata nga,
à partir de cette base arri ère.
Ses troupes, les fa meux gendarmes karanga is, sont cerres partis cn
ex il. M ais ils peuvent à to ut mo ment revenir. En 1966, ils o nt m ême
te nté une première fo is d e reconquérir le Kata nga, tentative durement
réprimée par Mo butu . Tschombé, qui se trouvait bien sûr derrière cette
tentative, a donc gardé tou te son inAuence sur ces hommes do nt il est
rraditio nnelle ment le chef en ve rtu d e sa naissance royale. M ais il ne
peur co mpter uniquement sur ces soldats, qui sont souve nt de piètres
co mba nanrs. Il co mmence par conséquent à recru ter d es mercenaires.
Les ancie ns « affreux », Français. Belges, Anglais, se trouve nt au chô-
mage et brûlenr de reprendre du service, à condirio n d'être bien payés.
D'aurre parr, Tscho mbé ne manque pas d 'alliés. Son ennemi Mobutu
(insrallé all po uvoir par la C LA) est une créature des Américains. Une

1. Vo ir ch apitre xv.

270
Ex-Congo belge : 1) Rapt en plein ciel

protection qu i lui attire des inimitiés. Les Belges considèrent que l'ar-
ri vée des Américai ns représente une me nace pour leurs in térêts éco-
nom iques, d'auta nt que Mobutu a anno ncé son iluentio n de natio-
naliser l'Uni o n minière. Mais il y a aussi les Français que rien de ce
qui touche l'Afrique francop ho ne ne peut laisser indi fférents. Malgré
la tache de l'assass in at de Lumumba 1, Paris continue d'aider en sous-
main l'ex-président katangais. D 'autant que l'ascensio n de Mobutu ,
l'homme des Américains, irrite. En Afrique, la concurrence est déjà rude
entre les États-Unis et la France.
Enfin, parmi les alliés de Moïse Tschombé se trou vent toujours les
protagonistes de la consp iratio n qui a abouti à l'assassin at de Dag
Hammarskjiild, le secrétaire général de l'ONU . Ils so nt toujours là,
ils n'ont pas renoncé, et ils bénéficient to uj ours du soutien de l'Afrique
du Sud et des Portugais . Une fois de plus, ils pensent que Tschombé
peut être l'homme qui leur permettra d'édifier un Katanga indépen-
dant, farouchement anticommuniste ct dominé par le pouvoir blanc.

Patrice ChairofP :
[Cet auteur au passé plurôt trouble évoque la tenta-
tive de Tschombé de revenir au Co ngo. 11 s'agissait d'un
plan de reconquête, le plan Kérillis, mis au point par le
Congolais et l'un de ses conseillers, professeur à l'univer-
sité de Liège, M. C lemens.]
Conscient de la carence de son entourage, le leader katan-
gais a fait appel à une centrale contre-révolutionnaire, basée
à Lisbonne, dont la raison d'être est d'opposer à l'appareil sub-
versif de la Tricontinentaie du tiers-monde une autre
Tricontinentale, musclée, offimive, résolument anticommu-
niste, décidée à agir sur tous les théâtres d'opération contre les
forces marxistes, qu'eiies soient d'obédience chinoise, castriste
ou soviétique. C'est la centrale camouflée sous les activités

1. Voir note page 45.


2. Ex-membre du SAC, auteur de B .. comme barbouzes, Alain Moreau , 1975.

27 1
Les dessous de la Françafrique

de l'agence Aginter-Presse dirigée par un activiste français,


Yves Guérin-Sérac, alias Yves Gui!!ou, alias Ralf
[Plus lo in, C ha iro ff écrit enco re :] Le pro/èsseur
Clemens organise le recrutement à travers l'Europe de plu-
sieurs centaines de mercenaires regroupés sur /es bords du Tage.
L'encadrement est assuré par une pléiade d'anciens officiers et
sous-officiers français ayant l'expérience des conflits indochi-
nois et algérien, ainsi que par des spécialistes p ortugais de
la guerre révolutionnaire démobilisés sur instructions spéciales
de la DGS, la direction générale de la Sécurité du gouver-
nement portugais et enrôlés à titre individuel.

D a ns les coulisses, la lutte est féroce. En exil en Espag ne, Tschombé


complote. Ses rnanœ uvres ne passent pas inaperçues : so n ennemi mor-
tel, M obutu, n'igno re rien de ce qu' il trame. G râce à la C IA, pa rt:~ire­
ment renseigné, celui-ci envoie un signal très p réc is à son rival : au prin-
temps 196 7 , il le fai t condamn er à m o rt p ar contumace po ur h aute
trahiso n! Un tel ve rdict n'est pas susceptible de faire l'objet d' un appel.
Tscho mbé est p révenu: s'il est capruré sur le terri toire de l'ancien Congo
belge, il sera immédiatement mis à mo rt.
C ela ne l'empêche p as d e co ntinuer à co nspirer. Il est bi en décidé
à prendre sa revanche, quels que soient les risques encourus. D ésormais,
une lutte à mo rt oppose les deux hommes.
Mobutu commence par envoyer en Espagne des commandos chargés
d'assassiner Tschom bé. M ais celui-ci est bien protégé par ses propres gardes
du corps et également par la police franquiste. En outre, il est d'une méfiance
quasi maladive. C elui qui réussira à le capturer devra do nc agir par la ruse
et ne pas compter son temps. Il lui fa udra aussi gagner la confiance de sa
cible et disposer d'une organisation et d'hommes déterminés.
Francis Bod enan , a ncien croupi er, fri cote depuis longtemps avec les
services secrets. Il a fa it parler de lui d ans les a nnées 1950 lorsqu' il a été
arrêté pour une affaire grave, un double assassinat commis dans la région
de Mo ntfort-!' Amaury. Les victimes étaient deux trafiquants avec les-
quels il mago uillait. Ensemble, les tro is m a rgoulins avaient te nté d e

272
Ex-Congo belge : 1) Rapt en plein ciel

revendre à l'armée des stocks de graisse périmés. Une escroquerie rela-


tivement banale qui aurait mal tourné. Bodenan aurait donc tué ses
co mplices, sans doute à la sui te d'une dispute. U ne versio n assez peu
crédi ble : ce mauvais garçon avait déjà été recruté par le Sdece. Un occa-
sionnel, engagé pour accomplir le sale boulot et surtout pour ne pas
mouiller le service en cas de pép in! À ses côtés se trouvait alors l'un
de ses amis, Jo Ania, ancien déporté, grande gueule, /igure légendaire
du Mi lieu et barbouze notoire.
Attia et Bodenan ont d 'abord collaboré à Tanger. Port fran c et zone
internationale, c'était alors la capitale des gangsters et des espio ns. À
noter qu'à la même époque le chef d'escale d'Air Fran ce à Tanger et cor-
respondant du Sdece s'appelait Antoine Lopez . .. Celui-là même qui
jouera un rôle éminent dans la d isparition de Ben Barka!
Au moment où éclate l'affaire de Mon tfort-l'Amaury, Attia vient
d'être incarcéré à Tanger après avoi r lamentablement raté une opéra-
tion co mmanditée par le Sdece : un attentat CO ntre le chef de l'Istiqlal ,
un mouvement nationaliste maroca in .
Arrêté pour le double meurtre de ses deux complices, Bodenan se
défend en pré tendant qu'il étai t en mission pour le Sdece. Mais il refuse
d'en dire plus en arguant qu'il n'a pas le droit de parler. Sa défense paraît
peu créd ible en dép it du fait que la justi ce établit que l'ancien crou-
pier est réellement en contact avec les services secrets. Donc il n'affa-
bule pas et ne ment qu'à moitié. Son procès où s'affrontent quelques
ténors du barreau, dont Maître Floriot, l'avocat de Bodenan , ressort de
la bouffonnerie. Non pas à cause du système de défense de l'accusé mais
à cause d'Att ia qui , malg ré son in carcération au Maroc, s'accuse dès
qu'il apprend que Bodenan est inculpé pour le double meurtre de
Montfort-l'Amaury: « C'est moi, c'est pas Bodenan ! »
En réali té, Attia veut simplem ent obtenir so n extradition en
Fran ce .. . Et il y réussit. Cependant l'i nstruction montre très rapide-
ment qu'Ania n'est pour rien dans cette affai re.
Bodenan est /inalement condamné à douze ans de réclusion. Pour
un double meu rtre, ce n'est pas trop cher payé: à l'époque, la guillo-
tine était encore en service !

273
Les dessous de la Françafrique

L'escroc purge une parti e de sa pe ine. Libre, il s'évanouît dans la


nature. Quand il réapparaît, il porte beau et, manifestement, dispose
de moyens finan ciers cons idérables .
Que s'esc-il donc passé entre-telnps? Mystère. Mais en tout C:1.S, c'est
vrai, le perso nnage s'est m éta morphosé. JI joue à l' homme d 'affaires
et voyage beaucoup en Afrique. il donne le change quand on lui pose
des quest ion s e t pet it à petit co nstruit son nouvea u personnage.
Bodenan tisse sa toile pariemmem. Son obj ecrif: Moïse Tschombé!
Pour commencer, il prend co ntact avec un nommé Siga1. C harles
Sigal est un avocat d'affaires bruxellois. Bodenan se présente en tant
que fondé de pouvoir d' une société suisse, la Sedefi, un holding dom
le P-DG est un riche Américain. Cette société Sedefi a l'intention de
créer une filiale européenne de finan cem ent. Il est proposé à l'avocat de
rédiger ses stat uts.
Sigal es t auss itôt inté ressé c t appréc ie le série ux de son in terlocuteur
et client. D 'autres affaires suivent. Manifestem ent, Bode nan dispose de
fonds importants. L'avocat se féli c ite de ce tte re ncontre et ne se m éfi e
à aucun moment. Et d'ailleurs pourquoi se méfierait-il? L'hOlnme a du
répondant, des relations solides avec des groupes sud-africains, des pro-
jets immobiliers importants en Espagne olt il semble très bien introduit
dans les milieux go uvernementaux. Laffaire paraît saine. N'importe qui
s'y serait laissé prendre.
Bod enan entreti ent alors C harles Sigal d ' un nouveau projet: la
Sedefi veut créer un vaste mouveme nt panafrica in, une organ isation
non po litique dont l'ambition est d e pacifier l'Afrique et d'encourager
so n développement tant éco nomique que moral en favorisant l' en-
traide et la fraternité ...
Biza rre, utopique? Pas sû r. Bodenan ne cache pas à l'avocat qu' il
ne s'agit pas seulement de philanthropie. En effet, précise-t-il, si ce mou-
veInent parvenait à ses fins, nul doute que les finan ciers internationaux
s' intéresseraient enfin à l'Afrique et y investiraient des sommes colos-
sales. C'est un langage qu'un avocat d 'affaires peut comprendre ! Enfin
Bodenan pousse son dernier pion: à la tête d'un mouvement aussi amb i-
tieux, il faudrait une personnalité africaine de premier plan.

274
Ex-Congo belge: 1) Rapt en plein ciel

Malin, le Français laisse C ha rl es Sigal penser de lu i-m êm e à Moïse


Tscho m bé. Mais Sigal peut-il approcher l'ancien dirigeant congolais?
Si l'avocat n'es t pas en relati o n directe avec Tschornbé, il se trouve qu'un
de ses bons amis, lui , le conn aît très bien . Il est évident que si Bodenan
a ferré Sigal, c'est parce qu' il le savait très li é à ce proche du Congola is.
Ce no uveau parte naire est un certai n Marcel H ambursin . Belge, lu i
aussi, il a partic ipé à l'aventure katao ga ise. Finan cier, il es t un conseiller
inAuen t de Tschombé, à qui il doit d 'a ill eurs bea uco up d 'arge nt.
C'est do nc cet homme qui est chargé de prépare r le contact entre
Tscho mbé et Bodenan . D 'emblée, « Monsieur Tiroir-caisse» est sédui t.
Il fa u t dire que H a mburs in a su t ro uver les m ots q ui tou che nt: il a
affirm é a u poli ticien congo lais qu'une somme considérable - plusieurs
millions d e dollars - serait mise immédiatement à la disposit ion du
mouvement dès sa création officielle. Une somme que lui, Tschombé,
sera chargé de répa rtir. .. On ne pouva it pas lui parler plus agréable-
ment C.1f il imagine aussitôt la possibili té de se servir au passage.
Un rendez-vous est donc im médiatement pris entre le «( généreux ),
Bodena n et le cupide Tschombé.
Ils se rencontrent en Espagne olt Tschombé se sent en sécurité. O n
se voir, o n discute. Et très vite o n tombe d'accord . Ici se pose L1ne ques-
tion im portante: Tscho mbé n'est pas né de la derni ère pluie. Alors com-
ment ex pliquer qu'il ne se soit pas renseigné sur Bodenan ? JI aurait to ut
naturellem ent eu con naissance de son passé judiciaire.
Mais le C ongolais, sans d o ute aveuglé par l' im portance des som mes
en jeu, n'a entamé aucune recherche. En o utre, il avait un e confiance
tOtale e n so n ami Hambursin et e n C harl es Sigal, avoca t honorable-
ment connu à Bruxe lles.
Bodenan, qui est desce ndu dans un palace madril ène, revoir
Tschombé, le tra ite de faço n so mptueuse. La m achination est don c
en place, il lui suffit d 'abattre sa derni è re ca rte : l'accord étant sur le
point d'être très vite sig né, les dir igeants de la Sedefi , le patro n améri -
ca in et deux banquiers suisscs, vo nt incessamment se déplacer à Madrid
afin de rencontrer Tsc hombé. Toujours pas le moindre so upçon chez le
politicien afr icain! Sûr d e son affaire, il atte nd tranqu illem ent que ces

275
Les dessous de la Françafrique

banquiers viennent à lui. Rendez-vous es t pris pOlir la signature dans


un grand hôtel de la cap itale espagnole.
Toutefois, il se produit un léger contretemps : les dirigeants de la Sedefi
ont été retardés. Un contretemps de dernière minute qui, en aucun cas,
ne remet en cause les accords passés. Bodenan est vraiment désolé. Il est
prêt à faire n'importe quo i pour excuser le retard de ses patrons et satis-
faire Tschombé. Pourquoi pas, en attendant, une excursion à Ibiza? Une
journée de détente avant de passer aux choses sérieuses. Justement, Bodenan
a loué un avion privé, un jet ... Le p iège est-i l grossier ? Tschombé, lui ,
n'y vo it pas malice ! On monte joyeusement dans l'avion . S'y trollvent, à
part Bodenan et Tschombé, les deux policiers espagnols qui veillent sur la
sécurité du leader congolais, Marcel Hambursin, l'avocat Charles Sigal et
son épouse. Tout se déroule alors exactement comme l'a prévu Bodenan.

Pierre Canavaggio 1 :

On peut se demander comment MoiSe Tschombé, ancien


président du Congo se sachant condamnépar contumace dans
son pays, qu'on sait par ailleurs rusé, méfiant, riche et protégé
jour et nuit par les autorités espagnoles, a-t-il pu se laisser
enlever?
[Et le jo urnaliste ajoute :]
A défout d'autres qualités, Francis Bodenan a fiût preu.ve
dans cette affoire d'une singulière patience: menant l'approche
de sa proie comme un fouve de haute savane, sachant où l'at-
tendre et y mettre le temps qu'il fout. Dix-huit longs mois se
sont en effit écoulés entre le rapt réussi de Tschombé et la
première mise en œuvre de son plan pour y parven;,:

Au beau milieu du vol, Bodenan sort soudain une arme. Il hurle:


«Je suis Ull agenr secrer )), er il Iner en joue les passagers et les deux
pilotes . Il ordonne à ces d erniers d e m ettre le cap sur l'Algé rie. Une
demi-heure plus tard, le jet se pose sur un aérodrome miliraire algérien.

1. cc La mort providentielle de Moïse Tschombé li , Historia, 1960 .

276
Ex-Congo belge : 1) Rapt en plei" ciel

À part le Co ngo, il ne peut y avoi r de pire d estinatio n pour Moïse


Tschombé que l'Ngérie socialiste .. .
« Mo nsie ur T iro ir-Caisse »), es t l'in ca rnatio n du néoco lon ialism e ,
le diable en perso n ne. C'est aussi l'assassin d e Lumumba. Il ne peut
attendre aucune clémence de la part du colo nel Bo umediene.
Toutefo is, selo n les règles juridiques in ternatio nales, l'N gérie n'a pas
le po uvoir d e juger Tschombé. Mais elle peut au mo ins l'extrader en
di rection du Congo, où Mobutu dès l'annon ce de l'enlèvement réclame
officiellement qu'il lui so it li vré !
À la surprise générale, Bo umediene ne répo nd pas favorablement
à la réquisition de Mobutu, et ce malgré le jugement de la C our suprême
algérienne qui autorise l'extradition .
Q ue s'est-il passé exactement ? C'est l'un des mystères de cette affaire.
y a-t-il e u une négo c iation secrète e ntre Boumedie ne et M o butu, négo -
ciatio n q ui au rait écho ué? Ou le d irigea nt algérien a-t-il hésité à livrer
Tscho mbé à la potence, au risque de se voi r condamner par l'opinion
internationale ? En to ut cas, à la long ue , ce priso nnie r a dû lui paraître
encombrant et il s'est arrangé po ur que Tscho mbé s'efface discrètement.
En 1969, on le retrou ve mort dans sa cellule, offi ciellement décédé d'une
crise cardiaque.
C rise cardiaque évidemmen t providentielle ! D 'aurant qu'il y a bien
des façons de déguiser une mo rt criminelle en accident cardiaque.
Plus intéressantes so nt les questions que pose tou te cette affaire.
Et d 'abo rd celle de l' id entité des commanditaires de l'enlèvement. Le
principal suspect est sans nul d o ute le président Mobutu : c'est lui qui
avait le plus d' intérêt à se débarrasser de Tschombé. Pourtant, dans cette
affaire, il est innocent ' !
La vé rité es t plus extrao rdinaire Ct relève d'une co alid o n inattendue.
Surco ut quand o n sait que ces deux partenaires o nt toujo urs été chien ct

1. En ro ut cas, même si Mobutu n'é ra it pas l'instigateur d irect de J'enlèvemenr


de so n rival, il est ccrrain qu'il était au coura nt de l'opératio n, puis<lue, avant même
le détou rnem enr de l'avio n, tro is hautes perso nnali tés co ngola ises sc trouva ie nt dans
la capita le algérienn e. Ma nifes tement, elJ es an endaienr J'arrivée de Tschombé.

277
Les dessous de la Françafrique

chat, particulièrement sous la présidence du général de Gaulle. Car ce sont


les Français et les Américains qui o nt conduit ensemble cette affaire !
Du côté amé ricain, c'est le représentant à Kinshasa de la C fA, Frank
Davline, qui a joué un grand rôle. Du côté français , une fran ge des ser-
vices secrets, proches des fameux réseaux Foccan, a été mêlée à l'affaire.
Po unant, à répoque, Fra nça is et Américains étaient conc urrents
au Congo et Paris a été l'un des plus sûrs soutie ns de Tschombé. Mais
la politique n'obéi t qu'à des considérations réalistes. Q uand la France
a estimé que Mobutu était durablement installé au pouvoir, eLle a tO urné
casaque. No n seulement elle a lâché Tschombé, mais elle a voulu don-
ner un gage à Mobutu en o rga nisant cet enlèvement. C'était apporter
au dictateur co ngo lai s la preuve éclatante que notre pays tOurnait la
page. Et tant pis pour Tschombé !
Quant à Bodenan il a croupi dans une prison algérienne jusqu'à la
mort du Co ngolais. C'éta it apparemme nt bien malle récompenser.
Mais que se serait-il passé si, libéré, il avait été tenté de parler? Il aurait
été vraisemblablement aussitôt supprimé.
Par la sui re, il n'est pas resté libre bien lo ngtemps: il a purgé un e
peine de prison en Belgique po ur une affaire de trafic d 'armes. Puis, à
la fin de sa peine, l' Espagne obtient son extradition: en o rga.nisant le
rapt de Tschombé, il a auss i enlevé deux policiers espag nols.
Dès son arrivée à M ad rid , il joue les gros bras : « Si on me juge, je
va is tout dire, to ut! » Cependant lorsqu'il comparaît devant les juges
espagnols du tribunal militaire, il esqui ve Ct adopœ une curieuse atti-
tud e : non seulement il ne mer pas la Fran ce cn cause, alors qu'il avait
promis de le faire lors d' une co nférence de presse, mais il prétend avo ir
agi en tant que responsable des services de tenseignement du Zaïre, nou-
vea u nom du Congo belge.
Co nclusion: Francis Bodcnan a compris où se tro uva it son véritable
intérêt et il a accep té sans so urciller sa co ndamnation à vingt ans de pri-
son. Le prix de la vic, tour simplement !
XVII
Ex-Congo belge: 2) Le leurre de Kolwezi

Officiellement, il s'agit de l' une des plus belles pages de l' histoire
de l'armée française ... Le 19 mai 1978, les paras de la Légion sau-
tent sur Kolwezi, une ville minière du Shaba, ex-province congolaise
du Katanga. En quelques heu res, ils libèrent les otages européens,
pour la plupart des cadres des entreprises industrielles et leurs
familles, et mettent fin aux massacres perpétrés par les Katangais.
Cette action éclair parfaitement menée arrive à point nommé pour
redorer le blason d' une armée qui vit toujours dans le douloureux
souvenir des guerres perdues d' Indochine et d'Algérie.
Mais la réalité est beaucoup plus complexe. Non pas que cette
action militaire ait été magnifiée à tort, mais les objectifs poursuivis
par les différents protagonistes de cette affaire n'ont jamais vraiment
été éclaircis. La France, par exemple. A-t-elle agi en fonction de buts
humanitaires o u pour protéger d 'autres intérêts? Et que penser de
la curieuse attitude du gouvernement belge ? Ou de l'intervention du
bloc de l'Est, représenté sur place par des soldats cubains et des ins-
tructeurs venus tout droit de RDA?

Le Katanga est alo rs rebaptisé le Shaba, to ut comme l'ex-Congo


belge est devenu le Zaïre. Le pays vit sous la férule du général er futur
maréchal Mobutu. Le Shaba, la province la plus riche de cette ancienne
colo nie belge, do it essentiellement ses ressources à son sous-sol : man-
ganèse, plomb, uranium, cui vre et diam ants s'y trouve nt en abondance.
En 1960, lo rs de la proclamation de l'indépendance de l'ancien Congo
belge, le Katanga fait sécession à l' initiative du présidenr de la province,
Moïse Tschombé. En fa ir, ce dernier a agi so us l'influence de la puis-

279
Les dessous de la Françaftique

sante Union minière, un e société belge qui, malg ré l'indépendan ce,


continue à exercer le po uvoir dans la provin ce ' ,
En 1977, la situatio n s'aggrave brusq uement: des troupes katan-
ga ises envahissent le Shaba depuis l'Angola. Depuis longtemps, en effet,
ces anciens soldats de Tscho mbé se sont repliés de l'autre côté de la fron-
tiè re, au milieu d'une po pulation qui appartient à la mê me ethnie . ..
Cette invasion marque le début de la« guerre des quatre-vingts jours»,
co mme on l'a appelée plus tard.

Le Monde' :
Médiocrement soutenu par ses prétoriens, le général
Mobutu doit foire foce à l'apathie ou à l'hostilité de ses conci-
toyens. La corruption générale qui sévit dans la fonction
publique, la flic;'euse réputation du chefde l'État lui-même,
qui passe pour l'un des hommes politiques les plus fin·tunés du
tiers-monde, menace gravement la pérennité du régime. Le
cuivre représente les deux tiers des ressources du pays en devises
étrangères et place le Zaire au sixième rang des producteurs
mondiaux de ce minerai. D éjà mauvaise du fait des excès
de l'endettement extérieur et par suite de l'accumulation des
dépenses de prestige, la situation financière de l'État mirois
serait catastrophique si les gendarmes katangais s'emparaient
de Kolwezi. Dans certains milieux diplomatiques européens
et africains, on parle même avec insistance d'un voyage à
l'étranger du général Mobutu au cours duquel il pourrait
décider de se retirer dans tune de ses luxueuses résidences de
Belgique, de Suisse ou de France.

Le fa it que ces n Dupes vienne nt de l'ex térieur permet au généra l


Mobutu de prétendre qu'jl s'agir d'une agressio n étrangère, alors qu'en
réali té il s'agit d'abord d' un problème interne : les agresseurs SOnt des

1. Vo ir chapitre XVl.
2. Ëdito rial de mai 1978.

280
Ex-Congo belge: 2) Le le"rre de Kolwezi

Katangais ou des descendants de ces hom mes qui , après avoir combattu
pour Tschombé, ont trouvé refuge en Angola et créé un mou vement
armé d'oppos ition. Ce Front national de libératio n du Congo est dirigé
pat un ancien commissaire de po lice de Kolwezi, Nathanaël Mbumba.
Cependant, Mobutu n'a pas entièrement tort dans la mesure Ol!
ces hommes ont été matériell ement aidés et équipés par les C ubains qui
se trouvent en Ango la et, bien sCi r, par les Soviétiques. En tout cas, l'ac-
tion militaire de ces envahisseurs a suffisamm e nt d'enve rgure pour
inquiéter Mobutu, qui s'avère incapable d 'y faire face tou t seul. Le pays
est déjà en pleine déliquescence, la corruption est généralisée et l'armée
zaïroise fréquente plus souvent les bars que les champs d e manœ uvre.
Mo butu cherche donc de l'aide à l'étranger et se tourne ve rs la
France. O n peut se demander pourquoi il ne s'adresse pas à la Belgique,
l'ancienne puissance coloniale. C'est sa ns doure parce qu' il s'en méfi e.
Il n'a pas tout à fait tort : l'attitude des Belges n'est pas très claire dans
cette affa ire. Nos voisins possèdent enco re d'éno rmes intérêts au Shaba
et les dirigeants de l'ancienne Union minière, qu i s'appdle désormais
G~ca min es, n'o nt pas renon cé à l'idée d'un Shaba indépendant, mais
sous inRuence belge, ce qui leur permettrait d'avoir la haute m ain sur
l'explo itation des ressources de la province.
Sollicité par son homologue zaïrois, le président G iscard d 'Esta ing
refuse une action directe de no n e armée mais se décide prêt à coor-
donner une intervent io n africa ine. Il réussit ainsi à conva incre Hassan
1r d 'envoye r au Shaba des troupes convoyées par des avions français ...
Lopération est un succès. Les troupes marocaines [[iomphent assez f.'lci-
Jemellt des Katan ga is. Mais à l'évidence, cette facile victO ire ne réso ut
rie n. Les rebelles, qui se sont repliés e n Ango la, recommencero nt Ull
jour o u l'autre. Mieux, les me illeurs spécialistes d e l'Afrique pensent
que les Katangais ont effectué une sorte de répétition avant un retour
encore plus musclé. Ce qui se produit le 13 mai 1978. Ce jour-là, des
so ldats katan gais in vestissent sa ns coup fér ir la ville de Ko lwezi.
La localité est l'un des principaux centres m inie rs du Shaba, une
grosse bourgad e de qu inze m ille habitants, dont d eux à trois mille
Européens, principalement des Belges, mais aussi des Français. En 1977,

28 1
L es dessous d e La Françafrique

les rebelles n'avaient pas pu prendre la ville, mais cette foi s-ci l'opéra-
tion a été habilement menée. Ils sont venus à pied à travers la brousse
et les habitants ont été p ris au dépourvu.
Parmi les assai llants, on compte des C ubains et quelques Allemands
de l'Est. M ais assez rapidement, cet encadrem ent politiqu e et mili-
taire disparaît. C es offi ciers sont-ils rcpassés de l'autre côté de la fron -
ti ère, laissant les so ldats katan gais à e ux- mê m es ? Ou ont-ils poursuivi
un autre obj ectif ? E n tout cas, pour l'instant, ce départ subit est l'un
des grands mys tères de cette affaire.
À Kinshasa, Mobutu pense qu' il a les moye ns de mater la rébel-
lion. Il se trompe lourdement. Trois jours après la prise de la cité minière,
une compag nie parachutiste zaïroise es t larg uée au-dess us de Kolwezi.
C'est un massacre. Les pauvres bougres sont tirés comme des lapins à
peine arrivés au sol. Le désastre est total. Le gé néral Mobutu doit donc
se résoudre, comme la première foi s, à f.,ire appel à des forces extérieures.
Il voudrait bien rééditer l'inte rvention marocain e, mais H assan Il n'est
pas chaud. À Btuxelles, même refus. Les Belges n'ont qu'une idée : sau-
ve r leurs intérêts au Shaba. Ils préfèrent une négociation à un affronte-
ment qui risquerait de leur faire tout perdre et les dirigeants de Gécamines
s'entreti ennent en secret avec le Front national de libération du C ongo . ..

Euloge Boissonnade 1, journaliste et écrivain:


Le sujet est cornélien pour le parti de M. Simonef! qui
ne peut se permettre d'abandonner le p uissant levier indus-
triel que représente le complexe minier de Shaba. Fle''''on
de la Gécamines, Kolwezi constitue le poumon économique
de la Belgique, étroitement dép endante du géant zaïrois. Les
cinq cent mille tonnes de cuivre, p roduites annuellement par
le Shaba, sont mffinées à H oboken su r les bords de l'Escaut ;
les dix-huit mille tonnes de cobalt, commercialisées par
l'Un ion minière et les quinze millions de carats de diamants,

1. Le mlll znïrois, Henné, 1990.


2. Min istre belge des Affa ires étrangères du gouve rn em ent sociali ste.

282
Ex-Congo belge ,' 2) Le leurre de Kolwezi

par la Britmond du grottpe de Beers. Les conséquences d'une


victoire des Klltangais, voire d~une brouiLle sérieuse avec
Mobutu, ou d'un arrêt prolongé de la production, seraient
désastrettses pour Bruxelles. Dans ce contexte, la vertueuse
idéologie socialiste a bien dtt mal à trouver un équilibre foce
aux impératives exigences économiques de l'o mnipotente
Société générale de Belgique, dont l'ombre plane sur le débat.

Bien sûr, les hommes d 'affitires belges n'ignorent pas que les Soviétiques
et les Cubains se trouvent derrière cette invasion, mais ces finan ciers pen-
sent sans doute qu'illclU' sera possible de trouver des aménagements avec
les no uveaux dirigeants. De toute façon , cela ne peut pas être pire qu'avec
Mobutu qui a nationalisé plusieurs de leurs compagnies ...
D o nc, comme en 1977 , en désespoi r de cause, le dirigeant zaïrois
appelle Paris au secours. Mais cette foi s, la réponse de la France va êtte
positive. Pou rq uoi '
Avant même cette demande d'interventio n, notre ambassadeur à
Kinshasa a réagi et aussitôt informé Paris. Il connait très b ien le pays et
est parfaitement informé de ce qui se passe à Kolwezi, par quelques agents
de nos services de renseig nement qui se trouvent sur place. Ceux-ci sont
formel s : des mass.acres contre la popu lation blanche sont en préparation.
Po ur le président G iscard d 'Estaing, la d écision eSt pourtant déli-
cate. Il n'a pas envie de d evenir le gendarme de l'Afrique, surtout dans
un pays qui n'appartient pas à la sphère fran çaise. Mais d 'un autre côté,
il ne peut pas abandonner une po pulation menacée. Il y a enfin les argu-
ments politiques . En mars, les élections législatives ont été périlleuses
et l'élection présidentielle se profile: une opération réussie redorerair
son p restige et son autorité. Cependant le risque est énorme. Si l'in-
terve ntion militaire échoue o u si elle provoque la mort de di zain es,
de centaines de soldats fran çais, elle se reto urnera contre son in iriateur.
On mesure donc la d iffi culté de la décision que le président doit
prendre. D 'au(an( qu'il doi( (rancher crès vite. Les massacres SOIl( imm i-
nents, peut-être m ême ont- ils déjà commencé. Alors, le prés ident de
la Répub lique se décide : c'est oui!

283
Les dessoltS de la Françafique

L'intervention est d'autant plus urgence qu'à Kolwezi même, la situa-


tion s'est tendue. Après le départ des cad res cubains, les Katangais dis-
tribuent des armes à la population africaine. On ass iste alors à de vé ri-
tables chasses à l' homme d ans les rues de la ville. Les pillards se mettent
de la partie, massacrent, vio le nt. La ville est à feu et à sang. Les paras
français qui sautent sur Kolwezi le 19 mai découvrent de véritables scènes
d'horreur.
À l' Élysée, après avoir décrété l'intervention, o n vit des momentS d'an-
goisse. Car, aussi incroyable que cela paraisse, les responsables politiques
demeurent longtemps dans l'igno rance de ce qu'il se passe sur le te rrain.
Les émetteurs embarqués par les paras Ont été soit détruits soit perdus.
Et il fa ut attendre la nuit pour obtenir les premières informatio ns.
H eureusement, elles sont excellentes : c'est un succès sur toute la ligne !
En quelques heures, les hommes du 2' régiment étranger de parachutistes
ont pris le contrôle de Kolwezi, sauvant ainsi de nombreuses vies. Des paras
belges atrivent eux aussi , mais seulement le lendemain, alo rs que le gros
du travail a été effectué par les Français, ce qui ne contribuera pas à amé-
liorer le climat entre les deux gouvernements. D 'autant que la missio n
attribuée aux paras belges est sensiblement différente de ceUe qui est confiée
aux militaires français: ils ne doivent s'occuper que de l'évacuation des
Européens et ont pour instru ction d'éviter le contact avec les rebelles.
Les militaires français, au contraire, n'hésiteront pas à engager directement
le combat avec les Katangais afin de libérer les otages.
Ce même jour, le président G iscard d ' Estaing annonce l'opération
de Kolwezi à la nation.

Valéry Giscard d ' Estaing:


Cette opération a été décidée lorsqu'if est apparu que
les ressortissants étrangers de la ville de Kolwezi étaient en
grave danger. Avant-hier soir et hier soir nous avons eu dans
la nuit des informations très préoccupllntes justement sur le
sort de cette population et sur sa sécurité, au sens le plus pré-
cis du terme. C'est-à-dire des pillages, des violences, des risques
d'exécution et même des risques de prises d'otages ... C'est une

284
Ex-Congo belge : 2) Le leurre de Kolwezi

opération ponctuelle dam la ville de Kolwezi pour y établir


le p lus rapidement possible la sécurité et permettre la pro-
tection des ressortissants étrangers qui sy trouvent . .. Nous ris-
quions, dam les quelques heures qui séparent l 'annonce de
l'opération de sa réafisatio'l, des exécutions sommaires ou
des prises d'otages de civils. fi était nécessaire que cette opé-
ration soit secrète le plus longtemps possible. Quand nous en
avons décidé les modalités hier matin avec l'ensemble des
ministres concernés et les autorités militaires, nous souhai-
tions Lannoncer qu.and les éLéments arriveraient sur te ter-
rain, afin qu'il n} ait pas ce délai dangereux.

Le prés ident a de bonnes raisons d'être satisfait. Tous les obj ecti fs
om été atteints. Quant au bilan, il est éloquent : on compte seulemem
cinq morts chez les militaires françai s mais plus de trois cents chez les
Katanga is. Quoi qu'il en so it, pour évite r route complication, Giscard
d'Estaing décide l'évacuation de nos troupes . ..
Laffaire semble, en apparence, terminée, puisque la rébellion est
anéantie. Mais il reste à élucider ce grand mystère: pourquoi les cadres
cubains et esr-allemands ont-ils disparu après la prise de Kolwezi, lais-
sant ainsi les militaires katangais livrés à eux-mêmes?
La vérité, que seuls les services de re nseigneme nt pouvaient
connaître, est que la prise de Kolwezi n'était sans doute pas leur objec-
tif et qu' une foi s celle-ci effectuée, ils ont co ntinué plus loin, vers leur
but véritab le, qui était rigo ureuse ment secret. .. Une histo ire très
curieuse et passablement mys térieuse.
Au milieu des années 1970, Moburu loue pour vingt-cinq ans à une
société ouest-allemande un morceau de territoire zaïrois grand comme
le quart de la France, un e zo ne située dans le nord du Shaba. Cette
société, l'OTRAG (Orbital Transport und Raketen Aktien Gesellschaft),
construit des fusées. À sa tête se trouve un intéressant personnage, le
DrKurt Oebus, ancien directeur des essais de la base de Peenemünde,
un sire oi! l'on concevait ct fabriquait les V 1 et les V2, sous H itler. Debus
a d'ailleurs fait partie de l'état-major du Führer.

