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Florence Corrado

LE STATUT DU VERBE DANS LA POESIE


ET LA PHILOSOPHIE DE L’ÂGE D’ARGENT

TOME I

Thèse de Doctorat
sous la direction de
M. le Professeur Jean-Claude Lanne

Université Lyon III - Jean Moulin


2005
Remerciements

Je tiens à remercier M. Jean-Claude Lanne pour sa grande disponibilité, ses


précieux conseils et ses encouragements, ainsi que Mme Hélène Henry-Safier pour son
soutien tout au long de mon travail. Je voudrais également exprimer ma gratitude envers
tous les professeurs qui ont éveillé en moi le goût de la culture russe.

2
INTRODUCTION

Les deux premières décennies du vingtième siècle, auxquelles on a donné le nom


d’« Âge d’Argent », sont considérées comme le temps de la modernité russe :
paradoxalement, alors que les crises sociales et politiques que traverse la Russie, ainsi que
son retard économique, conduisent J.L. van Regemorter à parler de « fausse modernité »1,
les différents domaines de la culture connaissent au contraire un élan exceptionnel par sa
qualité et son intensité, justifiant le nom de modernité culturelle à cette période.
L’apparition en 1898 de la revue du Monde de l’art est à cet égard révélatrice : elle
marque la fin de l’utilitarisme en art, qui avait dominé la scène culturelle tout au long de
la seconde moitié du dix-neuvième siècle, et ouvre ainsi une période de renaissance
culturelle.

De plus, l’ébauche de libéralisation du régime dans la première décennie du


vingtième siècle permet la libre expression des opinions politiques, et libère ainsi l’art de
sa mission sociale2 : la parution en 1909 du recueil Jalons3 devient emblématique du rejet
de la tradition populiste en art ainsi que du positivisme dominant, au profit d’un retour à
la métaphysique et à la religion, qui va caractériser tout l’Âge d’Argent. Cette renaissance
intellectuelle et culturelle va dès lors permettre la participation de la Russie à la modernité
européenne. Pendant la deuxième décennie du siècle, la Russie va même se situer à son
avant-garde, dans le domaine des arts picturaux, mais aussi de la poésie. L’année
révolutionnaire 1917 marque un tournant de la modernité culturelle russe, sans que ses
effets ne soient cependant immédiats. L’expulsion par Lénine, en 1922, de nombreux
intellectuels ayant fait le renom de l’Âge d’Argent peut être considérée comme le signe de
la fin de cette première modernité russe, qui sera ensuite progressivement étouffée par le
conformisme et l’académisme de la « révolution culturelle » stalinienne à partir de la fin
des années vingt. Notre étude se concentrera donc essentiellement sur la deuxième

1
J.L. van Regemorter, la Russie et le monde au XXe siècle, Paris, Masson – Armand Colin 1995, p. 23
2
voir à ce sujet J.L. van Regemorter, la Russie et l’ex-URSS au XXe siècle, Paris, Armand Colin, 1998, p.
210
3
Vexi. Sbornik statej o russkoj intelligencii N.A. Berdjaeva, S.N. Bulgakova, M.O. Geršenzona, A.O.
Izgoeva, B. A. Kistjakovskogo, P.B. Struve, S.L. Franka, Moskva, Novoe vremja i žurnal Gorizont, 1990.
3
décennie du siècle, période d’intense création artistique et de remarquable fécondité
intellectuelle, notamment dans le domaine poétique.

La modernité artistique est caractérisée par la cessation du rapport mimétique de


l’art à la nature ; elle peut être interprétée comme une double libération : à la libération du
principe d’imitation est corrélée l’émancipation du matériel spécifique à chaque art. L’art
est perçu non plus comme un complément, mais comme un supplément de la nature4 :
c’est l’essence intensive de l’art, compris avant tout comme acte créateur, qui est
privilégiée. La notion d’intensité est liée à celle d’intériorité : pour H. Meschonnic, la
modernité se caractérise par la recherche d’intériorité des choses comme du sujet5 ; pour
J.C. Lanne, c’est avant tout la recherche d’intériorité du matériel qui est fondatrice de la
modernité en art6 : en quête de son objet et de sa fin propres, chaque art exhibe ses
procédés internes. En poésie, cette recherche de la spécificité a pour nom « poésie pure » :
H. Friedrich souligne que les vers « dirigent désormais l’attention du lecteur sur eux-
mêmes, c’est-à-dire l’essence de la langue »7. Ce sont dès lors les possibilités mêmes de la
langue qui deviennent le contenu de la poésie. De ce point de vue, la modernité poétique
en Russie apparaît comme le versant russe de la quête poétique de Mallarmé qui écrit :
« L’oeuvre pure implique la disparition élocutoire du poëte, qui cède l’initiative aux mots,
par le heurt de leur inégalité mobilisés »8.

Une autre caractéristique essentielle de la modernité est la rencontre de la création


et d’une réflexion sur la création, qui tend même parfois à prendre une importance
supérieure : ainsi les poètes ajoutent-ils à leur pratique poétique une pensée théorique de
cette pratique, révélant la nature essentiellement réflexive de l’activité artistique
moderne9. Certes, cette réflexion théorique est avant tout auto-justification, et sert sans
doute à orienter la lecture de leurs oeuvres, mais cette union de l’art et de la pensée, qui
est le fait des poètes comme des philosophes de l’Âge d’Argent, est aussi révélatrice

4
voir à ce sujet P. Audi, « Mimèsis et modernité », L’Ivresse de l’art. Nietzsche et l’esthétique, Paris,
Librairie Générale Française, 2003.
5
H. Meschonnic, Modernité Modernité, Paris, Folio Gallimard, 1993, p. 281
6
J.-C. Lanne, Séminaire de recherche 2003-2004, Université de Lyon III.
7
H. Friedrich, Structure de la poésie moderne, traduit de l’allemand par M.F. Demet, Paris, Librairie
Générale Française, 1999, p. 152
8
S. Mallarmé, « Crise de vers», Variations sur un sujet, in S. Mallarmé, Oeuvres complètes, édition de H.
Mondor et G. Jean-Aubry, Gallimard, 1945, p. 366
9
voir à ce sujet J.M. Schaeffer, L’Art de l’Age moderne. L’esthétique et la philosophie de l’art du XVIIIe
siècle à nos jours, Paris, Gallimard, 1992
4
d’une « volonté radicale de redéfinir l’essence de leurs disciplines»10, et peut être lue
comme l’une des expressions de cette « épreuve de l’altérité »11 dont H. Meschonnic écrit
qu’elle est constitutive de la modernité.

Ces différents traits de la modernité trouvent en fait leur source dans la révolution
romantique : de ce fait, la modernité russe s’inscrit à l’intérieur de cet « immense
patchwork intertextuel »12 qu’est la tradition de la sacralisation de l’art, jalonnée
notamment par les oeuvres de Novalis, Schopenhauer ou Nietzsche, toutes présentes,
explicitement ou non, à l’Âge d’Argent. J.M. Schaeffer résume les grands principes de
cette tradition, que la modernité du début du vingtième siècle perpétue, de la manière
suivante :

« a) La finalité de l’activité artistique réside dans la réalisation-découverte de l’essence de


l’art. (...) b) L’essence de l’art réside dans ses éléments autoréférentiels (...) c)
Paradoxalement – comme chez les romantiques – cette autoréférentialité du langage
13
artistique le rend capable de révéler « la Réalité réelle ». »

En effet, c’est bien la question de l’expression de l’être qui se trouve au coeur des
discussions poétiques de l’Âge d’Argent. H. Friedrich écrit à propos de la poésie de
Mallarmé ce qui pourrait s’appliquer à toute la poésie russe moderne : la poésie « veut
être le seul lieu où se rencontrent l’absolu et la langue »14. Weidlé15 justifie la situation
privilégiée de la poésie par rapport aux autres arts, dans cette quête de l’être en Russie, en
soulignant que l’Âge d’Argent est une période de renaissance spirituelle qui se
réapproprie l’héritage chrétien orthodoxe non seulement d’un point de vue religieux, mais
aussi (et surtout) d’un point de vue esthétique. Or l’orthodoxie est indissociable de sa
christologie, qui pose le Verbe incarné (Slovo) au commencement de tout. Pour les poètes
de l’Âge d’Argent, le dogme devient une catégorie esthétique faisant du verbe poétique
(slovo) l’origine, au sens ontologique, d’un art poétique se définissant métaphoriquement
comme un acte d’incarnation.

10
L’expression est de M. Eltchaninoff, « Présentation », Cahiers d’histoire de la philosophie n°2, Art et
Philosophie russe, Centre G. Bachelard de Recherches sur l’imaginaire et la rationalité de l’Université de
Bourgogne, 2000
11
H. Meschonnic, Modernité Modernité, op.cit., p. 272
12
L’expression est de J.M. Schaeffer, op.cit., p. 352
13
ibid. p.355
14
H. Friedrich, Structure de la poésie moderne, op.cit., p. 134
15
W. Weidlé, Les Abeilles d’Aristée. Essai sur le destin actuel des letres et des arts, Paris, Gallimard, 1954,
p. 326
5
La notion de slovo occupe donc une place centrale à l’intérieur de la modernité
russe, qui exploite abondamment sa très grande polysémie. Comme l’indique Ju.
Stepanov16, la notion de slovo embrasse à la fois une représentation magique, une
représentation philosophique et une représentation théologique. La représentation
magique, telle que la décrit Afanas’jev17, consiste à associer le slovo à un réservoir de
connaissances humaines sur les puissances de la nature, et à y voir un moyen de
communication avec les dieux. Le slovo est une « parole sacrée », dotée d’efficacité. La
poésie trouvant son origine dans un culte magique et religieux, la parole poétique (slovo)
est également représentée comme une parole sacrée, magique, prophétique, apparentée à
la langue des dieux.

La représentation philosophique de la notion de slovo correspond à la notion


grecque de λόγος, dont elle est la traduction18. Elle a à la fois le sens de « parole » et de
« principe de raison », devenant dans son acception stoïcienne « principe
universel divin », auquel les hommes participent grâce à leur propre raison, comprise
comme semence du Logos divin. Pour la tradition néo-platonicienne, dans laquelle se
situe en grande partie la pensée de l’Âge d’Argent, le Logos divin, Raison universelle,
émane de l’Âme du monde, tandis que les logoi humains en sont les manifestations
individuelles. La notion de slovo, dans son acception philosophique, est ainsi représentée
à la fois comme « Logos divin », principe démiurgique, et « parole et raison humaines ».

Quant à la représentation théologique du slovo, elle correspond à la révélation


chrétienne dans la version théologique qu’en donne le prologue de l’Evangile de Jean,
faisant lui-même écho au premier chapitre de la Genèse. Le Slovo est le Verbe, la
deuxième personne de la Trinité, ainsi que l’incarnation de la Parole créatrice de Dieu,
tout comme l’incarnation du principe de l’Univers. La notion russe de Slovo, ici encore
traduction du grec Λόγος, correspond donc à la fois à la fois aux deux notions françaises
de « Verbe » et de « Parole ». Révélation de Dieu aux hommes, le Slovo est consubstantiel
à Dieu le Père, et archétypal pour tout homme19. Les philosophes de l’Âge d’Argent sont
des penseurs chrétiens ; ils affirment leur foi au fondement de leur pensée, en réaction

16 Ju. S. Stepanov, « Slovo. Stat’ja iz slovarja konceptov (konceptuarija) russkoj kul’tury », Russkaja
slovesnost’. Antologija, pod red. V.P. Neroznaka, Moskva, Academia, 1997.
17 A.N. Afanas’jev, Poètičeskie vozzrenija slavjan na prirodu, (glava VII : « Živaja voda i veščee slovo »),
Moskva, Sovremennyj pisatel’, 1995
18 voir à ce sujet le Dictionnaire critique de théologie, sous la direction de J.-Y. Lacoste, Paris, PUF, 1998
19
idem
6
contre le positivisme rationaliste qui avait dominé dans la seconde moitié du dix-
neuvième siècle. C’est dans ce contexte que la notion de slovo est définie polémiquement
à l’Âge d’Argent par opposition à celle de ratio : slovo, traduction du λόγος grec, dans sa
dimension plus théologique que philosophique, devient le principe d’une pensée
chrétienne, c’est-à-dire d’une pensée humaine enracinée dans le Christ20, par opposition à
la ratio, principe du rationalisme, c’est-à-dire d’une pensée qui affirme l’autonomie
critique de la pensée humaine contre l’autorité de la foi.

L’Âge d’Argent défend au contraire le parti pris de la foi chrétienne : le retour du


religieux et du métaphysique, caractéristique de la modernité russe, se manifeste
essentiellement dans le retour à cette conception théologique du Slovo, Verbe de Dieu,
associée à une pensée de l’incarnation qui se développe tant dans un cadre théologique
traditionnel que, par métaphorisation, dans une contexte esthétique et poétique. En effet,
selon le parti pris de la foi chrétienne, la parole et la raison humaines sont corrélées à la
Parole et à la Raison divines ; les poètes voient dans ce dogme une légitimité à déduire de
la théologie de la Parole divine une théologie de la parole humaine, puis une théologie de
la poésie, qu’ils interprètent de manière métaphorique pour finalement justifier
l’absolutisation du slovo poétique.

Le slovo, dans sa dimension poétique, se trouve ainsi être riche de toute cette
polysémie, qui devient elle-même un formidable matériel poétique. Les poètes
interprètent de manière métaphorique les différentes représentations magique,
philosophique et théologique du slovo, dans une intuition toutiste qui leur défend tout
effort de distinction et de rigueur conceptuelle, mais qui au contraire unifie tout le champ
sémantique de la parole et du dire, représentés par les noms jazyk, reč’, narečie, rečenie,
imja, glagol, vyraženie, les verbes nazyvat’, prizyvat’, vyzyvat’, imenovat’, narekat’,
vyražat’, govorit’, vyskazyvat’... C’est que leurs critères d’emploi des vocables sont des
critères esthétiques, et non logiques, visant au métaphorisme, et non à la discursivité.
Notre traduction française, au contraire, cherchera à débrouiller le sens que chaque
vocable prend dans chacun de ses emplois particuliers, ce qui rend impossible une
traduction terme à terme, et privilégie au contraire l’unité sémantique de la phrase et du
discours. La notion de slovo sera donc susceptible de prendre, suivant son emploi, les sens

20
cf Jean, 15,5 : « Je suis la vigne, vous êtes les sarments : celui qui demeure en moi et en qui je demeure,
celui-là portera du fruit en abondance car, en dehors de moi, vous ne pouvez rien faire. », Traduction
Oecuménique de la Bible, Alliance Biblique Universelle, le Cerf, 1994.
7
de vocable, langue, verbe, parole, ou discours, distingués à partir de la terminologie
linguistique contemporaine, puis nuancés selon leur écho théologique, qui est le plus
souvent présent dans l’emploi qu’en font les poètes.

Le terme « vocable » sera employé au sens de son ou groupe de sons articulés doués
de sens, et formant donc la plus petite unité de la langue. Il sera préféré au terme commun
de « mot » du fait de sa profondeur étymologique : en effet, « mot » dérive du latin
« mutus » signifiant un bruit de voix sans signification, alors que « vocable » dérive de
« vocare », au sens d’appeler, nommer, invoquer21. La traduction de slovo par « vocable »
souligne donc mieux l’union de son et de sens qui caractérise tout élément du langage, et
qui constitue précisément le matériel de la poésie. Les termes de « langue » et « parole »
seront employés selon la distinction saussurienne qui oppose la parole, phénomène
individuel du langage, à la langue, phénomène social. La langue est ainsi considérée dans
son existence potentielle, alors que la parole en est l’actualisation par un locuteur. La
traduction de slovo par « parole » insiste donc sur le procès d’énonciation ; la traduction
par « discours » prolonge le sens saussurien de « parole » en insistant au contraire sur le
résultat de ce procès. Suite à l’analyse de Benvéniste22, on distinguera donc en français
trois étapes que la notion russe de slovo réunit : la langue, qui précède l’énonciation, la
parole, qui constitue l’énonciation, et le discours, résultat de l’énonciation, qui est une
réalisation de la langue. Quant au terme de « verbe », il sera employé conformément à son
emploi en latin ecclésiastique qui traduit le grec λόγος, tout comme le russe slovo. Attesté
au sens de « parole », il est surtout riche de son sens théologique. C’est donc par choix
esthétique qu’il traduira souvent slovo, le sens chrétien de ce dernier étant souvent
convoqué et métaphorisé par les poètes. De même la traduction par « parole » sera
motivée autant par choix linguistique qu’esthétique, les poètes ravivant également dans
slovo le sens de « Parole créatrice de Dieu », à laquelle ils relient métaphoriquement toute
parole poétique.

L’immense polysémie de la notion de slovo indique déjà l’enjeu du problème du


verbe et de la parole pour les poètes de l’Âge d’Argent. C’est évidemment l’enjeu
poétique qui est premier : la notion de slovo pose la question originelle du rapport de la
poésie au langage, c’est-à-dire la question du signe dans sa relation au sens, en poésie. En

21
Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey, Paris, le Robert, 1992.
22
E. Benvéniste, Problèmes de linguistique générale, II, (chapitre V « l’Appareil formel de
l’énonciation »), Paris, Gallimard, 1966, p. 81
8
d’autres termes, c’est le statut de la nomination et de la prédication poétiques qui est au
coeur des discussions. C’est dans cette perspective que, conjointement à la réflexion de
penseurs philosophes et théologiens sur la langue, le nom et le verbe, se développe une
réflexion théorique de poètes cherchant à élucider la spécificité de l’art qu’ils pratiquent :
la poésie.

A cet enjeu poétique est intimement lié un enjeu ontologique : la pratique poétique
révèle en effet la question fondamentale de la relation de la parole à l’être. La poésie est
en quête de plénitude : en refusant la fonction de communication du langage, la parole
poétique s’oriente vers l’essence. L’enjeu de la poésie devient son authenticité ; la valeur
de la parole poétique dépend du critère absolu de la vérité ; se crée alors le mythe de la
valeur intrinsèque de la parole, quand elle ne peut en fait dépendre que de son locuteur,
donc du poète23. L’enjeu ontologique de la parole poétique est donc ultimement un enjeu
éthique : la poésie exhibe essentiellement la question de la relation entre l’homme et la
parole. Celle-ci est avant tout une réalité humaine ; comme l’homme, elle est une union
du physique et du métaphysique, elle est la porte d’entrée de la totalité de l’univers
humain. En défendant la dignité du slovo, à la fois exprimé par le sujet poète et adressé à
l’autre du poète qu’est son lecteur, l’Âge d’Argent se met ultimement au service de la
dignité de l’homme, pour lequel la parole poétique est parole de vie. De ce point de vue, il
ne fait que prolonger, à un niveau désormais existentiel et non plus social, la tradition
humaniste de la littérature russe.

Les discussions poétiques de l’Âge d’Argent sont cependant loin d’être univoques :
dans le contexte de polémique esthétique entre les différents mouvements symboliste,
futuriste et acméiste au début des années dix, puis à l’intérieur du post-symbolisme au
tournant des années vingt, la question du statut du verbe poétique est abordée, voire
débattue avec ampleur, dans nombre d’écrits théoriques de poètes, tout en étant également
au centre de la création poétique elle-même, suscitant l’important développement du
genre métapoétique. C’est parmi ces deux types de textes que nous avons choisi les
oeuvres de notre corpus, selon le double critère chronologique et générique. Quant à la
théorie poétique, nous étudierons les textes symbolistes de K. Bal’mont, la Poésie comme
24 25
enchantement , A. Blok la Poésie des conjurations et des incantations , A. Belyj la

23
voir à ce sujet G. Gusdorf, la Parole, Paris, PUF, 1953.
24
K. Bal’mont, Poèzija kak volšebstvo, Moskva, Skorpion, 1915.
9
26 27 28
Magie des vocables , Glossolalie et V. Ivanov, les Préceptes du symbolisme ,
29 30
Pensées du symbolisme , Notre langue ; les textes futuristes d’A. Kručenyx les
31 32
Nouvelles voies du verbe , la Déclaration du verbe en tant que tel , V. Livšic la
Libération du verbe 33, et V. Xlebnikov, Nos principes 34, associés à ceux de V. Šklovskij
la Résurrection du verbe 35, De la poésie et de la langue d’outre-entendement 36, et à ceux
de B. Pasternak, la Réaction de Wasserman 37, la Coupe noire 38 et Quelques positions 39 ;
ainsi que les textes d’O. Mandel’štam le Matin de l’acméisme 40, le Verbe et la culture 41,
De la nature du verbe 42, auxquels s’ajoute enfin celui de M. Cvetaeva l’Art à la lumière
de la conscience 43.

A ce corpus principal de théorie poétique sera joint un corpus complémentaire de


textes philosophiques et théologiques qui leur sont contemporains, et qui élaborent
également une réflexion sur la langue, le nom et le verbe. Il comprendra les ouvrages de
44
P. Florenskij, la Colonne et le fondement de la vérité et la Pensée et la langue 45, V.
Èrn, la Lutte pour le Logos 46, et S. Bulgakov, la Philosophie du Nom 47. Enfin, l’analyse

25
A. Blok, « Poèzija zaklinanij i zagovorov » (1906), Sobranie sočinenij t. V, Moskva / Leningrad, Izdanie
xudožestvennoj literatury, 1962.
26
A. Belyj, « Magija slov » (1910), Kritika. Èstetika. Teorija simvolizma. T. 1, Moskva, Iskusstvo, 1994.
27
A. Belyj, Glossolalija. Poèma o zvuke, Berlin, 1922.
28
V. Ivanov, “Zavety simvolizma” (1910), Rodnoe i vselenskoe, Moskva, Respublika, 1994.
29
V. Ivanov, « Mysli o simvolizme » (1912), ibid.
30
V. Ivanov, « Naš jazyk » (1918), ibid.
31
A. Kručenyx, “Novye puti slova” (1913), Manifesty i programmy russkix futuristov, Wilhelm Fink
Verlag, 1967.
32
A. Kručenyx, “Deklaracija slova kak takovogo” (1913), Literaturnye manifesty ot simvolizma k oktjabrju.
Sbornik materialov. Paris, Mouton, 1969.
33
V. Livšic, “Osvoboždenie slova” (1913), Manifesty i programmy russkix futuristov, Wilhelm Fink
Verlag, 1967.
34
V. Xlebnikov, “Naša osnova” (1920), Sobranie sočinenija v 4 tomax, t.3, Wilhelm Fink Verlag, 1972.
35
V. Šklovskij, “Voskrešenie slova” (1914), Gamburgskij ščet, Moskva, Soveckij pisatel’, 1990.
36
V. Šklovskij, “O poèzii i zaumnom jazyke” (1916), ibid.
37
B. Pasternak, « Vassermanova reakcija » (1914), Sobranie sočinenij v 5-ti tomax, t.4, Moskva,
Xudožestvennaja literatura, 1991.
38
B. Pasternak, « Černyj bokal » (1915), ibid.
39
B. Pasternak, “Neskol’ko položenij « , ibid.
40
O. Mandel’štam, « Utro akmeizma » (1913), Sobranie sočinenij v 5 t., Moskva, Art Biznes Centr, 1993.
41
O. Mandel’štam, “Slovo i kul’tura” (1921), ibid.
42
O. Mandel’štam, “O prirode slova” (1922), ibid.
43
M. Cvetaeva, “Iskusstvo pri svete sovesti” (1932), Sočinenja v dvux tomax, Moskva, “Xudožestvennaja
literatura”, 1984.
44
P. Florenskij, Stolp i utverždenie Istiny (1914), Moskva, AST, 2003.
45
P. Florenskij, U vodorazdelov mysli, „Mysl’ i jazyk“ (1918), P. Florenskij, Sočinenija. t.3(1), Moskva,
Mysl’, 2000.
46
V. Ern, Bor’ba za logos (1911), V. Ern, Sočinenija, Moskva, Pravda, 1991.
47
S. Bulgakov, Filosofija imeni (1918-1922), Moskva, Iskusstvo / Sankt Peterburg, Inapress, 1999.
10
des textes théoriques poétiques sera accompagnée de l’étude de la mise en oeuvre du
verbe poétique dans les poèmes : seront privilégiés les poèmes donnant lieu à une
48
interprétation métapoétique, tels que « la Musique » de Bal’mont , « la Bouche de
l’aurore »49, « la Naissance de la poésie »50, « la Langue »51 d’Ivanov, « le Verbe »52 de
Belyj, « le Verbe »53 de Gumilev, « Aujourd’hui encore sur l’Athos... »54, « Silentium »55,
« Solominka »56, « Prends, de mes mains, pour ta joie... »57 de Mandel’štam, « la
Finlande »58 d’E. Guro, « Go osneg kajd »59 de Kručenyx, « la Sagesse prise au piège »,
« Dans l’or la herse le soir le corbeau volait... » et « Trois amarres » de V. Xlebnikov 60,
61
« La ronde du soleil » de Božidar , « Et pourtant... »62 de V. Majakovskij,
« Improvisation », « Laissons choir les vocables... »63 de Pasternak, » la Langue »,
« Allez-vous en ! Ma voix est muette »64 de M. Cvetaeva.

L’étude de ces textes théoriques (poétiques, philosophiques, théologiques) et de ces


poèmes s’articulera selon trois axes qui privilégieront chacun un aspect du problème du
slovo à l’Âge d’Argent. L’accent sera mis tout d’abord sur l’historicité de la question : il
s’agira de situer le problème du verbe poétique dans le contexte philosophique et spirituel
du début du vingtième siècle russe, tout en l’inscrivant dans une perspective plus large
d’histoire des idées esthétiques. Cette première partie sera l’occasion de souligner
l’hellénisme de la culture russe de l’Âge d’Argent, ainsi que le renouveau du

48
« Muzyka », Belyj zodčij (1913), K. Bal’mont, Stixotvorenija, Leningrad, Sovetskij pisatel’, 1969.
49
« Usta zari » (1912), V. Ivanov, Lirika, Minsk, Xarvest, 2000.
50
« Roždenie poèzii » (1915-16), V. Ivanov, Sobranie sočinenij, t.IV, Bruxelles, Foyer Oriental Chrétien,
1987.
51
« Jazyk » (1927), V. Ivanov, Stixotvorenija, poèmy, tragedii, kn.1-2, Novaja biblioteka poèta, Sankt
Peterburg, 1995.
52
« Slovo » (1919), A. Belyj, Stixotvorenija i poèmy, Leningrad, Sovetskij pisatel’, 1967.
53
« Slovo » (1919), N. Gumilev, Stixotvorenija i poèmy, Leningrad, Sovetskij pisatel’, 1988.
54
« I ponyne na Afone... », Kamen’ (1915), O. Mandel’štam, Sobranie sočinenij v 5 t., Moskva, Art Biznes
Centr, 1993.
55
« Silentium », Kamen’ (1910), ibid.
56
« Solominka », Tristia, (1916), ibid.
57
« Voz’mi na radost’ iz mojix ladonej... », Tristia, (1916), ibid.
58
« Finlandija » (1913), Poèzija russkogo futurizma, Novaja biblioteka poèta, Sankt-Peterburg, 1999.
59
« Go osneg kajd » (1913), ibid.
60
“Mudrost’ v sylke”, ibid.,“V zolote borona večera voron letel…”, “Tri čala”, V. Xlebnikov, Sobranie
sočinenij IV, Wilhelm Fink Verlag, München, 1971.
61
« Solncevoj xorovod », Poèzija russkogo futurizma, Novaja biblioteka poèta, Sankt-Peterburg, 1999.
62
« A vse-taki... », V. Majakovskij, Sočinenija v dvux tomax, Moskva, Pravda, 1987.
63
« Improvizacija », Poverx bar’jerov, 1915, “Davaj ronjat’ slova…”, Sestra – moja žizn’ (1917), B.
Pasternak, Sobranie sočinenij v 5-ti tomax, Moskva, Xudožestvennaja literatura, 1991
64
“Molv’ ”, M. Cvetaeva, Izbrannye proizvedenija, Moskva-Leningrad, 1965, “Idite že! Moj golos nem…”,
M. Cvetaeva, Sočinenija v dvux tomax, tom 1, Sostavlenie, podgotovka teksta i kommentarii A. Saakjanc,
Moskva, Xudožesvtennaja literatura, 1980.
11
christianisme qui s’y manifeste : il s’agira de montrer que ces deux dimensions héllenique
et chrétienne de la culture russe sont transmuées en catégories esthétiques qui, à
l’intérieur d’une tradition de sacralisation de la poésie, informent toute la réflexion des
poètes sur le verbe poétique. La deuxième partie sera précisément le lieu de l’étude des
différentes conceptions du verbe poétique telles qu’elles émergent des discussions
polémiques opposant symbolistes et post-symbolistes. Tout en soulignant l’évolution des
poétiques à l’Âge d’Argent, du symbolisme aux futurismes et à l’acméisme, il s’agira
aussi de montrer leur solidarité quant aux enjeux majeurs de cette réflexion. Alors que la
première partie sera davantage orientée vers les écrits philosophiques et théologiques sur
le verbe et la parole, la deuxième et la troisième partie seront au contraire essentiellement
consacrées aux écrits des poètes. La troisième partie se concentrera justement sur la mise
en oeuvre du verbe dans leurs discours théoriques et poétiques : c’est alors le statut du
discours poétique dans sa totalité qui sera envisagé, et tout d’abord le statut de la
métaphore, comprise au sens étymologique de « transport », ou « détour du sens », qui
sera considérée comme le principe constructif du discours poétique. Cette étude sera
l’occasion d’exposer les véritables mythologies du verbe poétique qui s’élaborent à l’Âge
d’Argent ; son enjeu sera la présentation d’une logique poétique spécifique, fondée sur le
métaphorisme, qui s’affirme à l’Âge d’Argent en rivale de la logique discursive dans la
quête de la justice et de la vérité.

12
PARTIE I : HISTORICITE DE LA QUESTION DU STATUT
DU VERBE POETIQUE
Chapitre 1 : Hellénisme de l’Âge d’Argent

L’omniprésence des références à la philosophie, la langue et la culture grecques dans la


Russie du début du vingtième siècle invite à considérer cette « présence grecque »65 comme
un trait constitutif de l’Âge d’Argent, permettant même de définir la période comme une
« renaissance » au sens européen d’une redécouverte de la philosophie et de la culture
antiques.

Cette réflexion sur la pensée grecque semble en fait être le signe d’une quête identitaire
cherchant à établir une filiation entre la Russie et l’Antiquité grecque puis chrétienne. Dans ce
contexte, ce sont deux aspects fondamentaux de la philosophie grecque qui sont repensés et
pour ainsi dire actualisés : la pensée du Logos, qui s’enracine aux origines de la philosophie
grecque et se développe jusqu’à faire le lien avec la pensée théologique chrétienne du Logos
incarné, et la vision du monde platonicienne, fondement de l’idéalisme qui imprègne l’Âge
d’Argent. Ce renouveau de la pensée grecque apparaît alors comme une tentative d’auto-
définition de la Russie de l’Âge d’Argent qui chercherait à affirmer l’identité à la fois
hellénique et chrétienne de la pensée russe, et métonymiquement, de la Russie elle-même.

Dans cette perspective, la réflexion sur le statut du logos poétique qui est au coeur des
débats esthétiques et poésiologiques de l’Âge d’Argent s’inscrit donc le cadre plus large d’un
questionnement général sur la culture russe, dont l’enjeu n’est rien moins qu’une quête
identitaire et ontologique.

A. Renouveau de la pensée du Logos

1. Repères historiques et culturologiques.

a. La crise du sens

La Russie de l’Âge d’Argent vit une période de crise du sens, qui se manifeste tant dans
le domaine littéraire que dans le domaine philosophique. Berdjaev, dans son ouvrage la

65
Le versant hellénique de la culture russe a été mis en lumière, notamment en ce qui concerne l’Âge d’Argent,
par le recueil Présences grecques dans la pensée russe, sous la direction d’A. Charles-Saget, Université Paris X-
Nanterre, 2000.
14
Philosophie de la liberté daté de 191166, définit la crise de la philosophie dans les termes
suivants :

« В чем же сущность этого кризиса ? Вся новейшая философия – последний


результат всей новой философии – ясно обнаружила роковое свое бессилие познать
бытие, соединить с бытием познающего субъекта. Даже больше : философия эта
пришла к упразднению бытия, к меонизму, повергла познающего в царство призраков. »

« En quoi consiste cette crise ? Toute la philosophie contemporaine – ultime résultante de


toute la philosophie moderne – a découvert sa fatale impuissance à connaître l’être, à relier à
l’être le sujet connaissant. Et même plus : cette philosophie a provoqué la suppression de l’être, le
67
méontisme , elle a entraîné le sujet connaissant dans un royaume de spectres. »

La crise du sens est ici présentée comme la conséquence de la rupture qu’a opérée la
pensée positiviste entre la connaissance et l’être. En réaction contre le positivisme, l’Âge
d’Argent apparaît comme une période de renouveau de la métaphysique, et notamment à
travers un ressourcement de la pensée russe à la fois dans la tradition de l’idéalisme
platonicien, et dans la tradition chrétienne orientale, caractérisée par son christocentrisme, ou
logocentrisme. C’est ainsi que le questionnement ontologique qui est au fondement de la
quête du sens se manifeste par un retour à la notion du Logos, appréhendée dans sa dimension
à la fois antique et chrétienne.

b. Actualité de la notion de « Logos »

La parution en 1900 de l’ouvrage à la fois historique et philosophique de S. N.


Trubeckoj la Doctrine du Logos dans son histoire68 acquiert à cet égard une portée
emblématique. Eminent représentant de la philosophie religieuse de la fin du XIXe et du début
du XXe siècle, Trubeckoj pose dans cet ouvrage la question des racines du christianisme, dans
le cadre de la problématique, abondamment débattue de par les siècles, de l’hellénisation du
christianisme. Comme le montre P. P. Gajdenko69, l’enjeu de l’ouvrage est double : il s’inscrit
dans le domaine de l’histoire de la pensée, mais il correspond aussi à une préoccupation
contemporaine. Trubeckoj cherche tout d’abord à affirmer, par l’étude de l’évolution de la
notion de Logos à la période hellénistique, la possibilité d’une harmonie entre raison et foi, et
apprécie donc de manière positive l’hellénisation du christianisme, contre la tradition
protestante, représentée notamment à l’époque par Harnack, ou Kierkegaard, qui nie au

66
N.A. Berdjaev, Filosofija svobody, Moskva, Svarog i K, 1997, p. 16.
67
Le terme meonizm, ainsi que ses dérivés, sera traduit par « méontisme », en référence aux notions attestées en
français d’ « ontisme », « ontologie », etc.
68
S.N. Trubeckoj, Učenie o Logose v ego istorii, Moskva, Ast-Folio, 2000.
69
P.P. Gajdenko, « Konkretnyj idealizm S.N. Trubeckogo », S.N. Trubeckoj, Sočinenija, Mysl’, Moskva, 1994.
15
contraire toute compatibilité entre pensée rationnelle et révélation. Explicitant la position de
Trubeckoj, P. Gajdenko écrit :

« Встреча эллинского умозрения с монотеистической религией откровения,


представленной в ветхозаветной литературе, создала новую почву для развития
древнегреческих представлений о Логосе-Слове, - развития, имевшего большое значение
70
для дальнейшей истории христианства, ее догматики и экзегетики.»

« La rencontre de la spéculation grecque et de la religion monothéiste de la révélation,


représentée par la littérature de l’ancien testament, a créé un terreau nouveau pour le
développement des représentations antiques du Logos-Verbe, développement de grande
importance pour l’histoire future du christianisme, de ses dogmes et de sa tradition exégétique. »

Mais l’enjeu de l’ouvrage est aussi actuel : par-delà la question de l’hellénisation du


christianisme, la réflexion de Trubeckoj, du fait même qu’elle prolonge l’histoire de la notion
du Logos, ancre la pensée russe dans la tradition antique grecque et chrétienne, et signe ainsi
la « re-hellénisation »71 de la culture russe à l’Âge d’Argent. Se profile dès lors une
représentation de la Russie en héritière du Logos : c’est cette spécificité de la pensée russe
qui sera déclinée tout au long de l’Âge d’Argent, tour à tour sous un mode philosophique,
mystique ou poétique.

2.« la Doctrine du Logos dans son histoire »

a. Présentation

Dès son introduction, S. Trubeckoj présente clairement son propos : analyser le concept
de Logos et élucider quel type de filiation relie le Logos chrétien au Logos antique, présentés
comme les deux fondements de la culture européenne.

« Понятие Логоса связано с греческой философией, в которой оно возникло, и с


христианским богословием, в котором оно утвердилось. Каким образом христианство
усвоило это понятие для выражения своей религиозной идеи и насколько оно
действительно ей соответствует – вот исторический и философский вопрос
величайшей важности, которому посвящено настоящее исследование. Греческое
просвещение и христианство лежат в основании всей европейской цивилизации ; каково
72
внутреннее отношение этих двух начал ? »

« Le concept de Logos est lié à la philosophie grecque, dans laquelle il est apparu, et à la
théologie chrétienne, dans laquelle il s’est imposé. De quelle manière le christianisme a-t-il
assimilé ce concept pour exprimer sa propre idée religieuse, et dans quelle mesure lui
correspond-il réellement, telle est la question historique et philosophique d’une extrême
importance à laquelle est consacrée la présente étude. Les lumières grecques et le christianisme

70
Op.cit., p. 10
71
Nous empruntons ce concept, en le transposant au domaine de la culture toute entière, à G. Florovskij, qui
écrit: « La pensée théologique russe doit encore passer par l’école la plus rigoureuse de l’hellénisme chrétien »,
Puti russkogo bogoslovija Paris, Ymca-press, 1988, p. 509
72
S.N. Trubeckoj, Učenie o Logose v ego istorii, Moskva, Ast-Folio, 2000, p. 9
16
sont au fondement de toute la civilisation européenne ; quelle est le lien intime entre ces deux
principes ? »

L’auteur va ainsi s’employer à étudier l’histoire du concept antique dans la culture


philosophique grecque, puis juive, dans une perspective de légitimation historique et
philosophique de la pensée chrétienne du Logos, qui commence avec le prologue de
l’Evangile de Jean et se poursuit chez les Pères de l’Eglise. En effet, s’il met l’accent sur la
période hellénistique en tant que point de rencontre entre pensée grecque et révélation juive,
Trubeckoj garde une perspective qui s’approche de celle de l’exégèse chrétienne, inscrivant
ainsi son travail dans le cadre de ce que l’on peut nommer la « philosophie religieuse ». Le
parcours des jalons essentiels de la pensée du Logos en tant que concept le conduit néanmoins
tout d’abord à remonter aux origines de la philosophie grecque.

b. Le Logos des origines

Trubeckoj définit tout d’abord le terme λόγος tel qu’il apparaît aux origines de la pensée
grecque, et insiste sur sa grande polysémie73 : le logos signifie à la fois la parole en tant que
forme verbale et en tant que sens, ainsi que la pensée elle-même.

« λόγος, слово, происходит от λέγειν – говорить ; логос означает слово или речь, то,
что сказано, что говорится, причем этот термин может обозначать как форму, так и
содержание речи, ее смысл или связь отдельных частей (отделньое слово есть ρήµα –
речение) ; впоследствии он означает и самую мысль, выражающуюся в речи. »

« λόγος, parole, vient de λέγειν – parler ; logos signifie parole ou discours, ce qui est prononcé,
ce qui est dit, de plus ce terme peut signifier à la fois la forme et le contenu du discours, son sens,
ou le lien entre ses différentes parties (un vocable isolé est une parole – ρήµα) ; plus tard il signifie
aussi la pensée même qui est exprimée dans le discours. »

Trubeckoj montre ensuite dans quel jeu oppositif entre la notion de logos, avant
d’indiquer le sens philosophique de « raisonnement » qu’elle a finalement pris. Ju. S.
Stepanov, dans son article consacré au Logos74, résume clairement l’approche que donne
Trubeckoj des relations sémantiques entre les termes de λόγος, µυθος et έπος. Le terme
« έπος » signifiait la parole en tant qu’union de son et de sens, le terme « µυθος » caractérisait
la parole essentiellement du point de vue de son contenu, signifiant ainsi discours (reč’), et de
là, mythe (mif). Quant au terme de « λόγος », il était d’abord employé au sens de « paroles
trompeuses » (l’stivye, ložnye, pustye slova), avant de finalement l’emporter sur les autres
termes et de signifier au contraire « parole vraie » (istinnoe slovo). Ce n’est donc que petit à

73
S.N. Trubeckoj, Učenie…, op.cit., p. 20
74
Ju. S. Stepanov, « Slovo » (Stat’ja iz slovarja konceptov («konceptuarija ») russkoj kul’tury), Russkaja
slovesnost’. Antologija, pod. red. V.P. Neroznaka, Moskva, “Academia”, 1997.
17
petit que le terme λόγος a pris le sens de parole raisonnée (razumnoe slovo), puis de
raisonnement (rassuždenie). A propos du sens philosophique du terme logos, Trubeckoj
écrit :

« Слово, заключающее в себе « сущую истину », признает единую, вечную и


неизменную природу вещей, единое « естество » в основе всего – вместо мнимых
человекообразных богов. Таким образом, слово о природе противополагается вымыслу.
Содержанием этого « слова » является мироздание, строение мира, его причин, его
закон. Оно стремится понять вселенную в ее единстве – в отличие от видимого
75
множества явлений. »

« Le logos contenant une « vérité ontique » reconnaît le caractère un, éternel et immuable des
choses, la « nature » une qui est à la base de tout, en lieu et place des faux dieux
anthropomorphes. Ainsi, le logos de la nature s’oppose au mensonge. C’est le monde qui est le
contenu de ce « logos »-là, le monde et sa construction, ses causes, sa loi. Il cherche à
comprendre l’univers dans son unité, distingué de la multiplicité visible des apparences. »

Il montre ici que, dès son origine en tant que concept philosophique, le Logos induit une
réflexion ontologique. Il rappelle ainsi la portée fondamentale de l’ontologie de Parménide
qui ne pense le logos que dans sa corrélation avec l’être. Le logos, en tant que parole et
pensée tout à la fois, poserait donc l’identité entre le discours et l’objet sur lequel il porte :
l’être ; il serait donc, selon l’expression de L. Jerphagnon76, « l’Etre lui-même qui se dit,
chassant de soi tout ce qui s’en prétendrait distinct ». Par cet ancrage dans la pensée de
Parménide, Trubeckoj semble aussi donner sens au renouveau de la pensée du Logos à l’Âge
d’Argent, qui est précisément en quête d’un fondement métaphysique du monde et de
l’homme.

c. La conception stoïcienne du Logos

Après ce rappel des origines de la notion, Trubeckoj met essentiellement l’accent sur la
pensée de la période hellénistique, et tout d’abord, sur la pensée stoïcienne, du fait de sa
grande influence culturelle durant toute la période, jusque sur la théologie des premiers Pères
de l’Eglise chrétienne. Trubeckoj souligne ainsi l’importance, dans la généalogie du concept,
de la définition stoïcienne du Logos comme principe universel, Raison universelle, et comme
principe de la connaissance véritable, en insistant sur le fait que cette représentation du Logos
sera réactualisée dans la pensée chrétienne du Logos incarné.

« На знамени стоицизма значился Разум, универсальный разум, или Логос, как мировой
принцип, зиждущий вселенную, и как принцип истинного знания и истинного
человеческого поведения. Для нас стоики имеют величайшее значение уже по одному

75
S.N. Trubeckoj, op.cit., p. 22
76
L. Jerphagnon, Histoire de la pensée. Philosophes et philosophies. 1. Antiquité et Moyen-Age, Paris,
Tallandier, 1989, p. 64
18
тому, что у них впервые термин « логос » получает неизменный смысл универсального,
77
вселенского разума. »

« L’étendard du stoïcisme arborait la Raison, raison universelle, ou Logos, en tant que principe
mondial sur lequel se fonde l’univers, et en tant que principe de connaissance vraie et de
comportement humain authentique. Pour nous les stoïciens ont une immense signification du seul
fait qu’avec eux, pour la première fois, le terme « logos » reçoit son sens immuable de raison
universelle. »

La conception du Logos en tant que principe universel en fait également le principe de


la connaissance : c’est ainsi que Trubeckoj souligne le lien essentiel entre Être, Logos, et
Connaissance, qui sera présent dans toute la pensée philosophique et poétique de l’Âge
d’Argent. Il analyse ensuite la relation explicitée par les Stoïciens entre Raison universelle et
raison humaine, Logos universel et logos humain, en des termes qui préfigurent la théologie
chrétienne du Verbe incarné, ou encore l’expérience mystique, abondamment rapportée à
l’Âge d’Argent, d’une corrélation du logos humain au Logos divin, expérimentée comme une
relation personnelle au Christ, et traditionnellement exprimée par le rapport d’un microcosme
au macrocosme.

« Если Логос управляет миром как внешняя необходимость, то в человеке он


сознается как разум, как божество. В этом непосредственном сознании человек
78
возвышается над миром. »

« Si le Logos gouverne le monde comme une nécessité extérieure, l’homme en prend


conscience à l’intérieur de soi en tant que raison, divinité. Dans cette conscience immédiate,
l’homme s’élève au-dessus du monde. »

En conclusion de sa présentation de la conception stoïcienne du Logos, Trubeckoj


énonce clairement la dette du christianisme primitif à son égard : la philosophie chrétienne a
précisément hérité de cette conception du logos intérieur, principe rationnel et divin, révélant
le Logos universel à la conscience humaine.

Dans la perspective d’une étude de la filiation reliant Logos antique et Logos chrétien,
Trubeckoj insiste ensuite longuement sur le rôle central de la pensée de Philon d’Alexandrie.

d. La conception du Logos de Philon d’Alexandrie

La pensée de Philon d’Alexandrie est emblématique de cette rencontre entre philosophie


grecque et religion de la Révélation, puisque c’est lui qui a constitué la première synthèse de
la raison grecque et de la foi monothéiste, dont le Logos est justement un élément essentiel.

77
S.N. Trubeckoj, op.cit., p. 49
78
ibid., p. 59
19
Toutefois, fidèle au Dieu de Moïse, Philon n’accepte pas la conception du Logos comme
principe universel : le Logos ne peut être que subordonné à Dieu.

Pour Philon donc, le Logos est compris comme énergie divine. Il n’est plus un principe
abstrait, mais un médiateur personnel entre Dieu et le monde, et préfigure ainsi la pensée du
Logos incarné.

« 1) подобно силам, Логос есть энергия Божества или сумма Его энергий (...). 2) Он
есть связь мира, его внутренний закон и вместе как бы его душа, которая проницает
все вещи, различает и разделяет их (λ. τοµεύς) и образует конкретные виды существ,
взирая на их вечные, идеальные праобразы. (...) 3) Наконец, Логос есть тварно-личный
посредник между Богом и миром, между нерожденным и сотворенным (ούτε αγέννητος ως ό
Θεός ούτε γεννητός ως ηµεις) (Quis rer. Div. Haeres. 42) ; он есть « орган творения и
откровения », « первородный Сын Божий », верховный архангел, великий Первосвященник
79
Божий, Мельхиседек – царственный священник. »

« 1) De même que les puissances, le Logos est l’énergie de Dieu, ou la somme de Ses
énergies (...). 2) Il est le lien du monde, sa loi intérieure, et en même temps comme son âme, qui
pénètre toutes les choses, les distingue et les divise (λ. τοµεύς) et forme les aspects concrets des
êtres en regardant leurs prototypes éternels, idéaux. (...) 3) Enfin, le Logos est un médiateur créé
et personnel entre Dieu et le monde, entre l’inengendré et le créé (ούτε αγέννητος ως ό Θεός ούτε
γεννητός ως ηµεις) (Quis rer. Div. Haeres. 42) ; il est « l’organe de la création et de la révélation »,
« Fils premier-né de Dieu », archange suprême, Grand-prêtre de Dieu, Melchisédek, prêtre
royal. »

L’exposé que donne Trubeckoj de la conception du Logos de Philon d’Alexandrie ne


cache pas sa complexité et son manque d’univocité. Comme l’indique J.G. Kahn80, si Philon
donne différents noms au Logos, qui sont autant de définitions, cela « s’explique par le
mystère qui entoure le vrai nom de Dieu, le tétragramme sacré, que Philon, pas plus que les
autres Juifs, ne voulait ni prononcer ni écrire. On en était ainsi amené à désigner Dieu ou ses
logoi par l’un ou l’autre de ses nombreux attributs ». La difficulté ne sera surmontée que par
la pensée chrétienne du Logos incarné.

e. Le Logos de l’Evangile de Jean

Le Prologue de l’Evangile de Jean, qui inaugure la pensée chrétienne du Logos, est le


point d’aboutissement de l’oeuvre de Trubeckoj. Selon l’expression de P. Gajdenko81, le
premier vers de l’Evangile, « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était tourné vers
Dieu, et le Verbe était Dieu » 82, constitue « le maillon reliant les doctrines chrétienne et
antique du Logos ». Si la foi juive en un Dieu transcendant ne permettait pas de synthèse avec

79
ibid., p. 152
80
Philon D’Alexandrie, De Confusione linguarum, introduction, traduction, notes par J.-G. Kahn, Paris, Cerf,
1963, p. 123.
81
P.P. Gajdenko, « Konkretnyj idealizm S.N. Trubeckogo », op.cit.
82
Jean 1,1, Traduction Oecuménique de la Bible, Alliance biblique universelle – le Cerf, 1994.
20
la conception stoïcienne du Logos, principe universel, la foi chrétienne, fondée sur
l’Incarnation divine, va au contraire réaliser cette synthèse. C’est ainsi l’Incarnation qui
réconcilie la raison grecque et la foi monothéiste, Athènes et Jérusalem, en définissant Jésus–
Christ, Fils de Dieu comme Logos éternel, principe universel, et Logos incarné, principe
personnel.

« Ииcус есть предвечный Логос, слово, без которого « ничтоже бысть, еже бысть » ;
Он есть предвечный свет, освещающий всякого человека, приходящий в мир ; Он есть
83
« жизнь », Он – единородный Сын Божий, наконец, Он – Бог (θεός, не ο θεός). »

« Jésus est le Logos d’avant les siècles, la parole sans laquelle « rien de ce qui fut ne fut » ; Il
est la lumière éternelle, éclairant tout homme venant dans le monde ; Il est la « vie », Il est le Fils
unique de Dieu , enfin, Il est Dieu (θεός, не ο θεός). »

Trubeckoj clôt son ouvrage en insistant sur la dimension vivante et personnelle du


Logos chrétien, qui constitue la différence fondamentale entre le Logos de la philosophie
grecque et celui de la théologie chrétienne. A ce stade, la « Doctrine du Logos » se transforme
désormais en « Doctrine du Logos incarné », et c’est sous cette forme nouvelle, à la fois
grecque et chrétienne, qu’elle va se développer. En poursuivant cette réflexion, l’Âge
d’Argent trouve alors sa place dans cette longue histoire de la pensée du Logos, faisant ainsi
apparaître l’hellénisme de la culture russe, héritière de la pensée grecque antique et
chrétienne. La doctrine du Logos va notamment trouver son illustre prolongement à l’Âge
d’Argent dans la pensée de certains poètes, pour qui la langue russe, métonymie de toute la
culture russe, révèle sa nature hellénique.

3. Logos poétique et hellénisme

La réflexion sur le Logos qui caractérise l’Âge d’Argent révèle une communion de
préoccupations entre philosophes et poètes. Ainsi est-ce en grande partie une pensée poétique
du Logos qui va prendre le relais de la pensée philosophique pour affirmer l’identité
hellénique et chrétienne de la culture russe de l’Âge d’Argent. Alors que la Doctrine du
Logos dans l’histoire de Trubeckoj ouvre le siècle, c’est essentiellement la deuxième décennie
du siècle, et le début des années vingt, qui voient se développer une pensée poétique du Logos
se réclamant d’une tradition hellénique. En effet, l’hellénisme est au coeur de la pensée,
comme de la poétique, de deux poètes emblématiques de l’Âge d’Argent : Vjačeslav Ivanov
et Osip Mandel’štam. Tous deux mènent une réflexion sur la langue russe, et, bien que leurs

83
S.N. Trubeckoj, op.cit., p. 420
21
vues divergent, tous deux définissent à leur manière la langue et la culture russes comme
l’incarnation actuelle de la langue et de la culture helléniques.

a. L’hellénisme de la langue russe selon V. Ivanov

En 1918, V. Ivanov publie l’article « Notre langue »84 dans lequel il s’oppose
violemment à la réforme de l’orthographe défendue par le pouvoir bolchévik, au nom de
l’intégrité et de la spiritualité de la langue russe. Or c’est justement la nature hellénique de la
langue russe qu’il cherche à défendre, en tant qu’elle fait de la Russie l’héritière de la culture
grecque. Pour Ivanov, c’est le slavon d’Eglise qui porte la marque de la langue grecque et la
transmet à la langue russe dans son ensemble.

« Вследствие раннего усвоения многочисленных влияний и отложений церковно-


славянской речи, наш язык является ныне единственным из новых языков по глубине
напечатления в его самостоятельной и беспримесной пламенной стихии – духа, образа,
строя словес эллинских, эллинской « грамоты ». Через него невидимо сопричастны мы
самой древности : не запределена и внеположна нашему народному гению, но внутренне
соприродна ему мысль и красота эллинские ; уже не варвары мы, поскольку владеем
собственным словом и в нем преемством православного предания, оно же для нас –
85
предание эллинства. »

« Suite à l’assimilation précoce de nombreuses influences et sédiments de la parole slavonne,


notre langue apparaît à présent, de toutes les langues nouvelles, comme unique par la profondeur
de l’empreinte, dans sa flamme élémentaire indépendante et pure, de l’esprit, de l’image et de
l’ordre de l’art verbal hellénique, des lettres helléniques. Par notre langue, nous communions
invisiblement à l’antiquité même : la pensée et la beauté helléniques sont non pas extérieures, au-
delà de notre génie populaire, mais intérieures, consubstantielles à notre langue ; déjà ne
sommes-nous plus barbares, puisque nous maîtrisons notre propre parole, et en elle, nous
possédons la continuité de la tradition orthodoxe, qui est pour nous la tradition de l’hellénisme. »

Dans cette description de la langue russe, le logos slave porte en lui le logos grec qui l’a
informé. La langue russe apparaît donc comme l’héritière de la langue grecque ; bien plus, cet
héritage semble être une élection, qui lui confère justement pour mission de porter cet
héritage. C’est au nom de cette mission qu’Ivanov s’élève donc contre une réforme de
l’orthographe qui anéantirait la présence hellénique dans la langue russe. Le champ lexical de
l’empreinte, de la communion, de la consubstantialité, tend à faire véritablement du logos
russe une épiphanie du logos grec, et par là, de toute la culture hellénique. Certes, c’est avant
tout l’héritage orthodoxe qu’Ivanov a en vue, mais celui-ci subsume pour lui toute la culture
hellénique : dans cette communion des langues slave et hellénique, c’est finalement toute la
Russie qui devient « logophore » et fait vivre l’hellénisme.

84
V. Ivanov, « Naš jazyk », Rodnoe i vselenskoe, Moskva, Respublika, 1994.
85
Ibid., p. 398
22
Bien que les présupposés de Mandel’štam soient différents, son analyse de la langue
russe aboutit également à l’affirmation d’une culture russe logophore.

b. L’hellénisme de la langue russe selon Mandel’štam

Dans l’essai « De la nature du verbe »86, écrit en 1920-22, Mandel’štam définit la nature
hellénique de la langue russe de la manière suivante :

« Русский язык – язык эллинистический. В силу целого рядa исторических условий,


живые силы эллинской культуры, уступив Запад латинским влияниям и надолго
загащиваясь в бездетной Византии, устремились в лоно русской речи, сообщив ей
самоуверенную тайну эллинистического мировоззрения, тайну свободного воплощения, и
87
поэтому русский язык стал именно звучащей и говорящей плотью. »

« La langue russe est une langue hellénistique. Du fait de toute une série de conditions
historiques, les forces vivantes de la culture hellénique, cédant l’Occident aux influences latines et
s’installant pour longtemps dans une Byzance sans enfants, ont afflué dans le giron de la parole
russe, lui communiquant le secret assuré de la vision du monde hellénistique, le secret de la libre
incarnation, et c’est pourquoi la langue russe est justement devenue chair résonnante et
parlante. »

Comme Ivanov, Mandel’štam définit la spécificité de la langue russe par sa nature


hellénique. Notons que Mandel’štam emploie l’adjectif « hellénistique », se rapportant à une
période historique précise, dans un contexte qui ne permet de l’interpréter, semble-t-il, qu’au
sens général d’ « hellénique ». Cette impropriété donne pourtant une résonance particulière au
passage : le terme « hellénistique » évoque la culture helléno-chrétienne, à laquelle fait
également allusion celui d’ « incarnation ». C’est ainsi vers une réflexion sur le Logos
incarné que Mandel’štam nous emmène : il fait de la langue russe l’héritière du Logos grec, de
la culture hellénique, dans sa dimension vivante et concrète. Comme le dit de manière très
précise C. Frioux88, « l’hellénisme est d’abord une façon de restituer une dignité éminente à la
dimension concrète, matérielle, objective du monde ». C’est bien dans ce sens que
Mandel’štam comprend l’idée de l’incarnation dont il fait un élément fondamental de la vision
du monde hellénique. Or la langue russe a justement hérité de cet « esprit d’incarnation »,
libre et plein de vie : c’est ainsi que la langue russe prolonge par son être la culture hellénique,
manifestant ainsi sa « permanence »89. Loin du sens mystique qu’elle a chez Ivanov, la notion
d’héritage prend ici un sens vivant et existentiel : la langue russe, et par métonymie toute la
culture russe, apparaît comme l’incarnation actuelle de la culture hellénique. Comme Ivanov,

86
O. Mandel’štam, « O prirode slova », Sobranie sočinenij v IV tomax, t.2, Moskva, “Terra”, 1991.
87
Ibid., p.245
88
C. Frioux, « l’Hellénisme de Mandel’štam », Présences grecques dans la pensée russe, op. cit.
89
L’expression est de C. Frioux, op. cit.
23
mais dans un sens non plus mystique, mais concret, Mandel’štam affirme donc une culture
russe logophore.

Ainsi, la pensée du Logos qui se développe dans la Russie de l’Âge d’Argent, tant chez
les philosophes que chez les poètes, met au jour un double questionnement ontologique et
identitaire, tout en lui apportant une réponse : c’est par un ressourcement dans la culture
grecque antique, qui se traduit par une nouvelle hellénisation de la culture russe, que celle-ci
cherche à surmonter la crise du sens qui caractérise le début du siècle. C’est dans une même
perspective que l’Âge d’Argent, à la suite de V. Solov’jev, va redécouvrir Platon.

B. Redécouverte de Platon

L’hellénisme de l’Âge d’Argent est rendu manifeste par le renouveau d’intérêt porté à la
philosophie platonicienne, et plus précisément à la vision du monde qu’elle propose. L’Âge
d’Argent est en effet caractérisé par son idéalisme, et s’inscrit par là dans une longue
tradition platonicienne, relayée essentiellement par la lecture qu’en fait V. Solov’jev au
tournant du dix-neuvième et du vingtième siècle.

1. L’idéalisme platonicien à l’Âge d’Argent

La vision du monde fondatrice de l’Âge d’Argent est sans aucun doute celle que prônent
les tenants du symbolisme, qu’ils représentent un symbolisme philosophique, comme P.
Florenskij ou S. Bulgakov, ou un symbolisme poétique, comme V. Ivanov. En effet, comme
le souligne V. Zen’kovskij90, la pensée du début du XXe siècle est caractérisée par sa
polarisation entre sécularisme d’un côté, et philosophie religieuse de l’autre. C’est ainsi qu’un
idéalisme d’inspiration platonicienne, caractérisé par son « ontologisme », et ses « intuitions
de l’être », se développe en réaction contre le positivisme hérité du dix-neuvième siècle.

a. Vision du monde platonicienne

La vision du monde platonicienne est présente à l’Âge d’Argent à travers ses


présupposés métaphysiques et gnoséologiques qui sont réaffirmés, et repensés, autant par les
philosophes que par les poètes. Ainsi l’opposition du monde sensible au monde intelligible,
qui structure cette vision du monde en distinguant différents degrés de l’être, de même que le

90
V.V. Zen’kovskij, Istorija russkoj filosofii, t.2, Rostov na Donu, Feniks, 1999, p.8-9
24
dualisme qui s’ensuit, est-elle au fondement de la vision du monde symboliste. A cette
opposition fondamentale du monde sensible au domaine des formes intelligibles se trouve
corrélée une série de couples antithétiques qui sont autant de qualifications de ces deux degrés
de l’être. Platon oppose ainsi le bas au haut, l’image à son modèle, le phénomène à l’essence,
le reflet à la réalité vraie qui est le seul fondement ontologique : ce sont autant de distinctions
que reprend l’idéalisme symboliste qui fait sienne l’interprétation que Platon donne de
l’image de la caverne, au livre VII de la République91, pour traduire l’enfermement trompeur
des hommes dans un monde sensible inauthentique.

« Peux-tu croire en effet que des hommes dans leur situation, d’abord, aient eu d’eux-mêmes
et les uns des autres aucune vision, hormis celle des ombres que le feu fait se projeter sur la paroi
de la caverne qui leur fait face ? (…) Et maintenant, s’ils étaient à même de converser entre eux,
ne croiras-tu pas qu’en nommant ce qu’ils voient ils penseraient nommer les réalités mêmes ? –
Forcément. (…) Dès lors, les hommes dont telle est la condition ne tiendraient, pour être le vrai,
absolument rien d’autre que les ombres projetées par les objets fabriqués. »

Mais face à l’inauthenticité du monde sensible, l’idéalisme symboliste affirme aussi,


comme Platon, la vérité de la réalité supérieure, accessible à la connaissance par la
contemplation intellectuelle : l’idéalisme de l’Âge d’Argent fait également siens les
présupposés gnoséologiques de la vision du monde platonicienne. Dans le Phèdre92, Platon
présente « les réalités qui se trouvent hors du ciel » de la manière suivante :

« Ce lieu qui se trouve au-dessus du ciel, aucun poète, parmi ceux d’ici-bas, n’a encore chanté
d’hymne en son honneur, et aucun ne chantera en son honneur un hymne qui en soit digne. Or
voici ce qui en est : car, s’il se présente une occasion où l’on doive dire la vérité, c’est bien
lorsqu’on parle de la vérité. Eh bien ! l’être qui est sans couleur, sans figure, intangible, qui est
réellement, l’être qui ne peut être contemplé que par l’intellect – le pilote de l’âme -, l’être qui est
l’objet de la connaissance vraie, c’est lui qui occupe ce lieu. Il s’ensuit que la pensée d’un dieu, qui
se nourrit d’intellection et de connaissance sans mélange – et de l’aliment qui lui convient -, se
réjouit, lorsque, après un long moment, elle aperçoit la réalité, et que, dans cette contemplation de
la vérité, elle trouve sa nourriture et son délice, jusqu’au moment où la révolution circulaire la
93
ramène au point de départ. »

Cependant, les concepts d’ « être » et de « vérité » qui caractérisent la « réalité » sont


désormais riches de connotations chrétiennes, qui permettent de surmonter le dualisme de la
vision du monde platonicienne, et d’élargir l’accès à la connaissance de la réalité, désormais
comprise comme réalité divine au sens chrétien du terme. La relecture du platonisme dans une
perspective chrétienne, revitalisée en Russie par V. Solov’jev, double ainsi la
« contemplation » de l’être d’une possible « expérience sensible » de l’être : dans la pensée de

91
Platon, la République (515 a-c), Oeuvres complètes, traduction et notes établies par L. Robin, avec la
collaboration de M.J. Moreau, Paris, Gallimard, 1950, p. 1102-1103
92
Platon, Phèdre, traduction, introduction, notes par L. Brisson, Paris, Flammarion,1989.
93
ibid., (247c), p.120
25
l’Âge d’Argent, cette expérience sensible unit mystique et poésie dans un même élan
gnoséologique.

b. L’héritage de Solov’jev

C’est V. Solov’jev qui est à la source d’une renaissance du platonisme en Russie dès la
fin de dix-neuvième siècle. En 1898, en effet, il publie à la fois un article consacré à Platon
dans l’encyclopédie Brockhaus et Efron, et un ouvrage, le Drame de la vie de Platon, tandis
qu’en 1899 paraissent ses premières traductions de nombre de dialogues platoniciens,
précédées d’un essai sur la pensée de l’auteur. Comme le montre W.E. Helleman94, Solov’jev,
dans le Drame de la vie de Platon, interprète l’idéalisme platonicien en relativisant son
dualisme au moyen d’une valorisation de la notion de médiation entre les deux niveaux de
l’être. A partir d’une lecture du Phèdre et du Banquet, Solov’jev fait de l’Amour, et non du
Bien, la caractéristique essentielle du principe divin, et développe la pensée platonicienne de
l’Eros médiateur entre le monde sensible et le monde intelligible. Dans une perspective
chrétienne qui rappelle la méthode de la praeparatio evangelica des Pères de l’Eglise, il fait
de l’Eros platonicien un précurseur de la divinité humaine du Christ (Bogočelovek), vrai
médiateur entre Dieu et les hommes... Cette interprétation de l’Eros médiateur sera reprise,
sur un mode poétique, par V. Ivanov, qui, lui, rapproche Eros et Logos.

c. Lecture ivanovienne du platonisme

Dans « les Préceptes du symbolisme »95, Ivanov évoque l’opposition caractéristique de


la vision du monde platonicienne entre les deux niveaux de l’être, en reprenant des termes de
l’analyse platonicienne : l’opposition du jour et de la nuit, par exemple, renvoie bien à
l’obscurité de la caverne du livre VII de la République et à la lumière lointaine qui y pénètre.
Mais il souligne aussi la présence de cette même vision du monde chez les romantiques
allemands, dessinant ainsi une filiation philosophique et poétique entre Platon, le romantisme
et le symbolisme :

«Тот же символический дуализм дня и ночи - как мира чувственных « проявлений » и


96
мира сверхчувственных откровений, встречаем мы у Новалиса. »

« C’est ce même dualisme symbolique du jour et de la nuit, du monde des « manifestations »


sensibles et du monde des révélations suprasensibles que nous trouvons chez Novalis. »

94
W.E. Helleman, « Solovyov’s Plato », Solov’jevskij sbornik, Materialy meždunarodnoj konferencii “V.S.
Solov’jev i ego filosofskoe nasledie”, 28-30 avgusta 2000 g., pod red. I.V. Borisovoj i A.P. Kozyreva, Moskva,
Fenomenologija – germenevtika, 2001.
95
V.I. Ivanov, « Zavety simvolizma », Rodnoe i vselenskoe, Moskva, Respublika, 1994.
96
Ibid., p. 181
26
Dans une perspective poétique, et non pas seulement cognitive, Ivanov ajoute aussi que
la tâche de la poésie symboliste est justement de rendre compte de ce dualisme :

« … представление о поэзии, как об отражении двойной тайны – мира явлений и мира


97
сущностей… »

« …la représentation de la poésie comme reflet d’un double mystère, reflet du monde des
phénomènes et du monde des essences…»

Ivanov en arrive ensuite traditionnellement à la question du passage du degré inférieur


au degré supérieur de l’être. C’est ici que se manifeste chez lui l’héritage de la lecture
soloviovienne du Banquet : il donne un développement poétique à la réflexion philosophique
que mène Solov’jev sur la notion de médiation. Par analogie avec l’Eros platonicien, guide et
médiateur entre les deux niveaux de l’être, Ivanov fait du symbole, ou parole poétique
symbolique, la médiation véritable. Dans le Banquet98, Platon fait révéler par Diotime, dont
Socrate rapporte les propos, la véritable nature d’Eros de la manière suivante :

« Eros est un intermédiaire entre le mortel et l’immortel. (…) Et, comme il se trouve à mi-
chemin entre les dieux et les hommes, il contribue à remplir l’intervalle, pour faire en sorte que
chaque partie soit liée aux autres dans l’univers. De lui procède la divination dans son ensemble,
l’art des prêtres touchant les sacrifices, les initiations, les incantations, tout le domaine des oracles
99
et de la magie. »

En soulignant la place de médiateur occupée par Eros, Diotime fait dépendre de lui
toute les paroles magiques et les prières, qui sont autant de ponts entre le monde humain et le
monde divin. Or Ivanov assimile justement la langue poétique symbolique à la langue sacrée
des prêtres ; c’est donc naturellement que, selon le principe d’analogie, il écrit dans « Pensées
du symbolisme »100 :

« Платоново изображение путей любви – определение символизма. (...) Символ –


101
творческое начало любви, вожатый Эрос.»