285
Les dessous de la Françaftique

Po ur mieux comprend re, il faut savoir q ue depuis la fin de la Seconde


G uerre mo ndiale, les Allemands n'ont pas le droit de fa briquer des fusées
ct enco re mo ins des armes nucléa ires. Mais là, au cœur de l'A friq ue.
dans un endro it secret et quas im ent in vio lable, ils po uva ient faire ce
qu'ils vo ulaient. ..
Est-ce q ue les auro ri tés féd érales allem a ndes ava ient d o nné leur
acco rd? Ce po in t n'a pas été éclairci. Pa r contre, il a é té é tabli avec
certitude que l'O TRAG disposait de fo nds considérables et avait investi
des so mmes colossales au Shaba. Et pas d u to ut inutilement : des fusées
o nt effectivement vu le jour dans l'ex-Katanga.
Ces engi ns faisa ient ap pel à u ne tech nologie très particuliè re: pas
d'étages, m ais des fa isceaux de m Oteurs rel iés les lins aux autres.
Certa ines de ces fusées Ont été lancées avec succès. D 'autres o nt écho ué.
Mais, dans le mo nde moderne où le ciel est sillonné de satellites, le secret
n'a pu être p réservé très lo ngtemps. Les services des principaux pays Ont
essayé de percer le mys tère d e l'OTRAG . C'était également l'o bjectif
prioritaire poursuivi par les initiateurs de l'offensive du 13 ma i 1978 .
Ses commandi ta ires soviétiques vo ulaie nt e n priorité au cindre les ins-
tallations et le pas de tir. Ko lwezi n'était qu' un e étape da ns la p rogres-
sio n ve rs le nord du Shaba .. .
C'est pourquoi C ubains et Allemands de l'Est ont rapidement décro-
ché, aba ndo nna nt les Ka ta ngais à Ko lwezi. M ais l'inte rve ntio n fra n-
ça ise les a surp ris par leur rap idité. C raigna nt d 'être cou pés d e leurs
bases arriè re, ils o nt dû eux aussi rebro usser chemin et trouver refuge
au-delà de la front ière angolaise.
Pourtant, da ns cerre affai re, les Soviétiq ues n'ont donc pas tout à fa it
écho ué. Après Ko lwezi, les grandes puissa nces ont (,i t fermement co m-
pren dre à Mo butu qu' il n'étai t pas opportun d e co ntinuer à permettre
à l'OTRAG de co nstrui re des fusées; cerre mystérieuse société o uest-
allem ande a d o nc fi ni par déménager ses installatio ns.
Res te que le rô le et les objectifs de l'OTRAG n'o n t ja mais vrai-
m em été percés à jo ur. C'est l' un des mystè res de la seco nde mo itié
du xx' siècle.

286
Ex-Congo belge : 2) Le leurre de Kolwezi

Site internet « Lycos.& » :


C'est en décembre 1975 que l'OTRAC passa un contrat
avec les autorités zaïroises pour établir un centre de lance-
ment dans le nord du Shaba. Trois véhicules d'essai y jùrent
lancés. Lors des deux premiers, réalisés en mai 1977 et mai
1978, des fusées de six mètres de haut équipées chacune de
qUlltre moteurs montèrent respectivement à vingt et trente
kilomètres. Mais en juin 1978, une fusée de douze mètres à
quatre modules s'écrasa au sol, après quelques secondes de vol.
En avril 1979, suite aux pressions politiques exercées par
lVRSS, le gouvernement zaïrois mit fin au contrat passé avec
l'OTRA C. La société installa alors son centre de lancement
en Libye, à six cents kilomètres au sud de Tripoli. Des tirs d'es-
sai y ont apparemment été réalisés en 1981, mais le pro-
gramme inquiéta cette fois les USA qui finalement obligèrent
l'OTRA C à quitter le pays. Un dernier lancement eut lieu
à Kiruna en 1983. L'aTRA C arrêta ses activités en 1987.
XVIII
Ex-Congo belge: 3) De Mobutu à Kabila

Quand l'horreur cessera-t-elle? Un accord de paix est à peine signé


que les massacres recommencent au Congo-Kinshasa, J'ex-Zaïre, qu'on
nomme aujourd' hui la République démocratique du Congo depuis
la chute de Mobutu en 1997. Au début du mois d'avril 2003, par
exemple: tous les belligérants, c'est-à-dire les représentants du pou-
voir congolais, des diverses milices armées et des puissances de la
région qui interviennent directement dans le pays se retrouvent en
Afrique du Sud pour conclure un accord qui pourrait enfin aboutir
à la paix. Mais quelques heures plus tard, dans une région du nord-
est contrôlée par l'Ouganda, des groupes armés de l'ethnie Lendu atta-
quent des villages Hema. Un millier de morts! I.:armée ougandaise,
qui a pourtant obtenu de demeurer au Congo pour y remplir une pré-
tendue mission de pacification, fi' est pas intervenue. Pourtant un peu
plus tôt, elle avait soutenu les massacrés d'aujourd'hui contre les mas-
sacreurs d'hier.
Quelques jours avant, toujours dans cette même région, des sol-
dats rebelles appartenant au MLC, le Mouvement de libération du
Congo de Jean-Pierre Bemba ', se sont livrés à des actes de canniba-
lisme sur des populations pygmées.
Depuis 1997, cet immense pays, grand comme l'Europe occiden-
tale, est donc déchiré par une impitoyable guerre civile attisée par ses
voisins qui veulent leur part des richesses du Congo. Des années de
couRit qui ont ruiné un pays déjà mis à sac par la longue dictature du
président Mobutu. Au total, des millions de victimes, mortes au com-

1. Aujourd'hui tradui t pour crim e de guerre deva nt le Tribunal inrern arional.

289
Les dessotts de la Françaftiqtte

bat, ou lors de massacres collectifs. Ou bien encore tout simplement


de faim et d 'épuisement. Cependant si les Érats de la région portent
une lourde responsabilité dans ce désastre, ils ne sont pas les seuls.
Les grandes puissances ne se sont jamais désintéressées du Congo.

En 1965, un personnage s' impose, Mobutu, un colonel qui est un


ho mme d es Américains e t même un agent de la C lA. JI s' impose par
la force et arrondit sa pelote. Pendant so n lo ng règne, Mobutu ne fera
jamais vraimen t la différen ce entre sa bo urse et les caisses de l'É tat.
Conséquence: malgré sa richesse potentielle e t un calme tout relatif, le
Congo-Kishinsa ne cesse de s'appauvrir.
Les États-Unis n'en continuent pas moins à le soutenir: dan s une Afrique
balayée par de nombreux conAits, le Congo reste un bastion occidental, une
plaq ue tournante qui permet à l'occasion d'intervenir dans des pays mena-
cés par la subversion communiste. En outre, le pays est si endetté qu'il est
impossible de l'abandonner. Si les créanciers veulent récupérer leur argent,
ils doivent au contraire lui prêter encore plus pour payer le service de la dette.
Sans compter qu'on peut toujours faire d'excellentes affaires au Congo.
Tout cha nge avec l'effondrement d e l'empire soviétique.
Le pays devient soudain mo ins utile et son endette ment faramin eux
inquiète. Les Belges, les premiers, jettent l'éponge. Quitte à perdre beau-
coup. Bientôt, les Américains suive nt et cessent d'aider Mobutu. Le pré-
texte, car il f.,ur coujours tro uver un préœx te, es t la nature dictatoriale
du régime et son non-respect chronique des droits de l'ho mme.
Conséquence, malgré quelques tÎJnides tentatives de démocratisati on,
le Z1.ïre s'enfonce dans le chaos. Pour sc sortir d'affaire, Mobutu va même
jusqu'à ordonner l'impressio n d e faux dollars tandis que ses généraux
vendent des armes au Soudan, un Éta t voyo u selon Was hington. En
même temps, et ce ne sera pas sans effet pour la suite, le po uvoir avive
les querelles ethniques pour mieux faire o ublier ses propres dérives.
D ans les chancelleries occidentales, o n commence à se poser concrè-
tement la quescion de la successÎo n. Cependant, à Paris, o n a vu sans
déplaisir Belges et Américains lâcher Mobutu. N'y a-t-il pas là une occa-
sion à saisir afi n d 'intégrer ce grand pays dans la Françafrique ?

290
Ex-Congo belge: 3) D e Mobutu à KaWa

Le prés ident Mirterrand a donné so n accord au réchauffement de


nos relatio ns avec le dictateur zaïrois, ct son successeur, Jacques C hirac,
n'est pas en reste. En 1996, alors que la position de Mobutu s'est encore
dégradée, la cellule afri caine de l'Ëlysée encourage discrètement l'envoi
de mercenaires au Zaïre. Mais il est déjà trop tard: le régime s'effondre
comme un château de cartes. Si le lâchage des Américains a été incon-
testablement fa tal au maréchal Mobutu, un deuxième événement a joué
un rô le essentiel dans cette chute: la dram atique cr ise rwandaise ' ,
C'est à cerre occasio n que réapparaît un ho mm e ou bli é: un cer-
tain Laurent-Désiré Kabi la.
Dans les premi ères années de l'indépendance, ce perso nn age a
connu une petite célébrité. Katanga is, Kabi la a très vi te pris le part i
de Lumumba. Lorsque ce dernier a été assassi né, il est parti en exi l.
Puis il est revenu clandestinement dans so n pays où il a créé un maq uis
à l'est. Il a alors fait la con naissa nce d' Ernesw Guevara, missi domi-
nici de la Révolution. Le C he le juge sévètement : co mme d' autres
guérilleros congolais, Kabi la est bien p lus intéressé par les fill es ou l'al-
cool que par la lu rte armée. G ueva ra est même si désappo inté qu' il
reno nce bientôt à ex po rter la révolu tion au Congo et regagne
l'Amérique du Sud.

Che Guevara' :
Le seul homme qui ait d'authentiques qualités de diri-
geant de masse me semble être Kabila. Mais un homme qui
a des qualités de dirigeant ne peut, par ce seul mérite, mener
une révolution à bien. Il fou t encore qu'il ait le sérieux révo-
lutionnaire, une idéologie qui guide son action, un esprit de
sacrifice qui accomp agne ses objectifi. Jusquâ maintenant,
Kabila n'a pas foit la preuve qu 'il possède quoi que ce soit
de ce genre. fl est jet",e et il peut changer, mais je tiens à
Laisser, dans un écrit qui verra fa lumière dans bien des années,

1. Voir chapitre sui vant.


2. Passages de /11 guerre révolutionnaire .- le Congo . M érai lié, 2000.

29 1
Les d essous de la Françafrique

le témoignage de mes doutes très forts sur sa capacité li sur-


monter ses défauts.

Kabi la, lui , reste au maquis et rés iste aux troupes d e Mobutu au
moins jusqu'au mili eu des années 1970. Après avoir créé un parti révo-
lutionnaire d)jnspirarion maoïsle, il organise autour de lui dans un sec-
teur montagneux et désert une sorte de phalanstère, une terre dite libre
ail, en réalité, tous ses compagnons (et co mpagnes) so nt d 'abord à sa
dévotion. GO UtoU ou tyranneau, d éjà perce en lui l' homme qui régnera
avec férocité sur la future République démocratique du Congo!
Après le maquis et cette expérience de communauté utopiste, il semble
bien que Kabila ait renoncé à la lutte politique. Mais il existe dans sa bio-
graphie de nombreuses zones d'ombre qu'il s'est bien gardé de dissiper.
Il se serait donc lancé ensuite da ns les affaires ou le trafic. KabiJa achète
et vend de l'or, des pierres précieuses et des pointes d' ivoire. On lui prête
aussi des intétêts dans des établissements un peu louches. Plus avéré est
le fait qu' il se déplace beaucoup, dans les pays voisins, mais aussi en C hine
maoïste dont il est un fervent admirateur et à laquelle il réservera sa pre-
mière et seule visite d'État lorsqu' il deviendra président.
Kabila réapparaît donc politiquement en 1996. JI l'a toujours nié,
mais ce sont les Rwandais qui le remettent en selle. A l'époque, l'homme
fort du Rwa nda, le général Kagamé, veut en finir avec les camps de réfu-
giés Hutu installés de l'autre côté de la frontière au sud et au nord de
Kivu. Al'abri de cette population misérable, les responsables du géno-
cide pe rpétré Co ntre les Tutsi en 1994' , reco nstituent un e véritabl e
armée. En oune, même si le dirigeant rwandais ne peut l'avoue r, il
entend profiter de la déliquescence du régime de Mobutu pour annexer
tOut ou partie de la région du Kivu où vivent d éjà de nombreux Tutsi
et dont le ri che sO ll s-so l suscite sa convoitise.
Kigali réclame donc à cor et à cri le d émantèlement de ces camps de
réfu giés installés au Zaïre, et menace: si on ne l'entend pas, cette ques-
tion sera réglée par la force !

1. Voir chapirre X IX.

292
Ex-Congo belge: 3) De Mobutu à KabiLa

Toutefo is une in terventio n directe de l'a rmée rwandaise semble


imposs ible et passerait pour une ag ress ion contre son vo isin zaïro is. Il
fa ut d on c« habiller » l'opération . D 'où l' idée d'ut iliser l'ancien gué-
rillero Kab ila : il ne s'agira plus d 'une invasio n ma is d 'une guerre civile
ct do nc d'une affaire in terne, purement zaïro ise.
Il s'agit naturellement d ' une fiction car les combattants préte ndu-
ment rebelles sont armés et équipés par le Rwanda qui ira jusqu'à incor-
po rer no mbre de ses propres soldats dans la future année de Kabila.
J..: initi ative d e Kagamé recu eill e un avis favo rable des Éta ts-Unis.
D 'ailleurs, avant d 'agir, le président rwa ndais a pris soin d e f., ire une
peti re visite à Wash ingtO n. Autre preuve d e cette co llusio n : les so l-
dats d e Kabi la seront payés avec d es do llars bien neufs !
D ès ce moment, les Américains pensent qu'ils o nt peut-être tro uvé
en Kabi la le successeur de Mobutu . Un ho mme qui les laissera ensu ite
agir à leur guise au Congo. Le passé maoïste de l'ancien maquisard n'in-
quiète m êm e pas la M a iso n- Blan ch e qui sai t parfaitem ent que le
Kata ngais est d'abord devenu un trafiquant et donc un homme qu'o n
peut acheter et tenir en laisse.
Avant d e passe r à l'offensive, l' habillage se poursuit: Kabi la crée
lin mo uve ment, l'AFDL, l'Al liance d es forces démocratiques po ur la
libération du Co ngo, et s'allie avec quelques autres Zaïrois. Presque
nat urellem ent, il recru te aussi des homm es chez les Tutsi qui vive nt
au Zaïre et fait appel à ses vieilles connaissances du remps de la guérilla.
Il rassemble également a uto ur d e lui d es fam ilie rs et des gens d e so n
ethnie. Puis, ct c'est une no uvelle preuve de l'implication américaine,
des Congolais exilés au x États-Unis le rejo ignent. O n trou ve enfin dans
son armée de jeunes maq uisa rds qui opèrent sur la fro ntière ougandaise
co ntre les troupes d e Mobutu.
À l'époque, Rwanda et Ouganda so nt e n co re très li és. C'eSt en
O uga nda que Kagamé a o rga nisé et e ntraîné la troupe qui lui a per-
mis de prendre le po uvoir à Kigali. En o utre, ce puissant voisin du Zaïre
nourri t lu i aussi des am bitio ns territoriales et écono miques et dispose
d' un excellent alibi pour interven ir: la présence d e rebelles o uga ndais
sur le sol co ngola is.

293
Les dessous de la Françafrique

Certes, l'armée de Kabila parait bien hétérocl ite. Mais en face d'elle,
eUe va rencontrer des soldats zaïrois démotalisés qui ne pensent qu'à piller
et v ioler et no n pas à se battre. Quant à son chef, il ne tarde pas à s' im -
poset à ses partenaites, avec l'appui déterminant du Rwandais Kagamé '
En octobre 1996, cette force passe à l'action. Co mm e prévu, elle
co mm ence à attaquer les camps de réfug iés Hutu. Personne ne s'y
trompe: c'est bien l'a rmée rwandaise qui est le fer de lance de cette
offensive qui provoque la fuite de dizaines de milliers de réfugiés . À
cet exode (une deuxième fuite pour ces malheureux) s'ajoutent des mas-
sacres et des exactions de toutes sortes, tant les Tutsi ont so if de ven-
geance. li s'ensuit donc une véritable boucherie.
Malgré le peu d'empressement de la communauté internationale, le
secrétaire général de l'ONU, Kof, Annan, nomme un e commission
d'enquête. Le rapport qu'elle rédige accuse explici tement Kabila, mais
auss i le président rwandais Paul Kagamé, de crimes contre l'huma-
nité. Ainsi, le rapporteur chilien esti me qu'entre cent ci nquante mille
et cent quarre-vingt mille personnes ont été ruées lors de la prise du
pouvoir de Laurent-Désiré Kabila dans le Kivu.

Le Monde':
L'instabilité politique et militaire dans la région des
Grands Lacs, la crainte de l'éclatement de la République
démocratique du Congo et surtout le sentiment collectifde
culpabilité à la suite du génocide de 1994 au Rwanda oru
contribué à la décision de la communauté internationale de
ne pas harceler M. Kabila dans le domaine des droits de
l'homme.

Devant le peu de résistance qu'elles rencontrent, les forces de


l'All iance co nqu ièrent assez vite les principales ci tés du Kivu, tandis que
les Rwandais se paye nt en procédant à un pillage systématique des ter-
ritoires co nquis. Vainqueur, Laurent- Désiré Kabila parade, prononce

1. Article de la correspondan ce du journal aux Nations uni es, 1996.

294
Ex- Congo belge: 3) De Mobutu à Kabila

des discours, s'adresse à la presse. Il apparaît d e plus en plus comme


le numéro un d e ce mouvem ent d e rébellion . Cette ém e rge nce poli-
tique, si elle accable e ncore un peu plus la populatio n, entho us iasme
la jeunesse. Kabi la recrute. D an s un pays ruiné où il n'y a pas d e travail,
ce n'est guère difficile: les soldats, eux, reço ivent une solde !
Ce ne sont plus les Américains qui paient. E n ho mme d ' aff:~ires , le
chef des fotces de l'Alliance organise la collecte de fonds et crée un impôt
de guerre. Cerces le pays est ruiné mais les industriels et les investisseurs
n'ignorent pas son porentiel en ressources naturelles. D ès que l'Alliance
est bien installée dans un Kivu désormais sécurisé, ils sont no mbreux,
Américains, Suédois, Australiens, Sud-Africains, Israéliens, à se p récipi-
ter et à signer des contrats d'exploitation avec le nouveau pouvoir. Et,
en vertu du récent système d'imposition mis au point par Kabila, ils paient
d'importances contributions au trésor de guerre de l'Alliance.
Parallèlement, l'ancien guérillero s'émancipe et échappe progressivement
à son statut de marionnette dans les mains des Rwa ndais. U n désir d 'in-
dépendance qui ne plaît guère à Ki gali . Surtout lorsque Kabila, mué en
nationaliste fervent, signifie clairement aux dirigeants rwandais qu'il n'est
pas questio n qu' ils annexent purement et simplem ent le Kivu. Les
Américains cux-mêmes vont voir leurs projets, qui avaient pour finalité d'ex-
ploiter au mieux les richesses du pays, contrariés par ce patriote ombrageux.
Certains stratèges proches de la Maiso n-Blanc he avaie nt e n effet
estimé que la solution idéale consistait à démembrer ce trop grand pays
dont les frontières avaient été d essinées par le colonisateur belge, quitte
à attribue r certains territoires à des pays vo isins. Comme le Kivu . par
exemple, qui serait donné au Rwa nda. Kab ila, lui , n'était pas de cet avis.
Ça lui coûtera très cher!
Quoi qu'il en soit, sa marche triomphale commence donc au Kivu
en octObre 1996. Puis il s'empare du Katanga, sa province natale dont
il confie le go uvernement à l'un de ses co usins et le co mmandemenr des
fo rces de sécurité à son fils Joseph. Puis il progresse ve rs Kinshasa. Au
mois de mai, Mobutu, très malade - il va mourir peu après d 'un ca n-
cer - s'enfuît, La capitale zaïroise to mbe co mme un fruit trop mûr da ns
les mains de Kabila. Sept mois lui ont suffi pour conquérir le pouvoir!

295
Les dessous de fa Françafrique

Sa vicro ire suscite un imm e nse espoir chez les Congo lais qui vien-
ne nt de subir une trentaine d'années de d ictature. Mais Kabi la déço it
très vite. Contraire m e nt à ce qu'il ava it promis, il ordonne l'arres tat ion
de tous ceux qui s'opposent à lui et, m ê me s' il en termine avec les mani-
Festations les plus visibles de corruption et de gabegie, il met en place
une adm inistrati o n tatillonne qui paralyse peu à peu l' éco nomie. Bref,
Kabila se révèle un piètre dirigeant.
Plus grave enco re, il doit sa victoire au Rwanda er à l'Ouga nda, deux
pays qu i n'ont nullclnenr l'inte ntion d'abandonne r la place et so nt
déso rma is militairem e nt présents au Congo. D es Rwandais sont inté-
grés dans les forces armées congolaises ct conseill e nt m ê me directeJn enr
le président congolais.
Rapidement, Kabila se rend compte que ses all iés ougandais er rwan-
dais SO llt d écid ém ent très e ncombrants.
Fin jui ller 1998, le prés idenr de la République démocratique du
Congo - c'est le nouveau nom du Zaïre - prend une décision lourde
de co nséquences : il demande aux troupes rwandaises de quitter le pays
ct laisse entendre qu'il annu lera certains contrats co mmerciaux passés
avec Kigali.
La répo nse du Rwanda esr quasi immédiate : au début du m ois
d'août, un e rébellion éclate au Kivu. Les an ciens alli és de Kabila au
sein de l'Alliance, les Tutsi du Kivu , so nt au cœur de ce mouve me nt
insurrectionn el. Les Rwandais ne diss imul ent pas qu'i ls se trouvent der-
rière ces troupes rebelles et arguent du même prétexte que par le passé:
la présence permanenre au Co ngo des H utu responsables du génocide
de 1994. Selon Kigali, lo rs des massacres de 1996, ce sont essentielle-
ment des c ivi ls qui ont été élim inés. Les autres , anciens mil itaires ou
mili c ie ns, DIU fui à temps. Le Rwanda exige don c que ces hommes, qui
représen tent [Qujours LIlle menace, lui so ie nt rCln is ct va m ême plus loin:
Kabila est accusé d'avoir recruté certains d'entre eux dans son armée.
En tout cas, la ré be llion , en couragée et m ê m e provo quée par le
Rwanda, rempone rrès vire des succès . Bi entôt, elle co ntrôle 40 % du
territo ire co ngo lais , à l' es t et au nord. L'ancien alli é ougandais inter-
vient à son tour. Kampala, comme Kigali, considère que l'est du Congo

296
Ex-Congo belge,' 3) De Mobutu à Kabila

f.1 it panic de son arrière-pays et qu' il peut y exploiter ses richesses. Mais
si le prés ident ougandais Museveni part icipe à la razzia, il n'engage
pas directemem son armée, préféram soutenir les rebelles du
Mouvemem pour la libératio n du Congo, diri gé par un homme d 'af-
f.1ires, Jean- Pierre Bemba.
Il résulte de ces différemes initiati ves un chaos généralisé. On assiste
à la floraison de petits partis armés, soutenus soir par le Rwanda , sOÎt
par l'Ouganda, ct qui , souvent, luttent les uns co ntre les autres.
Une no uvelle fois, les populations locales paiem le prix fan. Femmes
violées par des soudards parfois séroposi tifs, villages pillés, brûlés; réfu-
giés qui trainem sur les routes ou les pistes, brefl'ord inaire d' une guerre
civile en Afrique.
En aOllf 1998, Kabila est victime d ' une tentative de putsch. Mais il
en réchappe. Pour CO lltre r les menaces rwandaises et ougandaises, il
fait appel à d eux aurres pays africains, l'An gola et le Z imbabwe, qui
répondent aussitôt et interviennent militairement. G râce à ces deux nou-
vea ux protecteurs, Kabila réussi t in extremis à sauver sa vie et sa capitale,
Kinshasa, mais aussi la province du KasaYqui fournit au régime l'essentiel
de ses ressources grâce à l'explo itation des mines diamantifères.
Cet appel au secours a surpris tout le monde. Et pas seulement en
Afrique. À Washingto n, par exemple, al! l'on pensa it bien être débar-
rassé d' un personnage aussi incontrô lable, la Maison-Blanche a été désa-
gréablem ent prise d e court.
Cependant, l'Încervenrjon de ces deux nouveaux États africains com-
plique une situatio n déjà fort embrouillée. Car l'Angola et le Zi mbabwe
entende nt aussi recevo ir leur pan du gâteau. Ce qu'ils obtiennent:
Kabila signe de très importants COntrats commerciaux avec le Zi mbabwe
qui reçoit aussi sa part de diamants. Le cas d e l'Angola est quelque
peu différent: l' interve ntion de l'armée angolaise avait d 'abord pour
objectif de lutter contre ses propres rebelles : l'Unita de Jo nas Savim bi
qui sévit aussi au sud du Congo al! le chef rebell e a trou vé refuge.
D ès le début d e ces nou velles hostilités, l'O NU essa ie d ' imposer
un cessez-le-feu. En vain. Mais, plus sérieusem ent, Ull an plus rard, elle
réussit à réun ir à Lusa ka la plupart des belligérants. Un accord est dif-

297
Les dessous de la Françafrique

fi cilement conclu. 11 prévoit l'e nvo i de trois mille Casques bleus. C'est
très peu à l'échel le d 'un pays aussi grand et où la guerre fait rage un peu
partout. 11 a aussi été décidé que les armées étrangères devaient se reti-
rer du Congo dans un délai maximum de six mois. D élai au bout duquel
l'autorité de l'É tat congo lais serait rétab lie après l'ouverture d'un vas te
débat national auquel tous les partis participeraient, les rebelles au même
titre que le gouvernement de Kinshasa. Cela signifie que Kabila est ravalé
au rang de chef de factio n, à l'égal des autres!
Il apparaît pourtant, dès la signature d e cet accord d e Lusaka, que
perso nne n'en respecterait les termes. Kabila, affaibli, ne règne plus que
sur L1ne partie d'un Congo qui est m aintenant divisé en proœc mrars régis
ct explo ités par les puissances de la région , aucun de ces États n'ayant envie
de renoncer à la manne financière apportée par cette annexion de fuir.
La démo nstration est faite que le Co ngo, trop grand pays, abritant
une multitude d'e thnies hostiles les unes aux autres, est in go uve rnable.
Pour autant, ce morcellement du Co ngo, d 'abo rd prôné par les
Am éricains, ne peut les sa tisfa ire ca r il déstabi lise un peu plus l'Afrique
centrale. Mais il est vra i que Kabi la, qu'ils ont contribué à hisser au pou-
voir, demeure pour eux un réel problème !
Kabila es t assass iné en janvier 2001 dans des circonstan ces qui n'on t
toujo urs pas été élucidées. Si la vie de l'ancien guérilleto comporte de nom-
breuses zones d'ombre, sa mon n'est pas mo in s o bscure. Et malgré un pro-
cès- Aeuve où trente condam nations à mon ont été prononcées, on n'en
sa it to ujours pas plus sur le modus operandi de cette exécutio n. Il n'est
jusqu'à l'heure de sa mo rt qui demeure Aoue. Les autorités congolaises ont
en effet atte ndu deux jours avant d'annoncer que le prés id ent avait été
assass in é. E t, très étrangement, sa dépo uille a été tran sportée par avion
au Z imbabwe ava nt d'être rapatriée pour les obsèques. Peut-être n'était-
il pas 1110[[ e t resta.i t-ilune chance de le sauver. En tout cas, personne n'a
encore donné d 'explication crédible à ce curieux dernier voyage de Kabi la.
Au fond , dans cette affaire, le seul élément avéré, c'est que le prés ident
congolais a été victime de plusieurs coups de fe u.
fi existe cependant une vers io n officielle: le 16 janvier 2001 , Kabila
travaille dans so n buteau avec son min istre de l'Économi e, Émile Mota.

298
Ex-Congo belge : 3) De Mobutu à Kabila

C'est le rour débur de l'après- midi. Kabila n'a pas mangé parce que so n
état-major particulier aurait reçu un coup de téléphone avertissanr que
le déjeuner du prés idenr aurait été empoiso nné. Le fait n'a jamais été
éclairci. Kabi la es t à sa table de travail quand un jeune homme en uni-
forme entre dans son bureau sans être préalablement annoncé. Le pré-
sident congolais ne s'éto nne pas outre mesure. Ce jeun e ho mme,
Kasereka Rachidi , est l'un de ses gardes du co rps. Il fait partie de ces
enfants-so ldats recru tés au début de la marche trio mph ale de Kabila
vers Kinshasa, en 1996. Le président n'a donc aucune raison de se méfi er
de lui. Rachidi s'approche. Exactement, co mme s'il ava it un message
co nfidentiel à lui transmettre. Il se penche au-dessus du chef d' État.
Il SOrt une arme d'une poche de son uni fo rme et rire prat iquement à
bout portant. Puis il s'enfuit.
Toujours selon la version officielle, Rachid i est maîtrisé et jeté à terre
par d'autres gardes du corps, alertés par les coups de feu. Survient alors
le chef d'état-major particulier de Kab il a, le colonel Eddy Kapend . Il
brandit une arme, sans doute un pisrolet- mitrailleur, et crible de balles
l'assassin alors que celui-ci est déjà maîtrisé!
Kapend a-t-il voulu empêcher Rachidi de parler ' C'est en rout cas
ce que prétendra plus tard la justice. Car ce haut gradé sera accusé d'être
J'un des acteurs du complot et peut-être même so n cerveau.
Toutefoi s, selon une autre version, le colo nel Kapend aurait tiré
sur le jeune homme alors qu'il fu ya it vers les appartements privés du
président afi n d'éviter que l'assassin ne s'en prenne à la fami lle de Kabila.
Mais selon plusieurs témoignages, d'autres ga rdes du co rps se trou-
vant dans le palais présidentiel auraient eux aussi ouvert le feu. Et cer-
tains, sans doute des complices, auraient ensuite pris la fuite.
Au milieu de toutes ces allégations contradicroires, le conditionnel
est donc de rigueur. Car il n'est même pas sûr que Rachi di ait été l'as-
sass in de Kabila.
Po urrant, selon la versio n officiell e, il ex istait un té mo in, le ministre
de l'Économie. Mais Émile Mata confiera plus tard qu'on lui a dema ndé
de raconter qu'il se trouvait dans le bureau présidentiel alors qu'en [lit, il
attendait dans l'antichambre le moment d'être reçu. Encore un mensonge?

299
Les dessous de la Françafrique

M ême l'a rme du crime n'a pas été retrouvée. Cependant, si Rachidi
était vraime nt l'assassin, o n aura it découvert son arme sur lui o u à côté
de lui. La confusio n n'explique pas tout et donne l' impression d ' une
actio n concertée dans laquell e Rachidi n'a vraisemblablement été qu'un
bouc émissaire dont personne n'a été auto risé à vo ir le cadavre.
Le jeune hom me ava it-il personnellement des raisons d'en vouloir
à Kabila ? Il a é té prétendu qu' il aurait voulu ve nger l'éliminatio n phy-
sique ordonnée par Kabila de l'un de ses anciens chefs. Mais cette liqui-
dation ava it cu lieu quatre ans auparavant. Le jeun e ga rde du corps
a urait eu bien des occasions d 'assassine r plus tôt le président congo-
lais qu' i! voyait presque quotidiennement.
Reste que dans cette affaire confuse, L1n e certitude émerge: si vrai ~
me nt il y a eu complot, le co lo nel Kape nd e n était! So n attitude le
prouve. D 'auta nt que le chef d'état-major particulier du président Kabila
joue un tôle éminent dans les heures et les jours qui suivent.
Le soir m êm e de l'attentat, il se rend à la tél évisio n, ap pelle les
Congolais au calme et ordonne à l'ar mée de demeurer consignée d ans
ses casernes. Ensuite, au cours de la nuit, il prend l'initiat ive de réunir
les principaux dirigeants du régime. Le colo nel révèle à ces barons du
régime que Kabila lui a confié, quelque temps avant de mourir, qu' il
d ésirait que so n fils Joseph lui succèd e. Sa parole n'étant pas mise en
d oute, le jeun e Kabila est tappelé du Ka tanga où il exerce un com-
mandement militaire et malgré son ineXpérience politique, il est pres-
tement invité à s'asseoir dans le [,ureuil de son père.
lei, il faut bien évoquer un e fllm eur : Kabila junior, qui n'a guère
montré d 'affliction, aurait pu être le co mplice d e Kapend , l'instiga-
teur du complot qui a abo uti à l'assassinat de son père! N 'est-ce pas à
lui que profite le crime? Mais alors po urquo i fait- il bie ntô t arrête r
l' homme qui l'aurait propulsé au pouvoir? Non, si Kape nd et le jeune
Kabila avaient été de mèche, ce derniet ne l'aurait pas jeté en priso n
mais fait assassiner afi n qu' il ne parle pas.
Le colonel Kape nd , o rigi naire du Sud- Katanga proc he de l'Angola,
était l'homme d e Luanda, chac un le savait à Kinshasa. D 'abord pro-
tec teurs de Kabila à qui ils avaie nt sauvé la mise, un e prérogative qu' ils

300
Ex-Congo belge: 3) D e Mobutu à Kabila

partageaient avec les Zi mbabwéens et leur valaient de solides cont re-


parties en diamants, les Angolais avaient fini par se lasser. La paix n'était
toujou rs pas en vue et le président congolais ne semblait pas décidé à
en term iner.
Pire, alo rs qu'ils avaien t très envie de rapatrier leurs troupes pour en
finir eux- mêmes avec leur rébellion interne, ils venaient d'apprendre
que Kab ila avait pris des co ntacts secrets avec le cher de celle-ci, Jo nas
Savimbi. Une véritable traîtrise!
Cependant, au Congo, à l'anno nce de l'assassinat de Laurent-Désiré
Kabila, ce SOnt d'abord les États-Unis qui SOnt accusés d'être les com-
manditaires ou les inspirareurs du crime.

I.:Avenir ' :
Le 17janvier, le peuple congolais a célébré le 40' anni-
versaire de L'asstlSsinat de Patrice Lumumba, Premier ministre
du Congo indépendant, dans une étonnante répétition de
l'Histoire. Car le J6 janvier 200 J, le chefde l'Étatcongolais,
Laurent-Désiré Kabila, a été criblé de balles dans sa résidence
du Palais de Marbre de Kinshasa. Le 16janvier n'était pas
seulement la veille de l'anniversaire de Lumumba, mais aussi
presque la veille du changement d'administration aux États-
Unis d'Amérique. On ne peut pas ne pas trouver des liens
entre l'attentat contre Kabila et l'approche de la date d 'i n-
vestiture de George W Bush. De même l'assassinat de
Lumumba avait des liens avec le changement de pouvoir aux
États-Unis, Eisenhower s'apprêtant à passer le pouvoir à
Kennedy. Si Lumumba a été sacrifié sur l'autel de la guerre,
on se demande en revanche pourquoi on en veut à Kabila. De
toutes les foçons, depuis son arrivée au pouvoir, Kabila a
réveillé, dans certains milieux occidentaux qui jubilaient
d'avoir liquidé le communisme, des réflexes anachroniques.
Pourquoi continue-t-on à avoir peur des nationalistes fors-

1. Quotid ien de Kinsh:lsa, art icle de janvier 2003.

301
Les dessous de la Françaftique

qu'on sait qu'a,1X États-Unis, en France, en Belgique Olt par-


tout ailleurs, on n'accepterait pas comme chefde l'État une
personne qui ne donnerait pas la preuve de l 'amour profond
pOUl' son pays. On a l'impression que le nationalisme n'est
condamnable que dans les pays du tiers-monde alors qu'il
est une qualité - voire une vertu cardinale - dans les pays qui
dominent Le monde. C'est pourquoi on peut penser que ce n'est
pas tant le nationalisme que lïndépendance ,ielle des pays du
tiers-monde qui inquiète.

En dehors des Angolais, et peut-être des Américains, nombreux


étaient ceux qui ava ient intérêt à se débarrasser de Kabila. À commen-
ce r par les fami ll es de tous ceux qu'il avait fait froidement exécuter.
Toutefo is, il est vrai que les Angolais avaient les meilleures raiso ns d'en
vouloir au dirigeant congolais. Associés aux Z imbabwéens lorsqu'il avait
été question de sauver Kabila, ils avaient l'impression d'être progres-
sivement écartés au profit de ces dern iers. No n seulemen t, il leur ava it
confié sa protection perso nn ell e mais il env isageait de nommer un
Zimbabwéen au poste de chef d'état-major de l'armée. Il était normal
que l'Angola en co nço ive du dépit. D 'autant que c'étaient ses forces qui
avaient fait le gros du travail lorsque Kabila les avait appelés au secours
pour contrer l'armée rwandaise.
Il n'était jusqu'au Z im babwe pour avoir eu la tentation d'en finir
avec Kabila. Certes, celui-ci s'était montré généreux en confiant de nom-
breuses explo itations minières au go uvernem ent de Rob ert Mugabe,
le président zimbabwéen. Mais était-ce suffisant ?
Plusieurs éléments troublants plaident en faveur de l'implication du
Z imbabwe. Et d'abord le fait que la protection de Kabila, organisée par
des militaires zimbabwéens, s'est montrée particuli èrement défaillante.
D 'autre parr, pourquoi la dépouille mortelle de Kabila a-t-elle pris le
chemin de H arare, la capitale du Z imbabwe? S' il s'agissa it de sa uver
le préside nt co ngolais qui n'était peut-être pas encore fil0rt , on l'au -
rait plutôt transporté en Angola, à Luanda, Ol! il avait l' habitude de
se faire so ig ner. Dern ier point curi eux : tous les hommes, politiciens ou

302
Ex-Congo belge ,' 3) De Mobutu à Kabila

militaires , qui son t arrêtés et accusés de co mpli cité dans l'assass in at


de Kabila seront ga rdés par des soldats zimbabwéens. Et ces mêmes
Zimbabwéens, associés à des A ngol ais, seront membres à pan enti ère
de la commiss ion d 'enquête chargée d'élucider une affaire qui ressor-
ta it po urtant du seul Co ngo !
Alors pourquoi ne pas envisager que le Z imbabwe et l'Angola aient
agi de conserve po ur éliminer Kabila ' I.:hyporhèse rient la roure. Tous
les o bserva teurs présents ce jour-l à à Kin shasa Ollt no té que, nès rapi-
dement après l'assassinar, ce sont des tro upes angolaises et zimbabwéennes
qui se SOnt déployées dans la capitale congolaise po ur empêcher tout
désordre. O r les soldats ango lais, plusieurs cenraines, étaient arri vés sur
l'aéroport de Kinshasa, en pleine nuit, la veille même de la mort de Kabila.
Autre m ystère : très peu de jours après la mo rt de Kabila, o n découvre
les cadav res de o nze Libanais qui viva ient à Kinshasa . Ils auraient été
rafl és par l'armée le lendemain de l'assassinat du président et immé-
diatement exécutés !
Ces hommes, installés au Congo o ù existait depuis fo rt lo ngtemps
un e impo n an ce com munauté libanaise, avaie nt réalisé d'exce llentes
affaires sous le précédent régime. Très li és aux généraux de M obutu ,
ils détenaient une sorte de monopole du commerce des diam ants. Mais
Kabila ava it mis fin à ce tte pratique et confi é cette acti vité à un ho mme
d'affaires israélien.
Ces Libanais auraient do nc pu eux aussi êne tentés d'en terminer avec
Kabila afin de récupérer leur fructueuse activité, d'autant qu' ils étaient
restés en relatio ns avec les mo butisres qui avaient quitté le Congo après
la victoire de Kabila. Riches, ils avaient les moyens de fin ancer les conspi-
rate urs. Les militaires qui les o nt enlevés étaient certaineme nt panie
prena nte du complot et se sont assurés de leur silence en les exécuram.

C olette Braeckman " journaliste :


La frustration des commerçants libanais se nourrissait
d'une autre raison encore: un certain nombre d'entre eux uti-

1. Les nOllf/eaux prédmettrs, Fayard, 2003.

303
Les dessous de la Françafoque

lisaient les bénéfices réalisés au Congo (comme ailleurs en


Afrique centrale) moins pour leur compte personnel que pour
soutenir le H ezbollah au Sud-Liban. Bien plus tard, on devait
même soupçonner certains dentre eux d'avoir été, fitt-ce indi-
rectement, en contact avec les réseaux d'Al-Qaida. Au moment
du procès qui s'ouvrit en avri12002, les enquêteurs avaient
établi que certains réseaux libanais avaient été impliqués dans
le transit de l'argent du complot, et qu'ils étaient entrés en
contact avec Rachidi et ses compagnons, plus désargentés les
uns que Les /lutres. Dizutres Libanais furent accusés d'avoir
fourni l'arme du crime. Mais à ce moment, ils nëtaient p lus
là pour se défendre,' dès le lendemain de l'assassinat de Kabila,
le général Yav, qui, au fait de la conspiration, avait veillé à
foire désarmer Les militaires congoLais, avait aussifoit exé-
cuter onze Libanais, dont plusieurs étaien t originaires d'un
même village du Sud-Liban, et qui faisaient vraisemblable-
ment partie du commando envoyé pour réaliser l'opération.
Ces hommes qui promettaient de révéler ce qu'ils savaient à
propos de la mort du chefde l'État en échange de la vie sauve,
jurent ainsi abattus avant d'avoir pu parler!

En fait, et c'est l'ex plicatio n de tous ces mystères, il n'ex istait pas une
co njuratio n mais plusieu rs! Tous ces co nspirateurs po ursuivaient le
même objectif avec des mo biles différents. C'était à qui tirerait le pre-
mier et raAerait la mise en fa isant po rter la respo nsabilité de l'assassinat
sur un autre!
M ais c'est peut-être un fa it-d ive rs français qui do nne la clé d e cette
affaire. Vingt jo urs ava nt l'assassinat de Kabila, la police procède à un e
curi euse découverte p rès d e Lyo n. Dans u ne voiture carbo nisée, elle
tro uve d eux cadavres masculins. l:autopsie révèle q ue les deux ho m mes
ne sont pas mo rts da ns l' incendie du véh icule mais qu' ils o nt été abat-
tus d' une balle d ans la tête.
Il s'agit de deux Congolais. G râce à des teStS génétiques, ils SOnt iden-
t ifi és . l:un s'a ppel ait Aimé Ate mbina. Capi taine, il était m emb re d e

304
Ex-Congo belge ,' 3) De Mobutu à Kabila

la Division spéciale présidentielle créée par Mobutu, une police secrète


chargée des sales besognes. Son père était ambassadeur et sa mère tré-
sorière du parti de rex-dirigeant z..'lïroi s. Quant à sa sœur, elle est mariée
à l'un des généraux les plus redoutables de l'ancienne dictature.
Atembina, qui avait obtenu un stat ut de réfu gié politique en
Belgique, ne se cachait pas de travailler à la chute de Kabila.
Le de ux iè me homme était un personnage encore plus intéressant.
Philémon Mukuba, chef traditionnel d' une tribu du Kivu, avait exercé
de très hautes fonctions au Congo. Il s'était rangé du côté de Kabila et
avait o btenu d'être no mIné à la tête d'une impo rtan te société minière,
la Somico. Dans un pays qui regorge de ressources minières, il s'agissait
d'un poste important qui lui a permis d 'avoir accès à un considérable
secret. Dans les dern iers mois du règne de Mobutu, des barres d'uranium,
mais aussi des déch ets nucléai res, ont été dérobés dans le Centre de
recherches nucléaires de Kinshasa, une installatio n scientifique construire
par les Américains dans les années 1960, et qui comportait deux réacteurs
dont l'un serait toujours en activité. Luranium était aussi détourné dans
une mine prétendument fermée et dont J'accès était strictement in terdit.
Mukuba avait découvert l'endroit où ce combustible avait été caché !
U n uranium qui vaut très cher et fait )'o bjet de nombreuses convoitises,
tant de la part d'États que d'o rganisation s terroristes. Le Congolais,
guère scrupuleux, imagine de vendre cet uranium pour son compte.
Le minerai es t entreposé dans de gros faitouts en plomb qu'on
appelle des casques. Mukuba essaie discrètement de les commercialiser.
Il semble bien qu' il en a au moins vendu un à un personnage proche de
Ben Laden. Cependant, malgré les précautions prises par l'indélicat per-
sonnage, les services de renseignem ent tant fran çais qu'américains SOllt
alertés et entreprennent de mettre le Co ngolais sous surveillance afin
d'obtenir des informations plus précises.
La DGSE réussit ainsi à infiltrer quelqu' un dans l'entourage de
Mukuba. Cet ho norable correspondant est un homme d'affaires insoup-
çonnable qui travaille à l'occasion pour le service.
Cet espion travaille de façon efficace, gagne la confiance du l'-DG
de la Somico et permet même à la DGSE de récupérer l'un de ces casques

305
Les dessous de la Françafrique

d'uranium. Mais sa besogne ne se limite pas là. À Kinshasa, il parvient


à se fa ire des relarions au plus haur ni veau . Auprès de Kabila lui- même.
Cct ho mme es t do nc main tenant une source de renseig neme nt crès
appréciable pour les services. Et c'est ainsi qu' il découvre le pot aux roses:
le président congolais n' igno re rien du trafi c des casques d ' ura nium .
Si le chef de l' État est au courant et laisse faire, c'est qu' il y trouve
son intérêt. Po ur lui - mêm e o u po ur son pays. Le Co ngo est alors un
pays en guerre et parti ellement occupé. Les armes co ntent très cher. Il
est tentant de vendre des matières fi ss iles p O Uf s'en procurer.
Mais Mukuba, cheville o uvrière du trafic, a tendan ce à jouer un jeu un
peu trop personnel. Le président le sait et se méfie de plus en plus de lui.
Le P-DG de la Somico a compris: prudemment, il séjourne de moins
en moins dans son pays et se rapproche progressivement des milieux mobu-
tistes qui , en Belgique ou en France, travaillent à cOInpIater contre le
président congolais. C'est a insi qu' il rencontre le capitaine Atembina.
Ce dernier est d'autant plus intéressé que la ve nte des casques d' uranium
peut aussi servir à fin ancer l'opposition au régime de Kabila.
No tre honorable co rres po ndant se tro uve pa r là- mê me d ans une
positio n assez inconfo rtable. Il a capté la confiance de Kabila mais, grâce
à M ukuba, devenu un ami , il est d ésorm ais au cœur du complot qui
vise à abattre cc m ême Kabila. Il lui est même pro posé de mettre so n
e ntregent au service de la cause : pourquo i ne jo uerait- il pas un rôle
dan s le fin ancement du complo t ?
Toutefo is, il ne peut rester longtemps assis entre deux chaises, au risque
d'être la première victime de certe siruario n inconfo rtable. Le service de
renseignement qui l'emploie et le po uvoir qui le coiffe choisit à sa place:
ce sera Kabila ! Le président congolais a en effet exprimé clairement son
intention de noucr de meilleures relations avec la France. Paris a répondu
très positivem ent et s'entremet dans les expéditio ns d'armes qui transi-
tent par le T chad o ù statio nne un fo rt contingent français.
Ce ch o ix e n fave ur d e Kabil a sig n ifi e pa rallèle me nt la dé no ncia-
tion des agissemen ts des conspirate urs mobutistes. Le président congo-
la is est a in si info rmé qu' il est phys iquement menacé. II réagit immé-
diatement en do nnant l'ordre à ses services secrets d'assassiner A tembina

306
Ex-Congo belge .' 3) D e Mobutu à Kabila

et M ukuba. Il est même probable que le guet-apens a été o rganisé à l'ini-


tiati ve de l' ho norable co rrespo ndan t d e la D G SE.
Cependant, ce dernie r n'a pas li vré à Ka bila ro utes les in fo rma tio ns
qu' il possédait : il a omis en pa rticulie r de lui fa ire savoir q u'au cours
d' un voyage en Sui sse les mob utistes avaient re ncontré le co lo nel
Ka pe nd, l' homme qui , justem e nt, d e par ses fo nc tio ns, é tait chargé
de la sécurité du président et qui jouera un rô le crucial d ans l'assassinat
du préside nt co ngolais.
M ais en révélant ce secret, l'agent français se serait trahi , car il ava it
assisté à cen e renco ntre! Co nnaissant bien son ho mme, il n'a do nc
pas p révenu Kabila qui , da ns un accès de fureur, aura it été capable de
le mettre à mort pour p uni r son do uble jeu!

Stephen Smith, journaliste ' :


Le délitement du régime mobutiste, à partir de /990,
a eu raison de toutes les précautions prises.[. . .} Il fout le croire,
à en juger par les listes de matières radioactives proposées à
la vente à Kinshasa, mais aussi de l'autre côté dl/fleuve Congo,
à Brazzaville. Il ne s'agit pas seulement d'uranium à l'état
naturel. Apparemment, des déchets nucléaires stockés dans
le passé au Zal're, souvent d'origine américaine, inondent éga-
lanent un marché clandestin qui, au grand dam des services
secrets occidentaux, attire des acheteurs en provenance de tous
les .bats voyous intéressés par la prolifération des matières enri-
chies ou propres à être retraitées. Un expatrié français, d'ori-
gine corse, aurait été repéré comme intermédiaire. Une source
crédible affirme même que fou le président Laurent-Désiré
Kabila aurait expédié, à bord de son avion personnel, des filts
de déchets radioactift à Djerba, en Tunisie, où des agents dit
colonel Kadhafi seraient vertus les récupérer. En échange, le
chefde IÉtat libyen aurait contribué au financement de l'if-
fort de guerre dit régime de Kinshasa.

1. Le Momie, 5 ma i 2001.

307
Les dessous de la Françafrique

Depuis 2002 et le déploiement d'une très imporrante force de main-


tien de la paix (la Monuc), le pays a recouvré une paix relative. Mais des
bandes armées continuent d'écumer l'est d u pays, pillant, ruant et vio-
lant. Après trente ans de moburisme, huit ans de guerre, quatre millions
de Congolais ont payé de leur vie l'instabilité chro nique de leur pays.
XIX
Rwanda: la France en procès

Il s'agit de l'une des pages les plus noires de l' histoire contempo-
raine. Un génocide, reconnu comme tel par l'Organisation des
Nations unies, c'est-à-d.ire la destruction systématique d'wl groupe
ethnique, des cennunes de milliers de femmes, d'hommes et d'enfants
massacrés: l'un des derniers génocides du xx' siècle. Il y a seule-
ment quatorze ans, au Rwanda.
À l'époque, et sans doute pour évacuer à la fois l'horreur et la cul-
pabilité, ce génocide a souvent été présenté dans le monde dit civilisé
comme un massacre de plus entre tribus africaines rivales. Bref, une
boucherie quasi banale, lointaine et exotique.
Une thèse qui nous arrange, nous Français. Car notre pays, pour
des raisons qui n'ont toujours pas été vraiment éclaircies, a été étroi-
tement mêlé à cette barbarie.
En 1998, les parlementaires français - et ce fur une première - ont
créé une mission d'information sur les opérations militaires menées
par la France au Rwanda. Présidée par l'ancien ministre de la Défense,
Paul Quilès, cette mission, après neuf mois de travail et de nombreuses
auditions, a souligné, selon le journal Le Monde, « les erreurs, les mutes
et l'aveuglement de la France avant le génocide ». Elle a aussi critiqué
l'opacité de sa politique africaine, domaine réservé de l' Élysée.
Toutefois, elle a conclu, de façon assez paradoxale, que Paris n'avait
aucune responsabilité dans les massacres de 1994 qui ont fait entre
cinq cent mille et un million de morts.
Cependant, depuis, deux documents ont jeté un éclairage nou-
veau sur la tragédie. Il y a d'abord le réquisitoire rédigé par le juge
Bruguière qui rejette la responsabilité du massacre sur le régime

309
Les dessous de la Françaftique

actuel de Kigali) accusé d'avoir sciemnlcnt provoqué ce génocide


en attentant à la vie du président Habyarimana. Et de l'autre côté,
une charge plus politique que judiciaire qui a suscité une violente
réaction rwandaise: la publication à l'été 2008 d' un gros rapport qui
dénonce l'attitude française avant et pendant le génocide. Réponse
du berger à la bergère? Certainement. Mais Paris ne pourra pas se
contenter d'énlcttre des réactions outragées pour répondre à ces accu-
sations précises et étayées.

Le 6 avril 1994, le président rwandais Juvénal Habyarimana parri-


cipe en Tanzanie à une importante réunion des chefs d'État de la région
des Grands Lacs. Au menu , il y a l'application des accords conclus un
an plus tÔt à Arusha et qui doivent mettre fin à la guerre civi le qui ensan-
glante le petit Rwanda depuis 1990 .
Habyarimana s'e ngage à former un no uvea u go uvernement qui
accordera une juste place à chacune des factions rwandaises, Hutu et
Tutsi. En fin de journée, le président mOnte dans son avion, un Falcon
offerr par la France et piloté par un équipage militaire fran çais. Le pré-
sident du Burundi , pays voisin et jumeau du Rwanda, emprunte ce
même appa reil pour regagner son pays.
Il est un peu plus de 20 heures lorsque le Falco n arrive en vue de
l'aérodrome de Kigali , la capitale rwandaise. Soudain, l'avion explose,
victime d' un tir de missile sol-air guidé par infrarouge et donc attiré par
la chal eur des réacteurs. En fa it, deux engins Ont été lancés. Le pre-
mier missile a raté sa cible, mais le de uxième a fa it mouche.
Cet attentat déclenche officiellement le génocide. Mais, c'est sim-
plem ent l'étincell e qui met le feu aux poudres . Car les explosifs étaient
déjà en place et le génocide programmé.
Les premiers massacres commencent tout jusce une heure après l'at-
tentat. Les assass ins éraient donc prêts ct n'ancndaienr que ce sinistre
feu ven pour passer à l'action. D 'où cette première question: les mas-
sacreurs n'étaient-il s pas auss i les auteurs de l'attentat ?
Avant de répondre et d'examiner les autres hypothèses, il convient
d'opérer un retour en arrière.

3 10
Rwanda,' la France en procès

Le Rwanda et le Burundi so nt d 'abo rd des colo nies all emandes.


Mais, ap rès la Grande Guerre, la Société des Nations co nlie ces petits
terriroires à la Belgique qui règne déjà sur l' immense Congo voisin .
Le Rwanda, « pays d es Mille Collines ", est très peupl é: sept mil-
lions d'hab itants, essentiellement des agri cul teurs reconnus pour leur
dynamisme et leur assiduité au travail. Comme au Burundi , on y trouve
deux groupes, les Hutu et les Tutsi qui Ont sans doute de lo intaines o ri-
gines diffétentes . Les premiers venant du sud et les seconds du nord .
Mais depuis des siècl es, ils vivent ensembl e, parle nt la m ê me langue
et pratiquent la même religion. E n réalité, la principale différe nce entre
eux est sociale, les Tutsi étant plutôt des féodaux tand is que les Hutu
occupent généra lement le bas de l'échelle sociale. Et s' il existe une dis-
parité ethnique, elle s'est atténuée au iii des ans. Pourtant le colonisa-
teur va la ressusciter et même l'amplifi er, po ur mieux assu rer son pou-
voir. C'est ainsi que les Belges, avec la collaboration tOlite puissante des
rnissiol1s catholiques, s'appuient sur les Tutsi présentés comme des guer-
rie rs e t des seigneurs alors que les Hutu ne seraient que de vu lgaires
roturiers et des se rfs. Les riva lités traditionnell es sont artilicielle ment
exacerbées. La compétition raciale, et do nc la haine, est anisée Ct même
formalisée : sur les ca rtes d ' ide ntité ligure la mention Hutu ou Tutsi.
Une pratique qui se perpétuera après l'indépendance.
D é mograp hiquement, les Hutu SO nt largement majoritaires : p lus
de 80 % de la population. Il faut ajo ute r que les colonisateurs belges
o nt essayé de justifier scientifiquement ce racisme in stitutionnel , en
s' inspirant par exemple des thèses de Gobineau sur l'inégalité des races.
Cependant, dans les années 1950, le système évolue à cause de l'as-
piration à l' indépendance qui se développe d'abord dans les cercles les
plus éduqués, c'es t-à-dire chez les Tutsi. Ces derniers remettent aussi
en question l'hégémonie de l' Église catholique. Les Belges opèrent donc
Ull brusque changement de cap Ct s'appuient désormais sur les Hutu !

Ce re nversem ent d 'alli ance a d es effets pervers parce qu' il acc roît les
rcllsions entre le.:; deux communautés. En 1959, o n assiste aux premières
émeutes raciales. Les Hutu, avec la bénédi ction des autorités colonial es.
s'en prennent vio lemm ent aux Tutsi dont certain s sont chassés vers

3 11
Les dessous de la Françafrique

l'Ouganda. D es milliers d'autres sont massacrés. D ésormais. on assis-


tera au Rwanda , co m me au Burundi vo is in , à de brusques e t régu-
lières flambées de vio lence entre les deux groupes.

Pascal Krop, journaliste' :


En 1948, le docteur belge Sasseralh publie un livre sur
ce pays: " Lorsque Son Altesse Royale, le prince Charles,
visita le Rwanda-Burundi, il fitt frappé par la taille des
notables, de véritables géants, régnant sur un peuple de
nègres représentant environ un dixième de La popuLation
et formant en réa Lité une race de seigneurs ... Le reste de
la population est Bantou, Ce sont les Bahut" [c'est-à-dire
les Hutu], des nègres qui en possèdent toutes les caractéris-
tiques: nez épaté, lèvres épaisses, front bas, crdne brachy-
céphale, " C'est la classe des serfi. " Une fresque sociale qui
a de quoi foire fiémir, , , Résultat : en novembre J959, des
massacres éclatent un peu partout au Rwanda. Pourchassés,
leurs maisons brûlées, des dizaines de milliers de Tutsi sont
massacrés, Les autres se réfugient à l'étranger, En 1963 et
J964, les exilés Ttttsi tentent plusieurs raids depuis le
Burundi et l'Ouganda, Ces coups dÉtat manqués entraî-
nent une radicaLisation du nouveau pouvoir Hu tu. Le
régime instaure dans tout le pays la règle des JO % : un chef
d'entreprise ayant moins de dix saLariés ne peut désormais
embaucher qu'un seul liltst. Dans L'enseignement et dans
l'administration, les Tit/si sont massivement excfus. Dans
l'armée, seuls les Hutu sont admis,

Lorsque l'indépendance survient, un président Hutu est élu. Mais


une diza in e d'années plus tard, ce dirigeant. victim e d'un co up d'État
est chassé par un autre Hutu, o rig inaire des régions du no rd, le géné-
rai Juvénal Habya rimana,

1. Silence, on tue. Crim es et mensonges à l'tlysée, Flammarion, 200 1.

3 12
Rwanda " la France en procès

En effet, les Hutu ne forment pas un groupe homogène. Ceux du centre


ou du sud sont plutôt des modérés, c'est-à-dire qu'ils sont moins anti-Tutsi
que ceux du no rd. D 'ailleurs, lo rsque commencera le génocide de 1994,
certains de ces modérés serOnt les premières victimes des assassins.
A u pouvoir, les Hutu se radicali sent et in stituti o nnalise nt le rac ism e
anti-Tutsi. Tandis qu'à l'extérieur les Tuts i réfugi és en Ouganda s'or-
ganisent militaire me nt c t opère nt de fréq ue ntes in c ursions au Rwa nda.
Q uant à l'ancienne puissa nce coloniale, elle se d ésengage progressive-
ment. Même si l'Église cath o lique belge, très favorab le à la majorité
Hutu , reste inAuente dans le pays.
E n octob re 1990, d es Tuts i, regroupés au sein du FPR, le Front
patriotique rwandais, attaq uent au nord du pays. Venant de l'Ouganda,
ils ont préa lablement participé miliraire me nt à la gue rre civi le qui a
porté au pouvoir le no uvea u prés ide nt o uga ndais, Yowcri Museveni. En
remUf, celui-ci n'a pas mé nagé ses e nco uragem ents et son aide à ses alliés
qui entendent re nverser le gouverne ment rwandais.
Une véritable gue rre co mmence. Le FPR est un belligérant redo u-
table. Ses tfOupes sont bien form ées, bien années. La menace est sérieuse.
Lorsque l'offensive du FPR se déclenche, le président Habya rimana
est en voyage aux États-Unis. Mais au lieu de rentrer directement chez
lui , il fa it un d éto ur par l'Europe afin d e d emande r d e l'aide.
Na rurelleme nt, il s'adresse d 'abo rd à la Belgique; lo rsqu'un régime afri-
cain est en diffi culté, il f"it toujours appel à l'ancien colo nisateur auquel
le li ent souvent des accords milita ires. Le ro i Baudouin prê te une o reille
favorable aux d ema ndes du président H abya rimana. Quatre cents paras
belges s'envolent pour le Rwanda. Mais leur mission est limi tée. Ils doi-
ve nt seuleme nt évacuer les expat riés belges et repa rtent dès qu' ils ont
accomp li le ur miss io n. A uss i, le prés ide nt rwandais s'adresse-t- il à la
France qui , en 197 5, so us la p réside nce de Valéry G iscard d'Estai ng,
a sig né très di scrètem e nt un acco rd de coo pérat io n militaire avec le
Rwand a. Habya rimana dem ande à Paris d e respecter ses engagements.
Po urrant, jusque-là, la France ne s'est pas vraime nt inté ressée au pet it
Rwanda. Mais quand le président H abya riman a s'ad resse à so n homo-
logue français, François Mirrerrand vo it là L1n e oCG:1.sion de s'implan-

3 13
Les dessous de la Françafrique

te r d ans l'Est afri ca in et d'agra ndir sa sphère d'influ e nce sur le co nti-
nent. D 'autant que le Rwanda francophone est victime d'un e agression
opérée depuis un pays anglophone, l'Ouganda !
Les de ux prés id e nts se connaissent bie n. On a m ê me prétendu que
leurs fil s étaient amis. Jean-Christophe Mitterrand, baprisé ironique-
me nt « Papamadir », e t qui est alors e n c harge de la ce llule africa in e
de l'É lysée, s'ente ndrait très bi en avec Jean- Pierre Habyarimana. Mais
il faur (, ire la parr d e la rumeur.
En outre, le président rwandais a été l'un des chefs d' État africa ins
qui a chaleureusem ent applaudi le fameux disco urs de Mitrerrand au
som met de La Baule, en juin 1990, une allocution dans laquelle le pré-
sid ent frança is de mandait aux diri gea nts africa in s d e faire progresser
la démocrat ie sur le contine nt e t d'e n finir avec le systè m e d es partis
uniques !
M itterrand a donc été favorablement impressionné par H abyarimana,
qui érait par ailleurs un homme cultivé. Aussi, lorsque le Rwandais l'ap-
pelle au secours, le Français réagît-il aussitôt e t ordonne l' e nvo i de paras
au Rwa nda. Ce sera l'Opération Noroît.
Le prétexte est humanitaire (la protection des Français et des Belges,
présents au Rwanda) mais il ne fera pas longtemps illusion: les so l-
dats fran ça is, presque six cents hommes, sont bie n là pour soute nir l'ar-
mée rwandaise qui se bat co ntre les troupes Tutsi du FPR, présentées
comme des agresseurs. Po urtant, ces Tutsi so nt des Rwandais c hassés
de chez e lLX par le racisme Hutu. Mais Paris ne veut pas e n tenir compte.
Les Hutu sont largement majoritaires dan s le pays. Donc le go uve r-
ne me nt du prés ide nt Habyarimana est légitim e ! Quant à le urs adver-
sa ires, les Tutsi du FPR, un général français - et pas d es moindres puis-
qu' il s'agit du chef d'état-major particulier du chef de l'É tat - n' hésitera
pas à les traiter de « Khmers no irs )) !
Cepe ndant, très tôt, no rre ambassadeur à K igali m et en garde
l'Élysée: un conAit erhnique de grande ampleur peut éclater à tout moment.
Mitterrand pense au contraire que notre inte rventÎon militaire contie n-
dra les risques de conAir er qu'un jour ou l'autre, grâce à la France, les adver-
saires se rencontreront autour d'une tab le de négociat ion.

3 14
Rwanda : la France en procès

Sur le terra in , les faits semblent contredire cerre estim ation: les paras
fran ça is sont à pe ine arrivés que le pouvo ir rwandais se li vre à une véri -
tab le provoca tion e n mCHant en scène une fausse 3[[aque d e la cap ita le,
fG gali, puis en orga nisant une vaste campag ne d'arresta tion s, suivie par
de nombreux massacres de civils.
Les militaires français, témoins malgré eux, ne peuvent donc igno-
rcr ces exactio ns mais laissent faire. Toutefois, à Paris, les ministres
concernés, cellXde la D éfense et des Affaires étrangères, ne sont guère
enthousiastes à l'idée de voir le contingent françai s demeurer sur place.
Mais l'affaire ressort du domaine réservé du président de la République!
E n princ ipe, Paris a mêm e exclu to ute présence acti ve de nos forces
dans la zone des co mbats. Ce pendant la réalité es t bien diffé re nte:
des militaires français pilotent des hélicoptères de co mbat rwandais,
mènent des actions de reconnaissance en profondeur ou font même
la police à Kigali. D 'autres soldats présents sur le front règlent la hausse
de pièces d'arti ll e ri e. Bien sûr, au dernie r moment, ce n'est pas l'artille ur
fran çais qui tire. Mais quelle est la diffé rence ?
Quoi qu' il en soit, l'aspect le plus important de cette coopéra-
tion militaire d e meure la formation d e l'armée rwanda ise qui, e n
1990, ne compte que quelques milliers de soldats ni très moti vés ni
bien entraînés. Paris décide donc de prendre les choses en main. D es
officiers in stru c te urs so nt e nvoyés au Rwanda. Larmée rwandaise vo it
ses effectifs grossir dans d es proportions considé rables. En 1992, elle
co mptera jusqu'à cinquante mille soldats. Pour autant, cette troupe,
si elle est nombteuse, ne se signale guère pa r son effi cacité : à chaque
fois que les rebelles du nord attaquent, le sou tien militaire fran çais est
indispensable.
C ela signifie que Paris est de plus e n plus e ngagé. Un lieutenan t-
co lonel frança is, chef du d étachem ent d 'assistance militaire, devient
m êm e en 1992 le co nseiller du président Habya rimana et le chef
suprê m e de l'armée rwandaise !
C'est donc la France qui co nduit la g ue rre conne l'e nvahisseur,
co mme on pe rsiste à qualifi er le FPR. Naturellement cerre assistance
militaire s'acco mpagn e de li vra isons d'armes e t de matériel: mi ss il es,

3 15
Les dessous de la Françafrique

hélicoptères, pièces d 'artillerie. On doit même puiser dans les stocks de


J'armée frança ise pour approvisionner les Rwandai s.
Certaines de ces livraisons sont officielles mais d'autres le SO llt beau-
coup moins et so nt le fait d ' intermédiaires et de fili ères plus ou moins
clandestines . Ainsi, le nom de Paul Barril , conseiller officieux du pré-
sident Habyarimana, a-t-il été évoqué mais auss i celui d'un ancien poli-
cier, membre de la fameuse cellule de l'Ëlysée.

Colette Braeckman, journaliste ' :


Les hommes des forces spéciales françaises vont plus loin
encore: à Kigali, iis participen t directement, et en uniforme.
aux interrogatoires" musclés" des prisonniers du FPR et les
questionnent sur la stratégie poursuivie. ta logistique. les
contacts avec l'extérieur, Les sources de financement. La pLu-
part d'entre eux opèrent sous des noms de code, qui com-
mencent par la première lettre de leur nom. Pour en savoir
plus, les Français mèneront même des (( actions en profondeur
". Tellement profondes qu 'elles les conduiront en territoire
ougandais, à l'arrière des lignes du FPR, afin de mesurer l'am-
pleur de l'aide apportée par Kampala aux rebelles. Le rôle du
DAMl, Détachement d'assistance militaire et d'instruction,
est plus ambigu encore: ses hommes, au nombre d'une tren-
taine, ne sont pas seuLement présents sur ie terrain, iis par-
ticipent directement à la formation des recrues rwandaises et,
selon certains témoignages, à l'entraînement de milices.

Cette pre mi ère gue rre oubliée et secrète aboutit à un véritable


désast re humanitaire. Au nord du pays, des centain es de milli ers d e
Hutu fuient leurs villages menacés par les Tutsi du FPR et viennent s'en-
tasser à Kigali ta ndis que dans les autres zo nes, on ass iste à de nombreux
massacres co mmis par des groupes ex tré mistes Hutu dont certains
appartiennent au pa rti du prés ident Hab ya rimana. D 'ai ll eurs, des

1. Rwnnda, histoire d 'un génocide, Faya rd , 1994.

3 16
Rwanda: la France en procès

proches du président rwandais encouragent publiquement les assassins.


En 1992, le numéro deux de son parti prononce un discours terrifi ant
o ù il engage ses partisans à exrcrminer les fa milles des Tutsi memb res
du FPR : « Celui à qui vo us n'aurez pas tranché la tête sera cel ui qui
tran chera la vô tre ! ~)
Paris est d'aura nt mieux info rmé que les agents de la DGSE présents
sur place envoient des rapportS très précis à leur centrale. D 'aurre part,
la réa lité de ces massacres de Tutsi es t établi e par une miss ion de la
Fédération internationale des droits de l'homme. Dans un document
tra nsmis à l' Élysée, il est même mentio nné le nom des respo nsables
de ces escad ro ns de la mort. Et surtout, ce ra pport évoque de faço n crès
lucide la pro babili té d' un génocide ! Un an plus tard, en 1993, une mis-
sion des Natio ns unies é m C({fa le même pronostic.
Alors fa ut-il parler d'aveuglement frança is?
Certes. Paris, à plusieurs reprises, a semo ncé les auto ri tés rwandaises
et rappelé H abyarimana au respect des droits de l' ho mme. En vain!
Le président rwa ndais pro men ait mais ne changea it rien.
D 'autre part, il semble que la France s'était tro p compromise et qu' il
lui ait été imposs ible de reculer! Abando nner le Rwanda aurait été
reconnaître que depuis 1990, notre pays fa isait fa usse route. O r la thèse
offi cielle restait celle de l'agress io n extéri eure. Une ag ress io n anglo-
saxonne! Certains ont même évoqué le complexe de Fachoda' !
Alors il est vrai q ue l'Élysée n'entendait pas laisser le cham p libre aux
Angloph ones dans un pays traditionnellement francopho ne. Mais plus
sérieusement, le président Mitrerrand ne désespérait pas d'obrenir sous
les auspices de la France un accord poli tique entre les bell igérants car
il esti mait être le mieux pl acé po ur fa ire pressio n sur H abya rimana et
l'amener à la table de négociatio n.
La suite paraît lui do nner raison: des po urparlers s'engagent en jan-
vier 1993, à Arusha, un e ville de Ta nzanie. Il s'agit d'a bo utir à un e
meill eure réparri tio n entre Hutu et Tu ts i au se in du gou ve rnem enr

1. En 1898, Fachoda, une place so uda naise du haU( Ni l, a dû ê rre évac uée par la
mi ss ion Marchand après un ultil11arur11 bri rannique.