« La représentation platonicienne des voies de l’amour est une définition du symbolisme. (...)
Le symbole est le principe créateur de l’amour, le guide Eros. »

On voit ici se mêler raisonnement philosophique et logique poétique : Ivanov opère un


glissement du niveau mythophilosophique platonicien au niveau mythopoétique symboliste, et
la référence platonicienne est ici finalement réduite à une métaphore caractérisant la parole
poétique symboliste. On voit dès lors se dessiner un parallèle entre la fin de la philosophie

97
Ibid., p. 182
98
Platon, le Banquet, traduction, introduction et notes par L. Brisson, Paris, Flammarion, 1998
99
ibid., (202 d-e), p. 141
100
V.I. Ivanov, « Mysli o simvolizme », Rodnoe i vselenskoe, Moskva, Respublika, 1994.
101
Ibid., p. 192
27
selon Platon et la fin de la poésie selon Ivanov. Pour Platon en effet, la fin de la philosophie
est la contemplation de l’intelligible. Dans le Banquet, Diotime insiste sur la dimension
initiatique de la connaissance philosophique : elle présente la contemplation comme une
« révélation suprême » (209 c), terme d’une initiation menée par Eros. Or c’est cette même
interprétation qui sera privilégiée par Ivanov dans la relecture qu’il fait de Platon, en
l’appliquant au processus poétique et à sa fonction de connaissance. Diotime dit :

« Estimes-tu, poursuivit-elle, qu’elle est minable la vie de l’homme qui élève les yeux vers là-
haut, qui contemple cette beauté par le moyen qu’il faut et qui s’unit à elle ? Ne sens-tu pas, dit-
elle, que c’est à ce moment-là uniquement, quand il verra la beauté par le moyen de ce qui la rend
visible, qu’il sera en mesure d’enfanter non point des images de la vertu, car ce n’est pas une
102
image qu’il touche, mais des réalités véritables, car c’est la vérité qu’il touche. »

Ici, la contemplation, à son stade ultime, devient union ; la vision laisse la place au
toucher, et l’image à la vérité : c’est ce même lexique que l’on retrouve chez Ivanov lorsqu’il
expose la dimension gnoséologique de la poésie. En effet, le symbolisme est décrit comme
une « double vision » (« двойное зрение »), « vision des mystères » (« тайновидение »), le
poète comme un « visionnaire » (« тайновидец ») ; la parole symboliste est présentée comme
l’unique parole capable de « restaurer la vérité de la pensée proférée » (« восстановить
правду изреченной мысли »). Pour le poète, le mouvement ascendant de la contemplation de
l’être, décrit par Diotime, est suivi d’un mouvement descendant, qui est celui de la création
poétique. La poésie symboliste doit être une manifestation de l’être contemplé. Ivanov, dans
les « Préceptes du symbolisme », décrit de la manière suivante le passage de la contemplation
à la création :

« И все же, самое ценное мгновение в переживании и самое вещее в творчестве есть
погружение в тот созерцательный экстаз, когда « нет преграды » между нами и
« обнаженною бездной », открывающейся - в Молчании. (…)
Тогда, при этой ноуменальной открытости, возможным становится творчество,
которое мы называем символическим : все, что оставалось в сознании феноменального,
103
« подавлено безпамятством »...»

« Et malgré cela, l’instant le plus précieux de la vie et le moment de la création le plus riche de
sens futur est l’entrée dans cette extase contemplative où « il n’y a plus de limite » entre nous et
« l’abîme révélé » qui se dévoile dans le silence. (…)
Alors, cette ouverture nouménale rend possible la création que nous appelons
symbolique : tout ce qui restait de phénoménal dans la conscience est « écrasé par l’oubli de
soi ». »

Ivanov montre bien ici la dialectique du silence et de la parole dans la conception


symboliste et mystique de la poésie : le silence correspond au mouvement ascendant de la

102
Platon, le Banquet, op.cit., (211 e – 212 a), p. 158
103
V.I. Ivanov, Zavety simvolizma, op. cit., p. 181-182
28
contemplation, tandis que la parole poétique, épiphanique, correspond au mouvement
descendant qui transforme la contemplation en création. Dans cette évocation, l’acte poétique
naît de l’oubli des phénomènes ; plus loin, Ivanov montre au contraire que la tâche de la
poésie est de manifester à la fois le monde concret et le monde idéal, grâce à une parole
poétique qui est « symbole », au sens premier de « médiation », embrassant tous les niveaux
de l’être :

« Итак, поэзия должна давать « всезрящий сон » и « полную славу » мира, отражая
его « двойною бездной » - внешнего, феноменального, и внутреннего, ноуменального,
104
постижения. »
« La poésie doit donc donner « le rêve lucide » et « la pleine gloire » du monde en le reflétant
par le « double abîme », celui de sa compréhension extérieure, phénoménale, et intérieure,
nouménale. »

Ainsi, dans la pensée du symbolisme, c’est la poésie elle-même qui, par l’action
médiatrice de la parole symbolique, devient une initiation, un mystère menant à la
« révélation suprême » de l’être qui s’actualise dans la création. La tâche du symbolisme,
unissant contemplation et création, semble être un défi à ce qu’écrit Platon dans le Phèdre :

« Ce lieu qui se trouve au-dessus du ciel, aucun poète, parmi ceux d’ici-bas, n’a encore chanté
105
d’hymne en son honneur, et aucun ne chantera en son honneur un hymne qui en soit digne. »

Pourtant, là encore, Ivanov ne cherche pas à affirmer la nouveauté de sa démarche.


Dans son essai « Pensées du symbolisme », il se situe ouvertement dans les pas de Dante, qui
devient en quelque sorte le prisme par lequel Ivanov s’inscrit dans la tradition platonicienne.
Il conclut son étude du dernier vers de la Divine Comédie, « L’Amor, che muove il Sole e
l’altre stelle », de la manière suivante :

« Но душа, как созерцатель (эпопт) мистерий, не оставлена без учительного


руководительства, изъясняющего сознанию созерцаемое. Какой-то иерофант, стоя над
ней, провозглашает : « Премудрость! Ты видишь движение сияющего свода, его
гармонию : знай же, оно – Любовь. Любовь движет Солнце и другие Звезды ». – Этот
106
священный глагол иерофанта (ieros logos) есть слово, как logos. »

« Mais l’âme, en tant que contemplatrice (épopte) de mystères, n’est pas laissée sans direction
instructrice, éclairant pour la conscience ce qui est contemplé. Un hiérophante, se tenant au-
dessus d’elle, proclame : « Sagesse ! Tu vois le mouvement de la voûte étincelante, tu sens son
harmonie : sache-le, il est l’Amour. L’Amour meut le Soleil et les autres Astres ». – Cette parole
sacrée du hiérophante ( ieros logos) est le verbe, en tant que logos. »

En prenant comme exemple la Divine Comédie, modèle parfait selon lui de l’art
symbolique véritable, Ivanov montre que la parole poétique est véritablement parole sacrée,

104
ibid., p. 182
105
Platon, Phèdre, op. cit., (247 c), p. 119
106
V.I. Ivanov, « Mysli o simvolizme », op.cit., p. 192-193
29
initiatique, au même titre que la parole du hiérophante dans les célébrations antiques des
mystères. Par cette comparaison, la poésie symbolique véritable devient une initiation, qui fait
passer l’initié, le lecteur, d’un état spirituel à un autre, et le conduit à la plénitude d’être : c’est
le symbole, logos poétique, qui occupe donc la place de médiateur dévolue à Eros par Platon.
Dans ce processus de la connaissance suprême, le logos symbolique serait donc à la création
poétique ce qu’Eros est à la philosophie. C’est en ce sens que le symbolisme d’Ivanov
prolonge la tradition platonicienne en donnant à la poésie la place suprême qu’occupait la
philosophie chez Platon. C’est en ce sens également que la poésie symboliste est théurgie107.

La lecture de Platon que fait Ivanov aboutit finalement à réactualiser les présupposés
ontologiques et gnoséologiques de la vision du monde platonicienne, non plus dans un
contexte philosophique, mais cette fois poétique. Ivanov détrône la philosophie et justifie la
poésie dans la quête de l’être et de la connaissance : cette rivalité entre poésie et philosophie,
qui fondent toutes deux leur légitimité dans leurs racines helléniques, est caractéristique de
toute la culture de l’Âge d’Argent.

La présence de Platon à l’Âge d’Argent ne se limite cependant pas à l’héritage de sa


théorie des idées. En association avec le renouveau de la pensée du Logos, dont nous avons
rappelé les principales sources d’inspiration, c’est aussi toute la problématique du nom et de
la parole, mise en place dans le Cratyle, qui est revivifiée à l’Âge d’Argent.

2. Cratyle et « cratylisme » à l’Âge d’Argent.

a. Présence du Cratyle de Platon

En annexe de son ouvrage « la Philosophie du Nom »108, S. Bulgakov donne une


présentation et une analyse du Cratyle du Platon, signifiant par là que l’oeuvre est une des
sources de sa propre réflexion. Il fait donc un résumé du dialogue, tout en privilégiant sa
première partie, qu’il considère comme étant la mise en place de toute une métaphysique de la
parole. Le sujet du dialogue, la rectitude (ou justesse) des noms, est en effet défini par Socrate
de la manière suivante :

107
Le statut gnoséologique de la poésie symboliste sera étudié plus précisément au troisième chapitre de la
première partie.
108
S. Bulgakov, Filosofija Imeni, S. Bulgakov, Pervoobraz i obraz , Sočinenija v dvux tomax, Moskva,
« Iskusstvo » / Sankt-Peterburg « Inapress », 1999.
30
« La rectitude d’un nom est, disions-nous, ce qui, quoi que ce soit, indique la chose telle qu’elle
109
est.»

Il s’agit donc bien d’interroger le fondement ontologique des noms. Le dialogue s’ouvre
sur les deux thèses opposées de Cratyle et d’Hermogène.

« D’après Cratyle que voici, il existe une dénomination correcte naturellement adaptée à
chacun des êtres : un nom n’est pas l’appellation dont sont convenus certains en lui assignant une
parcelle de leur langue qu’ils émettent, mais il y a, par nature, une façon correcte de nommer les
110
choses, la même pour tous, Grecs et Barbares.»

Cratyle affirme donc la nécessaire adéquation du nom à l’être de la chose nommée.


Selon ce point de vue, les noms justes sont les noms naturels. Hermogène, lui, affirme une
position relativiste, selon laquelle les noms sont des conventions. Bulgakov définit cette
théorie comme étant « subjectivo-instrumentale ».

« Ma foi, Socrate, pour ma part, malgré tous les entretiens que j’ai eus avec lui et avec
beaucoup d’autres, je n’ai pu me laisser persuader que la rectitude de la dénomination soit autre
chose que la reconnaissance d’une convention. A mon avis, quel que soit le nom qu’on assigne à
quelque chose, c’est là le nom correct. (...) Car aucun être particulier ne porte aucun nom par
nature, mais il le porte par effet de la loi, c’est-à-dire de la coutume de ceux qui ont coutume de
111
donner des appellations. »

Quant au point de vue de Socrate, il diffère à la fois de celui de Cratyle et de celui


d’Hermogène. C. Dalimier le définit comme une « nouvelle théorie du nom comme moyen
faillible de faire voir la réalité »112. Socrate distingue la fabrication de l’usage du nom et, à
propos de la justesse des noms, il étudie d’abord leur fabrication par l’artisan spécial qu’est
l’ « onomaturge » (389a), ou nomothète. C. Dalimier poursuit : « Idéalement [le nom] est la
transposition d’une forme modèle (celle du « nom naturel » ou « nom en soi »), forme adaptée
à sa fonction (qui est de « montrer la réalité de la chose » à laquelle il est attribué) dans une
matière (lettre assemblée en syllabes) qui peut être variée mais toujours adéquate. »113 Socrate
refuse donc le conventionnalisme absolu d’Hermogène ; sa position pourrait être définie
comme un cratylisme modéré. G. Genette114 commente de la manière suivante le point de vue
de Socrate : « Socrate, comme Cratyle, (...) préfère la motivation mimétique à la convention ;
comme Cratyle encore, il croit en la possibilité d’une justesse des noms, c’est-à-dire en la
capacité mimétique des éléments du langage. » Bulgakov, lui, insiste sur le fait que, pour

109
Platon, Cratyle, traduction, introduction, notes, bibliographie et index par C. Dalimier, Paris, Flammarion,
1998, (428e), p. 162
110
ibid., (383a), p. 67
111
ibid., (384c-d), p. 68-69
112
ibid., p. 47
113
ibid., p. 48
114
G. Genette, Mimologiques. Voyage en Cratylie, Paris, Seuil, 1976.
31
Socrate, c’est par l’intermédiaire des idées que les noms corrects expriment l’être des objets
nommés.

« Подобно тому, как разные инструменты (челноки, бурав) делаются « смотря на


вид » и « полагая его в соответствующей материи », т.е. имеют идею и осязательное
воплощение, форму, так и имя, свойственное вещи по природе, должно выражаться в
буквах и слогах (389d). Подобным же образом и законодатель здесь или среди варваров,
тo-есть на разных языках, печатлеет вид имени, его идею, τό ειδος του ονόµατος,
внутреннее слово в соответствующих слогах – τό προσηκον εκάστω εν οποιαίσουν
115
συλλαβαις (390a) »
116
« De même que différents instruments (navettes, vrille) se font « en regardant leur idée » et
« en la transposant dans une matière qui lui convient » , c’est-à-dire ont une idée et une
incarnation tactile, une forme, de même le nom adéquat par nature à une chose doit s’exprimer
dans des lettres et des syllabes (389d). De la même manière, le nomothète, ici ou chez les
barbares, c’est-à-dire dans différentes langues, scelle l’idée du nom, son idée, τό ειδος του
ονόµατος, sa parole intérieure dans les syllabes qui conviennent - τό προσηκον εκάστω εν
οποιαίσουν συλλαβαις (390a) ».

Bulgakov passe ensuite plus rapidement sur la deuxième partie du dialogue, qu’il
interprète comme une « digression philologique, onomatologique », mi-sérieuse, mi-ironique.
Socrate y étudie la formation des mots (« slovoobrazovanie »), les décompose en éléments
premiers (« stixii slov » – στοιχεια), et aboutit ainsi à la question de l’adéquation entre les
sons et l’être des objets nommés. Bulgakov présente enfin cette double interrogation de la
justesse des noms puis des sons dans la perspective englobante d’une théorie de la
connaissance, qui constitue la troisième partie du dialogue.

« Здесь Сократ (...) подходит к основному вопросу метафизики слова, и о природе


117
самого слова в отношении к знанию, т.е. о природе идей. »

« Ici Socrate aborde la question fondamentale de la métaphysique de la parole, celle de la


nature de la parole dans sa relation à la connaissance, c’est-à-dire celle de la nature des idées. »

La troisième partie débute par l’affirmation de Cratyle selon laquelle le nom est un
instrument de connaissance des choses : « qui sait les noms sait aussi les choses » (435d).
Socrate va petit-à-petit démontrer la faillibilité de cet instrument, pour aboutir à la conclusion
qu’il vaut mieux apprendre les choses non par les noms, mais « les apprendre par elles-mêmes
» (439a). Le dialogue se clôt par l’esquisse de la théorie des idées, qui seule permet la
connaissance des êtres. Or c’est bien ici que Bulgakov voit l’enjeu général du dialogue : faire
le lien entre théorie des noms, des vocables, et théorie des idées, ce qui place d’emblée la
question des noms à un niveau ontologique. Bulgakov remarque que c’est uniquement la

115
S. Bulgakov, Filosofija Imeni, op. cit., p. 234
116
Bulgakov emploie le terme « vid », aspect, pour souligner la dimension concrète de l’idée platonicienne.
117
op. cit., p. 235
32
première partie du dialogue qui correspond à ce projet d’ensemble, comme s’il s’agissait
d’une introduction non suivie de développement. En soulignant à la fois l’inachèvement de ce
projet, et son caractère fondamental, Bulgakov insinue que sa propre tâche sera de poursuivre
cette métaphysique de la parole. Bulgakov prolonge donc la réflexion platonicienne en
affirmant :

« ... слова могут быть поняты не как таковые, но как сосуды идей. Как мир идей
вообще обосновывает собой мир явлений, но вместе и затемняется им, так и слова
имеют корни в идеях, но в феноменальном историческом бытии своем несут на себе
печать человеческого субъективизма, психологизма, вообще исторического
становления. Очевидно, нельзя принять скептический тезис Ермогена о том, что слова
произошли по соглашению, потому что это значило бы, в сущности, совсем упразднить
природу слова, свeдя его к вспомогательным « экономическим » средствам. Но и принять
слово как силу вещей также нельзя : не говоря о том, что они несут на себе явную
печать исторического, условного, пришлось бы их рассматривать как удвоение самих
вещей, что явно нелепо, или же пришлось бы поставить следующий вопрос : в каком
смысле слова выражают природу вещей, а это прямо вводит нас в теорию идеи как
основы объективного знания. Поскольку и в знании просвечивает и постигается мир
идей, постольку и слова имеют корни в природе вещей, т.е. содержат в себе идеи в их
выразимом словом и мыслью аспекте, « поскольку же этот мир состоит из бытия и
небытия, идей и мэональной материи, постольку и слова суть человеческое
118
установление, изображение и пр., и человек есть мера вещей. »

« (...) les paroles peuvent être comprises non pas en tant que telles, mais comme étant les
vases des idées. De même que le monde des idées, de manière générale, est au fondement du
monde des apparences, tout en étant par lui obscurci, de même les paroles ont leurs racines dans
les idées, mais dans leur être historique et phénoménal, portent sur elles le sceau du
subjectivisme humain, du psychologisme, et, en général, du devenir historique. Il ne faut
évidemment pas accepter la thèse sceptique d’Hermogène selon laquelle les paroles proviennent
d’une convention, car cela signifierait en fait un anéantissement total de la nature de la parole, qui
la réduirait à un moyen utilitaire, « économique ». Mais comprendre la parole comme étant la
puissance des choses est tout aussi impossible : sans parler de ce qu’elles portent sur elles le
sceau évident de ce qui est historique, conventionnel, il faudrait y voir comme un doublement des
choses elles-mêmes, ce qui est tout à fait absurde, ou bien faudrait-il poser la question suivante :
dans quel sens les paroles expriment-elles la nature des choses, ce qui nous mène directement à
la théorie de l’idée en tant que fondement de la connaissance objective. De même que dans la
connaissance c’est le monde des idées qui apparaît et qui est atteint, de même les paroles ont-
elles leurs racines dans la nature des choses, c’est-à-dire qu’elles contiennent en elles les idées
sous un aspect qui est exprimé par la parole et la pensée, « de même que ce monde est constitué
d’être et de non-être, d’idées et de matière méontique, de même les paroles elles aussi sont-elles
devenir humain, représentation, etc., et l’homme est la mesure des choses. »

Bulgakov offre ici une relecture du Cratyle dans la perspective d’une métaphysique de
la parole articulant être, nomination et connaissance. Ce faisant, il donne l’orientation de toute
une réflexion philosophique et poétique du nom et du logos (slovo) qui va se développer à
l’Âge d’Argent comme un prolongement, et une actualisation de la pensée posée dans le
Cratyle par Platon.

118
op. cit., p. 237
33
Mais la première partie du dialogue, analysée par Bulgakov, n’est pas la seule à avoir
influencé, consciemment ou inconsciemment, la pensée poétique de l’Âge d’Argent. La
deuxième partie, dite « onomatologique » par Bulgakov, « étymologique » par la tradition, est
à la source de recherches « onomato-poétiques » de nombreux poètes.

b. Avatars du « cratylisme » dans la poésie de l’Âge d’Argent

La question de la justesse des noms débattue dans le Cratyle suppose une adéquation
entre nom réel et nom idéal, ou naturel, autrement dit entre le nom et l’être. Lorsque, dans la
deuxième partie du dialogue, Socrate interroge la justesse des noms à partir de nombreux
exemples, il en vient à décomposer les noms en « noms premiers », ou « éléments verbaux » :
il passe alors de la question de la justesse des noms à celle de la justesse des sons. G.
Genette119 commente la méthode socratique de la manière suivante : « côté signifié, la parole
n’imitera pas n’importe quoi, mais seulement l’essence de l’objet ; côté signifiant, elle
n’imitera pas par n’importe quel son, mais seulement par des phonèmes. La formule :
mimique vocale devient donc : imitation de l’essence de chaque objet au moyen de lettres ou
de syllabes. Telle sera la définition socratique des « noms premiers », ou noms simples, terme
ultime de l’analyse onomastique ». Cette analyse correspond en fait à une sémantique des
sons, qui peut s’élaborer suivant deux principes que G. Genette nomme justification physique,
ou articulatoire, celle qui prédomine dans le Cratyle, et démonstration statistique.

Or l’Âge d’Argent voit justement se développer une sémantique, ou symbolique, des


sons dans le contexte du mythe du nom poétique juste, authentique, chez des poètes pour qui
l’acte de nomination est justement au coeur de la poésie. Ainsi les poètes K . Bal’mont, A.
Belyj, ou V. Xlebnikov manifestent-ils chacun à leur manière le renouveau du cratylisme à
l’Âge d’Argent. Pour reprendre la terminologie proposée par G. Genette, Bal’mont et Belyj
établissent une sémantique des sons fondée sur une justification articulatoire, alors que
Xlebnikov en privilégie une démonstration statistique.

α. Cratylisme symboliste

Dans la Poésie comme enchantement120, Bal’mont expose sa représentation de la poésie


comme une musique verbale dont la force incantatoire repose sur la magie de la parole et des
sons qui la composent. C’est dans cette perspective qu’il entreprend l’étude des sons

119
G. Genette, Mimologiques, op.cit., p. 29
120
K. Bal’mont, Poèzija kak volšebstvo, Moskva, Skorpion, 1915 (reprint Jos. Adam, Brussels, 1973).
34
vocaliques et consonantiques de la langue du point de vue de leur charme, des associations
qu’ils suscitent, sonores, visuelles, ou sémantiques. B. Èjxenbaum expose le présupposé
poétique de Bal’mont en des termes rappelant la thèse cratylienne des noms naturels :

« Перед нами своеобразная « ars poetica », построенная на некоторой филологической


гипотезе – о том, что звуковая сторона слова не случайна, но есть « проявление закона,
121
действующего неукоснительно. »

« Nous avons devant nous une ars poetica particulière, construite sur l’hypothèse philologique
selon laquelle l’aspect sonore de la parole n’est pas fortuite, mais est la manifestation d’une loi
agissant de manière rigoureuse. »

L’exemple qui suit, l’analyse sémantique du son « R », révèle la logique articulatoire du


poète donnant naissance à une « phonétique poétique ».

« В самой природе Л имеет определенный смысл, также как параллельное, рядом


стоящее, Р. Два брата, но один светлый, другой черный. Р – скорое, узорное, угрозное,
122
спорное, взрывное. Разорванность гор. »

« Dans la nature même « L » a un sens déterminé, tout comme « R », qui lui est parallèle, se
tenant près de lui. Deux frères, mais l’un est clair, l’autre est noir. « R » est rapide, décoratif,
terrible, controversable, déflagrant. Un déchirement de ravins. »

On peut voir dans cette sémantique sonore des analogies avec les analyses du Cratyle :

« Donc, celui qui établissait les noms, comme je l’ai dit, a vu dans l’élément r comme un bon
instrument pour rendre le mouvement afin de reproduire le « transport » (phora). En tout cas, il
s’en est souvent servi à cet effet. Tout d’abord, dans les mots rheîn (« couler ») et rhoé
(« courant ») eux-mêmes, c’est au moyen de cette lettre qu’il imite le transport, et il le fait donc par
123
le tremblement (tromos), et par le rauque (trakhu)»

Chez l’un comme l’autre, en effet, le son « R » est associé au mouvement. Pour
Bal’mont, cette « phonétique poétique » permet de justifier le mythe de la nature magique de
la langue, qui doit être revivifiée dans la poésie. Pour Belyj, la justesse des sons verbaux
constitue un âge d’or linguistique que l’intuition poétique doit retrouver. Dans son oeuvre
Glossolalie. Poème sur le son124, qui se présente comme un traité de mystique à la fois
poétique et philosophique sur le son, Belyj justifie le cratylisme et défend la portée
gnoséologique du son.

125
« ...все слова – напоминанья о звуке старинного смысла. »

121
B. Èjxenbaum, « K. Bal’mont. Poèzija kak volšebstvo », O literature, Moskva, Sovetskij pisatel’, 1987, p.
324.
122
K. Bal’mont, Poèzija kak volšebstvo, op.cit.,p. 66-67
123
Platon, Cratyle, op. cit., (426d-e), p. 159
124
A. Belyj, Glossolalija. Poèma o zvuke, Berlin, 1922 / Reprint, München, Wilhelm Fink Verlag 1971.
125
ibid., p. 12
35
« ... toutes les paroles sont souvenirs du son d’un sens ancien. »

Ce « sens ancien » est pour Belyj un « sens cosmique »126 : la sémantique des sons chez
Belyj, qui est clairement le fruit d’une analyse physique de l’acte de profération, contribue
ainsi à fonder ce que l’on pourrait nommer une poétique cosmologique. Ainsi le son « S », par
exemple, est-il associé sémantiquement au feu, à la lumière.

« Выдыхательный жар, струя « h », попадая в звук « r », начинает вращаться ;


перекинувшись через « r », струя воздуха падает, звеня, отдается, как « ze » :
пролетает сквозь зубы наружу в светящемся свисте : звуки « s » - крылья светлого
свиста, огни ; « син », еврейская буква, - огонь и змея – разрывает зубную преграду ; и луч
127
проникает нам в рот (...) »

« La chaleur expirée, le filet « h », en arrivant dans le son « r », commence à tourner ;


basculant par-delà le« r », le filet d’air tombe en tintant, se rend, comme « ze » : il s’envole à
l’extérieur à travers les dents en un sifflement lumineux : les sons « s » sont les ailes d’un
sifflement lumineux, des feux ; « sin », la lettre hébraïque, - feu et serpent – déchire la barrière
dentale ; et le rayon nous pénètre dans la bouche (...) »

Cette interprétation peut, elle aussi, être mise en rapport avec celle de Socrate, qui,
s’appuyant également sur des considérations articulatoires, associe le « s » au souffle, tout en
donnant également des exemples liés sémantiquement à la chaleur :

« (...) au moyen du ph, du ps, du s du sd, parce que ce sont des spirantes, il a imité tout ce
pour quoi on souffle, en faisant des noms avec ces lettres : par exemple psukhron (« froid »), zeon
128
(« brûlant »), seiesthai (« vibrer») et tout bonnement seismos (« secousse »).»

La mythologie poétique futuriste comporte également des analogies avec le cratylisme.

β. Cratylisme cubo-futuriste
129
Dans son essai Nos principes , V. Xlebnikov, expose lui aussi son interprétation du
sémantisme des sons : c’est l’un des principes poétiques régissant la nouvelle création verbale
futuriste qu’il défend. Sa méthode d’analyse des sons, privilégiant la démonstration
statistique, semble tout à fait correspondre à celle que décrit Socrate :

« (...) le législateur paraît se rapprocher de chacun des êtres au niveau des lettres et des
syllabes en créant une sorte de signe, c’est-à-dire un nom, et à partir de là, composer le reste
130
avec ces mêmes éléments, par imitation.»

126
ibid., p. 117
127
ibid., p. 50
128
Platon, Cratyle, op. cit., (427a), p. 159
129
V. Xlebnikov, « Naša osnova », Sobranie sočinenija v 4 tomax, t.3, Wilhelm Fink Verlag, 1972.
130
Platon, Cratyle, op. cit., (427c), p. 160
36
Voici comment V. Xlebnikov décrit sa façon de procéder, en tant que « linguiste-
poète » :

« Если взять одно слово, допустим, чашка, то мы не знаем, какое значение имеет для
целого слова каждый отдельный звук. Но если собрать все слова с первым звуком Ч (
чаша, череп, чан, чулок и т.д.), то все остальные звуки друг друга уничтожат, и то
общее значение, какое есть у этих слов, и будет значением Ч. Сравнивая эти слова на Ч,
мы видим, что все они значат одно тело в оболочке другого ; Ч – значит оболочка. И
131
таким образом заумный язык перестает быть заумным. »

« Si l’on prend un vocable, par exemple, čaška [tasse], nous ne savons pas quel sens a
chaque son distinct pour le vocable entier. Mais si l’on réunit tous les vocables dont la première
lettre est un Č (čaša [tasse], čerep [crâne], čan [cuve], čulok [bas], etc.), tous les autres sons
s’annulent les uns les autres, et le sens général que l’on trouve dans ces vocables sera
précisément le sens du Č. En comparant ces vocables débutant par un Č, nous voyons qu’ils
signifient tous un corps enveloppé dans un autre ; Č signifie enveloppe. De cette manière, la
132
langue ultra-rationnelle cesse d’être ultra-rationnelle. »

Le poète zaum’ apparaît bien ici comme un nouvel « onomaturge » qui redécouvre la
justesse des sons. La méthode statistique que décrit V. Xlebnikov permet de donner une
légitimation scientifique à ce projet de langue nouvelle juste et universelle, fondée
précisément sur le sémantisme des sons.

Ce rapide parcours des avatars du cratylisme chez les poètes de l’Âge d’Argent a permis
de révéler la présence, consciente ou inconsciente, du Cratyle de Platon dans la culture russe
du début du vingtième siècle, témoignant une fois de plus de l’hellénisme de l’Âge d’Argent,
et rappelant combien la modernité se nourrit de tradition... La nouveauté de ces sémantiques
sonores serait plutôt dans l’émergence de « linguistiques poétiques » en tant que fondement
de poétiques nouvelles qui y cherchent une légitimité. Une des caractéristiques de l’Âge
d’Argent consisterait en ceci que la poésie cherche à dépasser ses propres limites en
s’adjoignant, entre autres, le domaine linguistique, pour le transformer en matériau
poétique133.

131
V. Xlebnikov, « Naša osnova », op. cit., p. 235
132
Alors que l ’expression zaumnyj jazyk peut être traduite aussi bien par « langue transmentale », ou
« métalogique », « langue de l’outre-raison », ou « langue supra-rationnelle », nous avons choisi de la rendre par
l’expression « langue ultra-rationnelle » pour souligner la spécificité de la zaum’ xlebnikovienne par rapport à
celle de Kručenyx par exemple : le passage cité montre bien, en effet, que « l’outre-raison » n’est pas folie, ou
alogisme, mais qu’elle est comprise au contraire comme un dépassement d’un niveau inférieur de la raison vers
son niveau supérieur.
133
L’émergence d’un linguistique poétique à l’Âge d’Argent sera étudiée plus précisément au chapitre trois de la
première partie.
37
Chapitre 2 : De l’hellénisme au christianisme

La prédominance de l’idéalisme platonicien, ainsi que le renouveau de la pensée du


Logos, signes de l’hellénisme de l’Âge d’Argent, trouvent leur prolongement dans la tradition
de la théologie orthodoxe, et notamment de la théologie du Verbe, dans laquelle la culture
russe plonge ses racines. Ainsi la nouvelle hellénisation de la culture russe à l’Âge d’Argent,
en réaction contre le positivisme, s’accompagne-t-elle d’une nouvelle christianisation. La
pensée antique du Logos s’unit à la pensée chrétienne du Verbe et donne son impulsion à une
réflexion sur la langue, la parole, le nom selon des modalités à la fois théologique,
philosophique ou poétique. C’est la crise du Mont Athos qui apparaît comme le révélateur de
tout ce courant de pensée caractéristique de l’Âge d’Argent : la doctrine de la glorification du
Nom de Dieu, posant la question plus générale du statut du nom, apparaît bien comme une
réactualisation, dans un contexte chrétien, du débat du Cratyle sur la justesse des noms, en
focalisant désormais l’attention sur le nom suprême qu’est le Nom de Dieu.

A. La glorification du Nom

La thèse de la glorification du Nom de Dieu, imjaslavie, apparaît comme le fruit d’une


expérience mystique de la prière. Le mouvement onomatodoxe des moines du Mont Athos
affirme que dans la prière, Dieu lui-même est présent dans Son Nom, et que par conséquent,
"le Nom de Dieu est Dieu lui-même" (« Имя Божие – Сам Бог, Сам Бог, Сам Бог ! »).

1. La crise du Mont Athos

a. Les sources

La publication en 1912 de l’ouvrage du moine Ilarion Sur les montagnes du Caucase134,


dans lequel il décrit son expérience spirituelle de la prière de Jésus135, constitue le point de
départ d’une querelle autour du statut du Nom de Dieu, qui ébranle toute la communauté
orthodoxe russe. Dans son article les Troubles du Mont Athos136, Troickij rappelle les
différentes étapes jalonnant la dispute depuis la parution du livre d’Ilarion. Il montre que les
deux partis opposés se sont formés à la suite de la parution en février 1912 d’un numéro de la

134
Na gorax Kavkaza.
135
La prière de Jésus est une sorte de prière du publicain (Luc 18,13) qui s'appuierait sur le culte paulinien du
Nom de Jésus: "Господи Иисусе Христе, Сыне Божий, помилуй мя грешного".
136
S. Troickij, « Afonskaja smuta », Načala, n°1-4, "Materialy po imjaslaviju ", Moskva, 1996.
38
revue monastique le Moine russe (Русский инок) contenant un certain nombre d’articles
critiquant l’ouvrage d’Ilarion. Dès la fin de l’année 1912, la querelle prend place dans des
revues générales, et non plus seulement monastiques. Enfin, en 1913, le Synode condamne le
point de vue des onomatodoxes après examen de leurs thèses.

Dans un article consacré aux « Anachorètes du Caucase »137, Askol’dov montre que la
question soulevée par la crise athonite n’est pas nouvelle : il s’agit d’une interrogation sur
l’efficacité de la prière, et sur l’énergétisme des formules verbales de la prière. M. Dennes138
souligne la dimension gnoséologique du Nom de Dieu dans la définition qu’elle donne de la
prière de Jésus : "La répétition continuelle du Nom de Jésus devait conduire progressivement
à l'état d'illumination intérieure et de fusion avec Dieu."

Le moine Ilarion justifiait son affirmation par une réflexion sur la présence immanente
de Dieu dans la Création. N. Boneckaja139 analyse cette position en développant une citation
d’Ilarion : « "En tant qu'Esprit très pur et infini, le Seigneur tout entier est partout présent de
tout Son Être", et s'il en est ainsi, Il est également présent en particulier dans Son Nom : de
même qu'il est présent dans la nature, "de même est-il présent de tout son être dans Son Saint
Nom Jésus Christ" ». Il faut ici souligner l'expression "de tout son être", car c'est ce sur quoi
reposera toute la controverse.

b. Onomatodoxes contre onomatoclastes.

Le mouvement de la glorification du Nom, qui aboutit en fait à la déification du Nom


même de Dieu, engendre tout un débat théologique auquel prend part un grand nombre de
penseurs et philosophes. La querelle des onomatodoxes et des onomatoclastes oppose en fait
deux visions de la langue et du nom (dont le Nom de Dieu est l’emblème suprême), que l’on
peut caractériser comme une vision mystique et une approche rationnelle. D’un côté, les
onomatoclastes comprennent le nom comme un signe conventionnel, signe humain, qui donc
ne peut avoir aucune prétention en tant qu’instrument de connaissance de Dieu, car Dieu, dans
Son Être, est ineffable. D’un autre côté, les onomatodoxes défendent une conception
ontologique du nom, qui apparaît au contraire comme un signe épiphanique, une présence de
la réalité nommée, donc un moyen d’accès à l’être. La position onomatodoxe peut être
interprétée de deux manières différentes, aboutissant soit à sa condamnation pour hérésie, soit

137
S. Askol’dov, « O Pustynnikax Kavkaza », Russkaja mysl’, g. 37, aprel’ 1916.
138
M. Dennes., "Les Glorificateurs du Nom: une rencontre de l'hésychasme et de la philosophie au début du
XXème siècle en Russie", Slavica occitania, Toulouse, 1999.
139
N. Boneckaja, « Bor’ba za Logos v Rossii v načale XX v. », Voprosy filosofii, N°7, 1998
39
à sa justification comme exemple de « théologie expérimentale »140. C’est autour de cette
ambivalence que se constitue la querelle athonite.

L’onomatodoxie peut d’une part être rapprochée des mentalités archaïques pour
lesquelles le « sens du numineux »141 est très fort : dans cette perspective, elle est considérée
comme une interprétation magique, donc hérétique, de la prière. Les onomatoclastes accusent
donc les onomatodoxes d'avoir une relation païenne au Nom. C'est ce qu'écrit Troickij142,
lorsqu’il explique que les glorificateurs "voient dans les noms des sortes de doubles des objets
qui seraient reliés à eux par un lien mystérieux". A. Afanas’jev143 commente de manière
linguistique cette position en soulignant que l'identification du signifiant et du signifié, qui
transforme de fait le signe en non-signe, est effectivement un trait de la pensée magique. Il
cite Lévy-Bruhl qui écrit, dans Le Surnaturel dans la pensée primitive, que "la relation entre
les symboles et ce qu'ils expriment apparaît à cette pensée non comme un lien, une
correspondance ou une ressemblance, mais comme une réelle communion, une identité
d'essence, une consubstantialité".

Mais cette conception ontologique du nom peut aussi être interprétée dans le cadre
d’une philosophie réaliste qui reconnaît « un réelle présence de Dieu dans son Nom »144 en
s’appuyant notamment sur l’expérience de la foi, faisant de la prière une rencontre réelle avec
Dieu. Dans cette perspective, l’onomatodoxie réaffirme « la réalité existentielle de la
prière »145. R. Slesinski définit la prière de Jésus dans les termes suivants : « Cette invocation
dépasse la simple dimension cognitive de l’homme pour arriver à pénétrer dans son être
intime, à résonner dans son coeur où, dans le silence intérieur (hésychia), on peut entendre la
voix de Dieu. »146 La prière de Jésus, comprise comme rencontre mystique avec Dieu, donne
alors accès à la connaissance de Dieu, et s’enracine ainsi dans une sorte d’ontologisme
linguistique selon lequel le nom communie et fait communier à l’être. Or c’est bien cette
correspondance entre le nom et l’être qui constitue l’enjeu théologique et philosophique

140
L’expression est de N. Boneckaja, kommentarii, S. Bulgakov, Pervoobraz i obraz, t.2, Moskva, Iskusstvo /
Peterburg, Inapress, 1999
141
« čuvstvo numinoza », citation de S. S. Xoružij, « Imjaslavie i kul’tura Serebrjanogo veka » : fenomen
Moskovskoj školy neoplatonizma », S. N. Bulgakov : religiozno-filosofskij put’, Meždunarodnaja naučnaja
konferencija, posvjaščennaja 130-letiju so dnja roždenija, Moskva, Russkij put’, 2003
142
cité par N. K. Boneckaja, « Bor’ba za Logos... », op. cit.
143
A.Ju. Afanas’jev, "Èvoljucija obraza: ot jazyčestva k xristianstvu", Voprosy literatury, N°10, Moskva,1996.
144
A.M. Besnard, o.p., le Mystère du Nom, Paris, Cerf, 1962, p. 15
145
R. Slesinski, « l’Esicasmo russo e l’imjaslavie », San Sergio e il suo tempo, Atti del 1 convegno ecumenico
internazionale di spiritualità russa, Qiqajon, communità di Bose, 1996.
146
ibid.
40
essentiel du débat provoqué par la crise athonite. A un niveau plus général, c’est le statut de la
philologie qui est mis en question : comme le dit N. Boneckaja147, les philosophes
onomatodoxes défendent une conception de la philologie comme domaine de l’ontologie.

2. Généalogie de l’imjaslavie

Le débat sur le statut du nom, et sur le rapport du nom à l’être, qui se cristallise sur la
question du Nom de Dieu, en relation avec la crise athonite, situe la pensée philologique de
l’Âge d’Argent dans une longue tradition philosophique et théologique. Il apparaît en effet
comme une résurgence du débat patristique opposant les Pères cappadociens à Eunome, qui
lui même repense la réflexion platonicienne du Cratyle dans un contexte chrétien.

a. Renaissance d’un débat patristique

Au IVème siècle une polémique oppose Eunome aux Pères cappadociens Basile de
Césarée et Grégoire de Nysse. Florovskij expose clairement cette polémique dans son ouvrage
sur les Pères de l'Eglise d'Orient148. Pour Eunome, il existe deux types de noms. Il définit
d'une part les noms inventés par les hommes : ce sont des construction mentales, des signes
conventionnels qui désignent les choses. Ils les appellent "noms inventés", κατ' επίνοιαν, que
Florovskij traduit en russe "имена по примышлению". Ce sont des noms vides qui ne
permettent aucune connaissance des choses. D'autre part, il distingue ces noms humains des
noms divins, ou sophiques, communiqués aux hommes par Dieu. Eux seuls sont source de
connaissance car ils disent l'essence des choses. Eunome distingue donc les noms vides des
noms ontologiques.

C’est dans une même perspective, semble-t-il, que le Nom de Jésus est considéré par les
onomatodoxes comme un nom d’origine divine, donc nom ontologique, donnant accès à
l’être : on sait en effet l’importance accordée à la nomination dans la Bible. Ainsi le nom de
Jésus est-il communiqué au moment de l’Annonciation à Marie149, mais aussi par un ange à
Joseph150, dans l’Evangile de Matthieu : « et elle enfantera un fils auquel tu donneras le nom
de Jésus, car c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés. » Cette précision de l’évangéliste
souligne bien l’origine divine du nom, de même que son efficacité, puisque dans le nom,

147
N. K. Boneckaja, « Bor’ba za Logos... », op. cit.
148
G.Florovskij, Vostočnye otcy IV veka, Paris, Ymca-press, 1990 (reprint), pp. 70 sqq.
149
Luc 1, 31, Traduction Oecuménique de la Bible, op.cit.
150
Matthieu 1, 21, Traduction Oecuménique de la Bible, op.cit.
41
signification et essence coïncident : « Jésus » signifie « Dieu sauve », et Jésus est le Sauveur
des hommes.

D’autre part, comme le montre A. Kamčatnov151, cette position rappelle aussi la thèse de
la justesse des noms présentée dans le Cratyle : un nom est juste quand l’idée de la chose
nommée est incarnée dans la matière verbale du nom. Dans un contexte chrétien, le Nom de
Jésus, donné par Dieu, onomaturge parfait, constituerait donc le prototype du nom juste,
donnant accès à la connaissance de l’être.

Cependant, pour les Pères cappadociens, le passage du Nom de Dieu, réalité immanente,
à l’être et à la connaissance de Dieu, qui est absolue transcendance, est impossible. C’est dans
cette illusion du passage du Nom à l’Être que se situe l’hérésie. Basile de Césarée répond à
Eunome dans son livre polémique Contre Eunome et nie cette division entre noms vides et
noms ontologiques. Pour lui, tous les noms parlent de Dieu tel qu'il se révèle dans le monde,
dans ses énergies. Nous ne connaissons jamais de Dieu dans Ses noms que Ses énergies, et
non pas Son être qui, lui, est ineffable. Grégoire de Nysse, lui aussi, appuie son argumentation
sur l'ineffabilité de Dieu. Pour lui, les noms ne sont que des signes, des symboles qui ne font
que désigner l'être sans pouvoir le dire. Dieu est au-dessus de tout nom, Il n'a pas de nom.
C'est ainsi que le silence est le seul nom qui dise l'essence de Dieu. Il écrit: "Il n'y a qu'un seul
nom signifiant l'essence divine, et c'est justement l'étonnement indicible qui surgit dans l'âme
lorsqu'on pense à Elle." Alors l'âme se tait, "advient le moment de faire silence et de garder
dans le secret de sa conscience l'ineffable miracle de cette force incomparable."152

Contre l'hérésie d'Eunome l'orthodoxie répond donc par l'apophatisme. V. Losskij


écrit153:

"C'est bien le fondement apophatique de toute vraie théologie que défendaient dans leurs
querelles avec Eunome les "grands Cappadociens". Eunome affirmait que l'on peut exprimer
l'essence divine aux moyens de concepts naturels dans lesquels elle se découvrirait à la raison.
Pour saint Basile le Grand non seulement l'essence divine, mais aussi les essences créées ne
peuvent être exprimées au moyen de concepts. En contemplant des objets, nous analysons leurs
caractéristiques, ce qui nous permet de former des concepts. Cependant l'analyse n'épuise jamais
le contenu des objets de notre perception ; il reste toujours un "fond" irrationnel qui échappe à
cette analyse et ne peut être exprimé à l'aide de concepts : c'est le fondement inconnaissable des
choses, ce qui forme leur essence vraie, indéterminable."

151
A.M. Kamčatnov, « Filosofy-imjaslavcy o svjazi smysla i zvuka », Ežegodnaja bogoslovskaja konferencija
pravoslavnogo svjato-tixonovskogo bogoslovskogo instituta. Materialy, Moskva, 1998.
152
Cité par Florovskij, op. cit., p. 137
153
V.Losskij, Očerk mističeskogo bogoslovija…, op. cit., p. 28
42
La polémique autour de la Glorification du Nom apparaît bien comme le prolongement
de ce débat patristique : les onomatodoxes, à la suite d'Eunome, pensent atteindre la
connaissance de Dieu en prononçant Son Nom. Les onomatoclastes, eux, et comme les Pères
cappadociens, affirment l'ineffabilité de Dieu, et considèrent le nom de Dieu comme tout
autre nom, c’est-à-dire comme étant une signe conventionnel d’origine humaine. De ce point
de vue, les onomatoclastes s’éloignent de la tradition juive du Nom, alors que les
onomatodoxes perpétuent cette tradition.

b. La tradition juive du Nom

En effet, selon la tradition juive, le nom manifeste l’être de celui qui le porte, il le rend
présent. De ce fait, connaître le nom signifie connaître l’être. A.M. Besnard154 présente de
manière précise le statut du nom dans la mentalité orientale ancienne. Le nom comporte un
élément noétique, la signification intrinsèque du nom, et un élément dynamique, qui
correspond à la vertu, la δύναµις que le nom représente. Il écrit : « La complexité du rôle que
joue ici le nom provient du double rapport qu’il soutient : d’une part avec la personne qu’il
désigne, d’autre part avec la personne qui le profère. Les conceptions primitives ont tendance
à considérer ces deux rapports avec un réalisme et un dynamisme extrême. Il y a, pour elles,
une double δύναµις du nom : d’une part la δύναµις personnelle de l’être désigné, intrinsèque
au nom ; d’autre part la δύναµις de la profération du nom par celui qui le connaît, et qui
permet à ce dernier de se faire entendre de l’être appelé, de le faire venir et intervenir en sa
faveur »155. Il semble que, pour les glorificateurs du Nom, la prière de Jésus manifeste
justement cette double δύναµις du Nom.

Or cette représentation est au fondement d’une théologie du Nom divin selon laquelle le
Nom de Yahvé met le peuple hébreu en communication réelle avec le Dieu transcendant :
c’est le même postulat qui justifie, semble-t-il, la réalité de la prière de Jésus. Cependant, A.
M. Besnard souligne en conclusion l’ambivalence du statut du Nom de Yahvé : « Que le Nom
signifie ici la personne même de Yahvé ne peut pas faire de doute : il n’y a pas de place, dans
la Bible, pour un fétichisme quelconque, fût-ce celui d’un Nom. Et pourtant, qu’il faille
penser à une sorte de médiation effective de ce Nom, qu’il faille le considérer comme un
instrument, un « vase » d’une certaine présence de Dieu dans le coeur et la bouche des
croyants, - présence intentionnelle, répétons-le, dont il ne faut ni durcir ni évacuer le réalisme,

154
A.M.Besnard, o.p., le Mystère du Nom, op.cit.
155
ibid., p. 22
43
- cela non plus ne doit pas faire de doute. »156 Cette même ambivalence se retrouve au coeur
de la problématique de la prière de Jésus : le Nom est à la fois l’être et la médiation vers
l’être, la présence et le signe de la présence, actualisée dans l’acte subjectif de la prière.
Pourtant, le statut du Nom de Jésus pour les Chrétiens ne peut être identique à celui du Nom
de Yahvé pour les Juifs. Si l’on considère le Nom comme le médiateur vers la transcendance,
cette fonction est désormais assumée non par le Nom de Jésus, mais par sa personne, le Verbe
incarné : cette caractéristique essentielle du passage de la théologie juive du Nom à la
théologie chrétienne du Verbe explique l’élargissement de la problématique du Nom (Imja) à
celle du Verbe (Slovo) dans la pensée de l’Âge d’Argent. Cependant, ces deux niveaux de
réflexion théologique semblent en quelque sorte unifiés par la tradition hésychaste et la
pensée de Grégoire Palamas dans lesquels la doctrine de la glorification du Nom s’enracine
immédiatement.

c. La tradition hésychaste

La prière de Jésus, fondement de la glorification du Nom, se trouve en effet au coeur de


la spiritualité hésychaste. J. Meyendorff157 décrit la prière du coeur comme une prière
personnelle adressée à Jésus, Verbe incarné, qui doit faire grandir la semence du Royaume
reçue au baptême, rendre présent le Royaume dans le coeur de l’homme. La prière doit ainsi
mener ultimement à l’union avec Dieu, à la connaissance de Dieu. L’hésychasme se fonde sur
une ambivalence essentielle à la foi : d’un côté est affirmée l’absolue transcendance de Dieu,
de l’autre, sa présence, son immanence dans le coeur de l’homme. D’une part, la spiritualité
hésychaste affirme l’ineffabilité de Dieu, d’autre part, la possibilité de Son épiphanie. Pour
concilier ces deux affirmations, la théologie de l’hésychasme, en la personne de Grégoire
Palamas, en vient à distinguer les différentes modalités d'être de Dieu : essence (сущность,
ουσία), personne (лицо, υποστάσις), et énergie (энергия, ενέργεια). Dans Son nom, Dieu se
rend présent par Ses énergies : par l’invocation du Nom, l’homme a accès à la vie divine, mais
non pas à l’Être transcendant de Dieu, qui, lui, est ineffable. Ainsi M. Dennes158 conclut-elle
que la différenciation entre essence et énergie permet de dire que "l'être divin reste simple et
est donc absolument présent dans ses énergies". C’est en situant l’onomatodoxie dans la
tradition hésychaste, et en faisant explicitement référence à la théologie palamite des énergies,
que P. Florenskij ou S. Bulgakov chercheront à justifier la glorification du Nom.

156
ibid., p. 88
157
J. Meyendorff, Saint Grégoire Palamas et la mystique orthodoxe, Paris, Seuil, 1959
158
M. Dennes, "Les Glorificateurs du Nom…", op. cit.
44
B. Débat théologique et philosophique autour du statut du
Nom

La crise du Mont Athos fait naître autour du statut du Nom un débat à la croisée des
domaines théologique, philosophique, linguistique et poétique. A. Nivière distingue trois
tendances dans le débat onomatodoxe, en fonction des différentes orientations prises par la
réflexion : la tendance sentimentaliste, représentée notamment par Èrn, qui suit une
perspective d’idéalisme mystique, la tendance des idéalistes rationalisants, représentée par
Florenskij et Bulgakov, pour qui l’onomatodoxie constitue le point de départ d’une pensée
plus globale de la parole et de la langue, et celle des opportunistes, représentée par
Merežkovskij ou Berdjaev, qui s’attachent aux répercussions politiques de la querelle
athonite. Il faut ajouter la tendance opposée, celle qui soutient le point de vue onomatoclaste,
et qui correspond finalement à la doctrine officielle de l’Eglise orthodoxe.

1. La position de l’Eglise officielle : pro et contra

a. La « Lettre du Saint Synode »

Afin de juger de la vérité ou de l’hérésie de la thèse défendue par le moine Ilarion et ses
partisans au sujet du Nom de Dieu, le Saint Synode a demandé trois rapports à de hauts
représentants de l’Eglise et à un professeur d’un institut de théologie : la « Lettre du Saint
Synode »159 constitue la synthèse de ces trois rapports qui ont conclu que les glorificateurs du
Nom étaient dans l’erreur. La « Lettre... » critique tout d’abord l’interprétation magique que
donnent les onomatodoxes de l‘invocation du Nom dans la prière, et rappelle au contraire la
dimension subjective de la prière. Elle critique également l’interprétation de la théologie
palamite des énergies que font les défenseurs d’Ilarion. La position officielle de l’Eglise sur le
statut du Nom de Dieu peut ainsi être définie d’une part comme une approche rationnelle de la
prière, et d’autre part comme une insistance sur la transcendance de Dieu.

Selon le Synode, l’erreur d’Ilarion a tout d’abord été de vouloir donner,


indépendamment de la doctrine de l’Eglise, sa propre explication philosophique du caractère
salvateur de la prière de Jésus, qu’il avait découvert dans sa pratique spirituelle. La lettre
reprend ainsi la définition de la prière de Jésus : il s’agit de l’invocation de Jésus-Christ,
auquel le Seigneur répond par le don de sa grâce salvatrice. Ilarion, lui, affirme que la prière

159
« Poslanie Svjatejšego Sinoda », Načala, n°1-4, « Materialy po imjaslaviju », Moskva, 1996.
45
de Jésus sauve du fait seul que le Nom de Jésus lui-même sauve car, en Son Nom, Dieu lui-
même est présent. Cette interprétation de la prière de Jésus est qualifiée de « superstition
magique »160 : l’affirmation que Dieu est pleinement présent dans Son nom placerait Dieu
dans une situation de dépendance vis-à-vis de l’homme. La « Lettre du Saint Synode » insiste
au contraire sur la dimension subjective de l’invocation du Nom dans la prière : c’est dans
cette perspective qu’elle critique le recours que font les onomatodoxes aux écrits de Jean de
Cronstadt. Celui-ci affirme seulement que, dans la prière, lorsque nous prononçons le Nom de
Dieu, nous ne distinguons pas, dans notre conscience, le Nom de Dieu et Dieu lui-même. Ce
n’est donc que de manière toute subjective que le Nom de Dieu et Dieu lui-même sont
identiques : cela ne signifie donc pas que, en dehors de notre conscience, le Nom de Dieu est
Dieu. La force miraculeuse n’est donc pas contenue dans le Nom, mais dans son invocation.

La condamnation de l’onomatodoxie se poursuit par la critique du parallélisme, fait par


les défenseurs d’Ilarion, entre leur doctrine et la thèse de Grégoire Palamas dans sa querelle
contre Barlaam. Grégoire certes avait nommé « divinité » à la fois l’être de Dieu et ses
énergies. Mais il n’appelait pas « Dieu » ses énergies. Le mot « Dieu » désigne la personne, le
mot « divinité » sa qualité, sa nature. Les énergies peuvent donc être appelées « divinité »,
mais non pas "Dieu". De plus, Grégoire distingue les énergies divines de leur action dans le
monde terrestre, ce que ne font pas les onomatodoxes, puisqu’ils assimilent le Nom de Dieu,
parole divine, et les noms que les hommes donnent à Dieu, versant ainsi dans le panthéisme.
En conclusion, la « Lettre... » présente l’interprétation orthodoxe du Nom de Dieu :

« Имя Божие есть только имя, а не Сам Бог и не Его свойство, название предмета, а
не сам предмет, и потому не может быть признано или называемо ни Богом (что было
бы бессмысленно и богохульно), ни Божеством, потому что оно не есть и энергия
161
Божия. »

« le nom de Dieu n’est qu’un nom, et non pas ni Dieu lui-même ni sa qualité, il est l’appellation
d’une chose, et non la chose elle-même, c’est pourquoi il ne peut être reconnu ou appelé ni Dieu
(ce qui serait insensé et blasphématoire), ni divinité, parce qu’il n’est pas une énergie divine ».

Il s’agit bien d’une approche rationnelle du nom, qui vise à préserver l’absolue
transcendance de Dieu.

160
ibid., p. 45.
161
ibid., p. 50.
46
b. L’analyse de S. Troickij

La « Lettre du Saint Synode » reprend largement le point de vue de Troickij qui


consacre un article, « les Troubles du Mont Athos »162, à l’élucidation de la thèse des
onomatodoxes, depuis l’ouvrage d’Ilarion jusqu’aux textes de ses défenseurs, afin d’en
démontrer les erreurs. L’intérêt de son analyse consiste essentiellement dans l’étude de la
dimension psychologique, subjective de la prière. A propos de l’ouvrage d’Ilarion, ainsi que
de la position initiale des défenseurs du Nom de Jésus, Troickij montre que, tant qu’ils restent
sur le terrain pratique de la prière, au niveau de considérations émotionnelles et
psychologiques, les défenseurs de la prière de Jésus sont dans le vrai : il acquiesce à la
proposition selon laquelle, dans la prière, le Nom de Jésus est identifié au Seigneur. En
revanche, il s’attache à démontrer que lorsque les onomatodoxes quittent ce terrain pratique
pour le niveau théorique et métaphysique, et posent la question du sens du Nom de Jésus,
ainsi que la question de la relation du nom à la chose, à l’être, ils tombent dans l’erreur. En
d’autres termes, Troickij dénonce le fait que l’identification subjective du nom et de la
personne dans la prière soit expliquée par un lien objectif général entre le nom et la chose, ce
qu’il définit comme étant une théorie métaphysique naïve et hérétique.

L’intérêt de l’analyse que fait Troickij consiste également en ce qu’il distingue les deux
courants, populaire et savant, de l’onomatodoxie, et les étudie séparément. D’un côté, un
certain nombre de théologiens ont pris le parti des moines onomatodoxes, dans le souci
essentiel de s’opposer à la hiérarchie ecclésiastique, et ont cherché à justifier leurs vues en y
découvrant une nouvelle philosophie mêlant « platonisme, idéalisme, réalisme, mysticisme et
autres »163, et en faisant des onomatodoxes des successeurs de Grégoire Palamas. D’un autre
côté, des moines athonites ignorants sont allés jusqu’à diviniser le Nom de Jésus, ses lettres et
ses sonorités. Troickij condamne cette conception magique de la prière, et critique également
la démarche des théologiens en soulignant qu’ils font une interprétation erronée du
palamisme :

« ... паламиты учили не о том, что наше именование Бога или наша идея о Боге есть
Бог, а лишь о том, что всякая проявленная в мире энергия Божия, в том числе и
откровение, божественна, а не тварна. Поэтому сторонники этой тонкой теории, когда
излагают учение паламитов, говорят лишь то, чему учит и вся православная Церковь ;
164
но когда излагают свою теорию, впадают в явный пантеизм. »

162
S. Troickij, « Afonskaja smuta », Načala, n°1-4, op.cit.
163
ibid., p. 141.
164
ibid., p. 158.
47
« ...les palamites enseignaient non pas que le nom que nous donnons à Dieu ou que notre
idée de Dieu est Dieu, mais seulement que toute énergie de Dieu manifestée dans le monde, et
en particulier la révélation, est de nature divine, et non pas créée. C’est pourquoi les partisans de
cette subtile théorie, lorsqu’ils présentent l’enseignement des palamites, ne disent que ce
qu’enseigne toute l’Eglise orthodoxe ; mais lorsqu’ils présentent leur propre théorie, versent dans
un panthéisme évident. »

Enfin, Troickij conclut son article en mettant en parallèle les thèses concernant le Nom
de Dieu des onomatodoxes avec les siennes, qui sont aussi celles du point de vue orthodoxe.
La première d’entre elle, qui résume en fait l’essentiel de la position orthodoxe, fait
finalement état d’une situation de compromis entre onomatodoxes et onomatoclastes :

« Имя Божие, понимаемое в смысле откровения Божия и притом по его объективной


стороне, т.е. в смысле открывания истин человеку, есть вечная, неотделимая от Бога
энергия Божия, воспринимаемая людьми лишь настолько, насколько допускает это их
тварность, ограниченность и нравственное достоинство.
К употребляемому в таком смысле слову « имя » приложимо наименование Божество
(Θεότης), но не Бог, поскольку « Бог есть действующий », а не действие и поскольку « Бог
есть выше Божества ». Имя, как энергию Божию, можно называть Богом лишь в
несобственном смысле, в смысле противоположности твари, но называть Имя самим
Богом нельзя ни в коем случае, ибо в слове « Сам » непременно мыслится существо
Божие.
Примечание. Благодать не присуща не только звукам и буквам, выражающим идею о
Боге, но и соединенной с этими звуками нашей мысли о Боге, но может быть подаваема
Богом при произнесении их, если эти звуки произносятся благоговейно, с верою и
165
любовью к Господу. »

« Le Nom de Dieu, compris au sens de révélation divine, qui plus est dans son acception
objective, c’est-à-dire au sens de révélation des vérités à l’homme, est une éternelle énergie
divine, inséparable de Dieu, perçue par les hommes autant que le permet leur nature créée, leur
finitude et leur dignité morale.
Au terme de « nom » utilisé en ce sens est applicable la dénomination de divinité (Θεότης),
mais non pas de Dieu, car « Dieu est acteur », et non pas acte, et parce que « Dieu est supérieur
à la divinité ». Le Nom, en tant qu’énergie divine, ne peut être appelé Dieu que dans un sens
impropre, au sens de ce qui s’oppose à la créature, mais appeler le Nom Dieu lui-même n’est en
aucun cas possible, car dans le terme « lui-même » c’est nécessairement de l’être divin qu’il est
question.
Remarque : La grâce n’est présente ni dans les sons et lettres exprimant l’idée de Dieu, ni
dans notre pensée de Dieu qui est corrélée à ces sons, mais elle peut être donnée par Dieu au
moment de leur profération, si ces sons sont prononcés avec piété, foi et amour pour le
Seigneur. »

En insistant sur l’absolue transcendance de Dieu, Troickij ne fait que suivre la tradition
apophatique de l’Eglise orthodoxe. Son recours à la notion palamite d’énergie le situe dans un
courant philosophique d’un réalisme modéré, qui reconnaît une réalité intentionnelle au Nom
invoqué dans la prière. Vladimir Èrn, dans son « Analyse de la Lettre du Saint Synode sur le
Nom de Dieu », défend au contraire une conception maximaliste du réalisme du Nom.

165
ibid., p. 159.
48
c. Critique du point de vue officiel de l’Eglise par V. Èrn

L’ »Analyse de la Lettre du Saint Synode »166 que fait Vladimir Èrn est un texte
polémique, motivé par la conscience religieuse de son auteur, convaincu de l’orthodoxie de la
glorification du Nom de Dieu. Il cherche donc à démontrer l’inconsistance et l’erreur de la
position du Saint Synode.

Au premier chapitre, Èrn dénonce tout d’abord l’absence de pensée théologique dans la
« Lettre du Saint Synode » : la question fondamentale du Nom de Dieu n’est ni posée ni
étudiée, alors que c’est bien l’abîme de sagesse contenue dans le Nom de Dieu qui aurait dû
initialement attirer l’attention du Saint Synode. Il dénonce ensuite l’indifférence du Synode,
ainsi que de la « majorité instruite » de l’Eglise, face à la question du Nom de Dieu. Héritiers
de la science positiviste du dix-neuvième siècle et du culte de la réalité, ces intellectuels ne
voient dans la querelle du Mont Athos qu’une affaire de mots. Mais Èrn rappelle que depuis
Husserl et ses Recherches logiques le nominalisme est dépassé, et que s’opère un retour du
réalisme anti-nominaliste. Et c’est dans ce contexte que, selon lui, la question du Nom de
Dieu s’avère d’une grande actualité. Dans la définition qu’il donne de la prière puis du Nom,
Èrn défend ainsi le point de vue d’un réalisme extrême :

« (...) если молящийся именует Самого Бога, то Имя Божие объективно связяно с
самим существом Бога и отнюдь не поставляется только в связь с нашим
167
субъективным представлением. »

« (...) quand l’homme qui prie nomme Dieu, le Nom de Dieu est objectivement lié à l’être de
Dieu, et non pas simplement relié à une représentation subjective que nous nous faisons de
Dieu ».

Pour Èrn, dans la prière c’est Dieu lui-même qui est invoqué, c’est donc Dieu lui-même
qui est nommé. Il définit plus loin, en relation avec le statut de l’icône, la nature du Nom de
Dieu ainsi que celle, qui lui est subordonnée, des noms par lesquels les hommes invoquent
Dieu :

« Имя Божие, как отображение Существа Божия в Самом Боге – есть уже не икона, а
нечто безмерно большее, не точка приложения Божественной энергии, а сама энергия in
actu, в ее премирной Божественной славе и (по отношению к человечеству) в
благодатном и неизреченном ее богоявлении (теофании) (...) и подобно тому как
чудотворные иконы стали возможны только потому, что « Слово плоть бысть » и без
совершенного воплощения Бога бессмысленны, так и сфера Имен Божих, понимаемых как
« чудотворные иконы », возможна только потому, что есть над ней само Божественное

166
" Razbor poslanija Svjatejšego Sinoda", Načala, n°1-4, “Materialy po imjaslaviju”, Moskva, 1996.
167
Op.cit., p. 69
49
Имя Божие, благодатно человечеству открываемое, и без него превращается в прoстую
168
метафору и в пустую словесность. »

« Le Nom de Dieu comme reflet de l’Être divin en Dieu Lui-même n’est pas une icône, mais
quelque chose d’infiniment supérieur, non pas un point d’appui de l’énergie divine, mais l’énergie
elle-même in actu, dans toute la gloire hypercosmique de Dieu, et (en relation avec l’humanité)
dans sa révélation gratuite et indicible (théophanie) (…) De même que les icônes miraculeuses ne
sont rendues possibles que parce que « le Verbe s’est fait chair », et sans l’incarnation parfaite de
Dieu sont dépourvues de sens, de même la sphère des Noms divins compris comme des « icônes
miraculeuses » n’est possible que parce qu’au dessus d’elle est le divin Nom de Dieu lui-même,
révélé aux hommes par la grâce de Dieu, et sans lequel elle n’est qu’une simple métaphore et une
expression vide. »

Èrn défend ici le statut ontologique du Nom au sens plein du terme : le Nom est
théophanique, présence totale du Dieu transcendant. Par le mystère de l’Incarnation, les noms
divins par lesquels les hommes invoquent Dieu sont à l’image et à la ressemblance du Nom de
Dieu : ils sont donc eux aussi présence de Dieu, sortie de l’immanent vers le transcendant.
Florenskij analyse lui aussi le Nom comme une médiation entre l’immanence et la
transcendance : tout comme Bulgakov, il définit cette médiation qu’est le Nom comme
symbole, au sens réaliste du terme.

2. La justification théologique et philosophique de l’onomatodoxie

P. Florenskij et S. Bulgakov participent à la querelle de la glorification du Nom en


cherchant à donner un fondement théologique à l’intuition des onomatodoxes concernant le
statut ontologique du Nom de Dieu. Inscrivant leur pensée dans la tradition de la théologie des
énergies, ils mènent tous deux une réflexion sur la nature symbolique du Nom.

a. La nature synergétique du Nom

La question du nom est au coeur de la réflexion philosophique de P. Florenskij. En


1909, dans l’essai les Racines communes de l’idéalisme169, il écrit :

« (...) философия имени есть наираспространнейшая философия, отвечающая


глубочайшим стремлениям человека. Тонкое и в подробностях разработанное
миросозерцание полагает основным понятием своим имя, как метафизический принцип
бытия и познания. »

« (...) la philosophie du nom est la philosophie la plus répandue, celle qui répond aux
aspirations profondes de l’homme. Cette subtile vision du monde, étudiée en détail, suppose
comme principe fondamental le nom, en tant que principe d’être et de connaissance. »

168
ibid., p. 80-81.
169
P. Florenskij, Obščie korni idealizma, P. Florenskij, Sočinenija v 4 tomax, tom 3(2), Moskva, “Mysl’”, 2000,
p. 160
50
Florenskij défend lui-même cette conception du nom comme principe d’être et de
connaissance, jusqu’à en faire le fondement de sa propre philosophie : c’est ce qu’affirme le
titre de son essai, datant de 1922, « l’Onomatodoxie comme présupposé philosophique »170. Il
y donne une justification de l’onomatodoxie tout en montrant l’enjeu fondamental de la
question : l’onomatodoxie est au fondement de la vraie vision du monde totalisante, selon
laquelle il n’y a pas de rupture entre immanence et transcendance. Florenskij consacre
également, en 1921, un court essai à la question centrale du statut du Nom de Dieu171. C'est du
point de vue de ses présupposés théologiques que Florenskij aborde le problème, afin de
donner une justification théologique aux affirmations des moines onomatodoxes. Il
commence ainsi par rappeler la nécessité d'affirmer la nature symbolique de la vision du
monde chrétienne orthodoxe : le monde des phénomènes est à la ressemblance de la réalité
céleste, il la contient symboliquement. C'est donc la notion de symbole, c’est-à-dire ce qui
relie deux plans de l'être, l'un visible l'autre invisible, qui est mise par Florenskij au coeur de
la problématique du Nom de Dieu.

« Вопрос о символе есть вопрос соединения двух бытий, двух пластов – высшего и
низшего, но соединения такого, при котором низшее заключает в себе в то же время и
172
высшее, является проницаемым для высшего, пропитываемым им. »

« La question du symbole est celle de l’union de deux êtres, deux niveaux – l’un supérieur,
l’autre inférieur, mais d’une union telle que le niveau inférieur contient en même temps le niveau
supérieur, en est pénétré, s’imprègne de lui. »

Florenskij définit d'abord la nature symbolique de tout vocable, de tout nom, donc, par
excellence, du Nom de Dieu, puis relie la notion de symbole à la problématique de l'essence et
de l'énergie : c'est alors qu'il revient au coeur de son propos, la dispute athonite, en rappelant
que celle-ci s'ancre dans le débat concernant la lumière thaborique qui oppose, au XIVème
siècle, Grégoire Palamas et Barlaam. Florenskij interprète ainsi la dispute athonite en reliant
la problématique du Nom à celle des énergies. Palamas distingue en Dieu Son essence et Son
énergie, mode de Sa révélation aux hommes. En communiant à l'énergie divine, nous entrons
donc en communion avec Dieu lui-même. Selon cette perspective théologique, le Nom de
Dieu relève de Ses énergies. Florenskij précise cette définition en avançant le terme de

170
P. Florenskij, “Imeslavie kak filosofskaja predposylka”, U Vodorazdelov mysli, P. Florenskij, Sočinenija v
četyrex tomax, tome 3 (1), Moskva, Mysl', 2000.
171
"Ob Imeni Božiem", ibid.
172
"Ob Imeni Božiem", op.cit., p. 354
51
synergie : le nom est un «équilibre énergétique »173 entre le sujet et l’objet, une synergie de
celui qui nomme et de ce qui est nommé. Ainsi écrit-il :

« Слово есть синэргия познающего и вещи, особенно при познании Бога. Человеческая
энергия является средой, условием для развития высшей энергии – Бога (...) Имя Божие
есть Бог, но Бог не есть имя. Существо Божие выше энергии Его, хотя эта энергия
174
выражает существо Имени Бога. »

"Toute parole est synergie entre le sujet connaissant et la chose, notamment lorsqu’il s’agit de
la connaissance de Dieu. L’énergie humaine constitue le milieu, la condition qui permet le
développement de l’énergie suprême de Dieu (...) Le Nom de Dieu est Dieu; mais Dieu n'est pas
Son nom. L'Être divin est supérieur à Son énergie, bien que cette énergie exprime l'être du Nom
de Dieu".

Mais Florenskij conclut cet essai spéculatif et théorique en rappelant l'évidence d'une
pensée fondée sur l'expérience :

« Но как мы ни рассуждали отвлеченно, какие бы теории ни создавали, практически


мы непременно мыслим, что произнесение Имени Божия есть живое вхождение в
Именуемого. »
"Mais quoi que nous pensions de manière abstraite, quelles que soient les théories que nous
créons, pratiquement, nous pensons de toute façon que prononcer le Nom de Dieu est une entrée
175
vivante dans Celui qui est nommé."

Par cette conclusion, Florenskij souligne la primauté de l’intuition mystique sur la


pensée spéculative. La théologie ne vient donc pas justifier la pratique de la prière ; au
contraire, elle s’efface derrière la force de l’expérience mystique, qui est source de vérité.
Bulgakov, lui, considère la réflexion théologique comme un développement spéculatif aux
questions soulevées dans la pratique de la prière. Pour lui non plus, ce n’est pas
l’interprétation théologique qui donne accès au sens, ni l’expérience mystique, mais la foi176.

b. L’Incarnation du Nom

Dans un article de 1913177, Bulgakov fait une synthèse de la dispute athonite en


rappelant les questions posées, qu’il convient maintenant d’approfondir. La dispute concerne
essentiellement la théorie de la prière :

« Как понимать реальную действенность молитвы, в которой призыванию имени


Божия, стало быть, и самому имени Божию принадлежит основное значение ? »

173
L’expression est de M. Dennes, « les Glorificateurs du Nom : une rencontre de l’hésychasme et de la
philosophie au début du XXème siècle en Russie », op. cit.
174
"Ob Imeni Božiem", op.cit., p. 358.
175
ibid., p. 362.
176
Cf. M. Dennes, “Vklad Sergeja Bulgakova v delo opravdanija i issledovanija imjaslavija”, S.N. Bulgakov,
Religiozno-filosofskij put’, op.cit.
177
S. Bulgakov, « Afonskoe delo », Russkaja mysl’, god 34, sentjabr’ 1913 g.
52
« Comment comprendre l’efficacité réelle de la prière, dans laquelle c’est l’invocation du Nom
de Dieu, et par conséquent, le Nom même de Dieu, qui joue un rôle fondamental ? »

La dispute athonite est alors comprise par Bulgakov comme le prélude à une théologie
du Nom à laquelle il va lui-même contribuer. En effet, dans son ouvrage la Philosophie du
Nom178, toute sa réflexion philosophique et théologique sur la langue est orientée vers le
dernier chapitre consacré au Nom de Dieu. Comme Florenskij, il commence par définir le
nom comme symbole, au sens réaliste du terme. C’est dans ce contexte qu’il décrit le nom
comme une icône verbale :

« Итак, имена Божии суть словесные иконы Божества, воплощение Божественных


энергий, феофании, они несут на себя печать Божественного откровения. Здесь
соединяются нераздельно и неслиянно, как и в иконе, божественная энергия и
человеческая сила речи : говорит человек, он именует, но то, чтó он именует, ему
179
дается и открывается. »

« Ainsi les Noms divins sont-ils des icônes verbales de la Divinité, une incarnation des
énergies divines, des théophanies, ils portent sur eux le sceau de la Révélation divine. En eux
s’unissent de manière inséparable et non confondue, comme dans l’icône, l’énergie divine et la
puissance humaine de parole : c’est l’homme qui parle, qui nomme, mais ce qu’il nomme lui est
donné et révélé. »

Comme Florenskij, Bulgakov appuie son analyse du caractère ontologique du Nom,


ainsi que de sa portée gnoséologique, sur la distinction de l’essence et des énergies, en faisant
référence à ce qui est la source même de cette distinction chez Grégoire Palamas :
l’interprétation de la lumière thaborique. En effet, les définitions d’« icône verbale », ainsi
que de « théophanie », relient directement le statut du Nom à la théologie de la Lumière. Le
Nom apparaît ainsi comme puissance de Révélation. Mais le terme d’ « incarnation », présent
dans ce passage, suggère le vrai fondement du caractère symbolique et révélationnel du Nom :
comme le souligne M. Dennes180, seul le mystère de l’Incarnation peut justifier
l’onomatodoxie pour Bulgakov.

« Лествица между землею и небом воздвигнута через воплощение от Пречистой


Девы Сына Божия : сон Иакова стал действительностью (...) Но эта тайна
боговоплощения включает в себя (и это не было до сих пор достаточно выявлено и
ощущено в догматическом самосознании) и тайну единства имени божеского и
человеческого, богочеловеческого, этой живой и истинной лествицы между небом и
землей. Боговоплощение есть и необходимо должно быть, не может не быть, и
181
имявоплощение. »

178
S. Bulgakov, Filosofija Imeni, S. Bulgakov, Pervoobraz i obraz, t.2, Moskva, Iskusstvo / Peterburg, Inapress,
1999.
179
Ibid., p. 152
180
M. Dennes, “Vklad Sergeja Bulgakova v delo opravdanija i issledovanija imjaslavija”, op.cit.
181
S. Bulgakov, Filosofija Imeni, op.cit., p. 163
53
« L’échelle entre la terre et le ciel est érigée à travers l’incarnation, par la Vierge très Pure, du
Fils de Dieu : le songe de Jacob est devenu réalité (...) Mais ce mystère de l’incarnation divine
contient aussi (et cela n’avait pas été pour l’instant assez exposé ni ressenti dans la conscience
dogmatique) le mystère de l’unité du nom divin et humain, divin-humain, cette échelle vivante et
vraie entre le ciel et la terre. L’incarnation divine est et doit nécessairement être, ne peut pas ne
pas être aussi l’incarnation du nom. »

Par le mystère de l’Incarnation, le Nom de Jésus est ainsi la vraie échelle de Jacob qui
relie immanent et transcendant. Dieu est donc réellement, énergétiquement présent lorsque le
Nom de Jésus est invoqué dans la prière.

Enfin, Bulgakov relit la formule onomatodoxe « le Nom de Dieu est Dieu » à la lumière
de son analyse, en insistant sur la foi qui est au fondement de la prière :

« Но это присутствие Божества в Имени Своем, заставившее благоговейного


молитвенника в изумлении воскликнуть : « Имя Божие есть Сам Бог ! », вовсе не
означает, что Бог есть самое Имя, не вводит фетишизма Имени, но являет вечное и
непостижимое таинство боговоплощения и богоснисхождения, пребывания Бога в Имени
182
Своем, которое удовлетворяется в таинстве молитвы. »

« Mais cette présence de la Divinité dans Son Nom, enjoignant celui qui prie pieusement de
s’exclamer, plein d’étonnement : « le Nom de Dieu est Dieu ! », ne signifie nullement que Dieu est
Son Nom, n’introduit aucun fétichisme du Nom, mais révèle le mystère éternel et inconcevable de
l’incarnation et de la descente divine dans l’humanité, du Nom de Dieu comme demeure divine,
qui ne se satisfait que dans le mystère de la prière. »

La présence de Dieu dans Son Nom, l’inconcevable pour la raison, est accessible par la
seule foi : telle est la conclusion de Bulgakov. A la question qu’il posait en 1913 (« Comment
comprendre l’efficacité réelle de la prière ? »), il répond ultimement : par l’intelligence de la
foi. C’est sans doute le mystère de la prière et du Nom qui attire également les poètes vers
l’onomatodoxie. Pour eux, c’est l’ « intelligence poétique » qui permet de pénétrer le mystère
du Nom et de la nomination.

c. Justification poétique de la glorification du Nom

Si la glorification du Nom donne lieu à un débat théologique et philosophique qui


contribue à alimenter la pensée du Logos de l’Âge d’Argent, elle inspire également les poètes,
qui voient dans l’onomatodoxie un écho à la question poétique de la nomination. La
glorification du Nom de Dieu semble proche d’une conception de la poésie comme
« glorification de la parole ». Ainsi Mandel'štam consacre-t-il un poème, « Aujourd’hui
encore, sur l’Athos...»183, à la crise athonite : la seule existence de ce poème peut être

182
ibid., p. 175
183
« I ponyne na Afone… “, poème de 1915 appartenant au recueil Kamen' (1908-1915), O. Mandel’štam,
Sobranie sočinenij v 4 tomax, t.1, Moskva, Terra, 1991
54
considérée comme une justification poétique de l’onomatodoxie. Le poème se présente à la
fois comme un récit de la crise du Mont Athos, et comme un jugement personnel (ambivalent)
sur cette polémique.

И поныне на Афоне
Древо чудное растет,
На крутом зеленом склоне
Имя Божие поет.

В каждой радуются келье


Имябожцы-мужики:
Слово – чистое веселье,
Исцеленье от тоски!

Всенародно, громогласно
Чернецы осуждены;
Но от ереси прекрасной
Мы спасаться не должны.

Каждый раз, когда мы любим,


Мы в нее впадаем вновь.
Безымянную мы губим
Вместе с именем любовь.

Aujourd’hui encore, sur l’Athos


Pousse un arbre merveilleux,
Sur la grande pente verte
Chante le Nom de Dieu.

Gaieté dans toutes les cellules,


Les gars glorifient le Nom:
Cette parole est une joie pure,
Délivrance de l’ennui !

Condamnation publique,
Tonnante, des moines;
Mais ne nous sauvons-pas
De cette belle hérésie.

Chaque fois que nous aimons,


Nous y sombrons à nouveau.
Trahison de l’ineffable
Lorsque nous nommons l’amour.

Le poème, écrit en trochée, mètre de la poésie populaire, rend bien compte de la


croyance populaire qu'est la glorification du Nom. La réminiscence de vers spirituels
(« Древо чудное растет »), les termes simples "поныне", "Имябожцы-мужики" soulignent
le caractère naïf de cette foi. Le récit de la crise du Mont Athos commence comme le récit
oral d'un de ces "moines-moujiks" (« И поныне на Афоне… »), pour aboutir, au dernier vers
de la première strophe, à l’expression imagée de la thèse onomatodoxe « Имя Божие поет » :
ce vers peut ainsi être considéré comme la première formulation à la fois poétique et
théologique du poème. La personnification du Nom donne à voir à la fois sa réalité et sa

55
dimension ontologique ; la définition du Nom par la métaphore du chant traduit l’ineffabilité
de Dieu en même tant que sa Révélation, et la béatitude qu’elle engendre : le chant signifie la
plénitude du Nom autant que la plénitude à laquelle accède celui qui L’invoque. La seconde
strophe peut également être considérée comme un bref essai de « théologie poétique », qui
consiste cette fois en une double définition du Nom : "Слово – чистое веселье, / Исцеленье
от тоски!". Le motif de la joie (« чистое веселье »), comme celui de la guérison
(« исцеленье »), désigne la nature salvifique du Nom, et par là révèle la fin ultime de la prière
de Jésus qui est l’union avec Dieu. De plus, l'intonation exclamative et chantante du vers
mime le motif de la joie et semble faire écho au slogan même des glorificateurs: "Имя Божие
– Сам Бог!".

Après le bref récit de la condamnation (« Всенародно, громогласно / Чернецы


осуждены »), intervient pour la première fois la voix du narrateur (« Мы спасаться… »), qui,
par le « Мы », fait participer le lecteur, et au-delà, toute la communauté des fidèles, à la
glorification du Nom. Le poème se clôt ainsi sur une pause réflexive qui peut de nouveau être
lue comme un commentaire théologique et poétique sur le statut du Nom. La position du
narrateur dévoile son ambivalence : elle est à la fois adhésion à l’ «hérésie » (« Каждый раз,
когда мы любим, / Мы в нее впадаем вновь. »), et dénonciation : dans les deux derniers
vers, en effet, à travers la métaphore de l’amour, apparaît l'idée de l’ineffabilité de Dieu que le
nom trahit (« Безымянную мы губим / Вместе с именем любовь »). L’apophatisme
théologique semble ici faire écho à un apophatisme poétique : en effet, le glissement lexical
du « Nom de Dieu » à l’ « amour » souligne l’élargissement de la thématique du poème de
l’onomatodoxie à la nomination poétique : l’invocation du Nom dans la prière n’est plus
qu’un cas particulier de l’invocation poétique, dominée par la thématique amoureuse. Dans
cette perspective, la narration interne au poème concernant la prière de Jésus peut donc être
considérée comme une description de l’acte de nomination poétique. Celui-ci apparaît dès lors
dans une double tension : tension vers le chant, la musique, (« Имя Божие поет »), et tension
vers le silence (« Безымянную мы губим / Вместе с именем любовь. »). La nomination
poétique est à la fois plénitude d’être et de vie (« Слово – чистое веселье / Исцеленье от
тоски! »), et impuissance, source de déchéance (« Безымянную мы губим »). Cette
conception romantique de la poésie laisse cependant intact le mystère de la nomination
poétique : l’ « arbre merveilleux » de la première strophe («Древо чудное растет ») laisse
entendre que la poésie est miracle. Comme dans la prière, seule la foi en la parole poétique
assure sa justesse et sa vérité, et peut ouvrir la voie à une glorification du nom poétique :

56
c’est ce que suggère la position finale du nom « любовь » qui, contre la sémantique de la
phrase, semble affirmer l’authenticité du nom en le laissant retentir dans le silence qui suit la
parole poétique. L’acte de nomination est en fait sa propre justification ; c’est la nomination
qui fonde la vérité et la justesse du nom poétique.

C. La lutte pour le Logos.

La querelle athonite autour de la question de la glorification du Nom a donc été


l’occasion d’une réflexion théologique sur la réalité du Nom de Dieu dans la prière, tout en
étant également une source d’inspiration poétique. Mais elle a aussi révélé, et donné une
impulsion significative, à toute une philosophie de la langue, privilégiant la question plus
générale du verbe, ou de la parole (slovo). Comme le souligne N. Prat184, cette philosophie de
la langue, développée notamment par V. Èrn, P. Florenskij et S. Bulgakov, plonge ses racines
aussi bien dans la notion grecque du Logos, repensée par la théologie orthodoxe, que dans la
question de l’imjaslavie, et de la synthèse palamite entre apophase et expérience mystique. Au
fondement de cette philosophie se trouve la conception synthétique de l’unité et de l’intégrité
du monde, héritée de V. Solov’jev, que R. Slesinskij185 définit comme « une vision entière du
monde, dans lequel il n’y a pas de contradiction entre les forces de la nature et l’esprit
humain, mais où tout est harmonieusement lié à la source suprême et divine de l’Unité ». Or
la source de l’Unité, pour la philosophie russe de culture chrétienne, est justement le Logos.
Voici comment P. Florenskij, dans la Colonne et le fondement de la Vérité186, ancre toute la
philosophie, et a fortiori la philosophie de la langue, dans la théologie chrétienne du Logos :

« Но обрати теперь внимание : все наше жизнепонимание, вся наша наука, - говорю не
о богословской науке, а о науке вообще, о духе научном, - вся целиком построена она на
идее Логоса, на идее Бога-Слова, - да и не наука только, а вся жизнь, весь уклад нашей
души. Мы все мыслим под категорией закона, мерою гармонии. Эта идея логичности,
логизма, « словесности », часто искажаемая почти до неузнаваемости, есть основной
нерв всего живого, всего подлинного в нашей умственной и нравственной жизни и
эстетической (...)
Достояние науки – мировая закономерность, стройность и ладность мира, κόσµος
твари. Этот закон вселенной, это Мировое число, эта гармония сфер, дарованная
бытию тварному коренится всецело в Боге-Слове, в личной особенности Сына и в
свойственных ему дарах. »

« Mais à présent remarque bien : toute notre conception du monde, toute notre science, - je ne
parle pas de la science théologique, mais de la science en général, de l’esprit scientifique, - toute

184
N. Prat, « Orthodox philosophy of language in Russia », Studies in Soviet Thought, vol. 20, 1979.
185
R. Slesinskij, « Načalo svoeobraznoj russkoj filosofii jazyka : imeslavie i imeborčestvo », Put’ Pravoslavija,
n°3, 1994.
186
P. Florenskij, Stolp i utverždenie Istiny, Moskva, AST, 2003, p. 122
57
la science est entièrement construite sur l’idée du Logos, sur l’idée du Dieu-Verbe, - et non pas
seulement la science, mais toute la vie, toute l’organisation de notre âme. Nous pensons tout sous
la catégorie de la loi, de la mesure de l’harmonie. Cette idée de logicité, de logisme, de
« verbalité », souvent défigurée jusqu’à la rendre méconnaissable, est le nerf fondamental de tout
ce qui est vivant, de tout ce qui est authentique dans notre vie intellectuelle, morale et esthétique
(...)
Le domaine de la science, c’est la régularité universelle, l’ordre et l’harmonie du monde, le
κόσµος de la création. Cette loi universelle, ce chiffre du monde, cette harmonie des sphères
donnée à l’être créé s’enracine totalement en Dieu-Verbe, dans la spécificité personnelle du Fils et
dans les dons qui lui sont propres. »

La pensée de P. Florenskij, comme celle de V. Èrn ou de S. Bulgakov, défend ainsi la


conception du Logos en tant que fondement de l’être, principe de vie, source de vérité. La
pensée de la langue se trouve naturellement définie comme un développement philosophique,
linguistique, ou poétique, du dogme de l’Incarnation du Verbe divin. En réaction contre la
vision du monde relativiste du positivisme, la philosophie russe de la langue peut donc être
définie comme une « lutte pour le Logos », lutte pour le Slovo (que l’on traduira par
« Verbe », afin d’en maintenir actif l’écho biblique et théologique), équivalant à une lutte
pour l’Être et la Vérité. V. Èrn, dans son recueil d’article précisément intitulé la Lutte pour le
Logos187, s’appuie sur la notion grecque de Logos ainsi que sur la tradition théologique
orthodoxe pour définir le « logisme » (logizm), vrai mode de pensée et d’être. P. Florenskij,
dans son essai la Pensée et la langue188, définit le verbe, et toute la parole, comme symbole, et
développe le concept de l’ « antinomie de la langue », qui se trouve au fondement de toute sa
pensée. S. Bulgakov, dans la Philosophie du Nom189, tout en prolongeant la réflexion de
Florenskij sur le symbole, met l‘accent sur la dimension anthropologique et cosmique du
logos. Enfin, la réflexion sur la corrélation entre Verbe divin et verbe humain a également une
dimension poétique, exposée par Gumilev dans son poème « Slovo », « le Verbe »190.

1. Le logisme de V. Èrn

a. La Russie, temple du Logos

Pour V. Èrn, la pensée du Logos est corrélée à une réflexion identitaire sur la Russie : se
situant ouvertement dans le courant de pensée néo-slavophile, il présente la Russie comme
temple du Logos, du fait de sa fidélité à la culture chrétienne, dans un article intitulé « Propos
sur le Logos, la pensée russe et la scientificité »191, réponse polémique au texte introductif de

187
Bor’ba za Logos, V. Èrn, Sočinenija, Moskva, Pravda, 1991.
188
P. Florenskij, « Mysl’ i jazyk », U vodorazdelov mysli, P. Florenskij, Sočinenija v 4 tomax, tom 3(1),
Moskva, Mysl’, 2000.
189
S. Bulgakov, Filosofija Imeni, op.cit.
190
N. Gumilev, Stixotvorenija i poèmy, Leningrad, Sovetskij pisatel’, 1988.
191
V. Èrn, « Nečto o Logose, russkoj mysli i naučnosti », Bor’ba za Logos, op.cit.
58
l’édition russe d’une nouvelle revue philosophique européenne qui s’est justement donné pour
nom « Logos »192. En fait, il s’agit avant tout pour Èrn de défendre la spécificité de la pensée
russe, enracinée dans le Verbe divin, contre le rationalisme de la philosophie européenne. Les
fondateurs de la revue193, en effet, utilisent le concept de « logos » indépendamment de ses
échos chrétiens, mais en tant qu’il est emblématique de la pensée philosophique pure, et se
donnent pour tâche d’initier la pensée russe, encore balbutiante à leurs yeux, à la tradition
philosophique européenne, et plus précisément allemande. V. Èrn s’attache à démontrer non
seulement que le nom de la revue est une usurpation, mais surtout que c’est justement la
pensée russe qui seule peut prétendre au nom de « Logos », dans sa vraie dimension, c’est-à-
dire sa dimension chrétienne.

Dans un autre article, intitulé « Incompréhension culturelle »194, Èrn répond aux
accusations de nationalisme que S. Frank lui a faites par article interposé. Il s’y défend de
vouloir faire l’éloge de la pensée russe, et insiste sur ce qui constitue l’essentiel de son
combat : c’est du Logos en tant que principe de pensée, ou « logisme », qu’il fait l’apologie.

« Русская философская мысль имеет для меня не первичную, а производную ценность.


Абсолютное данное моего мировоззрения – восточнохристианский логизм. Русская
мысль дорога мне не потому, что она русская, а потому, что во всей современности, во
всем теперешнем мире она одна хранит живое, зацветающее наследие антично-
195
христианского умозрения.»

« La pensée philosophique russe a pour moi une valeur non pas première, mais dérivée. La
donnée absolue de ma vision du monde est le logisme du christianisme oriental. La pensée russe
m’est chère non pas parce qu’elle est russe, mais parce que, de toute l’époque contemporaine, de
tout le monde actuel, elle seule conserve l’héritage vivant, florissant, de la pensée antique
196
chrétienne.»

En fait, la défense du Logos en tant que principe de pensée cherche certes à perpétuer la
tradition antique et chrétienne du Logos, mais aussi à asseoir la légitimité de la foi dans le
domaine de la connaissance, ce qui est nié par toute la tradition européenne rationaliste dans
laquelle s’inscrit la revue « Logos ». Dès lors, la lutte pour le Logos devient également
combat contre la ratio : Èrn en vient ainsi à opposer Logos et ratio en tant qu’ils représentent
deux principes de pensée inconciliables.

192
« Ot redakcii », Logos, Meždunarodnyj ežegodnik po filosofii kul’tury, russkoe izdanie, kn. 1, Moskva,
Musaget, 1910.
193
V. Vernadskij, I. Grevsa, F. Zelinskij, B. Kistjakovskij, A. Lappo-Danilevskij, N. Losskij, E. Radlov, P.
Struve, S. Frank.
194
V. Èrn, « Kul’turnoe neponimanie », Bor’ba za Logos, op. cit.
195
id., p. 112.
196
id., p. 112.
59
b. Logos vs ratio.

Dans la préface de son recueil la Lutte pour le Logos, Èrn expose sa conception du
Logos en tant que principe de pensée et de connaissance, et en fait le slogan de toute son
oeuvre. C’est ici qu’il définit le principe du logos par opposition à celui de la ratio : cette
opposition de concepts dessine en même temps une représentation identitaire de la Russie,
temple du Logos, par rapport à l’occident, temple de la ratio.

« В слове логос для меня объединяются все особенности той философии, которая
основательно забыта современностью и которая мною считается единственно
истинной, здоровой, нужной. Λόγος – есть лозунг, зовущий философию от схоластики и
отвлеченности вернуться к жизни и, не насилуя жизни схемами, наоборот, внимая ей,
стать вдохновенной и чуткой истолковательницей ее божественного смысла, ее
скрытой радости, ее глубоких задач. Если рационализмом называется философия,
которая сознательно избирает органом своего исследования ratio, т.е. формальный
рассудок, оторванный от полноты и бессконечного многообразия жизни, то
позволительно назвать логизмом такую философию, которая отрицает рационализм в
самом корне, которая избирает органом своих постижений Λόγος, т.е. разум, взятый вне
отвлечения от живой и конкретной действительности, ей сочувственный и ее
197
имманентно проникающий. »

« Le terme de logos unifie pour moi toutes les particularités de cette philosophie qui a été
totalement oubliée par le monde contemporain et que je considère comme l’unique philosophie
vraie, saine et utile. Le Λόγος est un slogan appelant la philosophie à se détourner de la
scolastique et de l’abstraction pour choisir la vie et, sans la violer par des schèmes, mais au
contraire en l’écoutant, devenir l’herméneute inspiré et sensible de son sens divin, de sa joie
cachée, de ses tâches profondes. Si l’on appelle rationalisme la philosophie choisissant
consciemment comme organe de sa recherche la ratio, c’est-à-dire le jugement formel, coupé de
la plénitude et de la diversité infinie de la vie, il est alors permis d’appeler logisme une philosophie
qui nie le rationalisme à la racine et choisit comme organe de connaissance le Λόγος, c’est-à-dire
la raison prise en dehors de toute abstraction à la réalité vivante et concrète, qui lui « compatit » et
la pénètre de manière immanente. »

Ce paragraphe contient tout un ensemble de concepts oppositifs qui définissent le logos


par opposition à la ratio. Les mots soulignés par l’auteur lui-même donnent l’orientation
majeure de son analyse. C’est la vie qui est le critère premier de différentiation de ces deux
principes. Le logos est du côté de la vie et de son sens divin, alors que la ratio, jugement
formel, est coupé de la réalité concrète de la vie. La pensée fondée sur la ratio, le
rationalisme, est caractérisée par son schématisme, sa finitude : autant de traits négateurs de
vie. La pensée fondée sur le logos, au contraire, est tournée vers la réalité de la vie, divine,
cosmique et humaine. Le logos est le principe de pensée humaine en tant qu’il est corrélé à la
Raison universelle que la Vie manifeste. Or c’est bien la vie, dans sa dimension ontologique
qui, dans la perspective de toute métaphysique religieuse, est le critère de vérité. Èrn
démontre ainsi la supériorité du logos par rapport à la ratio. Contre l’omniprésence de la

197
V. Èrn, Bor’ba za Logos, préface, op. cit., p. 11.
60
ratio, coupée de la « nature en tant qu’être »198, Èrn affirme la nécessité du logos qui est au
contraire immanent à la réalité concrète.

Dans la Philosophie de la liberté, Berdjaev expose en d’autres termes la même idée


d’une raison humaine en communion avec la Raison divine. Il précise en outre le présupposé
nécessaire à ce type de pensée, qu’Èrn n’avait pas explicité : le présupposé de la foi.

« В вере индивидуальный малый разум отрекается от себя во имя разума


божественного и дается универсальное, благодатное восприятие. В последней же
199
глубине вера и знание – одно, т.е. обладание полнотой реального бытия. »

« Dans la foi la petite raison individuelle renonce à elle-même au nom de la raison divine, et la
perception universelle y est donnée par grâce. Dans cette ultime profondeur, foi et connaissance
ne font qu’un, autrement dit, c’est la possession de la plénitude de l’être réel. »

L’expression «petite raison », raison individuelle, correspond à la ratio, qui a la


possibilité, par la foi, de se dépasser, de communier à la Raison divine, ou « grande Raison »,
et d’atteindre par là à la connaissance totale de l’être. En développant la conception d’une
pensée humaine fondée sur le principe divin du Logos, Èrn et Berdjaev montrent tous les deux
non seulement que la raison discursive n’a pas le monopole de la connaissance, mais qu’au
contraire c’est le logos qui seul est au fondement d’une plénitude de vie unifiant foi,
connaissance et être. Èrn se distingue néanmoins de Berdjaev par les accents slavophiles et
nationalistes de sa démonstration qui érige la pensée russe en porte-flambeau du logos. Èrn,
cependant, se défend de glorifier la pensée russe. C’est toute pensée fondée sur le principe du
logos qu’il glorifie et appelle de ses vœux : sa lutte pour le Logos est un appel à la conversion
de la pensée au logos. Or la Russie, perçue par Èrn comme présence mystique du Logos,
apparaît naturellement comme une servante du Logos, appelée par son exemple à convertir le
rationalisme au logisme.

c. La conversion au logos

V. Èrn justifie la mission de conversion de la Russie par sa position culturelle


intermédiaire entre l’occident et l’orient. Il écrit :

« Русская философия занимает среднее место между философской мыслью Запада,


находящейся в неустанном течении и порыве, и философской мыслью Востока, парящей
в орлиных высотах и находящейся в неустанной напряженности вдохновенного

198
« Priroda kak suščee », expression reprise maintes fois par V. Èrn dans la postface de son recueil intitulé
« Na puti k logizmu », op. cit., pp. 276-294.
199
N. Berdjaev, Filosofija svobody, Moskva, Svarog i K, 1997, p. 50.
61
созерцания. Русская философская мысль должна раскрыть Западу безмерные сокровища
200
восточного умозрения. »

« La philosophie russe occupe une place médiane entre la pensée philosophique de


l’occident, qui se trouve dans un perpétuel mouvement et élan, et la pensée philosophique de
l’orient, planant dans les hauteurs, qui se trouve dans la tension perpétuelle d’une contemplation
inspirée. La pensée philosophique russe doit faire découvrir à l’occident les trésors infinis de la
pensée orientale. »

Ici encore, c’est la pensée russe qu’il définit par sa situation intermédiaire entre la
pensée occidentale, qu’il caractérise comme une pensée du mouvement (« находящейся в
неустанном течении и порыве »), et la pensée orientale, qu’il caractérise comme une pensée
contemplative (« находящейся в неустанной напряженности вдохновенного
созерцания »). Selon la perspective mystique qui est la sienne, il interprète cette situation
privilégiée comme un signe appelant la Russie à jouer un rôle de médiateur : «Русская
философская мысль должна раскрыть Западу безмерные сокровища восточного
умозрения. ». Il est intéressant de remarquer à ce sujet l’opposition totale d’Èrn et des
rédacteurs de la revue « Logos ». Partant d’un même constat d’une différence des modes de
pensée, ces derniers tendent au contraire à nier toute autonomie de la pensée russe, et se
présentent en fer de lance de la pensée occidentale en Russie. D’un côté comme de l’autre, la
Russie est finalement représentée comme le lieu d’une lutte philosophique entre deux
principes de pensée, ratio et logos.

« Историческое столкновение ratio и Λόγος’а, неминуемое и неизбежное, может


произойти лишь в России. Ибо Россия своей культурностью ввела и продолжает все в
большей степени вводить в себя европейское начало рационализма, проникающего собой
всю новую культуру Европы, своей религией существенно и неотъемлемо внедряла в
201
себя восточное начало божественного Λόγος’а. »

« La confrontation historique de la ratio et du Λόγος, inévitable et inéluctable, ne peut avoir lieu


qu’en Russie. Car la Russie, par sa culture, a introduit et continue toujours davantage à introduire
en elle-même le principe européen du rationalisme dont est empreinte toute la culture moderne de
l’Europe, et par sa religion elle a implanté en elle-même de manière essentielle et inaliénable le
principe oriental du Λόγος divin. »

Si Èrn montre bien que ratio et logos sont tous deux présents en Russie, il les oppose
quant à leur statut : la ratio est présentée comme une donnée culturelle (« Ибо Россия своей
культурностью ввела и продолжает все в большей степени вводить в себя европейское
начало рационализма »), alors que le logos est présenté comme intrinsèque à la nature russe,
à son être (« своей религией существенно и неотъемлемо внедряла в себя восточное
начало божественного Λόγος’а »). Le motif du combat «Историческое столкновение ratio

200
V. Ern, « Nečto o Logose…”, op. cit., p. 82.
201
Id., p. 85.
62
и Λόγος’а, неминуемое и неизбежное » , présent également dans le titre du recueil, la Lutte
pour le Logos, et qui par là oriente tout son contenu, s’avère ainsi être un combat pour l’être,
donc, dans la perspective de la métaphysique chrétienne, un combat pour le salut. Dans ce
sens, la rhétorique belliqueuse de V. Èrn acquiert un écho évangélique en faisant référence à
la parole du Christ « Не мир, но меч »202, et s’apparente à la rhétorique de Saint Paul dans sa
description, dans la lettre aux Ephésiens, du combat de la foi203qui se conclut sur la phrase
suivante : «Recevez enfin le casque du salut et le glaive de l’Esprit, c’est-à-dire la Parole de
Dieu ». Dans le contexte de la pensée de V. Èrn, le « glaive de l’Esprit » est justement le
principe du logos, affirmant l’enracinement ontologique de la raison humaine dans le Logos
divin, et servant ainsi le Logos, Parole de Dieu et Dieu lui-même.

Le logisme, mode de pensée enraciné dans le Logos dans sa double dimension antique
de Raison universelle et chrétienne de Verbe incarné, apparaît donc ultimement comme le
gage du Salut et de la vérité : c’est dans ce même sens que Florenskij pose le logisme au
fondement de sa pensée et de sa vision du monde.

2. P. Florenskij, ou la réalité du verbe.

La réflexion sur la langue est omniprésente dans la pensée de Florenskij : à un niveau


ontologique et gnoséologique tout d’abord, le verbe, défini comme symbole, étant la source,
le principe de la réalité ; puis à un niveau linguistique et poétique, où le verbe (au sens de
vocable), conçu comme un organisme, est la manifestation concrète et changeante de la
réalité.

a. Le verbe comme symbole

C’est à partir de la conception platonicienne du monde que Florenskij, dans son essai la
Pensée et la langue204, définit la nature symbolique des phénomènes, introduction à la
définition du verbe comme symbole.

« В reale созерцается realiora, в мгновенном – вечное. Платон называл "синопсисом",


Гете – "гениальным методом" то орлье зрение с высоты, когда острым взором в

202
Matthieu 10, 34 : « N’allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu
apporte la paix, mais bien le glaive », Traduction Oecuménique de la Bible, Alliance biblique universelle, le
Cerf, 1994.
203
Lettre aux Ephésiens 6, 14-18 : « Debout donc ! A la taille, la vérité pour ceinturon, avec la justice pour
cuirasse et, comme chaussures aux pieds, l’élan pour annoncer l’Evangile de la paix. Prenez surtout le bouclier
de la foi, il vous permettra d’éteindre tous les projectiles enflammés du Malin. Recevez enfin le casque du salut
et le glaive de l’Esprit, c’est-à-dire la Parole de Dieu. », ibid.
204
P. Florenskij, « Mysl’ i jazyk », op.cit., p. 137
63
конкретно-единичном, в "отдельном случае", видится универсальное. Но, в существе
дела, речь идет все об одном и том же, как одно и то же, несмотря на различие
наименований, и открываемое этим "гениальным" методом. По Платону, это – "идея",
"тип" бытия; по Гете – "первоявление", "протофеномен" – τό πρωτοφαινόµενον, das
Protophänomen. Теперь предпочитают его иногда именовать "символом" – Вячеслав
Иванов, например. Но, повторяю, речь идет все об одном: "есть выдающиеся явления,
которые стоят перед нами, как представители многих других, так как заключают в
себе известную полноту", - пишет Гете Шиллеру. Эта их полнота ждет своего
открывателя. Творец "должен единичное возвысить … до всеобщего" – т. е. увидеть в
нем символ, все собою охватывающий. »

« Dans le reale on contemple les realiora, dans l'éphémère, l'éternel. Platon appelait
"synopsis", Goethe "méthode géniale" ce point de vue surplombant qui, par un regard perçant
dans le concret et le singulier, dans le "fait individuel", permet de voir l'universel. Mais en fait, il
s'agit toujours de la même chose, une seule et même chose qui, malgré la différence de
dénominations, est révélée par cette méthode "géniale". Pour Platon, c'est l'"idée", le "type" d'être;
pour Goethe, c'est la "manifestation première", le "protophénomène", τό πρωτοφαινόµενον, das
Protophänomen. A présent on préfère l'appeler "symbole": Vjačeslav Ivanov, par exemple. Mais,
je répète, il s'agit toujours de la même chose: "il y a des phénomènes remarquables qui
apparaissent devant nous comme des représentants de nombreux autres et portent ainsi en eux
une certaine plénitude", écrit Goethe à Schiller. Et cette plénitude attend d'être révélée. Le
créateur "doit élever le singulier… à l'universel", c'est-à-dire voir en lui le symbole qui embrasse
tout. »

Selon cette conception de la réalité, chaque chose est à la fois une partie du tout et le
tout lui-même. Comme le suggère N. Gej205, cette conception de la réalité comme intégrité,
totalité unifiée, rejoint la pensée de l’Incarnation : de même que le Verbe de Dieu s’est fait
chair, devenant par là pleinement homme tout en restant pleinement Dieu, de même chaque
chose, et a fortiori le verbe humain, chaque parole, est union du phénomène et de l’idée.
Chaque chose est symbole ; le verbe aussi est donc par nature symbole. Florenskij comprend
avant tout le symbole dans son sens étymologique de médiateur :

« Дело в том, что слово, как посредник между миром внутренним и миром внешним,
т.е. будучи амфибией, живущей и там и тут, устанавливает, очевидно, нити своего
рода между тем и другим миром, и нити эти, какими бы ни были они мало приметными
взору позитивиста, суть, однако, то, ради чего существует самое слово, или по крайней
мере суть перво-основа всех дальнейших функций слова. Эта перво-основа, очевидно,
имеет направленность двустороннюю, во-первых, от говорящего – наружу, как
деятельность, вторгающаяся из говорящего во внешний мир, а во-вторых, от внешнего
мира к говорящему, внутрь его, как восприятие, получаемое говорящим. Иначе говоря,
словом преобразуется жизнь, и словом же жизнь усвояется духу. Или, еще говоря иначе,
слово магично и слово мистично. Рассмотреть, в чем магичность слова, это значит
понять, как именно и почему словом можем мы воздействовать на мир. Рассмотреть как
именно и почему слово мистично, это значит уяснить себе, каков смысл учения, по
206
которому слово есть знаменуемая им реальность. »

« C’est que le verbe, en tant que médiateur entre le monde intérieur et le monde extérieur,
c’est-à-dire, en tant qu’amphibie vivant ici et là-bas, installe évidemment des sortes de fils entre
l’un et l’autre monde, et ces fils, si peu visibles soient-ils pour l’oeil d’un positiviste, sont bien ce

205
N. Gej, « Slovo i obraz v koncepcii P.A. Florenskogo », P.A. Florenskij e la cultura della sua epoca, Atti del
Convegno Internazionale, Università degli Studi di Bergamo, 10-14 gennaio 1988, a cura di M. Hagemeister e
N. Kauchtschwili, Marburg, Blaue Hörner Verlag, 1995.
206
P. Florenskij, « Mysl’ i jazyk », op.cit., p. 230
64
pour quoi existe le verbe lui-même, ou tout du moins sont-ils le fondement premier de toutes les
autres fonctions du verbe. Ce fondement premier, évidemment, a une double orientation ; tout
d’abord, du locuteur vers l’extérieur, en tant qu’activité partant du locuteur pour pénétrer dans le
monde extérieur, ensuite, du monde extérieur vers l’intérieur du locuteur, en tant qu’impression
perçue par le locuteur. Autrement dit, la vie est transformée par le verbe, et par le verbe encore, la
vie est assimilée par l’esprit. Ou bien, dit encore autrement, le verbe est magique, et il est
mystique. Etudier en quoi consiste la magie du verbe signifie comprendre comment et pourquoi
nous pouvons agir par le verbe sur le monde. Etudier comment et pourquoi le verbe est mystique
signifie éclaircir le sens de la doctrine selon laquelle le verbe est la réalité qu’il désigne. »

Le verbe, compris comme médiateur entre deux niveaux de réalité, la réalité subjective
et la réalité objective, est ainsi le révélateur de l’intégrité du monde, étant relié à la fois au
sujet locuteur, à la personne, et à l’objet désigné. C’est cette double orientation inhérente au
verbe qui définit pour Florenskij son statut, à la fois magique et mystique. Comme le souligne
N. Boneckaja207, en tant que symbole de la personne qui le profère, le verbe est magique, il a
prise sur le réel ; en tant que symbole de la chose désignée, le verbe est mystique, il est pour
le locuteur un accès à la chose même. Par ce qu’il nomme la mystique du verbe, Florenskij
introduit la question essentielle de la réalité du verbe, qu’il reprend plus loin en la précisant :

« А когда мы установили себе, что слово – это самый объект, познаваемая


реальность, то тогда через слово мы проникаем в энергию ее сущности, с глубочайшей
убежденностью постигнуть там самую сущность, энергией своею раскрываемую. Слово
есть самая реальность, словом высказываемая, - не то, чтобы дублет ее, рядом с ней
поставленная копия, а именно она, самая реальность в своей подлинности, в своем
нумерическом самотождестве. Словом и через слово познаем мы реальность, и слово
208
есть самая реальность. »

« Et lorsque nous avons affirmé que le verbe est l’objet lui-même, la réalité connue, alors, à
travers le verbe nous pénétrons dans l’énergie de son essence, avec la très profonde certitude
d’atteindre là son essence même, dévoilée par son énergie. Le verbe est la réalité même proférée
dans le verbe, non pas son doublon, sa copie posée à côté d’elle, mais bien la réalité elle-même
dans son authenticité, dans son identité numérique. Dans et par le verbe nous connaissons la
réalité, et le verbe est la réalité même. »

C’est la doctrine de l’essence et des énergies qui permet d’éclaircir la conception de la


réalité du verbe. Florenskij suit une logique antinomique qui lui fait affirmer à la fois le statut
du verbe comme moyen de connaissance de la réalité et comme la réalité même. Ici encore,
c’est le Verbe incarné qui est la référence implicite : seule la foi en Jésus-Christ, Verbe divin
incarné, chemin vers Dieu et Dieu lui-même, permet d’attester de la réalité de tout verbe
humain, moyen de connaissance de la réalité et réalité elle-même. A l’image et à la
ressemblance du Verbe incarné, le verbe humain est à la fois réalité symbolique, et réalité
concrète, vivante, réalité organique.

207
N. Boneckaja, « Ob odnom skačke v russkom filosofskom jazykoznanii. Mysl’ i jazyk A.A.Potebni i Mysl’ i
jazyk P.A.Florenskij », P.A. Florenskij e la cultura della sua epoca, op.cit.
208
P. Florenskij, « Mysl’ i jazyk », op.cit., p. 263
65
b. Le verbe comme organisme

En effet, la logique antinomique de Florenskij permet de définir la réalité du verbe de


deux manières : le verbe est une réalité symbolique, mais il est aussi une réalité concrète,
corporelle. Florenskij relie ainsi la perspective ontologique à une perspective linguistique et
poétique sur le verbe : il décrit la matière verbale comme un organisme vivant. Il reprend la
conception héritée de Humboldt et de Potebnja209 distinguant la forme interne de la forme
externe des vocables, mais en les interprétant différemment, et en les renommant, afin
justement de souligner le caractère organique des vocables.

« Действительно, лингвистика давно различала в слове его внешнюю форму от


формы внутренней, или : слово как факт языка, существующего до меня и помимо меня,
вне того или другого случая применения, и слово как факт личной духовной жизни, как
случай личной жизни.
Внешняя форма есть тот неизменный, общеобязательный, твердый состав,
которым держится все слово ; ее можно уподобить телу организма (...)
Напротив, внутреннюю форму слова естественно сравнить с душою этого тела (...)
Если о внешней форме можно, хотя бы и приблизительно точно, говорить как о навеки
неизменной, то внутреннюю форму правильно понимать как постоянно рождающуюся, как
210
явление самой жизни духа. »

« Effectivement, la linguistique distinguait depuis longtemps, dans un vocable, sa forme


externe de sa forme interne, ou bien : le vocable comme fait d’une langue existant avant moi et
indépendamment de moi, en dehors de telle ou telle application particulière, et le verbe comme fait
de la vie personnelle et spirituelle, comme événement de la vie personnelle.
La forme externe est cette composante solide, contraignante, immuable, qui maintient tout le
verbe ; on peut l’apparenter au corps d’un organisme (...)
Au contraire, il est naturel de comparer la forme interne du verbe à l’âme de ce corps (...) Si
l’on peut parler, ne serait-ce qu’approximativement, de la forme externe comme d’une forme
immuable à jamais, il est correct de concevoir la forme interne comme une forme en perpétuelle
naissance, comme la manifestation de la vie même de l’esprit. »

Ainsi le verbe, décrit à la fois comme étant corps et âme, chose et esprit, est-il pourvu
d’une réalité concrète, celle d’un organisme. C’est également dans ce sens que peut être
comprise l’affirmation de la réalité du verbe. De plus, la métaphore de l’organisme associe le
verbe à une personne, et donc, encore une fois, implicitement, le verbe humain au Verbe divin
incarné.

Les deux niveaux d’être du verbe, être symbolique et être organique, à l’image et à la
ressemblance du Verbe incarné, révèlent l’antinomie de la langue toute entière. En effet, le
verbe-symbole révèle la langue (Logos) en tant que principe universel, ordre immuable, tandis
que le verbe-organisme, dans sa dimension spirituelle sur laquelle Florenskij insiste
particulièrement, révèle la langue comme énergie verbale, personnelle. La notion d’antinomie
209
L’héritage de la pensée de W. Von Humboldt et d’A. Potebnja à l’Âge d’Argent, et notamment le devenir
russe de la notion de « forme intérieure », seront étudiés plus en détails au chapitre suivant.
210
P. Florenskij, op. cit., p. 213-214
66
est constitutive de la conception de la langue de Florenskij ; mais elle est aussi au principe de
toute sa pensée.

« Таковo противоречивое устройство языка, слагающегося из антиномий. Но язык –


живое равновесие έργον и ενέργεια, "вещи" и "жизни". Точнее сказать, именно
противоречивостию этою, в ее предельной остроте, и возможен язык – вечный,
незыблемый, объективный Разум, пре-человеческий Λόγος и он же – бесконечно близкий
душе каждого, ласково-гибкий в своем норовлении к каждому отдельному сердцу, всегда
индивидуальный, в каждый миг свой, в каждом своем движении – индивидуальность
211
выражающий – поскольку есть что выразить. »

« Telle est la structure contradictoire de la langue qui est tissée d'antinomies. Mais la langue
est un équilibre vivant d'έργον et d'ενέργεια ,de "chose" et de "vie". Plus précisément, c'est par ce
caractère contradictoire, dans son intensité maximale, que la langue est rendue possible :
éternelle et inébranlable Raison objective, Logos supra-humain, et en même temps langue
infiniment proche de toute âme, d'une tendre souplesse dans son adaptation au cœur de chacun,
toujours individuelle à tout instant, dans le moindre de ses mouvements, elle exprime
l'individualité, dans la mesure où il y a quelque chose à exprimer. »

L’antinomie est définie par les notions d’ergon et energeia, héritage humboldtien,
doublées des concepts de Logos universel et logos individuel, faisant écho à la distinction
opérée par Berdjaev entre « petite raison » et « grande Raison ». L’affirmation de l’équilibre
antinomique de la langue, et du verbe, dessine une double tension, qui correspond à la double
dimension du verbe : dimension cosmique, et dimension humaine. C’est précisément à cet
aspect du statut du verbe que va s’attacher S. Bulgakov.

3. S. Bulgakov, ou la sophianité du verbe

La philosophie du Verbe et du Nom de S. Bulgakov peut être considérée, à la suite de


N. Prat212, comme l’expression la plus rigoureuse de la doctrine orthodoxe du langage, telle
qu’elle s’élabore au début du XXème siècle, c’est-à-dire dans le cadre d’une pensée symboliste
au sens large. Bulgakov reprend en les systématisant les intuitions de Florenskij, en
privilégiant le statut cosmologique du verbe. L’introduction d’I.B. Rodnjanskaja à l’édition de
1999 de la Philosophie du Nom213 expose de manière très précise le déroulement de la pensée
de Bulgakov.

211
P. Florenskij, op.cit., p. 153
212
N. Prat, « Orthodox philosophy of language in Russia », op.cit.
213
I.B. Rodnjanskaja, “Sxvatka S.N. Bulgakova s I. Kantom na stranicax Filosofii Imeni. Vvodnaja zametka”, S.
Bulgakov, Filosofija imeni, op.cit.
67
a. Statut anthropocosmique du verbe

Bulgakov ouvre la Philosophie du Nom214 par un chapitre intitulé « Qu’est-ce que le


verbe ? ». Avant d’expliciter la portée gnoséologique du verbe, qui est l’enjeu même du texte,
il pose ainsi la question de la nature du verbe. Il cherche à démontrer non seulement que le
verbe est une réalité ontologique, mais surtout qu’il est une réalité anthropocosmique. Afin
de présenter cette dualité fondamentale du verbe, Bulgakov souligne d’abord qu’il est une
réalité humaine, dans toute sa dimension psychique. Le verbe, en tant que logos au sens grec,
est en effet à la fois parole et pensée :

« Человек есть существо мыслящее и говорящее, слово-мысль или мысль-слово


находится в его обладании ранее всякого конкретного высказывания. Человек мыслит в
словах и говорит мысль, его разум, λόγος, неразрывно связан со словом λόγος, λόγος есть
215
λόγος – в непередаваемой игре слов говорит нам самосознание. »

« L’homme est un être pensant et parlant, le verbe-pensée ou la pensée-verbe se trouve en sa


possession avant toute énonciation concrète. L’homme pense en paroles et parle sa pensée ; sa
raison, λόγος, est indivisiblement liée à sa parole λόγος, le λόγος est le λόγος – nous dit notre
conscience par un intraduisible jeu de mots. »

Cette unité du verbe et de la pensée est bien l’expression de la dimension proprement


humaine du verbe. Mais le verbe est aussi, et avant tout, une réalité cosmique : tout en étant
un « verbe-pensée », il est également un « verbe-idée », au sens platonicien, principe et
fondement d‘être.

« Слово необъяснимо, оно существует в чудесной первозданности своей. И самое


удивительное в нем и вместе и самое существенное – это нераздельность и
неслиянность в нем смысла и формы, идеи и тела. Как идея не существует без
216
воплощения, так и звуки не суть слова без идеи. »

« Le verbe est inexplicable, il existe dans sa miraculeuse primauté. Et le plus étonnant, et en


même temps le plus essentiel, est l’indivisibilité et l’inconfusibilité de son sens et de sa forme, de
son idée et de son corps. Tout comme l’idée n’existe pas sans incarnation, de même sans l’idée
les sons ne sont pas des paroles. »

Le concept de pervozdannost’ (état de création première) souligne bien la réalité


première et élémentaire du verbe, tandis que l’image de l’unité antinomique de la pensée et de
l’idée, reprenant le vocabulaire christologique de la non-division et de la non-confusion,
prépare la définition de la dualité fondamentale du verbe selon Bulgakov, de sa réalité
anthropocosmique.

214
S. Bulgakov, Filosofija imeni, op.cit.
215
ibid., p.14
216
ibid., p.23
68
«Остается просто, смиренно и благочестиво признать, что не мы говорим слова, но
слова, внутренно звуча в нас, сами себя говорят, и наш дух есть при этом арена
самоидеации вселенной (…) Слово есть мир, ибо это он себя мыслит и говорит, однако
мир не есть слово, точнее не есть только слово, ибо имеет бытие еще и
металогическое, бессловесное. Слово космично в своем естестве, ибо принадлежит не
сознанию только, где оно вспыхивает, но бытию, и человек есть мировая арена,
микрокосм, ибо в нем и через него звучит мир, потому слово антропокосмично, или,
скажем точнее, антропологично. И эта антропологическая сила слова и есть реальная
основа языка и языков. Наречия различны и множественны, но язык один, слово едино, и
217
его говорит мир, но не человек, говорит мирочеловек. »

« Il nous reste à accepter humblement et pieusement que nous ne disons pas nos paroles,
mais que ce sont les paroles, résonnant à l’intérieur de nous, qui se disent elles-mêmes, et notre
esprit est alors l’arène de l’auto-idéation de l’univers (…). Le verbe est le monde, car c’est le
monde qui se pense et se dit, cependant le monde n’est pas le verbe, plus précisément n’est pas
que le verbe, car il a également un être métalogique, non-verbal. Le verbe est cosmique par
nature, car il appartient non pas seulement à la conscience dans laquelle il étincelle, mais à l’être,
et l’homme est l’arène du monde, un microcosme, car en lui et à travers lui retentit le monde, c’est
pourquoi le verbe est anthropocosmique, ou bien, pour être plus précis, anthropologique. Et cette
puissance anthropologique du verbe est justement le fondement réel de la langue et des langues.
Les idiomes sont divers et multiples, mais la langue est une, le verbe est un, et c’est le monde qui
218
le parle, et non l’homme, c’est le monde-homme qui le parle. »

La réalité cosmique du verbe est bien sa réalité première : c’est pourquoi Bulgakov
insiste sur une forme de dépossession de la parole chez l’homme en affirmant que le verbe se
dit lui-même, que le monde se dit par le verbe, énonçant ainsi l’intuition qu’Heidegger
développera plus tard dans sa réflexion sur la « parole parlante »219. Mais Bulgakov va plus
loin en réintégrant la dimension humaine à l’intérieur d’une vision cosmologique de la langue.
C’est à travers le microcosme qu’est l’homme, dans sa parole, que se dit le macrocosme.
Bulgakov conclut donc son raisonnement par la définition du verbe comme réalité
anthropocosmique, ou anthropologique, au sens ou le logos est compris comme la raison du
cosmos. Et c’est à partir de cette définition antinomique du verbe, réalité tout à la fois
humaine et cosmique, que Bulgakov expose sa conception du symbole.

« Через микрокосм говорит космос, но, вместе с тем, чрез человека говорит и его
живая органическая конкретность, определенная психическая и историческая
индивидуальность и определенный язык, определенно настроенный, индивидуально
окачественный инструмент. И потому слово так, как оно существует, есть
удивительное соединение космического слова самих вещей и человечeского о них слова,
притом так, что то и другое соединены в нераздельное сращение. (…) Это загадочное,
трудное для мысли и волнующее для сердца сращение идеального и реального

217
ibid., p. 26
218
Dans la traduction de miročelovek par « monde-homme », le tiret du mot composé rend l’idée de fusion sans
confusion présente dans le terme miročelovek, qui est formé sur le modèle de bogočelovek. La traduction par
« cosmanthrope » traduirait l’écho de ce concept théologique rendu, par certains théologiens français, par
l’hellénisme « théanthrope ».
219
M. Heidegger, « la Parole », in M. Heidegger, Acheminement vers la parole, traduit par J. Beaufret, W.
Brokmeier et F. Fédier, Gallimard, 1976, p. 15. Notons la proximité de pensée, qui révèle en fait leur
communion d’intérêt pour le Logos à l’intérieur d’une même tradition ontologique, entre la réflexion de
Bulgakov et celle d’Heidegger lorsqu’il écrit par exemple dans « le Déploiement de la parole » : « Le mot se dit
au poète comme cela qui tient et maintient une chose en son être. », ibid., p. 153
69
(материального), феноменального, космического и элементарного мы называем
символом. Итак, мы дошли до точки : слова суть символы. Природа слова символична, и
220
философия слова тем самым вводится в состав символического мировоззрения. »

« A travers le microcosme parle le cosmos, mais en même temps, à travers l’homme parle
aussi sa dimension concrète, vivante, organique, une individualité historique et psychique définie
et une langue définie, un instrument accordé de manière définie, dont la qualité est individuelle.
C’est pourquoi le verbe tel qu’il existe est l’union étonnante du verbe cosmique des choses
mêmes et du verbe humain qui les désigne, de telle sorte que l’un et l’autre sont réunis en une
coalescence indivisible.(…) Cette mystérieuse coalescence, difficile pour la pensée et émouvante
pour le cœur, de l’idéal et du réel (matériel), phénoménal, du cosmique et de l’élémentaire, nous
l’appelons symbole. Nous sommes ainsi arrivés à notre terme : les vocables sont des symboles.
La nature du verbe est symbolique, et la philosophie du verbe, par là, s’inscrit dans le cadre d’une
vision du monde symbolique. »

Bulgakov aboutit ainsi à une définition cosmologique du symbole, qui unit


indissolublement la dimension concrète, individuelle, humaine, du verbe à sa dimension
idéale, cosmique. Le symbole est donc, selon Bulgakov, le nom approprié au verbe saisi dans
sa totalité anthropocosmique. Cette définition du symbole est aussi le point de départ de
l’approche théologique, ou théosophique de la question, qui permet à Bulgakov de décrire la
sophianité du verbe.

b. Statut sophianique du verbe

Dans le chapitre « la Langue et la pensée », Bulgakov analyse les premiers versets du


prologue de l’Evangile de Jean, considéré comme le centre de toute vraie philosophie du
verbe. Comme le souligne N. Prat221, Bulgakov prend pour point de départ la conception
stoïcienne du logos compris comme principe universel, avant de montrer la métamorphose
opérée par le christianisme, qui rapporte le logos universel au Logos divin.

« В нашем чтении получается такая транскрипция : в начале было слово, и слово


было к Богу, и Бог был Слово. Итак, мировое слово возводится здесь к своему источнику
– Божественной Ипостаси Логоса (…) Корень логоса мирового – в Логосе Божественном,
пребывающем в премирной славе внутритроичного бытия, но светящего в мир и
образующего умную область слов-идей, божественную Софию как идеальную основу
мира. Это есть мысль о том, что всё в своем различении и согласии, многоединство
или единомножественность твари, лики бытия были вызваны в первоматерии, « в
222
начале » через слово. »

« Selon notre lecture, nous obtenons la transcription suivante : au commencement était le


verbe, et le verbe était tourné vers Dieu, et le Verbe était Dieu. Ainsi le logos universel s’élève-t-il
ici vers sa source, l’hypostase divine du Logos (…) Le logos universel a sa racine dans le Logos
divin, qui demeure dans la gloire hypercosmique de l’être intérieur de la Trinité, mais qui rayonne
dans le monde et forme le domaine intelligible des paroles-idées, la Sophia divine, fondement
idéal du monde. Il s’agit précisément de la pensée selon laquelle tout dans sa différence et son

220
S. Bulgakov, Filosofija imeni, op.cit., p. 27-28
221
N. Prat, op.cit.
222
S. Bulgakov, Filosofija imeni, op.cit., p. 103
70
harmonie, la pluri-unité ou l’uni-pluralité de la création, les visages de l’être, tout a été évoqué
dans la matière originelle, « au commencement », à travers le verbe. »

C’est l’emploi des minuscules et des majuscules qui révèle l’inteprétation que donne
Bulgakov du Prologue. Au commencement était le logos universel, orienté vers le Logos,
hypostase divine ; et c’est de Lui qu’il reçoit sa dimension sophianique. La Sophia, définie
comme « fondement idéal du monde », autrement dit comme unité du monde, apparaît donc
ici comme un des noms du logos universel ; le nom de Sophia éclaire la dimension
symbolique du logos, faisant de lui un lien universel entre les choses. Le concept de Sophia
élargit donc la notion de symbole à tout le cosmos, et devient finalement le nom suprême de
la réalité anthropocosmique du verbe.

« Итак надо различать человеческий, точнее, антропокосмический логос от


ипостасного Логоса Божественного. Первый есть логос в мире, Премудрость, София,
мировое зеркало Логоса, второй – премирное Божество, которое чудом истощания
223
вочеловечивается в мир. »

« Ainsi faut-il distinguer le logos humain, ou plutôt anthropocosmique, de l’hypostase divine du


Logos. Le premier est le logos dans le monde, la Sagesse, Sophia, le miroir cosmique du Logos,
224
le second est la Divinité hypercosmique, qui, par le miracle de la cénose, s’inhumaine dans le
monde. »

Bulgakov distingue ici Logos divin et logos anthropocosmique, Logos et Sophia. Le


concept de sophianité (sofijnost’) développé par S. Bulgakov semble en fait correspondre à
celui de logisme (logizm) défendu par V. Èrn : les deux notions insistent sur l’enracinement
du logos humain dans le Logos divin, qui par le mystère de l’Incarnation, devient le principe
unificateur de l’univers. Dans la pensée de Bulgakov, la dialectique du Logos et de la
Sophia est ainsi au fondement de ce que A. Nivière225 nomme « réalisme gnoséologique », I.
Rodnjanskaja226 « gnoséologie symbolique », et que l’on pourrait encore nommer
« gnoséologie sophianique » : c’est cette dialectique du Logos et de la Sophia qui permet
ultimement d’affirmer la réalité, l’unité et la vérité du verbe, de la personne et du cosmos.