3 17
Les dessoltS de la Françafriqlle

rwa nd ais. Co ntre to u te atte nte, un acco rd est signé entre le FPR er
les au to rirés d e Kigali . M ais H abya rim a na le rem er presque auss itô t
en cause, d'abo rd parce qu'il ne veut pas partager le po uvo ir avec des
Tutsi, et e nsui te pa rce que, placé d evant le fa it acco mpli , cee acco rd
lui a é[é imposé. Le président du Rwa nda n'a do nc aucuneme nt l' in-
te ntio n de l'appliquer.
La preuve n e [arde pas à en êrre d o n née: les m assac res d e Tu tsi
reco mm en cent rapideme nr. Co nséquence immédiate, le FPR, d epuis
ses bases o ugandaises, la nce un e o ffe nsive très musclée d a ns le no rd
du pays . Le pré tex te es t to ut t ro u vé : il s'agit de ve nir a u secours
d es po pulatio ns m e nacées pa r les milices Hutu (les Inte raha m we)
entraî nées par les Fra nçais et qui fo rmero nt plus ta rd le fer d e lance
du génocide.
L'l gue rre reCOInmence ct, Ull in stant. o n pense mêm e que les troupes
du FP R vont s'emparer d e Kigali.
Com m e à so n habi tude, H abyarim ana en appelle à la Fra nce qu i
répo nd aussitô t ( présente ». M itterrand envoie cent cinquante ho mmes
du 2 1' RPI Ma qui étaient statio nnés en Centrafrique. Ils do ive nt agir
en soucien arrière de l'armée rwandaise. Ce renfo rt ne suffit to utefo is
pas à juguler l'o ffensive du FPR.

Jean-Christophe Mitterrand 1 :
Je mïnquiétai néanmoins lorsque, en février 1991, mon
père décida de gonfler nos effictifi dans le cadre de l'Opération
No roît. j 'avais le sentiment que nous nolIS engagions beau-
coup trop et je lui demandai pourquoi nOlis en foisions autant.
Il me répondit, très net." " La situation au Rwanda est plus
que tendue. Explosive. L'agression du Ff'R déstabilise les rap-
ports politiques et attise la fracture ethnique. Il nolIS fout
gagner du temps pour obliger les parties à s'entendre, car dans
cette région des Grands Lacs les massacres sont devenus la
norme. Dans ce type de conflit, ne cherche pas les bons et les

1. op. cit.

3 18
Rwanda: la France en procès

méchants, il n'existe que des tueurs potentiels. » Il avait le pres-


sentiment que le dérapage était possible, mais il pemait que
Habyarimana, malgré sa foiblesse, restait le pivot autour
duquel une solution pouvait être trouvée.

La situatio n devient de plus en plus périlleuse pour Habyarimana.


D 'autant que les Tutsi SO llt maintenant soute nus par cinq bataillons
ougandais! J..: « agression » étant devenue patente, l'Élysée renforce le
dispos iti f m ili taire fran çais: sept cents soldats se trouvent maintenant
au Rwanda.
Cependant, Mitterrand finit par avoir des doutes sur le bien-fondé de
notre engagement au Rwanda et pas seulement parce que le ministère de
la Défen se co mm ence à grogner. Alors pourquoi ne pas saisir l'ONU
puisque désormais l'Ouganda est entré offi ciellement dans le jeu ? À la
demande de la France, le Conseil de Sécurité adopte donc une résolution
ptévoyant le déploiement d' une force de connôle qui, à terme, rempla-
cerait les troupes fran çaises. Certains militaires présents sur place pour-
raient, dans ces conditions, coiffer le Casque Bleu des Nations unies.
C'est sans compœr avec la nouvelle cohabitation qui s'instaure à Paris.
Édouard Balladur est le nouveau Prem ier ministre tandis que Franço is
Léotard reçoit le portefeuill e de la D éfense. Les deux hommes, à l'in-
verse de leur collègue des Affaires étrangères, Alain Jup pé, sont partisans
de renforcer encore un peu plus notre contingent au Rwanda car ils esti-
ment que l'ONU tergiverse et tarde à envoyer des Casques bleus.
Le président, lui , partage plutôt l'avis de Juppé. Il trouve qu'o n est
déjà trop engagé. Mais n'en est-il pas le principal responsable?
Toutefois, il n'est pas besoin d'envoyer de nouvelles troupes: sou-
dain, la tension décroît. Le FPR desserre son étreinte. Et les belligérants
retournent à la table de négociation , toujours à Arusha. Un nouve l
acco rd est conclu en août 1993. JI prévo it la transition démocratique,
la fusion des deux armées belligérantes au sein d' une armée nationale
et l'envoi sur place de forces de l'ONU. Ce sera la Minuar, Mission des
Nations unies pour l'assistance au Rwanda et ell e co mprendra deux
mil le cinq cents hommes . Quant aux troupes frança ises, il est prévu

3 19
Les dessous de la Françafrique

qu'ell es quitteront le Rwanda dès que les Casques bleus de l'ONU


débarqueront. Seuls restero nt quelqu es co nseillers militaires .
Officiellement, en tout cas . Car la preuve a été apportée que certains
militaires français, qui n'avaient par aille urs nulle envie de quitter le
Rwanda, sont demeurés là- bas. Discrètement, bien sûr. Et en civil.
Paris ne pouvait pas l'i gnorer. Comme il lui était difficile de ne pas
savoir que, mal gré l'accord d'Arusha, des armes continuaient à parve-
nir aux Hutu de J'armée rwandaise et des milices. Souvent grâce à des
in termédiaires français.
À la fin de l'année 1993, o n note un peu partout dans le pays la
co nstitution de groupes d'autodéfense Hutu qui reçoivent des armes
neuves: machettes, fusils d'assaut, grenades . D'autre part, une radio,
la triste ment célèbre Radio des Mille collines ne cesse de lancer sur
ses ondes des appels à la haine contre les Tutsi et à l'extermination de
l'ennem i intérieur.
Le calme qui a suivi les acco rds d'Arusha est donc plus que jamais
précaire. C'est J'avis de tous les observateurs sérieux qui se rendent
compte que les extrémistes Hutu C t tOLIS ces miliciens form és par la
France n'acceptent pas le co mpromis d 'Arusha et accusent le prés i-
dent Habyarimana d'avo ir capitulé devant les Tutsi. Autant de fana-
tiques qui ont une bonne raison de vou lo ir se débarrasser de lui et donc
d'avoir fomenté l'attentat co ntre son avion avant de perpétrer le gigan-
tesq ue massacre qui va suivre presque immédiatement.
Si le coup vient de ce côté-là, il s'agit d'un co mplot préparé de longue
date. Kangura était un journal rwa ndai s à la solde des Hutu les plus
détermin és à liquider tous les Tuts i. Un torchon qui suait la haine.
Or, en décembre 1993, qu atre moi s donc avant la mort de
H abya rimana, son rédacteur en chef prédit que le président rwandais
mourra avant le mois de mars 1994. Il affirme que le président sera
tué par un Hutu à la solde des Tutsi !
Visiblement, il essa ie de donner le change car il ne peut livrer touteS
les information s qu'il possède ! U n mois plus tard, il ajoute un e autre
prédi ction: d'après lui, la guerre va reprendre. li faudra massacrer avant
d'être massacré et beaucoup de sang sera versé.

320
Rwanda : la France en procès

Autre indice éconnant: le 3 avril 1994, le commentateur de la sinistre


Radio des Mille collines, aussi appelée« radio-machette », annonce que
dans les jours qui vie nnent les esprits vom s'échauffer. Le 6, il se pro-
duira un événem ent important suivi aussitôt par des péripéties encore
plus considérables. La radio des extrémistes Hutu qui , pendanc le géno-
cide, ne cessera d'appeler ses auditeurs à massacrer les Tutsi, semble donc
annoncer trois jours à l'avance la mort du président et le cataclysme que
l'attentat va déchaîner.
En réal ité, on le sait aujourd'hui, cout était prêt depuis des semaines:
ces mêmes hommes, avec la complicité de l'armée JWandaise et de membres
du parti du présidenc, avaienc dressé des listes de Tutsi et de Hutu modé-
rés. Aurant de personnes à liquider au plus tôt dès que le signal serait donné!
Cependant, si ces Hutu avaient un mobile pour assassiner Habyarimana,
ils n'étaienc pas les seuls! Les ennemis naturels du président rwandais
étaienc les Tutsi. Certes, le récem accord conclu en Tanzanie leur était
plutôt favorable puisque le FPR allait emrer au go uvernemem. Mais
pour les dirigeants de ce parti , ce n'était peut-être pas encore suffisa nt.
En outre le FPR ava it une bonne raison d'en vouloir à Habyarimana
qui. pe ndant de si longues années, ava it couvert, sinon encouragé per-
sonnellement, les massacres de Tutsi.
Pour autant, Kagamé, le leader du FPR, n' ignorait pas qu'en fai -
sa nt assassiner H abya rimana , il déclenche rait d e terribles re présailles
chez les siens. Un risque insensé qui provoquerait d es di zaines de mil-
liers, des cemaines de milliers d e mortS parmi sa propre communauté.
Les Tutsi , déjà fortement minoritaires, me naça ient tout sim plement
d'êere éliminés en cotalité. C'était d 'ailleurs la solution finale envisa-
gée par les Hutu les p lus ultras qui entendaienc ainsi régler une fois pour
toutes la question ethnique!
Alors examinons les faits par un auere bour d e la lorgnene : qui
avait la possibilité matérielle de tirer un missile sur J'avion du prési-
den r rwandais?
Les soldats du FPR éta iem incontestablemem capables d ' utiliser un
missile sol-ai r. Certains d 'encre eux avaient été form és par les
Américains, san s doute des hommes de la C IA. D'autre parr, il esr pro-

32 1
Les dessous de la Françaftique

bable qu' ils possédaient de tels engins, même si, après l'attentat, ils
o nt d émenti. Mais pouvaient-ils aussi accéde r à la zone d'où a été tiré
le missile, c'est-à-dite à proximité de l'aéroport)
En av ril 1994, cette aire était contrôlée par les forces armées rwan-
daises. Il leur aurait do nc fallu infiltrer un commando dans un sec-
teur hostile tenu par des Hutu. Rien n'est impossible à des gens déter-
minés et bien entraînés. Toutefois l'opération présentait quand même
pas mal de difficultés.
D e I)aune cô té, les Huw , form és par les Français, étaient-i ls en
mesute de tirer un missile? Tous les expertS militaires présents sur place
répondent par la néga tive : soldats o u miliciens Interaham we n'en
avaient pas la capacité technique.
Nous e ntrons là dans une zo ne ple in e d'ombres. Si ténébreuse m ême
que les hypothèses les plus biza rres ont été émises.
I..:indice le plus fiable es t fo urni par l'origine des deux missiles qui
Ont été tirés, des SAM- I G de fa bricat ion soviétique qui auraient été
técupérés par l'armée fran çaise lors de la guerre du Golfe.

Mehdi Ba' :
La version officielle se borne à constater que l'avion a été
abatttt par deux missiles, sans préciser le camp des auteurs du
tir. Et un seul indice tangible a pour l'instant été fourni sur
Lorigine des missiLes utiLisés, pour être aussitôt minimisé par
celui-là même qui l'avait avancé: l'universitaire belge Filip
Reyntjens. auteur dim livre très documenté sur ces Trois jours
qui ont fait basculer l'histoire. Les missiles, de modèle SAM-
/6 (série « Gùnlet »), auraient été rémpérés par la France
penwIrlt la guerre du Golfe sur un stock de l'armée irakienne.
M Reyntjens, après avoir récupéré un rapport des FAR (Forces
armées rwandaises) mentionnant les numéros de série de lan-
ceurs trouvés par une patrouille à Masaka (le lieu probable
du tir), a obtenu le tuyau d'une source britannique « bim

1. RWllnda, 1111 génocide fi"/lllçais. LEsprir frappeur, 1997.

322
Rwanda: la France en procès

informée }) et affirme avoir pu Le recouper par la suite.


Curieusement, il ne voit dans cette information inédite
aucune présomption particulière que Paris ait pu être impli-
qué, de près ou de loin, dans l'exécution du président rwan-
dais. Pourtant, comment expliquer autrement que des mis-
siles ayant appartenu à Larmée française se soient retrouvés
au lieu-dit Masaka, à proximité de l'aéroport internatio-
nal de Kanombé, ce jour d'avril J994 ?

Si on retrouve ces engins au Rwanda, c'est qu'ils o nt été vraisem-


blabl em ent convoyés par d es militaires français ou qu' ils ont fa it par-
tie d e tous ces lots d'armes livrés aux Rwa ndais. Co mm e les soldats
de l'armée rwandaise ne semblaient pas capables de tirer ces missiles,
qui aurait pu les aider?
D es Blancs ont été aperçus par plusieurs témoins dans un vé hicule
à proximité du lieu où ont été tirés les missiles. Ils semblaient très pres-
sés, exactement comme s' ils voulaient quitter les lieux au plus vite. Ils
auraient donc pu être les artifi ciers de ces engins.
Autre point jamais éclairci et qui pourrait avoir un rapport avec la
présence d e ces Blancs : de ux sous-offi cie rs fran çais appartenant au
DAMI, c'est-à-dire le D étachement d'assistance militaire Ct d'instruc-
tion , ont été assassinés tout de su.ire après l'attentat contre Habya rimana.
Or une journaliste belge, Colette Braeckman , a la ncé un vrai pavé
dans la mare cn prétendant que c'étai ent justement des militaires du
DAM 1 qui avaie nt tiré les missiles !
En assassinant ces deux sous-officiers, o n a peut-être voulu faire taire
des témo ins (ou des acteurs) qui en savaient rrop !
Colette Braeckman n'a pas produit de vraies preuves sur l'implication
du DAMI mais elle a réuni un f.,isceau d'informations. Un chef de milice
Hutu lui a d'abo rd affi rmé que c'étaient deux hommes du DAMI qui
avaient tiré les missiles. Il lui a même donné le pseudonyme de l'un d'eux,
Étienne. En poursuivant son e nquête, elle a appris qu'un des militaires
du DAMI qui se trouvait à l'époque en mission au Rwanda était ainsi sur-
nommé. Ensuite, elle a appris qu'un détachement de l'armée rwandaise,

323
Les dessous de la Françaftique

doté de deux lanceurs portatifs, stationnait ce jour-là pas très loin de l'aé-
rodrome de Kigali. Or, d'après un témoin belge, deux de ces militaires por-
taient leur béret à la française. Et non pas à la rwandaise ou à la belge.
li faut se souvenir que des conseillers militaires français sont demeurés
au Rwanda après le débarquement des Casques bleus. Mais si cette jour-
naliste belge a raison, pourquoi la France aurait-elle voulu se débarrasser du
président H abyarimana qu'elle soutenait à bout de bras depuis si longtemps?
Lobjection est sérieuse et permet d 'envisager une autre hypothèse:
ces hom mes (des Français ?) ont peut-être agi de leur propre initia-
tive. Comme des mercenaires.
Les accords d'Arusha devaient conduire à la paix au Rwanda. Une
perspective qui ne satisfa isait pas tout le mo nde.
À qui profite d 'abord la guerre? Aux marchands d 'ar mes. En pro-
voq uant la mort du prés ident Habya rimana, il est certai n qu'on met-
tait le pays à feu et à sang et qu'on pouvait continuer à y vendre du maté-
riel mi li taire. Or il faut o bserver que pendant le génocide les ventes
d'armes se poursuivent. Certaines de ces livraisons passent par l'aéro-
drome d e Goma, au Zaïre. Goma où, dans le cadre d e l'Opération
Tttrquoise, la France installera bientôt une zo ne human itaire destinée
à héberger les réfugiés rwandais.
Paris a décidé très tôt un embargo sur les armes. Mais le chef de notre
mission militaire de coopératio n avec les Rwandais a longtemps main-
tenu le contact avec le lieutenant-colo nel Kayumba, un officier juste-
ment chargé des achats d'arInes pour les forces Hutu regroupées au sein
du gouvernement intérimaire qui orchestrera le génocide.
Une société française établie à Greno ble est impliquée dans ces ventes
d 'arm es. Curieuse ment, le patro n de cette entreprise, un certain
Lemonnier, ne sera jamais inquiété, alors même que sa compagnie n'était
pas accréditée par le ministère d e la D éfense. Ces livraiso ns illégales
auraient donc dû faire l'o bj et d'une e nquête suivie à coup sûr d'une
plai nte. Cepend ant si le dirigeant d e cette société a quand même eu
affa ire avec la justice, c'est seulemenr à l'initiarive du capiraine Barril !
A u nom du gouvernement rwandais, celui-ci a attaqué Lemonnier qui
aurair escroq ué ses cl ienrs en ne li vranr pas to utes les armes comman-

324
Rwanda " la France en procès

dées. Mais ce personnage, ava nt de pou vo ir riposter sur le rerrain judi ~


ciaire, est mort opportunément d'une crise cardiaque. Et l'affaire s'est
term inée ai nsi.
Lorsque les premiers massacres commencent, très vite, des asso cia-
tions humanitaires donnent l'alerte. Toutefois Paris, qui semble ne pas
avoir pris la mesure de l'ampleur du drame, se préoccupe d 'abord d 'éva-
cuer ses ressortissants et auss i la famill e et les proches du prés ident
Habyarimana , dont certains n'ont pas cessé d'appeler à l'extermination
des Tutsi. La France donne alors l' impression de protéger prioritaire-
me nt les Hutu. D 'autant que, fin avril , alors que d es centa ines d e mil-
liers d e Tutsi o nt déjà été assassinés, des respo nsables du go uvernement
intérimaire rwandais seront reçus officiellement à l'Élysée et à Matigno n.
li faut reconnaitre que la France n'est pas la seule coupable: toute
la communauté internationale semble frappée d 'aveuglement. À com-
mencer par l'O NU qui dispose pourtant à Kigali d e de ux mille cinq
cents Casques bleus. Mais la Minuar, qui aura it pu s'interposer et empê-
che r certaines cue ries, ne réagit pas, bi en au contraire.
Premier acte, le 12 avril. C inq jours plus tôt, dix Casques bleus belges
ont été assassinés. Bruxelles décide de rapatrier son contingent, affai-
blissa nt du même coup la mission des Natio ns unies.
Deuxième acte, dix jours plus tard , alors que les rues de Kigali ruis-
sellent de sang, le C onseil de Sécurité adopte à l'unanimité une réso-
lution prévoya nt de réduire d e faço n signifi cative les effectifs d e la
Minuar. Alors même qu' il aurait fallu la renforcer pour neutraliser les
assassi ns. Lâc he té, peur ? Au c un État n'a e nvie d'envoye r ses soldats
se faire tuer: l'assassinat des dix Belges a pesé très lourd d ans la déci-
sion du C onseil de Sécurité. Mais c'est l'attitude des États-Unis qui a
été déterminante. Les Américains, douchés par l'échec de l'Opération
Restore Hop e en Somali e, n'ont guère e nvie d 'envoye r des boys au
Rwanda. Et puis, sans doute, préféraient-ils qu'on laisse agir le FPR.
Une intervention internationale aurait certaine ment gêné la rap ide pro-
gression d es forces Tutsi. O r les pays anglo-saxo ns, à l'évidence, sou-
haitaient la victoire du FPR. Quitte à pe rme nre aux Hutu de co ntinue r
à massacre r dans les zo nes qui é tai e nt e nco re SO LI S le ur co ntrôle !

325
Les dessous de la Françafrique

La France, q ui a auss i appro uvé la réductio n des effectifs de la


M inuar, prend une autre initiati ve regrettable : to uj o urs au Conseil
de Sécurité, notre représenta nt s'o ppose à ce que le massacre des Tutsi
so it qualifié de génocide !

Le Monde ' :
[Extrait de l'analyse du rapport de la miss ion parle-
m enta ire prés idée par l'ancien mini stre socialiste Paul
Q uilèsl
La reconnaissance d 'un génocide commis à l'encontre des
Ti,tsi au Rwanda, après le 6 avril 1994, s'impose comme une
évidence. Tout concorde pour dire que l'extermination des
TiltSi par les H utu a été préparée longtemps à l'avance.
L'ambassadeur Georges Martres a estimé que le génocide était
prévisible dès octobre 1993 " sans toutefois qu'on puisse en
imaginer l'ampleur et l'atrocité », ajoutant que " le géno-
cide constituait une hantise quotidienne pour les Ti,tsi ». Avec
une telle clairvoyance qui n'apparaît pas aussi clairement dans
les télégrammes diplomatiques, on rte p eut que s'irtterroger sur
l'inaction de la Frartce pour prévenir le génocide par des
actions concrètes, souligne le rapport.

En fait, à l'évidence, la France a trop longtemps refusé de cesse r de


soute nir ses alliés traditionnels, les Hutu. Dans cette mesure, elle a donc
un e part de responsabili té dans le génocide.
Le chan gement de cap ne se produira pas avant plusieurs lo ngues
semaines. Et lorsque l'O pérati o n Turquoise sera lancée, la communauté
internatio nale aura enfi n pris conscience de la gravité de l'événelnent. À
la mi-mai, le Conseil de Sécurité des Nations unies fait volte-face : il est
décidé d'envoyer plus de cinq mille Casques bleus au Rwanda! Sans par-
ticipation française, routefois : Alain Juppé, le lninistre des Affaires étran-
gères, juge, non sans rruson, qu'après tant d'années de coopération avec les

1. 17 décembre 1998.

326
Rwanda: la France en procès

Hutu, notre participation serait mal vue par les Tutsi du FPR qui sont
sur le po int de s'emparer de la capitale, Ki gal i, et occupent déjà l'aéroport.
Le co ntingent de l'ON U tarde pou rtant à partir po ur le Rwa nda.
De nombreux pays soll icités pour fournir d es tro upes tergiversent. Et,
malgré le vote du Conseil de Sécurité, les principales puissan ces ne sem-
blent pas désireuses de s'engager. D e lo ngues semaines sont donc encore
perdues. C'est alors q u'à la mi-juin, l'Élysée prend la décisio n de faire
intervenir nos tro upes sous couvert d'une o péra ti o n humanitaire.
Soudain, il ya urgence. C'est m ême une questio n d' heures ! Cela
fait pourtant plus de deux mo is que le génocide a co mmencé.
Pourquoi cette hâte si ta rd ive' François Mitterrand a été frapp é,
sinon bouleversé, par les no mbreux rappo rts qu' il a reçus. ]] co nsidère
donc que no tre pays doit en quelque so rte sauve r l'h o nneur de la com-
munauté in rernacionale ct prendre la décision d'agir! Mais il existe aussi
d'autres raisons moi ns avouab les. De plus en plus, la France est accu-
sée par des o rganisatio ns humanitaires Ct des jo urnalistes, essentielle-
ment belges, d 'être responsab le du gé nocide. E n organisant rout seul
une opération hu manitaire, notre pays veut redorer so n blaso n et effa-
cer ses fa u tes passées !
Cependant, certains es pri ts critiques in voquero nt une autre ex pli-
ca tion: l'Opé ratio n Ttaquoise n'aura it eu po ur but que de pe rmettre
aux Hutu d 'éch ap pe r à leurs ennemis Tuts i. Bref, la France aura it
d'abord agi pour préserver de la déroute et de la prison les respo nsables
du génocide . . . Et les faits se mblent accréd iter cette thèse.
Lorsque les soldats de Titrquoise arrivent au Rwa nda, via le Zaïre, les
tueries de masse o nt presque cessé mais ils vont encore sauver de nmn-
breuses vies Tutsi, surtout dans le sud du pays. Toutefois, l'essentiel de leur
mission consiste à prendre en charge la population Hutu qui fuit devanr
l'avance du FPR en la conduisant dans des camps installés à la frontière
zaïroise. O r, au milieu de cette po pulation se cachent des assassin s.
Le contingent frança is pouvait-il faire la d ifférence entre les innocents
et les victimes? Dans cenains C.:'lS, o ui. Nombreux parmi ces soldats éra ient
des anciens de l'Opération Noroît. Ils connaissaient donc les militaires et
les mili ciens rwandais puisqu'ils les ava ient entraînés. D es assass ins gui

327
Les dessous de La Françafrique

racontaient d'ailleurs bien volontiers les massacres auxquels ils avaient pris
parr: des aveux qu'ils jugeaient sans danger tant ces Hutu avaient confiance
en nos soldats, tant ils éta ient persuadés que Paris les avait envoyés pour
les sauver et combattre les Tutsi. C'est po urquoi les Français étaient
accueillis dans les vill.ges Hutu au cri de « Vive Mitterrand! ".
LOpér.tion Ttlrquoise a été une expérience do ulo ureuse pour beau-
coup de nos soldats. Non seulement ils ont pris conscience de l'am pleur
des massacres en déco uvrant les cadavres qui jo nchaient encore le sol,
mais ces milicaires, qui avaient déjà séjo urné au Rwanda et avaien r
fratern isé avec leurs ho mo logues rwandais, o nt soudain compris qu'ils
ava ient contribué à fo rmer des tueurs!

Patrick de Saint-EXupéry' :
[Le journaliste décrit l'arrivée d 'un officier de gendar-
merie du GIGN à Bisesero, au sud du Rwanda. Là, pendant
deux mois, les Ttasi ont été pourchassés comme du gibier. Une
colline est encore jonchée de cadavres. Et, soudain, contem-
plant ce terrible spectacle, le gendarme se met à pleurer.}
L'officier du GIGN avait effictivement craqué. Mais
ce nëtait pas les cadavres ni la violence de la chasse à l'homme
qui s'était déroulée ici, et encore moins Les récits des rescapés
qui l'avait fait baswler. Entraîné, il pouvait affronter cela.
En revanche, rien ne Lavait préparé à affronter Le sentiment
de culpabilité qu'il éprouvait à Bisesero. Car, expliqua-t-il,
l'année dernière, il avait entraîné la garde présidentielle
rwandaise. Autrement dit, il avait formé, lui, le soldat,
l'homme de devoir, des tueurs. Indirectement, il venait de par-
ticiper à un génocide. Et cela, il venait de le comp rendre. D'où
le terrible choc, d'où cette scène effrayante.

Po ur autant l'O pération Tttrquoise dissimulait-elle une volo nté de


soustraire nos anciens alliés à la vengeance Tu tsi ? L1 tentation a dCa exis-

1. Le Figaro, 1998 .

328
Rwanda: la France en procès

te r : les d irigeants Hutu qui se sont échappés grâce à l' interve ntion fra n-
çaise po uvaient ê tre aussi des témoins très gênants. Il n'était do nc pas
inutile d e permettre aux p lus compro mis de se cacher.
M ais da ns les cercles hosti les à la présence fra nçaise d ans cette par-
tie d e l'Afrique, o n est allé en core p lus lo in : le véritabl e obj ectif d e
l'Opérat io n Turquoise aurait consisté à barrer la rOu te aux tro upes du
FPR et d e les empêcher de conqué rir to ut le Rwa nda. U ne thèse qui
n'est guère créd ib le : lo rsque l'action mili taire d e la France déma rre et
devient véritablement opéra tio nnelle, les Hutu so nt déjà pratiqueme nt
vaincus. Il est do nc trOp tard pour s'opposer militairement aux Tutsi du
FPR. En o utre, o n ne peut nier le caractère humanitaire de l'o pérat io n.
Les Hutu Ont fui en masse leur p ays et la situatio n est devenue rapi-
dement catastrophique da ns les camps de réfugiés installés au Zaïre, à
Ga ma et Bukavu. La France, aidée pa r les ONG présentes sur place,
a dû pa rer au plus pressé : o n a parfoi s compté jusqu'à cinq mi ll e morts
par jo ur da ns les ca mps!
D'autre parr, que se serait-il passé si nos soldats n'avaient pas pris en
charge to us ces réfu giés? Ces d ern iers auraient couru le risque d 'être
massacrés à leur (Qur par les vainqueurs. désireux de venger leurs frères
assassinés. Alors fallait- il ne pas les prendre en charge au prétexte que
parmi eux se tro uva ient des tlleurs ?
Cependant, à partir du mo ment o ù jls se tro uva ient dans des camps
de réfugiés, il devena it possible d e trier le bo n grain de l'ivraie. Il faut
reco nn aître que les França is n'ont pas été parmi les plus zélés à four-
nir informations et documents au Tribunal pénal international qui s'ins-
tallera à Arusha. D e la même faço n , la Fra nce ne se pressera guère de
reconnaltre ses respo nsabili tés. Il fa ud ra attendre le travail de la mission
pa rlementaire de 1998 pou r que so ient soulignés l'ave uglement et les
incohé re nces d e l'action fra nça ise au Rwa nda. Même si el le déniera
to ute res po nsabili té d e la Fra nce dan s le génocide.
D'aut res pays ont reconnu leurs erre urs. Les Belges o nt éré les pre-
miers. Ils a m mis en évidence que dès le primemps J 992, c'esr-à-d ire deux
ans avant le génocide, des informations précises leur étaient parvenues qui
f" isaiem état de la préparario n programmée de l'exrerm ination des Tutsi.

.329
Les dessous de la Françafrique

Les América ins aussi ont f"it leur mea culpa. Par la voix de Madeleine
Albright, ils Ont admis qu'ils avaient tOut tenté pour que le mot géno-
cide ne so it pas prononcé devant le C onseil de Sécurité, vo ulant ai nsi
év iter un e aucomatiquc intervention internationa le.
« II en a fa it de belles, le juge Bruguière!" C'est ce qu'on a dl. pen-
ser dans les milieux feutrés de la diplo matie en prenant connaissance
de la décisio n du magistrat de déli vre r neuf mandats d'arrêt interna-
tionaux contre des proches de Paul Kagamé, le président rwandais, accu-
sés d'avoir perpétré l'attenta t contre l'avio n du prédécesseur de ce der-
nier, Ju véna l Habya rimana. Le magistrat n'en es t d'ailleurs pas resté
là pui squ'il a estimé que Kagam é, malgré l' immunité due à sa qualité
de chef d'État, devrait être lui-même traduit devant leTPIR, c'est-à-
dire le Tribunal pénal international pour le Rwanda.
O n sait ce qu' il est advenu. Fâché, très fâché, le président rwandais a
rompu avec Paris et notre ambassadeur à Kigali a dû fai re ses valises. Mais
il est vrai que beaucoup de dirigeants de pays pseudo-démocratiques o nt
du mal à croire que la justice pu isse être indépendante du pouvoir politique.
Alors pourquo i ces mandats d'arrêt et ces graves mises e n cause?
C'est la conclusion logique de l'enquête menée par Bruguière à la sui te
de la plainte déposée par la famille de l' un des pilotes français de l'avio n
prés identiel. Mais le juge d'in struc tion assort ît ces acc usation s d'une
anal yse gravissime. Selo n lui , Paul Kagamé aurait pri s l' initiati ve de
commandiœr cet ancn(a( dans le seul but de parvenir au pouvoir. Quitte
à provoquer un véritable génocide chez les siens.
Certes, ce n'es t pas la premiè re fois que Kagamé est soupçonné. Cette
aff"ire, mais aussi la responsabilité frança ise dans le génocide des Tutsi
par les Hutu , a d'a illeu rs récemment provoqué une intense polém ique.
Certain s, re l Pierre Péan, en tenant pour l'inn ocence d e nos dirigeants,
d'autres, sur tOut représentés par des ONG, accusant Paris d'avoir aidé
sinon so utenu les génocidaires. Ces dernie rs aCClIsaceurs o nt été rejoints
par les rédacteurs d'un important et récent rapport co mmandé par les
auto rités rwandaises. Un document assorti de témoignages précis qui
accable la France et implique ses militaires qui auraient commis de nom-
breuses exactio ns ava nt et pendant l'Opération 7itrquoise.
xx
Carrefour du développement: le match nul

Le « vrai-faux passeport ~) ! L'expression a fait Rorès. M ais qui se


souvient qu'elle est apparue il ya plus de vingt ans lors d'une affaire
qui, plus que toute autre, a contribué la première à ternir les mœurs
de notre classe politique? Argent sale, corruption, financement illé-
gal des partis, fausses factures, on trouve en effet de tout dans l'affaire
du Carrefour du développement! Un résumé de toutes les infractions
et tous les scandales qui jalonneront ensuite l'actualité politique jus-
qu'à nos jours.
Et puis il y a ce nom bizarre à l'accent topographique et vague-
ment intriguant: le Carrefour du développement! Officiellement,
il s'agissait d' une association régie par la loi de 1901 , destinée à par-
ticiper au développement des pays africains. En réalité, on s'en aper-
cevra peu à peu, il s'agissait aussi d'une officine destinée à fabriquer
de l'argent sale et à financer des opérations illégales.
En 1986, la découverte du scandale doit beaucoup à la première
cohabitation qui s'instaure entre un Premier ministre de droite et
un président de la République de gauche. En jeu, il y a bien sûr la
future élection présidentielle de 1988 et tous les coups bas sont per-
mis. Mais la déAagration sera telle qu'elle dépassera bien vite ceux qui
ont allumé la mèche et jettera une lumière crue sur les rapports entre
l'argent et la politique. En même temps qu'elle révélera, s'il en était
encore besoin, un éclairage cruel sur la politique africaine de la France.

Au départ, il ya une belle ct généreuse idée: il s'agit de sensibiliser l'opi-


nion française sur un impérieux objectif, le développement économique,
scientifique et cul turel de nos anciennes colonies. Telle est la tâche que

33 1
Les dessous de la Françafrique

se fixe le Carrefour du développement, une association type loi de 1901


créée à l'initiative du ministère de la Coopération. Elle com mence par
reprendre la publication d'une belle revue, Actuel développement, qui exis-
tait depuis de nombreuses années et avait pour vocation d'être le miroir
de la France et de mettre en valeur ses actions de coopération en Afrique.
À la tête de cette moclesœ association , qui salarie quand même une
trentaine de personnes, on tro ll ve L1ne universitaire très brillante.
Michèle Brerin-Naquer, conseillère du tninistre Christian N ucci, et qui
a également ses entrées à l'Élysée en raiso n d e so n intimité avec le
« Monsieur Afrique » d e François Mitterrand , Guy Penn e. Le tréso-
rier du Carrefour du développem ent n'est autre que le propre chef de
cabinet du ministre, Yves C halier. Figure également parmi les membres
l'une d es anciennes secrétaires d e Jacques Foccart. Sous le précéd ent
septennat, l'a ncienn e éminence grise du général de Gaulle a été écarté
des affaires africaines et, officiellement, ne se livre plus qu'à des acti-
vités commerciales d'import-ex port. Il n'en continue pas moins à avoir
l'œil sur l'Afrique où il est à tu et à toi avec la plupart des dirigeants.
En 1981 , l'élection de François Mitterrand a soulevé pas mal d ' in-
quiétude chez les chefs d 'État africains francophones, d éjà contra ri és
par le relatif effi.cement de Foccan sous la présidence de Giscard d'Estaing.
Ils ont en effet eu peur que la politique africaine de la France ne change.
Et, au moins dans un prclnier temps, ils selnblent avoir raison: le socia-
liste en charge du portefeuille de la Coopération, Jean-Pierre Cor, annonce
d 'embl ée qu' il ve ut en finir avec les combin es traditionnelles d e la
Françafrique! Affolés par cette volonté d'assainissement, immédiatement
tous les potentats afric.:1.ins s'adressent directement à l'Élysée.
Certains d'entre eux ne manquent pas d'influence. Ainsi Bongo,
le prés ident ga bonais, ou enco re l'lvoiri en Houphouët- Boigny,
« l'homme de la France en Afrique», qui es t aussi un vieux co mpa-
gnon d e route de Mitterrand du temps de la IV' République.
Les protestations affiuent. Et ce qui doit arriver arrive : Cot est contraint
à la démissio n et remplacé par Nucci qui, sur ordre, conduira une poli-
tique africaine aLignée sur celle qui a été suivie par tous les présidents fran -
çais de la V, République et qui vise à sauvegarder les nombreux intérêts

332
Carrefour du développement.' le match nul

que la France possède: pétrole, uranium et matières premières. Un pré


carré qu'il fa ut défendre contre les convoitises de nos concurrents occi-
dentaux et aussi de nos adversaires de l'Esc En retour, nos partenaires
ou clients africains o nt très souvent participé au financement des panis
politiques français! C'était encore l'époque des valises de billets !
C hristian N ucci est un pied-noir. Un vrai! C haleureux et plutôt
ex traverti, N ucci - et c'est assez remarquable pour être soulig né - n'es t
pas iss u du mo ule politique o rdinaire. Il est d'abord instituteur puis
professeur de collège en Isère. Il y est remarqué par l'homme fort du PS
local, Louis Mermaz ; un parrainage qui lui vaut une brillame et rapide
ascensio n politique. Maire de Beaurepaire, député et même président
de la commissio n des conAits du PS , lorsque 1981 arrive, Nucci peut
légitimement vo ir l'avenir en rose, au sens propre comme au sens figuré.
Ce fid èle mitterrandien est d'abord nommé haut-co mmissaire en
No uvel le-Calédoni e. Un poste sensibl e même si la si tuation n'est pas
encore aussi tendue qu'elle le sera un peu plus tard. Là-bas, grâce à son
sens des relations humaines, Nucci se débrouille plutôt bien malgré les
craimes que suscite chez les Caldoches l'arri vée de cet homme de gauche.
Cependant, il ne reste guère à Nouméa: en décembre 1982, il est
rappelé à Paris et nommé ministre de la Coopératio n à la place de Jean-
Pierre COt Ol! il doit incarner le changemem de la politique africaine,
c'est-à-dire le reto ur aux vieilles habitudes d'ava nt 198 1. Mitterrand
peut êue certain que N ucci ne fera pas de vagues et n'entrera pas en
co nAi t avec so n conseiller G uy Penne.
Autre élément qu' il faut prendre en compte et qui a un e certain e
importance dans cene affaire: N ucci est franc-maçon . Il ne s'agit pas
ici de verser dans les fantasmes ami-fra ncs-maçons Cet vichyssois) qui
font de tous les frètes des affairistes ou des compli ces qui se tiennent
par la barbichetre. Mais il n'empêche que dans le scandale du Carrefour
du dével op pement se retro uvent beaucoup de francs-maçons . Et jus-
tement, à la Coopératio n, Nucci héri te d'un chef de cabinet qui es t
franc-maço n. Yves C halier appa rtient en effet à la même loge que la
sienne. Il en est même le Vénétab le. Situatio n curieuse : supérieur en
franc-maço nnerie, C halier est son subordo nn é au ministère !

333
Les dessous de la Françaftique

En tout cas, il ex iste e ntre les d e ux h ommes un e g rande re lation


de co nfiance. Et, au fil du temps, le ministre aura de plus en plus ten-
dance à se reposer sur son chef de cabinet pour tout ce qui touche à l'in-
tendance et aux questions administratives. Ils partageront même un
compte bancaire com mun, ce qui, là enco re, n'est pas ordinaire et ali-
mentera plus tard bien d es so upçons.
Lien supplémentaire avec N ucci, C halier est le rejeton d ' une bonne
fam ill e de Nouvelle-Calédonie. Il a fait ses études en m étropole. Les
jésuites puis Sai nt-Cyr. Mi litaire, il accède au grade de lieutenant-colo-
ne! avant de quitter l'armée pour l'administration préfectorale. Mais
se!on certains, il a peut-être auss i travaillé pour le Sd ece.
Dans le civil, C halier est d'abord chef de service au ministère des Dom-
Tom puis, en 198 1, il est récupéré paf le nouveau ministre de la Défense,
Charles Hernu, autre franc-maçon notoire, avant de rejo indre Nucci .
Sur le plan strictement ptofessionnel , c'est un chef de cabinet effi-
cace. Un type d ébtoui llard qui s'a rrange pour aplanir toutes les diffi-
c ultés matériell es et s'efforce d'éviter tout souci à so n ministre. Cela
explique pourquoi Yves C halier prend une importance grandissante au
sein du ministère olt il devient indi spensab le ! Une position qui n'est
pas sans danger : le chef de cab inet est souvent amené à prendre des ini-
tiatives sans en référe r à un ministre qui a tendance à se laisser v iv re
et goûter les facilités de tous ordres que procure un poste ministériel !

François Caviglioli, journaliste 1 :


C'est l'Aftique qui va prendre Nucci et l'engloutir. Cet
homme d'appareil sérieux et efficace qui s'installe rue
Monsieur et qui en réorganise les services va se transfor-
mer en quelques mois en un satrape capricieux. Alors qu'il
se rend en visite officielle au Cap- Vert, il demande, à peine
descendu d'avion, au chefdu protocole de la compagnie pour
le soir, plus un coopérant pour jouer avec lui au tennis le
lendemain matin.

1. Le Nouvel Observateur, aoûc 1986.

334
Carrefour du développement,' le match nul

L'Aftiqlle a toujours été un vertige pour ceux qui y ont


exercé un pouvoir par délégation. Elfe a lm effet corrupteur
sur les hommes politiques occidentaux. Aujourd'hui qu'if
regrette son p aradis perdu dans sa mairie de Beaurepaire,
Christian Nucci dit avec emphase,' «J 'ai SIl adapter les for-
mules occidentales au continent afticain. J 'ai tenu compte de
la tradition cttltureffe et d'une certaine conception de fa rela-
tion humaine chez l'homme africain. iJ En clair, ça veut dire
qu.'il a fait ce qu'ont fait ses prédécessewj et ce que feront ses
successeurs. Il a cédé à l'hospitalité afticaùu et if a considéré
l'Aftique comme un pays de cocagne où on nous offre des
chasses aux fiwves et aux fifles. Ce n'est pas étonnant que les
potentats afticains l'aient serré dans leurs bras le 14 Juiffet,'
il était devenu l'un des leurs.

La grande affaire du Ca rrefo ur du dévelo ppemenr reste l'organisa-


tion en 1984 du Il ' sommet franco-africain. Po ur le lieu, le choix de
l' Élysée se porte assez curieusement sur Bujumbura. Certes, le Burundi
est un pays francopho ne mais c'est d'abord une ancienne co lo nie belge.
En Outre cet État, l'un des plus pauvres du continent, manque des infra-
stru Ctures nécessa ires pour accueillir une manifes tation qui regrou-
pera des d izaines de prés idents. Il faut do nc, en seu lement quelques
mois, rattraper des années de retard.
Alors pourquoi Bujumbura? Sans véritable explication, on peut rour
au plus imaginer qu' il ex iste à Paris la volo nté d 'ancrer fortement le
Burundi à la communauté francophone et éviter que ce pays de la région
des Gra nds Lacs ne soit tenté de regarder vers les pays anglophones.
Mais ce cho ix est excessivem ent coûteux ! 11 faut mettre en œ uvre
un véritable pont aérien ah n d'acheminer to ut le matériel nécessaire:
les cabines de traduction , les dizaines de limousines qui convoieront les
présidents, la voirure blindée de Mitterrand, le tracte ur de pisre desriné
au Concorde présidentiel, les groupes électrogènes, les vivres er les bois-
sons nécessaires, etc. T.1nd is que sur place, de nombreux travaux s'im-
posent: aménagem ent de l'aéroport, agrandissement et modernisation

335
Les dessous de la Françaftique

de l'in frastru cture hôteli ère, installation d'un système tout neuf de li ai-
so ns hertziennes . Un certain nombre de ces équipements demeureront
après la tenue du sommet, Ct c'est tant mieux pour le Burundi , mais
la plupart des autres dépenses ne ressorte nt que du prestige et atteignent
des mo ntants faram ineux.
Tout aussi curieusement, le Carrefour du développement est cha rgé
d 'o rga niser et d e financer au moins la moitié des d épenses, c'est-à-dire
plus de quatre-vingts millions de fran cs de l'époque. Yves C halier, son
trésorier, se trouve donc en première ligne. Sa besogne n'est pas de tout
repos : le finan cem e nt d e cette g igantesque affaire est un vrai casse-
tête ! Le chef de cabinet doit faire appel à tout son sens de la débrouillar-
dise car l'enveloppe budgétaire qui lui est allo uée est largement insuf-
fisante. Il lui faut d onc jo ngler et se livrer à d es opérations comptables
parfa itement illégales po ur trou ver de no uvelles ressources ct en même
temps parer au plus pressé en échappant aux règles stri ctes d e la comp-
tabilité publique. J.:exercice n'est pas sans risques: jouant avec les fausses
factures o u les surfacrurations émises par des socié tés écrans amies, usant
sans discrétion ni modération d es fonds secrets mis à sa dispositio n,
C halier peut tricher à son aise.
To ut cet argent liquide qui passe si facilement par ses mains finit par
lui donner le vertige. Pourquoi ne pas en profiter personnellement? Le
trésorier du Carrefour du développement peut ainsi s'offrir un studio,
do nner huit cent mille francs à son ancienne épouse, quatre cent [re nte
mille francs à l' une de ses malt resses, offrir des bijo ux, des voitures o u
paye r d es voyages à qudques autres de ses bo nnes a mies tant C halier
a une vic sentimentale mo uvementée.
Enco re plus étonnant, on découvrira auss i dans cette caverne d'Ali
Baba l'achat d ' un ch âtea u. Un ép isode courrelinesque mais bien réel !
C halie r est informé par deux d e ses amies, une sous-préfète et une
voyante (un médium qui « voya ic )) peut-être po ur les aucres mais qui
était ave ugle pour ce qui la concernait, la suite le pro uve), qu'un châ-
teau solognot à mo itié délabré pourrait être rac heté po ur une bo uchée
de pain . Ces deux femmes suggèrent à C halier que si le bâtiment était
resta uré, il pourrait servir d e centre de form atio n pour les cad res afri -

336
Carrefour du développement: le match nul

cains. Le chef de cabinet n'hésite pas une seconde et approuve. On crée


une nouvelle association. Le château est acheté, réhabilité. Plus de trois
millions de francs d'a rgent public disparaissent ainsi. Mais on ne ve rra
jamais un cadre africain déambuler dans les salons rénovés. En vérité,
les tro is compères, via ceHe no uvelle association créée pour l'occasion,
entendaient ni plus ni moins s'approprier ce château.
Au-dessus de C halier, le ministre, apparemment, ne bronche pas.
Il a confiance et signe tous les documents que so n chef de cabinet lui
soumet. D 'ailleurs, lorsqu'il ne paraphe pas, C halier imite purement et
simplement sa signature. Ce qui vaudra de sérieux ennuis à C hristian
Nucci. Parce que le chef de cabinet ne se contente pas de mago uiller
pour son compte, il agit au nom de son ami le ministre. Ainsi, il paye
avec l'argent du ministère quelques broutilles comme les cotisations de
Nucci au parti socialiste. Ou encore des réceptions offertes à des digni -
taires africa ins dans son fief de Beaurepaire et même les affich es élec-
torales de so n ministre.
Nucci ne voit rien mais profite des attentions d' un chef de cabinet
aussi dévou é. Au reste, il n'est pas excl u qu'e n réglant cerraines fac-
tures personn elles du ministre, Chalier n'ait pas voulu compromettre
ce dernier au cas où la situation tournerait mal. Ce qui finît par arriver.
Au printemps 1986 , la gauche perd les élections et Fra nço is
Mitterrand doit appeler Jacques C hirac à Matignon. La V, République
déco uvre la co habitatio n. Un co mpagno nnage obligé mais très mus-
elé : on en aura la preuve lors du refus présidentiel de signer les ordon-
nan ces sur les privatisation s. C ela s ig nifie que de pan et d'autre, on
est décidé à ne pas s'épargner! Chaque camp pense déjà à la prochaine
élection présidentielle. La droite, qu; n'a to ujours pas digéré 198 1, aspire
à prendre sa revanche!
Le nouveau ministre de la Coopération , Michel Aurill ac, un gaul-
liste bon teint, ne tarde pas à se rendre compte que le dossier du
Carrefour du développement dissimule pas mal d'étrangetés. Sa ns doute
Aurillac est-il encouragé à s' intéresser à cette affa ire par quelques vieux
chevaux de retour de la Françafrique. Jacques Foccarr est en effet revenu
dan s les bagages de la droite pour le plus grand bonheur d' un certain

337
Les dessous de la Françafrique

nombre de dirigea nts africains qui ne juraient que par lui. Grâce à ses
réseaux toujours e ll place, il Il e doit pas ignorer gra nd-chose des
embrouill es du Carrefour du développem ent.
Quoi qu'il en so it, le nouveau ministre co mmence à déco uvrir les
turpitudes des res ponsables d e l'association. Assez logiquem ent, il
convoq ue le chef de cabinet de son prédécesseur afin qu' il s'exp lique.
Mais Chalier, très opportunément, n'est pas joignable: il est parti en
vacances avec l'une de ses maîtresses, un e hôtesse de l'air qui a déjà
largement profité de sa gé nérosité.
Informé de la convocat ion qui l'attend à Paris, il comprend aussitôt
que le sol brûle so us ses pieds. Michel Aurillac vient en effet de saisir
la Co ur des comptes ! Le premier réAexe d e Chalier cons iste à aller
demander la protection de ses pairs et amis . À com m encer par le
" Monsieur Afrique » de l'Élysée : Guy Penne. Mais C halier comprend
qu'il ne faut pas en attendre un quelconque secours. Aussi se rend-il à
t> étage supérieur, directem ent chez Mitterrand.
La réaction du président est glaciale. Il n'est pas questio n que le pré-
sident, qui affirme tout ignorer de l'affaire, intervi enn e d e quelque
mani ère que ce so it. Par exempl e en bloquant l'enquête de la Co ur
des comptes.
Paniqué, C halier s'adresse en désespoir de cause à la partie adverse
qui , très vite, s'emploi era à faire du scandale du Carrefour du d éve-
loppement une formidable machine d e guerre contre les socialistes et
plus particulièrement co ntre François Mitterrand, pro bable candidat
à sa success ion!

Jacques Derogy et Jean-Marie Pontaut ' :


Le J5 avril, devant le chefde l'État, Chalier commence
par évoquer l'enquête de la Cour des comptes sur l'association
Carrefour du développement. Le l'résident, qui entend ce nom
pour la première fois, réclame des éclaircissements . .. Chalier,
nullement intimidé, lui apprend que cette association a

1. In vestigation passion, Fayard, 1992.

338
Carrefour du développement: le match nul

financé le sommet de Bujumbura et que six millions de fousses


JiJct"res ont servi à paye .. les opérations, clandestines, néces-
saires à la sécurité. En ce qui concerne Le sommet, poursuit
Chalier, intarissable, un rapport classé secret-défense, a été
remis à Guy Penne à la demande de votre cabinet: il détaillait
l'utilisation de tous les fonds.
Je nen ai jamais eu connaissance, rétorque le Président,
de plus en plus intrigué.
Alors, Chalier va plus loin. Trop loin. D ésignant, par la
fenêtre ulle R25 blindée stationnée dans la cour, if lui révèle
que ce véhicule a été acheté par l'association Carrefour du
développement à l'occasion du sommet, et ramené à lÉlysée
pour fl/Sage présidentiel Cen est trop. La patience de François
Mitterrand s'use vite, très vite. If laisse p araître son agace-
ment.' «Je ne suis pas au courant. On ne me dit rien. Mais
qllattendez -vous au juste de moi? »
L'ancien chef de cabinet joue alors son va-tout. fi
demande carrément au chefde l'JJtat de bloquer l'enquête
de la Cour des comptes. «Je suis prêt à affer m'expliquer sur
le Carrefour du développement. Mais, si cela se révélait impos-
sibLe, je souhaiterais être couvert. » ( Couvert» ! Le mot fait
sursauter le Président qui entre subitement dans l'une de ces
colères froides si redoutées de ses coffaborateurs.

Le premier à sa isir tout l' intérêt pour la droite que prése nte l'af-
faire du Carrefour du développement est sans nul do ute C harles Pasqua !
Ministre de l'Intérieur, il tiendra le premier rôle, au risque de se brO-
1er les doigts lui-même!
Il convient d'abord de circonvenir C halier. Ce n'est pas très difficile
tant l' homme est affolé.
Au cours d' une rencont re chez Mi chel Aurillac, le " terrible "
M. Pasqua, comme on l'appelait alors. lui aurait mis le marché en main :
si vous nous donnez des munitio ns co ntre N ucci , o n s'arrangera pour
vous protéger et même vous obtenir l'amnistie.

339
Les dessous de la Françaftique

C halier to mbe dans le piège . D éso rmais, il n'est plus qu' un jouet
entre les main s de la droi te !
Lancien chef de cabinet est confié à un homme qu' il co nn aît déjà,
un policier qu' il a d'ailleurs renco ntré lors du sommet de Bujumbura en
1984. Jacques Oelebois est le patron du Scrlp, le service de la police chargé
de la coordination in œrnarionale et de la coopération avec ses ho mo logues
étrangers. Un organisme très actif dans nos an ciennes colonies. Au fond,
pOlir simpl.ifier, c'est L1ne sorte de service des affaires étrangères de la police
qui ne dédaigne pas à l'occasion de faire du renseignement. Et ce n'est
pas un hasard si ce Oelebois est un ancien de la D ST.
Ce personnage a fait parler de lui quelques ann ées plus tôt lors de
j'affaire des ( plombiers du Canard enchaîné », une m alheureuse ten-
tative de placer des micros dans les locaux de l' hebdomadaire satirique.
D elebois était membre de l'équipe et, après cet épisode pitoyable, il a
dû se faire o ublier quelques années en Afrique. À so n rerour en France,
il a été versé au SCTIP et en est devenu le directeur en mars 1986, c'est-
à-dire dès le retour de la droite au po uvoir. Protégé de Pasqua, il par-
tage ses convictions politiques, ce qui lui vaut cette promotion. O elebo is
es t alors au sommet de sa carriè re de po li cier pui squ'il est désormais
co ntrôleur général, le plus haut grade de la hiérarchie policière.
Le scénario imaginé chez Pasqua, et que D elebois est chargé de mettre
en musique, est le suivant: C halier doit être mis au ve rt tandis que le
scandale du Carrefour du dévelo ppement va être habilement ex ploité
de façon à compromettre la gauche et par conséquent so n grand homme,
Franço is M itterrand. To ut doit en effet laisser penser que le chef de cabi-
net a fui pour échapper à la justice ! Mais auparavant, il lui est demandé
de rédiger une longue confessio n où il décrit les turpitudes du Carrefour
du dévelo ppement et accable son ancien ministre) C hri sti an N ucci.
Co nfessio n qui. comn1e par hasard. se retrou vera ensui te dans la boîte
aux lettres personnelle du successeur de Nucci, Michel Aurillac.
C halier est donc envoyé au Brés il o ù il sera pris en charge par des
Co rses qui appartie nn ent au milie u des jeux et ne do ive nt pas être
to ut à fait des inconnus pour Pasqua. Cependant, avant de fuir pour
Rio de Janeiro via Bruxell es et Londres, afin de brouiller les pi stes,

340
Carrefour du développement: le match nul

C halier a reçu la promesse qu' il lui serai t fourni un e nouvell e iden-


tité. Son vrai-faux passe port lui sera remis par un autre Corse dans le
luxueux appartement de Copacabana où il a trouvé refuge.
Ce passepOH est un document authentique qui fa it partie d' un lot
de passeports vierges mis à la disposition du contre-espionnage, la DST.
Tous les services de renseignement en usent ain si pour couvrir les acti-
vités clandestines de leurs agents. Mais, bien sûr, ces documents offi-
ciels ne sont distribués qu'avec parcimonie et, lorsque la mission est ter-
minée, ils doivent être restitués au service qui les détruit aussitô t.
Toutefois, dans le cas de C halier, le cOntexte est différent. M ême s'il
a peut-être autrefois fricoté avec le Sdece, ce n'est pas un agent. Par
conséquent, si on lui fournir ce vrai-faux passeport établi au nom d'un
certain Yves Navarro, c'est sur ordre supérieur. Et il sera plus tard éta-
bli que le ministre en personne a donné cette consigne.
Pasqua niera longtemps et se réfugiera même derrière le secret-
défense pour ne pas devoir s'expliquer. Mais aujourd' hui , le doute n'est
plus permis.
Espérait-on que C halier muni de papiers d'identité impeccables refe-
rait sa vie au Brésil ? C'est probable et c'est ce qui a faill i arriver. C halier,
décidément très entreprenant, a pensé faire carrière dans l'industrie des
jeux où ses protecteurs corses prospérai ent déjà. Cependant, après une
longue cavale, il a fini par revenir en France. Peu t-être le mal du pays
mais aussi le fa it qu'en charge de deux enfants, sa· maîtresse, à laquelle
il était très attaché, n'entendait pas s' installer au Brésil. Elle en étair
d'ailleurs provisoirement empêchée par le juge d'instruction qui , fa ute
d'attraper Chali er, l'avait placée en détention proviso ire.
Dès le retour de l'ancien chef de cabinet, « l'affaire dans l'affaire"
éclate. C'est-à-dire celle du vrai-faux passeport.
Dorénavant, c'est du donnant-donnant elltre la gauche ct la droite.
D ' un côté, il y a les charges qui pèsent co ntre Nucci, coupable pour
le moins de négligences dans la gestion de so n ministère et de l'asso-
ciation du Carrefour du développement. Er de l'aurre, il existe de lourdes
présomprions contre Pasqua donc la police a protégé un individu recher-
ché et mis à sa disposition un document d'identité fal sifi é.

34 1
Les dessous de la Françafrique

Lun et l'autre, so upçonnés d ' avoir fauté lors d e leur exe rcice de
ministres, ne peuvent être jugés que par la Haute COllr de justice, une
jurid iction essentiellement composée de parlem entaires.
En ce qui concerne N ucci, effectivement, l'Assemblée nationale vote
afin qu' il so it déféré devant la H aute Co ur. Mais en 1988, Mitterrand
est réélu à la présidence de la République et, dans la foul ée, les élections
législatives donnent la victo ire à la gauche. La nouvelle majorité vote
à la hâte une loi d 'amnistie très opportune qui permet à Nucci d'échap-
per aux poursuites.
Quant à Pasqua, malgré la levée du secret-défense pa r le nou veau
ministre de l' Intérieur, Pierre Joxe, et l'aveu du patron de la DST qui
reconnaît que c'est bien Pasqua qui lui a d emand é d e confectionner
le vrai-faux passeport, le ministre de la Justice du gouvernement Rocard
décide qu' il n'y a pas lieu de poursuivre.
Laffaire du Carrefour du d éveloppement se termine donc par un
match nul! Et ceux qui aurOnt affaire à la justi ce ne seront que les
seconds rôles. C halier d 'abord , parfait bouc émissaire, se ra condamné
à cinq ans de prison et Delebois écopera de quatre mois avec sursis mais
ne sera pas révoqué de la police. Cependant, au cours de ces procès, l'es-
sentiel n'a jam ais été évoqué.
Le Carrefour du développement n'a pas seulement servi à finan cer
l'o rganisation du sommet de Bujumbura et les fantais ies extra-co nju-
gales d'Yves C halier. En réalité cette association a été créée pour finan -
cer L1ne opération ( barbouza rde ».
En 1983, le régime du Tchadien Hissène Habré! est sérieusement
menacé. Son ri val et ancien allié, le To ubou Go ukouni Weddeye, sou-
tenu par le colonel Kadhafi , a repris les armes et ses troupes progressent
vers le Sud . Déjà la place de Faya-Largeau est tombée. ré tape suivante
sera la capitale, N ' Djamena.
Comme d 'habitude, H abré appelle au seco urs l'ancien colonisa teur.
Mais Mitterrand répugne à engager des militaires français dans des opé-
rations extérieures. Surtout lorsqu'il s'agit d e sou teni r un régime dou-

1. Voir chapitres XII , XIII , XlV.

342
Carrefour du développement: le match nul

(eux. To uœ foi s, d'un autre côté, ne pas intervenir aurait po ur consé-


quen ce de laisser le champ libre à la Libye qui ne cesse de se mêler des
affaires tchadiennes e t a même des visées territoriales.
Paris choisit donc de se lancer dans une action plus discrète. D'abord
en recrutant des mercenaires. Et ensuite en apportant aux forces tcha-
diennes un appui logistique, livraisons de matériel militaire ct en par-
ticulier de miss iles sol-sol. Quant aux me rcenaires, e ncadrés par des
agents de la DGSE, ils sont pour la pluparr d'anciens compagnons du
fameux Bob Denard ou même des militants d'ex trême droite.
Le Carrefour du développement, rout nou vellement créé, est chargé
de l'orga nisation. C halier, en tant que trésorier, est donc aux manc[[es .
Il découvre alors le monde discret et fort lucratif des sociétés de trans-
port et des marchands d'armes. C'est donc presque naturellement qu'un
peu plus tard , lo rsqu' il sera question d'organiser le so mmet de
Bujumbura, il fera appel à ces mêmes compagnies de transport qui mul-
tiplient les fausses factures et n'oublient jamais de rémunérer grasse-
ment le très industrieux chef de cabinet de C hristian N ucci.
L'action des mercenaires de la force Oméga, tel est le nom qu'on
lui a donn é, ne sera guère couronnée de succès. Et Mi((errand devra
se résoudre à envoyer l'armée française au T chad. Ce sera l'O pération
Manta.
XXI
Darfour' : la plus grande urgence

Bien peu en avaient entendu parler avant 2003. Et rares étaient


ceux qui se préoccupaient de cette province soudanaise oubliée, iso-
lée et encastrée au cœur de l'Afrique. Le Darfou.-2, six millions d' ha-
bitants et un territoire grand COlnlue la France. Trois cent mille morts
et deux millions et demi de déplacés plus tard, on s'intéresse enfin
au Darfour dont un fonctionnaire de l' ONU a déclaré que c' était
aujourd'hui la plus grande urgence dans le monde.
Mais que s'est-il vraiment passé au Darfour? La tragédie qui s'y
est déroulée - et qui, malheureusement, se poursuit encore - n'est-
elle que le résultat de l'une de ces conAagrations ethniques qui ensan-
glantent régulièrement l'Afrique? Ou bien s'agit-il, comme le pro-
clament certains, de la mise en œuvre d' un véritable génocide? Un
nouveau Rwanda, en som.ne.
Quelle est la véritable responsabilité des dirigeants soudanais dont
le premier d'entre eux, Omar e1-Béchir, vient d'être mis en accusation
par la Cour pénale internationale? Et pourquoi Khartoum refuse-t-
il que des troupes de l'ONU intervieunent au Darfour et a même
expulsé l'envoyé spécial de l' organisation internationale? Est-ce sim-
plement parce que désormais flotte au Soudan une forte odeur de
pétrole? Et ce conflit ne risque-t-il pas de déstabiliser deux de nos

1. Terr iro ire anglophone, Je Da rfo ur fig ure néanmoins dans cef o u vrage en rai-
son de sa proxim i{é avec les ,Ulcienncs colo nies fra nçaises.
2. D arfo ur veur di re ft le pays des Four Il . Four étant un e ethnie noire viva nt de
l'agriculture et installée au ce nrre d u pays da ns u n massif mon tagneux, le djebel Marra.
C 'est cen e ethnie q ui d omina it l'ancien royaume du Darfour. Er c'est aussi au sei n
de ccne erhnie que naîtra en 2003 la rébelli o n co nrre Khartou m .

345
Les dessous de la Françaftique

anciennes colonies, le Tchad et la République centrafricaine? Enfin


quel est le rô le que jouent là-bas ceux qu'on appelle les" évangéliques ",
des sectateu.cs d'églises nord-américa ines, très proches des néocon-
servateurs de George Bush?

Le Darfour est à la fro ntière de d eux mondes. Au nord , le désert. Au


sud, l'Afrique noi re e t quasiment l'orée d e la forê t équatoriale. Une
incroyable mosaïque ethnique al! il faut tourefois distinguer d eux types
de population: d es sédenta ires-agriculteurs et des no mades-éleveurs.
De tout temps, il y a eu une co mpétition e ntre ces d eux group es,
essenti elle ment à ca use de la ressource e n eau. Lo rsque la sécheresse
menace, comme o n le constate depuis les années 1970, cerre concur-
rence peur devenir viol ente.
La deux ième différence est de nature plus ethnique. Les sédenta ires
so nt des Africains noirs alors que les nomad es SOnt des Arabes. Du
moins le prétendent-ils car, e n fait, ils sont presque a ussi no irs que les
autres. Mais ils se so nt arab isés au contac t des Soudanais d e l'Est, les
Arabes d e la va llée du N il , comme ils se nomme nt fi ère ment, e t qui
méprise nt gé néralem ent ces no mades noirs. Tand is que ces derni ers
manifestent le même mépris po ur les Zourga, c'est-à-dire les agri cul-
teurs africains du Darfour.
Ce terriroire, un sulta nat longtemps indépendant, n'a été annexé au
Soudan qu'en 19 16 et est donc devenu une sarre de colo nie. Cesrl'une
des causes de son malheur. Loin de la capitale soudanaise, Kh a rtoum,
cerre province a été longtemps o ubli ée et confinée d ans le so us-d éve-
loppement: en 2000, il n'y avait tO ujo urs que cent cinquante kilomètres
de routes go udronnées au Darfour. Et encore, ces routes n'ont pas été
fina ncées pa r le go uvernement souda nais mais par la Ba nque mondiale.
Auere co nséquence de cet éloigne ment, cet immense rerricoire excen-
tré a été trop so uve nt le champ de bataille d e co nflits qui lui étaient
étrange rs. La guerre entre la Libye et le Tchad ou e ncore la lutte e ntre
les ({ nordisrcs » ec les « sudistes » soudanais.
Du XV I' au X I X' siècle, le Soudan a été également un roya ume indé-
pendant. Une co nfédé ratio n assez lâc he dont l'éco no mie était essen-

346
Darfour,' la plus grande urgence

tieUement basée sur l'esclavage. Les victimes, capturées au cours de rez-


m us, étaient souvent des N oirs originaires du Darfour qui étaient ensuite
vendus dans la péninsule AJabique. Les maîtres du pays étaient par consé-
quent des trafiquants d'esclaves. C'est en s'appuyant sur cette caste de
négriers et en profitant de la décadence du roya ume que l'Égypte, qui
a toujours eu des vues sur ce paysl, s'est imposée au Soudan.
LÉgypte a elle- même été longtemps partie intégrante de l'Empire
ottoman. Mais, à partir du début du X IX' siècle, elle est pratiquement
indépendante. Toutefois, après le creusement du canal de Suez, les
Britanniques s'imposent en Égypte et créent ensuite un condominium
anglo-égyptien au Soudan, ce qui ne va pas sans nourrir de sérieuses te n-
sions avec la France, lors de l' incident de Fachoda, en 1898 . Mais sur
ordre de Paris, Marchand s'efface devant Kitchener et la France recon-
naît l'hégémonie britannique sur le N il Blanc. Un peu plus tôt, dans
les années 1880, le Soudan a été secoué par des événements dont les
conséquences se fo nt senti r encore aujou rd'hui: un nationaliste sou-
danais, Mohamed Ahmed, se dresse contre l'envahisseur anglo-égyptien.
D étail important, il a choisi de s'appeler Al-Mahdi . Dans la tradition
islamique, le Mahdi est une sorte de saint qui, à la fin des temps, vien-
dra anéantir le mal et faire triompher la vraie religion. C'est donc porté
par une véritable ferveur religieuse que Al-Mahdi chasse les Égyptiens
les armes à la main. Il conquiert Khartoum et tue au passage le général
anglais Gordon qui commandait la place au nom des Égyptiens. Mais
Al-Mahdi , après quinze ans de règne, finit par être écrasé par le
Britannique Kitchener. Cependant, le mahdisme ne disparaît pas pour
autant: le fil s et le petit-fil s de l'ancien rebelle joueront un rôle politique
important dans le destin du Soudan.
Les rapports entre le Soudan et l'Égypre continuent néanmoins d'être
wffiu ltueux, ne serait-ce que parce que nombre de Soudanais aspiren t
à l'union avec l'Égypte dont le roi , Farouk, se proclame souverain du

1. Les anciens Égyptiens y am co nd uit de nom breuses ex péditio ns Ct a nr même


po lissé jusqu'au Darfour qui était sa ns doute pour eux le fabuleux cr myrhique pays
de Yam d'olt il s revena ient chargés d'e ncens. de bois d'ébène er d'anima ux sauvages.

347
Les dessous de la Françafrique

Soudan à l' issue de la Seconde Guerre mondiale. Mais Farouk est chassé
du trô ne par les militaircs, dont un certai n Gamal Abdel Nasser. À la
suite d e ce coup d 'État perpétré en 1952, l'Égypte reco nnait le droit
à l'aurodétermination du Soudan. En 1956, le pays devient une répu-
blique indépendante. I.:aventure des colonels égyptiens a donné des
idées aux militaires so udanais. En 19 58, un général admirateur d e
Nasser, issu d'une tribu arabe du Nord proche de la fronti ère égyptienne,
s'empare du pouvoir. Ille ga rdera jusqu'au milieu des ann ées 1960 où
il sera lui -m ême renversé par une coalition civile soutenue en sous-main
par le cam p occiden taL
Ce général, à l'imitation de son grand homme, Nasser, s'était en effet
dangereusement rapproché d e l'URSS .
République indépendante, la compos i[ion ethnique et religieuse du
Soudan n'est pas moins co mpliquée que celle du Darfout. 11 y existe
deux g randes régions. Le Nord , essentiellement musulman, co nstitue
la partie la plus développée tandis que dans le Sud vivent des popula-
tions plus arr iérées, gé né ral enlc TH chrétiennes ct animistes. Un é tat
de fait hérité d e la colonisation: la Grande-Bretagne a encpuragé la
venue de missionnaires qui ont évangélisé ces populations. Londres qui
a aussi veillé à conserver dans cette région le tribalisme et à lui garan-
tir un statut particulie r car un terri to ire morcelé en pe ti res unités se go u-
verne bien mieux qu'un territoire uni .
D ès l' indépendance, le Sud se rebell e. Les officiers britanniqu es
qui administra ient la région so nt remplacés par des militaires arabes
et donc musulmans. C'est inacceptable pour les fon ctionnaires et mili-
taires qui so nt placés de facto sous leurs ordres . Ainsi commence une
premi ère guerre religieuse de di x-sept ans qui COlite la vie à plus d e cin-
quante mille perso nnes. Ell e s'achève par la signature à Addis-Abeba
d'accords de pai x au terme desquels le Nord consent une certaine auto-
nomie à la région sud.
D ans le Inêm e temps, le pouvo ir militaire est renversé à Khartoum.
Pour la première foi s de so n ex istence, le Soudan co nnaît un in termède
démocratique et parlementaire. Le fils posduune de l'ancien chef rebelle,
Al-Mahdi, a créé un parti, l'O umma, ce qui signifie en arabe la com-

348
Darfour: la plus grande urgence

munauté des ctOyants. Le fils n'a donc pas o ublié la dimensio n ptOphé-
tique du père. À cô té de l'Oum ma, on trouve aussi une émanatio n sou-
danaise des Frères musulmans dirigée par un certain H assan eI-Tourabi,
un jeune chef ambitieux qui ne manque pas d 'allure. Mais il existe éga-
Iement Ull pani communiste, relat ivement influent, et un parti laïc qui
rassemble des marxistes et des éléments chrétiens issus du Sud.
À l' issue des premières élections démocratiques, les mahdistes l'em-
portent. Sadiq al-Mahdi est naturell ement appelé à form er le go uver-
nement. Mais des querelles internes min ent le pouvoir. En 1969, un
colonel inspiré par Nasser renverse le gouvernement. Jaafar al-Nimeyry,
progressiste et même socialiste ava nt de changer de ca mp, reste au pou-
voir d e très longues années.
To utefois, un no uveau ve nu brouille les cartes et entend se mêler des
affaires soudanaises: Muamma! al-Kadhafi , le leader de la Libye depuis
1969 ! Un vo isin excessivement remuant.