Toute cette réflexion sur la corrélation entre verbe humain et Verbe divin, garante de la
plénitude de la parole, qui est fondatrice de la pensée du logos dans la Russie de l’Âge

223
ibid., p. 104
224
C’est par référence au concept d’ « inhumanation » que le verbe vočelovečivaetsja est traduit par
« s’inhumaine ».
225
A. Nivière, « La Philosophie du Nom dans l’oeuvre du Père S. Bulgakov », le Messager orthodoxe, n°124, I,
1994-1995.
226
I. Rodnjanskaja, op.cit.
71
d’Argent, est également à la source de la réflexion des poètes sur le statut de la parole
poétique. Le poème « le Verbe »227 de N. Gumilev est à cet égard emblématique.

4. Le poème « le Verbe » de N. Gumilev : une mythopoésie du verbe

De même que la philosophie de la langue se caractérise par une mise en question du


statut du Verbe et du Nom, soulignant par là la communion de réflexion entre philosophie et
théologie, la poésie de l’Âge d’Argent rend manifeste une crise de représentation de la parole
poétique, qui devient ici aussi une occasion de rencontre entre poésie et théologie. Le poème
« le Verbe » de Gumilev constitue un exemple de cette réflexion poétique mettant en question
la nature de la parole : dans ce poème, c’est la confrontation des représentations du verbe
humain et du Verbe divin, confrontation du poétique et du théologique, qui permet de penser
le mystère de la parole. Se faisant l’écho de tout l’Âge d’Argent, période de rencontre de la
théologie, de la philosophie et de la poésie sur la question du verbe et de la parole, il élabore
une mythopoésie du verbe poétique fondée sur l’analogie avec le Verbe divin. Mais ce rapport
d’analogie, caractéristique de la pensée mythopoétique, peut aussi être interprété comme un
rapport métonymique, révélateur d’une intuition mystique qui apparaît comme le pendant
poétique de la mystique du verbe de Florenskij ou de Bulgakov.

Слово

В оный день, когда над миром новым


Бог склонял лицо Свое, тогда
Солнце останавливали словом,
Словом разрушали города.

И орел не взмахивал крылами,


Звезды сжались в ужасе к луне,
Если, словно розовое пламя,
Слово проплывало в вышине.

А для низкой жизни были числа,


Как домашний, подъяремный скот,
Потому что все оттенки смысла
Умное число передает.

Патриарх седой себе под руку


Покоривший и добро и зло,
Не решаясь обратиться к звуку,
Тростью на песке чертил число.

Но забыли мы, что осиянно


Только слово средь земных тревог,
И в Евангельи от Иоанна
Сказано, что слово это Бог.

227
“Slovo”, N. Gumilev, Stixotvorenija i poèmy, op.cit.
72
Мы ему поставили пределом
Скудные пределы естества,
И, как пчелы в улье опустелом,
Дурно пахнут мертвые слова.

Le Verbe

Lorsque sur le monde nouveau


Dieu jadis inclinait son visage,
Le soleil obéissait au verbe,
Le verbe détruisait les villes.

L’aigle ne prenait pas son vol,


Les astres effrayés se serraient vers la lune
Si, comme une flamme rose,
Le verbe flottait dans les hauteurs.

Et pour la vie basse étaient les nombres,


Animaux domestiques, asservis,
Car le nombre raisonnable
Traduit toutes les nuances du sens.

Le vieillard chenu, qui avait de sa main


Subjugué et le bien et le mal,
N’osait faire appel au son,
Et traçait de sa canne un nombre sur le sable.

Mais nous avons oublié que seul le verbe


est auréolé de gloire parmi les alarmes terrestres,
Et dans l’Evangile de Jean
Il est dit que le verbe, c’est Dieu.

Nous l’avons confiné


Aux pauvres limites de la nature,
Et comme les abeilles d’une ruche désertée,
Les vocables morts empestent.

a. Rapport d'analogie entre verbe poétique et Verbe divin

Le poème se présente comme la mythologisation de la crise de représentation du verbe


poétique à l’Âge d’Argent : c’est ce que nous invite à penser sa forme qui rappelle celle du
conte, par la présence du pentamètre trochaïque, qui imite traditionnellement le vers de la
poésie populaire, ainsi que par l’incipit « « В оный день », faisant référence à un temps
légendaire. Le poème se présente ainsi comme une narration de l’histoire du verbe.

La première strophe décrit le temps mythique d’un verbe efficace pensé sur le modèle
du Verbe de Dieu : « Солнце останавливали словом, / Словом разрушали города. » Après
Dieu, le verbe personnifié semble être le second personnage de ce conte, prenant ainsi la place
de l’homme absent : il est lui même la cause des verbes d’action « останавливали »,
« разрушали » ; l’intrumental « словом » répété deux fois en un chiasme qui encadre les

73
deux verbes d’action souligne que le verbe est une force, qu’il est lui-même un acte. Par
analogie avec la parole prophétique de Josué228 s’affirme ici l’idéal d’un verbe poétique au
sens plein de verbe créateur, qui donne pouvoir sur le monde, sur le cosmos (« Солнце »)
comme sur le monde créé par l’homme («города »), de même nature que le fiat de la Genèse.
La deuxième strophe confirme à son tour la toute-puissance du verbe : c’est un tableau du
cosmos qui nous y est donné, culminant dans la manifestation du Verbe divin en gloire,
« Слово проплывало в вышине », évoquant par analogie la grandeur et la puissance du
verbe poétique appelé à transfigurer le monde moderne. Cette première partie se clôt ainsi sur
une vision mystique du verbe poétique authentique, pensé par analogie avec le Verbe créateur
de Dieu. A ce temps mythique, paradisiaque, du verbe va cependant succéder le temps de son
existence terrestre : commence alors le récit du nombre, signe muet qui a pris la place du
verbe.

Le premier vers de la troisième strophe « А для низкой жизни были числа », en


rupture avec le vers précédent, inaugure une opposition presque terme à terme entre les deux
premières strophes et les deux suivantes. Sans que l’homme ne soit nommé, il est bien
question ici de la relation humaine au langage : l’avènement du nombre est la marque de la
domination de l’homme sur le langage. Le nombre est en effet le fruit de l’intelligence
humaine, « Умное число », et non plus don de Dieu ; il a pour modèle le signe
mathématique, abstrait, totalement intelligible, hors du sensible. La problématique du verbe et
de l’être est ainsi remplacée par celle du signe et du sens ; l’approche rationnelle remplace
l’approche mystique. Si l’on peut encore parler d’un rapport d’analogie entre verbe poétique
et Verbe divin dans la tentative de représentation de la parole, il ne s’agit plus désormais que
d’une analogie négative. Alors que « слово » faisait référence à la raison divine à laquelle
communiait l’homme, « число » fait désormais référence à la seule raison humaine,
autonome.

Gumilev montre ici la menace que ce langage logique, rationnel, fait peser sur le
langage verbal : il s’agit de la menace du silence, qui n’est autre qu’une menace de mort pour
la parole poétique… Les vers « Не решаясь обратиться к звуку, / Тростью на песке чертил
число. » expriment cette menace du silence : renoncer au son revient à nier l’essence de la

228
Josué 10, 12-13 : « Alors Josué parla au Seigneur en ce jour où le Seigneur avait livré les Amorites aux fils
d’Israël et dit en présence d’Israël : « Soleil, arrête-toi sur Gabaon, Lune, sur la vallée d’Ayyalôn ! ». Et le soleil
s’arrêta et la lune s’immobilisa jusqu’à ce que la nation se fût vengée de ses ennemis. Cela n’est-il pas écrit dans
le livre du Juste ? Le soleil s’immobilisa au milieu des cieux et il ne se hâta pas de se coucher pendant près d’un
jour entier. », Traduction Œcuménique de la Bible, Paris, le Cerf, 1984.
74
parole, sa dimension proprement humaine s’exprimant dans l’acte de profération qui met en
œuvre tout l’être de l’homme. Mais encore une fois, c’est implicitement la référence au
théologique qui dévoile la véritable nature de la parole contenue dans le terme de « звук » :
celui-ci signifie bien le son, mais aussi le souffle. Dans cette perspective, c’est également le
rappel du divin en l’homme que l’esprit rationnel de l’homme rejette. L’oubli de la nature
profonde de la parole, à la fois humaine et divine, est porteur de mort. Le nombre en vient
ainsi à signifier le silence, la mort du verbe proféré : il ouvre le temps de la désolation du
verbe, décrit dans les deux dernière strophes du poème. Mais cette évocation est aussi, de
manière négative, une révélation du vrai statut du verbe. C’est de nouveau la référence au
théologique qui permet ce dévoilement, mais cette fois Gumilev dépasse le rapport
d’analogie : selon une logique tout autant mystique que poétique, c’est désormais par son
rapport métonymique au Verbe divin qu’il caractérise le verbe poétique, rejoignant ainsi, sur
un mode poétique, les analyses de Florenskij ou Bulgakov sur la nature du verbe.

b. Rapport métonymique entre verbe poétique et Verbe divin

En effet, la cinquième strophe peut être considérée comme une relecture de la mystique
johannique par l’imagination poétique de l’auteur. En effet, les deux premiers vers, « Но
забыли мы, что осиянно / Только слово средь земных тревог», non seulement font
clairement écho au prologue de l’Evangile de Jean, mais peuvent même être interprétés
comme une paraphrase poétique du verset suivant : « Et la lumière brille dans les ténèbres, et
les ténèbres ne l’ont point comprise. »229. La référence ouverte à l’Evangile de Jean au vers
suivant, qui affirme la divinité du Verbe, est aussi le rappel de son Incarnation, qui seule
permet de dépasser la division du céleste et du terrestre des quatre premières strophes. Dans
cette perspective, le terme « осиянно » peut être lu comme une image de la Transfiguration,
comprise en termes poétiques comme une transformation possible du réel par le verbe
poétique. Ainsi, selon une lecture analogique procédant d’une logique toute poétique,
Gumilev affirme le caractère sacré d’un verbe poétique capable d’illuminer, de transfigurer le
monde. Mais par cette comparaison, Gumilev révèle aussi la source divine du verbe humain.
La polysémie du vocable « slovo » tend alors à induire un rapport métonymique, un rapport de
communion entre verbe humain et Verbe divin : le verbe poétique est compris comme un
prolongement du Verbe divin ; par le mystère de l’Incarnation (« слово это Бог »), le verbe
humain participe, communie au Verbe divin. Cette lecture engage ainsi une théologie du

229
Jean 1,5, Traduction Œcuménique de la Bible, Paris, le Cerf, 1984.
75
verbe poétique, qui apparaît ici comme le fruit d’une intuition tout à la fois poétique et
mystique.

Mais le poème se clôt sur une image de désolation, dont la cause est justement l’oubli
de la sainteté du verbe poétique. Sa réduction aux dimensions de la nature matérielle équivaut
à sa mise à mort. La répétition du terme « предел » (« Мы ему поставили пределом /
Скудные пределы естества ») souligne la faute commise contre la liberté du verbe qui lui est
inhérente, mais aussi contre la plénitude d’être matériel et spirituel du verbe : l’auteur suggère
ainsi encore une fois que c’est l’oubli de son enracinement dans le Verbe divin qui atrophie le
verbe poétique. De même la plénitude du verbe, son caractère vivant transparaissent dans la
comparaison des paroles avec les abeilles : « И, как пчелы в улье опустелом, / Дурно
пахнут мертвые слова ». La comparaison animale, en effet, matérialise la vie de la parole,
donne à voir son incarnation. Certes, c’est justement le caractère vivant de la parole qui a été
nié, mais la mort du verbe semble bien être aussi promesse de renaissance. En effet, la
comparaison des paroles et des abeilles évoque les abeilles d’Aristée230, qui sont appelées à
réapparaître sinon renaître, enfin l’image du verbe vivant, associée au mystère de
l’Incarnation du Verbe divin, transforme la mort du verbe en promesse de résurrection. Ainsi,
par un système d’associations d’images, pensée poétique et logique de foi se combinent pour
prophétiser le salut du verbe. Certes cette prophétie appartient à l’au-delà du texte, mais elle
est néanmoins présente ; Gumilev affirme de manière négative la vraie nature de la parole
poétique qui, à l’image et à la ressemblance du Verbe incarné, est parole de réconciliation :
réconciliation du verbe humain et du Verbe divin, de la raison humaine et de la raison divine,
réconciliation du verbe (slovo) et du nombre (čislo), autrement dit, logos au sens plein.

Dans cette perspective, l’intégration du théologique à la logique poétique apparaît bien


comme un acte de résistance du verbe face à la menace mortifère du langage strictement
rationnel. Le poème s’inscrit donc bien à l’intérieur de cette « lutte pour le logos »,
caractéristique de l’Âge d’Argent : il s’agit ici pour Gumilev, conformément au principe
acméiste, d’affirmer la plénitude ontologique du verbe poétique, plénitude matérielle et
spirituelle, et c’est bien l’image du Verbe incarné qui apparaît encore une fois comme l’idéal
du verbe humain.

230
Nous suivons ici la précieuse analyse de W. Weidlé, les Abeilles d’Aristée. Essai sur le destin actuel des
lettres et des arts, Paris, Gallimard, 1954
76
Chapitre 3 : Hégémonie de la poésie à l’Âge d’Argent

Le premier chapitre a mis en évidence l’hellénisme de l’Âge d’Argent, et sa


conséquence dans le domaine de la réflexion sur le verbe et la parole (slovo) : la présence du
concept antique du Logos. Le deuxième chapitre a souligné la situation de la culture russe de
l’Âge d’Argent à l’intérieur de la tradition chrétienne, impliquant la prédominance de la
lecture biblique, et plus précisément johannique du Logos comme Verbe incarné. Les
conceptions du Logos antique et du Logos divin affirment toutes deux l’enjeu métaphysique
de la notion : la réflexion sur le verbe et la parole qui caractérise l’Âge d’Argent est donc une
lutte pour un Logos métaphysique, compris comme plénitude ontologique, à l’intérieur d’une
vision du monde platonicienne, contre le schématisme et le positivisme du discours rationnel,
associé à la vision du monde kantienne.

C’est donc bien au domaine de la connaissance qu’aboutit la réflexion sur le Logos :


l’Âge d’Argent est en quête d’un Logos non-discursif qui serait davantage en adéquation avec
la tâche métaphysique que le discours philosophique traditionnel. Or c’est la poésie, logos
poétique héritant à la fois de la tradition antique et de la tradition chrétienne, qui va subsumer
logique philosophique et logique théologique et prendre la relève de la métaphysique. Dans ce
sens, l’Âge d’Argent peut être considéré, à la suite de G. Florovskij231, comme une période de
néo-romantisme, qui, comme les autres modernismes européens, voit renaître la
représentation de la sacralisation de l’art. L’ouvrage de J.M. Schaeffer, consacré à la « théorie
spéculative de l’Art »232, définissant l’art selon son contenu de vérité, montre clairement, dans
le contexte romantique, la dévalorisation du philosophique, stigmatisant la pensée de Kant, et
la valorisation du poétique dans la perspective d’une unité harmonieuse du monde à
reconstruire. Il écrit : « C’est Kant qui est visé : on l’accuse d’avoir verrouillé l’ontologie,
d’avoir limité le domaine du savoir aux formes et catégories subjectives ainsi qu’aux objets
phénoménaux, d’avoir réduit la question de l’hen kai pan – de l’être et de Dieu – au statut
d’une pure Idée de la raison, inaccessible à la spéculation théorique (...) La naissance du
romantisme résulte cependant d’un facteur plus spécifique : la conviction que le discours
philosophique est incapable d’exprimer de manière adéquate l’ontologie théologique
renouvelée. Au moment de sa naissance, la théorie spéculative de l’Art est indissociable de
l’idée que l’Art doit remplacer le discours philosophique défaillant : l’expérience

231
G. Florovskij, Puti russkogo bogoslovija, op.cit.
232
J.M. Schaeffer, L'Art de l'âge moderne. L'esthétique et la philosophie de l'art du XVIIIème siècle à nos jours,
Gallimard,1992.
77
fondamentale des romantiques réside dans l’idée que la philosophie ne saurait être le lieu
d’épanouissement de l’onto-théologie.»233

La concurrence entre poésie, ou art verbal, et philosophie dans la quête de la vérité


semble bien en effet être une caractéristique majeure de l’Âge d’Argent. I. Rodnjanskaja234
souligne de plus la spécificité de ce néo-romantisme russe : c’est parce que la gnoséologie
kantienne est éloignée de la tradition de la pensée russe que se développe une gnoséologie
symboliste valorisant les arts. A partir de l’opposition fondamentale entre l’idée platonicienne
et la chose en soi kantienne, elle rappelle la vision symbolique du monde qui prédomine dans
la Russie de l’Âge d’Argent, selon laquelle le phénomène est le symbole, au sens réaliste, du
noumène. « C’est là que se manifeste avec évidence l’orientation artistique, esthétique de la
pensée russe, cherchant à puiser, en partie à la suite de Schelling, ses modèles de
connaissance dans l’expérience de l’art, alors que Kant était orienté, comme on le sait, vers la
science mathématique. Cette divergence est la plus nette et la plus essentielle. » En effet,
l’esthétisme de la culture russe a souvent été soulignée. Ainsi, dressant un tableau de la
culture russe ancienne, D. Likhatchev235 définit-il la beauté comme le critère de vérité des
slaves orientaux. Dans le contexte du modernisme, on pourrait dire que le critère de vérité est
non plus la beauté, mais la poéticité : c’est ains que s’affirme à l’Âge d’Argent le logos
poétique, embrassant à la fois logos philosophique et logos théologique. Désormais le logos
poétique est perçu comme le Logos dans sa totalité ; la poésie va concurrencer et dépasser la
linguistique, la philosophie et la théologie, manifestant ainsi cette soif de « dépassement de
toutes les limites »236 caractéristique de la modernité. Au fondement de cette hégémonie de
l’art verbal se trouve le dépassement des limites entre linguistique et poésie, résultant d’une
relecture poétique de la pensée linguistique et philosophique d’A. Potebnja. L’émergence
d’une linguistique poétique, voulue comme une synthèse de la science et de la poésie sur la
question du verbe et de la parole, donne une légitimité scientifique à l’art verbal qui pourra
ainsi se tourner vers son but ultime, l’ontologie.

233
Ibid., p. 89
234
I. Rodnjanskaja, « Sxvatka S.N. Bulgakova s I. Kanton na strannicax “Filosofii Imeni” », op.cit.
235
D. Lihačev, « l’Art médiéval russe », Histoire de la Littérature russe. Des origines aux Lumières, Paris,
Fayard, 1992.
236
I.V. Kondakov, Ju.V. Korž, « F. Nicše (Nietzsche) v russkoj kul’ture Serebrjanogo veka », Obščestvennye
nauki i oščestvennost’, n°6, Moskva, 2000.
78
A. Emergence d’une linguistique poétique

Au fondement de cette linguistique poétique se trouve la conception humboldtienne de


la dualité de la langue, perçue à la fois comme un produit et une activité, ergon et energeia.
C’est Potebnja qui contribue, par son ouvrage la Pensée et la langue237, à faire connaître en
Russie les idées de Humboldt, qui seront à leur tour repensées par Florenskij, dans un essai du
même nom238, puis réappropriées par les poètes symbolistes et post-symbolistes.

1. L’antinomie de la langue.

a. Analyses linguistiques et philosophiques

α. L’analyse de Humboldt

La description de la dualité de la langue, saisie à la fois comme ergon et energeia, et


sans doute l’apport le plus célèbre de W. von Humboldt à la pensée de la langue.

« Assumée dans sa réalité essentielle, la langue est une instance continuellement et à chaque
instant anticipatrice. L’écriture elle-même ne lui assure qu’une conservation incomplète et
momifiée, qui sollicite de toute urgence l’effort nécessaire pour retrouver le texte vivant. En elle-
même, la langue est non pas un ouvrage fait [ergon], mais une activité en train de se faire
[energeia]. Ainsi sa vraie définition ne peut-elle être que génétique. Il faut y voir la réitération
éternellement recommencée du travail qu’accomplit l’esprit afin de ployer le son articulé à
l’expression de la pensée. En toute rigueur, une telle définition ne concerne que l’acte singulier de
la parole actuellement proférée ; mais, au sens fort et plein du terme, la langue n’est, tout bien
239
considéré, que la projection totalisante de cette parole en acte. »

Tout en présentant la dualité de la langue, qui est tout à la fois « ouvrage fait » et
« activité en train de se faire », la description de Humboldt privilégie nettement l’energeia, la
conception de la langue comme « parole en acte », activité de l’esprit. La métaphore de la vie,
présentant l’activité de la langue comme un « texte vivant », en opposition avec la
« momification » de la langue par l’écriture, emblème de l’ergon, situe clairement un pôle
positif et un pôle négatif dans cette antinomie. Selon la terminologie de Benvéniste, c’est
donc la langue en tant que discours, acte de parole, énonciation, qui est privilégiée.
Benvéniste décrit la même réalité que Humboldt, dans des termes différents, lorsqu’il écrit240 :

237
A.A. Potebnja, Mysl’ i jazyk, Xar’kov, 1892.
238
P.A. Florenskij, Mysl’ i jazyk, op.cit.
239
W. von Humboldt, Introduction à l’oeuvre sur le kavi et autres essais, traduction et introductions de P.
Caussat, Paris, Seuil, 1974, p. 183
240
« L’appareil formel de l’énonciation », E. Benvéniste, Problèmes de linguistique générale, II, Paris,
Gallimard, 1966, p. 81-82
79
« Avant l’énonciation, la langue n’est que la possibilité de la langue. Après l’énonciation, la
langue est effectuée en une instance de discours, qui émane d’un locuteur, forme sonore qui
atteint un auditeur et qui suscite une autre énonciation en retour. »

La langue comme ergon est donc la « possibilité de la langue », langue en puissance,


alors que la langue comme energeia est la langue « effectuée en une instance de discours »,
l’acte de parole.

β. L’analyse de Potebnja

Dans la Pensée et la langue, Potebnja consacre tout un chapitre à la pensée de


Humboldt. Il reprend la double conception de la langue comme produit (delo, proizvedenie) et
comme activité (dejatel’nost’). Il étend cette définition à chaque vocable (slovo), compris
comme unité élémentaire de la langue, et, transposant la problématique métaphysique de
Humboldt en problématique psychologique, il double l’opposition entre langue et parole par
celle d’objectivité et subjectivité.

« При самом рождении слова является в нем противоположность объективности и


субъективности ; она связана, как увидим, столь же нераздельною с языком
241
противоположностью речи и понимания. »

« Dès sa naissance apparaît dans le mot l’opposition entre objectivité et subjectivité ; elle est
liée, comme nous le verrons, à l’opposition intrinsèque à la langue entre discours et
compréhension. »

Potebnja relie ainsi la problématique de la langue comme ergon et energeia à celle de la


communication et de l’ « intersubjectivité »242 qui la présuppose. Cette dimension de la
question sera également considérée par les poètes dans leur réflexion sur la relation de
l’auteur au lecteur dans la parole poétique.

γ. L’analyse de Florenskij

A la suite de Potebnja, Florenskij rappelle la série d’antinomies contenue par


l’antinomie initiale entre ergon et energeia : antinomie de l’objectivité et de la subjectivité du
verbe, du discours et de sa compréhension, de la liberté et de la nécessité, enfin de l’individu
et du peuple. Lui-même cherche à garder présents dans sa démonstration les deux parties de
l’antinomie en soulignant leur équilibre. Voici le résumé qu’il donne, après une longue
citation de Humboldt, de cette antinomie, fondatrice de toute sa pensée de la langue et de
toute sa philosophie :

241
A.A. Potebnja, Mysl’ i jazyk, op.cit., chapitre III “V. Gumbol’dt” [W. Humboldt].
242
E. Benvéniste, « De la subjectivité dans le langage », Problèmes de linguistique générale, I, op.cit.
80
« Другими словами, язык предстоит духу как целое, уже готовое, сразу обозреваемое,
хотя, в то же время, он – только по-мгновенно творится духом и существует лишь
тогда, поскольку и когда творится. Он есть, говоря сравнительно, « кристалл »,
готовое орудие, которым народному духу предстоит пользоваться и в котором
243
предстоит ему воплощаться. »

« En d’autres termes, la langue se présente à l’esprit comme un tout déjà prêt, que l’on peut
cerner d’un coup, bien qu’en même temps, elle ne soit créée par l’esprit que par instants, et qu’elle
n’existe que lorsqu’elle est créée. En parlant par comparaison, elle est un « cristal », un instrument
préparé que l’esprit populaire doit utiliser, et dans lequel il doit s’incarner. »

Florenskij valorise ici la langue en tant que produit, dont l’intégrité, signe positif, est
soulignée à la fois par la notion de tout (« целое »), et par la comparaison du « cristal ». Mais
il montre aussi que ce tout est une potentialité qui doit être réalisée dans l’acte d’énonciation
définie comme une « incarnation » de l’esprit dans la matière verbale. C’est aussi cette
conception de la langue comme potentialité créatrice qui est privilégiée par les poètes.

b. Réappropriation poétique du concept de l’antinomie de la langue.

α. L’interprétation de Belyj

Belyj a consacré un article, « la Pensée et la langue »244, à l’ouvrage de Potebnja du


même nom. Dans son commentaire de la conception de la langue à la fois comme ergon et
energeia, il met en évidence l’idée de potentialité créatrice qui montre la proximité existant
entre l’art verbal et la langue même. Il expose ainsi l’analogie que dessine Potebnja entre la
parole et le mythe.

« Потебня устанавливает поразительное сходство между происхождением и


зависимостью слов и происхождением и зависимостью мифических образов народного
творчества; опираясь на историю, он обращается к данным психилогического анализа,
смешивая историзм с психилогизмом ; все многообразие его трудов, вся кропотливая
работа его колоссальных « Записок по русской грамматике » клонится к установлению
аналогии между словом и мифом. Две величины : одна – творческая энергия речи ; другая
– поэтическая энергия народов, выражающаяся в фигурах и тропах речи. (...) задолго до
современной критики перекинул он мост между исканиями науки и пламенной проповедью
независимости художественного творчества современных новаторов искусства
объединением произведений деятельности языка и произведений поэзии, как продуктов
единого творчества. »

« Potebnja expose la ressemblance frappante de l’origine et la dépendance des vocables et de


l’origine et la dépendance des images mythiques de la création populaire ; s’appuyant sur
l’histoire, il fait référence aux données de l’analyse psychologique, mêlant historisme et
psychologisme ; toute la diversité de son oeuvre, tout le travail minutieux de ses colossales
« Notes sur la grammaire russe » tend à exposer l’analogie du vocable et du mythe. Il y a deux
grandeurs : l’une est l’énergie créatrice du discours, l’autre est l’énergie poétique des peuples,
s’exprimant dans les figures et les tropes du discours (...) longtemps avant la critique
contemporaine, il a jeté un pont entre les recherches de la science et l’homélie enflammée de

243
P.A. Florenskij, Mysl’ i jazyk, op.cit., p. 153
244
A. Belyj, « Mysl’ i jazyk », Logos, kn. 2, Moskva, Musaget, 1910.
81
l’indépendance de la création artistique des novateurs actuels de l’art, par la réunion des oeuvres
de l’activité de la langue et des oeuvres de la poésie, en tant que produits d’une unique création. »

C’est bien la notion d’énergie qui est au fondement, tout d’abord, de l’analogie entre le
vocable et le mythe, en tant que création collective populaire, ensuite, entre la parole et la
poésie, en tant que création individuelle. Alors que Potebnja, par cette analogie, tend à
montrer que la langue est historiquement, et dans son devenir, poésie, au sens de création et
créativité, Belyj en vient à retourner l’assertion pour affirmer que l’art verbal, la langue
poétique, est la langue même. Ainsi écrit-il dans « la Magie des vocables »:

245
« Поэтическая речь и есть речь в собственном смысле. »

« Le discours poétique est discours au sens propre. »

Ce n’est qu’une différence de degré qui distingue la parole de la parole poétique ; cette
dernière est désormais présentée comme le degré suprême de la parole, en tant qu’énergie
verbale consciente d’elle-même. Par ce retournement de la conclusion potebnienne, Belyj
installe donc l’hégémonie de l’art verbal sur la linguistique.

β. L’interprétation d’Ivanov

Ivanov, lui, fait directement référence à Humboldt, sans l’intermédiaire de Potebnja,


sans doute pour montrer qu’il envisage la langue, comme Humboldt, dans sa dimension
métaphysique et non pas seulement psychologique. Dans son essai « Notre langue », il prend
pour postulat la célèbre affirmation de Humboldt, en interprétant la langue comme une
manifestation de l’universel « esprit de communion » (sobornost’) :

« Язык, по глубокомысленному воззрению Вильгельма Гумбольдта, есть одновременно


дело и действенная сила (έργον и ενέργεια); соборная среда, совокупно всеми непрестанно
творимая и вместе предваряющая и обусловливающая всякое творческое действо в
самой колыбели его замысла; антиномическое совмещение необходимости и свободы,
божественного и человеческого; создание духа народного и Божий народу дар. Язык, по
Гумбольдту, - дар, доставшийся народу, как жребий, как некое предназначение его
246
грядущего духовного бытия. »

« La langue, selon la vision profonde de Wilhelm von Humboldt, est à la fois produit et force
active (έργον et ενέργεια) ; un milieu commun qui est sans cesse créé par tous, tout en précédant
et conditionnant en même temps tout acte créateur dans le berceau même de sa pensée ; c’est
une alliance antinomique de nécessité et de liberté, de divin et d’humain ; création de l’esprit du
peuple et don de Dieu au peuple. La langue, selon Humboldt, est un don que le peuple reçoit
comme un destin, comme une sorte de prédétermination de son être spirituel à venir. »

245
A. Belyj, « Magija slov », Simvolizm kak miroponimanie, Moskva, Respublika, 1994, p.133
246
V. Ivanov, « Naš jazyk », op.cit., p. 396
82
On reconnaît ici la proximité de pensée entre Ivanov et Florenskij : Ivanov, comme
Florenskij, souligne l’équilibre antinomique de la langue, et l’interprète en des termes qui
révèlent une véritable théologie de la langue. L’antinomie est en effet ultimement comprise
comme l’union du divin - la langue en tant que don de Dieu, et de l’humain - la parole en tant
que réalisation personnelle des potentialités de la langue. La langue est ainsi définie comme
milieu commun (« соборная среда »), manifestation de l’esprit de communion qui fonde
idéalement l’unité du monde : cette définition conceptuelle fait écho à la définition imagée de
la langue comme cristal proposée par Florenskij.

Mais Ivanov donne également une lecture poésiologique de la dualité de la langue. Dans
son essai « Pensées du symbolisme », il convoque justement le concept d’énergie pour définir
le verbe poétique symboliste :

« К одному стремится он [символизм], как искусство : к эластичности образа, к его


внутренней жизнеспособности и экстенсивности в душе, куда он западает, как семя,
долженствующее возрасти и дать колос. Символизм в этом смысле есть утверждение
экстенсивной энергии слова и художества. Эта экстенсивная энергия не ищет, но и не
бежит пересечений с гетерономными искусству сферами, например, с системами
религий. Символизм, каким мы его утверждаем, не боится вавилонского пленения в
любой из этих сфер : он единственно осуществляет актуальную свободу искусства, он
247
же единственно верит в его актуальное могущество.»

« En tant qu’art, il [le symbolisme] n’aspire qu’à une chose : l’élasticité de l’image, sa vie
intérieure et son extensivité au sein de l’âme où elle s’enfonce, comme une graine qui doit grandir
et devenir épi. En ce sens, le symbolisme est l’affirmation de l’énergie extensive du verbe et de
l’art. Cette énergie extensive ne cherche pas, mais ne fuit pas non plus les rencontres avec des
sphères hétérogènes à l’art, par exemple avec les systèmes des religions. Le symbolisme tel que
nous l’affirmons ne craint la captivité de Babylone dans aucune de ces sphères : lui seul réalise la
liberté actuelle de l’art, lui seul croit en sa puissance actuelle. »

Dans cette définition qu’Ivanov donne du symbolisme, il apparaît que c’est la langue
comme energeia, en tant que telle, qui constitue le fondement du verbe poétique :
«Символизм в этом смысле есть утверждение экстенсивной энергии слова и
художества ». La poésie symboliste est présentée comme la révélation de la nature
énergétique du verbe ; le verbe poétique semble donc être de même nature que le verbe lui-
même, il en est son degré suprême. Comme Potebnja, Ivanov souligne également la
dimension de communication inhérente au verbe : les notions d’élasticité et d’extensivité,
ainsi que la métaphore de la graine, montrent l’intersubjectivité du verbe poétique symboliste,
autrement dit son caractère conciliaire (sobornost’), qui constitue l’autre aspect de son
énergie. Enfin, la notion d’ « énergie extensive », qui caractérise le verbe dans sa dimension
intersubjective et créatrice, révèle aussi la tension de la poésie pour l’au-delà de ses limites :

247
V. Ivanov, « Mysli o simvolizme », op.cit., p. 196
83
fondement de l’autonomie et de la liberté du verbe poétique, elle lui ouvre tous les domaines
de la vie et de la connaissance, en particulier celui de la religion. La « graine » du verbe
poétique peut devenir un « épi » mystique, ontologique, tout en gardant son essence poétique.

γ. L’interprétation des cubo-futuristes

Les poètes futuristes, quant à eux, se réapproprient la notion d’énergie selon une
conception somme toute assez proche de celle d’Ivanov, bien que les termes employés
diffèrent. La notion d’énergie semble donc bien réunir autour d’elle symbolistes et post-
symbolistes. En effet, les cubo-futuristes affirment avec force, à la suite des symbolistes, que
c’est le verbe compris comme energeia qui est au fondement de la poésie. Le nouveau verbe
poétique futuriste est la mise à nu des potentialités créatrices de la langue : c’est ce que
signifie le slogan poétique du « verbe en tant que tel ».

« В 1908 году гoтовился « Садок судей » I. Часть произведений попала в него, а часть
в « Студию Импрессионистов ». В обоих сборниках В. Хлебников, Бурлюки, С. Мясоедов и
др. наметили новый путь искусства : слово развивалось, как таковое.
Отныне произведение могло состоять из одного слова и лишь умелым изменением
его достигалась полнота и выразительность художественного образа.
Но выразительность иная – художественное произведение и принималось и
критиковалось (по крайней мере это предчувствовалось) только как слово.
248
Произведение искусства – искусство слова. »

« En 1908 se préparait le « Vivier des juges » I. Une partie des oeuvres s’y retrouva, l’autre se
retrouva dans « l’Atelier des Impressionnistes ». Dans les deux recueils V. Xlebnikov, les Burljuk,
S. Mjasoedov et d’autres indiquèrent la nouvelle voie de l’art : le verbe se développait, en tant que
tel.
Dorénavant une oeuvre pouvait n’être constituée que d’un vocable, et sa seule modification
judicieuse lui faisait atteindre la plénitude et l’expressivité de l’image artistique.
Mais une expressivité d’un autre ordre : l’oeuvre était à la fois perçue et critiquée (tout du
moins tel en était le pressentiment) uniquement en tant que verbe.
L’oeuvre d’art est l’art du verbe. »

Certes, la référence à la conception humboldtienne de la langue n’est qu’implicite,


puisque la notion même d’énergie est absente du texte. Cependant, l’affirmation « слово
развивалось, как таковое » fait bien allusion à l’activité de la langue, à la langue comme
« activité en train de se faire », et à la parole poétique comme réalisation des potentialités de
la langue. L’ affirmation « художественное произведение и принималось и
критиковалось (...) только как слово », répétée par la formule condensée « Произведение
искусства – искусство слова », indique bien que la poésie est l’exhibition de l’activité même
de la parole, et qu’elle tend ainsi vers la pure énergie de la parole.

248
A. Kručenyx, V. Xlebnikov, « Slovo kak takovoe », Manifesty i programmy russkix futuristov, Wilhelm Fink
Verlag, München, 1967, p.59

84
A la notion de la parole comme énergie se trouve corrélée celle de la forme interne de la
langue et de la parole, que G. Nivat définit précisément comme « énergie poético-mythique
»249. Défendue elle aussi tout d’abord par Humboldt, elle est reprise en Russie par Potebnja,
puis, à sa suite, par Florenskij et les poètes de l’Âge d’Argent. Désignant la liaison intime
entre le son et le sens, la forme interne révèle une conception « anti-sémiotique »250 de la
langue, qui sera intégrée par les poètes à leur réflexion sur la nature de la parole poétique.

2. La notion de forme interne de la langue

a. Analyses linguistiques et philosophiques de la forme interne

α. La conception humboldtienne de la forme interne

C’est dans le but de décrire la nature de la langue qu’Humboldt a recours à la notion de


forme interne. Il distingue en effet dans la langue deux éléments : une enveloppe sonore, et ce
qui transforme cet élément phonétique en contenu de pensée.

« La réflexion sur le langage en général et l’analyse de différentes langues particulières font


apparaître deux principes, nettement distincts l’un de l’autre : la forme phonétique d’une part,
l’usage qui en est fait pour désigner les objets et combiner les pensées entre elles d’autre
251
part. »

Comme le souligne W. Weinsteijn252, la forme interne, nommée encore « lois internes


de la langue »253, est ce qui fait la connexion entre le son et le sens, entre l’élément physique
et l’élément sémantique de la langue. Plus précisément, la forme interne est ce qui relie ces
deux éléments distincts de telle sorte qu’ils forment une unité synthétique : c’est dans un
passage décrivant cette synthèse qu’est la langue ou la parole qu’apparaît le plus clairement la
nature de la forme interne selon Humboldt.

« Dans un passage précédent, nous avons abordé et examiné en détail le problème de la


corrélation entre la forme intérieure de la pensée et l’élément phonétique ; nous y avons reconnu
une synthèse qui suppose un acte véritablement créateur de l’esprit et qui, à partir de la
combinaison de deux éléments, suscite une troisième instance dans laquelle la singularité des
deux premiers disparaît (...) Comme une telle synthèse n’est pas un simple état de fait
[Beschaffenheit], ni à proprement parler une action donnée [Handlung], mais un agir s’actualisant
sans cesse dans son mouvement translationnel, elle ne saurait livrer de soi le moindre signe
indicatif à la surface des mots ; et l’effort qui serait fait pour trouver, à tout prix, un tel signe ne
pourrait que manquer la vigueur véritable de l’acte lui-même, dont il avouerait ainsi méconnaître

249
G. Nivat, « le Symbolisme russe », Histoire de la littérature russe. Le Vingtième siècle. L’Âge d’Argent,
ouvrage dirigé par E. Etkind, G. Nivat, I. Serman, V. Strada, Paris, Fayard, 1987.
250250
L’expression est empruntée à J. Trabant, Humboldt ou le sens du langage, Liège, Mardaga, 1992.
251
W. von Humboldt, Introduction à l’oeuvre sur le kavi, op.cit., p. 191
252
W. Weinsteijn, “ A.A. Potebnja and Russian symbolism”, Russian literature, Special issue Russian
symbolism II, sept. 1979.
253
W. von Humboldt, Introduction à l’oeuvre sur le kavi, op.cit., p. 241
85
en fait la nature. La présence réelle de la synthèse doit s’affirmer de façon en quelque sorte
immatérielle au sein de la langue ; il faut bien réaliser qu’elle est cet éclair qui illumine la langue ;
telle la foudre venue d’ailleurs, elle tombe sur les matériaux en contact et opère leur fusion
254
mutuelle. »

La forme interne est à la fois mystérieuse et réelle ; immatérielle et présente. Les deux
métaphores de l’éclair et de la foudre, qui désignent son action synthétique, achèvent de nous
révéler la nature mystique de la forme interne, insaisissable autrement que par une intuition
linguistique à l’opposé de la tradition rationnelle du signe. Par la notion de forme interne, en
effet, selon l’expression de J. Trabant255, Humboldt affirme l’ iconicité de la langue et de la
parole. Il refuse l’arbitraire du signe et rapproche au contraire la langue de l’image, pour
laquelle le lien entre la forme matérielle et le contenu sémantique est non pas indifférent, mais
motivé. La pensée de Humboldt, et à sa suite celle de Potebnja, s’inscrit donc à l’intérieur de
la tradition cratyléenne : la forme interne est ainsi le nom que donne Humboldt à l’adéquation
de la parole et de la chose ou de la pensée, adéquation fondatrice de la rectitude de la langue.

β. La conception potebnienne de la forme interne

La conception de Potebnja s’inspire de celle de Humboldt tout en étant quelque peu


différente. Comme l’indique S. Cassedy256, la dimension mystique de la forme interne
disparaît, et laisse place à une interprétation qui se veut plus strictement linguistique, d’ordre
sémantique. Potebnja donne une première définition de la forme interne dans la Pensée et la
langue, puis une seconde, qui diffère quant aux termes employés, dans son ouvrage intitulé
Notes sur la théorie de l’art verbal257. Toutes deux distinguent, dans la langue comme dans
tout vocable, trois éléments :

« В слове мы различаем : внешнюю форму, т.е. членораздельный звук, содержание,


объективируемое посредством звука, и внутреннюю форму, или ближайшее
258
этимологическое значение слова, тот способ, каким выражается содержание. »

« Nous distinguons dans le vocable : la forme externe, c’est-à-dire le son articulé, le contenu,
objectivé par l’intermédiaire du son, et la forme interne, ou le sens le plus proche de l’étymologie
du vocable, le moyen par lequel le contenu est exprimé. »

La définition de la forme interne comme « moyen par lequel le contenu est exprimé »
correspond tout à fait à la définition humboldtienne, en revanche l’indication qui précède,

254
ibid., p. 365-366
255
J. Trabant, Humboldt ou le sens du langage, op.cit.
256
S. Cassedy, « Florenskij and philosophy of language in the twentieth century », P. A. Florenskij e la cultura
della sua epoca, op.cit.
257
A.A. Potebnja, Iz zapisok po teorii slovesnosti, Xar’kov, 1905 / Mouton - the Hague, Paris, 1970.
258
A.A. Potebnja, Mysl’ i jazyk, in Russkaja slovesnost’. Antologija, gl. red. V.P. Neroznak, Moskva, Academia,
1997, p. 51
86
celle de « sens étymologique », est tout à fait nouvelle. Par cette précision, Potebnja cherche à
donner un contenu objectif à cette mystérieuse notion qu’est la forme interne. Dans un même
souci d’objectivité et de scientificité sans doute, Potebnja, dans ses Notes sur la grammaire
russe, remplace le terme de « forme interne » par celui de « représentation » (predstavlenie).
La notion garde cependant le même statut que chez Humboldt, bien que transposé dans un
contexte psychologique et non plus métaphysique : celui d’« intermédiaire entre l’image
sensible de l’objet, présent à la conscience du locuteur, et sa signification abstraite »259. Dans
les Notes sur la théorie de l’art verbal, Potebnja présente de nouveau cette triple dimension
du vocable, en des termes un peu différents, qui lui permettront par la suite de dessiner une
analogie entre le statut du vocable et celui de toute oeuvre d’art verbal.

« Всякое создание нового слова из прежнего создает вместе с новым значением и


новое представление. Поэтому можно сказать, что первоначальное слово состоит из
трех элементов : единство членораздельных звуков, т.е. внешнего знака значения ;
260
представление, т.е. внутреннего знака значения и самого значения. »

« Toute création d’un vocable nouveau à partir d’un vocable ancien crée, en même temps
qu’une signification nouvelle, une représentation nouvelle. C’est pourquoi nous pouvons dire que
le vocable primitif se compose de trois éléments : l’unité des sons articulés, c’est-à-dire le signe
externe de la signification ; la représentation, c’est-à-dire le signe interne de la signification, et la
signification elle-même. »

Potebnja a remplacé le terme de « forme » par celui de « signe », et a maintenu celui de


« représentation » à la place de celui de « forme interne » : mais le sens des définitions reste
inchangé. La représentation est toujours l’élément reliant le son au sens à l’intérieur de
l’unique totalité signifiante qu’est le vocable. Il passe ensuite une nouvelle fois de cette
terminologie à une autre, pour décrire cette fois le statut du vocable poétique, et à un niveau
supérieur celui de l’oeuvre d’art verbal dans sa totalité : le terme de forme externe est
maintenu, celui de signification peut être remplacé par celui d’ « idée », et celui de forme
interne, ou de représentation, par celui d’ « image » (obraz). En fait, c’est justement la notion
de forme interne qui lui permet de révéler l’analogie entre le statut du vocable et celui de
l’oeuvre d’art. Dans l’oeuvre d’art, selon Potenbja, la forme interne, ou système d’images,
transforme le matériau verbal en idée, il informe l’oeuvre entière en lui donnant sens. Cette
analogie entre le vocable et l’oeuvre d’art confortera les poètes dans leur entreprise de
justification de la parole poétique en tant que prototype de la parole elle-même. Mais c’est
aussi l’interprétation que donne Florenskij de la forme interne qui sera source d’inspiration
pour les poètes.

259
« A.A. Potebnja », Filosofy Rossii XIX-XX stoletij. Biografii, idei, trudy, gl. red. P.V. Alekseev, Moskva,
Kniga i biznes, 1995.
260
A.A. Potebnja, Iz zapisok po teorii slovesnosti, op.cit., p. 19
87
γ. La forme interne, ou l’âme de la parole selon Florenskij

La description que Florenskij donne de la nature du vocable reprend la triple distinction


de Potebnja, tout en lui insufflant la dimension métaphysique qu’elle avait perdue : la
trichotomie potebnienne complète la description organique du vocable, union d’un corps et
d’une âme.

« Если продолжать прежнее сравнение слова с организмом, то в этом теле слова


подлежит различению : костяк, главная функция которого сдерживать тело и давать ему
форму, и прочие ткани, несущие в себе самую жизнь. На языке лингвистики первое
называется фонемой слова, а второе – морфемой. Ясно : морфемa служит
261
соединительным звеном между фонемой и внутренней формой слова, или семемой. »

« Si l’on poursuit la comparaison précédente du vocable à un organisme, il faut distinguer,


dans le corps du vocable, le squelette, dont la fonction principale est de maintenir le corps et de lui
donner forme, des autres tissus, qui portent en eux la vie même. Dans la langue de la linguistique,
le premier se nomme le phonème du vocable, et le second, le morphème. Il est clair que le
morphème sert de maillon de liaison entre le phonème et la forme interne du vocable, ou le
semème. »

Dans la représentation organique que donne Florenskij du vocable, le corps du vocable,


sa forme externe, physique, se décompose en phonème, sa composante phonétique, et
morphème, sa composante formelle psychique et physiologique, mais aussi sémantique, dans
sa dimension stable : c’est ici que Florenskij place donc le sens étymologique, contrairement à
Potebnja, qui voyait en lui la forme interne. Pour Florenskij, la forme interne du vocable,
c’est-à-dire sa forme spirituelle, selon la métaphore organique, a pour nom « semème » : il
s’agit de la composante sémantique, mais cette fois individuelle du vocable, dans sa
dimension mouvante. Florenskij poursuit plus loin la description de la forme interne, âme du
vocable:

« Внешняя форма, тело слова подлежит общеобязательному учету и потому


общеобязательной нормировке ; но живет оно не для себя, а для своей души. Душу же
слова образует объективное его значение, содержащее сколько угодно признаков,
имеющее полутона духовной окраски, ассоциативные обертоны : это целый мир смысла,
тут свои пропасти и вершины ; но сюда нет доступа внешнему учету и извне
предъявляемым требованиям.Семема данного слова в моем словоупотреблении может
быть удачна или неудачна ; но никому не принадлежит указывать или заказывать пути
его формирования. Она бесконечно шире своей морфемы, как последняя - бесконечно
шире своей фонемы. Семема способна беспредельно расширяться, изменяя строение
соотнесенных в ней духовных элементов, менять свои очертания, вбирать в себя новое,
хотя и связанное с прежним содержание, приглушить старое, - одним словом, она живет,
262
как и всякая душа, и жизнь ее – в непрестанном становлении. »

« La forme externe, le corps du vocable est soumis à un contrôle obligatoire et par conséquent,
à une norme obligatoire ; mais il ne vit pas pour lui-même, mais pour son âme. L’âme du vocable,
au contraire, est formée par sa signification objective, qui contient à volonté des traits distinctifs,

261
P.A. Florenskij, Mysl’ i jazyk, op.cit., p. 214-215
262
ibid., p. 219
88
des demi-teintes de coloration spirituelle, des harmoniques associatives : c’est tout un monde de
sens, il y a là des gouffres et des sommets ; mais sans aucun accès ni pour un contrôle
obligatoire ni pour des exigences venant de l’extérieur. Le semème d’un vocable que j’énonce
peut être réussi ou non ; mais personne n’a le droit de m’indiquer ou de m’imposer les voies de sa
formation. Il est infiniment plus large que son morphème, comme celui-ci est infiniment plus large
que son phonème. Le semème peut s’élargir de manière illimitée, modifiant la construction des
éléments spirituels corrélés en lui, changeant ses contours, il peut attirer à lui un contenu
nouveau, quoique relié au précédent, étouffer l’ancien, - en un mot, il vit, comme toute âme, et sa
vie est en perpétuel devenir. »

Cette représentation des formes interne et externe, corps et âme du vocable, renouent
avec l’antinomie fondamentale de l’ergon et de l’energeia. Du point de vue du sens du
vocable, le sens stable, commun, le plus proche du sens étymologique, correspond au vocable
comme ergon. Le vocable comme energeia est caractérisé au contraire par sa polysémie, sa
liberté, son caractère individuel. Si Florenskij le définit comme objectif, c’est sans doute au
sens de « réel », au sens où l’âme a plus de réalité que le corps. S. Cassedy263 indique que le
semème, dimension essentielle de la parole pour Florenskij, correspond au sens de la parole
chaque fois renouvelé dans l’acte de l’élocution : les notions de semème et d’energeia mettent
donc en évidence la double face de la nature de la parole, qui est à la fois activité et
polysémie. On comprend ainsi que les conceptions de Florenskij aient été source d’inspiration
pour les poètes, pour qui la parole poétique est justement potentialité créatrice de sens.

b. L’interprétation poésiologique de la forme interne

α. L’interprétation de Belyj

Dans son essai la Pensée et la langue, comme le souligne N. Boneckaja264, c’est


essentiellement la dimension irrationnelle de la réflexion potebnienne que Belyj retient pour
en tirer parti d’un point de vue poésiologique. C’est ainsi à partir de la notion potebnienne de
forme interne que Belyj définit « le symbolisme irrationnel de la langue », point de départ de
sa justification du symbolisme poétique.

« Соединение звуковой формы с внутренней образует живой, по существу


иррациональный, символизм языка ; всякое слово в этом смысле – метафора, т.е. оно
таит потеньциально ряд переносных смыслов ; символизм художественного творчества
есть продолжение символизма слова ; символизм погасает там, где в звуке слова
выдыхается внутренняя форма ; это бывает тогда, когда отвлеченная мысль
превращает слово из самоцели (эстетического феномена) в орудие (...) Идеал мысли –
автономия, т.е. умерщвление внутренней формы слова, превращение слова в
эмблематический звук ; идеал слова – автономия, т.е. максимальный расцвет
внутренней формы ; он выражается в многообразии переносных смыслов,
открывающихся в звуке слова : слово здесь становится символом ; автономия слова

263
S. Cassedy, Florenskij and philosophy of language in the twentieth century, op.cit.
264
N. Boneckaja, “Ob odnom skačke v russkom filosofskom jazykoznanii (Mysl’ i jazyk A.A. Potebni, Mysl’ i
jazyk P.A. Florenskogo)”, op.cit.
89
осуществляется в художественном творчестве ; оно же есть фокус
265
словообразования. »

« L’union de la forme sonore et de la forme interne constitue le symbolisme vivant, irrationnel


par essence, de la langue ; dans ce sens, tout vocable est métaphore, c’est-à-dire qu’il cache
potentiellement une série de sens figurés ; le symbolisme de la création artistique est le
prolongement du symbolisme du vocable ; le symbolisme s’éteint quand dans le son expire la
forme interne ; cela survient lorsque la pensée abstraite transforme le vocable de valeur en soi
(d’un phénomène esthétique) en instrument (...) L’idéal de la pensée est l’autonomie, c’est-à-dire
la dégénérescence de la forme interne du vocable, sa transformation en un son emblématique ;
l’idéal du vocable est l’autonomie, c’est-à-dire l’épanouissement maximal de la forme interne ; il
s’exprime dans la diversité des sens figurés qui se révèlent dans le son du vocable : ici, le vocable
devient symbole ; l’autonomie du vocable se réalise dans la création artistique ; celle-ci est le foyer
de la formation verbale. »

L’apport poésiologique de Belyj à la théorie potebnienne consiste à relier le statut du


vocable, union de forme externe et de forme interne, à la notion de métaphore : comme
Florenskij, Belyj voit dans la forme interne la réserve polysémique du vocable. Le vocable,
saisi dans sa dimension métaphorique, est potentialité de sens variés, figurés, ou
« transposés » (« ряд переносных смыслов »). Belyj fait du « symbolisme » un synonyme de
« métaphorisme », et le présente comme l’idéal du vocable, sa forme suprême. Dans ce sens,
le vocable poétique est donc le prolongement du vocable lui-même : seul les distingue la
vivacité de leur forme interne, autrement dit leur degré de métaphoricité. Le vocable poétique
métaphorique, nommé « symbole », a dans ce sens un statut purement esthétique. Il est une
valeur en soi autonome, non instrumentalisable par la pensée, qui ne s’épanouit que dans le
cadre de la création verbale. En conséquence, celle-ci a donc pour tâche de réaliser les
potentialités sémantiques et métaphoriques des vocables : dans la Magie des vocables, Belyj
décrit cette tâche comme une mise en mouvement de la forme interne.

« В формах изобразительности есть нечто общее : это стремление расширить


словесное представление данного образа, сделать его неустойчивым, породить новый
цикл словесного творчества, т.е. дать толчок обычному представлению в слове,
сообщить движение его внутренней форме ; изменение внутренней формы слова ведет
266
к созиданию нового содержания в образе (...)»

« Il y a quelque chose de commun à toutes les formes de figurativité : c’est l’aspiration à élargir
la représentation verbale d’une image, la rendre instable, engendrer un nouveau cycle de création
verbale, c’est-à-dire donner une impulsion à la représentation commune du vocable, mettre en
mouvement sa forme interne ; la modification de la forme interne d’un vocable conduit à la
création d’une nouveau contenu de l’image (...) »

Comme chez Potebnja, les termes de « représentation » et de « forme interne » sont ici
équivalents. Le passage résume la conception de la forme interne comme ferment de
significations nouvelles. Les tournures verbales «расширить », « породить », « дать

265
A. Belyj, « Mysl’ i jazyk », op.cit.
266
A. Belyj, « Magija slov”, op.cit., p. 138
90
толчок », « сообщить движение » mettent encore une fois en évidence la dimension
dynamique, énergétique de la création verbale ; et c’est précisément sur la forme interne que
porte l’action créatrice. La forme interne apparaît donc ultimement comme une métaphore de
la poéticité en tant que telle.

β. L’interprétation de Mandel’štam

Pour Mandel’štam également, il semble que la forme interne soit une métaphore de la
poéticité des vocables. C’est ce qui apparaît dans son essai « le Verbe et la culture », où le
concept hérité de Potebnja est présent sous le nom d’ « image interne ».

« Пиши безобразные стихи, если сможешь, если сумеешь. Слепой узнает милое лицо,
едва прикоснувшись к нему зрячими перстами, и слезы радости, настоящей радости
узнаванья, брызнут из глаз его после долгой разлуки. Стихотворение живо внутренним
образом, тем звучащим слепком формы, который предваряет написанное
стихотворение. Ни одного слова еще нет, а стихотворение уже звучит. Это звучит
267
внутренний образ, это его осязает слух поэта. »

« Ecris des vers sans figures, si tu le peux, si tu en es capable. L’aveugle reconnaîtra leur doux
visage à peine l’aura-t-il effleuré de ses doigts lucides, et des larmes de joie, de la vraie joie de la
reconnaissance, jailliront de ses yeux après une longue séparation. Le poème vit de son image
interne, du moule sonore de cette forme qui précède le poème écrit. Aucun vocable n’est encore
là, et pourtant le poème résonne déjà. C’est son image interne qui résonne, que l’ouïe du poète
perçoit. »

Dans ce passage, l’image interne, la forme interne du poème apparaît comme la forme
anté-verbale du poème : dans ce sens, il s’agit bien de la pure potentialité poétique des
vocables. Comme dans l’interprétation que fait Florenskij de la forme interne, l’image interne,
ici, est ce qui donne vie aux vocables : elle est réalisée, matérialisée pour l’auditeur par la
forme sonore des vocables, mais le poète-aveugle, lui, la perçoit dans son immatérialité et sa
virtualité. Faisant suite, dans le développement de l’essai, à l’ évocation du » verbe-Psyché »,
la notion d’image interne apparaît comme un des noms de l’âme du poème, comme ce que le
poète reconnaît comme étant ferment de poéticité. Contrairement à la représentation
volontariste que donne Belyj de l’action poétique comme mise en mouvement de la forme
interne, Mandel’štam privilégie une représentation humble de l’acte poétique comme
reconnaissance de la poéticité des vocables et accueil des potentialités de leur forme interne.

Cependant, l’insistance sur la dimension sonore, ainsi que l’image de la dimension


tactile du poème, souligne que Mandel’štam affirme aussi l’unité de la forme poétique, qui est
à la fois forme interne, « внутренний образ », et forme sensible, « звучащий

267
O. Mandel’štam, « Slovo i kul’tura », Sobranie sočinenij v 4 tomax, t.2. proza, Moskva, Terra, 1991, p. 226
91
слепок формы ». C’est aussi à une défense de la forme intégrale des vocables qu’aboutit la
relecture que fait Šklovskij de la théorie potebnienne.

γ. L’interprétation de Šklovskij

Dans la Résurrection du verbe268, V. Šklovskij prend pour point de départ de sa


réflexion poésiologique l’analyse potebnienne de la langue. Tout en faisant référence à la
conception de la forme interne, c’est en fait toute la forme des vocables qu’il défend, en tant
que gage de leur poéticité et de leur vivacité. C’est de manière négative qu’il décrit la nature
des vocables poétiques, en présentant le statut des vocables qui sont au contraire privés de
leur poéticité, de leur forme.

« Слова, употребляясь нашим мышлением вместо общих понятий, когда они служат,
так сказать, алгебраическими знаками и должны быть безобразными, употребляясь в
обыденной речи когда они не договариваются и не дослушиваются, - стали привычными,
и их внутренняя (образная) и внешняя (звуковая) формы перестали переживаться. (...)
Если мы захотим создать определение « поэтического » и вообще
« художественного » восприятия, то, несомненно, натолкнемся на определение :
« художественное» восприятие – это восприятие, при котором переживается форма
269
(может быть, и не только форма, но форма непременно). »

« Les vocables, lorsqu’ils sont utilisés par notre pensée à la place de concepts généraux, qu’ils
servent, dirons-nous, de signes algébriques, et doivent être privés de figures, lorsqu’ils sont
utilisés dans le langage ordinaire, qu’ils ne sont ni prononcés ni écoutés en entier, deviennent des
habitudes, et leur forme interne (imagée), comme leur forme externe (sonore), cessent d’être
ressenties. (...)
Si nous voulons créer une définition de la perception « poétique », et en général « artistique »,
nous buterons indubitablement sur la définition suivante : une perception « artistique » est une
perception au cours de laquelle la forme est ressentie (la forme n’est peut-être pas la seule chose
ressentie, mais la forme, elle, est nécessairement ressentie). »

Contrairement à ceux de Belyj ou de Mandel’štam, le point de vue de Šklovskij n’est


pas celui de la création des vocables, mais celui de leur réception. Il est question de la parole
en tant que perception (« восприятие »), expérience vécue (« переживание »). C’est donc la
perception de la parole qui est le critère de sa poéticité, ou encore, c’est la perception elle-
même qui est ou n’est pas poétique, et non la parole. Ainsi la perception poétique est-elle
définie comme la perception de la forme, forme interne, « imagée », et forme externe, ou
sonore. Le critère de la forme est donc toujours bien celui de la poéticité : c’est lui qui permet
en fait de distinguer parole poétique et parole habituelle, prosaïque. C’est ici que Šklovskij
prolonge le plus clairement la tradition potebnienne : en effet, selon Potebnja, c’est déjà la
présence ou l’absence de forme interne qui différencie la poésie de la prose.

268
Voskrešenie slova, V. Šklovskij, Gamburskij sčet, Moskva, Sovetskij pisatel’, 1990.
269
ibid., p. 36-37
92
3. L’opposition entre prose et poésie

L’opposition entre prose et poésie, telle qu’elle apparaît dans la réflexion poésiologique
de l’Âge d’Argent, s’enracine dans la pensée linguistique de Humboldt et Potebnja. C’est
justement cette analyse linguistique, qui tend à valoriser la poésie en montrant que la poésie
est plus proche que la prose de l’activité de la langue elle-même, qui va servir de fondement à
l’hégémonie de l’art verbal sur la science, ouvrant ainsi à la poésie les portes de la
connaissance du monde, et légitimant sa position de rivale de la philosophie.

a. Fondement linguistique de l’opposition entre prose et poésie

α. L’analyse humboldtienne

C’est avant tout la différence d’essence entre prose et poésie que Humboldt cherche à
définir. Il rappelle tout d’abord que prose et poésie sont deux « manifestations de la
langue »270 même, deux formes de l’imagination productive, qui ne présentent donc qu’une
différence graduelle, comme le résume J. Trabant271. C’est leur mode de rapport au réel qui
constitue l’essentiel de leur différence :

« Car il s’agit, dans les deux cas, de prendre appui sur la réalité pour rejoindre un objectif qui
ne lui appartient plus : la poésie récupère la présence sensible de la réalité, telle qu’elle se donne
à l’appréhension de l’expérience intérieure et extérieure, mais en restant indifférente et même
délibérément étrangère à ce qui fonde la réalité comme telle. Le phénomène sensible est alors
revendiqué par l’imagination, qui s’en sert pour rejoindre l’intuition d’une totalité que l’art
transfigure. La prose, elle, cherche à retrouver les racines mêmes du réel et à en démêler
l’écheveau ; elle met en oeuvre une procédure intellectuelle qui combine terme à terme les faits et
272
les concepts, et qui vise à produire leur idéalité systématique. »

Dans ce passage, poésie et prose ne semblent pas opposées l’une à l’autre selon un
principe axiologique. La poésie caractérise un rapport subjectif au réel, fondé sur l’expérience
et l’intuition, relayées par l’imagination. La prose indique un souci d’objectivité et de
systématicité, assumé par la raison au moyen de concepts. Prose et poésie apparaissent
comme interdépendantes, elles sont les deux branches d’un tout qui constitue l’unité
dynamique de la langue elle-même :

« Reste que la langue n’a accompli sa révolution que lorsque poésie et prose se répondent
273
l’une à l’autre. »

270
W. von Humboldt, Introduction à l’oeuvre sur le kavi et autres essais, op.cit., p. 346
271
J. Trabant, Humboldt ou le sens du langage, op.cit
272
W. von Humboldt, Introduction à l’oeuvre sur le kavi et autres essais, ibid., p. 346
273
Ibid., p. 355
93
Avec Potebnja, au contraire, l’opposition formelle entre prose et poésie se double plus
nettement d’une opposition axiologique. Conformément à la pensée romantique, Potebnja
affirme la spécificité du langage poétique, qui serait de nature non-sémiotique, contrairement
au langage courant, prosaïque, qui lui, serait arbitraire.

β. L’analyse potebnienne

Pour Potebnja, c’est la forme interne qui est le critère distinctif de la poésie et de la
prose.

« Символизм языка, по-видимому, может быть назван его поэтичностью ; наоборот,


забвение внутренней формы кажется нам прозаичностью слова. Если это сравнение
верно, то вопрос об изменении внутренней формы слова окажется тождественным с
вопросом об отношении языка к поэзии и прозе, то есть к литературной форме
274
вообще. »

« Le symbolisme de la langue, visiblement, peut être nommé sa poéticité ; au contraire, l’oubli


de la forme interne nous semble être la prosaïcité de la parole. Si cette comparaison est juste, la
question de la modification de la forme interne de la parole sera identique à celle de la relation de
la langue à la poésie et à la prose, c’est-à-dire à la forme littéraire en général. »

Selon le point de vue de la structure de la parole, la présence ou l’absence de la forme


interne détermine donc sa poéticité ou sa prosaïcité. Potebnja nomme « symbolisme » la
présence de la forme interne dans la parole poétique, soulignant par là sa proximité de
structure avec l’image. Cette analyse sera naturellement reprise par les penseurs symbolistes.
En analysant la notion de forme interne, Potebnja cherche consciemment à mettre en relation
la langue et la littérature, la linguistique et la poétique : en ce sens aussi, les symbolistes
voient en lui un précurseur.

Dans ses Notes sur la théorie de l’art verbal, Potebnja donne une autre définition de la
différence entre prose et poésie, qui induit nettement une opposition axiologique.

« Как для определения поэзии обращаемся к ее простейшей форме, т.е. к слову с


живым представлением, так для генетического определения прозы следует взять во
внимание следующее. Жизнь такого слова с внутренней стороны состоит в том, что
около представления собираются выделенные из чувственных образов признаки, пока
представление не станет с ними в противоречие или не потеряется в их массе, как не
существенное. Тогда слово теряет представление и остается лишь звуковым
посредником между познаваемым или объясняемым и объяснением (первообразная форма
275
прозы). »

« Tout comme pour la définition de la poésie nous nous tournons vers sa forme la plus simple,
c’est-à-dire la parole pourvue d’une représentation vivante, pour la définition génétique de la
prose, il nous faut prendre en compte la chose suivante. La vie d’une telle parole, du point de vue

274
A.A. Potebnja, Mysl’ i jazyk, in Russkaja slovesnost’. Antologija, op.cit., p. 51
275
A.A. Potebnja, Iz zapisok po teorii slovesnosti, op.cit., p. 97
94
interne, consiste en ce qu’autour de sa représentation se rassemblent des indices séparés de
leurs images sensibles, jusqu’à ce que la représentation ne soit en contradiction avec eux, ou ne
se perde dans leur masse, comme quelque chose d’inessentiel. Alors, la parole perd sa
représentation et devient un simple intermédiaire sonore entre l’objet de connaissance, ou
d’explication, et l’explication elle-même (telle est la forme originelle de la prose). »

La définition de la poésie comme « parole pourvue d’une représentation vivante » induit


nécessairement une opposition de vie et de mort entre poésie et prose : la prose, définie
comme « parole sans représentation », apparaît dès lors également comme une parole à la
représentation morte. La représentation, ou forme interne, étant pour Potebnja le noyau
essentiel de la parole et de la langue, une telle définition valorise éminemment la poésie au
détriment de la prose. Elle conforte la conception organiciste de la parole, ainsi que l’idée de
la nature anti-sémiotique de la parole originelle. La parole prosaïque, ou signe arbitraire, est
perçue par Potebnja comme une dégradation de la nature imagée, poétique, de la parole
primitive. L’opposition structurale et axiologique entre prose et poésie se double enfin d’une
opposition sémantique, qui elle aussi sera intégrée à la pensée poésiologique de l’Âge
d’Argent :

« Поэтому, если поэзия есть иносказание, αλληγορία в обширном смысле слова, то


проза, как выражение элементарного наблюдения, и наука стремится стать в
276
некотором смысле тождесловием, ταυτολογία. »

« En conséquence, si la poésie est métaphore, αλληγορία au sens large du mot, alors la


prose, en tant qu’expression de l’observation élémentaire, et la science, tendent à être, dans un
certain sens, redondance, ταυτολογία. »

A la parole prosaïque, qui est concept (ponjatie) s’oppose la parole poétique, qui est
« image » (obraz). Autrement dit, à la définition monosémique s’oppose la représentation
polysémique. Alors que la science, fondée sur le concept, est définie par la redondance et la
tautologie, la poésie, elle, est définie essentiellement comme allégorie, ou métaphoricité au
sens large (« иносказание »).