Gérard Prunier, chercheur l :

Kadhafi avait commencé par soutenir le régime de


Nimeiry au Soudan parce qu'il y voyait un régime " natio-
naliste arabe révoLutionnaire Lors d'une rencontre avec te
)J .

chefde lÉtat soudanais à la fin de 1971, il lui avait même


offert de fusionner leurs deux pays pour créer un « noyau révo-
lutionnaire arabe ". Il avait très mal pris le refus de Nimeiry
et surtout le fait que, plutôt que de céder à ses appels, ce der-
nier avait préféré négocier en 1972 lm accord de paix avec les
sudistes chrétiens que Kadhafi considérait comme« vendus à lA
CfA ». Déçu dans ses pIAns pour une " grande union arabe "
obtenue par le dialogue, le leader libyen commença à envisa-
ger des moyens beaucoup plus musclés d'y parvenir. Et le
Darfour jouait un rôle essentiel dans ses pIAns de mbversiorl. En
1972 il créa lA Fattaka al-IslAmiyya (Légion islamique) qui
devait dans son esprit devenir "instrument dîme unification

1. Dnrfom; un génocide ambigu, la T:tblc ro nde, 1995.

349
Les dessous de la Françaftique

révoLutionnaire arabe du Sahel. Et pour proLonger cette action,


il soutint au Darfour le Tajarnmu aL-Arabi, organisation arabe
ouvertement raciste qui prêchait Larabisation de la province
et la réduction des tribus noires à un statut d'inférieurs.

Tout comme son homologue égyp tien, Anouar al-Sadate, le dicta-


teur soudanais vire à droite et se rapproche progressivement du camp
occidental. Assuré désormais de l'appui des États-Unis, N imeiry fait
la paix avec les sudistes tandis qu' il se décharne contre ses opposants
jetés en priso n dès qu'ils osent se manifester.
Quant à Kadhafi, à qui le président so udanais a refusé le mariage,
il s'agire tant et plus. La Libye ne lui suffi sant plus, il a des visées sur
le nord du Tchad, la fam euse bande d'Aouzou ' . Mais il se verrait bien
aussi annexer le Darfour qui a une frontière co mmune avec son pays.
Ses menées commencent avec le so utien qu'appone le leader libyen
aux opposants tchadiens regroupés au sein du Frolinat, le Front de libé-
ration du Tchad. Ce dernier pays est alors dirigé par le très chrétien pré-
sidentTombalbaye. Une raison de plus pour Kadhafi d'aider les rebelles
musulmans Toubou.
Puis il sourient militairement et politiquement le Soudanais Sadiq al-
Mahdi, récem ment libéré de prison par N imeiry. Un appui qui n'est pas
désintéressé: le leader libyen espère bien se voir offrir le Darfour comme
récompense de ses bons et loyaux services. Le Darfour qui lui servirait ensuite
de base de lancement pour conquérir le Tchad. Encore un rêve impossible!
En 1983, alors qu'une paix fragile règne entre les sudistes et les nor-
distes, N imeiry se mer en tête d'imposer la charia sur l'ensemble du ter-
riroire soudanais. Il ne s'agit pas seulement d1une provocation: le pré-
sident, qui est à la tête de son pays depuis plus de dix ans, sent bien que
son pouvoir s'effrite. Il entend ainsi rallier à lui les islamistes.
Sans surprise, la décis ion de Nimeiry provoque une nouvelle rébel-
lion armée. Mais il ne s'agit plus seulement de religion. Si les sudistes
s'insurgent, c'est aussi à cause du pétrole!

1. Voir chapitre., XII , X III , XlV.

350
D arfour,' la plus grande urgence

Depuis les années 1970 , o n sait qu'i l y a des gisements pétroliers


dans le sud du Soudan. Dès 1975, la compagnie américaine Chevron
creuse et trOllve. Mais elle ne commence pas l'exploitation parce qu'il
faut auparavant co nstruire un oléoduc jusqu'à la mer Rouge. Il n'em-
pêche que d'autres forages prometteurs sont effectués, to ujours au sud .
Les peuples de la régio n veulent leur paf( de ce fmur gâteau. Ce que
leur refusent les nordistes. N imeiry s'est même débrouillé pour tripa-
to uiller les déco upages ad mini stratifs en créant une nouvell e région
inféodée au Nord, là où se trouvent les champs pétrolifères.
La reprise de la guerre doit donc beaucoup plus au pétrole qu'à la
religion. La preuve, c'est que l'ouverture des hostilités par les sudistes
a précédé de trois ou quatre mois l'imposition de la charia. Autre indice:
en 1984, quatre techniciens de la compagnie Chevron seront assassi-
nés par les rebelles de l'APLS (SPLA), l'armée de libératio n du colo-
nel Garang. Un avertissement sanglant !
Doué d' une forte perso nnalité, Garang', ancien officier de l'armée
soudanaise, se mue peu à peu lui- même en dictateur. Co mm e beau-
coup d 'autres chefs d e bande africains, il n'hés ite pas à enrôler des
enfa nts-soldats tandis que ses manières d'autocrate suscitent maintes
dissidences dans la rébellion sudiste.

Jean-Marc Balencie, Arnaud de la Grange' :


Chrétien d'ethnie Dinka, né vers 1940, John Garang
a foit une partie de ses études secondaires aux IÔtats- Unis.
Capitaine en 1970. il déserte une première fois pour rejoindre
la guérilla Anya Nya. En 1972, il réintègre/armée régulière
soudanaise après la signature des accords d'Addis-Abeba, don-

1. John Gara ng es t mo rt en juillet 2005 dan s un accidenr d'héli coptère, rout


juste après avo ir fa it la paix avec le Nord. Narurell cment, ses parrisan s ont soup·
ço nné le po uvo ir de l'avoir ['lit assass iner en sabotant l'apparei l qui le transporraiL
Ce qui a provoq ué de no uveaux cr sanglanrs in cidents. Ces soupçons étaielH-ils jus-
rifi és? II est vra i q u'on peut no urrir des domes. Gara ng, vivant, aura it certa inemem
créé des d ifficultés au président sou dana is AJ - Béchir.
2. op. cit.

35 1
Les dessous de la Françafrique

nant ainsi une certaine autonomie au Sud. Durant cette


p ériode, il retourne poursuivre des études aux Étttts- Unis où
if passe une thèse traitant des conséquences de fa construction
du canal de Jonglà:
Lorsqu'en 1983, le maréchal Président Nimeiry annule les
dispositions de l'accord d'Addis-Abeba et instaure la loi isla-
mique pour tout le pays, John Garang, alors devenu colonel,
déserte de nouveau en entraînant la garnison de Bor en Ethiopie.
Il est l'un des membres fondateurs de la SPLA. Il va très
tôt en devenir le leader incontesté. De caractère très tranché,
il va se défoire par assassinat ou emprisonnement de tous tes
responsables du mouvement qui vont critiquer sa politique et
son autoritarisme. En tant que Dinka, il favorise ses sem-
blables dans les rangs de son mouvement. Son intransigeance
lui vaut de subir, en 1991, le désaveu de plusieurs de ses lieu-
tenants qui vont fonder fa foction Nasir.

Quoi qu'il en soit, on assiste à un curieux retourn ement d'alliance.


Dans les années 1980, Garang, le chrétien, es t soutenu par le camp
de l'Est et les deux pays de la région qui en sont proches, la Libye et
l'Ethiopie. Tandis que Nimeiry l'islamiste reçoit l'appui des États-Un is,
mal gré l'instauration de la charia. La question du pétrole n'es t bi en
sûr pas étran gère à ce soutie n. Sans co mpter que la guerre froide existe
encore. Puisque Garang et les sudistes so nt aidés par les pays socialistes,
Washington est pratiquement obligé de prendre parti pour Khartoum.
Et qu'importe alo rs qu'un islamiste soir au pouvoir! Après tout, les
A méri ca in s ont ro ujours été du dernier bien avec les Saoud iens dont
le régime éta it au moins aussi rétrograde que celui de Nimeiry.
Le président Reagan considère que le Soudan demeure l'un de ses plus
fidèles alliés, le seul pays, avec l'Égypte, capable d'opposer une résistance
aux manœuvres du colonel Kadhafi et des autres marxistes de la région.
Cependant, N imeiry, malgré la charia, est de plus en plus critiqué
dans son pays . Au Sud , les rebelles marquent des points et se sont pra-
tiquement rendus maîtres des trois provinces Inéridionales tandis qu'au

352
Darfour: la plus grande urgence

Darfour la famine menace. Le pouvoir soudanais, fortement endetté et


corrompu, n'est pas capable de fa ire face. Malgré une aide alimentaire
massive des États-Unis, la situation du Darfour devient rapidement
catastrophique. Déjà, au cours de ces an nées 1984- 1985, des d izaines
de milliers de personnes meurent de faim.
Le régime Nimeiry est donc condamné et, décemment, Washington
ne peut plus le soutenir. À nouveau, comme en 1964, après quelques
jours d'émeutes, le pouvoir est remis aux civils. Très provisoirement. En
ro ut cas, et c'est très symbolique, Sadek al-Mahdi , le petit-fil s du héros
de la lutte contre les Britanniques, devient Premier ministre. Mais, refu-
sant de revenir sur la loi islamique instaurée par Ni meiry, illuj est impos-
sible de s'entendre avec les rebel les du Sud. Au contrai re, en parfait
accord avec les militaires qui demeurent les vra is maîtres du pays, l'of-
fensive contre la rébellion s' intensifie. U ne guerre toujours plus meur-
trière. O n estimera en 2005, après la signarure des accords de paix, que
ce conAit de vingt ans aura fair près d' un million er demi de morts et
contraint au déplacement quarre millions de personnes.
Au milieu de ce chaos, un hom me éro nnant s' impose : H assan e1-
Tourabi, vérirable deus ex machina de la politique soudanaise et qui ,
aujourd'hui encore, n'esr pas érranger à la crise du Darfour.
Après des études de droit à Khartollm, cer intellectuel part à l'éttan-
ger afin de poursuivre sa formation: maîtrise de droit à Oxford puis doc-
rorat à la Sorbonne. Mais cet homme qui épouse une sœur de Sadek al-
Mahdi s'est déjà frotté à la politique puisqu'il a adhéré au mouvement des
Frères musulmans. À son rerous au pays, il en devient le secréraire géné-
rai ct, manœ uvrier très habile, élimine peu à peu ses rivaux. Tourabi eH
absolument dénué de scrupules. Au demeurant, c'est un personnage qui
en impose: grand, racé, le teint très foncé, il est roujours habillé de blanc.
En 1969, lorsque N imeiry s'empare du po uvo ir, Tourabi est jeté
en prison. C'est la première fois mais ce ne sera pas la dernière. Toutefois,
lorsque le dictateur lui propose la réco nciliation , il accepte auss itôt ct
devient ilLico ministre de la Justice. PO Uf un homme qui sort de prison,
ce n'esr pas ord inaire. Il sera aussi le conseiller du président pour les
Affaires étrangères. Aurant de fo nctions offi cielles gui lui va lent l'ini-

353
Les dessous de la Françafique

m ir ié de no mbre de ses partisa ns. De jeunes hom mes souvent brillants


do nt il se débarrassera au fur e t à mesure. Tourabi ne supporte pas qu'o n
lui tienne tête . Et il estime avoir toujo urs ra ison.
Lorsque N imeiry est renversé, Tourabi retourne quelques mo is en
prison. Et, dès sa libératio n, il crée un no uvea u parti : le Fro nt natio-
nal islamique, une suucture à so n entiè re dévotio n. Il ne tarde pas à
reveni r au go uverne ment, aJors d irigé par Sadek al-M ahdi . D 'abo rd à
la Justice puis aux Affaires étrangères !
Ministre, cela ne l'empêche nullement d e préparer en même te mps
le renve rsement du go uvernement et le tetour effectif des militaires. De
son p topre aveu, il cho isit l'un d es plus médiocres po ur monte r sur la
plus haute marche. Afin de mieux le contrô ler.
Ce sera le général Omar H assan e1-Béchir, qui est to ujours au pouvoir.
Ce qui indique que Toura bi s'est peut-être tro mpé dans son jugement.
Q uo i qu' il en so it, po ur do nner le cha nge, ce fin po li tique sc fa it
enfermer q uelque temps ca r il ne veut pas do nner l'impression qu' il a
(Qut manipulé. Ce rctour vo lontaire derrière les barreaux n'es t guère
insuppo rtable. To urabi sort à peu près quand il le veu t. Et dès la fi n
de son incarcératio n, il devient l'éminence g rise du no uvea u régime, un
poste qu' il va garde r de lo ngues années . C'est lui qui théorise la créa-
tion d'une nouvelle internationale islamiste. Lu i auss i qui invitera Ben
Laden à séjourner au Soudan, ce qui am ènera les Ëtats-Unis à ra nger le
So udan da ns la liste d es Ëtats voyo us qui encourage nt le terro risme.
Après les deux attentats contre des ambassad es américaines en Afrique
de l' Est, le président C lin to n enve rra même ses fo rces aé rie nnes bo m-
barder une usine soudanaise censée élaborer des armes chimiques alors
q u' il ne s'agissa it que d 'une fabrique de médicaments.
Après ce bo mbatdemen t et surtout ap rès la vague d e réprobatio n
do nt le So udan est l'o bj et au sein d e la co mmunauté internati o nale,
Béchir décide soudain de cha nger d e po litique. La mise à l'éca rt d e
To urabi devient inévitable. A uto ur du préside nt, cenains ne seraie nt
pas hostiles à une élimination physique qui réglerai t défini tivement son
cas. Mais To urabi a pris les devants : il a en effet la signature su r un cer-
ta in no mbre de co mptes en banque bien remplis. Sans lui , cet arge nt

354
Darfour: la plus grande urgence

de la corruption ne sera jamais récupéré. En outre, l'homme est cha-


rismatique. Pour beauco up de Soudanais, il est le Gu ide ! Son assassi-
nat pourrait provoq uer pas mal de dégâts. Béchir s'a rrange donc pour
le débarquer en douceur, ce qui n'empêche pas Tourabi de garder son
pouvoir de nuisance. Ainsi, il n'hésite pas à prendre à co ntre~ pied ses
anciens amis. Co mme lorsqu'il déclare que les sudistes chrétiens, trop
longtemps maltraités, Ont eu raison de se révolter.
À cause de cet appui politique donné aux rebelles du Sud , accusé de
conspiratio n, il retou rne en prison. Ma is co mme il est plus gênant en
prison qu'en liberté, o n se résout à l'élargir. Toutefois, il n'a pas fini
de faire parler de lui. Tou rabi, l' homme qui a été l'hôte de Ben Laden,
a par ailleurs approuvé la lutte américaine entamée par George Bush au
lendemain des attentats du Il septembre. Et dorénavant, il se mani-
feste à partir du Darfour et porte donc une responsabilité dans le déclen-
chement de la crise actuell e.
Auparavant, il faut évoquer les rap ports du Soudan avec deux pays,
les États-Unis et la France.
Les América ins Ont d'abord accueilli plutôt favorablem ent le coup
d'État du général Béchir. Un militaire leur semblait préférable à tOuS
ces leaders islamiques qui tiraient le pays à hue et à dia. Mais ils igno-
raient que dans l'ombre de Béchir se trouva itTourab i. Ils ont donc vite
déchanté. D 'autant que sous la présidence Cli nton , une étrange coa-
li tion est apparue, qui réclamait l'intervention des États-Unis afi n d'en
terminer avec la guerre civile au Soudan. O n y tro uvait d'abord les lob-
bies religieux conserva teurs qui professa ient des idées toutes simples
sinon simplistes : au Soudan, les chrétiens noirs étaient les victimes des
méchants Arabes du Nord . Mais il y ava it aussi dans cette coa lition
des Noirs étars-u ni ens, ceux qu'on appelle maintenant les Afro-
Améri ca ins, qui déno nçaient les pratiques esclavagistes des gens du
Nord . S'y mêlai ent également des défenseurs des droits de l'homme.
Autant de gens qui Ont été bien embarrassés lorsqu' ils ont déco uvert
qu'au Sud également, on pratiquait to ujou rs l'esclavage.
Ces groupes de pression ex igeaient de leur gouvernement qu'il oblige
Khartoum à aboutir au plus vite à la signature d'lin traité de paix avec

355
Les dessous de la Françaftique

les sudistes . L.:él ection de George Bush leur est apparue co mm e une
bénédi ction. Bush était très engagé auptès des chrétiens co nservate urs
et avait été sauvé de l'alcoo lisme par le prédicateur nord-américain Billy
Graham en personne. O r justement le fils du célèbre prédicateur avait
créé au Soudan une église évangélique qui rencontrait de plus en plus
de succès. Il est donc cerrain que ces évangéliques Ont trouvé une orei lle
arrentive à la Maison-Blanche. Mais ça n'a pas plu à rour le monde.
Le lobby pétrolier, lui aussi très influent dans les cercles du pouvoir amé-
rica in, craignait que les pressions exercées sur le go uvernement du pré-
sident Béchir ne finissent par nuire à leurs intérêts.
Finalement, ce SOnt quand même les premiers qui ont gagné. Béchir,
co ntraint et forcé, a dû se soumettre et conclure la paix. Mais une paix
mal ficelée qui peut se rompre à tout moment. Q uoi qu' il en soit, Bush
a donné satisfaction à son électorat religieux pour qui cerre question
était devenue une prio ri té ct rn êlne L1ne affaire intérieure.
Pour sa parr, la France a une longue trad ition d'alliance avec les isla-
mistes au pouvoir dans le no rd du Soudan avec lesquels eUe partage une
hostilité commune vis-à-vis de l'impérialisme anglo-saxon. Ces liens
Ollt été e ncore renforcés par des ve nteS d'armes françaises. Mais c'est
à l'occasion de l'affaire Carlos' que cerre proximité est devenue évidente.
Dès que nos services ont localisé le terroriste à KJ"rtoum, ils ont direc-
tement alerté leurs homologues so udanais et demandé leur coo péra-
tio n. Ce qui leur a été aussitôt accordé et a permis la capture de Carlos
par le fameux général Rondot.
Un tel cadeau méritait bien une petite récompense. C'est-à-dire
un do nnant-donnant. En rcrout, la France a do nc li vré aux autorités
soud anaises de précieuses photos aérienn es des positions des rebell es
sudistes. Mais. ce faisant , Paris prenait partie dans un confl it qui ne
rega rdait nullement nOtre pays '
Le Darfour, autre question brûlante du Soudan contemporain, a
do nc été annexé au début de xx· siècle. Et puis on l'a oublié! Cerre

1. Po ur plus de détai ls sur ce sujet, voir Le terrorisme islamique. co ll ection « Les


Dossiers secre ts de Monsieur X )', Nouvea u Monde édi rio ns, 2008 .

356
Darfour: la plus grande urgence

provin ce so udanaise a don c été sciemm ent maintenue dans le SQ US-


développement. Au fond, le Darfour n'intéressait Khartoum que lors-
qu' il y avait des élections ou lorsque le pouvoir central avait besoin
de recruter des soldats. Lors des guerres contre la rébellion sudiste, les
reCfUCS du D arfour formai e nt ai nsi la moiti é des forces go uve rn e-
mentales .
En revanche, si le Darfour était généralement ignoré par Khartoum,
il intéressait beaucoup ses vo isins immédiats, Libyens, Tchadiens et
même les rebelles de l'armée du colonel Garang qui s'y sont battus
contre les troupes gouvernementales.
Au fil des conflits tribau x et des interventions étrangères, depuis
les années 1980 le pays n'a plus connu la paix. Cependant, à partir de
2003, cet état de guerre prend une autre dimension .
Premiè re ca use, la désertification. La ressource en eau diminuant,
les nomades doivent descendre de plus en plus vers le sud pour abreu-
ver leurs anim aux et trouver des pâtures . Mais ils sc heurtent aux agri-
culteurs qui , eux-mêmes, écono misent l'eau qui irrig ue le urs maig res
cultures menacées éga lement par la divaga tion des animaux des
nomades. Les incidents sont donc de plus en plus nombreux, de plus
en plus violents. Les Zourga accusent le gouvernement de Khartoum
de ne pas les protéger contre les razzias des nomades .
S'y ajoutent des manipulations qui ont exacerbé la compétition entre
nomades et sédentaires et abouti à faire éclater la terrible crise actuelle
qui a déjà été précédée dans les années 1980 par une effroyable fam ine
due à la sécheresse mais aussi à l'impéritie du gouvernement de
Khartoum . Presque cent mille personnes meurent alors dans une quasi-
indifférence et on assiste aux premiers heurts sérieux entre les no mades
prétendument arabes et les agriculteurs.
À Khartoum , le pouvoir penche franch ement en fave ur de ces
nomades qui pillent les vi llages Zourga. Jusqu'en 2003, ces épisodes de
vio lence, alim entés ou non par des co nflits extéri eurs au Darfo ur,
demeurent localisés. Pourtant, on voit déjà apparaître les redoutables
janjawid, les « cavaliers du diable », comme les nomment les paysans
des villages qu' ils attaquent. Ce sont les hériti ers en ligne directe des

357
Les dessous de la Françafrique

pillards nomades qui venaient autrefois rafle r hommes, femmes et


enfants pour les vendre aux trafiquants d'esclaves. Mais si, autrefois, les
janjaw id n'étaient armés que de lances, il s so nt maintenant équipés
de kalachnikovs, autrement plus meurtrières.
En fait, ces bandes de pillards n'ont pas resurgi spontanément. Elles
ont été form ées à l'i nitiative de Khartoum. Au début, il s'agissait de
milices chargées de combattre la rébellion sud iste au Soudan, des sup-
plétifs qui guerroyaient au côté des forces soudanaises. Com me, offi-
ciellement, ils n'appartenaient pas à l'a rmée, on comptait sur eux pour
terroriser les populations des zones rebelles. Ce qu' ils accomplissaient
avec zèle!
Lorsque les affrontements entre sudistes et nordistes soudanais ces-
sen t ct qu'on s'achemine vers la paix, les janjawid deviennent inutiles.
Khartoum les invite fermement à regagner leurs tribus. Mais ils ont pris
de mauvaises habitudes et conduisent de véritables razzias dans les vil-
lages de Zo urga, tuant, violant et volant les troupeaux. C'est là la
deuxième raison qui expli que la rébellion du Darfour. Les paysans, ne
supportant plus d'être exposés aux violences de ces « cavaliers du diable »
sa ns que le gouvernement inte rvie nne, finissent par constitue r des
milices d'autOdéfense et par entrer en rébellion.
Lorsque le co nAit se généralise, les janjawid sont bien sû r à nouveau
utilisés par l'a rmée soudanaise pom semer la terreur dans les villages.
Des violences systématiques SO nt perpétrées con tre les popu lations
sédentaires, qui expliquent pourquoi l'on pourra commencer à parler,
sinon de génocide, du mo in s de nettoyage ethnique. Ca r, qui pour-
rait en douter ? Ces tueurs agissent avec l'aval de Khartoum . Supplétifs
dans le sud du So udan , les janjawid continuent à l'être au Darfour!
Mais comme ils ne sont pas intégrés à l'armée, le pouvoir central peut
nier toute responsabilité. Une attitude parfaitement hypocrite, mais qui
arrange presq ue tout le monde. On feint ainsi, au moins dans un pre-
mier temps, de ne rien voir et surtout de ne pas se fâcher avec le Soudan,
ce grand pays devenu le premi er producteur de pétrole de l'Afrique
de l'Est. C'est pourquoi, au Conseil de sécurité de l'ONU, la Chine
s'oppose à l'envoi de Casques bleus au Darfour.

358
Darfour: la plus grande urgence

Jean-Louis Péninou 1 :
La chronique du Darfour est celle de conflits entre éleve/m,
à lA recherche d'eau et de pliturages, et paysans protégeant leurs
champs et leurs maigres biens. Dans ce pays chiche en ressources,
totalement dénué dëquipements et lAissé à l'abanMn, l'explosion
démographique (la province compte six millions d'habitanlJ, deux
fo is plus qu'il y a vingt ans) a rendu plus violente lA compéti-
tion pour l'eau. et l'espace. La régulAtion traditionnelle des conflilJ,
fondée sur le respect par les nomades d'itinéraires et de périodes
précises de transhumance, a commencé à s'effondrer avec la grande
sécheresse et la fomine du milieu des armées /980. Depuis, le
Darfour est en crise. Malgré lA présence de responsables politiques
originaires de lA région dans les allées du pouvoir à Khartoum,
ta situation sy détériore année après année.
Une guerre meurtrière avait opposé, en J985-1988, les
Four aux tribus arabes lancées à l'assaut de leurs villages,
sur fond d'allées et venues entre le Tchad et le Darfour, d 'in-
terventions de lA Légion isltlmique libyenne et dejeux de pou-
voir du parti Oum ma de M. Sadek al-Mahdi. Elle avait
pu sembler un moment de paroxysme, lié à lA période de séche-
resse. Avec le recul, elle apparaît comme une prémisse.

C'est une compagnie chino ise qui est désormais l'un des principaux
opérateurs pétroliers au Soudan. La C hine, qui consomme to ujo urs plus
d'énergie, ne veut donc pas prendre le risque de rompre avec le Soudan.
Er si la France, qui a par ailleurs toujours entretenu d'excellents rap-
ports avec les di rigeants islamistes de Khartoum, a pu VOter une résolution
qui contrarie le gouve rnem ent soudanais, c'est que la compagn ie Total,
propriéraire d'une concessio n, n'a pas encore commencé de l'explo iœr.
r; insécurité dans laquell e vive nt les popu lati o ns sédentaires du
Darfour ajo utée au so us-développement chroniqu e a donc fin i par
engendrer une véri table rébeHio n.

1. Le Monde diplomatique. 2004.

359
Les dessous de la Françafriqu e

En 2002, un avoca t local, Abdel Wahid M o hamed N u r, fo nde un


pani , le Front de libération du Darfour. Il commence par essaye r de fédé-
rer toutes les milices d'autodéfense qui se sont constituées dans les vil -
lages. Une unificatio n des tribus assez impro bable. Pourtant, contre route
atten te, il réussit et nnit par créer en mars 2003 une véritable armée, l'ALS,
l'Armée d e li bératio n du Soudan. Une appellatio n qui mo ntre à l'évi-
dence que les objectifs des rebelles ne se limitent pas au Darfour.
Cette armée présente dès le départ des caractères très originaux. Dans
ce pays musulman et même islamiste, puisqu'il y règne la charia, l'ALS se
veut résolument laïque. Ensuite, ses chefs se renlSent à engager des enfants,
au contraire de beaucoup d'autres mouvements armés africains. D 'autre
part, ses soldats se SOnt affranchis des chefferies traditionnelles. Enfin, et
c'est notable, beaucoup d'entre eux sont éduqués. Des recrues qui seront
peut-être moins susceptibles de s'en pre ndre aux populations civiles.
Ce tte a rmée d e libé rati o n di spose rapidem ent d ' un éq ui pem e nt
moderne et même pa rfois sophistiqué. Mitrailleuses, 4x4 , téléphones
satelli tes, etc. Cerces, des armes, o n peut en tro uver n'impo rte o lt. M ais
il faut avo ir l'argent po ur les acheter. J..:explicati o n ne viendra que bien
plus ta rd .
J..:ALS déclenc he d 'abo rd les h ostilités d ans le fi ef de l'ethnie
Zaghawa. Les rebell es se lancent à l'assaur des pOStes de police et des
garnisons de l'armée go uve rnementale. Très vite, ils remportent des suc-
cès. Il fa ut dire que l'affaire semble avoir été très bie n prépa rée. Le
chef de cette armée est en effet Abdall ah Abakka r, un guerri er qui, en
1990, a d irigé à partir du D arfo ur le raid triomphal qui a po rté au pou-
vo ir Id riss Déby, l'ho mme qui esr toujours président du T chad et dont
le po uvo ir est régulièrement menacé à N' Djamena, en partie à cause de
la crise du Darfo ur.
Au printe mps 2002, les go uvernementaux subissent donc revers sur
revers. En o utre, co mm e bea ucoup de so ldats so nt o ri ginaires du
Darfo ur, ils d ésertent plutôt que de comba m e leurs frères .
Le président soudanais O mar e1-Béchir, humilié, est bien décidé à
to ut mettre en oeuvre pour écraser cette no uvel le rébellio n. M ais il lui
faudrait d'abord ferm er les frontières à l'ouest du Darfour, du côté tcha-

360
Darfour: la plus grande urgence

dien. Un objectif plus symbolique que réaliste : dans le d ésert, il n'existe


pas de vra ies Frontières ! À moins de co nstruire lin mur co mme ve ut
le fai re Bush entre les États- Un is ct le Mexique. Toutefois, les pays
vo isins se disent prêts à coopérer avec Khan o ulll . À commencer par
la Libye do nt le leader, Kadhafi , n'a que mépris pour les Zo urga noirs.
Plus étonnante est la bonne volonté affichée par le président tcha-
dien, Idriss D éby. Car, bien que tchadie n, il est lui aussi originaire de
l'ethnie Zaghawa implantée de part et d 'autre de la fro ntière, au nord-
ouest du Darfour. Déby pourrait donc se solidariser avec ses frères. Mais
il s'abstient de le fa ire. Ce qui lui vaudra d'ailleurs d 'être vivement cri-
tiqué par les siens.
Quoi qu' il en soit, comme l'a rmée rebelle vole de succès en succès,
le président Béchir fait a rrêter un certain nombre de notables et d ' in-
tellectuels censés sympathiser avec la rébellion. Et surtOut il nom me un
nouvea u gouvern eur au Darfo ur, un ho mme à po ig ne, le général Oman
Kibir. Cette no minatio n au ra d e graves conséquences.
Kibir, e n plei n acco rd avec Béch ir, d écid e d 'enrô ler les ja nj awid ,
désœuvrés depuis qu'ils Ont cessé de combattre au Soudan-sud. Les exac-
tions contre les villageois commencent aussitôt un peu parro ut dans
la province. JI ne s'agit plus d ' incidents ponctuels comme le Darfour
en a souvent connus mais de violences programmées. En aoCH 2003,
et ce n'est qu'un exemple parmi tant d'autres, tro is cents personnes sont
massacrées par les ja njawid d ans un village du nord.
Ces razzias meurtrières inAuent sur le cours de la guerre car les rebelles
doivent aussi veiller à protéger les civils. Mais dans un pays aussi grand,
où l'habitat est très dispersé, la mission est presque impossible. La plu-
part des villageois sont donc à la m erci des exactio ns des janjawid. Et
quand cc ne sont pas ces supplétifs qui tuent ou violent, ce sont les sol-
dats de l'armée gouvernementale q ui se livrent à des violences. Cependant,
le plus souvent, ces de ux forces de répression agisse nt ensemble.
Po ur Khartoum, il est évident que cette campagne d e terreur doit
d 'abord affaiblir la rébellion . Mais il n'est pas exclu que certains, même
au plus haut sommet du pouvoir soudanais, en profitent pour se débar-
rasser de ces peuplades de Zourga qui ont to ujours été m éprisés sino n

36 1
Les dessous de la Françafrique

haïs. Soit en les ruant, soir en les obligeant à fuir le pays. C'est dans cette
mesure qu'on pellt parler de génocide.
En [Out cas) il es t certain que l'in tervention des janjawid contrarie
fortement les am bition s de l'ALS, l'a rmée rebelle. À cela s'ajo utent
des dissensions au sein de la rébellion . À côté du Front de libération du
Soudan , une autre organisation monte en puissance, le Mouvement
pour la justice et l'égalité, le MJE. La personnalité de so n chef, le doc-
teur Khalil Ibrahim , donne sans doute une des clés de cette affaire.
Ce notab le, issu d'une li gnée de souve rain s qui régnaient autrefois au
nord du Darfour, appartient, tout comme le président tchadien Déby,
à l'ethnie Zaghawa.

Gérard Prunier, chercheur ' :


(À partir des témoignages qu'il a recueillis, il décrit une
opération type où l'armée et les janjawid coopèrent pour semer
la mort dans un village. Ça commence par un bombardement
aérien où des militaires Jettent des bombes primitives mais
terriblement meurtrières sur ies maisons et les civils. De simples
bidons emplis d'explosifi et de ftrraille.)
Dès que les Antonov avaient terminé leur sale besogne,
des hélicoptères de combat ou bien des chasseurs-bombardiers
Mig arrivaient, mitraillant et tirant des roquettes contre les
objectifi fixes comme les écoles ou les entrepôts. Il était clair
que ce qui était recherché était une destruction totale des cibles
visées. Lorsque les attaques aériennes cessaient, les janjawid
arrivaient soit seuls, soit en compagnie de soldats de l'armée
régulière. Les miliciens étaient montés sur des chevaux ou des
chameaux et étaient souvent accompagnés de (( technicals »,
c'est-à-dire de 4x4, armés de mitrailleuse. Ils entouraient le
village et il y avait ensuite deux scénarios possibles. Dans la
version (( dure» les lieux étaient totalement bloqués. tout était
pillé, les hommes et lesjeunes garçons qui ne pouvaient pas se

1. op. dt.

362
Darfour: la plus grande urgence

cacher étaient abattus, les jèmmes et tes jeunes filles étaient


violées, le bétail était emporté et les ânes tués et jetés dans
les puits. Ce massacre systématique des ânes avait deux buts.
Le premier était de réduire d'éventuels survivants à l'im-
puissance, les ânes étant le moyen de transport le plus répandu
au Darfom; sans lequel il est impossible de vivre et de cir-
culer. Par ailleurs, les cadavres des ânes empoisonnaient les
puits en pourrissant, rendant ainsi les villages inhabitables.

Le président Béchir repre nd peu à peu les choses en main . Mais il se


re nd a uss i comp te qu' il ne po urra jamais érad iq uer com plète me nt la
rébellio n , mê me avec l'a ide de ses te rri bles janjawid .
11 lui fa ur aussi tenir compte de tous les réfugiés do nt beaucoup s'ins-
talle nt à la frontière, côté tc had ien. L'existence de ces camps où les
ex ilés d u Darfo ur vive nt dans des co nd itions abom inables commence
en effet à tro ubler la communauté in te rnatio nale Ct à sérieusement dété-
rio rer l'image du Soudan au moment même où so n président po uva it
espérer se refaire une santé avec l'arrêt des combats dans le sud du pays.
D u côté tchadien , o n n'est pas moi ns inquiet. Les deux prés idents
décide nt do nc de cOntacter les rebelles et d 'entam er la discussio n. Déby,
artisa n de ces négociati o ns, parv ient même à o bte nir la sig nature d' un
cessez-le-feu entre les rebelles et le po uvoir soudanais. Mais cet arrêt des
combats est pa rfa iteme nt illusoire: ni les ja njawid ni le Mo uvem ent
justi ce et liberté n'ont é té associés aux discussions.
Le cessez-le-feu vole donc bientôt en éclats. Il n'aura d uré officiellement
que trois mo is. Cependant J'année soudan aise en a profité pour se réor-
ganiser et purge r ses ra ngs : les soldats originaires du Darfour sont éliminés
ou ne particÎ pent plus aux combats qui o nt lieu sur leur terre na tale.
Cette a rmée « purifiée» passe à l'offensive avec succès. Le chef mili-
taire de l'ALS, Abakkar, est tué et Kh arto um reco nquiert plusieurs zo nes
qu i ava ien t fa it pratiqu em en t sécessio n, zones do n t les hab itan ts fu ient
et qui VO nt grossir les cam ps de réfugiés. À ce mo ment, c'est-à-d ire au
début de l'a nnée 2004, les rebelles estimen t que deux m ille tro is cen ts
villages o nt été dévastés par les janjawid et les forces go uve rn ementales.