Nous avons déjà vu que pour Belyj, comme pour Potebnja, le symbole est
essentiellement métaphore : l’opposition axiologique entre prose et poésie, opposition de mort
et de vie, permet aussi aux poètes de l’Âge d’Argent de justifier l’hégémonie de l’art verbal
au nom du principe suprême qu’est la vie.

276
ibid., p. 100
95
b. Interprétation poésiologique de l’opposition entre prose et poésie

α. Interprétation symboliste

La pensée symboliste de la parole poétique, dans son opposition à la parole de prose,


reprend à son compte et développe les positions de Potebnja. Elle distingue donc également
deux types de vocables. Les essais d’Ivanov et Belyj qui exposent le statut de la parole
symboliste présentent toute une série d’oppositions terme à terme relevant respectivement de
la prosaïcité et de la poéticité de la parole. Ainsi, dans les Préceptes du symbolisme, Ivanov
oppose, d'un côté, le "verbe commun" (« обычное слово »), ou "verbe-concept" (« слово-
понятиe »)277, nommé plus loin verbe "ordinaire", "courant" (« повседневный »,
« обыденный »)278, et de l'autre, le "verbe-symbole" (« слово-символ »), qui justifie sa
poétique symboliste :

« Слово-символ делается магическим внушением, приобщающим слушателя к


279
мистериям поэзии. »

« Le verbe-symbole devient une incitation magique révélant à l’auditeur les mystères de la


poésie. »

L’interprétation que donne Ivanov du symbole semble n’être que la lecture mystique de
la définition potebnienne de la forme interne. Pour Potebnja, la forme interne, en tant que
signe de la poéticité de la parole, lui confère un statut spécifique, imagé, polysémique, qui le
distingue de celui de la parole commune. Ivanov, lui, interprète la métaphoricité de la parole
symboliste en terme de puissance magique, ou mystique, puissance révélationnelle dont est
privée la parole commune.

Dans la Magie des vocables, Belyj opère la même distinction entre prose et poésie, mais
dans des termes plus proches de ceux de Potebnja. Il définit l’opposition entre le concept
scientifique (« слово-термин »), et le vocable ordinaire (« обычное прозаическое слово »),
d’une part, et le verbe poétique (« слово-образ »), d’autre part, en développant abondamment
la métaphore de la vie et de la mort.

« Слово-термин - прекрасный и мертвый кристалл, образованный благодаря


завершившемуся процессу разложения живого слова. Живое слово (слово-плоть) –
цветущий организм.
Все, что осязаемо во мне органами чувств, разложится, когда я умру ; тело мое
станет гниющей падалью, распространяющей зловоние ; но когда закончится процесс
разложения, я предстану перед взором меня любивших в ряде прекрасных кристаллов.

277
V. Ivanov, « Zavety simvolizma », op.cit. p. 180
278
ibid. p. 184
279
ibid. p. 183
96
Идеальный термин – это вечный кристалл, получаемый только путем окончательного
разложения ; слово-образ – подобно живому человеческому существу ; оно творит,
влияет, меняет свое содержание. Обычное прозаическое слово, т.е. слово, потерявшее
звуковую и живописную образность и еще не ставшее идеальным термином, - зловонный,
разлагающийся труп.
Идеальных терминов мало, как стало мало и живых слов ; вся наша жизнь полна
загнивающими словами, распространяющими нестерпимое зловоние ; употребление
этих слов заражает нас трупным ядом, потому что слово есть прямое выражение
280
жизни. »

« Le verbe-terme est un cristal beau et mort, qui s’est formé grâce à l’achèvement du
processus de décomposition du verbe vivant. Le verbe vivant (le verbe-chair) est un organisme
florissant.
Tout ce qui est perceptible en moi par les organe des sens se décomposera lorsque je
mourrai ; mon corps deviendra une charogne pourrissante, répandant une puanteur ; mais lorsque
sera achevé le processus de décomposition, je paraîtrai aux yeux de ceux qui m’aimaient en une
série de beaux cristaux. Le terme idéal est un cristal éternel, obtenu par la seule voie de la
décomposition totale ; le verbe-image est semblable à un être humain vivant ; il crée, influence,
change de contenu. Le verbe commun, verbe de prose, c’est-à-dire un verbe qui a perdu son
iconicité sonore et picturale, et qui n’est pas encore devenu un terme idéal, est un cadavre
nauséabond en décomposition.
Il y a peu de termes idéaux, tout comme il reste peu de vocables vivants ; toute notre vie est
remplie de vocables pourrissants, répandant une puanteur insupportable ; l’utilisation de ces
vocables nous contamine de son poison cadavérique, car le verbe est l’expression directe de la
vie. »

La métaphore appuyée de la vie, de la mort et de la décomposition du verbe crée une


polarisation très forte entre la valorisation de la poésie, marquée du signe positif de la vie, et
la dévalorisation de la prose du langage ordinaire, marquée du signe éminemment négatif de
la décomposition, alors que la langue conceptuelle scientifique, marqué du signe de la mort,
échappe à cette polarisation et occupe une place à part. La métaphore de la décomposition du
verbe prosaïque souligne son caractère organique, et fait écho au motif potebnien de la perte
de la forme interne. En perdant sa forme interne, son « iconicité sonore et picturale », le verbe
se défait : Belyj justifie ainsi l’image de la décomposition du verbe. Quant à la métaphore du
verbe-chair, florissant, vivant, elle renforce elle aussi la conception organique de la parole,
ainsi que sa portée métaphysique, grâce à l’écho biblique de l’expression « слово-плоть ». La
métaphore essentielle de la vie montre d’une part que la parole poétique est fidèle à la nature
même de la langue comprise comme energeia. Mais elle révèle aussi l’ambition métaphysique
de la poésie, faisant écho à la pensée romantique, réinterprétée par Nietzsche, de
« l’irréductibilité de la Vie au Logos philosophique »281. Dans cette perspective, seul le logos
poétique, au contraire, dans sa double opposition au logos scientifique et au logos ordinaire, a
légitimité à remplir la tâche de la métaphysique.

280
A. Belyj, « Magija slov », op.cit., p. 135
281
L’expression est empruntée à J-M. Schaeffer, op.cit., p.233
97
L’adéquation de la parole poétique à la métaphysique est également une composante de
l’opposition que font les penseurs futuristes entre prose et poésie.

β. Interprétation cubo-futuriste

L’opposition entre parole de prose et parole poétique est clairement pensée en terme de
vie et de mort par Šklovskij. Dans la continuité de l’interprétation que fait Belyj de la parole
poétique, la poésie est définie par Šklovskij comme processus de vivification de la parole,
« воскрешение слова ».

« И вот теперь, сегодня, когда художнику захотелось иметь дело с живой формой и с
живым, а не мертвым словом, он, желая дать ему лицо, разломал и искорверкал его.
Родились « произвольные » и « производные » слова футуристов. Они или творят новое
слово из старого корня (Хлебников, Гуро, Каменский, Гнедов), или раскалывают его
рифмой, как Маяковский, или придают ему ритмом стиха неправильное ударение
(Крученых). Созидаются новые, живые слова. Древним бриллиантам слов возвращается
282
их былое сверкание. »

« Et maintenant, à présent que l’artiste a souhaité avoir affaire à une forme vivante et un
vocable vivant, et non pas mort, désireux de lui donner un visage, il le brise et le mutile. Les
vocables « arbitraires » et « dérivés » des futuristes sont nés. Ceux-ci créent ou bien un vocable
neuf à partir d’une racine ancienne (Xlebnikov, Guro, Kamenskij, Gnedov), ou bien ils le scindent
au moyen de la rime, comme Majakovskij, ou bien ils lui donnent, par le rythme du vers, une
accentuation incorrecte (Kručenyx). Des vocables vivants, neufs, sont créés. Les anciens
diamants des vocables retrouvent leur lustre passé. »

La parole vivante est bien définie, comme chez Potebnja, par sa forme vivante,
désormais comprise chez les futuristes comme la totalité de sa forme externe et interne. La
vivification de la parole, ou plutôt la vivification de sa perception, passe maintenant par sa
déformation, sa dislocation, qui n’est cependant pas une décomposition au sens où l’entendait
Belyj. Par cet acte de déformation, au contraire, la parole, toujours comprise comme un
organisme, retrouve un visage. Šklovskij définit donc la poésie par l’acte de vivification de la
forme de la parole qui était devenue morte, de la parole de prose. Les métaphores de la vie et
de la nouveauté sont des gages de l’authenticité de la parole poétique cubo-futuriste.

Xlebnikov conçoit lui aussi la valorisation de la poésie par opposition à la prose au nom
du principe de l’authenticité : il oppose aux vocables de la langue courante des vocables purs.

« « Лысый язык » покрывает всходами свои поляны. Слово делится на чистое и на


бытовое. Можно думать, что в нем скрыт ночной звездный разум и дневной солнечный.
Это потому, что какое-нибудь одно бытовое значение слова так же закрывает все
остальные его значения, как днем исчезают все светила звездной ночи. Но для небоведа
солнце – такая же пылинка, как и все остальные звезды. И это простой быт, это случай,

282
Voskrešenie slova, V. Šklovskij, Gamburskij sčet, Moskva, Sovetskij pisatel’, 1990, p. 40-41

98
что мы находимся именно около данного солнца. И солнце ничем не отличается от
других звезд. Отделяясь от бытового языка, самовитое слово так же отличается от
живого, как вращение земли кругом солнца отличается от бытового вращения солнца
кругом земли. Самовитое слово отрешается от призраков данной бытовой обстановки
283
и на смену самоочевидной лжи строит звездные сумерки. »

« La « langue chauve » couvre de pousses ses clairières. Le verbe se divise en verbe pur et
verbe ordinaire. On peut penser qu’il recèle une raison étoilée nocturne et une raison solaire
diurne. Car n’importe quelle signification ordinaire dissimule toutes ses autres significations, tout
comme, de jour, disparaissent tous les astres de la nuit étoilée. Mais pour l’astronome le soleil est
la même poussière que toutes les autres étoiles. Et c’est un simple fait, un hasard, que nous nous
trouvions justement près de ce soleil. Et le soleil ne diffère en rien des autres étoiles. Séparé de la
langue ordinaire, le verbe intrinsèque diffère autant du vivant que la révolution de la terre autour
du soleil diffère de la révolution ordinaire du soleil autour de la terre. Le verbe intrinsèque refuse
les fantômes de l’environnement ordinaire qui nous est donné, et, à la place de l’évident
mensonge, construit le crépuscule étoilé. »

Xlebnikov oppose le verbe poétique pur, intrinsèque, au verbe ordinaire, équivalent du


verbe de prose de Potebnja. L’apport majeur de Xlebnikov à la pensée de l’opposition entre
prose et poésie consiste en ce qu’il lui confère une dimension gnoséologique radicale : le
verbe ordinaire est mensonger, alors que le verbe pur est authentique. Mais il ne s’agit pas des
notions subjectives de mensonge et de vérité de la parole poétique, au sens romantique où
l’entend Tjutčev dans le célèbre vers « Мысль изреченная есть ложь », cité abondamment
par les symbolistes. Il s’agit du mensonge ou de la vérité objective, concernant la raison de
l’univers. Le terme de « pureté » qui détermine le verbe intrinsèque renvoie bien à l’enjeu
métaphysique de la poésie, et la comparaison entre révolution poétique et révolution
copernicienne donne une légitimité scientifique au verbe poétique pur dans sa quête de la
vérité. Dans ce passage, l’art verbal, à l’égal de la science et de la philosophie, affirme donc à
la fois son ambition cosmologique et ontologique.

Ainsi les deux notions de vie et de pureté, qui caractérisent la parole poétique,
soulignent l’aspiration de l’art verbal à dépasser ses propres limites. Prenant dès lors la relève
de la science, de la philosophie ou de la théologie, la poésie devient chemin de vérité,
présentation de l’être. L’Âge d’Argent peut alors être défini à la fois par l’émergence d’une
poésie ontologique et d’une ontologie poétique.

B. Emergence d’une ontologie poétique

Au coeur des discussions poétiques de l’Âge d’Argent se situe en effet un enjeu


ontologique, que J.C. Lanne caractérise de la manière suivante : « exprimer authentiquement

283
V. Xlebnikov, “Naša osnova”, Sobranie sočinenija v 4 tomax, t.3, Wilhelm Fink Verlag, 1972, p. 229
99
la plénitude, la totalité de l’être. »284 L’Âge d’Argent manifeste par là sa nature romantique,
prolongeant le postulat romantique selon lequel « non seulement l’art est doté d’une fonction
ontologique, mas encore qu’il est la seule présentation possible de l’ontologie »285. En
critiquant ce que Weidlé nomme « la tyrannie de la pensée discursive »286, les romantiques
cherchent à légitimer la poésie en tant que savoir ontologique. De ce point de vue, comme le
souligne l’abbé Brémond287, c’est la distinction opérée par Platon entre deux types de
connaissance qui est mise en cause : Platon oppose la connaissance philosophique, fondée sur
la raison, seule connaissance légitime à ses yeux, à la connaissance poétique, née de
l’inspiration, d’une possession divine qui anéantit la raison, et qui est de ce fait illégitime pour
Platon. La définition du statut de la poésie que donne Socrate dans l’Ion est la suivante :

« Car c’est chose légère que le poète, ailée, sacrée ; il n’est pas en état de composer avant de
se sentir inspiré par le dieu, d’avoir perdu la raison et d’être dépossédé de la raison qui est en lui.
Mais aussi longtemps qu’il garde cette possession-là, il n’y a pas un homme qui soit capable de
288
composer une poésie ou de chanter des oracles. »

Ce qui était facteur d’illégitimité pour Platon, la mystérieuse inspiration poétique,


devient au contraire facteur de légitimité de la connaissance poétique pour les romantiques qui
affirment la pluralité des voix de la raison, discursive, mystique, ou poétique. Ainsi Brémond
évoque-t-il, à propos du mystère de l’inspiration poétique, « l’heureuse et émouvante
impression que nous avons alors de pénétrer, au-delà de la surface sensible, jusqu’à la
substance, à la réalité des êtres. »289 Le débat poétique de l’Âge d’Argent se donne alors pour
but de déterminer la nature de cette saisie du réel que donne l’expérience poétique : il se situe
ainsi aux confins de la poésie et de la mystique, et se caractérise par une sacralisation de la
poésie.

1. La sacralisation de la poésie.

A l’intérieur de cette théorie de la sacralisation de la poésie, qui brouille les limites entre
poésie, philosophie, et mystique, les poètes de l’Âge d’Argent distinguent des figures
emblématiques, qu’ils prennent d’une certaine manière comme modèles, et dont ils
s’affirment les héritiers. Les deux figures les plus présentes dans les débats poétiques sont
celle du poète-philosophe Tjutčev, et celle du philosophe-poète Nietzsche.

284
J.C.Lanne, Séminaire de recherche 2003-2004, Université Lyon III.
285
J.M. Schaeffer, L’Art de l’âge moderne..., op.cit., p.91
286
W. Weidlé, les Abeilles d’Aristée.op.cit., p. 76
287
H. Brémond, Prière et poésie, Paris, Grasset, 1926, p.5
288
Platon, Ion, traduction, introduction, notes par M. Canto, Paris, Flammarion, 2001, (534 b), p. 101
289
H. Brémond, Prière et poésie, op.cit., p. 107
100
a. Le modèle du poète-philosophe Tjutčev

La poésie de Tjutčev est omniprésente dans les deux premiers chapitres de l’essai
d’Ivanov qui cherche à définir le symbolisme, les Préceptes du symbolisme. Outre la
référence au poème « Silentium ! »290, les deux plus longues citations concernent les poèmes
« Vision » et « Ô mon âme prophétique »291. Le poème « Vision » est ici emblématique d’une
poésie ontologique :

Видение

Есть некий час, в ночи, всемирного молчания,


И в оный час явлений и чудес
Живая колесница мирозданья
Открыто катится в святилище небес.

Тогда густеет ночь, как хаос на водах,


Беспамятство, как Атлас, давит сушу...
Лишь музы девственную душу
В пророческих тревожат боги снах !

Vision

Il est un instant, la nuit, de silence universel,


En cet instant d’épiphanies et de miracles
Le carosse vivant du monde
Se révèle dans le sanctuaire des cieux.

Alors la nuit devient plus dense, comme le chaos sur les eaux,
L’oubli, comme Atlas, pèse sur la terre...
Et par des songes prophétiques les dieux troublent
De la Muse l’âme vierge.

Le poème décrit le mystère de l’inspiration poétique, « Есть некий час, в ночи,


всемирного молчания, », tout en se faisant lui-même épiphanie ou miracle (« час явлений и
чудес »), c’est-à-dire présentation de l’être. C’est l’image du « carosse vivant du monde » qui
manifeste la Réalité : « Живая колесница мирозданья / Открыто катится в святилище
небес. ». Le poème caractérise l’expérience poétique comme une expérience mystique de
dépossession de soi, « oubli de soi » (« Беспамятство »), préalable à un accès intuitif de la
réalité. Le titre du poème « Vision », souligne que le poète cherche paradoxalement moins à
dire qu’à montrer, soulignant ainsi la proximité de la poésie et de la mystique. La syntaxe
désarticulée des deux derniers vers du poème (« Лишь музы девственную душу / В
пророческих тревожат боги снах ! ») manifeste le retrait de la pensée rationnelle au profit

290
Cette référence sera étudiée au chapitre suivant, lorsqu’il sera question du statut de la musique dans la
définition de la parole poétique symboliste.
291
F.I. Tjutčev, Stixotvorenija, Moskva, Sovetskaja Rossija, 1986, respectivement pp. 44 et 170.
101
d’une pensée mystique et poétique, affirmant la primauté de l’intuition sur la discursivité dans
l’expérience poétique. Le poème se clôt sur l’assimilation de la poésie à une connaissance
prophétique de l’être (« В пророческих тревожат боги снах ! »), caractérisée au milieu du
poème par sa dimension sensible : l’image de la densification de la nuit (« Тогда густеет
ночь ») souligne que la connaissance poétique est une « présentation sensible » de l’être ; la
poésie fait « voir l’invisible, elle fait percevoir le non-sensible »292.

Les deux premières strophes du poème « Ô mon âme prophétique », citées par Ivanov,
mettent plus en évidence encore la dimension prophétique de la poésie. Ivanov fera sienne
cette conception révélationnelle de la poésie évoquée par Tjutčev, tout en négligeant l’écho
proprement chrétien que confère la troisième strophe, non citée, à cette conception.

О вещая душа моя !


О сердце, полное тревоги,
О, как ты бьешься на пороге
Как бы двойного бытия !..

Так, ты – жилица двух миров,


Твой день – болезненный и страстный,
Твой сон – пророчески-неясный,
Как откровение духов...

Пускай страдальческую грудь


Волнуют страсти роковые –
Душа готова, как Мария,
К ногам Христа навек прильнуть.

Ô mon âme prophétique !


Ô cœur rempli d’angoisse !
Comme tu frémis sur le seuil
De l’être qui semble double !…

Tu habites ainsi deux mondes.


Ton jour est douloureux, passionné,
Ton songe obscur, prophétique,
Comme une révélation d’esprits...

Que mon coeur souffrant


S’émeuve de passions fatales –
Mon âme est prête, comme Marie,
A rester pour toujours aux pieds du Christ.

Si dans le poème « Vision », la poésie se montre en rivale de la philosophie, c’est ici en


rivale de la religion qu’elle apparaît. Abstraction faite de la troisième strophe, non citée par

292
L’expression de J.M.Schaeffer concerne la théorie poétique de Novalis, qu’Ivanov cite également,
parallèlement à Tjutčev, J.M. Schaeffer, L’Art de l’âge moderne..., op.cit., p. 109

102
Ivanov, rappelant que le Christ est « le chemin, et la vérité et la vie »293, c’est désormais la
poésie seule qui apparaît comme cheminement vers l’être et le salut. Le poète se pose en
prophète (« О вещая душа моя ! ») à qui est donné de faire l’expérience des deux niveaux de
l’être (« ты – жилица двух миров »). C’est l’image du rêve, né de l’inspiration divine, qui
manifeste la dimension prophétique et révélationnelle de la poésie (« Как откровение
духов »). Ici encore se dessine l’analogie entre expérience mystique et expérience poétique :
Weidlé commente cette analogie en parlant du « domaine de l’imagination et de la pensée
mythique » comme « lieu de rencontre naturel de l’art et de la religion »294. Brémond, lui,
explique que cette analogie est fondée par le fait que mystique et poésie relèvent du même
ordre de connaissance, une « connaissance unitive »295 donnant l’intuition de l’Absolu,
quelque nom qu’on lui donne.

De quelque manière qu’on la définisse, cette rencontre de la poésie et de l’ontologie est


bien une caractéristique de la modernité, partagée par un double mouvement que l’on peut
qualifier, à la suite de H. Friedrich296, d’intellectualisation de la poésie, et de poétisation de la
réflexion théorique. Cette double tendance accentue en fait à la fois l’hégémonie et la pluralité
de la poésie, selon la pensée de Weidlé qui définit justement l’art comme l’ « action
simultanée du mythe et du logos »297. Le modèle nietzchéen conforte lui aussi cette
hégémonie de la poésie à l’Âge d’Argent.

b. Le modèle du philosophe-poète : Nietzsche

Dans les Préceptes du symbolisme, Ivanov définit l’opposition tiouttchévienne des deux
mondes du jour et de la nuit par celle d’Apollon et de Dionysos, à la suite de l’interprétation
qu’en donne Nietzsche dans la Naissance de la tragédie :

« В поэзии они оба вместе. Мы зовем их ныне Аполлоном и Дионисом, знаем их


неслиянность и нераздельность, и ощущаем в каждом истинном творении искусства их
298
осуществленное двуединство. »

« En poésie ces deux mondes sont unis. Nous leur donnons maintenant pour noms Apollon et
Dionysos, nous connaissons leur inconfusibilité et leur indivisibilité, et nous sentons dans toute
œuvre d’art véritable la réalisation de leur binité. »

293
Jean 14, 6, Traduction Oecuménique de la Bible, op.cit.
294
W. Weidlé, les Abeilles d’Aristée, op.cit, p. 320
295
H. Brémond, Prière et poésie, op.cit., p. 148
296
H. Friedrich, Structure de la poésie moderne, Paris, Librairie générale française, 1999, p. 66
297
W. Weidlé, les Abeilles d’Aristée, op.cit, p. 261
298
V. Ivanov, Zavety simvolizma, op.cit. p. 181
103
En utilisant le vocabulaire christologique pour déterminer l’interrelation de l’apollinien
et du dionysien dans l’art, Ivanov révèle que la lecture russe de Nietzsche ne s’oppose pas à la
mystique chrétienne, qui constitue parallèlement une autre source de réflexion pour les poètes.
De même l’exaltation du dionysien prend-elle chez Ivanov des accents de théologie négative :

« И все же, самое ценное мгновение в переживании и самое вещее в творчестве есть
погружение в тот созерцательный экстаз, когда « нет преграды » между нами и
299
« обнаженной бездной », открывающейся – в Молчании. »

« Et malgré cela, l’instant le plus précieux de l’expérience et le plus riche de la création est
l’entrée dans cette extase contemplative où « il n’y a plus de limite » entre nous et « l’abîme
révélé » qui se dévoile dans le Silence. »

Dans la Naissance de la tragédie, Nietzsche reprend en effet la théorie romantique de


l’art comme présentation de l’être et de la vie, mais, comme le souligne J.M. Schaeffer300,
c’est le contenu de la notion de vie qui change cardinalement : la conception chrétienne de la
vie laisse place à une conception biologique, physiologique, dont Dionysos est l’emblème.
C’est ce qu’Ivanov choisit de ne pas relever dans l’interprétation qu’il donne du dionysien.

Pour Nietzsche, pourtant, c’est bien le principe dionysien, en tant qu’il est force vitale,
qui confère à l’art sa dimension ontologique :

« Apollon se dresse devant moi, comme le génie du principe d’individuation, qui seul peut
réellement susciter la félicité libératrice dans l’apparence transfigurée, tandis qu’au cri d’allégresse
mystique de Dionysos, le joug de l’individuation est brisé, et la route est ouverte vers les Mères de
301
l’Être, vers le noyau intime des choses. »

Si Nietzsche définit l’art comme « l’activité essentiellement métaphysique de


l’homme »302, c’est en fait le principe dionysien de l’art qui fait accéder au « noyau intime des
choses ». Nietzsche oppose ainsi la « sagesse dionysienne »303, ou « sagesse instinctive »304 à
la rationalité de la science fondée sur la discursivité et la causalité, qui, selon lui, échoue dans
sa tentative de connaissance de l’être. Pour Nietzsche, une fois que la science a reconnu ses
propres limites gnoséologiques, elle se transforme nécessairement en art, qui apparaît dès lors
comme le seul savoir ontologique.

299
ibid., p. 181-182
300
J.M. Schaeffer, L’Art de l’âge moderne..., op.cit., p. 233
301
F. Nietzsche, la Naissance de la tragédie ou Hellénisme et Pessimisme, traduction de J. Marnold et J.
Morland, revue par A. Kremer-Marietti, introduction et notes d’A. Kremer-Marietti, Paris, Librairie Générale
Française, 1994, p. 124
302
ibid., p. 39
303
ibid., p. 89
304
ibid., p. 138
104
« Kant révéla que, en vérité, ces idées [espace, temps, causalité] servaient seulement à élever
la pure apparence, l’oeuvre de la Maïa, au rang de réalité unique et suprême, à la mettre à la
place de l’essence véritable et intrinsèque des choses et à rendre par là impossible la
connaissance réelle de cette essence (...) Cette constatation est la préface d’une culture que
j’oserai qualifier de culture tragique, dont le caractère le plus essentiel est que la sagesse
305
instinctive y remplace la science en qualité de but suprême. »

Dans la culture russe de l’Âge d’Argent, Nietzsche est justement perçu comme le
destructeur de toutes les limites306, et notamment des limites entre les différents domaines de
la philosophie, de l’art, et de la religion. C’est avant tout en tant que poète et prophète qu’il
est perçu comme modèle pour les poètes de l’Âge d’Argent307 : sa légitimation, contre
l’empire de la rationalité, d’une sagesse instinctive, fondée sur la vie, et manifestée par l’art,
en tant que seul accès au réel, ne pouvait que renforcer la conception de la poésie en tant que
« synthèse des voies de la connaissance »308 telle qu’elle apparaît à l’Âge d’Argent.

2. Poésie et connaissance

Le statut de la poésie en tant que « synthèse des voies de la connaissance » privilégie


une conception unitive de la connaissance, qui crée une analogie permanente entre poésie et
mystique. Les symbolistes, dans le prolongement de la théorie romantique de l’art, défendent
l’utopie d’une poésie théurgique, à laquelle les cubo-futuristes opposent celle d’une poésie
immédiate, fondée sur la conception nietzschéenne et dionysienne de l’art.

a. L’utopie d’une poésie théurgique.

Dans les Préceptes du symbolisme, Ivanov définit le statut de la poésie et du poète


symbolistes dans une perspective romantique et mystique :

« Воспоминание символизма об этой почти незапамятной исторически, но


незабвенной стихийною силою родового наследья поре поэзии выразилось в следующих
явлениях : (...)
2) в представлении о поэзии, как о источнике интуитивного познания, и о символах,
как о средствах реализации этого познания ;
3) в намечающемся самоопределении поэта не как художника только, но и как
личности – носителя внутреннего слова, органа мировой души, ознаменователя
309
сокровенной связи сущего, тайновидца и тайнотворца жизни. »

305
ibid.
306
voir à ce sujet I.V. Kondakov, Ju.V. Korž, « F. Nicše [Nietzsche] v russkoj kul’ture Serebrjanogo veka »,
Obščestvennye nauki i obščestvennost’, N°6, Moskva, 2000.
307
voir à ce sujet S.V. Pogorelaja, « Nicše [Nietzsche] i russkij simvolizm », Pravo : Voprosy istorii i teorii,
Vladimir, 1997.
308
L’expression est de L. Heller, « le Synthétisme de V. Ivanov », Cahiers du Monde Russe, vol. XXXV (1-2),
janvier-juin 1994.
309
V. Ivanov, Zavety simvolizma, op.cit., p.185
105
« La remémoration, par le symbolisme, de cette époque de la poésie, presque immémoriale
d’un point de vue historique, mais inoubliable du fait de la force primordiale de son héritage, s’est
exprimée dans les faits suivants : (...)
2) dans la représentation de la poésie comme source de connaissance intuitive et des
symboles comme moyens de réalisation de cette connaissance ;
3) dans l’autodétermination progressive du poète non seulement en tant qu’artiste, mais en tant
que personne recelant une parole intérieure, organe de l’âme du monde, révélateur du lien secret
de tout ce qui est, visionnaire et créateur des mystères de la vie. »

La poésie est ici clairement définie comme chemin de connaissance et de vie : Ivanov
précise qu’il s’agit d’une connaissance intuitive, sensible, et rapproche par là l’expérience
poétique de l’expérience mystique. De plus, le poète est présenté comme étant plus qu’un
artiste : se manifeste ici le désir des symbolistes d’outrepasser les limites de la littérature, qui
fait dire à G. Nivat que c’est paradoxalement « l’expérience religieuse [qui] définit l’essence
même du poétique »310. La définition du poète que donne Ivanov fait écho aux conceptions de
Novalis qu’Ivanov a lui-même exposées dans un essai intitulé « A propos de Novalis »311.
Ivanov partage le réalisme mystique de Novalis selon lequel le poète est l’ « organe de l’âme
du monde », et qu’il peut donc manifester dans la poésie l’authentique réalité312. Les
substantifs « ознаменователь » et « тайновидец » indiquent nettement l’occultisme poétique
des symbolistes qui érigent le poète plus qu’en prophète : en théurgite. Tel est le nom
qu’Ivanov tait dans ce passage, mais qu’il donne au poète après l’analyse qu’il fait, un peu
plus haut, du poème « le Poète et la foule » de Puškin :

« Пушкинский Поэт помнит свое назначение – быть религиозным устроителем жизни,


313
истолкователем и укрепителем божественной связи сущего, теургом.»

« Le Poète de Puškin se souvient de sa mission : être un ordonnateur religieux de la vie,


interprétant et renforçant le lien divin de tout ce qui est, un théurgite. »

Les deux déterminations « укрепитель божественной связи сущего » et


« ознаменователь сокровенной связи сущего » se font écho, et explicitent le nom de
théurgite. Le poète-théurgite est le révélateur de la réalité et de l’unité du monde. Cette
définition correspond à la conception de la théurgie défendue par Solov’jev, selon laquelle
l’art théurgique doit être une incarnation de l’absolu, au moyen des symboles compris comme
reflets de l’absolu314. Mais lorsqu’Ivanov passe de la définition du poète comme visionnaire

310
G. Nivat, Vers la fin du mythe russe, Lausanne, L’Age d’Homme, 1988, p. 157
311
V. Ivanov, « O Novalise », V. Ivanov, Sobranie sočinenij, t.IV, Bruxelles, Foyer oriental chrétien, 1987
312
voir à ce sujet V. Terras, « V.Ivanov’s esthetic thought : context and antecedents », in R.L. Jackson, L.
Nelson, V. Ivanov, Poet, Critic and Philosopher, New Haven, Yale Center for International Area Studies, 1986.
313
V. Ivanov, Zavety simvolizma, op.cit., p.184
314
voir à ce sujet L.G. Kixnej, “Literaturno-èstetičeskaja polemika 1910-x gg. o sud’bax russkogo simvolizma
(Blok. Brjusov. Ivanov)”, Specifika èstetičeskoj teorii. Voprosy istorii i kritiki., Moskva, AN SSSR, institut
filosofii, 1986.
106
(« тайновидец ») à celle de « créateur de vie » (« тайнотворец жизни »), l’écho mystique
chrétien semble laisser place à l’écho mystique dionysien : l’art n’est plus révélation, mais
transfiguration de la réalité. La notion de théurgie, telle que la comprend Ivanov, comprend
donc la création, la révélation et la transfiguration. Dans son ouvrage la Lumière sans
déclin315, Bulgakov pose la question de l’art et de la théurgie en distinguant cette utopie
théurgique humaine de la véritable action théurgique qui ne peut être que divine. Il interprète
l’utopie théurgique symboliste comme une « soif d’efficacité »316 d’un art qui ne peut se
contenter de symboliser le réel, et désire le créer, le transfigurer. Selon Bulgakov, la seule
définition théologique de l’art serait une définition sophianique, et non théurgique :

« Он [символизм] остается только « ознаменовательным », как бы ни были


реалистичны его символы, но не становится действенным. Путь a realibus (вернее ab
irrealibus) ad realiora в искусстве так и остается в некоторой промежуточной области, -
µεταξύ, но не достигает realia. Символическая природа искусства есть свидетельство
столько же об его высоком призвании, сколько и об его роковом бессилии. Искусство
являет красоту и пленяет ею, но оно бессильно создать жизнь в красоте и тем стать
подлинно соборным, вселенским. И оно остается в известном смысле отлученным от
317
Красоты, как философия от Истины, а только « любит » ее, есть φιλο-καλία. »

« Il [le symbolisme] n’est que « manifestation », quelque réalistes que soient ses symboles, il
ne devient pas action. La voie a realibus (ou plutôt ab irrealibus) ad realiora en art ne peut que
rester dans une région intermédiaire, - µεταξύ, sans atteindre les realia. La nature symbolique de
l’art est autant le témoignage de sa haute vocation que de sa fatale faiblesse. L’art manifeste la
beauté, et charme par cette beauté, mais il est incapable de créer la vie dans la beauté, et par là
devenir authentiquement collectif, universel. Et il reste dans un certain sens coupé de la Beauté
comme la philosophie l’est de la vérité, mais ne peut que l’ « aimer », être φιλο-καλία. »

La définition de l’art comme φιλοκαλία est bien une définition sophianique : l’art a
vocation à révéler la beauté, il est orienté vers la Beauté, ou l’Être, il l’espère, sans pouvoir
l’atteindre. Autrement dit, son domaine est cette « région intermédiaire » de l’être, µεταξύ, ou
Sophia, dont il ne peut dépasser les limites. Bulgakov souligne donc ici les limites de l’art
quand le symbolisme, au contraire, cherche à les dépasser et à faire fusionner en lui
philosophie, mystique et poésie. Par l’utopie d’une poésie théurgique, en effet, la poésie
cherche à remplacer la religion et à devenir elle-même chemin de salut. L’utopie d’un art qui
fusionne avec toutes les dimensions de la vie, žiznetvorčestvo, s’avère à cet égard
représentative de l’Âge d’Argent dans son ensemble, et peut aussi bien qualifier les projets
poétiques cubo-futuristes.

315
S. Bulgakov, Svet nevečernij. Sozercanija i umozrenija, S. Bulgakov, Pervoobraz i obraz, t.I, Moskva,
Iskusstvo / Sankt-Peterburg, Inapress, 1999.
316
ibid., p. 321
317
ibid., p. 332
107
b. L’utopie d’une poésie immédiate.

Dans la Naissance de la tragédie, Nietzsche définit la poésie comme « l’expression sans


fard de la vérité »318. Or c’est la conception de l’art comme élan vital qui est le gage de
l’authenticité et de l’immédiateté :

« Dans l’art dionysien et dans sa symbolique tragique, cette même nature nous parle d’une
voix non déguisée, de sa voix véritable, et nous dit : »Sois tel que je suis moi-même ! Parmi la
perpétuelle métamorphose des phénomènes, l’aïeule primordiale, l’éternelle créatrice, l’impulsion
319
éternelle à exister, se satisfaisant éternellement à cette variabilité du phénomène ! »

Le statut de la poésie et du poète tel que le présente A. Kručenyx dans « les Nouvelles
voies du verbe » semblent faire écho à cette conception dionysienne de l’art exaltant dans un
même élan la nature, le vrai, et la vie. D’une part, Kručenyx exalte l’homme primitif, en tant
qu’être authentique et vivifiant :

« Когда хилому и бледному человечку захотелось освeжить свою душу


соприкосновением с сильно-корявыми богами Африки, когда полюбился ему их дикий
свободный язык и резец и звериный (по зоркости) глаз первобытного человека, то семь
320
нянюшек сразу завопили и стараются охранить заблудшее дитя (...) »

« Lorsqu’un petit homme maigre et pâle a voulu raffraîchir son âme en effleurant les dieux
forts et rugueux de l’Afrique, lorsqu’il s’est épris de la langue sauvage et libre, de l’incisive et de
l’oeil fauve (par son acuité) de l’homme primitif, sept pauvres nourrices se sont mises à hurler et
tentent de protéger l’enfant perdu (...) »

Le champ lexical de la force et de l’animalité fait écho au portrait que fait Nietzsche de
l’ « homme vrai »321 en satyre :

« Le Grec dionysien veut la vérité et la nature dans toute leur force, - il se voit métamorphosé
322
en satyre. »

Les notions de force et de vérité sont assimilées à celle de vie, qui caractérise la création
dionysienne selon Nietzsche. La définition donnée par P. Audi de la création dionysienne
comme « un acte qui a partie liée avec le déploiement de puissance du corps vivant et
subjectif »323 semble correspondre aussi à la conception de la poésie de Kručenyx lorsqu’il
écrit :

318
F. Nietzsche, la Naissance de la tragédie, op.cit., p. 80
319
ibid., p. 129
320
A. Kručenyx,” Novye puti slova”, Manifesty i programmy russkix futuristov, Wilhelm Fink Verlag, München,
1967, p. 70
321
F. Nietzsche, la Naissance de la tragédie, op.cit., p. 80
322
ibid., p.82
323
P. Audi, L’Ivresse de l’art. Nietzsche et l’esthétique, Paris, Librairie Générale Française, 2003, p. 23
108
« Русские читатели привыкли к оскопленным словам, и уже видят в них
алгебраические знаки решающие механически задачу мыслишек, между тем все живое
надсознательное в слове, все, что связывает его с родниками, истоками бытия – не
замечается.
324
Искусство же может иметь дело лишь с живым, до покойников ему нет заботы !»

« Les lecteurs russes se sont habitués à des vocables castrés, et déjà ils ne voient plus en eux
que des signes algébriques résolvant mécaniquement les problèmes de petites pensées, alors
que tout le surconscient vivant du vocable, tout ce qui le relie aux sources, aux origines de l’être
est ignoré.
L’art ne peut avoir affaire qu’avec le vivant, il ne soucie pas des morts !»

La dimension vitale de la poésie est justement ce qui la fonde comme savoir


ontologique, en la reliant « aux origines de l’être ». Plus loin, Kručenyx définit la relation de
la poésie-vie à l’être : une relation d’immédiateté. Comme chez Nietzsche, c’est donc le
principe vital de la création poétique qui la transforme en expression immédiate de la vérité,
source de connaissance unitive.

« До нас было скучное тягучее поветвование, (3000 странниц !) которое претит


современной стремительной душе, воспринимающей мир живо и непосредственно
(интуитивно), как бы входящей в вещи и явления, трансцендентное во мне и мое, а не
сидящей где то в стороне и слушающей одни описания и повествования.
(...) Мы стали видеть здесь и там. Иррациональное (заумное) нам так же
непосредственно дано как и умное.
Нам не нужно посредника – символа, мысли, мы даем свою собственную новую истину,
а не служим отражением некоторого солнца (или бревна ?).
Идея символизма необходимо предполагает ограниченность каждого творца и истину
спрятанной где то у какого то честного дяди.
Конечно, с такой предпосылкой откуда же взяться радости, непосредственности и
325
убедительности творчества ?»

« Avant nous il y avait la narration ennuyeuse et monotone (3000 pages !), qui dégoûte l’âme
contemporaine fulgurante, qui perçoit le monde de manière vive et immédiate (intuitivement), qui
semble pénétrer les choses et les phénomènes, ce qui est transcendant en moi, et ce qui est
mien, et non pas rester assise quelque part à l’écart à n’écouter que des descriptions et
narrations.
(...) Nous nous sommes mis à voir ici et là. L’irrationnel (transmental) nous est donné aussi
immédiatement que le rationnel.
Nous n’avons pas besoin de médiateur – symbole, pensée, nous donnons notre propre vérité
nouvelle, et nous ne servons pas de reflet à un soleil (ou à une poutre ?).
L’idée du symbolisme présuppose nécessairement une limitation de chaque créateur et une
vérité cachée quelque part auprès d’un honnête bonhomme.
Bien sûr, avec un tel postulat, comment trouver la joie de la création, son immédiateté et son
aptitude à convaincre ? »

La notion de vie est intimement associée par Kručenyx à celle d’immédiateté et


d’intuition (« живо и непосредственно (интуитивно) »), elles-mêmes reliées ensuite à celle
de l’irrationnel (« Иррациональное (заумное) »), et enfin à la joie de la création (« радости,
непосредственности и убедительности творчества »). Cette chaîne conceptuelle, qui

324
A. Kručenyx,”Novye puti slova”, op.cit. p. 66. La ponctuation libre appartient à Kručenyx.
325
Ibid., p. 70-71
109
définit la nature dionysienne de la création selon Kručenyx, affirme aussi son statut
gnoséologique : la poésie est source de vérité immédiate, à la fois subjective et objective,
immanente et transcendante. Cette utopie de la transparence poétique est résumée plus loin
par la formule :

326
« Мы стали видеть мир насквозь. »

« Nous nous sommes mis à voir le monde de part en part. »

L’utopie de l’immédiateté poétique est jubilatoire : elle manifeste le paradoxe


nietzschéen d’une sagesse poétique irrationnelle, qui se réalise dans le présent de la parole
poétique, en opposition à la Sophia poétique des symbolistes, tendue vers sa réalisation future.

3. Poésie et Sagesse

L’assimilation entre poésie et philosophie d’une part, et poésie et religion d’autre part,
déplace la question du statut gnoséologique de la poésie vers la relation entre poésie et
sagesse, cette dernière étant comprise à la fois comme savoir philosophique, connaissance
divine, et vie en adéquation avec l’être. L’utopie poétique de l’Âge d’Argent se situe dès lors
entre les deux pôles de la Sophia et de la sagesse dionysienne, embrassant tous les espaces et
tous les temps de l’être. Deux poèmes apparaissent particulièrement emblématiques de cette
utopie, deux récits mythiques de la naissance de la poésie, dont la dimension métapoétique
met en question la relation de la poésie à la sagesse : le sonnet « la Langue » de V. Ivanov327,
et le poème dramatique « la Sagesse prise au piège »328 de V. Xlebnikov.

a. Poésie et Sophia

V. Ivanov avait donné à son sonnet « la Langue » un autre titre, "Λόγος, Σοφία,
Ποιήσις"329, qui mettait d’emblée en question la relation de la poésie à la sagesse, tout en
rapprochant également le verbe poétique humain du Verbe divin. Ce sonnet apparaît comme

326
Ibid., p. 71
327
V. Ivanov, « Jazyk », Stixotvorenija, poèmy, tragedii, kn.1-2, Novaja biblioteka poèta, Sankt Peterburg,
1995. Ce poème de 1927, donc plus tardif que nos autres sources, apparaît comme le point d'orgue de la
réflexion symboliste sur la langue poétique.
voir au sujet de ce sonnet T. Venclova, « Jazyk : an analysis of the Poem », in R.L. Jackson, L. Nelson, V.
Ivanov : Poet, Critic and Philosopher, op.cit.
328
V. Xlebnikov, « Mudrost’ v silke », Poèzija russkogo futurizma, A.S. Kušner, Sankt-Peterburg, 1999.
329
C'est ce qu'indique précieusement A. Šiškin dans son article consacré à Ivanov et Florenskij:
ŠIŠKIN A. B., "Realizm V. Ivanova i o. Pavla Florenskogo", Florenskij, pro et contra, red. D. K. Burlak, Sankt-
Peterburg, Izdatel’stvo Russkogo Xristianskogo Gumanitarnogo Instituta, 2001.
110
un récit mythique de la naissance de la poésie qui dessine, comme l’indique le titre grec, une
triple relation entre le Logos divin, la Sophia et la création poétique.

Язык

Родная речь певцу земля родная:


В ней предков неразменный клад лежит,
И нашептом дубравым ворожит
Внушенных небом песен мать земная.

Как было древле – глубь заповедная


Зачатий ждет, и дух над ней кружит…
И сила недр, полна, в лозе бежит,
Словесных гроздий сладость наливная.

Прославленна, светится, звеня


С отгулом сфер, звучащих издалеча,
Стихия светом умного огня.

И вещий гимн, их свадебная встреча,


Как угль, в алмаз замкнувший солнце дня, -
Творенья духоносного предтеча.

La Langue

La langue natale est au poète terre natale :


Elle porte en elle le trésor inépuisable des ancêtres,
Et la Terre-Mère, dans le murmure des chênes,
Charme de ses chants inspirés du ciel.

Comme jadis, la profondeur interdite


Attend la conception, et l'esprit tourne au-dessus d'elle…
Et la force des entrailles, pleine, s'épanche dans la vigne,
Douceur juteuse des grappes verbales.

La force élémentaire étincelle et tinte


Avec un bruit de sphères qui sonnent au loin,
Glorifiée par la lumière d'un feu sage.

Et leur hymne prophétique, rencontre nuptiale,


Charbon retenant dans un diamant le soleil du jour,
Est le précurseur d'une création-temple de l'esprit.

Dans ce sonnet à la régularité classique, chaque strophe présente une réalité particulière
de la langue et de la poésie. Le poème s’ouvre par la métaphore de la langue comme terre du
poète, « Родная речь певцу земля родная » : associée en fin de strophe à l’image de la
Terre–Mère (« мать земная »), la langue apparaît comme le sein maternel de l’être ; elle est
assimilée à la Sophia. Selon la terminologie de Bulgakov, ce premier quatrain présenterait
donc la réalité anthropocosmique de la langue, riche de son histoire populaire (« предков
неразменный клад ») et poétique, la chênaie faisant référence à la création pouchkienne.
Mais elle correspond aussi à la langue de la nature (« нашептом дубравым »), qui est une
langue inspirée (« Внушенных небом песен »). La langue maternelle qui est le terreau de la
111
création poétique embrasse ainsi toute la « Sophia cosmique », toute la Sagesse du Logos
divin telle que le monde la manifeste.

Le second quatrain, lui, est consacré non plus à la Sophia, mais justement au Logos
divin, et plus précisément à son Incarnation. Le « souffle » du deuxième vers (« дух над ней
кружит ») peut se lire à la fois comme une référence au « souffle de Dieu » de la Genèse330,
faisant écho à la " Σοφία" du titre grec, autre nom de ce souffle divin présent dès le
Commencement : tout en prolongeant la réflexion sophiologique de la première strophe, la
référence à la Création induit une lecture du poème en récit de la genèse poétique. Mais
l'image fait aussi allusion à la parole de l'Ange à Marie « L'Esprit Saint viendra sur toi »331 :
Ivanov met ainsi en parallèle la naissance du logos poétique humain avec l’Incarnation du
Logos divin. Dans cette genèse poétique, c’est donc le Logos divin qui féconde la langue pour
donner naissance à la poésie, désignée par la métaphore des « grappes verbales »
(« Словесные гроздья »).

Le Logos met en mouvement la langue qui devient au premier tercet « force


élémentaire » (« Стихия »), efficacité poétique, qui se manifeste matériellement par les sons,
et immatériellement par la lumière (« Прославленна, светится, звеня »). C’est ici que le
poète décrit la sagesse poétique : la poésie est présentée comme une sonorisation de l’absolu
(« С отгулом сфер, звучащих издалеча »), tandis que la métaphore du feu (« светом умного
огня ») la fait communier à la lumière de la connaissance. Mais l’expression « вещий гимн »,
qui ouvre le second tercet, ains que le vocable qui le clôt, « предтеча », rappellent en
conclusion que la poésie n’est que le signe de l’union à venir de la Sophia cosmique et du
Logos divin. La rencontre mystique (symbolisée par l’éclat du diamant) de la terre et de
l’esprit dans la poésie, annonce la transfiguration théurgique du monde à la fin des temps.
Ivanov affirme ici la nature sophianique de la poésie : la sagesse poétique, qui donne le
pressentiment de l’être, est le signe de la Sagesse divine. Tout autre est la sagesse poétique
qui apparaît dans le poème de Xlebnikov.

b. Poésie et sagesse animale

La forme du poème « la Sagesse prise au piège » de V. Xlebnikov est aussi libre et


arbitraire que celle du poème d’Ivanov était rigoureuse et codifiée. Ces poèmes peuvent être
lus comme deux récits mythiques de la naissance de la poésie, dont les postulats semblent

330
Genèse 1, 2 : "le souffle de Dieu planait à la surface des eaux", Traduction Oecuménique de la Bible, op.cit.
331
Luc 1, 35, ibid.
112
antithétiques. Si dans le poème d’Ivanov, la poésie est tendue vers le Logos incarné et la
Sagesse divine, dans le poème de Xlebnikov, c’est le chant des oiseaux qui est modèle
poétique, et la poésie est tendue vers une sagesse animale rappelant celle de Zarathoustra. Le
poème présente en fait une quête poétique qui est une recherche de la langue première, langue
de communion et non de communication : or c’est justement cette communion avec la nature
qui semble présentée, selon l’indication du titre (« Mудрость в силке »), comme un accès à
une sagesse d’un ordre nouveau.

Mудрость в силке
Утро в лесу

Славка. Беботэу-вевять !
Вьюрок. Тьерти-едигреди !
Овсянка. Кри-ти-ти-ти тии !
Дубровник. Вьор-вэр-виру, сьек, сьек, сьек !
Дятел. Тпрань ! Тпрань, Тпрань а-ань !
Пеночка зеленая. Прынь, пцирэб, пциреб ! пцыреб э, сэ, сэ !
Славка. Беботэу-вевять !
Лесное божество (с распущенными волнистыми волосами, с голубыми глазами,
прижимает ребенка).
Но знаю я, пока живу,
Что есть уа, что есть ау.
(Покрывает поцелуями голову ребенка.)
Славка. Беботэу-вевять !

La Sagesse prise au piège


Un matin dans la forêt

La grive. Biebotèou-vieviat !
Le bouvreuil. Tierti-iedigriedi !
La passerine. Kri-ti-ti-ti tii !
Le bruant. Vior-vèr-virou, siek, siek, siek !
Le pic-vert. Tpran ! Tpran, tpran a-an !
La fauvette. Pryn, psirèb, psirieb ! psyrieb è, sè,sè !
La grive. Biebotèou-vieviat !
Le dieu de la forêt (les cheveux ondulés, libres, les yeux bleus, serre un enfant contre lui).
Mais je sais, tant que je vis,
Qu’il existe ou-a, qu’il existe a-ou.
(Il couvre de baisers la tête de l’enfant.)
La grive. Biebotèou-vieviat !

Le poème se présente sous la forme d’une petite pièce dramatique dont les personnages
sont des oiseaux, une divinité et un enfant. L’indication « утро в лесу » peut être comprise
comme une notation scénique indiquant que nous sommes au matin du monde, ce qui renforce
la lecture de la scène comme un microcosme. Le poème peut être interprété comme une
représentation théâtrale du processus de création de la parole poétique, de la naissance de la
poésie. La parole mise en oeuvre est une parole irrationnelle, non signifiante, zaum’ animale,
élaborée sur le modèle d’une langue des oiseaux, entrecoupée de la parole logique de la
divinité, qui ne semble cependant pas entrer en contradiction avec la parole non-logique des
113
oiseaux. L’unité entre les deux types de parole est donnée par la forme dialoguée,
polyphonique, mais aussi par le rythme. En effet, les deux types de parole suivent un schéma
rythmique régulier : vers trochaïque de trois pieds ou davantage pour les oiseaux, vers
ïambique de quatre pieds, vers classique, pour la divinité. Les deux types de parole relèvent
également d’une même poétique de la pure sonorité mettant en avant le plaisir de la
nomination, qui est ainsi placé au fondement de l’acte poétique.

La parole animale se présente comme une parole poétique libérée de toute référentialité,
pure sonorité. La parole est ainsi réduite à un jeu phonétique complexe permettant une
exploration des combinaisons articulatoires de la langue. De manière générale, nous pouvons
remarquer la prédominance des consonnes occlusives (« b, p, t, k »), qui donnent force et
intensité aux vers, mais aussi l’omniprésence de la consonne liquide « r », traditionnellement
associée à la musicalité du vers : la parole ici devient chant. Chaque réplique fait alterner deux
ou trois types de consonnes, aux points d’articulation différents, avec un nombre plus ou
moins réduit de voyelles. Par exemple, la réplique de la grive fait alterner les labiales « b, v »
et la dentale « t », suivies des voyelles « e, o, u, a », qui couvrent tout le champ vocalique à
l’exception du « i ». La réplique suivant du bouvreuil fait alterner les dentales « t, d », la
vélaire « g » et le « r », accompagnés des seules voyelles « e, i ». Les répliques font donc se
succéder différentes possibilités articulatoires, et donnent ainsi l’impression d’une danse
buccale exaltant le plaisir de la profération déjà souligné par les points d’exclamation. Est
également présent le plaisir de la répétition : les syllabes « ти» et « сьек » sont ainsi répétées
à l’identique, d’autres associations de syllabes, telles des suites mathématiques, présentent des
variations progressives de voyelles, telles que « пцирэб, пциреб, пцыреб » ou encore «Вьор-
вэр-виру », qui rappelle les variations de degré d’une même racine.

Le chant, la danse et la joie apparaissent donc comme les caractéristiques de cette parole
poétique animale, rappelant ainsi la parole zarathoustrienne. De plus, ces jeux de
combinaisons, suites phonétiques modulables, sont perçus comme une exhibition de la parole
comme matière sonore, suite sonore avec variations, faisant écho à la variabilité de la vie
même, qui est la valeur suprême selon Nietzsche. Les deux répliques du bruant et de la
fauvette, qui sortent du schéma rythmique initial, semblent justement montrer le caractère
infini des permutations phonétiques de la langue. Celle-ci y est donc manifestée comme un
flux sonore qui s’engendre lui-même, comme une parole-élément, stixija, qui s’oppose à la
parole-logos en ce qu’elle est un élan vital. La sagesse annoncée par le titre ne serait-elle pas
dans la reconnaissance du caractère élémentaire, primordial, vital de la parole poétique,
114
apparaissant ici comme une « parole d’oiseau »? C’est ce que suggère encore l’écho
zarathoustrien du poème : en effet, le prophète Zarathoustra se définit lui-même comme « le
complice de tous les oiseaux »332, et dit même « je tiens de l’oiseau »333. Il appelle justement à
une « sagesse sauvage »334, telle que Nietzsche la décrivait dans la Naissance de la tragédie.
Le prophète Zarathoustra a remplacé la forme discursive d’exposition de la pensée par une
forme non-discursive, fragmentaire, qui tient de la révélation poétique, et a précisément
recours à la métaphore de l’oiseau :

« mais la sagesse d’oiseau, c’est celle qui dit : « voici, il n’y a ni haut ni bas ! Elance-toi en tout
335
sens, en avant, en arrière, créature légère ! Chante, et ne parle pas ! »

Le poème apparaîtrait ainsi comme une mise en oeuvre de l’injonction de Zarathoustra à


la conversion à une sagesse sauvage. Le poème est le lieu d’une parole nouvelle, désignée par
la métaphore du chant de l’oiseau, parole « sauvage » au sens de parole pure, dans laquelle il
n’y a « ni haut ni bas » sémantique, mais seulement « légèreté » sonore, sur le modèle de la
voix de la nature. La réplique de la divinité de la forêt peut sans doute être comprise dans le
même sens. L’assertion « знаю я » fait bien référence au domaine de la sagesse, et les trois
affirmations existentielles « знаю, живу, есть » confèrent conjointement à cette parole
poétique inédite une réalité gnoséologique concrète, vivante, au sens dionysien. La divinité
affirme en outre la vie de toute la parole nouvelle qu’exhibe le poème : « есть уа », «есть
ау ». En effet, ce double nom composé de deux voyelles, la plus ouverte, « a », et la plus
fermée « ou », semble couvrir tout le champ de la parole articulée ; alpha et omega de la
parole du point de vue de sa profération, il devient l’alpha et l’omega d’une connaissance
vivante du vivant, autrement dit d’une « sagesse d’oiseau » prise au « piège » du poème :
« мудрость в силке ».

La sagesse sauvage de Zarathoustra, appliquée au domaine poétique, telle qu’elle


apparaît dans ce poème de Xlebnikov, consisterait donc à vaincre l’esprit de pesanteur de la
parole, que constitue sa signification rationnelle, par l’exaltation de sa dimension
physiologique, articulatoire, qui recèle sa force vive, et donne par là accès immédiatement,
dans le poème, aux sources de la Vie.

332
F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, présentation par P. Mathias, traduction par G. Bianquis, Paris,
Flammarion, 1996, p. 354
333
ibid. , p. 244
334
ibid., p. 249
335
ibid., p. 287

115
Toute la première partie était consacrée à la situation intellectuelle et spirituelle de
l’Âge d’Argent : il a été question de la nouvelle hellénisation de la culture russe, liée à une
nouvelle christianisation, qui forment le cadre dans lequel se développe toute une réflexion
philosophique, théologique et poétique sur le logos, la langue, le nom et le verbe. L’ouvrage
de Trubeckoj la Doctrine du Logos dans son histoire nous a servi de fil conducteur dans le
premier chapitre, et la question de l’onomatodoxie dans le deuxième : dans les deux cas, nous
avons vu comment la poésie trouvait sa place aux côtés de la philosophie et de la théologie, en
se réappropriant sur un mode poétique des catégories de pensée philosophique et théologique.
Enfin, dans le troisième chapitre, consacré à l’hégémonie de la poésie à l’Âge d’Argent, nous
avons souligné l’inscription de la modernité russe dans la tradition romantique de la
sacralisation de la poésie, dans laquelle le logos poétique dépasse ses propres limites et
affirme sa dimension ontologique. L’élaboration d’une linguistique poétique est apparue
comme une légitimation scientifique de la poésie qui se pose en rivale de la philosophie. C’est
en outre l’analogie entre poésie et mystique, partagée par les symbolistes comme par certains
futuristes, qui fait de la poésie une voie vers l’être, un moyen de connaissance unitive, un
accès à la sagesse.

Après avoir souligné tous les facteurs communs qui donnent son unité à la période, et
après avoir éclairé la communion de pensée entre linguistique, philosophie, théologie et
poésie à l’Âge d’Argent, il importe désormais de recentrer la réflexion sur le statut du verbe
dans le domaine proprement poétique, et d’étudier les différentes conceptions du verbe
poétique présentes à l’Âge d’Argent. Nous commencerons par l’exposé de la conception
symboliste, première chronologiquement, à partir de laquelle se développe justement une
polémique sur le statut du verbe entre symbolistes et post-symbolistes : deux autres chapitres
seront alors consacrés à la conception cubo-futuriste du verbe poétique, puis à celle de
l’intégrité du verbe poétique.

116
PARTIE II : LES DIFFERENTES CONCEPTIONS DU
VERBE POETIQUE A L’ÂGE D’ARGENT

117
Chapitre 1 : La conception symboliste du verbe
poétique

La réflexion symboliste concernant le statut du verbe poétique prend la forme


d’une mystique poétique : la poésie se présente comme un mystère dans lequel le
verbe a vocation à suggérer l’être, à défaut de pouvoir l’exprimer pleinement. En
effet, la conception symboliste du verbe se fonde sur le constat douloureux des
limites du verbe, incapable de dire l’être immédiatement. A cette poétique
« négative », héritée du romantisme, et renouvelée par la tradition spirituelle
orientale de l’apophatisme, qui tend au silence poétique, s’oppose une poétique
« positive » qui, se souvenant de l’union originelle de la poésie et de la musique, va
chercher, dans ce qu’elle nomme métaphoriquement la musique de la poésie, la clé
d’une diction possible de l’être. Les deux pôles du silence et de la musique posent
en fait la même question fondamentale du dépassement de soi du verbe poétique.
Comme l’indique S. Besnard, il s’agit de rendre sensible « la valeur transcendante
que [l’art] trouve dans le dépassement de son langage propre : s’élevant ainsi vers
une sorte de sommet idéal où tous les arts se rejoindrait dans un art pur. »336 La
conception symboliste du verbe ouvre en effet la voie russe de la poésie pure,
emblème d’une modernité poétique qui sera ensuite déclinée, dans un tout autre
registre, par les futuristes.

A. La musique et le silence.

1. Définitions.

La notion de musicalité de la poésie, notion métaphorique vague, peut être


comprise comme une image de la pureté de la poésie, dans sa dimension esthétique
d’harmonie verbale, comme dans sa dimension métaphysique : la musicalisation de
la poésie nommerait métaphoriquement son essentialisation. Du point de vue de
l’harmonie verbale, la notion de musicalité métaphorise la valeur esthétique
accordée au verbe en tant que matière sonore. Elle désigne l’organisation

336
S. Besnard, Mallarmé et la musique, Paris, Nizet, 1959, p. 10
118
euphonique des sons et de l’intonation à l’intérieur du discours poétique337. La
texture phonique du verbe, comprise comme source d’expressivité, prime alors sur
le sens. Les symbolistes russes prolongent ici les aspirations des Romances sans
paroles de Verlaine, reformulées dans le premier vers du poème « Art poétique » :
« De la musique avant toute chose »338. La musicalité du verbe symboliste doit
libérer l’élan lyrique de tout conceptualisme ; agissant sur la sensibilité, elle a
vocation à exprimer de manière authentique l’intériorité et la subjectivité de
l’homme.

Mais la métaphore de la musicalité a également une dimension métaphysique,


car la musique est perçue dans sa primauté ontologique. Selon la définition imagée
d’A. Döblin, la musique est « un pont entre être et non-être »339. Plus loin, en
communion avec ses contemporains russes, il parle également de « musique
platonicienne », au sens où elle cherche à « saisir l’essentiel »340. C’est donc d’un
point de vue ontologique que le verbe poétique se donne la musique pour idéal. De
même que Mallarmé appelle à la « musicalité de tout »341, décrit le verbe comme
un « clavier verbal »342 et pose la Musique et les Lettres comme la « face
alternative » de l’Idée343, de même les symbolistes russes recherchent-ils dans la
rencontre de la poésie et de la musique le sens primordial. Comme le souligne en
effet A. Grigorjan, l’intonation verbale poétique, que les poètes nomment musicalité
du verbe, tend à rendre un sens qui est antérieur au logos344. La question de la
musicalité du verbe rejoint donc celle du silence primordial, silence ontologique
inexprimable. Or le présupposé métaphysique d’une transcendance suressentielle,
inaccessible et indicible, fait partie de la vision du monde orthodoxe, à laquelle
adhèrent les symbolistes. La poésie symboliste, qui se veut, dans une certaine

337
voir à ce sujet V. Gofman, « Jazyk simvolistov », Literaturnoe nasledstvo, N°27-28, Moskva,
1937.
338
P. Verlaine, Romances sans paroles suivi de Cellulairement, édition critique établie, annotée et
présentée par O. Bivort, Paris, Librairie Générale Française, 2002.
339
A. Döblin, Sur la musique. Conversations avec Calypso, traduit et présenté par S. Cornille, Paris,
Payot et Rivages, 2002, p. 28. Döblin a écrit cet essai, tout à la fois traité de musique et de poésie, en
1910.
340
ibid. p. 142
341
S. Mallarmé, « La Musique et les Lettres », Oeuvres complètes, éditées par H. Mondor et G. Jean-
Aubry, Paris, Gallimard, 1945, p. 645
342
ibid., p. 648
343
ibid., p. 649
344
« do-logičeskie, do-slovesnye smysly », A.G. Grigorjan, « Slovo i muzyka », V.V. Ivanov , E.V.
Permakov, T.V. Civ’jan, Muzyka i nezvučaščee, Moskva, Nauka, 2000.
119
mesure, une poésie théologique, semble transposer dans le domaine poétique
l’interrogation rhétorique du Pseudo-Denys l’Aréopagite :

« ...comment pourrons-nous discuter sérieusement des noms qui conviennent aux


réalités divines, ayant tout d’abord montré que la Déité suressentielle échappe à toute
345
expression et transcende tout nom ? »

Le principe apophatique de l’ineffabilité de l’être est ainsi placé au fondement


de la conception symboliste du verbe poétique : la musique et le silence apparaissent
donc comme les deux limites du verbe poétique, vers lesquelles tend
paradoxalement le verbe symboliste.

2. Les sources de la question du silence et de la musique

a. Les sources poétiques : Žukovskij et Tjutčev

La réflexion symboliste concernant les limites du verbe poétique poursuit la


tradition romantique de l’insuffisance de la parole, représentée notamment en Russie
par les poèmes « l’Inexprimable »346 de V. Žukovskij et « Silentium ! »347 de F.
Tjutčev. Le poème de Žukovskij apparaît précisément comme une transposition,
dans le domaine poétique, du principe de la théologie apophatique : pour Žukovskij,
les noms poétiques ne peuvent exprimer que le monde immanent des phénomènes,
alors que l’être transcendant reste inexprimable. En voici un extrait :

Невыразимое

Что наш язык земной пред дивною природой ?


С какой небрежною и легкою свободой
Она рассыпала повсюду красоту
И разновидное с единством согласила !
Но где, какая кисть ее изобразила ?
Едва-едва одну ее черту
С усилием поймать удастся вдохновенью...
Но льзя ли в мертвое живое передать ?
Кто мог создание в словах пересоздать ?
Невыразимое подвластно ль выражению ?..
Святые таинства, лишь сердце знает вас.
Не часто ли в величественный час
Вечернего земли преображенья,
Когда душа смятенная полна
Пророчеством великого виденья

345
Pseudo-Denys l’Aréopagite, Les Noms divins, Pseudo-Denys, Oeuvres complètes, traduction,
commentaire et notes par M. de Gandillac, Paris, Aubier, 1943, chapitre 1, § 5.
346
« Nevyrazimoe », V. A. Žukovskij, Sobranie sočinenij v 3-x tomax, Moskva / Leningrad,
Gosudarstvennoe Izdanie Xudožestvennoj Literatury, 1959, p. 336
347
« Silentium ! », F. I. Tjutčev, Stixotvorenija, Moskva, Sovetskaja Rossija, 1986, p. 47
120
И в беспредельное унесена, -
Спирается в груди болезненное чувство,
Хотим прекрасное в полете удержать,
Ненареченному хотим названье дать –
И обессиленно безмолвствует искусство ?

L’Inexprimable

Qu’est-ce que notre langue terrestre devant la nature admirable?


Avec une liberté nonchalante et légère
Elle a parsemé alentour la beauté,
Accordant tout le multiple à l’unité !
Mais où, et quelle main en a fait une image ?
A peine l’inspiration
Peut-elle avec effort saisir l’un de ses traits...
Et faut-il rendre mort ce qui est le vivant ?
Qui peut recréer la création en paroles?
L’inexprimable soumettre à l’expression ?..
Mystères sacrés, le coeur seul vous connaît.
Parfois, à l’heure solennelle du soir
Où se transfigure la terre,
Quand l’âme troublée est comblée
D’une vision immense et inspirée,
Et emportée dans l’infini,
Un sentiment douloureux oppresse le coeur,
Nous voulons retenir la beauté dans son vol,
Donner un nom à ce qui est sans nom :
Et, sans force, l’art devient silence ?

Ce poème philosophique, dans lequel prévaut un lexique abstrait et une


intonation rhétorique, souligne fortement l’opposition entre le verbe humain et la
réalité divine. Le mystère de la création, « nature merveilleuse », « beauté »,
harmonie (« И разновидное с единством согласила ! »), est accessible au coeur
(« лишь сердце знает вас ») par la contemplation et l’extase (« Когда душа
смятенная полна / Пророчеством великого виденья »), mais reste indicible : le
motif de l’inexprimable et du silence, répété plusieurs fois en des formes lexicales
différentes, rythme le poème : « Невыразимое », « Ненареченному »,
« безмолствует искусство ». Žukovskij reprend ici, sur un mode poétique, le
postulat essentiel de la théologie tel que l’expose le Pseudo-Denys :

« En vérité, ni trois, ni un, ni aucun nombre, ni unité ni fécondité ni aucune


dénomination tirée des êtres ni des notions accessibles aux êtres, ne sauraient révéler
(car il dépasse toute raison et toute intelligence) le mystère de la Déité suressentielle,
suressentiellement et totalement transcendante. Il n’est ni nom qui la nomme, ni raison
348
qui la concerne, car elle demeure inaccessible et insaisissable. »

348
Pseudo-Denys l’Aréopagite, Les Noms divins, op.cit., chapitre 13, § 3.
121
Le motif théologique de l’ineffabilité devient chez Žukovskij une catégorie
esthétique soulignant l’imperfection de la création humaine. La douleur du poète
devant l’impuissance de son art se manifeste dans l’intonation inquiète du poème,
où alternent de manière heurtée exclamations et interrogations. L’intonation du
poème de Tjutčev, elle, est tout autre : le poète, désormais résigné à l’insuffisance
de la parole, appelle au silence.

Silentium !

Молчи, скрывайся и таи


И чувства и мечты свои –
Пускай в душевной глубине
Встают и заходят оне
Безмолвно, как звезды в ночи, -
Любуйся ими – и молчи.

Как сердцу высказать себя ?


Другому как понять тебя ?
Поймет ли он, чем ты живешь ?
Мысль изреченная есть ложь.
Взрывая, возмутишь ключи, -
Питайся ими – и молчи.

Лишь жить в себе самом умей –


Есть целый мир в душе твоей
Таинственно-волшебных дум ;
Их оглушит наружный шум,
Дневные разгонят лучи, -
Внимай их пенью и молчи !..

Silentium !

Sois muet, disparais, et voile


Tes rêves et tes sentiments,
Que dans la profondeur de l’âme
Ils s’élèvent et entrent en silence,
Comme des étoiles dans la nuit :
Admire-les, et sois muet.

Comment ton coeur peut-il se dire ?


Un autre peut-il te comprendre?
Comprend-t-il ce qui te fait vivre ?
La pensée proférée est un mensonge.
Les eaux remuées sont troublées :
Bois à la source, et sois muet.

Apprends à ne vivre qu’en toi,


Ton âme est tout un univers
De pensées secrètes, enchantées,
Le bruit extérieur les occulte,
Les rayons du jour les dispersent :
Entends leur chant, et sois muet.

122
A la différence du poème de Žukovskij, il est question ici non plus de l’être
cosmique, mais de l’être intérieur, que le verbe est tout aussi impuissant à exprimer :
« Как сердцу высказать себя ? ». Cette constatation conduit le sujet lyrique à
condamner pour inauthenticité toute expression verbale, dans l’assertion située au
coeur du poème « Мысль изреченная есть ложь ». Poème rhétorique par ses
tournures impératives et interrogatives, et poème philosophique par ses assertions
gnomiques, « Silentium ! » apparaît également comme un poème musical par sa
composition qui se présente comme une succession de répétitions et de variations
lexicales et sonores. Un poème qui veut dire le silence, et invite au silence, dépasse
déjà en soi l’apophatisme qu’il professe ; mais l’indice du chant au dernier vers
(« Внимайся их пенью ») suggère une voie de sortie du silence : la musicalité. Les
deux pôles du verbe poétique que sont le silence et la musique sont donc ensemble
présents sémantiquement et esthétiquement dans le poème. En effet, outre la forme
du poème rappelant une composition musicale, de nombreuses allitérations et
assonances créent une impression d’euphonie, tout en mettant phoniquement en
valeur les vocables sémantiquement essentiels : ainsi, par exemple, les répétitions de
la voyelle « i » et de la consonne « č » dans la première strophe renforcent-elles la
répétition, en début et fin de strophe, du verbe « Молчи ». De plus, le silence est lui
aussi esthétiquement valorisé par le recours à de nombreux tirets, indiquant des
pauses, ainsi que par les points de suspensions finals, suggérant le retour du verbe
poétique au silence primordial. Cette intimité du sémantique et de l’esthétique dans
le poème est peut-être la raison pour laquelle les poètes symbolistes le citent
abondamment, l’érigeant en précurseur de leur art qui revendique justement une
double dimension réflexive et sensible.

b. Les sources philosophiques : Schopenhauer et Nietzsche

Si les sources poétiques romantiques soulignent surtout l’impuissance du


verbe poétique, les sources philosophiques justifient le recours des poètes à la
métaphore de la musicalité. En effet, c’est la Naissance de la tragédie qui motive la
réflexion de l’Âge d’Argent sur la musique. Nietzsche y expose, en le faisant sien, le
statut privilégié de la musique selon Schopenhauer :

« Il accorda à la musique le privilège d’une origine et d’un caractère particuliers la


distinguant de tous les autres arts, pour la raison qu’elle ne serait pas, comme tous
ceux-ci, une reproduction du phénomène, mais bien une image immédiate de la Volonté
123
elle-même, et représenterait ainsi, en face de l’élément physique, l’élément
349
métaphysique du monde, à côté de tout phénomène, la chose en soi. »

Seule la musique, définie comme « l’élément métaphysique du monde »,


permet un accès immédiat au coeur des choses, puisqu’elle est la présentation,
l’expression directe, immédiate, de l’être. Dans une nouvelle et très longue citation
de Schopenhauer, Nietzsche rappelle que « la musique donne les universalia ante
rem »350 : elle apparaît ainsi comme une réponse à l’impuissance de la création
humaine face au silence primordial. La musique est donc l’art suprême, la seule
forme authentique de l’art, justifiant ainsi le voeu mallarméen de la « musicalité de
tout ». A la suite de Schopenhauer et de Nietzsche, les poètes de l’Âge d’Argent
voient en la musique « la source de toute création »351, ainsi que l’idéal de toute
création qui cherche à « saisir l’essentiel »352. Conformément à la définition de
Nietzsche, la poésie peut apparaître comme une imitation verbale de la musique,
« comme une fulguration imitative de la musique »353. La poésie dépend de l’esprit
de la musique comme les phénomènes dépendent de l’essence. En fait, c’est le
caractère non-représentatif de la musique qui attire les poètes de la modernité,
soucieux de se libérer de la mimèsis. La notion de musicalité du verbe poétique
permet de diriger simultanément la création poétique vers son propre matériel
sonore, la sonorité du verbe et de la voix, et vers l’être, révélant ainsi la nature
ontologique de la poésie comprise comme l’« art de la voix humaine »354. Mais si la
musique a pour matériel le son pur, la poésie a elle pour matériel le son articulé,
« support » de sens : l’idéal musical de la poésie pose avec une acuité nouvelle le
double statut du son et du sens à l’intérieur du verbe poétique.

349
F. Nietzsche, la Naissance de la tragédie, Paris, Librairie Générale Française, 1994, p. 124.
Citation d’A. Schopenhauer, le Monde comme volonté et comme représentation, Halle, III, § 52.
350
Ibid., p. 127
351
voir à ce sujet I.V. Kondakov, Ju. V. Korž, « F. Nicše [Nietzsche] v russkoj kul’ture serebrjanogo
veka », Obščestvennye nauki i obščestvennost’, N°6, Moskva, 2000.
352
A. Döblin, op.cit., p. 142
353
F. Nietzsche, la Naissance de la tragédie, op.cit., p. 72
354
L’expression est de P. Friedrich, Music in Russian poetry, Middlebury Studies in Russian
Language and Literature, Thomas R. Beyer, Jr. General Editor, vol. 10, New-York, Peter Lang
Publishing, 1998.
124
3. L’idéal musical du verbe poétique

a. La théorie poétique de K. Bal’mont

Dans l’essai La poésie comme enchantement355, K. Bal’mont expose sa


conception du verbe poétique comme une musique verbale dont la force incantatoire
repose sur la magie des sons. La métaphore magique, présente dès le titre de l’essai,
vise à définir la puissance évocatrice du verbe poétique, compris avant tout comme
matière sonore. Cette représentation de la poésie, en outre, est fondée sur une vision
du monde comme un tout harmonieux dans lequel les sons de la nature et la parole
des hommes se répondent. Au début de cet essai, Bal’mont paraphrase le prologue
de l’Evangile de Jean en vue de montrer que le verbe et le chant émanent du silence
primordial.

« В начале, если было начало, было Безмолвие, из которого родилось Слово


по закону дополнения, соответствия, и двойственности. Из безгласности –
голос, из молчания – песня, из тишины – целый взрыв звуков, неизмеримый
циклон шумов, криков, воплей, шопотов, грохотов, лепетов, жужжаний струны,
зорь из Хаоса, красных цветов из черной Ночи, рубиновых пожаров творческого
Дня, звезд, разбросанных всемирной метелью, бесконечность вьюжных дорог,
356
соединившихся в единый Млечный Путь. »

« Au commencement, s’il y eut un commencement, était l’Absence de parole, d’où


naquit le Verbe, selon la loi de la complémentarité, de la correspondance, et de la
dualité. De l’absence de voix naquit la voix ; du silence, le chant ; du calme, toute une
explosion de sons, un immense cyclone de bruits, cris, hurlements, chuchotements,
grondements, balbutiements, bourdonnements de corde, aurores nées du Chaos,
fleurs rouges nées de la Nuit noire, incendies rubis du Jour créateur, étoiles
disséminées par la tourmente universelle, infini des tempêtes de neige sur les routes
réunies dans l’unique Voie Lactée. »

Bal’mont écrit ici un récit de la Création du monde à partir de la dualité


fondamentale du silence et du verbe : les majuscules des noms « Безмолвие » et
« Слово », suivies des noms « Хаос », « Ночь », « День » et « Млечный Путь »,
leur confèrent une dimension ontologique, mais aussi mythologique, cosmogonique,
en même temps qu’elles vivifient le récit, qui apparaît également comme une
métaphore de la genèse du poème. Les noms au préfixe bez désignant le silence
comme privation, « Безмолвие », « безгласность », inscrivent le récit dans la
tradition spirituelle apophatique, qui définit l’être primordial de manière négative,

355
K. Bal’mont, Poèzija kak volšebstvo, Moskva, Skorpion, 1915.
356
ibid., p. 7-8
125
« dans un sens transcendant »357. Ils soulignent aussi la nécessité de leurs
complémentaires : le verbe, la voix. Ainsi au silence défini comme tranquillité,
absence de parole et de voix, correspond le verbe, « Слово », la voix, « голос », le
chant, « песня », et la totalité des sons, « целый взрыв звуков », qui sont comme
autant de manifestations cataphatiques, ou positives, de l’être. Cette suite de noms
au nominatif affirme la dimension ontologique de tous les sons, indistinctement sons
articulés de la langue, sons mélodieux du chant, bruits de la nature. Cette absence de
différenciation souligne la primauté du son sur le sens, et marque aussi l’unité du
verbe, de la musique et des sons de la nature, métaphorisée à la fin du paragraphe
dans l’image de l’ « unique Voie Lactée ». Dans l’énumération des sons du cosmos,
en effet, alternent sans hiérarchie sons humains et sons naturels, ce qui précisément
souligne leurs correspondances. La dualité du silence et du verbe embrasse pour
finir l’opposition cosmique fondamentale du jour et de la nuit, à l’image de
l’oxymore des «fleurs rouges nées de la Nuit noire » . Ce récit de la Création du
monde, interprété comme une genèse de la poésie, dessine un statut du verbe
poétique comme union de silence et de sonorités, qui sont tout à la fois sons
musicaux et sons de la nature : le verbe musical est ainsi en communion avec
l’univers.

La métaphore de la musicalité du verbe rendra compte à la fois de l’union du


verbe et du chant, et de la correspondance entre le verbe et le monde, puisque la
nature de la musique est justement d’être relation, cohérence entre les sons358. C’est
ce qui apparaît clairement dans l’extrait suivant :

« Прислушиваясь к музыке всех голосов Природы, первобытный ум качает их


в себе. Постепенно входя в узорную многослитность, он слагает из них музыку
внутреннюю, и внешне выражает ее – напевным словом, сказкой, волшебством,
заклинанием.
359
Поэзия есть внутренняя Музыка, внешне выраженная размерною речью. »

« Ecoutant la musique de toutes les voix de la Nature, l’esprit primitif les berce en lui.
Pénétrant petit-à-petit dans les ramages de leur multitude unifiée, il en compose sa
musique intérieure, et l’exprime extérieurement dans un verbe mélodieux, un conte, un
charme, une incantation.

357
cf Pseudo-Denys, les Noms divins, op.cit., chapitre 7 § 2 : « il faut entendre les attributs divins
selon un mode qui convienne à Dieu. Quand on parle de son Inintelligence et de son Insensibilité, il
faut entendre cette négation dans un sens transcendant, non dans un sens privatif ».
358
voir à ce sujet A. Döblin, op.cit.
359
K. Bal’mont, Poèzija kak volšebstvo, op.cit., p. 19
126
La Poésie est Musique intérieure, exprimée extérieurement dans une parole
mesurée. »

La métaphore de la musicalité embrasse ici toutes les dimensions de l’univers


et de l’être : dans cet état primitif mythique que Bal’mont évoque, musicalité de la
nature, musicalité de l’intériorité humaine et musicalité de l’expression humaine se
répondent. Le « verbe mélodieux » (« напевное слово »), chronologiquement
dernier, contient en lui la musique de la nature tout en exprimant la musique
intérieure de l’homme. Dans la dernière assertion, la poésie est identifiée à la
musique, elle est l’expression de la musique de l’être intérieur comme de l’être
cosmique.

b. Le poème « la Musique »

Dans son poème « la Musique »360, à peine antérieur à l’essai la Poésie comme
enchantement, Bal’mont semble tout autant évoquer la nature de la musique que
celle de la poésie, qui a vocation à l’exprimer verbalement. Ce poème réflexif sur la
musique peut ainsi être lu à la fois comme une évocation et une réalisation de l’idéal
musical de la poésie.

Музыка

Когда и правая и левая рука


Чрез волшебство поют на клавишах двуцветных,
И звездною росой обрызгана тоска,
И колокольчики журчат в мечтах рассветных, -

Тогда священна ты, - ты не одна из нас,


А ты как солнца луч в движении тумана,
И голос сердца ты, и листьев ты рассказ,
И в роще дремлющей идущая Диана.

Всего острей поет в тебе одна струна –


Чрез грезу Шумана и зыбкий стон Шопена.
Безумие луны ! И вся ты – как луна,
Когда вскипит волна, но падает, как пена.

La Musique

Quand la main gauche et la main droite, réunies,


Incantatoires, sur les touches blanches et noires,
Eclaboussent l’ennui d’une rosée d’étoiles,
Quand les clochettes clapotent dans les rêves d’aurore,

Alors, tu es sacrée, tu es l’altérité,

360
« Muzyka », Belyj zodčij (1913), K. Bal’mont, Stixotvorenija, Leningrad, Sovetskij pisatel’, 1969.
127
Rai de soleil dans le mouvement du brouillard,
Tu es la voix du coeur et le récit des feuilles,
Et au bois somnolant la démarche de Diane.

La chanterelle en toi résonne plus aiguë,


Songe de Schumann, plainte frêle de Chopin.
Lune folle ! Tu es toute entière comme la lune,
Quand la vague bouillonne, et retombe en écume.

Réflexion sur la musique, le poème apparaît aussi, selon la définition de


Nietzsche, comme une imitation de la musique, du point de vue de sa composition.
L’hexamètre ïambique, vers long, régulier, a la fluidité d’une ligne mélodique se
déployant sur les strophes qui sont au nombre de trois, comme les parties d’une
sonate pour piano. La première strophe est toute entière constituée d’une seule
proposition subordonnée dont l’ampleur rappelle un crescendo tendu vers la
proposition principale de la deuxième strophe, acmè du poème, rythmiquement et
sémantiquement, puisqu’elle révèle une définition de la musique, avant de décroître
et s’éteindre dans la dernière strophe qui prolonge et clôt cette tentative de
définition.

Le poème s’ouvre sur la description des mains sur un clavier : c’est l’audition
de la musique qui donne naissance au poème ; la musique est donc le point de départ
de la création poétique, tout comme, dans le dernier extrait de l’essai la Poésie
comme enchantement, c’était l’écoute de la musique de la nature qui engendrait le
« verbe mélodieux ». Ici aussi, la musique touche la sensibilité du héros lyrique en
éveillant des sentiments intérieurs qui se mêlent à l’évocation de la nature : « И
звездною росой обрызгана тоска, / И колокольчики журчат в мечтах
рассветных ». Ces deux derniers vers réalisent ainsi, dans le discours poétique
métaphorique, l’union de la musique, de la nature et du verbe. C’est ce qu’évoquent
également, dans la deuxième strophe, les expressions « голос сердца» et « листьев
рассказ », où les noms « голос » et « рассказ », apparaissent comme les indices
d’une lecture possible du poème comme une réflexion sur l’art verbal autant que sur
l’art musical.

La présence des mains du pianiste au premier vers du poème suggérait la


dimension sensible et sensuelle de la musique, qui s’adresse moins à l’intelligence
qu’à l’affectivité. C’est ce que traduit aussi la deuxième strophe du poème, qui,

128
conjointement à son caractère réflexif, valorise la dimension esthétique du verbe
poétique. Bal’mont y expose la nature sacrée de la musique, qui révèle la vérité du
monde comme la vérité intérieure de l’homme, en des vers que l’on pourrait
qualifier de musicaux du point de vue de leur organisation sonore361 : par le
parallélisme des hémistiches, la répétition croisée du pronom « ты », la
ressemblance phonique des vocables « солнца » et « сердца », et les allitérations en
chuintante « священна », « роще », « дремлющей » et « идущая », unissant le
premier au dernier vers, pour mieux souligner la nature divine et sacrée de la
musique comparée à Diane, cette strophe apparaît tout à la fois comme une
définition rhétorique et une mise en oeuvre phonique de l’idéal musical de la poésie.

La dernière strophe est composée comme une variation d’éléments


sémantiques ou sonores déjà présents dans les deux premières, accentuant la
musicalité du poème tout entier : le verbe « поет » était présent à la première
strophe, les noms « греза » et « стон », sont les variations de « мечта » et
« тоска », « вскипит » fait écho à « журчат » et « пена » à « роса », tandis que la
présence de Diane à la fin de la deuxième strophe divinise les évocations de
Schumann et de Chopin dans la troisième. L’exclamation « Безумие луны ! »
rappelle encore une fois que la musique est un langage des émotions et non de la
raison, tandis que l’image de la lune suggère de nouveau le parallélisme entre
musique et poésie : symbole du pur lyrisme, la lune est omniprésente dans la poésie
de Bal’mont. La comparaison de la musique et de la lune parfait ainsi l’identité de la
musique et de la poésie. Quant à l’image de l’écume qui clôt le poème, elle semble
faire allusion aux limites de tout langage, musical ou poétique. Le pianiste se tait, la
musique qui s’était élevée du silence, engendrant le poème, retourne au silence, et
avec elle, la poésie s’amuït.

4. L’idéal apophatique du verbe poétique

Des deux pôles de la musique et du silence, entre lesquels se situe le verbe


poétique, Ivanov, dans son essai les Préceptes du symbolisme362, privilégie le
silence, pour se démarquer des symbolistes de la première génération, notamment de
Bal’mont, mais aussi pour affirmer l’orientation théologique et mystique de sa

361
voir à ce sujet l’analyse minutieuse de V. Gofman, « Jazyk simvolistov », op.cit.
362
V. Ivanov, « Zavety simvolizma », op.cit.
129
conception de la poésie. Quant à Belyj, dans son essai la Magie des vocables363, il
réunit les deux thématiques du silence et de la musique pour mieux justifier sa
conception du symbole. Le silence est donc au fondement de la pensée symboliste
sur la poésie, qui s’inscrit ainsi à l’intérieur de l’attitude romantique, caractéristique
de toute la modernité poétique, de défiance généralisée vis-à-vis de la parole : le
poème de Tjutčev « Silentium ! », emblématique de cette conception d’un verbe
insuffisant, inadéquat, impuissant à exprimer l’être intérieur du poète, est clairement
réapproprié par les poètes symbolistes dans leurs essais théoriques. Ivanov comme
Belyj analysent en effet les limites du verbe poétique à partir de la constatation
tragique faite par Tjutčev, selon laquelle il est impossible au poète de s’exprimer
authentiquement dans le langage, alors même que l’acte de dire est pour lui
existentiel. Mais cette contradiction tragique explique aussi la nécessité vitale pour
les poètes de l’Âge d’Argent de penser un verbe nouveau, capable de surmonter le
silence : telle sera la vocation du symbole.

a. L’analyse d’Ivanov

L’essai les Préceptes du symbolisme s’ouvre sur le célèbre vers de Tjutčev en


forme d’assertion gnomique, réapproprié sans guillemets : « la pensée proférée est
un mensonge ».

« Мысль изреченная есть ложь. Этим парадоксом-признанием Тютчев,


ненароком обличая символическую природу своей лирики, обнажает и самый
корень нового символизма : болезненно пережитое современною душой
364
противоречие – потребности и невозможности « высказать себя ». »

« La pensée proférée est un mensonge. Par ce paradoxal aveu, Tjutčev révèle à son
insu la nature symbolique de sa poésie lyrique, et dévoile en même temps la racine du
nouveau symbolisme : la contradiction, vécue douloureusement par l’âme
contemporaine, entre le désir et l’impossibilité de « s’exprimer ». »

Dans cet essai, Ivanov poursuit la pensée de Tjutčev sur le silence en


développant le thème de l’inauthenticité du verbe poétique, qui transparaît
notamment dans l’emploi des substantifs « ложь », « искажение », « исчезновение
». Il dessine ainsi une opposition entre une parole intérieure, « прикровенная
речь », et une parole proférée, « мысль изреченная », la première étant marquée du

363
A. Belyj, « Magija slov », op.cit.
364
V. Ivanov, « Zavety simvolizma », op.cit., p. 180
130
signe positif de la vie, la seconde du signe négatif de la mort, division tragique qui
conduit au silence : « молчи ».

« Нарушение закона « прикровенной » речи, из воли к обнаружению и


разоблачению, отмщается искажением раскрываемого, исчезновением
365
разоблаченного, ложью « изреченной мысли »… »

« L’infraction à la loi de la parole « secrète », par volonté de dévoilement et de


révélation, est vengée par la déformation de ce qui est découvert, par la disparition de
ce qui est révélé, par le mensonge de « la parole proférée »…»

La pensée d’Ivanov sur les limites du verbe relie ainsi le thème de


l’inauthenticité à celui de l’inadéquation. Or il présente aussi cette inadéquation
entre le verbe intérieur et le verbe proféré comme une perte :

« …слово перестало быть равносильным содержанию внутреннего


366
опыта. »

« le verbe a cessé d’être adéquat au contenu de l’expérience intérieure. »

Ivanov laisse ainsi entendre qu’il a existé un « âge d’or » d’un verbe poétique
adéquat, authentique, capable de rendre compte pleinement de l’expérience
intérieure du poète. C’est ainsi que se dessine le mythe d’un verbe immédiat qui
serait à retrouver, justifiant par là une réflexion sur un verbe poétique neuf et vrai.
La pensée poétique du verbe et du silence, transformée en pensée de l’authenticité
du verbe, ouvre ainsi la voie, pour Ivanov, à l’opposition entre deux manifestations
antithétiques de la langue, représentées plus loin par le concept et le symbole.

« Между тем живой наш язык есть зеркало внешнего эмпирического


познания, и его культура выражается усилением логической его стихии, в
ущерб чисто символической, или мифологической, соткавшей некогда его
нежнейшие природные ткани – и ныне единственно могущей восстановить
367
правду « изреченной мысли ». »

« En fait notre langue vivante est le miroir de notre connaissance empirique externe,
et sa culture met l’accent sur son élément logique, au détriment de son élément
purement symbolique, ou mythologique, qui avait jadis tissé ses trames naturelles les
plus fines, et qui seule maintenant peut restaurer la vérité de la « pensée proférée ». »

Dans cette longue phrase qui clôt le premier chapitre de son essai, Ivanov
affirme que la langue est un moyen d’accès à l’être, et cette assertion, soulignée par

365
ibid.
366
ibid.
367
ibid., p. 180-81

131
l’emploi du verbe « есть », apparaît comme un acte de foi qui rompt avec la
constatation de départ « Мысль изреченная есть ложь » : Ivanov suggère ainsi une
sortie possible du silence poétique. Il distingue d’autre part deux courants, deux
forces primordiales dans la langue, l’une logique, l’autre symbolique : là où la
parole logique est impuissante, et condamne le poète au silence, la parole
symbolique sera efficace, véridique (« единственно могущей восстановить
правду изреченной мысли »), et pourra ainsi faire renaître du silence le verbe
poétique.

C’est donc par un programme symboliste que se clôt ce premier chapitre de


l’essai. Ivanov y revendique la foi en un verbe poétique neuf, authentique,
symbolique, qui seul peut rétablir la confiance du poète envers la langue, son
matériel poétique, et dépasser ainsi le silence. Le silence et le symbole sont donc à
la poésie ces « termes paradoxaux », selon l’expression de M. de Gandillac
concernant la théologie mystique368, qui seuls « peuvent décrire cette ténèbre
lumineuse qui tout ensemble cache et révèle les mystères divins. Pour y pénétrer il
ne faut pas abandonner seulement le double plan de l’intelligence et de l’essence, il
faut sortir de soi dans une véritable extase. ». Le silence et le symbole apparaissent
ainsi, à la lumière de la théologie négative, comme les deux pôles de l’extase du
verbe transformant la poésie en une fenêtre sur l’être. Pour Belyj, ces deux termes
paradoxaux, à la fois limite et puissance du verbe poétique, sont le silence et la
musique.

b. L’analyse de Belyj

Belyj débute lui aussi son essai la Magie des vocables par une analyse des
limites du verbe poétique, bien que plus sommaire que celle d’Ivanov, à partir de la
même citation de Tjutčev. Celle-ci se trouve d’emblée intégrée à l’étude de
l’antinomie entre limite et puissance du verbe, et permet en fait à Belyj de mieux
affirmer sa propre conception d’un verbe poétique authentique.

« Образная речь состоит из слов, выражающих логически невыразимое


впечатление мое от окружающих предметов. Живая речь есть всегда музыка
невыразимого ; мысль изреченная есть ложь, говорит Тютчев. И он прав, если
под мыслью разумеет он мысль, высказываемую в ряде терминологических
понятий. Но живое, изреченное слово не есть ложь. Оно – выражение

368
M. de Gandillac, Commentaires, Pseudo-Denys, Oeuvres complètes, op.cit.
132
сокровенной сущности моей природы ; и посколько моя природа есть природа
369
вообще, слово есть выражение сокровеннейших тайн природы. »

« Le discours figuré est composé de vocables exprimant l’impression logiquement


inexprimable que font sur moi les objets environnants. Le discours vivant est toujours
musique de l’inexprimable ; la pensée proférée est un mensonge, dit Tjutčev. Et il a
raison, si par pensée il entend la pensée dite au moyen de concepts terminologiques.
Mais un vocable proféré, vivant, n’est pas un mensonge. Il est l’expression de l’essence
cachée de mon être ; et comme ma nature est la nature en général, le vocable est
l’expression des secrets les plus cachés de la nature. »

On retrouve ici la même opposition que chez Ivanov entre un verbe logique
mensonger et un verbe poétique véridique, mais les termes employés pour la définir
diffèrent un peu. Au pôle négatif d’un verbe logique inauthentique, constitué de
concepts terminologiques, Belyj oppose le pôle positif d’un verbe imagé
(« Образная речь »), authentique, où prédomine l’élément sonore et musical
(« музыка невыразимого »). Ainsi, là où Ivanov parlait de mythe et de symbole,
Belyj parle d’image, de musique et de son. Se distingue ici de manière très nette
l’opposition entre d’une part la matérialité du verbe, ses qualités sensibles,
acoustiques ou visuelles, faisant appel à l’imaginaire, autrement dit à la dimension
vivante de la parole (« Живая речь »), et d’autre part la signification du verbe, sa
dimension conceptuelle, faisant appel à la raison, rejetée du côté de la mort, du fait
même de l’antinomie. Tout comme Ivanov, Belyj aboutit à l’affirmation d’un verbe
poétique authentique qui serait un moyen d’accès à l’être : mais son analyse rappelle
plutôt celle de Bal’mont, qui soulignait lui aussi la correspondance entre le verbe,
l’être intérieur et l’être extérieur grâce à la musique, en faisant communier la
musicalité du verbe poétique à la musique de l’être.

La question des limites du verbe n’est donc pas vécue ici comme une
constatation douloureuse contraignant le poète au mutisme, mais apparaît plutôt
comme un faire-valoir à la conception de Belyj d’un verbe poétique authentique
dans lequel la matière sonore est privilégiée. Comme chez Ivanov, l’analyse des
limites du langage, qui se réduit ici à quelques phrases, ouvre la voie à la quête d’un
verbe poétique neuf qui surmonterait cette inadéquation entre l’expérience intérieure
du poète et son expression. La musicalité est clairement définie comme une qualité
essentielle du verbe, alors qu’elle était tue dans l’analyse d’Ivanov. Mais la lecture
de la poésie de ce dernier révèle en fait que la conception ivanovienne du symbole

369
A. Belyj, “Magija slov”, op.cit., p. 131
133
comme dépassement du silence poétique va de pair avec une valorisation esthétique
de la matière sonore du verbe370.

c. Le poème « la Bouche de l’aurore »

Le poème réflexif d’Ivanov « la Bouche de l’aurore »371 situe la poésie à la


limite du silence, tout en la faisant naître du silence. Le silence, le verbe et
l’harmonie sont les éléments essentiels de ce poème qui rappelle l’évocation par
Bal’mont de la communion de l’homme et de l’univers dans la poésie : mais la
thématique est ici enrichie de la symbolique biblique du Verbe.

Уста зари

Как уста, заря багряная горит :


Тайна нежная безмолвьем говорит.
Слышишь слова золотого вещий мед ?
Солнце в огненном безмолвии встает !

Дан устам твоим зари румяный цвет,


Чтоб уста твои родили слово – свет.
Их завесой заревою затвори :
Только золотом и медом говори.

La Bouche de l’aurore

La bouche de l’aurore amarante flamboie :


Absence de parole, le doux mystère se dit.
Entends-tu le miel inspiré du verbe d’or ?
Dans un silence de feu, le soleil se lève!

Ta bouche a la couleur vermeille de l’aurore


Afin de mettre au monde le verbe-lumière.
Que ta bouche soit close du voile auroral :
Et que l’or et le miel soit tes seules paroles.

La métaphore de la « bouche de l’aurore », transformée en comparaison au


premier vers, puis enrichie de la symbolique chrétienne du Verbe-Lumière, ouvre
une réflexion poétique sur le statut du verbe. La contemplation de la lumière
silencieuse de l’aurore suggère au héros lyrique une évocation du verbe universel
dans la première strophe, qui se mue en verbe poétique dans la seconde. Le verbe y
apparaît paradoxalement à la fois comme silence et métaphore. La première strophe
rappelle l’ineffabilité de l’être universel : le nom « безмолвье » est répété deux fois,
mais au deuxième vers lui est accolé un verbe signifiant la parole : « Тайна нежная

370
voir à ce sujet P. Friedrich, Music in Russian poetry, op. cit.
371
V. Ivanov, « Usta zari » (1912), Lirika, Minsk, Xarvest, 2000, p. 284
134
безмолвьем говорит ». Cet oxymore traduit la nature du symbole, qui a vocation à
suggérer l’ineffable. La seconde strophe, parallèle à la première par sa composition,
se clôt par un autre paradoxe, concernant cette fois le verbe humain : le silence est
métaphorisé par l’image du voile dans une injonction faisant écho au « молчи » de
Tjutčev, « Их завесой заревою затвори », mais le poème se clôt sur la métaphore
biblique d’une parole d’or et de miel, appelée à transcender le silence.

Ivanov définit le statut du verbe par la symbolique johannique du Verbe-


Lumière372 : la lumière ontologique est la métaphore d’un verbe plein, authentique,
révélateur du sens et de l’être, c’est-à-dire à l’opposé de l’insuffisance de la parole
déplorée par Tjutčev. Le verbe est de nature prophétique (« Слышишь слова
золотого вещий мед ? »), révélationnelle : il naît de la contemplation silencieuse de
l’être, symbolisé par l’aurore. Ce verbe mystique est désigné par la métaphore
biblique de l’or et du miel373, qui souligne ainsi une correspondance entre le Verbe
de Dieu, universel, et le verbe poétique. Mais la métaphore du miel suggère aussi la
nature harmonieuse, melliflue du verbe poétique. Le poème lui-même se manifeste
comme une harmonie verbale : le poème est composé d’un petit nombre de vocables
répétés chacun deux ou trois fois : ainsi les noms « заря », « безмолвье »,
« словo », « золото », « мед », sémantiquement essentiels, rythment-ils les deux
strophes en soulignant les correspondances entre verbe universel et verbe poétique ;
le verbe « горит » se déploie en « говорит », répété deux fois, et met phoniquement
en valeur la réalité du verbe lumineux. Quant à l’anaphore za de l’avant-dernier
vers, « Их завесой заревою затвори : », elle donne une dimension incantatoire au
vers qui lui permet justement de transcender le sens qu’il contient, l’injonction au
silence, et de susciter l’harmonie vocalique du vers final, « Только золотом и
медом говори », suggérant phoniquement la dimension symbolique d’un verbe qui
apparaît, au-delà du silence, comme une initiation métaphorique à l’être.

372
Jean 1,9 : « Le Verbe était la vraie lumière qui, en venant dans le monde, illumine tout homme. »,
Traduction Oecuménique de la Bible, op.cit.
373
Parmi de nombreuses occurrences, le psaume 19, 10-11 : « Les décisions du Seigneur sont la
vérité, toutes elles sont justes. Plus désirables que l’or et quantité d’or fin ; plus savoureuses que le
miel, que le miel nouveau ! »
135
B. Le statut du symbole

1. Le symbolisme d’Ivanov : un verbe épiphanique

a. La langue symbolique

Au fondement de l’art poétique symboliste se trouve la constatation de la


dualité de la langue, dont nous avons déjà remarqué qu’elle relevait de l’héritage
romantique, poétique et linguistique, de la modernité russe. La langue poétique
s’oppose nettement à la langue ordinaire et, comme le souligne Gofman374, c’est
justement cette altérité fondamentale de la langue poétique, permettant au poète
d’évoquer ce que la langue ordinaire serait incapable d’exprimer, qui constitue le
gage de son authenticité. De ce point de vue, les symbolistes russes sont proches de
Mallarmé qui opposait à la langue de « l’universel reportage » celle de la « notion
pure »375. Dans les Préceptes du symbolisme, Ivanov, lui, oppose à la langue de
« l’universel reportage » la langue sacrée des prophètes, vers laquelle tend selon lui
la langue poétique :

« Символизм в новой поэзии кажется первым и смутным воспоминанием о


священном языке жрецов и волхвов, усвоивших некогда словам всенародного
языка особенное, таинственное значение, им одним открытое, в силу ведомых
им одним соответствий между миром сокровенного и пределами
общедоступного опыта. Они знали другие имена богов и демонов, людей и
вещей, чем те, какими называл их народ, и в знании истинных имен полагали
376
основу своей власти над природой. »

« Le symbolisme, dans la poésie nouvelle, semble être la première réminiscence


confuse de la langue sacrée des prêtres et des mages qui avaient jadis conféré aux
vocables de la langue de tout le peuple une signification particulière, mystérieuse,
accessible à eux seuls, en vertu de correspondances connues par eux seuls entre le
monde secret et les limites de l'expérience commune. Ils connaissaient d’autres noms
des dieux et des démons, des hommes et des choses, différents de ceux qu’utilisait le
peuple pour les désigner, et cette connaissance des noms véritables était selon eux à la
base de leur pouvoir sur la nature. »

La langue poétique symboliste est ici définie par analogie avec la langue
sacrée des prêtres et des prophètes (« священный язык »), distincte de la langue
populaire (« всенародный язык ») et liée au motif du mystère (« особенное,
таинственное значение »). Par cette analogie, Ivanov suggère l’altérité
fondamentale de la langue poétique (« другие имена »), et compare l’emploi du

374
V. Gofman, « Jazyk simvolistov », op.cit.
375
S. Mallarmé, «Crise de vers », Oeuvres complètes, op.cit., p. 368
376
V. Ivanov, « Zavety simvolizma », op.cit., p. 183
136
nom en poésie à l’emploi du « nom véritable », secret, utilisé par les prêtres dans les
incantations. Cette analogie révèle l’idéal d’authenticité du nom, et de toute la
langue poétique, qui aspire à la plénitude ontologique.

Apparaît aussi le motif de la correspondance (« соответствия ») entre un


monde secret, niveau supérieur de l'être, et un niveau inférieur, accessible à
l'expérience commune. Par l’analogie du poète et du prophète, Ivanov dote le poète
symboliste de l'exclusivité de la connaissance de la langue secrète comme celle de
ce monde secret : « им одним » est répété deux fois, comme pour mieux souligner
l’élection du poète symboliste, en même temps que sa haute mission. C’est donc
aussi la dimension oraculaire de la langue originelle et sacrée, qui est présentée
comme l’idéal de la langue poétique. Cette analogie entre poésie et religion est de
nouveau reprise un peu plus loin, et donne lieu à une nouvelle définition de la
langue symbolique. Ivanov se souvient de la "langue des dieux" de la Grèce antique
et écrit :

« …перенесение этого представления и определения на язык поэтический


знаменовало религиозно-символический характер напевного, "вдохновенного"
377
слова. »

« … le transfert de cette représentation et de cette définition sur la langue poétique


indiquait le caractère symbolique et religieux du verbe mélodieux et "inspiré". »

La langue poétique idéale est ici clairement présentée comme une « langue
inspirée ». Il est remarquable, de plus, que le caractère prophétique de la langue soit
associé à sa musicalité, « напевное, "вдохновенное" слово » : c’est bien la
dimension incantatoire de la poésie qui se trouve ici définie. Or selon Ivanov,
comme l’indique G. Kustova378, cet idéal est contenu en germe dans la langue russe
elle-même, qu’il définit, dans son article « Notre langue », comme une langue à
deux hypostases, « двуипостасный язык »379 :

« Язык, стяжавший столь благодатный удел при самом рождении, был


вторично облагодатствован в своем младенчестве таинственным крещением
в животворящих струях языка церковнославянского. Они частично претворили
его плоть и духотворно преобразили его душу, его « внутреннюю форму ». И

377
V. Ivanov, ibid., p. 183-84
378
G.I. Kustova, “Jazykovye proekty Vjač. Ivanova i A. Belogo: filosofija jazyka i magija slova”,
L.A. Gogotišvili, A.T. Kazarjan, Vjačeslav Ivanov. Arxivnye materialy i issledovanija, Moskva,
russkie slovari, 1999.
379
« Naš jazyk », V.Ivanov, op.cit., p. 396
137
вот, он уже не просто дар Божий нам, но и как бы дар Божий сугубо и вдвойне, -
380
преисполненный и приумноженный. »

« Ayant reçu un don si plein de grâce à la naissance, la langue fut une seconde fois
comblée de grâce dans sa jeunesse par son baptême mystérieux dans les eaux
vivifiantes de la langue slavonne. Elles ont en partie transformé sa chair et
spirituellement transfiguré son âme, sa « forme interne ». Voilà pourquoi la langue n’est
déjà plus un simple don de Dieu pour nous, mais comme un double don de Dieu,
immense, plein, démultiplié. »

Pour Ivanov, la langue russe, du fait de son origine et de histoire, est un don
sacré, un organisme vivant, charnel et spirituel. Sa forme interne porte le signe de sa
sainteté : elle est cette « âme », ce coeur ontologique que le verbe poétique doit
manifester. Car l’élan primordial de la langue (« стихия ») est le terreau dans lequel
s’enracine la création poétique :

« Как Шопенгауэру казалось, что истинный стих от века предопределен и


зачат в стихии языка, так – мнится – искони посеяны в ней и всякое гениальное
умозрение, отличительное для характера нации, и всякая имеющая процвести
381
в ней святость. »

« De même que selon Schopenhauer, un vers authentique est de tout temps


prédéterminé et conçu dans l’élan primordial de la langue, de même, selon nous, y sont
originellement semées toute pensée géniale propre au caractère de la nation, ainsi que
toute sainteté appelée à fleurir en elle. »

Comme le souligne M. Ghidini382, le verbe poétique symbolique a donc


vocation, selon Ivanov, à retrouver l’élan primordial de la langue, ferment de
l’union de matière et d’esprit qu’est la langue, et ferment de l’union entre la
communauté et l’individu, le poète, le saint, et le peuple. C’est également de ce
point de vue que le verbe poétique est perçu comme une épiphanie de la sainteté de
la langue elle-même.

b. Le verbe-symbole

La nature épiphanique du verbe symbolique est abondamment déclinée, selon


des modalités lexicales différentes, tout au long de l’essai « les Préceptes du
symbolisme ». Le verbe symbolique y est décrit comme une initiation mystique :

380
ibid., p. 397
381
ibid., p. 677
382
M. Ghidini, Il cerchio incantato del linguaggio. Moderno e antimoderno nel simbolismo di V.
Ivanov, Vita e pensiero, Pubblicazioni dell’ Università cattolica del Sacro Cuore, Milano, 1997.
138
« Слово-символ делается магическим внушением, приобщающим слушателя
383
к мистериям поэзии.»

« Le verbe-symbole devient une incitation magique révélant à l’auditeur les


mystères de la poésie. »

Le nom « symbole » est accolé à celui de « verbe » pour former le nouveau


concept de « verbe-symbole », nom nouveau qui désigne pleinement l’être du
nouveau vocable poétique symboliste : désormais, dans le texte, le nom « verbe » est
à comprendre dans ce sens de « verbe-symbole ». Ici, sa nature épiphanique est
soulignée par l’emploi du nom « внушение », évocation, suggestion, puis par le
verbe « приобщать », « initier », qui est répété plusieurs fois dans tout l’essai,
accompagné de l’adverbe « ознаменовательно »384, présent parfois aussi dans sa
forme substantive « ознаменование »385, « signe », au sens théologique
d’une présence mystique du transcendant dans l’immanent. Sous sa forme
adjectivale, il accompagne le nom composé « тайновидение »386, qui est lui aussi
repris plusieurs fois, au sens de vision mystique, prophétique. Toutes ces définitions
montrent bien que le verbe-symbole est un objet de foi, conformément à la
définition qu’en donne l’apôtre Paul dans la Lettre aux Hébreux : « La foi est une
manière de posséder déjà ce que l’on espère, un moyen de connaître des réalités que
l’on ne voit pas. »387 C’est la foi en la nature symbolique de son verbe qui fonde
l’acte créateur du poète, et c’est elle également qui doit motiver l’attitude de son
lecteur.

La foi pose donc la nature médiatrice, transitive du verbe symbolique : ce


dernier est tendu vers l’au-delà du texte et de la réalité tangible toute entière. Il se
situe donc à la limite du silence, comme un « signe mystérieux de l’indicible » :

«[слово] ощущается поэтом как тайнопись неизреченного, вбирает в свой


звук многие, неведомо откуда отозвавшиеся эхо и как бы отзвуки родных
подземных ключей – и служит, таким образом, вместе пределом и выходом в
запредельное, буквами (общепонятным начертанием) внешнего и иероглифами
388
(иератической записью) внутреннего опыта.»

383
V. Ivanov, « Zavety simvolizma », op.cit., p. 183
384
ibid. p. 180
385
ibid. p. 186
386
ibid. p. 189
387
Lettre aux Hébreux 11, 1, Traduction Oecuménique de la Bible, op.cit.
388
ibid. p. 186
139
« [le verbe] est perçu par le poète comme un signe mystérieux de l’indicible, il
rassemble dans sa matière sonore de nombreux échos dont on ne sait d’où ils viennent,
et comme des résonances de sources souterraines familières ; le verbe sert ainsi à la
fois de limite et de sortie vers l’au-delà de la limite, de lettres (tracé compris de tous) de
l’expérience extérieure et de hiéroglyphes (inscription hiératique) de l’expérience
intérieure. »

Les indications sonores (« звук », « эхо », « отзвуки ») évoquent la richesse


polysémique du verbe tout en soulignant qu’il est avant tout sonorité, harmonie, et
peut par là être compris comme une image sonore de l’indicible. Mais le verbe
symbolique est aussi présenté dans son statut paradoxal de limite verbale qui
implique un dépassement de soi : c’est ce que matérialise sa dimension graphique,
qui peut être lue à la fois comme une articulation de lettres déterminées, et comme
un signe sacré dont la matérialité est transcendée par l’infini du sens. Le symbole,
qui porte ainsi « le sceau de deux mondes »389, apparaît comme un chemin vers
l’être. Dans son essai Pensées du symbolisme390, c’est par la métaphore de l’arc-en-
ciel qu’Ivanov suggère que le verbe poétique est un passage, un chemin.

« Ежели искусство вообще есть одно из могущественнейших средств


человеческого соединения, то о символическом искусстве можно сказать, что
принцип его действенности – соединение по преимуществу, соединение в
прямом и глубочайшем значении этого слова. Поистине, оно не только
соединяет, но и сочетает. Сочетаются двое с третьим и высшим. Символ,
это третье, уподобляется радуге, вспыхнувшей между словом-лучом и влагою
души, отразившей луч... И в каждом произведении истинно символического
391
искусства начинается лестница Иакова. »

« Si l’art en général est l’un des plus puissants moyens de liaison humaine, alors on
peut dire de l’art symboliste que le principe de son efficacité est avant tout la liaison, au
sens premier et très profond du mot liaison. En réalité, non seulement il relie, mais il
unit. Deux entités sont unies par une troisième qui leur est supérieure. Le symbole,
cette troisième entité, ressemble à un arc-en-ciel qui s’illuminerait entre un verbe
rayonnant et l’humidité de l’âme réfléchissant ce rayon… Et dans chaque œuvre d’art
véritablement symbolique s’amorce une échelle de Jacob. »

L’image de l’arc-en-ciel expose bien la nature symbolique du verbe au sens


étymologique de ce qui relie : c’est en ce sens que l’art symbolique est défini
essentiellement par Ivanov comme un art de la relation et de l’union. Mais l’allusion
biblique précise la définition du verbe poétique en soulignant sa visée : l’image de
l’arc-en-ciel, marque de l’alliance entre Dieu et le monde392, donne à penser le verbe

389
L’expression est de V. Gofman, op.cit.
390
« Mysli o simvolizme », V. Ivanov, Rodnoe i vselenskoe, Moskva, Respublika, 1994
391
ibid. p. 192
392
Genèse 9, 13 : « J’ai mis mon arc dans la nuée pour qu’il devienne un signe d’alliance entre moi
et la terre », Traduction Oecuménique de la Bible, op.cit.
140
poétique comme un chemin vers l’être. Enfin, l’image de l’échelle de Jacob393, à la
fin du paragraphe, parfait la représentation du verbe poétique en tant qu’ouverture
sur l’être, passage vers les réalités supérieures, tout en accentuant la dimension
mystique de la poésie symboliste. Cependant, les deux métaphores de l’arc-en-ciel
et de l’échelle de Jacob, bien que faisant écho à l’union mystique du ciel et de la
terre, concernent ici la relation du poète à son lecteur. L’échelle de Jacob est donc
tout autant verticale qu’horizontale, reliant l’intériorité des êtres et révélant ainsi
leur vérité.

Ivanov développe ici le mythe d’un verbe unificateur, dont la puissance


poétique égalerait celle de la Parole divine. Les métaphores bibliques cultivent ce
mythe d’un verbe poétique qui rivaliserait avec le Verbe divin, donnant une
représentation active de la poésie. Cependant, cette union des deux niveaux de l’être
à l’intérieur du verbe poétique ne peut être qu’un idéal ; par ces métaphores, Ivanov
souligne la tension vers cet idéal qui caractérise le verbe symbolique. Plus loin, il
analyse cette soif de l’au-delà qui caractérise sa conception du symbole :

« Свойственно символизму желание выйти за свои собственные пределы.


Образ и подобие высших реальностей, отпечатленные в символе, составляют
его живую душу и движущую энергию ; символ не мертвый слепок или идол этой
реальности, но ее наполовину оживленный носитель и участник. Однако, лишь
наполовину жив он и хотел бы ожить до конца ; с самою реальностью, им
знаменуемой, хотел бы он целостно слиться. Символ – слово, становящееся
плотью, но не могущее ею стать ; если же бы стало, то было бы уже не
394
символом, а самою теургическою действительностью. »

« Le désir d’outrepasser ses propres limites est caractéristique du symbolisme.


L’image et la ressemblance des réalités suprêmes, scellées dans le symbole,
constituent son âme vivante ainsi que son énergie motrice ; le symbole n’est pas la
forme morte ou l’idole de cette réalité, mais il en est un acteur et un représentant à
moitié vivifié. Il n’est cependant qu’à moitié vivant et voudrait être totalement vivifié ; il
voudrait intégralement fusionner avec cette réalité qu’il signifie. Le symbole est un verbe
devenant chair, mais qui ne peut l’être tout à fait ; s’il le pouvait, ce ne serait plus un
symbole, mais il serait l’effectivité théurgique même. »

Pour Ivanov, le symbole porte dans sa texture verbale le signe de l’être : c’est
en ce sens que sa nature est épiphanique. L’expression métaphorique de « l’image et
de la ressemblance » définit le symbole non comme une « idole », mais comme une
icône verbale, qui est matière, tout en manifestant l’esprit, sans pouvoir fusionner

393
Genèse 28, 12 : « [Jacob] eut un songe : voici qu’était dressée sur terre une échelle dont le
sommet touchait le ciel ; des anges de Dieu y montaient et y descendaient. », op.cit.
394
« Mysli o simvolizme », op.cit, p. 197
141
avec lui. La notion d’énergie, qui caractérise l’icône en tant que manifestation
divine, souligne bien la participation, et non l’identification, du symbole à l’être.
Ivanov reconnaît dans ce passage les limites de la création verbale qui ne peut pas
être transfiguratrice ; il joue sur les mots du prologue de l’Evangile de Jean pour
mieux rappeler l’abîme, lexicalisé par la différence grammaticale fondamentale
entre perfectif et imperfectif, qui sépare le Verbe de Dieu, Verbe fait chair (« И
Слово стало плотию »), pleinement humain et pleinement divin, seul Médiateur
entre la terre et le ciel, et le verbe poétique, « verbe devenant chair » (« слово,
становящееся плотью »), dont la nature symbolique, étant avant tout métaphorique,
n’est que suggestive.

Cette définition du verbe symbolique conduit ultimement ou bien à


l’effacement de la poésie au profit de la religion, soumettant le poète au Christ, ou
bien au contraire à l’intégration de la religion à l’intérieur de la sphère poétique :
c’est alors que s’élabore le mythe du pan-symbolisme, embrassant poésie, magie et
religion dans une même soif de synthèse entre l’homme et le cosmos.

2. Le mythe du pan-symbolisme

Nous avons vu le système croisé d’analogies et de métaphores dans lequel


Ivanov rassemble philosophie, mystère et poésie, connaissance et création, dans un
mythe qu’il nomme symbolisme véritable. Ivanov se pose ainsi en théoricien de
l’ensemble du symbolisme russe, afin de justifier sa propre conception de la poésie,
et d’affirmer paradoxalement la spécificité et l’universalité du symbolisme russe.

a. Symbolisme russe et symbolisme occidental

Nous avons déjà souligné les convergences existant entre le symbolisme russe
et certains partis pris poétiques de Verlaine ou de Mallarmé, et Gofman introduit son
analyse du symbolisme russe par une référence au manifeste français de Jean
Moréas, en soulignant que l’essentiel de ses conceptions philosophiques seront
implicitement reprises par les symbolistes russes395. Cependant, dans « Pensées du
symbolisme », Ivanov se démarque nettement du symbolisme occidental et
entreprend sa critique au nom de la vérité de l’art. Or ce concept de vérité de l’art ne

395
V. Gofman, op.cit.
142
peut être que subjectif, puisqu’il dépend en réalité de la sincérité du créateur dans la
réponse qu’il donne à sa vocation à créer l’artifice poétique. Cette perspective
axiologique fortement polémique oppose donc dogmatiquement le « vrai »
symbolisme russe au « faux » symbolisme occidental, représenté par le courant
français.

« Далеко ушли мы и от символизма поэтических ребусов (…). Этот род,


излюбленный в эпоxу после Бодлэра французскими символистами (с которыми
мы не имеем ни исторического, ни идеологического основания соединять свое
дело), - не принадлежит к кругу символизма, нами очерченному. Не потому
только, что это лишь – прием : причина лежит и глубже. Целью поэта
делается в этом случае – придать лирической идее иллюзию большего объема,
чтобы, мало-по-малу суживая объем, сгустить и овеществить его содержание.
(…) Для нас символизм есть, напротив, энергия, высвобождающая из граней
данного, придающая душе движение развертывающейся спирали.
Mы хотим, в противоположность тем, назвавшим себя « символистами »,
быть верным назначению искусства, которое представляет малое и творит
396
его великим, а не наоборот. »

« Nous nous sommes bien éloignés du symbolisme des rébus poétiques (…). Ce
genre, chéri après Baudelaire par les symbolistes français (avec lesquels nous n’avons
aucune raison, ni historique ni idéologique d’associer notre cause), n’appartient pas au
cercle du symbolisme que nous avons délimité. Non seulement parce qu’il n’est qu’un
procédé - la cause en est plus profonde. La visée du poète consiste, dans ce cas, à
donner à l’idée lyrique l’illusion d’un volume plus grand afin, à mesure que ce volume
est réduit, de densifier et concrétiser son contenu. (…) Pour nous le symbolisme, au
contraire, est une énergie libérant des limites du donné pour conférer à l’âme le
mouvement d’une spirale qui se déroule.
A l’opposé de ceux qui se nomment « symbolistes », nous voulons être fidèles au
but de l’art, qui est de montrer le moindre et de le rendre grand, et non pas le
contraire. »

Ivanov critique ici Mallarmé et sa poétique des rébus. Il oppose l’inertie et la


réification du poème mallarméen au mouvement qui caractérise le symbolisme
russe. Selon Ivanov, le soi-disant symbolisme mallarméen trahit le réel, alors que le
symbolisme russe, au contraire, est une ascèse toute chrétienne qui s’abaisse vers le
réel pour mieux le magnifier. Ivanov sous-entend par là que le symbolisme russe,
contrairement à son homonyme français, se situe du côté de l’humilité chrétienne, ce
qui lui confère sa vérité et sa suprématie. Pour Ivanov, la vocation de l’art est ainsi
intégrée à la vocation chrétienne : c’est donc du fait de sa fidélité à la religion
qu’Ivanov fait finalement du symbolisme russe un idéal de poéticité, qui est « de
montrer le moindre et de le rendre grand ». C’est donc paradoxalement grâce à un
critère qui lui est extérieur qu’Ivanov juge le poétique. Au critère de la religion, il

396
“Mysli o simvolizme”, op.cit., p.195
143
ajoute celui du caractère national : Ivanov aime à rappeler l’ancrage du symbolisme
russe dans toute la tradition littéraire russe.

« Ближайшее изучение нашей « символической школы » покажет


впоследствии (…) как глубоко уходит корнями в родную почву все подлинное и
жизнеспособное в отечественной поэзии последних полутора
397
десятилетий. »

« L’analyse que nous ferons de notre « école symboliste » montrera finalement (…)
que tout ce qui est authentique et vivant dans notre poésie des dix dernière années
s’enracine dans notre terre natale. »

Ivanov relie ici nettement les motifs de la vérité et de la vie (« все подлинное
и жизнеспособное ») au motif national (« родная почва »), ajoutant ainsi
clairement le trait de russité au pôle positif de son axiologie poétique.

b. Symbole et sobornost’

Mais le critère de la russité comme critère de la vérité en art est par la suite
dépassé dans une dialectique qui se fait l’écho du postulat dostoïevskien de
l’universalité de l’âme russe : le symbolisme ainsi exalté devient pan-symbolisme, et
coïncide dès lors avec la sobornost’, le principe de relation universelle, principe de
rassemblement ou de communion. Ici encore, la polémique est présente : cette
nouvelle profession de foi esthétique donne à nouveau lieu à une critique des
« pseudo-symbolistes » qui méconnaissent l’aspect universaliste du symbolisme
véritable.

« Те, назвавшие себя символистами, но не знавшие (как это знал некогда


Гете, дальний отец нашего символизма), что символизм говорит о вселенском
и соборном, - те водили нас путями символов по светлым раздольям, чтобы
вернуть в нашу темницу, в тесную келью малого Я. Иллюзионисты, они не
верили в божественный простор и знали только простор мечты и очарование
сонной грезы, от которой мы пробуждались в тюрьме. Истинный символизм
ставит себе иную цель : освобождение души (καθαρσις как событие
398
внутреннего опыта).»

« Ceux qui se nommaient symbolistes, mais sans savoir (comme le savait jadis
Goethe, père lointain de notre symbolisme) que le symbolisme parle de la communion
universelle, ceux-là nous menaient au moyen des symboles par de vastes et clairs
chemins, pour nous faire retourner dans l’obscure et étroite cellule de notre petit moi.
Illusionnistes, ils ne croyaient pas en l’espace divin, et ne connaissaient que l’espace de
leurs visions et le charme de leur rêve, après lequel nous nous réveillions en prison. Le
symbolisme authentique se donne un autre but : la libération de l’âme (la καθαρσις en
tant qu’événement de l’expérience intérieure).»

397
“Zavety simvolizma”, op.cit. p. 185
398
“Mysli o simvolizme”, op.cit., p.196
144
La référence à Goethe scelle le dépassement du motif national au nom de
l’universalité. L’esprit de communion du symbolisme est ainsi tout d’abord compris
du point de vue de l’assemblée transhistorique de tous les poètes véritablement
symbolistes. Mais l’esprit de communion correspond aussi pour Ivanov à la tâche
ultime de l’art, qui est de révéler cet « espace divin », manifestation cachée de
l’unité du monde. L’esprit de communion est donc à l’art poétique en général ce que
le symbole est au verbe poétique en particulier : se dessine ainsi une correspondance
symbolique entre symbole et sobornost’, qui était déjà suggérée par la métaphore de
l’échelle de Jacob, rendant compte à la fois de la double nature du symbole, et du
statut de la poésie comme reflet de l’harmonie humaine et universelle.

Apparaît nettement ici une convergence entre le symbolisme poétique


d’Ivanov, aspirant à dépasser la sphère poétique, et le symbolisme philosophique de
Florenskij. Comme le souligne S. Xoružij399, dans la philosophie orthodoxe de
Florenskij, c’est justement la binité du symbole, réalité à la fois nouménale et
phénoménale, qui est au principe de la totalité une du monde400 : celui-ci est dès lors
perçu comme une intégrité symbolique. A. Šiškin401, lui, parle d’un « axe
symbologique » reliant le symbole artistique, à sa base, au Symbole liturgique
parfait, le Christ, à son sommet, ce qui correspond à la fois à la vision du monde de
Florenskij et à celle d’Ivanov. En effet, pour Ivanov, les différents degrés de
signification de cet esprit de communion, qualifiant selon lui, à la fois l’assemblée
des poètes symbolistes, la visée de la poésie, et la nature du verbe symbolique, sont
mis en abyme et forment ultimement la communion universelle de l’être. En
référence à Dante, qu’il érige en maître de l’art véritablement symbolique, et à la
rose céleste du Paradis402, Ivanov compare l’art symboliste au reflet de la « fleur
impénétrable », manifestation mystérieusement de l’unité totale du monde.

« « Зеркалом зеркал » – « speculum speculorum » – делается художество, все


– в самой зеркальности своей – одна символика единого бытия, где каждая
клеточка живой благоухающей ткани творит и славит свой лепесток, и

399
S. Xoružij, « Filosofskij simvolizm P.A. Florenskogo i ego žiznennye istoki », K.G. Isupov,
Florenskij, pro et contra, Sankt-Peterburg, Russkij Xristianskij Gumanitarnyj Institut, 2001.
400
L’expression « totalité une », ou “unité totale”, cherche à rendre le concept russe fondamental de
vseedinstvo, qui pourrait aussi être traduit par l’expression « unité globale ».
401
A. Šiškin, “Realizm Vjačeslava Ivanova i o. Pavla Florenskogo”, ibid.
402
Dante Alighieri, la Divina Commedia. Paradiso, canto XXX (v. 97-117), Milano, Mondadori,
1993.
145
каждый лепесток излучает и славит сияющее средоточие неисповедимого
403
цветка – символа символов, Плоти Слова. » .

« L’art devient « miroir des miroirs », « speculum speculorum » ; tout, dans sa propre
spécularité, n’est que symbolique de l’être uni où chacune des cellules d’un tissu
vivant et odorant crée et glorifie son propre pétale, et où chaque pétale rayonne et
glorifie le centre étincelant de la fleur impénétrable, le symbole des symboles, la Chair
du Verbe. »

Le Christ, « symbole des symboles », « Chair du Verbe », est donc tout à la


fois le principe et la visée de l’authentique poésie symbolique. Pour Ivanov, la
poésie symbolique est nécessairement chrétienne : tel est donc selon lui son critère
de vérité. A travers le verbe poétique symbolique, Ivanov cherche à retrouver le lien
entre l’homme, le Christ et le cosmos, dans lequel réside selon lui la réponse à la
question de l’être et du sens qui caractérise tout l’Âge d’Argent404. C’est ce qu’il
entendait en faisant de la « catharsis », ou « libération de l’âme », la fin ultime du
symbolisme. Sa réflexion sur le symbole aboutit ainsi à la création d’un mythe
grandiose qui embrasse, dans ce même esprit de communion, verbe poétique et
Verbe divin, création poétique et contemplation mystique, poésie et religion.

Belyj, lui, cherche la réponse à la question de l’être dans l’affirmation de


l’autonomie créatrice du poète, seul critère de vérité dans l’art. Par un acte de foi
non plus envers le Verbe fait chair, mais envers le verbe poétique, il transforme
l’espace qui sépare le verbe humain du Verbe divin en un monde poétique créateur
de sens.

3. Le symbolisme de Belyj : le verbe créateur

a. Conception instrumentaliste du verbe

L’essai la Magie des vocables se présente comme un art poétique dans lequel
Belyj expose sa conception du verbe poétique et de l’acte créateur. Cependant,
contrairement à Ivanov qui respecte une certaine rigueur lexicale, permettant de
distinguer sa représentation de la langue poétique, riche de potentialités, de celle du
verbe poétique, perçu comme une réalisation individuelle de la langue, Belyj
emploie le plus souvent indistinctement les vocables « язык », « речь », « имя »,

403
“Zavety simvolizma”, op.cit. p. 189
404
voir à ce sujet A. Šiškin, « il Verbo quale incarnazione negli scrittori russi del simbolismo »,
Semiotica del testo mistico. Atti del Congresso Internazionale « L’Aquila Forte Spagnolo 24-30
giugno 1991 », a cura di G. De Gennaro s.i., edizione del Gallo Cedrone, 1995.
146
« слово » ; en maintenant la confusion entre ces dénominations, il aboutit
finalement à exalter le verbe poétique qui subsume selon lui toutes ces distinctions :

405
« Поэтическая речь и есть речь в собственном смысле. »

« Le discours poétique est discours au sens propre. »

En fait, ce sont les jeux oppositifs entre les concepts qui dessinent, comme
chez Ivanov, une nette opposition entre langue poétique et langue ordinaire, et leurs
épithètes permettent de déterminer les caractères essentiels du verbe poétique
symbolique selon Belyj. Ce sont ainsi les expressions « живая речь »406, « живое
слово »407, « творческое слово », et « воплощенное слово »408 qui désignent de
manière récurrente la nature du verbe poétique. La définition fondamentale est celle
de « verbe créateur » ; les expressions « verbe vivant » et « verbe incarné » ne font
que métaphoriser cette définition du vocable du point de vue de son activité en
l’assimilant à un organisme, tout en laissant présent l’écho christique qui donne plus
de densité à cette définition. C’est cette intuition de la nature créatrice de la langue
qui ouvre l’essai409 :

« Язык – наиболее могущественное орудие творчества. Когда я называю


словом предмет, я утверждаю его существование. Всякое познание вытекает
уже из названия. Познание невозможно без слова. Процесс познавания есть
установление отношений между словами, которые впоследствии переносятся
на предметы, соответствующие словам (…) Когда я утверждаю, что
творчество прежде познания, я утверждаю творческий примат не только в его
гносеологическом первенстве, но и в его генетической
410
последовательности.»