363
Les dessous de fa Françafrique

Malgré tOut, l'armée rebelle peut encore résister. Dotée d' un nou-
vea u chef, elle est forte d'un e dizaine de milliers d' hommes et donne
du fil à retordre aux croupes de Khartoum qui continuent à massacrer
ou à laisser massacrer, tandis que le prés ident ment effrontément e n
affirm ant qu'il a triomphé.
La situation humanitaire ne cesse de s'aggrave r, à la foi s dans les
camps de réfugiés de la fro ntière tchadienne et à l'intérieur du Darfour
Dl! des femmes et des enfants sont regroupés dans de véritables camps
de co ncentration et vi vent SO LI S la me nace permanente des janj awid,

do nt la présence est dissuasive aussi pour les organisacions humanitaires


qui Ont lo ngtemps tenté de venir en aide à ces déplacés mais qui ont
fini par y renoncer à cause des risques que Icurs membres encouraient.
Les réactions de la communauté in te rn atio nale sont très mo ll es.
Sa principale préoccupation était d'abord d'obtenir la pai x entre nor-
distes et sudistes au Soudan. Le Darfour passait donc après. Et puis il
ne fallait surtout pas irriter le président Béchir qui affichait de si bonnes
résolutions en concluant un accord avec John Ga rang. Les Ëtats-Unis
considéraient même déso rmais que le Soudan était devenu leur allié
dans la lutte co ntre le terrorisme.
Toutefois des in fo rmations de plus en plus concordantes ont com-
mencé à filtrer sur les horreurs perpétrées au D arfour. En mars 2004,
des agences de l'O NU ont évoqué le nettoyage ethnique en co urs. À
Khartoum , on dément, bien sûr avec la plus grande énergie. Mais per-
so nn e n'est dupe. En fait, Béchir, non sa ns habileté, fait traîn er les
choses. Et ça dure toujours. Ainsi, à plusieurs reprises, pressé par la com-
munauté in tern ati onale, il semble céder, anno nce des cessez-le-feu ou
signe même un plan de paix avec J'O NU . Il est prévu de désarmer les
mi lices, de cesser les actio ns armées contre les rebelles et même d'en-
gager des pourparl ers avec eux. Mais il est clair que Béchir n'a nulle-
ment l'inte ntio n de renir sa promesse. Et jusqu'à mainte nant les
menaces, embargo sur les armes, volonté de rraduire les responsables
des exactio ns devant la Cour pénale in ternatio nale o u encore sanctio ns
fin ancières et restrictio ns de déplacement po ur certains ministres sou-
danais. demeure nt va ines.

364
Darfour,' la plus grande urgence

Même l'envoi d 'une force afri caine, qui compte ra jusqu'à sept mille
hommes, un déploiement que Béchir a accepté du bout des lèvres, n'em-
pêche pas les massacres de se po ursuivre.
La résolu tio n 1706 de l'ONU qui prévoit l' in terpositio n de Casques
bleus n'a pas été votée à l' unanimité : tro is pays se sont abstenus dont
la C hine. Béchir a donc beau jeu de ne pas en tenir compte. Po ur refu-
ser l'envo i de cette force o nusienne, il a d'ailleurs employé un curieux
a rgument: ce vo te à l'ONU serait le fruit d 'un complot sio niste visant
à p iller le pétrole du Soudan et à d ém em brer so n pays.
Cette histo ire de complot est bien sûr aberrante. Po ur le reste, c'est
mo ins sûr. Nombreux so nt ceux qui s'in téressent au Darfo ur. Ainsi
les évangéliq ues am éricains qu'o n a d éjà vus à l'œuvre da ns le sud d u
So ud an. co mmencen t à séri eusement s' impl anter au D arfo ur. Ces
gro upes de pressio n, très anti-islamiques, fo nt du lo bbying auprès de la
Maison-Bla nche.
Par ailleurs, la crise du Darfour est co ntagieuse et a déjà plo ngé le
voisin tchadien dans les affres. Idriss Déby a beaucoup de mal à résis-
ter aux mem bres de so n ethni e qui le po ussent à veni r au secours de
leurs frères du Da rfo ur. Il est d 'ores et d éjà certain que des Tchadiens
o nt fra nchi la fro ntière po u r combattre. Depuis, le Tchad et le Soudan
vivent en état d e belligéra nce. Si D éby ro mbe - sans la France, ce se rait
déjà arrivé - un e vraie gue rre risque d 'éclater entre les de ux pays .
La situa tio n du Darfour, mais aussi du Soudan, demeure donc explo-
sive. Surto ut depuis qu'O mar Béchir a subi coup sur coup deux décon-
ve nues m ajeures . La premi ère est venue de l'étran ger : la Cour pénale
in ternationale s'est enfin décidée à mettre le président soudanais en accu-
satio n po ur crime contre l'humanité. Une première en matière de jus-
tice : jamais un dirigeant en exercice n'avait fa it l'objet d' une telle mesure
humiliante. Le de uxième déboire n'a pas été mo ins inattendu: un beau
matin de mai 2008, des forces rebelles du Mouvement justice et li berté
de Khalil Ibrahim o nt soudain surgi de l'autre côté du Aeuve, à Kharto um
même. U ne vraie g i_Ac po ur Béchir Ct sa (D u ce puissante armée.
Certes les rebell es o n t été repo ussés. Ma is il n'em pêche q u'i ls o nt
creusé une im portante b rèche dans le dispositif m ili ta ire soudanais !

365
Les dessous de la Françaftique

Khalil Ibrahim est donc loin d'avo ir di r son dernier mot. Et il n'esr
pas inurile de savoir que cet opposant est un proche du célèbre Tourabi,
chassé du pouvoir en 1999 et qui , d epuis, ne cesse de chercher à se ven-
ge r du président Béchir qui l'a écarté.
11 y a donc fort à penser que Tourabi a encouragé la rébellion qui a
éclaré au Darfour. Et sa ns doute l'a-t-il même fin ancée grâce à touS ces
comptes banca ires dont il était le seul à posséder le secret. Un trésor de
guerre qui explique pourquoi les rebelles étaient si bien équipés.
Tourab i, éminence grise du pouvoir pendant si long temps et qui a
noué d e précieuses relations à l'étranger, en particul ier dans les pays
arabes, a déjà mo ntré par le passé que ses co nvi ctions éta ient à géo-
métrie variable. Islamiste p ur et dur pendant de longues années - c'est
même lui qui a accueilli Ben Lad en au Soudan - il en viendra à sou-
ten ir les sudistes soudanais chrétiens de l'armée d e Jo hn Garang. Le
Darfour n'est don c pour lui qu'ull levier lui permettant éventuellem ent
de revenir au pouvoir. Le reste, c'est-à-dire les Inassacres, les réfug iés,
etc., lui importe peu. M ais il faut reconnaître que ce n'est pas lui qui
a inventé les janj awid , le sous-développement chronique du Darfour et
les razzias de plus en plus nombreuses des no mades sur les villages des
sédentaires. Bref, il s'es t co ntenté d'explo iter cyniquclnenr une situa-
tion qui , tôt ou tard, aurait fini par dégénérer.

Gérard Prunier 1 :
il existe à l'heure actuelle une certaine « école de pensée
anthropologique" qui croit possible d'utiliser /es « leaders tri-
baux arabes traditionnels" pour peu à peu dompter les jan-
jawid et tes amener à résipiscence. On retrouve dans cette
mouvance aussi bien le colonel Kadhafi que certains spécia-
listes occidentaux du Darfour. L'idée vaut bien sûr la peine
d'être tentée car la situation du Darfour est tellement tragi-
quement bloquée que toutes /es voies de solution doivertt être
utilisées. Mais le succès semble peu probable. En effet, il Y a,

1. op. cit.

366
Darfour,' La p lllS grande urgence

tant du côté « arabe» que du côté « africain JI, un mouve-


ment de glissement générationnel qui a largement délégiti-
misé Les autorités traditionneLLes. En outre, La majorité des
janjawid sont des marginaux sociaux pLus proches des gangs
de jeunes du tiers-monde que des « nomades traditionnels "
qu'on a voulu y voir.
XXII
Niger: le destin des Touareg

On les appelle les « hommes bleus ». Et leur seule apparence fait


rêver tant ils respirent un parfum d'aventure. Visages dissimulés der-
rière leur chèche, ces seigneurs du désert, guerriers mythiques des
sables, ont toujours enflammé les imaginations. Et d'abord à cause de
la singularité de leur existence. Nomades, indépendants, faisant fi des
frontières , ils semblaient appartenir de toute éternité à un monde
légendaire. Mais la réalité les a cruellement rattrapés. Les Touareg
d'aujourd'hui sont souvent les oubliés d'une société en recomposition
qui n'a que faire de ces marginaux n'ayant pour seule patrie le désert!
Pire, certains, et parmi eux des ethnologues de renom, estiment qu'il
faut en finir avec les mythes et que les « hommes bleus " doivent aban-
donner leur nomadisme et leurs mŒurs archiiques pour entrer de plain-
pied dans l'ère moderne, et donc renoncer à ces rébellions absurdes qui
les opposent aux gouvernenlents en place. Pour cl' autres, au contraire,
il existe une nation touarègue qui doit être reconnue en tant que telle
et doit bénéficier d'une réeUe représentation dans les États où ils vivent.
C 'est en particulier le cas au Niger où un conflit meurtrier risque
d'embraser tout le nord du pays sur fond de guerre de l'uranium. Là
se jOlie peut-être une partie du destin de l'Mrique !

Les Touareg seraient e nviron tro is millio ns et o ccupent un vaSte rer-


riroire de plusieurs centaines de kilomètres ca rrés au Sahel et dans le
Sahara. C es nomades du désert sont répartis au sein de cinq pays, le
Burkina Faso, le Mali , la Libye, l'Algérie et enfin le Niger où vivrait le
tiers d'entre eux. Un conditionnel obligé : il n'a jamais été procédé à un
recensemen t.

369
Les dessous de la Françafrique

Dans deux de ces pays, le Mali et le N iger, les Toua reg so nt entrés
en rébe llio n co nue le pouvo ir central. Mais les deux go uverne ments
n'ont pas réagi de la même man ière. Au Mali , le prés ident Amadou
Touman i To uré vient de choisir la voix de l' apa isement et une trêve
es t intervenue e ntre l'armée et les rebelles . Par co ntre, au N iger, so n
homologue, Mamadou Tandja, a décidé d'opter pour la manière forte
afin de réduire la révolte des « hommes bl eus )} .
La ques tion nigérienne co ncerne les Français au premier chefà cause
des gisements d' uranium qu'ils exploitent. Un minerai qui est de plus
en plus demandé en raiso n de la crise mondiale de l'énergie. Le Niger
es t en effet l'un des principaux producteurs mondiaux d'uranium.
Pendant très longtemps, ce métal a été extrait du désert nigérien excl u-
sivement par une entreprise française, la Cogema, devenue aujourd'hui
Areva . Mais ce quasi-monopol e es t tombé et les C hinois en parti cu-
lier ne cessent de nous planter des banderilles. Autant dire que la crise
nigérienne doit d'abord être exam in ée au travers de ce prisme.
Deuxi ème remarque préliminaire: le Niger a longtemps fait partie
du pré carré fran çais. Et comme dans nombre d'autres anciennes co lo-
nies, Paris y a longtemps fait la pluie et le beau temps, et a souvent eu
la cel1r3tion d'intervenir.
Troisième observation : le Sahel devient une région particulièrement
sensible à cause du rerroriSlne islamique. Les spécia li stes alnéricains
en la matière considèrent même que le Sahel constitue un point de fi xa-
tion pour AJ-Qaïda à tel point qu' un général américain a même évoqué
un nouvel Afghanistan! Exagération? Certes, le mouve me nt terro-
riste algérien GSPC, Groupe salafiste pour la prédica tion et le com-
bat, a reve ndiqué son allégeance à la néb uleuse de Ben Laden et serait
même devenu un e branche d'Al-Qaïda. Mais n' importe quelle orga-
nisation clandestine peut se réclamer de Ben Laden. Quo i qu'il en soit,
ce GSPC s'es t surtout manifes té par des attentats en Algérie et des
actions contre des touristes. Peut-être est- il aussi à J'initiative de l'at-
raque meurtrière de Français en Mauritanie et de l'enlèvement de deux
touristes autrich ie ns. En [out cas, les menaces, avérées ou non , que le
GSPC fa it peser sur la régio n ont poussé les Américains à proposer

370
Niger : le destin des Touareg

aux États sahéliens la mise en place d' un véri table pla n de bataille contre
le te rrorisme et des acco rds de coopératio n militaire. Ce qu' ils o nt appelé
l'In iti at ive tra n ssa hari e nn e d e lutte cO llue le te rror isme . Ma is cerre
manœ uvre po urrait bien d issi muler en réalité une tentative des ÉtatS-
U nis de s' implanter dans une zo ne où traditio nnellement l'influe nce
fra nçaise a toujours été prépo ndéra nte.
Cependant, il est vrai que le Sahel est peu à peu deve nu une vaste
régio n o ù les trafiquants en p re nnent de plus en plus à leur aise. Armes,
drogues, cigarc[[cs et même vo itures vo lées circulent dans cette zone de
plus en plus dangereuse, Ct pas seuleme nt à cause du terroris me is la-
mique qui y sévirair.
Le N iger est d eux fo is grand comme la France. Mais en réalité, il y
a plusieurs N ige r. Trois, po ur simplifier. Le No rd, d 'abord, une zo ne de
hauts pl ateaux et de mo n tag nes qui couvre les deux tiers du pays . Partie
intégrante du Sahara, cette imm ense régio n est le rerriroire naturel des
Touareg do nt les caravanes le sillo nnent en tous sens. JI y pleut très rare-
me nt Ct o n y tfOuve quelques oasis isolées. Le deuxième N iger, au centre
du pays, est un peu mo ins a ride mais très fa iblement boisé. Enfin il y
a le Sud et sa sava ne. C'est la seule région fertile o ù les pluies saison-
niè res pe rme tte n t l'ex istence de c ultures vivrières.
Ces disparités géographiques correspo ndent auss i à des répa rti tions
ethn iq ues différe nciées. Au sud et à l'o ues t, d eux ethnies no ires, les
H ao ussa et les Djerma-So nghaï , préd o mine n t. Ce SOnt elles qui Ont
d o nné a u N iger la plupa rt d e ses dirigeants. Au no rd, près de la fro n-
tière li byenne, les To ubou SOnt majoritaires comme ils le sont au Tchad
et da ns le sud de la Libye. Pas teu rs no mad es, ce SO nt aussi à l'occasion
de rudes guerrie rs. Les so lda ts fra nçais, qu i les Ont so uve nt affro ntés
au Tchad , en savent quelque chose. Toutefo is, le no rd du N iger est prin-
cipale ment le terri tOire des Toua reg. U ne ethn ie qui n'est pas homo-
gène : il existe des To uareg blancs et d 'autres qui SOnt no irs. Une coha-
bitatio n souve nt difficile, les No irs accusant les Bla ncs de les exploiter
et mê me de les avoir parfo is réduits en esclavage. Une situation qui per-
dure: il exis te e nco re d es esclaves a u N ige r et plus gé néralem ent au
Saha ra malgré l'interdictio n pro mulguée en 2004 pa r les auto ri tés. Un

37 1
Les dessollS de La Françafrique

an plus tard, o n a ass isté à LIll événement assez extraordinaire: un puis-


sant chef touareg a organisé une cérémonie afin de céléb rer la libération
de [CLIS les esclaves vivan t dans so n campement et qui étajent au no mbre
de sept mille. Aujourd' hui , o n estime qu' il en reste encore quelques
dizaines de milliers qui n'ont toujours pas été affranchis. Un état de fuit
qui a contribué à ternir un peu plus la réputation des Touareg, considé-
rés comme des bandits et des voleurs d' ho mmes. Depuis, le gouverne-
ment nigérien a interdit ce genre de cérémonies publiques qui donnaient
une mauvaise image du pays. Une décision hypocrite: supprimer ces célé-
brations ne signifie pas supprimer l'esclavage. Mais les Nigériens Ont
beso in des investisseurs occidentaux et cette survivance archaïque de l'es-
clavage fait incontestab lement mauvais genre.

Mail & Guardian 1 :


Les captifS, des descendants d'Africains à la peau sombre
asservis lors de guerres ou tout simplement kidnappés, assurent
une vie oisive aux Touareg blancs, des nomades à la peau claire.
« Les ftmmes s'occupent de toutes les tâches ménagères et font
en sorte que feur maître nait jamais à Lever le petit doigt ",
explique Romana Cacchioli, responsable du programme afri-
cain au sein de l'ONG Anti-Esclavage international. «Elles
leur servent à boire et à manger, lavent leurs vêtements et pren-
nent soin de leurs enfonts. Il fout aussi déplacer les tentes des
maîtres quatre fois par jour pour qz/iLs soient toujours à
l'ombre. Les hommes gardent toute la journée les troupeaux de
chèvres et de moutons. Les enfants aussi travailient .' ils sont de
corvée d'eau avec les femmes, ce qui peut leur prendre la moi-
tié de la j ournée. » Les enfants naissent escltwcs et peuvent être
offirts en cadeau ou foire partie d 'une dot. Ils sont séparés
très tôt de leur mère afin que les liens fomiliaux soient rom-
pus. Les filles sont fréquemment victimes d'abus sexuels de la
part de leurs maîtres et sont souventforcées de se marier contre

1. Quotidien sud-aFri cain. Article de 2005.

372
Niger: le destin des Touareg

leur volonté. Un journal nigérien a également rapporté le cas


d 'un homme castré pour avoir désobéi.
Les esclaves vivent dans des abris de fortune à côté des
tentes en peau de chèvre de leurs maîtres et portent parfois des
bracelets de cuivre aux chevilles en guise d'identification.

Une dernière indication pour en finir avec ces généralités: le Niger


a co nnu à plusieurs reprises de désastreuses cri ses alimentaires à ca llse
de la sécheresse. Ces famines ont provoqué la mort de milliers de per-
sonnes, surtout dans le Nord. Et pourtant ce pays, classé par les instances
internationales au dernier rang mondial quant au développement humain,
est paradoxalement riche, très riche. Mais cette richesse reste trop sou-
vent virtuelle : à part l' uranium qu i fournit une part non négligeable de
ses resso urces, il dispose d'ull sous-sol très riche. On y nouve de l'or,
du pétrole et du gaz, des matières premières qui devraient bientôt pou-
voir être exploitées. À cond ition , naturellement, que la paix soit restau-
rée. Or ces richesses minières, à commencer par l'uranium, se trouvent
dans le Nord, là où justement sévit et prospère la rébellion touarègue.
D' une certaine façon, les Touareg sont donc en position de force car
ils tiennent en main le futur développement du pays. Et ils sont bien déci-
dés à jouer cette carte maltresse le plus longtemps possible, d'autant qu'au
fil du temps ces ressources attirent de plus en plus de convoitises !
Comme les autres colonies africaines de la France, le Niger a accédé
à l'indépendance en 1960. Auparavant, pendant la période coloniale,
Paris avait eu [on à faire avec les Touareg. M ais pe u à peu, une son e
de cohabitation tranquille avait vu le jour, le pouvoir colonial laissant
les nomades vaquer à leur gré dans l'immense désert saharien. En fait,
les Français ne s' intéressaient guère à ces contrées désertiques et pauvres.
Seul comptait pour eux ce qu'ils appelaient le « Niger utile », c'est-à-
dire le Sud où l'on pouvait cultiver le coton et l'arachide.
Conséquence, les habitants du Nord, essentiellement les Touareg,
Ont été abandonnés à eux-mêmes. Ce qui n'était pas pour leur déplaire
tant ils étaient farou chement attachés à leur liberté et à la conserva-
tion de leur mode de vie traditionnel. M ais en même temps, excl us

373
Les dessous de la Françafrique

des circuits marchands et empêchés à cause de leur nomadisme d 'ac-


céder à l'éducatio n, ils ont laissé un véritable fossé se creuser avec leurs
voisins du Sud. Et presque naturellement, lo rsque l'indépendance est
arri vée, ce SOnt des « sudistes » qui Ont pris le po uvo ir et bénéfi cié des
premières mesures de développement.
Il en est résulté un sentiment d'injustice. Surto ut à partir du mo ment
où on a commencé à s' intéresser à la richesse du sous-sol des te rrito ires
qu' ils fréquentaient et qu'ils considéraient comme étant les leurs !
Pounant, la transitio n entre la colonisation et l'indépendance s'est
déroulée paisiblement. Le président élu s'appelle Dio ri Hamani. C'est
un enseignant très fra ncophile, à la différence d e son principal rival,
Djibo Bakary, qui campe, lui , sur des positions nationalistes et pro-
gressistes à l'image d 'un Séko u To uré qui a prô né le non lors du réfé-
rendum sur la C ommunauté' . Anoter d 'ailleurs que les deux ho mmes,
H amani et Bakary, appartienn ent à deu x ethnies différentes. M ais le
vainqueur de cette co mpétitio n, très sagement, prend soin de compo-
ser un gouvernement où tous sont représentés. Ainsi, malgré le no mbre
restreint des candidats possibles, deux ministres couareg sont nommés.
D 'ailleurs, pendant to ut le règne d ' Hamani, c'est-à-dire jusqu'en 1974,
les nomades n'ont jamais été l'objet de discriminations, même si le déve-
loppement du Nord n'a pas suivi celui du Sud, bien que le président ait
fait so n poss ible pour que Touareg et To ubo u tro uvent leur place au
sein de la communauté nigérie nne.
Cependant, deux faits conduisent peu à peu à une détérioratio n : en
1969, l'accession au pouvoir du colonel Kad hafi chez le voisin libye n.
E t ensuite le commencem ent de l'explo itat ion de l'uranium .
Le bo uillant dirigeant de Tripoli a toujo urs pensé que la Libye était
trOp petire pour lui. Il n'a eu de cesse d'essayer d 'associer son pays à des
É tats frères. Auta nt de mariages éphémères o u carrément ratés.
Très vite, Kadhafi rega rde e n directio n du désert. D 'abord ve rs le
T chad' do nt il vo udrait a nnexer la très disputée bande d 'Aouzo u. Ce

1. Voi r chapirre VI .
2. Vo ir chapitres XII ; XIII , XlV.

374
Niger: le destin des Touareg

qui va udra à la France et à la Libye plusieurs confrontatio ns musclées.


Mais il y a aussi le Niger et ses To uaseg ! Kadh afi y voit un te rrain idéal
pOUf ex pé rimen ter ses v isées arabo-islamistes et en ta m er une campagne
de propaga nde chez les no mades.
l.:écho renvoyé est plutô t favo rable. Si f:1Vo rable même que Kadhafi
envo ie des troupes statio nner sur une bande de te rrain de quelques mil-
liers de kilo mètres carrés à la fro ntière entre les deux pays où les Libyens
s'emparent d'anciens fo rtins de l'arm ée frança ise et d'un puits.
Par nature, le prés ide nt Dio ri H amani n'est pas un va-t'e n-guerre. Au
lieu de riposter mili tairement o u d'en appeler à la France, il négocie. Il
se rend même à Tripoli afin de négocier un traité de bon voisinage et
de coopératio n écono mique avec la Libye contre quelques compensa-
tions sonnantes et trébuchantes. Une no uvelle pre uve de sagesse. Ma is
le président nigérien est engagé dans une affa ire autre ment plus impor-
ta nte: l'exploitation des gisements d'uranium trouvés dans so n pays.
La découverte précède l'indépendance. Ce sont des ingénieurs du CEA,
le Commissariat à l'énergie aromique, qui, en pros pectant la région
d'Agadès, ont établi qu' il s'y trouvait des roches compo rtant une bo nne
teneur en minerai et des réserves estimées à plusieurs milliers de tonnes.
Mais l'exploitatio n ne commence que beaucoup plus tard, au tOlil déblll
des années 1960. Ce retard s'explique aisément: Agadès se trouve aux portes
du désert. l.:éloignement, le climat et l'enviro nnement représentaient de
sérieux obstacles. En outre l'uranium, qu'on exploicait aussi sur le œrriroire
français, n'avait pas encore la valeur qu' il allait acq uérir plus tard .
Q uo i qu'il en soit, le président nigé rien a très vite compris qu'il
disposait là d' une richesse majeure pOlir so n pays et il était bien décidé
à en tirer le maximum de profi t, malgré les réticences de la Cogema,
principal acteur de l'exploitatio n. La société frança ise avait beau avo ir
co nclu un accord de parte nariat avec l'État nigérien, el le ne vo ulait
pas payer tro p c he r le mine rai. Face aux reve ndicat io ns nigé rie nn es,
d'une faço n class ique, e ll e me n ait e n ava nt les impo rtants in vestÎsse-
me rlts réalisés ava nt même de co mme ncer la pro d uc ti o n . Bref, ell e sc
faisa it tire r l10 re ille lo rsque Dio ri H amani ex igeait un e juste rému né-
rati o n po ur son pays .

375
Les dessous de la Françafrique

Rapidement, le ton monte ! À Pa ris, le go uverne ment ne peut pas


se dés intéresser d'une quesrio n aussi brûlante et essaie de peser de to ut
son poids dans une négociatio n financière très âpre. Confro nté à ce qui
ressemble à L1n e fin de non- recevoir, Hamani envisage donc de se tour-
ner vers d'autres parte naires po ur ex plo iter sa principale richesse natio-
nale. Et il pense d 'abord à son voisin libyen!
Pour Paris, c'es t comme si N iamey agirait un chiffo n rouge. 11 n'est
pas questio n que Kadhafi , qui sèm e déj à le trouble dans le nord du
T chad , se mêle de cette affa ire.
Alo rs ce qui doit arrive r arri ve. U ne ultime négociation doit se tenir
e n av ril 1974 à Niamey. Mais elle n'a ura jamais lie u. Le prés ide nt
H amani es t o ppo rtuném ent v ictime d'un pucsch trois jou rs avant l'ou-
ve rture de ce tte importance réunion.
li est diffici le de ne pas penser que ce coup d 'État a été téléguidé par
Pa ris. JI fa ut d 'abord no ter que le d étacheme nt militaire français pré-
sent dans la cap itale nigérienne s'est b ien gardé d ' inte rve nir. Une pas-
sivité suspecte : dans d'autres pays africains o ù la France co ntinuait à
disposer de garniso ns. les militaires ne se so nt pas privés d'in tervenir.
D es accords secrets' prévoya ie nt mêm e ce genre d ' ingére nce dans les
affai res intérieures de nos anc iennes co lon ies. Les exempl es sont nom-
breux. D 'autre part, dans le secteur crucial de l'énergie, les compagnies
fra nça ises entretenaient des liens très étro its avec les services de ren -
seig nement. Il ne pouva it en être autrement à la Cogema.
Le scéna rio a donc été le sui va nt: info rmé d es inte ntio ns du prési-
de nt Ham ani de se tournet ve rs la Libye, Paris a aussitôt décidé d 'agir.
11 n'a pas été trOp difficile de persuader quelques officiers nigériens de
passe r à l'action et de déposer un président qui gouvernait depuis trOp
lo ngtemps so n pays et ava it même fini par pre ndre quelques libertés
avec le système démocratique en instituant par exe mple un régime de
pa rti unique. Mais ce n'étaie nt pas les seuls griefs adressés à Hamani.
Lors de la grande sécheresse de 1973 , il aurait d étourné une partie de
l'aide alimentaire internatio nale consentie à son pays. En o utre, et po ur

1. Voir chapitre V.

376
Niger: le destin des Touareg

Paris c'érait inacceptable, le dirigeant nigérien venait d'établir des rela-


tions diplomatiques avec Moscou. Pour toutes ces raisons, il était donc
urgent de le chasser du pouvo ir.
Bien que Jacques Focc.rt ait vu so n éto ile pâlir sous la présidence de
Pompidou, ses réseaux demeuraient toujours en place. Il faut d'ailleurs
observer que le putsch a eu lieu à la mi-avril 1974, c'est-à-dire dcux
semaines après la mort de Georges Pompidou et don c à une période olt
l'intérim prés ide ntiel permettait à Foccarr et à ses ho mm es une plus
grande libcrté d'action.
Cependant, l'ancien père Joseph du général de Gaulle a nié toute
responsabilité. Mieux, il a affirmé qu' il aurait plaidé auprès du prési-
dent intérimaire Ajain Po her la nécessité d\mc intervention militaire
française en fave ur de Diori H amani.

Jacques Foccart ' :


Je retourne voir Poher pour lui remettre la lettre de l'am-
bassadeur du Niger demandant notre intervention, et je
trouve un Poher un peu hésitant. Pu.is arrivent M essmer,
Galley, Lipkowski et Maurin. Chacun prend la parole et je
suis, en fin de compte, le seul à défendre le point de vue de
l'intervention . Poher décide de ne rien foire. À différentes
reprises, je dis que c'est ta première fois qu'on assiste à un coup
d'État qui est un véritable hold-up. 11 ne s'agit pas d'un coup
d'État survenu à la suite de troubles, comme à Madagascar
ou ailleurs. 11 s'agit d'une prise du pouvoir la nuit, à 2 heures
du matin, par des conjurés. On foit prisonnier le p résident,
on tue sa femme et on embarque tous les membl'es du. gou-
vernement. Si nous ne réagissons pas contre ce coup d'[tat,
nou.s ne réagirons jamais, et nous signons la condamnation
d'Houphouët et de Bongo. Les autres approuvent mon ana-
lyse, mais la décision est prise de rte pas intervenir et d'envoyer
un avion pour foire sortit Diori. Je dis que c'est tout à foit

Jot/mal de Focctlrl, publ ié en cinq tomes par Jeune AJi"ique et Fayard, 1997.

377
Les dessous de la Françafrique

ilfusoire: « Jamais vous ne forez sortir Diori, jamais VOltS n'ob-


tiendrez sa libération. " On dit que, de toute foron . on va
envoyer quelqu'un pour récupérer le fils de Diori. j'ai des
doutes, mais la décision est prise, et c'est une foron de se don-
ner bonne conscience. Cest pou.r moi encore une bien triste
journée.

Ce putsch intervient auss i ap rès un évé nem e nt qui a du reme nt


frappé le N iger: la gra nde sécheresse de 1973 . U ne catastrophe qu i a
engendré une terrible fam ine et causé la mort de diza ines de milliers de
personnes. Peut-être cent cinquante mille. Les nomades ont été les pre-
mières victi mes de cc[[e tragédie humanita ire qui a auss i encraîné la
perte de la plupart de leurs troupeaux. Les Touareg ont donc été sévè-
rement touchés et ils o nt eu l'impress ion d'avo ir été abandonnés. Leur
colère a été d'autan t plus grande qu' ils observaient en même temps que
si l'exploitation de l'uranium sur Icufs terri to ires traditionnels gagnait
en importance, ils ne bénéfi ciaient absolument pas de cette nouvelle
manne finan cière !
Le colonel Seyni Kountché a été l'initiateur du putsch. An cien sous-
officier de l'armée française, vétéran des guerres d'Indochine et d'Algérie,
il a accédé aux plus hautes fon ctions dès so n retour au pays. Deven u
le chef des forces nigériennes, il n'a eu aucune difficulté à persuader
ses camarades de l'a ider à chasser un prés ident usé.
Toutefois le Conseil militaire institué après le putsch doit faire [,ce
à une situation très délica te. L1 g rande sécheresse a en effet ruiné une
gra nde part ie de l'économ ie nigé rie nn e, à co mmencer par so n ag ri ~
c ulture. Res te l'exploitation de l'uranium. Kountché, à pe in e arri vé
au sommet de l'État, s'emp resse de déclarer qu'il va poursuivre la coopé-
ration avec la France. Preuve supplémentaire de l'implication de Paris
dans le déclenchement du coup d'État. Cependant, le nou veau maltre
adresse aussi un cl in d'oeil en direction de -rr ipoli . Certes, il n'est plus
question d'associer le pays de Kadhafi à l'expl oitation de l'uranium ni
même de conclure un tra ité de défense avec la Libye, mais Kountché
affirme haut et fort qu' il est prêt à vend re de l' uranium à qui le lui

378
Niger,' le destin des Touareg

dem andera. Y co mpris au d iable ! Et chacun de comprendre qu' il s'agit


de Kadhafi! Paris ne tarde pas à mettre le holà. Sagement, le dirigea nt
nigérien s' incline.
Au reste, Kountché go uve rne comme n' importe quel dictateur mili-
taire: opposition muselée et uti lisation de tous les moye ns coercitifs dès
que le pays bronc he. Ré pression , arrestations arbitraires, tonures, ri e n
n'y manque. En mêm e œrnps, les zones sensibl es sont placées SO LIS admi-
ni stration militaire. Et d'abord la rég io n d'où l'o n extrait l'uranium ,
prin cipale ressource du pays depuis le naufrage de l'agriculture. Ma is
cette manne va en diminuant à partir des années 1980 en raison de l'ef-
fondrement du prix du minerai. Et alo rs mê me que, paradoxalement,
l'extraction ne cesse de progresser grâce à la mise en service d'une mine
souterraine, la plus gra nde du monde.
Autre difficulté, et c'était presque inévitable, Kadhafi essaie de mettre
son grain d e sel dans les affai res nigériennes. En 1976, Kountché est
à so n tour vicrim e d'un putsch. Le co up éch o ue mais le dictateur a
tôt fait de voir la main de Kadhafi derrière cette tentative. Plus préoc-
c upant, il accuse aussi des ministres to uareg qu'il a pris dans son gou-
verneme nt et qu' il limoge immédiatement. Suit une répressio n féroce :
neuf des co njurés sont condamnés à mOrt par une co ur martiale et exé-
cutés tandis qu'une vingta ine d'autres sont enfermés à vie.
Cen e mésaventure accroît la méfi ance de Kountch é vis-à-v is des
Touareg qui font désormais l'o bjet d 'une surveilla nce accrue. Une sus-
picion à l'e nco ntre d es no mades qui dev ient l' une des données per-
manentes de la po litique nigérienne, jusqu'à aujo urd' hui!
D e son côté, Kadhafi ne peur s'empêcher d e mettre de l' huile sur
le feu . Le lead er libyen a en effet très vite compris que cette question
tOuarègue étai t le point faib le d es pays du Sahel, surtout le N iger et le
Mali. Par co nséquent, il fait tout son possible po ur alimenter les fer-
mentS de division ou même de sécessio n. Ainsi, il invite tous les Touareg
qui se sentent opprimés o u souffrent de la fa mine à se réfugier en Libye.
Mais il va plus lo in: il les incite à s'engager dans une légion islam ique
qui aura po ur tâche la li bératio n de leurs pays appelés plus tard à for-
m er les Érats-Unis du Sah el.

379
Les desso us de la Françafrique

Le rêve est mirifique autant qu'irréalisable. Ma is des To uareg, sur-


tO ut des jeunes, répondent néanmoins à l'appel de Kadhafi et acce pre nt
de s' in co rpo rer dans cette légion islamique. Ils déchantent assez vite :
le guide de la révolutio n libye nne, comme il se fa it désormais appeler,
entend les envoyer sur le front libanais. La prorestation de ces To uareg
est même si vive que cerrains désertent leurs casernes. Bref, ils veulent
bien co mbattre, mais uniquement po ur leur cause Ct no n pas po ur satis-
f., ire les lubies d' un Kadhafi !
À Niamey, on n'apprécie guère l' initiative du Libyen. Le N iger rap-
pelle son ambassadeur à Tripoli et exige la fermeture de la représenta-
tio n libyenne. La tensio n mo nte enco re d'un cran lo rsque les fo rces
nigériennes interceptent un commando de quinze ho mmes qui s'ap-
prê taient à co mmence des actes de sabotage dans les mines d'uranium.
Ko untché soupço nn e encore la respo nsabilité de la Libye dans une
no uvell e tentati ve de putsch en 1983. À cette série d' in cidents plus
o u moins graves, il fa ut ajo ute r une défection particulièrement embar-
rassante po ur le N iger : un To uareg fuit vers la Li bye en empo rtant avec
lui {Qute une liasse de documents militaires.
En même temps, le pays est victime d' une no uvelle sécheresse et
do nc d' une autre famine meurtrière. Comme en 1973, les nomades
SOnt les premiers tOuchés. Aussi ces To uareg fui ent-ils vers la Libye o u
l'Algé ri e. Certains restero nt ex il és plusieuts ann ées. Et en 1990, de
retour chez eux, ils seront parmi les prem iers à rejoindre la rébellio n.
Cependant, malgré un relatif réchauffement des relatio ns entre la
Libye et le N iger, réchauffe ment entamé en 1985 , un nouvel événe-
ment se produit qu i exacerbe encore un peu plus la question tO uarègue
et co mplique du même coup les rapports entre Kadhafi et Ko untché.
Le d ictateur ni gé rien est alors gravement malade et passe de lo ngues
périodes dans des hôpitaux français. Victime d'une tumeur au cerveau
qui finira par l'emporrer en 1987, Ko untché est moins vigilant et la sur-
veillance exercée sur les Touareg a te ndance à se telâcher.
Tchin-1à baraden est une sous-préfecture située au centre d u pays, au
sud du Sahel, c'est-à-dire à la marge de la zo ne de peuplement trad itio n-
nelle des nomades. Fin mai 1985, s' il faut en croire la version diffusée

380
Niger: le destin des Touareg

par les autOrités nigériennes, un commando d' une quinzaine de Touareg


arraque une agence spéciale ct le bureau de poste 10c.11. Les assaillants dési-
rent s'emparer des fonds déposés dans ces deux établissements. Il ne s'agi-
rait donc que de gangstérisme. J..:arraque dégénère très vite: il y a échange
de coups de feu et trois personnes sOnt tuées - deux gardes et un Touareg-
tandis que dix des membres du commando sont appréhendés. Ils sero nt
plus ta rd condam nés à la peine capitale. Et tro is mourront dans des cir-
constances mystérieuses avant même d'être exécutés. Quant aux: sept autres,
ils serOnt graciés après la mort de Seyni Kountché.
La ve rsion des Touareg est tO ut autre. D 'après Mano ag Dayak, un
hom me qui prendra d e plus en plus d ' importance au sein de son eth-
nie, cerre quinzaine de Touareg ve naie nt simplement chercher d e la
no urriture auprès de l'Office des produits vivriers du Niger afin de la
distribuer à la popu latio n victime de la sécheresse. Ils n'avaient donc
a ucun e in tention bell iqueuse . Mais les fo rces d e l' ordre les ont vio-
lemment repoussés. D 'où l'affrontement armé.
En rout cas, quelle que soit la bonne versio n, l' incide nt de T chin-
Tabaraden marque un tO urnant d ans l'histOire des Touareg du Niger.
Et les conséquences en seront excessivement g raves.

Emmanuel Grégoire', géographe:


Ce premier accrochage fit grand bruit, le général
Kountché y voyant de nouveau l'ombre du colonel Kadhafi.
Bien au-delà des faits eux-mêmes, cet événement transforma
la défiance quëproltvait jusqu'alors la communauté touarègue
à l'égard du régime et des forces armées nigériennes en une
hostilité avouée. Pour la première fois, les armes avaient parlé
au Niger dans un conflit interethnique. Cela ne pouvait que
laisser de graves séquelles.

Fin 1987, le maître du pays, Seyni Kountché, malade depuis des


années, finît par mourir. L hom me qui lui succède, un autre militaire.

1. Touareg du Niger: le destin d'un mythe, Emrn anuel Grégoire, Kanhala, 2000.

38 1
Les dessous de la Françafrique

le colonel Al i Saibou, apparaît d'emblée mo ins rigide. Il a surtout com-


pris que so n pays avait beso in de changements e t d'un retour prog res-
sif à l'État de droit. Il conduit d'abord une réform e co nstitutionnelle et
assouplit le rég ime, avec un retour très tim ide ve rs la démocratie: lors
des scrutins législatif et présidentiel de 1989, seuls les candidats du parti
unique so nt autorisés à se présenter e t obtiennent des sco res li [[érale-
Ill ent soviétiques, plus de 99 % des suffrages.
Lapaisement politique et social n'est que de cou rte durée. En 1990,
une manifes tation d'étudiants donn e lieu à de violentes échauffou-
rées durement réprimées par les forces de l'ordre qui provoquent plu-
sieurs morts et des dizain es de blessés . La d icta ture est donc toujours
à l'ordre du jour!
Cette agitation au Niger co rrespond aussi au fameux disco urs de La
Baule. Une mise en ga rde de François Mitterrand qui semble marquer
un tournant de la France dans ses relations avec l'Afrique. Le prés i-
dent fran ça is dit assez crûment aux dirigeants africains que déso rma is
l'aid e de notre pays sera cond itionn ée à l'in stauration de la démocra-
tie et du multipartisme. À l'époque, ce discours produit un certain choc.
Mais rapidem ent, on e n rev ient aux mauvaises habitudes et aux
méthodes traditionnelles en usage dans ce qu'il est convenu d'appel er
la Françafrique.
Tandis que le colonel Ali Saibou, lâche du lest sur le plan politique
et doit obtempérer aux oukases de la Banque mondiale ct du Fonds
monétaire in ternational en raison de la détériorat ion de la siruation éco-
nomique, la question touarègue revient au prem ier plan .
La res ponsabilité en incombe indirectement au nouveau président.
En 1989, à l' issue d'un voyage en Libye, le dirigeant nigérien lance un
appel à touS les jeunes gens qu i se so nt ex ilés à cause de la sécheresse et
du manque de travail. Il leur demande de revenir chez eux. Les ishomars',
comme on les appelle, so nt nombreux à entendre cet appe l.
Ali Sa ibou, pOUf obtenir ce rctour, leur a promis du trava il et de
bonnes conditions d'i nsenion . Mais il apparaît rapidem e nt évid ent qu'il

1. DéforrnarÎon du mac « chô meur 1) .

382
Niger: le destin des Touareg

est incapable de répondre aux espoirs de ces ishomars. D 'autre part, ces
jeunes gens ont acqui s e n Libye une expérience militaire ct, co upés
de leur milieu d'origine, ils ont aussi oublié J'obéissance qu'ils doive nt
traditionnellement à leurs chefs de clan.
Formant une masse turbulente ct peu disciplinée, les ishomars ne
tardent pas à co ntes ter les conditions tnatérielles précaires qui leur SO llt
faites. Dans les camps où ils so nt parqués, la grogne monte. Les consé-
quences so nt à la mesure de leur déception: des ishomars prennent d'as-
saut les sièges de quelques organismes officiels, préfecture, gendarme-
ries et même bureaux de poste. Cerre agitat ion se focalise dans la petire
localité de Tchin-Taba raden, là même où de graves in cid ents se sont
déjà produits en 1985. Ce n'es t pas un hasard. Près de cette sous-pré-
fecture, plusieurs milliers d' ishomars sont regroupés dans un camp.
L'armée nigéri enne co mmence à procéder à des arrestatio ns. Puis,
elle se li vre à une sévère répress ion. Des paras interviennent. D es auto-
mitrailleuses se livent à un véritable bombardement de la localité tan-
dis que les soldats pratiquent des ratissages dans les camps des ishomars.
Manifestement la réponse est disproportionnée et prend rapidement
un caractère ex trêmement brutal. Les paras se livrent à de véritables
massacres et procèdent mên1e à des exécutions.
Au total, selon la version officielle, on comptera so ixante-dix morts.
Mais les organisations internationales évoqueront un chiffre beaucoup
plus im portant: au moin s six cents victimes. Quant aux Touareg, ils
parleront d' un millier de victimes.
À ce stade, il convient de faire plusieurs observations. D'abord,
l' homme qui est respon sable de cette sanglante répression et occupe
alors les fon ctions de ministre de l'Intérieur n'est autre que le président
actuel, Mamadou Tandja, un homm e qui se ra dès lors haï par les
Touareg. Ensuite, les auteurs de la répress ion , simples acteurs ou res-
ponsables de ces exac tions, ne seront jamais vraiment inquiétés. Et la
commission d'enquête qui sera final ement nommée sera impuissante à
désigner les vrais coupables . Enfin, et c'est sans doute le plus impor-
tant, ce tte tragédie va nourrir durablement le sentiment identÏtaire toua-
règue, et don c les revendications qui en découle nt.

383
Les dessous de la Françafriqtte

En tout cas, ces terribles événements poussent le président Ali Saibou à


engager un peu plus le régime dans la voie de la démocratisation. Il réunit
une Conférence nationale en 199 1 et instaure le multipartisme. Ces déci-
sions soulèvent un grand espoir, particulièrement dans la communauté toua-
règue. Cependant tous les observateurs s'accordent à dire qu'il s'est agi d'un
rendez-vous manqué. Et d'abord pasce que la lumière n'a jamais été fuite SUt
les massacres de T chin-Tabaraden, les militaires se défaussant sur le pou-
voir politique, c'est-à-dire le donneur d'ordres. L1 plaie est donc demeurée
ouverte. Mais les Touareg n'étaient pas décidés à en rester là ! Et le calme n'est
jamais revenu dans les régions où nomadisent les Touareg.
La Libye a-t-eUe joué un rôle dans ces événements? Apparemment, non,
mais il ne fàut pas oublier que la plupart des ishomass venaient de Libye.
Il est donc possible que certains d'entre eux aient été manipulés par Kadhafi.
Alîn de riposter, les Touareg, pour la première fois de leur histoire, o nt
commencé par essayer de rassembler leurs forces. Ce qui n'était pas évident
pour des nomades et des tribus assez disparates et même souvent di visées.
En 199 1, on assiste à la création du FLAA, le Front de libération de l'Aït
et de l'Azawak, deux régio ns sahéliennes du Niger. Le fondateur est un cer-
tain Rhissa Boula, employé et actionnaire d 'une agence de voyages créée
par un homme qui est appelé à jouer un grand rôle, Mano Dayak.
Ce Front de libération se donne pour objectifs la reconnaissance des
droits des Touareg er une JUSte répartition des ressources du pays et donc
de l'uranium extrait de régio ns traditionnellement dévolues aux
no mades. Pour faire abo utir leurs revendications, les Touareg sont prêts
à avo ir recours à la lu tte armée. Or très vire, o n s'aperçoit que ce Front,
fort de quelques ce ntaines d ' hommes, dispose d ' un arse nal militaire
no n négligea ble, vé hi cul es tout-re rrain, lance-roquettes, kalac hnikovs
et même deux automitrai lleuses.
D'où vient cet armement? On ne peut pas ne pas regarder vers le
no rd . L1 Libye, bien sûr, mais aussi vers l'Algérie, également concer-
née par la question touarègue et qui entend d evenir une puissance tuté-
laire dans la région.
Quo i qu' il en so it, ces gro upes armés so nt très efficaces. Non seu-
lement ils connaissent bien le territo ire m ais ils so nt très mobiles . Au

384
Niger: le destin des Touareg

fond, ils ne font que reprendre la traditi on des rezzous d'autrefois. À


la différence près que le 4x4 a désormais remplacé le chameau !
Certes ces actions ne so nt pas en mesure de causer de vra ies diffi-
cultés miHtaires à l'armée nigérienne. Mais elles entretiennent un cli-
mat d' insécurité général dans tout le no rd du pays et donc dans les
régions d'où l'on extrait l'uranium.
Cela inquiète forcément la France qui ne tarde pas à mobiliser ses
serv ices secrets .

Emmanuel Grégoire ' :


La multiplication de ces attaques eut des répercussions sur
le moral des forces armées nigériennes dont certains éléments
se mutinèrent.' le « mouvement de la troupe » (26fturier au
3 mars 1992). Des militaires du rang prirent en otages le
ministre de l'Intérieur et le président du Haut Conseil de la
République. !ls firent ensuite sortir de prison le capitaine
Ma/aki Boureima qu.e les mutins considéraient comme un
militaire exemplaire. A leurs yeu.x, il n'avaitfait qu'accomplir
son devoir à Tchin- Tabaraden en exécutant les ordres de sa
hiérarchie. A l'issue de longues négociations, le gouvernement
et les principaux organes de la Transition parvinrent à rame-
ner les mutins dans leurs casernes en concédant une mise en
liberté provisoire au capitaine Maliki. Ce retour au calme filt
éphémère puisqu'une seconde mutinerie se déclencha le 26 août
1992 après l 'assassinat d 'un officier de police à Agadès.
Militaires, policiers, gardes républicains et dOl/aniers s'en pri-
rent à des personnalités politiques et administratives touarègues
les accusant d 'être de connivence avec la rébellion. Elles arrê-
tèrent cent qutltre-vingt-six personnes notamment à Niamey
et à Agadès. Celles-ci filren t relâchées en avril 1993 sous la
pression des autorités, les dernières en contrepartie de la libé-
ration des prisonniers détenus par la rébellion.

1. op. cit.

385
Les dessous de la Françaftique

L' interventio n des services sec rets fran çai s se mbl e d'autant plus
urgente que la situation va encore en se dégrada nt. D 'une part, parce
que les forces armées nigériennes accentuent la répression contre la rébel-
lion. Et d 'autre part, parce que ces rebelles se livrent à des actions d e
plus en plus violentes . En janvier 1993, par exempl e, un commando
roua reg attaque une loca lité où sont déten us quatre des leurs. Bilan ,
neuf morts. Un peu plus tard , dans une vaine tentative de récupérer une
trenta ine de militaires ct de fonctionnaires pris en otages par le Front
de libération , l'armée arrête une vingtaine de militants et se li vre à un
véritable massacre: trente-s ix c ivi ls sont tu és.
Cep endant, à la différence de ses m éthodes d'antan en Afrique, la
D G SE, notre service d e renseignement, choisit le dialogue : nos agents
secrets se muent en diplo mates de l'o mbre et jouent les « messieurs bo ns
offices» entre la rébellio n et le go uve rnement nigé rien .
C 'est une mission à hauts risques qui suscite des réticences et Inême
d e franches hostilités . Au ministère fran çais d es Affaires étrangè res,
o n n'apprécie guè re cette immixtion d e la DG SE dans un domain e
réservé. Il en es t de même à Niamey OLI certains chefs de l'armée es ti -
ment que seule la force permettra d e venir à bout d e la rébellion tO ua-
règue. Malgré tOut, il est permis d ' espérer car la démocratisation du
rég ime nigé rien gagne du terra in . E n mars 1993, un e nouvelle co nsti-
tut io n es t adoptée et un civil , Mahamane Ousmane, es t élu à la prés i-
d ence d e la République tandis que l'arm ée regagne ses casern es.
Il en est donc fini de la dictature mi litaire et il est probable que la DG SE
a permis discrètement cette transition démocratique. On assiste donc à une
évolution significative de la mission des services secrets français qui, dans
le passé, o nt souvent privilégié les mauvais coups. Ce changement est essen-
tiellement dü au préfet Silbemlhn, le patron de la DGSE à l'époque, qui
pense que les services, cn agissant naturellement dans la plus grande dis-
crétion, peuvent parfois se poser en médiateurs, ou en « fucilitareurs )}. Les
agents de la DGSE ne m énagent pas leur peine pour aboutir à une trêve
entre les belligérants et réussissent au moins provisoirement.
Du côté Touareg, c'est Ma no Dayak qui a assumé la responsab ilité
de la négociation. Non sans d'ailleurs susciter quelques jalousies chez

386
Niger: le destin des Touareg

les siens qui ont trop souvent succombé aux démons de la division. Une
faiblesse qui permer à certains spécialistes de mettre en dou rc jusqu'à
l'existence même d'une nation touarègue.
Qui est Mano Dayak? Première originalité, ce Touareg, à la diffé-
rence de nombre de ses compatriotes, est Ull homme éduqué comme on
disait à l'époque colon iale. Sujet brillant, Mano Dayak a étudié aux lOtats-
Unis ct a même suivi en France les co urs de l'ethnologue Gern1aine
Ti lli on. C'est sans doute pourquoi il a pris rapidement conscience de
l'état de dénuement dans lequel vivaient ses frères souvent co ntraints à
s'exiler pOUt survivre. Mais il ne s'engage pas tour de sui te en politique.
Asse:z malignem ent, Mano Dayak choisit d'abord le tourisme car il sait
que so n pays et le mode de vie des siens font fantasmer les Occidentaux
avides de percer les mys tères des « Seigneurs du désert ».
Avec l'aide d e sa femme, une França ise, il fonde une agence d e
voyages qui permet à tous les amou reux du désert de réaliser leurs rêves
d'aventure! En mê m e temps, il ne fa ir pas de doute que ce jeune
homme e ntreprenant et très charismatique en profite pour populari -
ser la cause de son peuple. Dans les années 1980, Mano D ayak devient
un e so rte d e porte-parole officieux d es Touareg et participe à d e nom-
breux programm es dans les médias. Il est mêm e associé à l'orga nisa-
tion du rallye Paris-Dakar.
Cette hyperactivité ne va pas sans lui créer quelques difficultés. Au
Sud, c'est-à-dire dans la partie noire-afri ca in e du pays, on n'apprécie
guère que cet engouement touristique ne bénéficie qu'aux déserts du
Nord. Par conséquent, Mano D ayak irrite les dirigeants d e Niamey.
D 'autant que, déjà, on le soupço nne d e se li vrer à de la propagande
en faveur des Touareg. Aussi finit-il par sauter le pas et à s'engager réel-
lement en 1990, c'est-à-dire au moment où les ishomars, appelés à ren-
trer au pays, susciteront les premiers troubles.
C'est aussi l' un de ses employés, Rhissa Boula qui est à l'origine de la
création du Front de libération. Cependant les rapports entre les deux
hommes se dégraderont assez rapidem ent. Mais Mano Dayak n'aura de
cesse d'essayer d'unifier ces mouvements armés. Autre point très impor-
tant: ce leader touareg est très francophile, ce qui lui sera souvent reproché.

387
Les dessous de la Françafrique

En to ut cas, c'est presque naturellement que les agents de la D GSE


s'ad resse nt à lui pour mettre sur pied cette miss io n de co ncili ation 1.
En 1994, les négociations entre les Touareg et le po uvo ir cen tral
deviennent offi cielles. Il s'agit do nc d' une réuss ite a posteriori pour la
DGSE: la méd iation a porté ses frui ts.

Claude Silberzahn' :
[Lan cien patro n de la D GSE évoque les contacts éta-
blis avec les émissaires ro uareg.]
Le Tramail qui va les chercher clandestinement au cœur
du désert embarque nos agents, qui se rendent dans leurs cam-
pements, discuten t sur le terrain et tes ramènent fina lement
à Paris. Une équipe de grande qualité est chargée de cette
affàire qui, à plusieurs reprises, séjournera dans Le désert.
L'opération logistique est superbe, secrète bien évidem-
ment, et parfaitement menée par des hommes motivés qui
démontreront à maintes occasions des quaLités exceptionnefles
- techniques et humaines - auxquelles ilfout ici rendre hom-
mage, avec une mention spéciale pour celui d'entre eux, colo-
nel, qui assura la conduite totale de l'opération.
L'I!.lysée et Matignon ont donné leur acco,d. Le Quai
d'Orsay est au courant et se trouvera mêlé à l'op ération pra-
tiquement dès le départ. La Coopération envoie un obser-
vateur silencieux. Notre réussite dans l'affaire SénégaL-
Mauritanie a été appréciée, et ton se prend à penser
qu'effictivement il y a peut-être place pour une diplomatie
secrète dans certains conflits régionaux.

Mais po ur autan t toutes les di fficultés ne sont pas aplanies . Car les
représentants des Touareg veulent que ces discussio ns débouchent sur un

1. Cependant, à l'occasion de la deux ième co habitario n, en 1993, Si lber7". hn esr


remercié et le Quai d'O rsay recouvre ses prérogatives trad itionn ell es. À la OGSE, il
sera alors tentant d'en revenir à des miss ions autrement plus habi tuelles .
2. Au cœur du secret, livre éc rit avec Jean Gui snel, Faya rd, 1995 .

388
Niger: le destin des Touareg

acco rd global et surtOut durable. Cepend ant, signe de bonne volonté,


ils sont désormais prêts à accepter seulement l'aumllomÎe pour les terri-
toires où ils vivent, c'est-à-dire les deux tiers du N iger! Une aumllomie
qui les associerait étro itement au gouvernement nigérien . Il n'est donc
plus question d ' indépendance ou même de fédéralisme. Par co ntre, ils
exigent des ministères cr surtout, ils veulent bénéfi cier d'une parcie de
la manne de l'uranium. Er enfin, Durre l'amnistie pour leurs combananrs,
ils réclament que ceux-ci soient intégrés dans l'armée nigérienne.
Contre toute attente, ils obtiennent satisfaction! D es accords de paix
SO nt m ême solennellement signés à N iamey au mo is d 'av ril 1995. À
Paris, on po usse un ouf de soulagem ent: la pérennité de l'exploita-
tion de l'uranium semb le assurée.
To utefois, malgré les appa rences , il s'agit d ' un accord en t rompe
l'oeil. D 'abord parce que le pouvoir nigérien n'est pas décidé à en res-
pecrer tous les termes. Et ensuite parce que le mou vement touareg va
de divisions ~n d ivis ions et s'émiette. En face, le gouvernement nigé-
rien en profi re et o n observe de nouvel les exactions perpétrées contre
les Touareg par des milices arabes inféodées à N iamey. Quant à Mano
Dayak, il a été mis sur la to uche par son ri val, Rhissa Bou la. Mais,
constatant que le pouvoir nigérien n'entend pas respecter les promesses
de l'accord d'avril 1995, il crée une no uvelle o rgan isation et se déclare
prêt à reprelidre la lutte année. Il n'en aura pas la poss ibilité car à la
fin de cette même année 1995, il périt dans un curieux accident d'avion 1
Peut-être un attentat.
Depuis un moment déjà le leader touareg voulait se rendre à N iamey
pour discurer directement avec le Premier ministre nigérien afin de par-
Ier de paix et du respect des acco rds signés quelques mo is plus tôt.
Mano Dayak vivait à no uveau dans la clandestinité, aux confins du
pays, dans le désert montagneux de l'Air. Une première fois, au mois d'oc-
tob re, il avait p ris la piste pour rejoind re la capitale. Mais il avait échappé
de justesse à une embuscade: six pick-up fortement armés l'attendaient.
Il avait d o nc rebroussé chemin et d écidé de choisir la voie des airs.
Enco re fallait-il trouver un avio n et avoir les moyens de le payer. Enfin
l'occasion se présente: un journaliste frança is, qui a auss i parricipé à

389
Les dessous de la Françafrique

quelques missions africai nes pour le com pte de Valéry G iscard d'Estaing,
lu i offre une place dans son petit avion .
Mano Dayak emba rque donc à bo rd de l'avion que le journaliste
pilote lui- même. Mais l'appareil a à peine d éco llé qu' il explose. Bien
enœnd u, [Ous les passagers SOllt tués.
On a prétendu que l'avion était vieux et mal entretenu. Il n'empêche
que cet accident ressemble à un attentat. D 'autant que les mobiles pour
se d ébarrasser du Touareg ne manquent pas.
Mano Dayak avait repris la lutte armée. À Niamey, dans les cercles
militai res, on appréciait peu. Cependant, il comptait aussi de no mbreux
riva ux au sein de la communauté touarègue. Beaucoup lui reprochaient
les liens très étroits qu'il e ntretenait ou ava it entretenus avec la DGSE.
E nfin , même à Paris, le pourtant très fran cophile Mano Dayak com-
mençait à agacer : la reprise des combats risquait une nouvel le foi s de
compromcnre "exploitatio n de l'uranium.
Nombreux étaient do nc ceux qui avaient de bonnes raisons de sou-
haiter la liquidation de ce Touareg em blématique.
Après cette disparition , la situatio n poli tique se d égrade d e plus en
plus. Le déso rdre gagne d es deux côtés. C'est-à-dire à la fois à N ia mey
et chez les Touareg où les différents clans se déchirent. Quant au pou-
voir central , miné par la crise éco nomique, il est aussi l'objet d 'un e âpre
discorde entre le président Ct so n Premier minisue. Finalement, l'ar-
mée tranche et reprend les rê nes à la faveur d' un nouveau putsch, au
début d e l'année 1996.
Co mme d' habitude, la France a suivi l'affa ire de très près. À Pa ris,
Jacques Chirac a été élu président de la République et a emmen é avec
lui à l'Élysée Jacq ues Foccart. Malgré son âge et sa lon gue traversée
du désert, l'a ncienne émin ence grise du général de Ga ulle avait gard é
une ccnaine influence en Afr ique ct vei llé à ce que ses réseaux demeu-
rent en place. Le vieil homme, effaré par l'anarchie nigérienne, a sans
nu l doute agi avec son effi cacité coutumière. M ais, bien sûr, officiel-
lemen t, Paris a condamn é l'initiative des putschistes . Toutefois, il ne
s'est guère passé de temps ava nt que la France consente au no uveau pou-
vo ir une importante aide finan cière.

390
Niger: le destin des Touareg

C ette initiative de Foccart a été la dernière pour le père de la


Françafrique puisq u' il est mOrt un an plus tard. En rout cas, ça n'a pas
permis au Niger de recouvrer le calme car le nouvel homme fort du pays
mis en sel le pa r Paris, le colo nel Ibrahim Baré Maïnassara, dit IBM, va
de déco nvenues en déconvenues malgré le soutien de l'armée et les
méthodes radicales mises en place, arrestations arbitraires, exactions, ror-
tures, etc., brefla panoplie trad itionnelle de tous les régimes militaires.
La siruatio n se dégrade tellement qu' une rébell ion éclate en avril
1999 au sein même de l'armée. « IBM » est tué lors d' un échan ge de
coups de feu sur l'aérodrome de N iamey.
D eux raiso ns expliqu ent essentielle me nt ce désordre c roissant :
d'abord la chute des cours de l' uranium et don c la diminution des res-
sources de l'État nigéri en. Et ensuite l'appétit de démocratie des
N igériens : ils y ont déjà goûté avant le putsch d' IBM et as pirent à y
revenir au plus tôt. Ce qui finit par se produire à la fin 1999 .
La rmée a beau avoi r interdit les partis po li tiques, elle se résout so us
la pression de l'opinion internatio nale et des pays européens - hors la
France - à orga niser des élections libres. Le président acruel, Mamado u
Tandja, est démocratiquement élu.
Lancien ministre de l' Intérieur, qui a autrefois durement réprimé la
rébellion roua règue, est un ho mm e à po igne mais aussi un habile tac-
ticien. C e qu i lui permet d'être réélu sa ns difficultés en 2004 en arren-
dant de solliciter certainement un nouveau mandat en 2009. Mais le
poli t icien qui a si impitoyablement frappé les rebelles ne peur être le
m ieux placé pour faire la pa ix. D ' autant qu' il prétend à torr que les
no mades ne souffrent d'aucune discrimination et qu'ils sont aussi bien
traités que les autres ciroyens nigériens. En réalité, pour ce dirigeant qui
est réel lement décidé à développer son pays, ces Touareg ne sont que
des empêcheurs de rourn er en rond et même des « bandits de grands
chem ins » qu i co ntinuent à menace r la principale ressource du pays,
l'explo itat ion de l'uranium.
Avec la mort de Mano Dayak, les tentatives d' unification des di vers
mouvements wuareg o nt pris fin. Dans la deuxième moitié des années
1990, il n'ex iste pas moins de douze Fronts rebelles! À N iamey, on joue

391
Les dessous de la Françaftique

inco ntestablemen t sur ccrre division ct, bon gré, mal gré. le pouvo ir
central co ntient les rébellions et conclut mêlne quelques accords avec
les dissidents. On voit ainsi le principal rival d e Mano Dayak, Rhissa
Boula, devenir ministre et le rester huit ans, un record de longévité au
Niger. Cette ascension ministérielle de l'un des principaux chefs rebelles
permet d'assurer un certain retour au calme au mo ins jusqu'en 2004 .
Cerre année-là, accusé de corruptio n et d'avoir commandi té l'assassinat
d'un po liticien, Boula est démis de ses fo nctions et incarcéré. Aussitôt,
les troubles recommencent dans le No rd. Les Touareg réclament la libé-
ratio n de leur leader. l'année suivante, K..'ldhafi, qui n'avait plus fait par-
ler de lui au N iger depuis un certain temps, s'entremet. Des o tages so nt
libérés et le Front de libération remet même ses armes aux autorités.
Toutefois, l'accalmi e est de courte durée. Et d 'abord parce qu' un e
no uvell e séche resse menace! Mais une fois enco re, c'est la question
de l'uranium qui est au centre d e l'affaire. Une véritable partie de bras
d e fer s'engage entre le pouvoir et la rébellion qui redo uble d 'activité
à partir de 2007 .
La compagnie française Areva nav igue à vue au milieu de ce co nRit
entre deux adversaires irréconciliables. Une position d'autant plus incon-
fortable qu'en raison de la crise mo ndiale de l'énergie, le cours du mine-
rai Aambe ! Le gouvernement nigérien en profite logiquement pOUf E,üre
monter les enchères et in viter des sociétés chino ises de plus en plus pré-
sentes en Afrique à s'intéresser à so n uranium.
Areva est donc soumise à une so rte de chantage. Sa situation se com-
pl ique encore quand elle doit auss i faire (,ce il d es attaques de plus en
plus d éterm in ées des réseaux de vigilance sur le nucléaire et d'ONG
fra nçaise et nigérienne qui lui reprochent de po lluer et d 'exposer ses tra-
vailleurs à la radioactivité sa ns prendre les précautions nécessaires à cc
genre d'exp loitation .
Ces critiques semblen t fondées. Mais c'est bien sll r la pérenn ité de
son activité au Niger qui préoccupe en priorité Areva. Et là, tous les
coups bas so nt permis.
Le président Ta ndja veut plus, toujours plus pour so n pays! Un
accord commercial est à peine signé qu' il ex ige d e vendre encore plus

392
Niger: le destin des Touareg

cher so n uranium . On ne sa urait le reprocher au dirigea nt du pays le


plus pauvre du monde. C hez Areva, o n tente de s'abriter sous le pa ra-
pluie gouvernemental frança is. Paris. qui ne manque pas de moyens de
pression, pourrait faire en sorte d'obtenir des accords entre États. Ma is
il ex iste aussi d'autres tentat io ns.
Ce n'est donc pas un hasard si Areva a engagé po ur di riger ses aff.,ires
nigériennes des hommes qui co nnaissent très bi en l'Afrique. Et depu is
fort longtemps car ils ont ap partenu à des résea ux li és aux services de
renseig nement. Certains d'en tre eux finiro nt d'ailleurs par se faire ex pul-
ser du N iger. N iamey les a en effet suspectés d'avoir parti e liée avec
des fac tions rebelles et de leur avoir distribué d' importantes so mmes
d'argent afin d'assurer la protection des sites miniers. En jouant ainsi,
A reva pouvait exercer à son roU f une sorte de chantage sur le pouvoi r
nigérien: si vous nous étranglez, nous aido ns la rébellion to uarègue !
C'est par co nséquent dans ce co ntexte très rendu de chantage réci-
proq ue qu'i l faut situer la malheureuse ave nture du journaliste de RFl,
Moussa Kaka, emprisonné depuis le 20 septembre 2007 sous le seul
prétexte qu' il a exercé son trava il en prenant langue avec des représen-
tantS de la rébeUion. Cependant, auparavant, ses deux confrères d'Arre,
arrêtés en même temps que lui , ont été libérés. Patce qu' ils étaient blancs
et qu'à Paris on a agi co mme il le fallait. Mais Mo ussa Kaka, lui , est noir
et nigéri en de surcroît! Il po uvait donc demeurer en prison .
Table des matières

Préface 9

1 Madagascar : le piège et l'horreur ........ .............. 13


II Biafra : la « guerre de la famine » .................... .. 27
III Burkina Faso: le capitaine et les caciques ......... . 37
IV Cameroun: silence, on tue! .... ..................... ... .. 51
V Gabon: l'art de la succession .... ........................ .. 75
VI Guinée : un homme à abattre .......................... .. 89
VII Togo: le sergent-chef était l'assassin ................ .. 101
VIII Denard : le « corsaire » de la République .......... .. 11 3
IX Centrafrique : pour une poignée de diamants .. .
ou d'uranium ................... ............................. ..... . 137
x Delpey : le prisonnier de Giscard ................ ..... . 163
XI Congo: la malédiction du pétrole .................... .. 175
XII Tchad (1) : le mystère Bono .......... ................... . 199
XIII Tchad (2) : la prisonnière du désert .................. .. 2 11
XIV Tchad (3) : l'imbroglio .......... ..... ..................... .. 223
XV CÎ\te d'Ivoire : le miracle et le chaos ................ .. 245
XVI Ex-Congo belge: 1) Rapt en plein ciel................ 269
XVII Ex-Congo belge: 2) Le leurre de Kolwezi .. ........ 279
XVIII Ex-Congo belge: 3) De Mobutu à Kabila .......... 289

395
Les dessous de la Françaftique

XIX Rwanda: la France en procès ............................ 309


XX Carrefour du développement: le match nuL...... 33 1
XXI Darfour: la plus grande urgence ................ ........ 345
XXII Niger: le destin des Touareg .............................. 369
MORTS SUSPECTES
SOUS LA V e RÉPUBLIQUE
Patrick Pesnot

LES DOSSIERS SECRETS


DE MONSIEUR X

Qui est Monsieur X ? Personne ne le sait. Mais


depuis plus de dix ans, semaine après
semaine, il livre ses secrets sur France Inter.
Une véritable moisson de révélations et sur-
tout une lecture inédite et surprenante des
événements contemporains.
Confident de Monsieur X et animateur de
« Rendez-vous avec X » sur France Inter,
Patrick Pesnot est journaliste et romancier

Lhistoire de la V' République est jonchée de cadavres, parfois bien gênants. Ministres
« su icidés» (Boulin, De Broglie ... ), juges élimi nés (d u juge Renaud de Lyon dans
les années 1970 au juge Borrel à Djibouti), règlements de comptes sanglants entre
la pègre et certains milieux d'affaires.
Mises bout à bout, ces affai res constituent une histoire souterraine mais édifiante
et dissimulent souvent des pratiques inavouables. Dans ce volume, Monsieur X revient
sur quelques-uns des dossiers les plus mystérieux de la V' République: assassinats de
ministres, magouilles immobilières, malversations du SAC, etc. avec de nouveaux éclai-
rages et son habituel le liberté de ton.

19,50 euros - 192 pages nouveau monde


ISBN 978-2-84736-292-3 éditions

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LE TERRORISME
ISLAMIQUE
Patrick Pesnot

LES DOSSIERS SECRETS


DE MONSIEUR X

Qui est Monsieur X ?Personne ne le sait. Mais


depuis plus de dix ans, semaine après
semaine, il livre ses secrets sur France Inter.
Une véritable moisson de révélations et sur-
tout une lecture inédite et surprenante des
événements contemporains.
Confident de Monsieur X et animateur de
« Rendez-vous avec X » sur France Inter,
Patrick Pesnot est journaliste et romancier

AI-Qaïda existe-t-il ) Ou ne doit-il son existence qu'à la propagande américaine? L'is-


iamisme menace-t-illa France? Les moines de Tibbherine ont-ils été assassinés par
le GIA ou par des agents de la Sécurité algérienne? Qui se trouve réellement der-
rière les attentats qui ont frappé notre pays en 1995 ? Ce sont quelques-unes des
questions auxquelles Monsieur X répond dans ce volume. La France n'a pas attendu
le 11 Septembre 2001 pour s'intéresser de près aux réseaux islamiques: dès les années
1980, Paris était frappée par des groupes liés à l'Iran et entretenait des liens étroits
avec la Sécurité algérienne. Dès les années 1990, les services français s'intéressaient
de près à Oussama Ben Laden. Ce sont donc les fruits d'une longue expertise que
Monsieur X livre ici.

19,50 euros - 192 pages nouveau monde


ISBN 978-2-84736-293-0 éditions

www.nouveau-monde . net
LES ESPIONS RUSSES
de Staline à Poutine

Patrick Pesnot

LES DOSSIERS SECRETS


DE MONSIEUR X

Qui est Monsieur X ) Personne ne le sait. Mais


depuis plus de dix ans, semaine après
semaine, il livre ses secrets sur France Inter.
Une véritable moisson de révélations et sur-
tout une lecture inédite et surprenante des
événements contemporains.
Confident de Monsieur X et animateur de
« Rendez-vous avec X » sur France Inter,
Patrick Pesnot est journaliste et romancier

En Russie, Staline ne fait plus peur. Il aurait même pris les traits de Poutine. Poutine,
obscur colonel du KGB, qui a connu une ascension fulgurante, en partie grâce à la
Tchétchénie et quelques attentats perpétrés opportunément quelque temps avant
l'élection présidentielle de 2000. Avec Poutine, c'est le KGB, devenu FSB, qui revien t
en force après les parenthèses Gorbatchev et Eltsine.
Dans cet ouvrage, Monsieur X décortique les rouages du pouvoir, met en lumière les
escroqueries commises par les oligarques et la « famille» Eltsi ne. Il s'interroge sur
la destination du trésor du Pc. Mais il balaie aussi l'histoire des soixante-dix derniè-
res années en Russie en mettant en valeur les histoires les plus mystérieuses ..

21 euros - 304 pages nouveau monde


ISBN 978-2-84736-326-5 êdilions

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Achevé d'imprimer en décembre 2008 par EMD S.A.S. (France)
Dépôt légal: novembre 2008 - N° d' imprimeur : 20629

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