« La langue est le plus puissant instrument de création. Lorsque je donne un nom à


un objet, j’affirme son existence. Toute connaissance découle de la dénomination. La
connaissance est impossible sans vocable. Le processus de connaissance est une
organisation des relations entre les vocables, qui sont ensuite transposées sur les
objets qui leur correspondent. (...) Lorsque j'affirme que la création est antérieure à la
connaissance, j'affirme le primat de la création non seulement d'un point de vue
gnoséologique, mais aussi du point de vue de la successivité génétique.»

Belyj énonce d’emblée, de manière très dense, ce qui fait le fondement de sa


conception de la langue : l’union de la création et de la connaissance dans la
profération des vocables. Dans ces quelques assertions courtes, juxtaposées, qui
405
« Magija slov », A. Belyj, Simvolizm kak miroponimanie, Moskva, Respublika, 1994, p. 133
406
ibid. p. 131
407
ibid., p. 133, 134, 135
408
ibid., p. 134
409
voir à ce sujet V. Gofman, op.cit.
410
« Magija slov », op.cit. p. 131
147
sonnent comme autant de paroles de vérité, Belyj affirme la nature créatrice de la
langue, tout comme son statut gnoséologique : nommer fait venir à l’être en même
temps qu’il fait connaître. De plus, en soulignant la primauté de la création, Belyj
dévoile le fondement analogique de sa pensée de la langue : toute la première partie
de son essai n’est que la répétition, l’amplification, de manière claire ou obscure,
discursive ou allusive, de cette seule idée de l’unité que forment langue, création et
connaissance, par analogie avec la Parole créatrice de Dieu, qui se manifeste au
début du livre de la Genèse.

Belyj défend donc une conception instrumentaliste de la langue et des


vocables magnifiant le rôle actif de l’homme : la répétition du pronom « je » et du
verbe « affirmer » (« я утверждаю ») dresse un portrait du poète en démiurge, dont
la parole est performative. Le verbe est un instrument de connaissance, mais aussi et
surtout un instrument de la puissance du créateur : la profération d’un vocable par le
démiurge est créatrice d’être. C’est ce que suggère précisément la métaphore de la
« magie des vocables ».

« Стремясь назвать все, что входит в поле моего зрения, я, в сущности,


защищаюсь от враждебного, мне непонятного мира, напирающего на меня со
всех сторон; звуком слова я укрощаю эти стихии; процесс наименования
пространственных и временных явлений словами есть процесс заклинания ;
411
всякое слово есть заговор. »

« En voulant nommer tout ce qui entre dans mon champ de vision, en réalité je me
défends contre le monde ennemi que je ne comprends pas et qui m'assaille de toutes
parts ; par le son d’un vocable je dompte ces éléments ; le processus de dénomination
des phénomènes spatiaux et temporels par des vocables est un processus d'incantation
; tout vocable est une formule magique. »

La métaphore magique souligne l’instrumentalisation du verbe en l’assimilant


à une formule verbale productrice de l’effet désiré, à une incantation. La notion de
« magie des vocables », qui signifie la nature magique du verbe, métaphorise ainsi la
puissance du créateur dans la profération de son verbe, conçu dans sa triple
dimension incantatoire, créatrice et cognitive. Quant à la métaphore guerrière
(« защищаюсь от враждебного », « укрощаю »), elle souligne elle aussi
l’instrumentalisation du nom. Comme le montre G. Kustova412, l'idée de l'hostilité
du monde, du nom-arme, de la soumission des choses par l'acte de dénomination de

411
ibid., p. 132
412
Kustova G. I. , "Jazykovye proèkty V. Ivanova i A. Belogo : filosofija jazyka i magija slova”,
op.cit.
148
ces choses font partie de toute vision magique du monde. En définissant tout
vocable comme une formule magique (« заговор »), Belyj confirme et résume, par
une assertion dense, la métaphore précédente de la soumission du monde par l’acte
de dénomination : celle-ci illustre le processus d’appropriation de la réalité dans le
langage, qui en permet la compréhension. Belyj cherche ainsi à affirmer de manière
imagée le primat du statut gnoséologique du verbe, contrairement à Ivanov qui
privilégiait son statut ontologique, voire théologique. Par la métaphore de la magie,
Belyj suit l’intuition de Potebnja qui fait de la langue un médiateur entre l’homme et
le monde. En effet, à la différence d’Ivanov, Belyj comprend le statut médiateur du
verbe non pas comme une tension vers un au-delà, mais comme la création d’un
espace intermédiaire entre l’homme et le monde :

« В слове дано первородное творчество; слово связывает бессловесный,


незримый мир, который роится в подсознательной глубине моего личного
сознания, с бессловесным, бессмысленным миром, который роится вне моей
личности. Слово создает новый, третий мир – мир звуковых символов,
посредством которого освещаются тайны вне меня заключенные ; мир
внешний проливается в мою душу ; мир внутренний проливается из меня в зори,
в шум деревьев ; в слове, и только в слове, воссоздаю я для себя окружающее
413
меня извне и изнутри, ибо я – слово, и только слово. »

« C’est dans le verbe qu’est donnée la création originelle : le verbe relie le monde
invisible, silencieux qui foisonne dans la profondeur subconsciente de ma conscience
personnelle, au monde silencieux, privé de sens, qui foisonne hors de ma personne. Le
verbe crée un monde nouveau, un troisième monde, celui des symboles sonores, au
moyen desquels s’éclairent les mystères qui me sont extérieurs ; le monde extérieur se
coule dans mon âme, le monde intérieur s’écoule hors de moi dans les aurores, le bruit
des arbres ; c’est dans le verbe, et uniquement dans le verbe, que je recrée pour moi ce
qui m’entoure, à l’extérieur de moi comme en moi, car je suis verbe, je ne suis rien
d’autre que verbe. »

Comme l’indique G. Nivat414, le verbe-symbole est pour Belyj un « outil


théurgique » : c’est ce que suggère la première intuition de ce passage, « В слове
дано первородное творчество », qui est ensuite longuement répétée dans un
développement qui allie un lexique psychologique (« подсознательный »,
« сознание », « личность ») à des motifs lyriques (« мир внутренний проливается
из меня в зори, в шум деревьев ») et des affirmations d’une densité paradoxales
(« ибо я – слово »). Selon Belyj, donc, le verbe-symbole crée un monde verbal
autonome, intermédiaire entre l’homme et le monde extérieur, qui est en propre le
monde de la création poétique symboliste, «мир звуковых символов ». S.
413
« Magija slov », op.cit. p. 131
414
G. Nivat, « A. Belyj », Histoire de la littérature russe. Le Vingtième siècle. L’Âge d’Argent, ouvrage
dirigé par E. Etkind, G. Nivat, I. Serman, V. Strada, Paris, Fayard, 1987.
149
Cassedy415 souligne bien que Belyj considère le vocable comme un « équivalent
virtuel de son référent », lui conférant ainsi une autonomie existentielle. En créant
ce monde verbal autonome, le vocable proféré crée du sens (« освещаются
тайны ») ; il est ainsi la source de la connaissance, métaphorisée ici par la notion de
communication entre l’âme et le monde. En assurant ce passage entre l’intériorité et
l’extériorité, le vocable annule finalement l’altérité entre le moi et le monde, et
permet au contraire leur fusion dans ce troisième monde de la création poétique416.
C’est en ce sens que G. Nivat parle de « verbe cosmique », porté conjointement,
fusionnellement par le moi et le monde. Et c’est ce verbe cosmique qui fait dire à
Belyj, dans une formule oraculaire : « я – слово, и только слово ». Belyj condense
plus loin ces mêmes intuitions dans une brève assertion métaphorique, présentée en
deux temps :

« Творческое слово созидает мир.


417
Творческое слово есть воплощенное слово (слово – плоть). »

« Le verbe créateur fait le monde.


Un verbe créateur est un verbe incarné ( le verbe est chair). »

La double métaphore biblique du Verbe créateur de Dieu et du Verbe fait


chair, développant l’analogie entre l’art et la théologie, n’a ici qu’une fonction
purement gnoséologique. Loin de conduire l’art à la religion, elle vise au contraire à
montrer l’absolu de la créativité de l’art : Belyj cherche à définir le verbe poétique
comme un pur dynamisme verbal, qui est pour le poète création de soi, élan vital
tout à la fois créateur de la langue et créateur d’un monde poétique qui tend à
supplanter la réalité extérieure. Le poème « le Verbe »418 apparaît comme la
réalisation de cette conception absolutiste du verbe poétique.

b. Le poème « le Verbe »
Слово

В звучном жаре
Дыханий –
Звучно-пламенна мгла :

415
S. Cassedy, “Bely’s Theory of Symbolism as a Formal Iconics of Meaning”, J. Malmstad,
Andrey Bely. Spirit of Symbolism, Cornell University Press, Ithaca and London, 1987.
416
voir à ce sujet M. Ghidini, op.cit.
417
« Magija slov », op.cit. p. 134
418
A. Belyj, « Slovo » (Zvezda), Stixotvorenija i poèmy, Moskva-Leningrad, Sovetskij pisatel’, 1966,
p. 370

150
Там, летя из гортани,
Духовеет земля.

Выдыхаются
Души
Неслагаемых слов –

Отлагаются суши
Нас несущих миров.

Миром сложенным
Волит –
Сладких слов глубина.

И глубинно глаголет
Словом слов Купина.

И грядущего
Рая –
Тверденеет гряда,

Где пылая, сгорая,


Не прейду : никогда !

Le Verbe

Dans la chaleur sonore


Des souffles,
Le son de la ténèbre flamboie :

Là-bas, la brise de la terre


S’envole de sa gorge.

Les âmes
Expirent
En vocables inarticulables ;

Continents désarticulés,
Les mondes nous contiennent.

Un monde articulé
Vient de la volonté
Des vocables veloutés et profonds.

Des profondeurs le Buisson parle,


Verbe parmi les vocables.

Une crête se durcit,


Celle du futur
Paradis,

Où, brûlant, rougeoyant,


Je ne passerai pas !

Le poème « le Verbe » peut être lu comme une mise en oeuvre de la


conception du verbe poétique comme élan vital et activité créatrice, transposant sur

151
un mode poétique le Verbe créateur de la Genèse et le Verbe de Vie de l’évangile de
Jean. On y retrouve les trois définitions essentielles du vocable poétique comme
« verbe vivant », « verbe créateur » et « verbe incarné », que Belyj expose dans la
« Magie des vocables ». L’analogie entre verbe poétique et Verbe de Dieu, rendue
manifeste par le champ sémantique du son (« звучный », « Звучно ») et du souffle
(« Дыхание », « Духовеет », « Выдыхаются »), qui fait référence à la Parole et au
Souffle créateur de la Genèse, donne à entendre la conception du verbe poétique
comme activité créatrice. Le verbe du poète apparaît dès lors comme le
prolongement du Verbe de Dieu ; le poème continue la Création, la renouvelle à
chaque instant poétique. La métaphore du feu « (жар », « пламенна », « Купина »,
« пылая », « сгорая »), par analogie avec le feu de l’Esprit, manifeste elle aussi la
conception du verbe poétique comme pur dynamisme, et incite à lire le poème
comme un flux poétique tout à la fois sémantique et sonore, comme un monde
poétique en devenir.

Le verbe poétique apparaît également comme une sonorisation de la vie du


corps (« летя из гортани »), comme celle du cosmos (« Духовеет земля ») : le
poème se révèle ainsi comme le verbe cosmique, signe de la fusion du moi et du
monde, de l’esprit et de la matière. En tant que flux sonore, le poème exhibe son
propre devenir, soit par un jeu de répétitions avec variations à l’intérieur d’un même
champ sémantique (« глубина », « глубинно »), soit par un jeu de pures variations
sonores (« суши », « несущий » ; « грядущий », « гряда »). Ces variations
manifestent le mouvement créateur à l’oeuvre dans le poème, renforçant ainsi la
conception du poème comme un monde poétique en devenir, contre le figement
d’un poème qui serait perçu dans son achèvement, métaphorisé ici par la montagne
du futur (« Тверденеет гряда »).

C’est la métaphore du Buisson ardent (« Купина ») qui récapitule dans le


poème la conception du verbe poétique comme l’activité créatrice où s’unissent le
moi et le monde. En effet, dans le livre de l’Exode, le buisson que voit Moïse est
décrit dans les termes suivants : « L’Ange du Seigneur lui apparut dans une flamme
de feu, du milieu du buisson. Il regarda : le buisson était en feu et le buisson n’était

152
pas dévoré ».419 Le buisson ardent est pure énergie divine, mouvement de fusion qui
est sa propre fin, devenir sans fin. L’image du verbe poétique s’élevant du buisson
(« И глубинно глаголет / Словом слов Купина ») suggère la dimension toujours
active du verbe poétique, en même temps qu’elle manifeste une nouvelle fois sa
nature à la fois humaine, divine et cosmique.

Métaphore du dynamisme verbal, le buisson ardent devient ainsi le symbole


du verbe créateur, source de vie poétique, et l’espace utopique d’une poésie unifiant
l’homme et le monde. C’est notamment sur le terrain de l’utopie d’une poésie
universelle que vont se rencontrer les poétiques symboliste et futuriste.

419
Exode 3,2, Traduction Oecuménique de la Bible, op.cit.
153
Chapitre 2 : La conception cubo-futuriste du verbe
poétique

Aux début des années 1910, en même temps qu’Ivanov ou Belyj exposent leur
conception de la poésie et font oeuvre poétique à l’intérieur d’une vision du monde
symboliste, s’élabore une nouvelle conception du verbe poétique, au sein de groupes
littéraires en rupture avec le symbolisme, tout en étant ses héritiers, auxquels leurs
détracteurs donnent le nom de « futuristes ». Parmi ces différents groupes, « Ego-
futurisme », « Cubo-futurisme », « la Mezzanine de la poésie », « la
Centrifugeuse », qui dessinent une géographie poétique multiple justifiant que l’on
parle, au pluriel, des futurismes, se distingue le groupuscule « cubo-futuriste », ou
« hyléen », le plus radical dans ses prises de positions poétiques, et le plus prolixe en
manifestes et créations expérimentales, qui voulut se présenter comme l’unique
futurisme : à travers le regard rétrospectif qu’il porte sur cette période de l’avant-
garde poétique, dans ses mémoires l’Archer à un oeil et demi420, V. Livšic contribue
à légitimer l’authenticité du seul groupe Hylée, tout en prolongeant la logique de
groupe au détriment de la spécificité poétique de chacun de ses membres. Nous
tenterons ici de décrire la conception générale de ce nouveau verbe poétique cubo-
futuriste, le « verbe en tant que tel », tout en distinguant les démarches de différents
poètes emblématiques du cubo-futurisme, A. Kručenyx, V. Livšic et V. Xlebnikov,
dont l’oeuvre excède cependant les limites du groupe : notre réflexion est ici
entièrement redevable aux précieux travaux de M. J.C. Lanne.

S’élabore ainsi une nouvelle conception du verbe poétique, dirigée contre le


symbole : celui-ci était défini selon des critères spirituels, extérieurs à la poésie, qui
divisaient l’être et l’apparence, transformant le verbe poétique en une extension vers
un hypothétique au-delà, et méconnaissaient donc sa nature propre. Les cubo-
futuristes, qui seront de ce point de vue suivis par les critiques formalistes, veulent
au contraire appréhender la spécificité de l’art poétique, et cherchent donc à définir
le verbe poétique selon des critères propres à la langue et à la poésie.
Paradoxalement, c’est malgré tout en suivant un modèle externe, le modèle pictural,
manifestant avec le plus de clarté la crise de la représentation caractéristique du

420
V. Livšic, Polutoraglazyj strelec, Leningrad, 1933.
154
début du siècle, que les cubo-futuristes vont établir une nouvelle conception du
verbe poétique. Ils affirment la réalité du « verbe en tant que tel », dans sa
dimension concrète de « masse verbale »421 qui, sur le modèle de la matière
picturale, tend à s’émanciper de son objet, c’est-à-dire de la réalité extérieure, pour
privilégier ses qualités intrinsèques. Poussée à l’extrême, la non-figurativité verbale
conduit à évacuer le sens, perçu comme secondaire, au nom « de la reconquête de la
dignité du signe poétique »422, dont la nature propre consiste au contraire dans sa
matérialité vocale, articulatoire et sonore. Le verbe en tant que tel dépasse la
conception du signe comme une double face de son et de sens, pour donner toute sa
dimension à l’immanence de la matière verbale. En évacuant le sens commun, de
même que le sens transcendant tel que le comprennent les symbolistes, l’art cubo-
futuriste veut en fait laisser place à un « autre » sens, que les poètes vont chercher
dans « l’autre » du signe.

A. L’émancipation du matériel verbal

1. Dénominations, définitions et traductions

Le privilège accordé par les cubo-futuristes à la matière verbale engage à


considérer avec attention les noms par lesquels ils désignent et définissent la réalité
du verbe qu’ils défendent. Les expressions essentielles sont celles de « слово как
таковое », verbe en tant que tel, « самовитое слово », verbe intrinsèque, et
« заумный язык », langue d’outre-raison.

a. Le verbe en tant que tel

Outre qu’elle constitue le titre de plusieurs manifestes, l’expression du « verbe


en tant que tel » est répétée dans le paragraphe introductif de l’un d’eux, indiquant
doublement par là sa signification programmatique :

« В 1908 году готовился « Садок Судей » I. Часть произведений попала в


него, а часть в « Студию Импрессионистов ». В обоих сборниках В. Хлебников,

421
« slovesnaja massa », Iz al’manaxa “Sadok sudej” (1913), Manifesty i programmy russkix
futuristov, Wilhelm Fink Verlag, 1967 , p. 52
422
L’expression est de J.C. Lanne, Vélimir Xlebnikov, poète futurien, Paris, Institut d’Etudes Slaves,
1983, p. 379
155
Бурлюки, С. Мясоедов и др. наметили новый путь искусства : слово
423
развивалось, как таковое. »

« En 1908 le « Vivier des Juges » I était en préparation. Une partie des oeuvres y
trouva sa place, une autre, dans « l’Atelier des Impressionnistes ». Dans leurs recueils,
V. Xlebnikov, les Burljuk, S. Mjasoedov, et d’autres, indiquèrent la nouvelle voie de
l’art : le verbe lui-même se développait, en tant que tel. »

Le manifeste souligne nettement que la nouvelle voie du verbe poétique se


fonde sur le verbe en tant que tel, c’est-à-dire sur le verbe lui-même, le verbe
intrinsèque. La nouvelle poésie affirme donc la réalité en soi du verbe. Dans Qu’est-
ce que la poésie ?, Jakobson présente la définition formaliste de la poésie,
confondue avec celle de la poéticité, qui ne fait que reprendre de manière rigoureuse
les intuitions des cubo-futuristes. Il écrit :

« Mais comment la poéticité se manifeste-t-elle ? En ceci, que le mot est ressenti


comme mot et non comme simple substitut de l’objet nommé ni comme explosion
d’émotion. En ceci, que les mots et leur syntaxe, leur signification, leur forme externe et
interne ne sont pas des indices indifférents de la réalité, mais possèdent leur propre
424
poids et leur propres valeur. »

C’est donc la valeur propre du verbe poétique qui est affirmée, sa réalité
autonome, conçue comme étant « la seule réalité »425. Le statut du verbe en tant que
tel est précisé dans ce sens par la double expression de samocennoe, samovitoe
slovo, qui clôt notamment le célèbre manifeste la Gifle au goût public426 :

« И если пока еще и в наших строках остались грязные клейма Ваших


« Здравого смысла » и « хорошего вкуса », то все же на них уже трепещут
впервые Зарницы Новой Грядущей Красоты Самоценного (самовитого) Слова. »

« Et si, pour l’instant, nos lignes elles-mêmes gardent la marque sale de Vos « Bon
sens » et « bon goût », elles portent malgré tout, pour la première fois, le frémissement
de l’Aube nouvelle de la Beauté Future du Verbe à Valeur propre (du Verbe
intrinsèque). »

L’étymologie de l’adjectif « Самоценный » définit clairement le verbe


comme valeur en soi ; l’adjectif « самовитый », néologisme forgé par Xlebnikov427,
apparaît comme une redondance du pronom « сам », et souligne ainsi que c’est du
verbe lui-même qu’il s’agit : il peut être rendu par l’expression « verbe

423
A. Kručenyx, V. Xlebnikov , « Slovo kak takovoe » (1913), Manifesty i programmy…, op.cit., p.
59
424
“Qu’est-ce que la poésie?”, R. Jakobson, Huit questions de poétique, Paris, Seuil, 1977, p. 46
425
“edinstvennaja real’nost’”, V. Livšic, Polutoraglazyj strelec, op.cit., p. 115
426
D. Burljuk, A. Kručenyx, V. Majakovskij, V. Xlebnikov, “Poščečina obščestvennomu vkusu”
(1912), Manifesty i programmy..., op.cit., p. 51
427
C’est ce qu’indique V. Livšic, op. cit., p. 115
156
intrinsèque ». En fait, l’absence d’adjectif français adéquat en rend la traduction
délicate : le recours au calque latin permet à J.C. Lanne de traduire très précisément
la notion de « самовитость » par celle de « l’ipséité du discours »428. Quant à
l’affirmation de Majakovskij, « Слово – самоцель », dans son essai Non des
papillons, mais Alexandre de Macédoine429, qui ne fait que commenter la même
notion, elle montre bien que le verbe intrinsèque est à lui-même son propre but,
soulignant ainsi son opposition aux vocables communs, qui sont eux, au contraire,
caractérisés par leur transitivité, leur fonction de communication. Dans son essai
Nos principes, Xlebnikov commence justement par définir de manière oppositive le
samovitoe slovo en le distinguant de la langue commune (« бытовой язык »)430.
Quant à l’expression de « verbe qui se suffit à lui-même », elle traduit la pensée de
Livšic qui écrit dans ses mémoires :

« мы утверждали что самодовление материала является


431
субстанциональным элементом всякого искусства. »

« Nous affirmions que le matériel qui se suffit à lui-même était l’élément substantiel
de tout art. »

L’expression de « verbe qui se suffit à lui-même » indique nettement que toute


référence à la réalité extérieure est superflue 432. Mais R. Duganov433 insiste aussi sur
une autre dimension de la notion de samovitoe slovo : de même que la totalité des
nombres mathématiques englobe les nombres réels et les nombres imaginaires, la
réalité du verbe autarcique englobe les vocables attestés et les vocables potentiels,
élargissant à l’infini le champ poétique des possibles. La notion khlebnikovienne de
« зерцожные слова », citée dans le manifeste du Verbe en tant que tel, peut être
comprise en ce sens : le verbe autarcique est un verbe spéculaire, orienté sur lui-
même, en même temps qu’un verbe théâtral, qui met en scène tous les possibles de
la langue. L’exploration du verbe en tant que tel, émancipé de la question de la

428
J.-C. Lanne consacre une longue note au problème de la traduction de « samovitoe slovo »,
op.cit., p. 391
429
« Ne babočki, a Aleksandr Makedonskij » (1914), V. Majakovskij, Sobranie sočinienij v 12
tomax, t. 11, Stat’ji, zametki, vystuplenija 1913-1928, Moskva, Pravda, 1978, p. 44
430
« Naša osnova » (1920), V. Xlebnikov, Sobranie sočinenija v 4 tomax, t.3, Wilhelm Fink Verlag,
1972, p. 229
431
V. Livšic, op. cit., p. 219
432
C’est ce que souligne R. Jakobson dans ses « Notes marginales sur la prose du poète Pasternak »,
op.cit. p. 57
433
R. Duganov, « Samovitoe slovo », Iskusstvo avangarda : jazyk mirovogo obščenija. Materialy
meždunarodnoj konferencii 10-11 dek. 1992, Ufa, 1993
157
référence, ouvre donc la voie à une langue poétique neuve, la « langue d’outre-
raison », « заумный язык ».

b. La langue d’outre-raison.

Le verbe en tant que tel est perçu comme l’unité élémentaire de la langue
zaum’, que l’on traduit généralement par « langue d’outre-raison », ou « d’outre-
entendement », ou encore « langue transrationnelle ». Elle est avant tout définie
dans sa spécificité par rapport à la langue commune : elle s’oppose à la langue figée
(« застывший язык »), pétrifiée (« окаменевший ») du quotidien. Il est cependant
nécessaire de distinguer la conception de Kručenyx de celle de Xlebnikov.

α. L’approche de Kručenyx

Dans sa Déclaration de la langue d’outre-raison, Kručenyx définit tout


d’abord la langue d’outre-raison comme la « forme primitive de la poésie »434. Les
indications qu’il donne par la suite confirment la vision mythique d’une langue
primitive située en-deçà du langage articulé, fonctionnant par signes gestuels et
sonores, vers laquelle doit tendre la langue d’outre-raison. De ce point de vue,
zaumnyj jazyk signifierait « langue irrationnelle » au sens de « langue infra-
rationnelle » :

« К заумному языку прибегают : а) когда художник дает образы еще не


вполне определившиеся (в нем или во вне), b) когда не хотят назвать предмет,
а только намекнуть (...).
c) Когда теряют рассудок (ненависть, ревность, буйство...).
435
d) Когда не нуждаются в нем – религиозный экстаз, любовь (...) »

« On a recours à la langue d’outre-raison : a) quand l’artiste rend des images qui ne


sont pas tout à fait définies (en lui ou hors de lui), b) quand on ne veut pas nommer un
objet, mais seulement le suggérer (...).
c) Quand on perd la raison (haine, jalousie, excitation...)
d) Quand on n’a pas besoin de la raison : l’extase religieuse, l’amour (...). »

La description des fonctions de la langue d’outre-raison telle que la conçoit


Kručenyx réunit différents partis pris esthétiques relevant tantôt du symbolisme,
tantôt du cubo-futurisme. En effet, si la langue d’outre-raison est une langue
suggestive (« только намекнуть »), elle ne fait alors que prolonger la conception

434
“Zaum’ – pervonačal’naja (istoričeski i individual’no) forma poèzii.”, A. Kručenyx, « Deklaracija
zaumnogo jazyka » (1921), Manifesty i programmy..., op.cit., p. 179
435
ibid.
158
musicale du verbe symboliste. Au contraire, lorsqu’elle tend à la non-figurativité
(« образы еще не вполне определившиеся »), elle correspond au modèle pictural
défendu par la nouvelle voie poétique. Enfin, les derniers points sont
caractéristiques de la zaum’ de Kručenyx : il s’agit d’une langue irrationnelle, qui
privilégie l’expression purement sonore des émotions, indépendamment de tout
discours logique (« Когда теряют рассудок », « Когда не нуждаются в нем »).
Lorsque Kručenyx affirme la nature mystique de la langue de l’outre-raison, c’est
pour mieux signifier sa situation en dehors de tout système sémiotique, dans le seul
domaine de l’imagination créatrice où, le sens évacué, ne subsiste que l’émotion :

« Заумь пробуждает и дает свободу творческой фантазии, не оскорбляя ее


ничем конкретным. От смысла слово сокращается, корчится, каменеет, заумь
же – дикая, пламенная, взрывная (дикий рай, огненные языки, пылающий
436
уголь). »

« L’outre-raison éveille et libère la fantaisie créatrice, sans l’offenser par rien de


concret. Le sens réduit le vocable, le crispe, le pétrifie ; l’outre-raison, au contraire, est
sauvage, flamboyante, explosive (un paradis sauvage, des langues de feu, un charbon
ardent). »

Kručenyx exalte donc l’irrationnel, qu’il associe à la liberté créatrice, à


l’expressivité maximale, et accentue sa dimension mystique en l’associant aux
signes traditionnels des hommes inspirés de la Bible (« огненные языки »,
« пылающий уголь »). Pour Xlebnikov, au contraire, le rationnel n’est pas évacué
de la langue de l’outre-raison.

β. L’approche de Xlebnikov

Dans l’essai Nos principes, Xlebnikov expose la nature de l’outre-raison telle


qu’il la conçoit : si pour Kručenyx, la zaum’ est irrationnelle, pour lui, elle apparaît
au contraire comme ultrarationnelle. En effet, Xlebnikov montre tout d’abord que la
langue poétique de l’outre-raison ne fait que suivre la logique propre de la langue,
qui est elle-même une convention, une combinaison d’unités sonores. L’outre-raison
apparaît ainsi comme le dépassement de la raison ; le dépassement du sens commun
est à la fois la manifestation d’un sens nouveau.

« Но язык естественно развивался из немногих основных единиц азбуки ;


согласные и гласные звуки были струнами этой игры в звуковые куклы. А если
брать сочетания этих звуков в вольном порядке, например : бобеоби, или дыр

436
ibid. p. 180
159
бул щел, или маньч ! маньч ! чи брео зо !, - то такие слова не принадлежат ни к
какому языку, но в то же время что-то говорят, что-то неуловимое, но все-
таки существующее. (…) Но так как прямо они ничего не дают сознанию (не
годятся для игры в куклы), то эти (свободные) сочетания, игра голоса вне
слов, названы заумным языком. Заумный язык – значит находящийся за
пределами разума. Сравни – « Заречие » - место лежащее за рекой,
« Задонщина » - за Доном. То, что в заклинаниях, заговорах заумный язык
господствует и вытесняет разумный, доказывает, что у него особая власть
над сознанием, особые права на жизнь наряду с разумным. Но есть путь
437
сделать заумный язык разумным. »

« Mais la langue s’est développée naturellement à partir des unités élémentaires de


l’alphabet ; les sons vocaliques et consonantiques étaient les cordes de ce jeu de
poupées sonores. Et si l’on prend ces corrélations de sons dans un ordre libre, par
exemple : bobeobi, ou bien dyr bul ščel, ou encore manč ! manč ! či breo zo !, ces
vocables n’appartiennent à aucune langue, et en même temps, ils veulent dire quelque
chose, quelque chose d’imperceptible, mais pourtant réel. (...) Mais comme ils ne
donnent rien directement à la conscience (ils ne valent rien pour jouer à la poupée), ces
corrélations (libres), jeu de la voix hors vocables, sont appelées langue d’outre-raison.
Langue d’outre-raison signifie : qui se situe au-delà des limites de la raison. Comparons
« zarečie », l’au-delà du fleuve, le lieu situé de l’autre côté du fleuve, « Zadonščina »,
l’au-delà du Don, le lieu situé de l’autre côté du Don. Que dans les incantations et
conjurations la langue de l’outre-raison domine et évince la langue rationnelle prouve
qu’elle a un certain pouvoir sur la conscience, et un certain droit de cité aux côtés de la
langue rationnelle. Mais il y a un moyen de rendre l’outre-raison rationnelle. »

Xlebnikov entreprend bien ici de démontrer qu’un certain sens est présent
dans la langue d’outre-raison : « такие слова (...) что-то говорят, что-то
неуловимое, но все-таки существующее ». La langue d’outre-raison n’est donc
pas irrationnelle ; définie comme libre association de sons, « (свободные)
сочетания », elle manifeste au contraire une autre raison, présente en puissance
dans les sons. L’outre-raison apparaît ainsi comme le nom d’un autre mode de
signifiance, qui n’est pas fondé sur le signe linguistique tel que l’entend la langue
rationnelle. En effet, l’au-delà de la raison est aussi présenté par Xlebnikov comme
un ordre supérieur de la raison : le préfixe za signifie ici à la fois un éloignement
horizontal et vertical. Le lexique de la supériorité
(« господствует », « вытесняет », « власть »), qui rend compte de l’expérience
populaire de la zaum’ magique, vise à justifier et instituer un autre niveau de
signifiance : la langue d’outre-raison est donc définie comme un nouveau champ
poétique, celui des associations libres de phonèmes et de morphèmes, comme
l’espace-temps d’un « jeu de la voix hors vocables », qui crée son propre sens.

Les notions de « verbe en tant que tel » et de « langue transrationnelle »


conduisent ainsi à affirmer le primat de la langue, génératrice de son propre sens, sur

437
V. Xlebnikov, Naša osnova, op.cit., p. 234
160
la pensée commune, discursive : de ce point de vue, les cubo-futuristes ne font que
porter à leur terme l’intuition des symbolistes. Conduite à son point extrême par
Xlebnikov, cette intuition aboutit à la conception de la poésie comme présentation
de l’activité, de « la poéticité naturelle, immanente de la langue »438 qui est par elle-
même productrice de sens. Cette conception aboutit paradoxalement à un retrait du
poète devant l’autonomie de la langue elle-même, et se situe ainsi dans le
prolongement de l’affirmation mallarméenne selon laquelle « L’oeuvre pure
implique la disparition élocutoire du poëte, qui cède l’initiative aux mots, par le
heurt de leur inégalité mobilisés »439. Ce mythe de l’autonomie absolue de la langue
poétique est cependant contrebalancé par la définition du poète en rečetvorec440,
« créateur de parole », démiurge nomenclateur, soulignant au contraire que le poète
est le maître du poème. La nouvelle conception du verbe poétique dessine donc une
dialectique entre l’activité créatrice du poète et l’activité créatrice de la langue, à
l’intérieur d’un monde poétique qui suit ses propres lois linguistiques,
indépendamment de toute référentialité.

L’étude des dénominations et définitions proposées par les poètes eux-mêmes


en vue de théoriser leur perception nouvelle du verbe poétique révèle la récurrence
de la notion de liberté ou de libération, métaphorisant l’émancipation du matériel
verbal : une réflexion sur la portée du concept de « libération » appliqué au verbe
poétique permettra ainsi d’aborder la question de la relation du poète à la langue,
mais aussi celle du statut du verbe en tant que tel, en le mettant en relation avec les
recherches futuristes italiennes.

2. La métaphore de la libération du verbe poétique

a. Futurisme russe et futurisme italien

La question de la liberté du verbe poétique fait inévitablement écho aux


« mots en liberté » (« parole in libertà ») de F.T. Marinetti. La rivalité est grande
entre ces deux mouvements de l’avant-garde européenne : le chapitre de l’Archer à

438
ibid., p. 181
439
S. Mallarmé, « Crise de vers », Oeuvres complètes, édition d’H. Mondor et G. Jean-Aubry, Paris,
Gallimard, 1945, p. 366
440
Cette dénomination est notamment répétée plusieurs fois dans le manifeste du “Verbe en tant que
tel”, op.cit.
161
un oeil et demi consacré à la venue de Marinetti en Russie441 montre combien les
futuristes russes cherchaient à se démarquer des Italiens. Livšic écrit :

« Мы не только не считали себя ответвлением западного футуризма, но и


не без основания полагали, что во многом опередили наших итальянских
442
собратьев. »

« Non seulement nous ne nous pensions pas comme une ramification du futurisme
occidental, mais nous affirmions que nous dépassions en bien des choses nos
confrères italiens. »

De fait, la conception marinettienne de la liberté de la langue ne fait que


confirmer la primauté de l’expérience du poète, de la sensation nouvelle qu’il a du
monde, sur le matériel verbal. Voici comment Marinetti introduit son « Manifeste
technique de la littérature futuriste »443 :

« In aeroplano, seduto sul cilindro della benzina, scaldato il ventre dalla testa
dell’aviatore, io sentii l’inanità ridicola della vecchia sintassi ereditata da Omero.
Bisogno furioso di liberare le parole, traendole fuori dalla prigione del periodo latino !
Questo ha naturalmente, come ogni imbecille, una testa previdente, un ventre, due
gambe e due piedi piatti, ma non avrà mai due ali. Appena il necessario per camminare,
per correre un momento e fermarsi quasi subito sbuffando ! »

« En avion, assis sur le réservoir d’essence, le ventre réchauffé par la tête de


l’aviateur, je ressentis l’inanité ridicule de la vieille syntaxe héritée d’Homère. Besoin
furieux de libérer les vocables en les retirant de la prison de la période latine ! Celle-ci a
naturellement, comme tout imbécile, une tête prévoyante, un ventre, deux jambes et
deux pieds plats, mais elle n’aura jamais deux ailes. Tout juste ce qu’il faut pour
marcher, courir un instant et s’arrêter presque tout de suite en soufflant ! »

Marinetti cherche avant tout à libérer les vocables modernes du poids de la


syntaxe classique, symbolisant à ses yeux tout le passéisme de la culture italienne.
Le processus de libération, selon l’image de Marinetti, donne des ailes au vocable :
il doit mettre les vocables en adéquation avec la nouvelle sensibilité futuriste,
exaltant le machinisme et l’aviation, et avec l’impératif de la vitesse, caractéristique
de la modernité. Le verbe poétique sera donc toujours corrélé à la réalité, mais à
celle de l’instant, et du futur, et non à la réalité antique perpétuée par la langue
commune. Les futuristes russes, au contraire, cherchent à émanciper le verbe de
toute référence extérieure. De plus, Livšic, rapportant la discussion qu’il eut avec
Marinetti, souligne que la lecture qu’en fait Marinetti redonne tout le sens logique

441
V. Livšic, Polutoraglazyj strelec, op.cit., chapitre 7, “My i zapad”.
442
ibid., p. 213
443
F.T. Marinetti, « Manifesto tecnico della letteratura futurista (11 maggio 1912) », Teoria e
invenzione futurista, a cura di L. De Maria, Milano, Mondadori, 1990, p. 46. Je remercie Mme C.
Sapien pour ses conseils de traduction.
162
artificiellement évacué des « mots en liberté ». Au contraire, Livšic défend une
émancipation totale du verbe, sur le modèle extrême de la non-figurativité en
peinture, libérant l’art de toute fonction de description, qu’il s’agisse de celle du
monde extérieur ou des sensations intimes du poète.

b. V. Livšic: la libération de la fonction de représentation


444
Dans son essai la Libération du verbe , V. Livšic expose sa propre
conception des « vocables en liberté », et théorise la notion de libération. Comme le
souligne J.C. Lanne, la réflexion de Livšic se distingue de celle des autres
théoriciens cubo-futuristes par sa rigueur et son souci de clarté logique445. D’emblée,
le substantif verbal du titre met l’accent sur le processus de libération du verbe,
présenté comme étant la tâche de la poésie. Employant le terme au sens propre de
libération de la mimèsis, Livšic s’inspire des débuts de l’abstraction dans le domaine
des arts plastiques, et justifie par le paradigme pictural l’entreprise cubo-futuriste de
valorisation de la matière verbale en tant que telle.

« Неужели примат словесной концепции, впервые выдвинутый нами, имеет


что-либо общее с чисто идеологическими ценностями символизма ? Не
разделяли ли блаженной памяти символисты рокового рабского убеждения, что
слово, как средство общения, предназначенное выражать известное понятие и
связь между таковыми, тем самым и в поэзии должно служить той же цели ? Из
чьих уст до нас изошло утверждение, что будь средством общения не слово, а
какой-либо иной способ, поэзия была бы свободной от печальной необходимости
выражать логическую связь идей, как с незапамятных времен свободна музыка,
446
как со вчерашнего дня – живопись и ваяние ? »

« La primauté de la conception verbale que nous avons pour la première fois mise
en avant, a-t-elle donc quelque chose de commun avec les valeurs purement
idéologiques du symbolisme ? Les symbolistes, de bienheureuse mémoire, ne
partageaient-ils pas la conviction ancillaire et fatale selon laquelle un vocable, en tant
que moyen de communication prédéterminé à exprimer un concept et la relation entre
ces concepts, doit par conséquent servir également le même but en poésie ? De quelle
bouche nous est parvenue l’affirmation selon laquelle, si l’outil de communication n’avait
pas été le vocable, mais un quelconque autre moyen, la poésie aurait été libre de la
triste nécessité d’exprimer un lien logique entre des idées, tout comme depuis des
temps immémoriaux la musique est libre, et comme depuis hier sont libres la peinture et
la sculpture ? »

Ici la notion de liberté qualifie la conception du verbe en tant que valeur


autonome, par opposition aux valeurs idéologiques qui sont prépondérantes dans la

444
V. Livšic,”Osvoboždenie slova” (1913), Manifesty i programmy russkix futuristov, Wilhelm Fink
Verlag, 1967.
445
J.C. Lanne, « V. Livšic, poète hyléen », Cahiers du Monde russe et soviétique, XXX (1-2),
janvier-juin 1989
446
V. Livšic,”Osvoboždenie slova” (1913), Manifesty i programmy… op.cit., p.74
163
poétique symboliste. Il s’agit de libérer le verbe de sa conception utilitaire,
instrumentaliste, le réduisant à n’être qu’un moyen de communication, d’expression
de la pensée logique, niant ainsi la spécificité du vocable poétique par rapport au
vocable de la langue courante. Il s’agit donc a contrario de promouvoir le verbe
poétique comme une finalité en soi, émancipée de sa valeur descriptive, de l’élever
au statut de matériel verbal autonome, indépendant de la réalité extérieure. Livšic
défend une conception de la poésie libérée de sa fonction de représentation,
considérée comme un asservissement à une réalité étrangère à sa propre nature. Le
principe de la non-figurativité, qui est l’essence de l’art musical, et fait alors son
apparition dans l’art pictural, est également considéré par Livšic comme une
nécessité de l’art verbal. C’est désormais selon le paradigme pictural qu’il pense la
composition du poème, qui devient ainsi « une construction cubiste de la masse
verbale »447.

Cependant, Livšic ne nie pas pour autant les relations qui existent
inévitablement entre le monde et le poète : à cet égard, sa position est plus modérée
que celle de Kručenyx, et surtout plus conforme à la nature même de la langue.

« Но если разуметь под творчеством свободным – полагающее критерий


своей ценности не в плоскости взаимоотношений бытия и сознания, а в области
автономного слова, - наша поэзия, конечно, свободна единственно и впервые для
нас безразлично, реалистична ли, натуралистична или фантастична наша
поэзия : за исключением своей отправной точки она не поставляет себя ни в
какие отношения к миру, не координируется с ним, и все остальные точки её
возможного с ним пересечения заранее должны быть признаны
незакономерными. »

« Mais si l’on entend par création libre une création posant le critère de sa valeur
non pas sur le plan des interrelations de l’être et de la conscience, mais dans le
domaine du verbe autonome, alors notre poésie, bien sûr, est libre, exclusivement, pour
la première fois, indépendamment du fait de savoir si elle est réaliste, naturaliste ou
fantastique : à l’exception de son point de départ, elle ne pose aucune relation entre elle
et le monde, ne se coordonne pas à lui, et tous les autres points d’un possible contact
avec lui doivent être reconnus comme irréguliers. »

Livšic reconnaît donc la relation de l’homme au monde comme point de


départ de la parole : mais ce point de départ, inhérent à la nature même de la langue,
ne doit pas être un critère poétique. Pour Livšic, le seul critère de valeur de la
création est le verbe lui-même, autonome, qui est sa propre finalité. La référentialité
n’est donc pas évacuée, contrairement à la position de Kručenyx, mais elle

447
« kubističeskoe postroenie slovesnoj massy », V. Livšic, Polutoraglazyj strelec, op.cit., p. 50
164
n’intervient pas dans l’évaluation du verbe poétique. La parole est libérée de son
sens logique, perçu comme extérieur au verbe même, au profit de son énergie
créatrice, qui obéit à sa propre logique interne : de ce point de vue, son analyse
rencontre celle de Xlebnikov. Livšic ne nie pas le statut de signe du verbe, c’est-à-
dire sa dualité de son et de sens, mais recherche ce qui fait la spécificité du verbe en
tant que matériel poétique dont est composé le poème.

Kručenyx, lui, met l’accent sur la liberté du poète dans sa relation à la langue,
qu’il veut indépendante des conventions sémantiques de la langue courante.

c. La liberté du poète

Kručenyx introduit son manifeste la Déclaration du verbe en tant que tel448


par une réflexion sur la nouvelle relation du poète à la langue. Il y affirme la liberté
du poète dans le domaine de la langue, en la corrélant à la liberté de la langue elle-
même en poésie. Mais il semble bien que même lorsqu’il parle de la liberté de la
langue, Kručenyx a en fait en vue l’absolu liberté langagière du poète… Le premier
point de la Déclaration, numéroté « 4 » par provocation, mais aussi pour signifier
qu’il sera question désormais d’une logique autre que la logique commune, révèle
les positions essentielles de l’auteur.

« 4) Мысль и речь не успевают за переживанием вдохновенного, поэтому


художник волен выражаться не только общим языком (понятия), но и личным
(творец индивидуален), и языком, не имеющим определенного значения (не
застывшим), заумным. Общий язык связывает, свободный позволяет
выразиться полнее (пример : го оснег кайд и т.д.) . »

« 4) La pensée et le discours ne peuvent rendre compte à temps de l’expérience de


l’inspiration, c’est pourquoi l’artiste désire s’exprimer non seulement dans la langue
commune (les concepts), mais aussi dans une langue personnelle (le créateur est
unique), et une langue sans signification déterminée (qui n’est pas figée), la langue
transrationnelle. La langue commune oblige, la langue libre permet de s’exprimer plus
pleinement (exemple : go osneg kajd etc.). »

L’idée d’une langue libre entre ici dans une opposition de concepts qui permet
de définir la notion de liberté telle que l’entend Kručenyx : la langue libre, présentée
plus loin comme langue personnelle (« личный язык »), « sans signification
déterminée », et finalement assimilée à la notion de « langue transrationnelle »
(« заумный язык »), s’oppose à la langue commune, dont les significations sont

448
A. Kručenyx, “Deklaracija slova kak takovogo”(1913), Manifesty i programmy russkix futuristov,
Wilhelm Fink Verlag, 1967, p.63
165
figées, représentée emblématiquement par le concept (« понятия »). La langue libre
est ainsi présentée comme libérée de la langue commune, libérée du sens fixé par
l’usage commun, au nom de l’expression pleine de soi, qui doit être en adéquation
avec la nouvelle sensation du monde que le poète expérimente. La raison première
de la libération de la langue pour Kručenyx coïncide donc avec celle de Marinetti.
Cependant, outre que l’expérience même du poète est différente, le processus de
libération est lui aussi différent : il ne s’agit pas seulement pour Kručenyx
d’affranchir la langue du passé, mais de s’affranchir radicalement de toute la langue.
La métaphore de la liberté de la langue désigne donc avant tout l’idée de
personnalisation de la langue poétique, qui cherche à se démarquer du caractère
commun, c’est-à-dire partagé de tous, de la langue de la communication. Pour
Kručenyx, l’individualité unique du créateur (« творец индивидуален »), pour
s’exprimer pleinement, c’est-à-dire dans toute son originalité, doit donc se libérer
des lois linguistiques (« Общий язык связывает »), et forger son propre langage :
telle est la fonction de la langue d’outre-raison.

L’essai les Nouvelles voies du Verbe449 prolonge cette tentative de définition


de la langue d’outre-raison. Kručenyx y caractérise à nouveau la langue d’outre-
raison comme une langue libre. Mais il justifie ici l’exigence subjective
d’originalité, par celle, gnoséologique, d’universalité et d’immédiateté.

« Ясное и решительное доказательство тому, что до сих пор слово было в


кандалах, является его подчиненность смыслу. До сих пор утверждали : « мысль
диктует законы слову, а не наоборот ». Мы указывали на эту ошибку и дали
свободный язык, заумный и вселенский.
Через мысль шли художники прежние к слову, мы же через слово к
450
непосредственному постижению. »

« La preuve claire et décisive que le verbe se trouvait jusqu’à présent dans les fers,
c’est sa soumission au sens. Jusqu’à présent on affirmait : « La pensée dicte sa loi au
verbe, et non l’inverse. » Nous avons pointé cette erreur et nous avons donné une
langue libre, transrationnelle et universelle.
Les artistes antérieurs se dirigeaient vers le verbe par la pensée, nous, au contraire,
nous nous dirigeons par le verbe vers la compréhension immédiate. »

L’opposition marquée entre le passé et le présent sert à souligner l’évolution


historique du statut du verbe, et le pronom « nous », « Мы », s’il indique surtout
l’importance de la notion de groupe chez les futuristes, suggère aussi la

449
A. Kručenyx,“Novye puti slova”(1913), ibid.
450
ibid., p. 65-66
166
prédominance de la subjectivité du poète, et définit héroïquement le poète en
libérateur du verbe. Auparavant, le verbe était prisonnier du sens (« слово было в
кандалах », « подчиненность смыслу »), sous l’empire de la pensée (« мысль
диктует законы слову ») ; les cubo-futuristes l’ont libéré et de la référence, et de la
pensée : c’est ainsi qu’est née la langue d’outre-raison. La métaphore de la
libération, en tant qu’elle précise la définition de l’outre-raison, signifie donc
ultimement un renversement de la relation entre le verbe et la pensée. Désormais
c’est la verbe qui guide la pensée et crée le sens ; il est par lui-même source de
connaissance immédiate : « через слово к непосредственному постижению ». Un
peu plus loin, Kručenyx revient sur l’affirmation d’un verbe libéré de la pensée et
des concepts :

« Почему же было не уйти от мысли, и писать не словами – понятиями, а


451
свободно образованными ? »

« Pourquoi donc ne pas s‘éloigner de la pensée, et écrire non pas au moyen de


vocables-concepts, mais au moyen de vocables librement formés ? »

Mais là encore, le verbe libéré de la pensée n’est que le signe de la liberté du


poète qui refuse de se soumettre à la logique discursive. Contre la rigidité du
concept dont signifiant et signifié sont déterminés par avance, et donc contre
l’hégémonie de la pensée logique, le poète, par la métaphore de la liberté du verbe,
appelle en fait à une création totalement subjective, qui coïncide pour lui avec
l’irrationalité : le poète veut être le maître de ses vocables. Pour Kručenyx, c’est
précisément cette pleine subjectivité qui est un gage de la dimension gnoséologique
de la langue d’outre-raison. La langue d’outre-raison, langue poétique libre,
irrationnelle, est par nature intuitive, immédiate ; c’est son immédiateté qui en fait
un langage de la connaissance (« через слово к непосредственному
постижению »).

La langue d’outre-raison, libérée du sens courant, au nom de l’originalité


essentielle du poète, quitte par là-même le domaine du signe. C’est la matière sonore
du verbe qui se trouve libérée et devient indépendante d’un sens prédéterminé. Elle
échappe à la dualité du signifiant et du signifié, au nom d’une immédiateté
synonyme de connaissance totale. C’est la nature même du signe qui est perçue par

451
ibid., p. 67
167
Kručenyx comme étant la cause de la finitude de sa création, et donc comme une
entrave à la liberté du poète. La métaphore du verbe libéré désigne ainsi la plénitude
sonore du verbe qui est en adéquation à la fois avec la subjectivité du poète et avec
son exigence de connaissance immédiate, transrationnelle, du monde.

d. La liberté de la langue
452
L’essai de V. Xlebnikov Nos principes , plus tardif que les précédents,
expose néanmoins les idées initiales de son auteur concernant le statut du nouveau
verbe poétique. Xlebnikov y pose le fondement poétique de sa création verbale, en
faisant appel, lui aussi, à la métaphore de la liberté de la parole. C’est à propos de la
faute typographique que Xlebnikov évoque la notion de liberté : cette référence au
hasard souligne d’emblée la différence entre son point de vue et celui de Kručenyx.
Contre la notion subjective de la liberté du poète, Xlebnikov cherche avant tout à
ériger en principe poétique objectif la liberté de la langue.

« Вы помните, какую иногда свободу от данного мира дает опечатка. Такая


опечатка, рожденная несознанной волей наборщика, вдруг дает смысл целой
вещи и есть один из видов соборного творчества и поэтому может быть
приветствуема, как желанная помощь художнику. Слово цветы позволяет
453
строить мветы, сильное неожиданностью.»

« Vous savez quelle liberté par rapport au monde donné apporte parfois l’erreur
typographique. Une telle erreur, née de la volonté inconsciente du typographe, donne
soudain sens à toute une chose, et s’avère être un des aspects de la création
collective ; c’est pourquoi elle peut être accueillie par l’artiste comme une aide
souhaitable. Le vocable « cvety » [fleurs] permet de construire « mvety », puissant de
soudaineté. »

Il s’agit ici de nouveau de la libération du sens commun, de la référentialité


« свободa от данного мира » : mais cette fois, le libérateur n’est pas le poète, mais
le hasard (« опечатка »), la volonté inconsciente (« несознанной волей »). Loin
d’affirmer l’originalité essentielle du poète en tant qu’individu, Xlebnikov appelle
au contraire à une création collective (« соборное творчество »), unissant le poète
aux techniciens des lettres que sont les typographes. Cette analyse du hasard
typographique révèle en fait que les rôles du poète et du typographe sont
apparentés : tous deux manipulent la matière verbale, à la fois consciemment et
inconsciemment, et paradoxalement, tous deux sont créateurs en tant qu’ils laissent

452
V. Xlebnikov, “Naša osnova » (1920), Sobranie sočinenij v 4 tomax, t.3, Wilhelm Fink Verlag,
München, 1972
453
ibid., p. 233
168
parler les lettres et les sons eux-mêmes. En effet, l’erreur typographique permet
surtout de révéler un sens nouveau, inattendu (« вдруг дает смысл целой вещи »)
qui est en fait perçu par Xlebnikov comme une actualisation des potentialités
sémantiques de la langue. Xlebnikov élève la faute typographique au rang de
principe créateur qui libère l’énergie propre de la langue « Слово цветы позволяет
строить мветы ». La métaphore de la liberté signifie donc que la matière verbale
s’émancipe de la référentialité, pour libérer les potentialités de la langue, qui devient
par elle-même créatrice d’un sens nouveau. Contrairement à Kručenyx, pour qui le
poète est le maître absolu des vocables, indépendamment du sens fixé par l’usage
commun, Xlebnikov érige le hasard en nécessité créatrice, soulignant ainsi la
prédominance du matériel verbal sur le poète dans la création. En fait, le principe de
l’erreur typographique sera rationalisé en un jeu linguistique de permutations
consonantiques et vocaliques, « jeu de la voix hors vocables »454 qui apparaît comme
une puissance sémantique (« сильное неожиданностью »), une potentialité
poétique qui caractérise la langue d’outre-raison. Par la métaphore de la liberté
qualifiant l’erreur typographique, Xlebnikov transforme finalement le
fonctionnement phonologique de la langue en principe poétique : celui de la création
verbale.

« Словотворчество – враг книжного окаменения языка, и, опираясь на то,


что в деревне около рек и лесов до сих пор язык творится, каждое мгновение
создавая слова, которые то умирают, то получают право бессмертия,
переносит это право в жизни писем. Новое слово не только должно быть
названо, но и быть направленным к называемой вещи. Словотворчество не
455
нарушает законов языка. »

« La création verbale est l’ennemi de la pétrification livresque de la langue, et,


s’appuyant sur le fait qu’à la campagne, jusqu’à présent, près des rivières et des forêts,
la langue se crée, en inventant à chaque instant des vocables qui tantôt meurent, tantôt
ont droit à l’immortalité, elle transpose ce droit dans la vie des lettres. Un vocable ne
doit pas seulement être nommé, mais encore orienté vers la chose qui doit être
nommée. La création verbale n’enfreint pas la loi de la langue. »

Xlebnikov entreprend ici de justifier le procédé de la création verbale


(« Словотворчество »), dans laquelle se rencontrent la liberté du poète et la liberté
de la langue. En effet, si dans cette phrase, le sujet de l’ « action poétique » est la
création verbale elle-même (« Словотворчество (...) переносит это право в жизни
писем »), il dissimule en fait le sujet créateur du poète... Celui-ci a pour tâche

454
expression déjà citée, ibid. p. 235
455
ibid., p. 233-234
169
d’ouvrir le champ poétique à la vie de la langue, qui est en perpétuelle création
d’elle-même (« язык творится, каждое мгновение создавая слова »). Comme le
remarque Livšic dans ses mémoires, Xlebnikov transpose la conception
humboldtienne de la langue comme énergie créatrice portée par la nation toute
entière, au domaine de la langue poétique :

« Гумбольдтовское понимание языка, как искусства, находило себе


красноречивейшее подтверждение в произведениях Хлебникова, с той только
потрясающей оговоркой, что процесс, мыслившийся до сих пор как функция
коллективного сознания целого народа, был воплощен в творчестве одного
456
человека. »

« La conception humboldtienne de la langue en tant qu’art trouvait sa très éloquente


confirmation dans les oeuvres de Xlebnikov, à cette seule et frappante nuance près que
ce processus, qui était jusqu’alors pensé comme une fonction de la conscience
collective de tout un peuple, s’incarnait dans l’oeuvre d’un seul homme. »

La métaphore de la liberté conduit donc finalement, à travers la justification de


la création verbale (« Словотворчество »), à définir la poésie comme le lieu de la
présentation de l’activité propre de la langue, activité nominatrice (« Новое слово
не только должно быть названо ») et désignatrice (« но и быть направленным к
называемой вещи »). En fait, dans la situation d’émancipation du monde extérieur,
la référence ne peut être qu’interne au procès de dénomination lui-même : le nom se
désigne lui-même. Les activités nominatrice et désignatrice sont donc
nécessairement unies, sans être confondues par Xlebnikov, qui se donne en dernier
lieu pour tâche de démontrer la fidélité du procédé de création verbale à la nature de
la langue (« Словотворчество не нарушает законов языка »).

Les notions de liberté ou de libération du verbe recouvrent donc chez Livšic,


Kručenyx ou Xlebnikov différentes réalités. Pour Livšic, il s’agit essentiellement de
libérer le verbe poétique de tout ce qui lui est extérieur, pour le concentrer sur ce qui
fait sa spécificité de matériel poétique. Pour Kručenyx, il s’agit avant tout d’affirmer
la liberté créatrice du poète qui désire s’émanciper du système sémiotique pour
atteindre à une expression pleine de soi. Pour Xlebnikov, c’est toute la poésie qui est
comprise comme l’espace-temps de la liberté de la langue : indépendamment de
toute référentialité, et par l’intermédiaire de la création verbale, la langue peut y
développer toutes ses potentialités.

456
V. Livšic, Polutoraglazyj strelec, op. cit., p. 46
170
La métaphore de la libération du verbe permet donc de valoriser la matière
sonore du verbe poétique, émancipée de toute référence impérative à la réalité
extérieure. Dès lors, la poésie crée son propre ordre de signifiance, selon les valeurs
esthétiques, expressives et créatrices qui lui sont spécifiques.

B. La poésie en quête d’un autre mode de signifiance

Par la conception radicale du verbe en tant que tel et de l’outre-raison, la


parole poétique sort du système sémiotique de la langue, sans pour autant renoncer à
faire sens, désormais selon un autre mode de signifiance qui devra être
spécifiquement poétique. Ce sont les différentes valeurs du verbe poétique en tant
que tel, distinctes d’une valeur sémiotique, qui seront les critères de cette nouvelle
signifiance.

1. Le mode esthétique de la signifiance

La première valeur du verbe en tant que tel est sans doute la valeur esthétique
de la matière verbale, dans sa dimension graphique, mais surtout vocale.

a. La beauté du verbe en tant que tel

Le manifeste la Gifle au goût public annonce, dans sa conclusion déjà citée,


l’avènement de la beauté du verbe autonome : « Зарницы Новой Грядущей
Красоты Самоценного (самовитого) Слова »457. Les nombreuses majuscules
soulignent l’immense dignité du verbe saisi dans sa matérialité vocale et sonore ; la
notion de beauté y acquiert un caractère absolu qui semble faire écho à la notion
mallarméenne de pureté. Mallarmé évoque la beauté des vocables purs qui forment
le vers en les comparant à « une virtuelle traînée de feux sur des pierreries » 458, et
suggère, par la notion de « suavité », que la profération du verbe poétique est une
source de jouissance esthétique :

457
“Poščečina obščesvennomu vkusu”, op.cit., p. 51
458
S. Mallarmé, « Crise de vers », Oeuvres complètes, op.cit., p. 366
171
« Je dis : une fleur ! et hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que
quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave,
459
l’absente de tous bouquets. »

Bien que ses présupposés soient différents de ceux de Mallarmé, l’esthétique


cubo-futuriste de la matière vocale et sonore du verbe en tant que tel semble porter à
son point extrême le modèle musical symboliste d’un verbe euphonique, défini
comme « bonheur de la voix » par A. Spire460. La beauté sonore du vocable, qu’elle
soit consonante ou dissonante, est amplifiée par son émancipation du sens ; c’est elle
qui rend signifiant le son en tant que son, dans ce que Šklovskij nomme des
« paroles sonores »461. C’est ce qu’indique également l’affirmation suivante :

« Мы стали придавать содержание словам по их начертательной и


462
фонической характеристике. »

« Nous avons donné un contenu aux vocables en fonction de leur caractère


graphique et phonique .»

Cette affirmation confirme bien que le verbe en tant que tel n’est pas vide de
contenu, mais que c’est bien toute sa matière, qui fait sens. Par là, le poète,
« créateur de beauté sonore »463, rappelle que le verbe poétique s’adresse au corps ;
il mobilise la voix et l’ouïe, la gorge et l’oreille, et procure un plaisir qui est donc
d’origine physique. Dans son essai sur la langue d’outre-raison, Šklovskij met en
valeur la jouissance que procure la profération de sons privés du sens logique :

« В наслаждении ничего не значащим заумным словом несомненно вaжна


произносительная сторона речи. Может быть, что даже вообще в
произносительной стороне, в своеобразном танце органов речи и заключается
464
большая часть наслаждения, приносимого поэзией.»

« La dimension profératoire de la parole est indiscutablement d’importance dans le


plaisir que procure un vocable transrationnel, non-signifiant. D’une manière générale,
peut-être est-ce même dans sa dimension profératoire, dans cette danse originale des
organes de la parole que réside la plus grande part du plaisir que donne la poésie. »

459
ibid., p. 368
460
A. Spire, Plaisir poétique et plaisir musculaire. Essai sur l’évolution des techniques poétiques,
Paris, J. Corti, 1949, p. 198
461
“zvučnye slova”, V. Šklovskij, « O poèzii i zaumnom jazyke » (1916), Gamburgskij ščet,
Moskva, Sovetskij pisatel’, 1990, p. 50. Nous traduisons « slova » par « paroles » pour rendre audible
l’acte même de profération.
462
“Iz al’manaxa Sadok sudej “ (1913), op.cit., p. 52
463
définition d’A. Spire, op.cit., p. 21
464
V. Šklovskij, « O poèzii i zaumnom jazyke », op.cit., p. 56
172
Šklovskij souligne ici à son tour la dimension corporelle, charnelle, de la
poésie, insistant sur l’acte de profération poétique, et rappelle, par l’expression de la
« danse originale des organes de la parole », l’unité primitive de la danse, de la
musique, et de la poésie, source d’un même plaisir esthétique.

L’absolutisation de la valeur esthétique, dans la nouvelle poésie libérée du


sens logique, tend à ériger le principe esthétique en nouveau critère de signifiance :
la poésie nécessite dès lors une lecture sensible et contemplative, orientée vers la
matière sonore du poème et son articulation, qui dessine un monde poétique de la
beauté intrinsèque et immanente.

b. Le poème « Finlande » d’E. Guro

En fondant sa propre signifiance sur la seule valeur esthétique de ses vocables,


465
le poème « la Finlande » d’Elena Guro mène à son point le plus extrême le
modèle musical de la création symboliste. La musique, art pur, libre de toute
fonction de représentation du réel, est en effet à l’horizon d’une création poétique
qui serait pure sonorité, mais le modèle pictural est également présent dans
l’attention portée à la composition des éléments sonores dans le poème.

Финляндия

Это ли ? Нет ли ?
Хвои шуят, - шуят
Анна –- Мария, Лиза, - нет ?
Это ли ? - Озеро ли ?

Лулла, лолла, лалла-лу,


Лиза, лолла, лулла-ли.
Хвои шуят, шуят,
Ти-и-и, ти-и-у-у.

Лес ли ?, - озеро ли ?
Это ли ?

Эх, Анна, Мария, Лиза,


Хей-тара !
Тере – дере – дере...Ху !
Холе- кулэ-нэээ.

Озеро ли ? – Лес ли ?
Тио-и
Ви-и... у.

465
E. Guro, “Finlandija“ (1913), Poèzija russkogo futurizma, A.S. Kušner, Sankt-Peterburg, 1999.
173
la Finlande

Est-ce ? N’est-ce pas ?


Les pins buissent, buissent
Anna, Maria, Lisa, non ?
Est-ce ? Est-ce le lac ?

Loulla, lolla, lalla-lou,


Lisa, lolla, loulla-li.
Les pins buissent, buissent,
Ti-i-i, ti-ou-ou.

Est-ce la forêt ? Est-ce le lac ?


Est-ce ?

Eh, Anna, Maria, Lisa,


Hey-tara !
Tiérié – diérié – diérié... Hou !
Holié – koulè-nèèè.

Est-ce le lac ? Est-ce la forêt ?


Tio-i
Vi-i...ou.

Dans le poème « la Finlande », la composition verbale tend au statut de pure


évocation sonore. La lecture du poème est cependant orientée sémantiquement par le
titre, « Финляндия », nom propre au référent précis, relayé par trois noms communs
qui évoquent le paysage finlandais : « Хвои », « Озеро », «Лес ». Mais une
dimension métapoétique s’ajoute d’emblée à ce tableau : le poème se présente
comme une mise en question du sens, et du statut du signe, par des interrogations
répétées « Это ли ? Нет ли ?», « Лес ли ?, - озеро ли ? » qui remettent justement
en question les noms possédant un signifié. Ce jeu métapoétique contribue à la
valorisation de la matière sonore, des « paroles sonores », qui s’organisent dans le
poème selon des principes de construction musicale et architecturale. Le poème se
fait ainsi pure sonorité.

La disposition graphique des trois quatrains, alternant avec un distique puis un


tercet, permet une lecture visuelle du poème, tandis que la ponctuation très présente
valorise la lecture sonore et l’intonation de la voix. L’alternance de silence (signifié
par les tirets, les points de suspension et les blancs) et de parole rythme le poème.
Les mètres présentent une certaine régularité : des vers de deux et de trois pieds
alternent, accentués pour la plupart sur la première syllabe. Ces éléments formels
soulignent l’importance de la composition du poème, qui se présente comme une
construction verbale et sonore.
174
Dès le premier quatrain, le sens est mis en question, et les sonorités sont
valorisées. Le premier mot est le pronom démonstratif « Это », « indice de
l’ostension », selon la détermination de Benvéniste, « impliquant un geste désignant
l’objet »466 : or le pronom se trouve ici sans antécédent, sans référent : il met donc à
lui seul en question, en même temps que la relation de la voix lyrique à son énoncé,
le statut du signe comme union de signifiant et de signifié. Les interrogations et
négations suivantes mettent en question la signification du poème et, par leur
situation initiale, vont contaminer toutes les strophes. Le vers suivant contient la
seule assertion du poème, il présente aussi le seul verbe du poème, « Хвои шуят, -
шуят ». Le vers évoque le paysage finlandais par un attribut traditionnel, les
aiguilles de pins («хвои »). Le prédicat « шуят » est une création verbale dont le
sens est induit par le sujet : il est perçu comme un verbe exprimant un bruit, par sa
proximité phonétique avec les mots « шум » (bruit), « шелест » (bruissement), mais
aussi comme un verbe de mouvement, l’esquisse d’une danse. C’est cette création
verbale qui permet de définir le poème comme une évocation sonore, de même que
l’énumération de noms propres qui suit. En effet, par essence les noms propres n’ont
pas de signifiés ; l’attention est donc concentrée sur la matière sonore elle-même,
d’autant plus qu’un jeu de répétitions (répétition de la syllabe li ), d’assonances (en
« o, a, i ») et d’allitérations (en « l, r ») soulignent la musicalité des sonorités. Un
vocable semble en appeler un autre par le seul jeu de ses sonorités, manifestant le
déploiement de la parole poétique selon une logique interne sonore, et non pas
sémantique. Le dernier vers de la strophe (« Это ли ? - Озеро ли ? ») est répété dans le
distique puis le tercet, en présentant de légères variations, et forme comme un
refrain au fil du poème. Dans ce motif musical où les noms « Это », « Озеро », et
« Лес » sont répétés, c’est en définitive leur valeur sonore plus que leur sens qui se
trouve accentuée.

Les deuxième et troisième quatrains peuvent être considérés comme des


variations sonores à partir des thèmes sémantiques du premier quatrain. Ces
variations consonantiques et vocaliques forment des paroles nouvelles libres de
sens, des pures sonorités. Ainsi les allitérations en « l », variations sur le thème de la
particule « ли », présentent un jeu phonétique de permutations vocaliques (ou, o, a,

466
E. Benvéniste, « L’Appareil formel de l’énonciation », Problèmes de linguistique générale, 2,
Paris, Gallimard, 1972, p. 82
175
i) évoquant le babil de l’enfant, et relevant de l’idéal musical de la parole poétique.
De même les allitérations en « x », variations sur le thème du nom «хвои », ainsi
que le jeu de permutations vocaliques et consonantiques (« тара », « тере »,
« дере ») transforment les paroles en pure sonorité, et pure vocalité. Le dernier
tercet, en effet, présente des paroles d’une seule syllabe, et se clôt sur la voyelle
« i », comme une note tenue, puis sur le « ou » final qui, souligné par sa mise en
scène graphique, apparaît presque comme un poème minimal à lui tout seul et, de
par sa position liminale, peut être interprété comme un idéal de la parole poétique,
comprise comme pure vocalité se suffisant à elle-même. De plus, les deux voyelles
finales sont perçues comme le « i » de « ли » et de « ou » de « шуят », donc comme
des sonorités essentielles rappelant des paroles tout aussi essentielles
sémantiquement : on pourrait donc bien y voir comme une réduction vocalique,
réduction minimale de la parole poétique conçue comme pure matière sonore,
comme un poème minimal, à la limite du silence matérialisé par les points de
suspension. Le tercet final semble ainsi montrer l’alternative au sens et au signe : le
son, ou le silence. Mais la composition du poème, ainsi que son rythme,
maintiennent ce jeu de sonorités à la limite du silence, dans une logique de la parole
poétique. C’est pourquoi le nom de « parole sonore » semble bien rendre compte de
la nature d’une parole en tension vers la sonorité et la vocalité pures, mais qui ne
quitte pas le domaine de la langue.

En revanche, avec les expérimentations de Kručenyx, la limite est franchie, et


le verbe poétique sort du système sémiotique de la langue russe. La poésie cherche
alors à manifester un idéal de signifiance totale, transparente à l’être, sur le mode
glossolalique d’une parole inspirée.

2. Le mode glossolalique de la signifiance

a. Le statut glossolalique du verbe poétique

Dans les essais qu’il consacre à la langue d’outre-raison, Kručenyx a lui-


même recours au modèle glossolale pour décrire l’idéal du verbe poétique
transrationnel. Il fait plusieurs fois directement référence à cette tradition mystique
évangélique467, évoquée par le passage de la Première Epître au Corinthiens468 dans

467
J.-C. Lanne consacre plusieurs notes à ce sujet, op.cit., p. 296, 299.
176
lequel Paul préfère la prophétie au « parler en langues » (il distingue en fait cette
parole inspirée, inintelligible, qui est une prière adressée à Dieu, de la parole
prophétique, intelligible, adressée aux hommes dans un but de conversion). Dans les
Nouvelles voies du verbe, par exemple, Kručenyx fait référence à la langue
inintelligible des mystiques, cite une parole glossolale du sectaire Šiškov, et décrit
même le nouveau verbe poétique au moyen de la définition de la foi qui se trouve
dans la Lettre aux Hébreux469 :

« И вот получилось новое слово, которое уже не ложь, а истинное


470
исповедание веры, « обличение вещей невидимых ». »

« Et voilà qu’apparut un verbe nouveau, qui n’est déjà plus un mensonge, mais une
vraie profession de foi, « une révélation des choses invisibles ».

Par cette définition, Kručenyx explicite clairement le statut mystique de la


langue poétique nouvelle : celle-ci est une sortie hors du domaine de la raison vers
celui de la foi. Dans le paragraphe suivant, cependant, il désolidarise la poésie
transrationnelle de ce modèle religieux, pour rappeler qu’en poésie, il ne peut s’agir
que d’un acte de foi esthétique et poétique. La glossolalie reste néanmoins à
l’horizon de sa pensée lorsqu’il écrit :

« В искусстве мы заявили :
СЛОВО ШИРЕ СМЫСЛА
Слово (и составные части его – звуки) не только куцая мысль, не только
логика, но, главным образом, заумное (иррациональные части, мистические и
471
эстетические) ... »

« En art, nous avons affirmé :


LE VERBE EXCEDE LE SENS
Le verbe (et ses éléments, les sons) n’est pas seulement une pensée étriquée, il
n’est pas seulement la logique, mais il est surtout transrationnel (ses éléments
irrationnels, mystiques et esthétiques) ... »

En effet, le propre de la glossolalie est justement de poser la parole en


excédent par rapport au signe linguistique. Selon l’expression de J.P. Denis, la
parole glossolale est « l’envers du signe »472, le sens glossolale est toujours en

468
1ère lettre aux Corinthiens 14, 2 : « Car celui qui parle en langues ne parle pas aux hommes, mais à
Dieu. Personne ne le comprend : sous l’inspiration, il énonce des choses mystérieuses. », Traduction
Oecuménique de la Bible, op.cit.
469
Lettre aux Hébreux 11, 1.
470
A. Kručenyx, « Deklaracija slova kak takavogo » (1913), op.cit., p. 67
471
ibid., p. 66
472
J.P. Denis, « Glossolalie, langue universelle, poésie sonore », Langages (Les glossolalies), n°91,
septembre 1988.
177
excédent par rapport au signe. J.J. Courtine, lui, parle d’ « une évasion hors du sens
dans la voix »473. Lorsque Kručenyx affirme « le verbe excède le sens », il cherche à
exalter les « éléments irrationnels, mystiques et esthétiques » de la langue, tels que
la glossolalie les manifeste. Comme l’indique encore J.J. Courtine, la glossolalie
exhibe la matérialité vocale, corporelle de la langue, que le signe, au contraire, tend
à anéantir. L’enjeu poétique de ce modèle glossolale est donc bien de valoriser la
dimension esthétique, mais surtout expressive, de la matière sonore de la langue. Le
son, perçu comme une charge d’émotion brute qui échappe à la communication
logique, est donc au fondement de la « poétique de l’expression directe »474 de
Kručenyx ; il est le signe d’un lyrisme immédiat, situé en-deçà du langage, non pas
dans une visée de communication, mais de communion.

Cette expression vocale directe, extatique, qui peut tout dire authentiquement
(« новое слово, которое уже не ложь »), réunit ainsi le mythe du langage originel
à celui du langage universel, au prix paradoxal d’une destruction du langage et de la
pensée. Le poème « Go osneg kajd » de Kručenyx montre que ce mode glossolale
de signifiance se situe en fait à l’extrême limite du néant...

b. Le poème « Go osneg kajd » de Kručenyx

Le poème « Go osneg kajd »475 de A. Kručenyx est un exemple clair et


provocateur de poème écrit en langue intime, personnelle, inventée (« написано на
языке собственного изобретения »), indépendante de tout système linguistique
préétabli. La parole poétique à l’oeuvre dans ce poème peut être considérée comme
cet « envers du signe » qui caractérise la glossolalie : le poète y affirme la nature de
la parole comme pure matière sonore en dehors de tout système sémiotique, au nom
de la valeur suprême de l’immédiateté.

(написано на языке собственного изобретения)

ГО ОСНЕГ КАЙД

М Р БАТУЛЬБА

473
J.J. Courtine, « la Question de la glossolalie », Histoire des idées linguistiques, III, sous la
direction de S. Auroux, Liège, Mardaga.
474
L’expression est de J.-C. Lanne, Séminaire de recherche 2002-2003, Université Lyon III.
475
A. Kručenyx, “Go osneg kajd” (1913), Poèzija russkogo futurizma, A.S. Kušner, Sankt-Peterburg,
1999.
178
СИНУ АЕ КСЕЛ

ВЕР ТУМ ДАХ

ГИЗ

(écrit dans la langue de ma propre invention)

GO OSNIEG KAΪD

M R BATOULBA

SINOU AIÉ XEL

VIER TOUM DAH

GUIZ

La matière sonore du poème se présente comme une combinaison arbitraire de


consonnes et de voyelles, mais aussi de consonnes seules, à la limite du
prononçable. La question de la forme du poème est problématique. Le seul principe
d’organisation de la matière sonore est l’organisation articulatoire arbitraire de
sonorités qui ne renvoient qu’à elles-mêmes, formant des noms transrationnels
«БАТУЛЬБА », et des phrases transrationnelles «СИНУ АЕ КСЕЛ ». La totale
subjectivité du poème, sur le modèle enfantin des langues inventées, correspond
bien à l’intention ouverte du poète de créer une parole qui soit pure expression de
soi. La parole ici se fait cri, geste vocal, libre de toute fonction de signification et de
communication, une parole-son qui doit être l’expression directe de l’émotion. Mais,
comme le souligne J.C. Lanne476, la langue d’outre-raison de Kručenyx, en se
présentant comme une traduction brute des émotions, reçoit de nouveau une
fonction mimétique, pré-verbale, ou infra-verbale, rejoignant finalement d’elle-
même le domaine de la représentation qu’elle croyait abolir.

Le poème « Go osneg kajd » montre bien le caractère paradoxal d’une telle


poétique de la matière sonore poussée à l’extrême : il rend manifeste la fascination
du poète pour les sons, ou plutôt les bruits vocaux. Le poème consiste en une
succession de noms d’outre-raison à l’intérieur d’une syntaxe d’outre-raison,
succession arbitraire, sans début ni fin, qui pourrait relever d’une esthétique du
fragment. En effet, les retraits, les blancs qui entourent les vocables, ou qui
empiètent sur eux, incitent à lire le texte comme un poème minimal exhibant, dans

476
J.-C. Lanne, op.cit., p. 218
179
son inachèvement constitutif, un principe d’écriture neuf. Le poème serait un
fragment qui contiendrait en puissance l’infini de la langue d’outre-raison. Ce
minimalisme correspondrait à la tâche suprême de la poésie comme diction de
l’être : il y aurait corrélation entre la forme courte du poème et l’immédiateté de la
parole d’outre-raison, et ces mots-bruits apparaîtraient alors comme une parole
transparente à l’être, parole de vérité, qui dit dans un au-delà de la langue l’intimité
de l’être inexprimable dans la langue commune. Cette position poétique extrême, à
la limite du silence, serait alors perçue comme un apophatisme poétique : les
consonnes « m » et « r », à la limite de l’imprononçable, seraient alors une variation
poétique du tétragramme sacré. La recherche de Kručenyx peut donc être lue
comme une mise en scène radicale de la crise du signe qui caractérise la modernité.
Mais l’exaltation de la vocalité et des sonorités en tant que telles montre aussi la
dimension ludique de la création poétique : l’idée d’un mode glossolale de la
signifiance ne serait qu’une supercherie cachant et révélant tout à la fois la vraie
nature de la poésie en tant que jeu linguistique, manipulation verbale et écoute des
possibilités phoniques des organes de la parole.

La création poétique de Xlebnikov peut elle aussi s’apparenter à un jeu


linguistique, qui est à la fois un jeu avec la raison humaine et avec la fantaisie de la
langue elle-même. Mais à la différence de Kručenyx, Xlebnikov prend en compte
les éléments phonologiques et morphologiques de la langue, réintégrant ainsi, d’une
manière inédite, la question du sens dans la création poétique. Contrairement à
Kručenyx encore, qui privilégiait la valeur de l’expressivité, Xlebnikov affirme la
valeur esthétique comme critère de la création verbale. Recherche linguistique et
recherche esthétique se rejoignent donc chez Xlebnikov dans la conception d’une
création poétique spéculaire qui met en scène les virtualités de la langue.

3. Le mode potentiel de la signifiance

a. Un nouveau système sémantique

La poésie de Xlebnikov, fondée sur la création verbale et une conception


originale de la langue d’outre-raison, s’élabore en dehors du système linguistique
conventionnel. En effet, la conséquence logique du verbe en tant que tel est la
disparition de la question de la référence, et avec elle, celle de la justesse des noms

180
telle qu’on l’entend depuis le Cratyle de Platon : le verbe autonome suit sa propre
loi, il est donc à lui-même sa propre justice et sa propre justesse... De même,
l’abolition du statut référentiel du sens n’évacue pas le sens lui-même : selon
l’expression de Ju. Tynjanov, Xlebnikov crée un « nouvel ordre »477 poétique, un
nouveau système à la fois poétique et linguistique fondé sur la langue russe, un
« nouveau système sémantique »478. C’est également dans ce sens que Tynjanov
nomme Xlebnikov le « Lobačevskij du verbe »479 : ce nom donné au poète met en
évidence l’union de rationalisme et d’imagination créatrice qui caractérise sa
poétique. V. Gofman480, lui aussi, définit le statut d’une sémantique poétique propre
qui rend signifiants les processus phonologiques et morphologiques inhérents à la
langue elle-même. Il rappelle avant tout que c’est bien la question de la langue qui
se trouve au coeur de la poétique de Xlebnikov : la création poétique y est douée
d’une valeur linguistique. Dans l’essai Nos principes, à la suite d’un passage déjà
cité, Xlebnikov affirme la conformité de la création verbale aux lois de la langue, et
reconnaît à la poésie la capacité de renouveler la langue : c’est donc l’interrelation
du système de la langue et du système de la poésie qui est créatrice, poétique au sens
plein.

« Словотворчество не нарушает законов языка. Другой путь


словотворчества – внутреннее склонение слов. Если современный человек
населяет обедневшие воды рек тучами рыб, то языководство дает право
населить новой жизнью, вымершими или несуществующими словами,
оскудевшие волны языка. Верим, они снова заиграют жизнью, как в первые дни
481
творения. »

« La création verbale n’enfreint pas les lois de la langue. La déclinaison interne des
vocables est l’autre voie de la création verbale. Si l’homme contemporain peuple les
eaux appauvries des rivières par des myriades de poissons, la culture de la langue
donne droit à peupler d’une nouvelle vie, par des vocables qui ont disparu ou qui
n’existent pas, les vagues anémiées de la langue. Nous croyons que ces vagues
reprendront vie, comme aux premiers jours de la création. »

La définition de la poésie comme « culture de la langue » (« языководство »)


souligne bien que la langue est le « héros » de la création poétique482. Elle présente
la poésie comme une activité vitale, toujours en devenir, en la comparant à

477
“novyj stroj”, Ju. Tynjanov, « O Xlebnikove », Literaturnaja èvoljucija. Izbrannye trudy,
Moskva, AGRAF, 2002, p. 372
478
« novaja semantičeskaja sistema », ibid., p. 371
479
ibid., p. 371
480
V. Gofman, « Jazykovoe novatorstvo Xlebnikova », Zvezda, n°6, 1935
481
V. Xlebnikov, « Naša osnova », op.cit., p. 234
482
L’expression est de V. Gofman, op.cit.
181
l’élevage ; mais c’est aussi la comparaison de la langue à un fleuve qui est
révélatrice de la conception khlebnikovienne de la création poétique. La langue est
présentée comme un fleuve verbal, une force élémentaire, toujours en mouvement,
que suit la création poétique (« Словотворчество не нарушает законов языка »),
en même temps qu’elle a la capacité de la régénérer. La création poétique renouvelle
et vivifie la langue : c’est ce qui donne toute sa profondeur à l’expression « culture
de la langue », et souligne la valeur linguistique, « glossogonique »483, de la poésie.
La création verbale aura donc pour tâche de mettre en scène le flux de la langue, et
c’est cette exhibition des forces de la langue qui donne conjointement à la langue un
surcroît de vie. Ainsi Livšic écrit-il dans ses mémoires à propos de la création de
Xlebnikov :

« Процесс этот, правда, не был корнетворчеством, ибо в таком случае он


протекал бы за пределами русского, да и всякого иного языка. Но он не был
отнюдь только суффиксологическим экспериментом. Нет, обнажение корней,
по отношению к которому поражавшие нас словоновшества играли лишь
служебную роль, было и не могло быть ничем иным, как пробуждением уснувших
в слове смыслов и рождением новых. Именно поэтому обречены на неудачу
всякие попытки провести грань между поэтическими творениями Хлебникова и
484
его филологическими изысканиями. »

« Ce procès, il est vrai, n’était pas une création de racines, car dans ce cas il aurait
dépassé les limites de la langue russe, et de toute autre langue également. Mais il ne
se réduisait absolument pas à une suffixation expérimentale. Non, la mise à nu des
racines, en comparaison de laquelle les néologismes qui nous avaient frappés ne
jouaient qu’un rôle secondaire, était, et ne pouvait être qu’un réveil des significations
endormies d’un vocable et la naissance d’autres significations. C’est justement pourquoi
sont condamnées à l’échec toutes les tentatives de distinguer les créations poétiques
khlebnikoviennes de ses recherches philologiques. »

La distinction entre la « création de racines » et la « mise à nu de racines »


souligne la différence entre l’outre-raison de Kručenyx et celle de Xlebnikov :
Livšic souligne l’ancrage dans la langue russe de la poésie de Xlebnikov, met en
évidence l’interrelation entre ses recherches linguistiques et poétiques, et décrit la
vivification de la langue que provoque la création verbale comme un processus de
resémantisation de la langue (« пробуждение уснувших в слове смыслов и
рождение новых »). Il décrit ainsi ce nouveau mode de signifiance que met en
place le système poétique de Xlebnikov : un mode potentiel de signifiance. La
création verbale, « comme aux premiers jours de la création », est douée d’un sens
poétique en puissance ; elle renouvelle la langue en éveillant ses potentialités.

483
La formule est de V. Gofman, op.cit.
484
V. Livšic, Polutoraglazyj strelec, op.cit., p. 47
182
b. Une poétique de la langue potentielle

Selon l’image de Tynjanov, Xlebnikov considère le vocable comme un


atome485 : dans cette perspective, la poésie devient un art combinatoire aux
possibilités infinies. Au début de Nos principes, Xlebnikov a recours à la métaphore
de la semence, soulignant ainsi la dimension biologique de cette combinatoire
poétique, qui a affaire au corps vivant de la langue :

« Словотворчество учит, что все разнообразие слова исходит от основных


звуков азбуки, заменяющих семена слова. Из этих исходных точек строится
слово, и новый сеятель языков может просто наполнить ладонь 28 звуками
азбуки, зернами языка. Если у вас есть водород и кислород, вы можете
486
заполнить водой сухое дно и пустые русла рек. »

« La création verbale enseigne que toute la diversité d’un vocable provient des sons
élémentaires de l’alphabet, remplaçant les semences du vocable. C’est à partir de ces
points originaux que se construit un vocable, et le nouveau semeur de langues peut
simplement remplir sa main des 28 sons de l’alphabet, les semences de la langue. Si
vous avez de l’hydrogène et de l’oxygène, vous pouvez remplir d’eau le fond sec et les
bras vides des rivières. »

Comme la semence, chaque son élémentaire de la langue est riche en


possibilités sémantiques. La création verbale déploie ces possibilités, réalise les
potentialités de la langue dans le poème. Au début de cet essai, Xlebnikov expose
donc le principe de sa poétique de « l’énergie propre de la langue »487, au sein de
laquelle le verbe déploie son propre sens en même temps qu’il s’énonce. Le poète,
« nouveau semeur de langues », laisse se développer les sons en significations.
Xlebnikov présente donc le principe d’une poésie de la langue, dont elle actualise la
puissance. Dans l’ouvrage fondamental qu’il consacre à Xlebnikov, J.C. Lanne
analyse en profondeur ce procès réellement autosémique de la création verbale488. Il
indique notamment que le temps du poème est la potentialité, ce présent-futur de la
langue, toujours orienté vers les multiples possibilités du sens, qui vient combler
« le fond sec et les bras vides des rivières » verbales.

La nouvelle comparaison de la poésie et de l’eau montre encore une fois que


le verbe poétique ne fait qu’un avec la force élémentaire de la langue. Le poème

485
Ju. Tynjanov, op. cit., p. 374
486
V. Xlebnikov, « Naša osnova », op.cit., p. 228
487
L’expression est de J.-C. Lanne, « Velimir Xlebnikov », Histoire de la littérature russe. Le Vingtième
siècle. L’Âge d’Argent, ouvrage dirigé par E. Etkind, G. Nivat, I. Serman, V. Strada, Paris, Fayard, 1987
488
J.-C. Lanne, Velimir Xlebnikov, poète futurien, op.cit. La question est au coeur de la deuxième
partie, « Khlebnikov et la poésie ».
183
apparaît alors comme un moment de l’écoulement de la langue, qui met en scène
spéculairement ce flux verbal. Jakobson décrit le poème khlebnikovien comme une
« tresse verbale »489, afin de donner à voir le caractère autarcique d’un discours
orienté sur lui-même, désormais indépendant de toute référentialité, qui s’organise
en un système clos d’interrelations sonores, phonologiques et morphologiques,
riches d’un sens en puissance. La lecture de deux poèmes-miniatures de Xlebnikov
donnera à voir et à entendre ce principe poétique de la langue potentielle.

c. Le poème, « tresse verbale »

Le poème-miniature, daté de 1908, « V zolote borona »490 se présente comme


une mise à nu du matériel phonique de la langue en développement. Quelques noms
significatifs du poème (« борона », « ворон ») dessinent comme une évocation
fugitive d’un paysage de campagne : mais ce thème sémantique, de même que
l’écho formel de la poésie populaire manifesté par le procédé très marqué du
parallélisme, ne sont peut-être là que pour mettre en évidence le principe
linguistique archaïque qui fonde la création verbale et renouvelle ainsi les forces de
la langue.

В золоте борона вечера ворон летел


И володы голода мечева долу свирел.
И долы внимали, и жены желали,
И кметы стонали, и юны смеялись.

Dans l’or la herse le soir le corbeau volait


Et sifflait les terres de la faim les épées en bas.
Les terres basses écoutaient, les épouses désiraient,
Les guerriers gémissaient et les fils riaient.

Les deux premiers vers du quatrain apparaissent comme une mise en scène du
mouvement phonique de la langue, souligné sémantiquement par le verbe « летел »
en fin de premier vers. Tous deux composés d’une suite de quatre noms suivis d’un
verbe, ces deux vers signent la disparition de la syntaxe traditionnelle et exhibent la
logique sonore du poème. Ils se présentent en effet comme un jeu phonique fondé
sur le phénomène linguistique proprement russe du vocalisme plein, unissant ainsi

489
« slovesnaja pletënka », R. Jakobson, “Novejšaja russkaja poèzija”, Selected writings, V, On
Verse, Its masters and Explorers, Mouton, The Hague, Paris, New-York, 1979, p. 311
490
V. Xlebnikov, Sobranie sočinenij IV, Wilhelm Fink Verlag, München, 1971, p. 116
184
dans le poème le mouvement synchronique de la langue à son mouvement
diachronique. Le poème se présente à ce titre comme une activation, et une re-
sémantisation autonome, des principes phonologiques de la langue russe. Le même
schéma phonétique de ce phénomène du vocalisme plein, composé de deux
consonnes encadrant la répétition des voyelles « o » ou « e » de part et d’autre de la
consonne liquide « r » ou « l »491 est réalisé successivement de différentes manières,
dessinant un jeu de permutations consonantiques qui semble s’engendrer de lui-
même, entraînant dans une même suite verbale des exemples attestés
linguistiquement de vocalisme plein, archaïques ou non (« золоте », « борона »,
« ворон », « володы », « голода »), et d’autres noms morphologiquement
différents, mais phonétiquement proches (« вечера », « летел », « мечева »). C’est
cette phonologie poétique qui constitue le spectacle du poème, un spectacle sonore
qui s’apparente à une musique de la grammaire (« свирел »), tout en rappelant la
nature « spectative » du verbe poétique lui-même492.

Quant aux deux derniers vers, ils peuvent alors être lus comme une mise en
scène des spectateurs de ce poème en train de se faire : l’espace naturel (« долы »),
et les personnes (« жены », « кметы », « юны ») sont les auditeurs (« И долы
внимали ») de ce spectacle sonore, et leurs réactions, désir, plainte ou rire,
rappellent la dimension vitale de la poésie. Le poème s’achève par le rire, comme en
écho au célèbre poème « la Conjuration par le rire »493, soulignant ainsi la continuité
de la création qui unit tous les poèmes dans un même flux verbal.

Le poème-miniature « Tri čala », de 1908 également494, met en scène le


procédé même selon lequel le poème se développe : il expose le processus
articulatoire de la langue, le principe de son système phonologique.

Три чала
Причалят
К лодкам боль.
Кричала

491
voir à ce sujet Ch. J.Veyrenc, Histoire de la langue russe, Paris, Institut d’Etudes Slaves, 1970,
p.18
492
J.-C. Lanne traduit par « mots spectatifs » l’expression zercožnie slova qui apparaît dans le
manifeste Slovo kak takovoe, op.cit. p. 57
493
« Zakljatie smexom », V. Xlebnikov, Sobranie sočinenij I, Wilhelm Fink Verlag, München, 1968,
p. 35
494
« Tri čala », V. Xlebnikov, Sobranie sočinenij IV, Wilhelm Fink Verlag, München, 1971, p. 125
185
Кричалой
Глоткой голь.

Trois amarres
Amarrent
La douleur aux barques.
La glotte de la gorge
Clame
Une clameur.

Le premier vers, « Три чала », constitue le premier « thème sonore », la


matrice phonique du poème, qui va se développer et se transformer par permutation
consonantique en « Причалят », puis « Кричала », et « Кричалой », unissant
vocables attestés et néologisme dans le même mouvement d’auto-création poétique.
En effet, les consonnes initiales qui se succèdent sont proches d’un point de vue
articulatoire495 : les consonnes « t », « p », « k » sont toutes des consonnes
occlusives sourdes, seul varie leur point d’articulation, dental, labial, ou vélaire. Le
deuxième « thème sonore » (« К лодкам боль ») est relié sémantiquement au
premier (« лодка » et « чал »), de même que sa variation articulatoire (« Глоткой
голь ») est liée sémantiquement au développement articulatoire du premier thème en
« Кричала » : cette motivation est cependant moins signifiante que sa motivation
phonique. En effet, dans ces deux vers 3 et 6 s’exhibe de nouveau le système
phonologique de la langue : dans le développement de « К лодкам » en
« Глоткой », la consonne vélaire sourde initiale « k » se transforme en vélaire
sonore « g », et la dentale sonore centrale « d » se transforme en dentale sourde
« t » ; au contraire, dans le développement du nom « боль » en « голь », c’est le
point d’articulation qui distingue les deux consonnes initiales occlusives « b » et
« g », l’une labiale, l’autre vélaire. Le poème exalte ainsi la dimension vocale du
verbe poétique, susceptible de combinaisons infinies dont les interrelations font
sens.

Ces variations articulatoires qui justifient la création verbale (« Кричалой »,


« голь ») et font du poème un auto-déploiement des potentialités phonologiques de
la langue, attirent l’attention sur la consonne initiale qui distingue les vocables :
c’est bien la consonne initiale qui est pertinente, et qui est donc porteuse de sens. Se
trouve ainsi mis en oeuvre, dans ce poème-miniature, le principe phonologique et

495
voir à ce sujet P. Garde, Grammaire russe, Paris, Institut d’Etudes Slaves, 1980, p. 17
186
poétique sur lequel Xlebnikov fonde son utopie linguistique d’une langue poétique
universelle.

4. L’utopie poétique d’une langue universelle

Le colloque dont est extrait l’article déjà cité de R. Duganov s’intitulait :


« l’Art de l’avant-garde, langue de communication universelle »496. Tout le dix
neuvième siècle, et particulièrement ses dernière décennies, voit se développer des
projets scientifiques de langue universelle, dont les plus célèbres, du fait de leur
(relatif) succès international, sont le Volapük de J.M. Schleyer, créé en 1879, et
surtout l’Espéranto de L.L. Zamenhof, créé en 1887, dont le retentissement en
Russie fut accentué du fait de l’origine polono-lithuanienne de son auteur, qui
diffusa tout d’abord son oeuvre dans toute l’aire slave de l’Europe497. Au début du
vingtième siècle, la poésie semble prendre le relais de cette utopie linguistique en
affirmant la dimension universelle de la création poétique. Comme l’indique U. Eco
au début de son ouvrage, la recherche d’une langue parfaite et universelle peut
prendre deux directions : celle du passé, afin de redécouvrir la langue originelle,
adamique, ou du futur, afin de la reconstruire rationnellement.498 Ces deux voies
semblent caractériser respectivement les recherches de Kručenyx et de Xlebnikov,
qui aspirent tous deux à une langue transrationnelle qui serait une langue poétique
universelle, mais suivent des démarches opposées.

a. L’utopie primitiviste de Kručenyx

Dans les différents essais qu’il consacre à sa nouvelle langue poétique,


Kručenyx rappelle souvent son caractère primitif : la langue originelle est présentée
comme l’idéal accessible de l’outre-raison.

«5) Слова умирают, мир вечно юн. Художник увидел мир по новому и, как
Адам, дает всему свои имена. Лилия прекрасна, но безобразно слово лилия
захватанное и « изнасилованное ». Поэтому я называю лилию еуы –
первоначальная чистота восстановлена. 2) согласные дают быт,
национальность, тяжесть, гласные – обратное – вселенский язык.
Стихотворение из одних гласных :
оеа
иееи

496
« Iskusstvo avangarda : jazyk mirovogo obščenija. »
497
voir à ce sujet U. Eco, La Recherche de la langue parfaite dans la culture européenne, Paris,
Seuil, 1994, chapitre XVI, « les Langues auxiliaires internationales », pp.359-380
498
ibid., p. 33
187
аеељ
3) стих дает (бессознательно) ряды гласных и согласных. Эти ряды
неприкосновенны. Лучше заменять слово другим, близким не по мысли, а по
звуку ( лыки-мыки-кыка). Одинаковые гласные и согласные, будучи заменены
чертами, образуют рисунки, которые неприкосновенны (напр. III-I-I-III). Поэтому
переводить с одного языка на др, нельзя, можно лишь написать стихотворение
латинскими буквами и дать подстрочник. Бывшие д.с.п. переводы лишь
подстрочники, как художественные произведения, они – грубейший
499
вандализм. »

« 5) Les vocables meurent, le monde est éternellement jeune. L’artiste a perçu le


monde de manière nouvelle et, comme Adam, il donne de nouveaux noms à tout. Le lys
est splendide, mais le vocables lys est horrible, trituré, « violé ». C’est pourquoi je
nomme le lys iéouy, et sa pureté originelle est restaurée. 2) Les consonnes donnent le
quotidien, la nationalité, la pesanteur, les voyelles, le contraire : la langue universelle.
Poème constitué uniquement de voyelles :
oea
ieei
aeeě
3) le vers donne (inconsciemment) des séries de consonnes et de voyelles. Ces
séries sont inviolables. Il vaut mieux remplacer un vocable par un autre qui lui est
proche non par le sens, mais par le son (lyki-myki-kyka). Des voyelles et consonnes
identiques remplacées par des traits forment des dessins qui sont inviolables (par ex.
III-I-I-III). C’est pourquoi il est impossible de traduire une langue dans une autre, on peut
uniquement écrire le poème en lettres latines et en donner une traduction littérale. Les
traductions faites jusqu’à présent ne sont que des traductions littérales, en tant
qu’oeuvres d’art, elles sont un grossier vandalisme. »

La langue d’outre-raison est présentée ici comme une langue primitive, sur le
modèle de la langue originelle, la langue adamique. Le poète est en effet comparé à
Adam qui, selon le récit de la Genèse500, nomme tous les êtres de la création. Cet
acte est compris par Kručenyx comme l’archétype de la nomination subjective (ce
qui n’est sans doute pas le sens biblique, qui suggère sans doute plutôt une
transparence de la raison divine et de la raison humaine) : c’est en ce sens qu’il
comprend la perfection et l’universalité de la langue d’outre-raison. Ailleurs, il parle
en effet de l’ « expression authentique de l’âme troublée »501. La langue d’outre-
raison se présente comme une proto-langue subjective et affective, une langue des
émotions, « langue sensuelle », selon l’interprétation glossolale que donne J.
Boehme de la langue adamique502, correspondant à la sensation directe du monde
qu’éprouve le poète (« Художник увидел мир по новому »). Le nom « iéouy »

499
A. Kručenyx, « Deklaracija slova kak takovogo », op.cit., p. 63-64. Le poème vocalique
correspond aux premiers vers du « Notre Père » en slavon.
500
Genèse 2, 19-20 : « Le Seigneur Dieu modela du sol toute bête des champs et tout oiseau du ciel
qu’il amena à l’homme pour voir comment il les désignerait. Tout ce que désigna l’homme avait pour
nom « être vivant » ; l’homme désigna par leur nom tout bétail, tout oiseau du ciel et toute bête des
champs, mais pour lui-même, l’homme ne trouva pas l’aide qui lui soit accordée. », Traduction
Oecuménique de la Bible, op.cit.
501
A. Kručenyx, « Vzorval’ », op.cit., p. 61
502
U. Eco, La Recherche de la langue parfaite..., op.cit., p. 212
188
serait ainsi le fruit nouveau d’une relation d’âme à âme entre la fleur et le poète,
relation intime et universelle à la fois. Kručenyx indique en effet le caractère
universel de l’expression vocalique, qu’il justifie surtout par le fait qu’elle soit
intraduisible. Pour Kručenyx, l’intraduisible est universel : il a ainsi recours aux
deux modèles de la glossolalie des mystiques et de la xénoglossie des prophètes
pour justifier le statut universel de la nouvelle langue poétique503. Dans Vzorval’, il
écrit :

« 27 апреля в 3 часа пополудни я мгновенно овладел в совершенстве всеми


504
языками. Таков поэт современности. »

« Le 27 avril à 3 heures de l’après-midi j’ai subitement pris possession de toutes les


langues à la perfection. Tel est le poète contemporain. »

Cette pentecôte poétique signe le commencement de l’inspiration d’outre-


raison, que Kručenyx décrit plus tard, dans sa Déclaration de la langue d’outre-
raison, au moyen du symbole biblique des « langues de feu »505, caractérisant
justement la descente de l’Esprit sur les apôtres à la Pentecôte. La langue d’outre-
raison, situé hors de tout système linguistique, contient ainsi paradoxalement toutes
les langues : c’est en ce sens également qu’elle est universelle. Kručenyx unit le
modèle glossolale au modèle polyglotte pour justifier le mythe d’une langue
adamique retrouvée dans l’outre-raison. Dans cette utopie poétique et linguistique,
la poésie transrationnelle doit renouer avec la conception primitiviste d’une langue
sensuelle afin de vaincre la confusion de Babel, et de restaurer la langue originelle et
universelle. Kručenyx conclut sa Déclaration de la langue d’outre-raison de la
manière suivante :

« Заумные творения могут дать всемирный поэтический язык, рожденный


506
органически, а не искусственно, как эсперанто. »

« Les créations transrationnelles peuvent donner une langue poétique universelle,


née de manière organique, et non pas artificielle, contrairement à l’espéranto. »

503
U. Eco (op.cit., p. 395-396) rappelle bien la différence entre le « parler en langues » glossolale
cité par Paul dans la Première lettre aux Corinthiens (1Co 14), et les « autres langues », étrangères,
que parlent les disciples à la Pentecôte (Ac 2, 4-6 : « Ils furent tous remplis d’Esprit Saint et se mirent
à parler d’autres langues, comme l’Esprit leur donnait de s’exprimer. (...) A la rumeur qui se
répandait, la foule se rassembla et se trouvait en plein désarroi, car chacun les entendait parler sa
propre langue. », op.cit.)
504
A. Kručenyx, « Vzorval’ », op.cit., p. 62
505
« ognennye jazyki », « Deklaracija zaumnogo jazyka », op.cit., p. 180
506
« Deklaracija zaumnogo jazyka », op.cit., p. 180
189
Cette conclusion révèle la rivalité entre projet scientifique et projet poétique
de langue universelle. Kručenyx fait preuve de mauvaise foi en critiquant
l’artificialité de l’espéranto qui, tout en étant en effet une langue créée, se fonde
néanmoins sur un système linguistique existant, et veut justement être fidèle au
caractère organique de toute langue. La poésie transrationnelle de Kručenyx, bien au
contraire, sous prétexte d’universalité, quitte le domaine de la langue pour celui des
bruits vocaux, et répète l’utopie primitiviste et régressive d’une communion des
émotions dans un mythique langage non-sémiotique, ce qui est en soi une
contradiction. Xlebnikov, lui, cherche à établir rationnellement un nouveau système
sémiotique poétique, fondé sur l’utopique signifiance des phonèmes de la langue.

b. L’utopie rationaliste de Xlebnikov.

Alors que Kručenyx cherche une langue poétique fondée sur une universalité
irrationnelle, Xlebnikov, au contraire, expérimente une langue universelle
rationnelle : c’est aussi ce qui le distingue nettement des expérimentations poétiques
symbolistes. C’est sur un modèle scientifique, modèle chimique et mathématique,
que Xlebnikov cherche à déterminer les éléments primitifs du discours, à partir
desquels s’élaborera la langue d’outre-raison. Pour Xlebnikov, les sons constituent
les unités fondamentales, signifiantes, de la langue. C’est ici que se révèle le
caractère utopique de sa démarche : en effet, les sons, ou phonèmes, « n’ont pas de
sens par eux-mêmes, mais ils se groupent entre eux pour former des énoncés doués
de sens »507. Comme le souligne V. Gofman508, c’est pour dépasser l’arbitraire du
langage que Xlebnikov reconnaît une signification aux sons, qu’il élève au statut de
« morphème », c’est-à-dire de « plus petit élément doué de sens qu’on peut
découper dans un énoncé »509, afin de faire coïncider les unités sonores du langage et
les unités conceptuelles de la pensée, et d’ouvrir ainsi la voie à une langue
conceptuelle universelle. Il expose au début de Nos principes le fondement d’une
nouvelle « science verbale » :

« Вся полнота языка должна быть разложена на основные единицы


« азбучных истин », и тогда для звуко-веществ может быть построено что-то
вроде закона Менделеева или закона Мозелея – последней вершины химической
мысли. Общественные деятели вряд ли учитывали тот вред, который

507
P. Garde, Grammaire russe, op.cit., p. 91
508
V. Gofman, « Jazykovoe novatorstvo Xlebnikova », op.cit.
509
P. Garde, ibid.
190
наносится неудачно построенным словом. Это потому, что нет счетводных
книг расходования народного разума. И нет путейцев языка. Как часто дух
языка допускает прямое слово, простую перемену согласного звука в уже
существующем слове, но вместо него весь народ пользуется сложным и
ломким описательным выражением и увеличивает растрату мирового разума
временем, отданным на раздумье. Кто из Москвы в Киев поедет через Нью-
Иорк ? А какая строчка современного книжного языка свободна от таких
путешествий ? Это потому, что нет науки словотворчества.
Если б оказалось, что законы простых тел азбуки одинаковы для семьи
языков, то для всей этой семьи народов можно было бы построить новый
510
мировой язык – поезд с зеркалами слов Нью-Иорк - Москва. »

« La totalité de la langue doit être décomposée en ses unités fondamentales de


« vérités alphabétiques » ; alors on pourra construire pour ces éléments sonores une
sorte de loi de Mendeleev ou de Moseley, le plus haut sommet de la pensée chimique.
Les acteurs sociaux ont visiblement négligé le tort que fait un vocable mal construit. La
cause en est l’absence de livres de compte des dépenses de la raison populaire. Et
l’absence d’ingénieurs des ponts et chaussées de la langue. Bien souvent, là où le
génie de la langue permet un vocable direct, une simple permutation de consonne dans
un vocable déjà existant, tout le peuple emploie une expression descriptive complexe et
fragile, qui augmente la dépense de la raison universelle en temps consacré à la
réflexion. Qui irait de Moscou à Kiev en passant par New-York ? Et quel ligne de la
langue livresque actuelle est libre de tels voyages ? La cause en est l’absence de
science de la création verbale.
S’il s’avérait que les lois des corps simples de l’alphabet fussent identiques pour une
famille de langues, on pourrait, pour toute cette famille de peuples, construire une
nouvelle langue universelle : un train New-York – Moscou avec des miroirs de
vocables. »

Ce passage indique clairement le caractère rationaliste de la démarche


linguistique de Xlebnikov. Il cherche en effet à rationaliser le lexique de la langue,
par souci de simplicité et d’efficacité, mais aussi dans une optique d’universalisation
de la langue. Pour ce faire, il projette la décomposition des vocables en atomes
linguistiques, (« основные единицы « азбучных истин » », « звуко-вещества »),
afin de découvrir les lois rationnelles de la langue, sur les modèles des lois
scientifiques de Mendeleev ou de Moseley. Il s’agit, pour le poète-ingénieur de la
langue (« путеец языка »), de découvrir la science de la création verbale (« наука
словотворчества »). La décomposition de la langue aboutit ainsi à la détermination
d’un alphabet conceptuel à valeur universelle sur le modèle arithmétique, comme
l’indique l’allusion à un art verbal combinatoire qui créerait un vocable direct. V.
Gofman indique en outre que cette « technique » verbale correspond aussi à une
« logique de découvertes »511, car ces lois de la langue révèlent les lois du monde en
même temps que celles de la pensée. C’est dans ce sens que Xlebnikov nomme les
éléments de la langue « vérités alphabétiques ». La dimension gnoséologique de la

510
V. Xlebnikov, « Naša osnova », op.cit., p. 228-229
511
V. Gofman, « Jazykovoe novatorstvo Xlebnikova », op.cit.
191
recherche linguistique de Xlebnikov est essentielle : la création verbale de
Xlebnikov, fondée sur l’articulation de « sons-concepts primordiaux »512, doit
révéler la « sagesse de la langue »513 qui elle-même coïncide avec la sagesse, la
vérité de l’univers. La combinaison de ces sons fondamentaux formera des
« vocables directs », qui exprimeront directement l’être du monde. C’est également
en ce sens que cette langue rationnelle est une langue universelle : elle doit
découvrir le principe de l’univers. Xlebnikov indique plus loin de manière précise la
méthode à suivre pour aboutir à la réalisation de cette création verbale parfaite,
universelle :

« Заумный язык исходит из двух предпосылок :


1. Первая согласная простого слова управляет всем словом – приказывает
остальным.
2. Слова, начатые одной и той же согласной, объединяются одним и тем же
понятием и как бы летят с разных сторон в одну и ту же точку рассудка. Если
взять слова чаша и чоботы, то обоими словами правит, приказывает звук Ч,
если собрать слова на Ч : чулок, чоботы, черевики, чувяк, чуни, чупики, чехол, и
чаша, чара, чан, челнок, череп, чахотка, чучело, - то видим, что все эти слова
встречаются в точке следующего образа. Будет ли это чулок или чаша, в
обоих случаях объем одного тела (ноги или воды) пополняет пустоту другого
тела, служащего ему поверхностью. Отсюда чара, как волшебная оболочка,
сковывающая волю очарованного – воду по отношению чары, отсюда чаять, то
есть быть чашей для вод будущего. Таким образом Ч есть не только звук, Ч –
есть имя, неделимое тело языка.
Если окажется, что Ч во всех языках имеет одно и то же значение, то
решен вопрос о мировом языке : все виды обуви будут называться че ноги, все
виды чашек – че воды – ясно и просто. (...) Таким образом заумный язык есть
грядущий мировой язык в зародыше. Только он может соединить людей. Умные
514
языки уже разъединяют. »

« La langue d’outre-raison dépend de deux postulats :


1. La première consonne d’un simple vocable dirige tout le vocable, ordonne le
reste.
2. Les vocables commençant par la même consonne sont unis par un même
concept, et convergent pour ainsi dire en un même point de la raison. Si l’on prend les
vocables čaša [tasse] et čoboty [bottes], ils sont tous deux dirigés et ordonnés par le
son Č ; si l’on rassemble tous les vocables commençant par Č : čulok [bas], čoboty
[bottes], čereviki [souliers], čuvjaki [chaussures], čuni [chaussons], čupiki, čehol
[housse], et čaša [tasse] čara [charme], čan [baquet], čelnok [navette], čerep [crâne],
čahotka [phtisie], čučelo [épouvantail], nous voyons que tous ces vocables se
rencontrent sur le point suivant. Que ce soit čulok ou čaša, dans les deux cas le
volume d’un corps (de la jambe ou de l’eau) remplit le vide d’un autre corps qui lui sert
de surface. D’où čara [charme], enveloppe magique enserrant la volonté de celui qui est
charmé, l’eau par rapport au charme, d’où čajat’ [espérer], c’est-à-dire, être un récipient
pour les eaux du futur. Ainsi Č n’est-il pas seulement un son ; Č est un nom, un corps
indivisible de la langue.

512
L’expression est de J.-C. Lanne, « Velimir Xlebnikov », Histoire de la littérature russe. Le
Vingtième siècle. L’Âge d’Argent, op.cit. D’un manière générale, notre réflexion s’inspire du chapitre
3 « Xlebnikov et la langue » de l’ouvrage de J.-C. Lanne, Velimir Xlebnikov, op.cit., pp. 51-74
513
V. Xlebnikov, « Naša osnova », op.cit., p. 231
514
V. Xlebnikov, « Naša osnova », op.cit., p. 235-236
192
S’il s’avère que Č , dans toutes les langues, a la même signification, la question de
la langue universelle est résolue : tous les types de chaussures s’appelleront če-
jambes, tous les types de tasses, če-eau, c’est clair et simple. (…) La langue d’outre-
raison est donc la future langue universelle en germe. Elle seule peut unir les hommes.
Les langues rationnelles les divisent déjà. »

La méthode de création verbale qui fonde la langue d’outre-raison révèle une


utopie linguistique poétique dans laquelle la poésie remplace la mystique et la
philosophie sur lesquelles s’appuyaient les utopies linguistiques passées. En effet, le
principe de permutations des lettres, indiqué dans le passage précédent, et celui de
l’organisation du sens par la consonne initiale rappelle les méthodes de la Kabbale
des noms515. Ici et là, les lettres et les sons apparaissent comme des matrices de la
signifiance, qui ont aussi un poids ontologique. L’affirmation « Č est un nom » fait
particulièrement écho à cette tradition mystique. Cette proximité entre les principes
de la langue d’outre-raison et la méthode kabbalistique souligne au moins la
dimension métaphysique de la recherche linguistique de Xlebnikov. Mais la
dimension rationnelle de sa recherche est également confortée par l’écho leibnizien
du projet de Xlebnikov516. En effet, le projet de Leibniz de constitution d’une langue
universelle, philosophique et rationnelle, se fonde sur la quête des éléments primitifs
du langage, suivant le modèle arithmétique. Comme le résume M. Crépon517,
Leibniz propose la réduction conceptuelle de la grammaire et du lexique d’une
langue de référence jusqu’à sa structure logique, jusqu’à « l’alphabet des pensées
humaines » : le travail d’abstraction que propose Xlebnikov dans le passage cité
s’apparente à cette réduction logique de la langue, et son alphabet universel rappelle
celui de Leibniz. De plus, comme Leibniz, l’objectif ultime de Xlebnikov est bien
d’ordre logique : le langage d’outre-raison doit permettre, par son surplus de
rationalité, de retrouver la raison des choses.

Comme l’indique V. Gofman, cette utopie linguistique correspond à une


représentation archaïque de la langue, privilégiant une morphologie et une syntaxe
par agglutination conceptuelle (« все виды обуви будут называться че ноги, все
виды чашек – че воды »), une idéalisation d’un état synthétique de la langue qui

515
voir à ce sujet U. Eco, la Recherche de la langue parfaite… op.cit., chapitre II, « la Pansémiotique
kabbalistique », pp. 41-50
516
voir à ce sujet V. Gofman, op.cit., et U. Eco, op.cit., chapitre XIV, « De Leibniz à
l’Encyclopédie », pp. 307-331
517
M. Crépon, « Glossaire », G.W. Leibniz, L’Harmonie des langues, présenté, traduit et commenté
par M. Crépon, Paris, Seuil, 2000, p. 204
193
serait plus apte que l’état analytique moderne à révéler l’unité du monde. Mais
comme le souligne aussi J.C. Lanne, Xlebnikov présente cette langue universelle
comme une hypothèse (« Если окажется, что Ч во всех языках имеет одно и то
же значение, то решен вопрос о мировом языке ») , une langue du futur qui
tendrait à la perfection, « langue-limite »518 qui reste à l’état d’idéal, mais qui est
déjà contenue en puissance dans la création poétique transrationnelle de Xlebnikov
(« заумный язык есть грядущий мировой язык в зародыше »). Si l’on poursuit le
parallèle entre le projet de Xlebnikov et celui de Leibniz, on pourrait dire que la
langue transrationnelle de Xlebnikov cherche à surmonter la confusion des langues
dans l’harmonie d’une langue unique d’un ordre supra-rationnel, promesse de
communion universelle entre les hommes (« Только он может соединить
людей »). M. Crépon indique que la notion d’harmonie, chez Leibniz,
«désigne l’unité dans la variété d’un tout, mais aussi l’ordre et la justice qui y
règne », mais qu’elle est avant tout « un principe d’intelligibilité de la totalité du
monde et un principe d’action »519. Cette même notion d’harmonie semble bien
définir la tâche de Xlebnikov, cette fois dans le domaine poétique : l’idéal d’une
langue transrationnelle répond à une quête métaphysique de l’unité du monde, qui
doit être trouvée dans la langue elle-même. C’est ainsi que la langue
transrationnelle, et la création verbale qui la fonde, est à la fois un principe d’action
poétique et un principe de connaissance de l’être ; elle est orientée vers l’idéal
utopique de l’harmonie entre la langue, la pensée, les hommes et l’univers.

5. Conclusion : la question du signe et du sens

La conception cubo-futuriste de la poésie, en instaurant le verbe autarcique


comme matériel spécifique de la création poétique, abolit le sens : ce faisant, c’est
tout le langage qu’il détruit, niant la spécificité du langage quand il croit la révéler.
Car le langage est son et sens, union indissociable du sensible et de l’intelligible : tel
est le statut du signe, qui constitue précisément le matériel propre de la poésie. Dans
son essai De la poésie et de la langue d’outre-raison, Šklovskij s’interroge sur le
statut de l’outre-raison :

« (...) заумная звукоречь хочет быть языком.

518
J.-C. Lanne, op.cit., p. 221
519
M. Crépon, « Introduction », G.W. Leibniz, L’Harmonie des langues, op.cit., p. 12
194
Но в какой степени этому явлению можно присвоить название языка ? Это,
конечно, зависит от определения, которое мы дадим понятию слова. Если мы
впишем как требование для слова как такового то, что оно должно служить
для обозначения понятия, вообще, быть значимым, то, конечно, заумный язык
отпадает как что-то внешне относительно языка. Но отпадает не он один ;
приведенные факты заставляют подумать, имеют ли не в явно заумной, а
просто в поэтической речи слова всегда значение или это только мнение –
фикция и результат нашей невнимательности. Во всяком случае, и изгнав
520
заумный язык из речи, мы не изгоняем еще его, тем самым, и из поэзии. »

« (...) le discours sonore transrationnel veut être une langue.


Mais dans quelle mesure peut-on donner le nom de langue à un tel phénomène ?
Cela dépend, bien sûr, de la définition que nous donnons à la notion de vocable. Si
nous exigeons du vocable en tant que tel qu’il serve à désigner un concept, de manière
générale, qu’il signifie, bien sûr, la langue d’outre-raison disparaît comme quelque
chose d’extérieur à la langue. Mais elle n’est pas la seule à disparaître ; les faits que
nous avons présentés soulèvent la question suivante : les vocables, non pas dans le
discours transrationnel, mais dans le discours simplement poétique, ont-ils toujours une
signification, ou bien est-ce seulement une opinion fictive, et le résultat de notre
inattention ? De toute façon, en chassant la langue d’outre-raison du discours, nous ne
la chassons pas pour autant de la poésie. »

Šklovskij rappelle une évidence linguistique que les défenseurs de l’outre-


raison négligeaient : un vocable signifie. De ce point de vue, la langue d’outre-
raison, parce qu’elle évacue le sens linguistique, se situe hors de la langue, hors de
tout système de signes. Il cherche cependant à justifier la poésie transrationnelle en
mettant en question le statut du sens dans le système poétique en général. De ce fait,
il réintègre donc la question du signe et du sens dans la réflexion poétique. Dans ses
mémoires, Livšic fait preuve de lucidité par rapport à ses propres expérimentations
poétiques :

« Оглядываясь назад на пройденный мой путь, я недоумеваю : стоило ли


громоздить Пелион на Оссу, исступленно гоняясь за призраком абстрактной
формы, чтобы уже через два с половиной года, признав ошибочность своих
теоретических позиций, повернуть в диаметрально противоположную сторону
– к утверждению единства формы и содержания как высочайшей реальности,
раскрывающейся нам в искусстве ?
Или это было неизбежной болезнью роста, и незачем пенять на судьбу, если
в результате яростной перетряски « наследства » я научился по-новому
521
ценить уплотненное смыслом слово ? »

« En regardant rétrospectivement le chemin parcouru, je reste perplexe : à quoi bon


avoir entassé le Pélion sur l’Ossa, couru avec fureur après le fantôme de la forme
abstraite, pour reconnaître, deux ans et demi plus tard, l’erreur de mes positions
esthétiques, et me tourner dans la direction diamétralement opposée, celle de
l’affirmation de l’unité de la forme et du contenu comme étant la réalité suprême que
l’art nous révèle ?

520
V. Šklovskij, O poèzii i zaumnom jazyke, op.cit., p. 57
521
V. Livšic, Polutoraglazyj strelec, op.cit., p. 50-51
195
Ou bien était-ce une inévitable maladie de croissance, et était-il alors inutile de s’en
prendre au sort, si au terme d’un bouleversement furieux de l’ « héritage », j’avais
appris à apprécier de manière nouvelle le verbe densifié par le sens ? »

Le chemin parcouru par Livšic est sans doute caractéristique de l’évolution de


la poésie toute entière, qui exige un retour au sens, à l’intégrité du signe compris
désormais non plus comme matière, mais comme forme verbale. Livšic reconnaît ici
la réalité pleine du verbe, à la fois sensible et intelligible. Ce retour à l’intégrité du
signe est aussi la reconnaissance de son éminente dignité, et ouvre ainsi la voie à
une nouvelle éthique poétique. La spécificité du verbe poétique sera désormais
cherchée dans son statut de signe polysémique, dans sa qualité de puissance
métaphorique qui restaure la poésie dans son rapport à l’homme et au monde.

196
Chapitre 3 : Les conceptions de l’intégrité du verbe
poétique

Contre la conception symboliste qui privilégie le sens caché du verbe, tend à


en faire une abstraction, et le réduit à une fonction de médiateur entre les différents
niveaux de l’être, et contre la conception futuriste qui, au contraire, tend à ne
considérer que la matière du verbe au détriment de son caractère signifiant, d’autres
poètes affirment l’intégrité du verbe, binité de son et de sens, de matière et de
forme : c’est la conception acméiste du verbe poétique, défendue par Mandel’štam,
mais aussi celle de poètes restés indépendants de tout mouvement, comme Marina
Cvetaeva, ou encore celle de Boris Pasternak, qui s’est éloigné du futurisme après
avoir partagé ses partis pris poétiques.

C’est la distinction opérée par Benvéniste entre le sémiotique et le


sémantique522qui sera au fondement de cet exposé de l’intégrité du verbe. En effet,
les différentes conceptions poétiques de l’intégrité du verbe sont proches du point de
vue linguistique sur la nature du signe et du vocable. Benvéniste distingue deux
analyses de la langue : la langue comme sémiotique, dont la fonction est de signifier,
et la langue comme sémantique, dont la fonction est de communiquer. La poésie
relève bien d’une linguistique de la langue, puisqu’elle manifeste justement « la
langue en emploi et en action »523. Mais Benvéniste rappelle qu’au fondement de la
langue se trouve son « pouvoir signifiant ». Nous commencerons donc par un
exposé du statut sémiotique des vocables, avant d’aborder leur statut sémantique à
l’intérieur du vers, c’est-à-dire en situation de discours poétique.

522
E. Benvéniste, « la Forme et le sens dans le langage », Problèmes de linguistique générale, 2,
Paris, Gallimard, 1974, pp. 215-229
523
ibid., p. 224
197
A. L’intégrité du vocable

1. L’intégrité du signe : point de vue de la linguistique

a. Saussure

Dans le chapitre de son Cours de linguistique générale consacré à l’objet de la


linguistique, Saussure définit clairement la langue comme une unité complexe, une
dualité intègre :

« Le phénomène linguistique présente perpétuellement deux faces qui se


correspondent et dont l’une ne vaut que par l’autre. Par exemple :
1°Les syllabes qu’on articule sont des impressions acoustiques perçues par l’oreille,
mais les sons n’existeraient pas sans les organes vocaux ; ainsi un n n’existe que par la
correspondance de ces deux aspects. On ne peut donc réduire la langue au son, ni
détacher le son de l’articulation buccale ; réciproquement on ne peut pas définir les
mouvements des organes vocaux si l’on fait abstraction de l’impression acoustique.
2° Mais admettons que le son soit une chose simple : est-ce lui qui fait le langage ?
Non, il n’est que l’instrument de la pensée et n’existe pas pour lui-même. Là surgit une
nouvelle et redoutable correspondance : le son, unité complexe acoustico-vocale, forme
à son tour avec l’idée une unité complexe, physiologique et mentale. Et ce n’est pas
tout encore :
3° Le langage a un côté individuel et un côté social, et l’on ne peut concevoir l’un
sans l’autre. En outre :
4° A chaque instant il implique à la fois un système établi et une évolution ; à chaque
524
moment, il est une institution actuelle et un produit du passé. »

Saussure insiste largement sur la réciprocité des « deux faces » de la langue,


donc sur son intégrité, et sa description du phénomène linguistique peut être
appliquée au domaine de la poésie : celle-ci manifeste l’intégrité acoustico-vocale
du son dans sa dimension de matière verbale, mais elle révèle également l’intégrité
du son et de l’idée dans le poème dans son entier ; enfin, la poésie est un phénomène
linguistique individuel s’inscrivant dans le contexte social de la langue, et une
« institution actuelle » néanmoins riche du passé de la langue.

Plus loin, Saussure définit également les deux faces du signe, « concept » et
« image acoustique », ou « signifié » et « signifiant »525. Il insiste encore une fois sur
la réciprocité de cette combinaison :

526
« Ces deux éléments sont intimement unis et s’appellent l’un l’autre. »

524
F. de Saussure, Cours de linguistique générale, publié par C. Bailly, A. Sechehaye et A.
Riedlinger, Paris, Payot, 1965, p. 23-24
525
ibid., p. 99
526
ibid., p. 99
198
Le signe, qui est au fondement de la langue comprise comme système, est un
phénomène double : le complexe acoustico-vocal du signe est indissociablement uni
au caractère signifiant du signe ; sa matière sonore se combine indissolublement à sa
signification. Le signe est matière sonore signifiante, ou signification sonore ;
l’homme parlant, et le poète, ont donc nécessairement affaire à une binité de son et
de sens : c’est ce que rappellent les conceptions poétiques de l’intégrité du vocable.

b. Benvéniste

Dans la Forme et le sens, Benvéniste reprend les affirmations de Saussure et


en souligne toutes les implications527. De l’affirmation « la langue est un système de
signes », Benvéniste tire différentes conclusions :

« Dire que le langage est fait de signes, c’est dire d’abord que le signe est l’unité
sémiotique. (...) l’unité particulière qu’est le signe a pour critère une limite inférieure :
cette limite est celle de la signification ; nous ne pouvons descendre en-dessous du
528
signe sans porter atteinte à la signification. »

La signification apparaît ici comme la marque de l’intégrité du vocable pris au


niveau sémiotique. Le signe signifie : telle est l’affirmation sémiotique
fondamentale, qui devient également un enjeu poétique pour les défenseurs de
l’intégrité du vocable en poésie. Benvéniste revient aussi sur « l’unité bilatérale par
nature »529 qu’est le signe :

« Le signifiant n’est pas seulement une suite donnée de sons qu’exigerait la nature
parlée, vocale, de la langue, il est la forme sonore qui conditionne et détermine le
530
signifié, l’aspect formel de l’entité dite signe. »

Par la notion de « forme », Benvéniste souligne la coalescence du signifiant et


du signifié : c’est bien leur totalité qui fait le signe, et leur interdépendance qui fait
sens.

527
voir à ce sujet le commentaire d’E. Gilson dans Linguistique et philosophie. Essai sur les
constantes philosophiques du langage, Paris, Vrin-reprise, 1982, pp. 263-283
528
E. Benvéniste, op.cit., p. 219-220
529
ibid. p. 220
530
ibid., p. 220
199
2. Le vocable en poésie, unité complexe de son et de sens.

a. Èjxenbaum
531
Dans son essai Du verbe artistique , écrit en 1918, Èjxenbaum décrit le
matériau qu’a le poète à sa disposition pour créer : la langue. Il distingue la langue
courante de la langue poétique par la différence qualitative de perception des
vocables : alors que dans la langue courante, le locuteur manie automatiquement,
mécaniquement la langue, le poète est au contraire celui qui désautomatise l’acte de
parole en prêtant attention à sa nature propre. Ainsi, dans la langue courante, les
vocables ne sont que des signes abstraits, des outils de la pensée.

« Наивные люди обыкновенно думают, что слово есть только условный знак
для обозначения понятий. Так оно, пожалуй, и есть в нашей обыденной,
обиходной деловой речи. В обиходном разговоре или в деловом письме мы
привыкли употреблять слова как значки, при помощи которых можно легко и
экономно выразить свои мысли. Экономия – закон обыденной, практической
речи. Мысль в таком случае кажется чем-то готовым, стоящим в нашем
532
сознании вне слов, а слово – только формой, только оболочкой мысли. »

« Les personnes naïves pensent généralement qu’un vocable n’est qu’un signe
arbitraire désignant un concept. C’est en effet ce qu’il en est dans notre langue
courante, habituelle, pratique. Dans une conversation courante ou dans un écrit
pratique, nous avons l’habitude d’employer les vocables comme des étiquettes, au
moyen desquelles il est simple et économique d’exprimer notre pensée. L’économie est
la loi de la langue courante, pratique. Dans ce cas, la pensée apparaît comme déjà
prête dans notre conscience, en dehors des vocables, et le vocable apparaît comme
une simple forme, une simple enveloppe de la pensée. »

Dans l’usage courant, c’est donc la signification qui prime sur la matière des
vocables. Dans l’usage poétique, c’est le contraire qui semble se passer :

« То, что в обиходной речи автоматично, становится неавтоматичным в


речи художественной. На высшей ступени художественной речи – в стихе –
звуковая и произносительная сторона слова чуть ли не выдвигается на первый
план, так что внимание в значительной степени сосредоточено именно на
533
этих элементах. »

« Ce qui est automatique dans la langue habituelle devient non-automatique dans la


langue artistique. Au degré suprême de la langue artistique, dans le vers, l’aspect
sonore et articulatoire du vocable se trouve presque au premier plan, si bien que
l’attention est pour une grande part concentrée précisément sur ces éléments-là. »

L’usage courant et l’usage poétique privilégient donc chacun l’une des deux
faces du signe : celle du signifié dans la langue courante, celle du signifiant dans la

531
B. Èjxenbaum, « O xudožestvennom slove », O literature, Moskva, Sovetskij pisatel’, 1987.
532
Ibid., p. 331
533
ibid., p. 333
200
langue poétique. Par-là, Èjxenbaum reconnaît et rappelle la double dimension du
signe, et aussi du vocable en poésie. Tout en soulignant d’abord la dimension sonore
et articulatoire du vocable, comme étant le signe distinctif de la poésie, il rappelle
ensuite la dimension signifiante du vocable en poésie.

« Можно представить себе, что у поэта бывает произносительный замысел


(внутренняя мимика органов речи), не связанный с готовыми словами. Тогда
должен происходить процесс борьбы со словом, и стихотворение можно
рассматривать как своего рода компромисс между чистым замыслом и
природой материала. Освободиться совсем от готовых, выработанных языком
слов, т.е. от « значимости », значит отказаться от материала, от борьбы с
его природой. Но это значило бы вместе с тем отказаться от творчества,
прелесть и сила которого в значительной степени состоит в борьбе и
преодолении вместо простой выдумки. Этот процесс борьбы и преодоления
можно наблюдать в каждом искусстве. В искусстве словесном он осложняется
тем, что его материал обладает гораздо более самостоятельным,
534
внехудожественным бытием. »

« Nous pouvons imaginer que le poète a un projet articulatoire (une mimique


intérieure des organes de la parole) qui n’est pas lié à des vocables déjà prêts. Il doit
alors se produire une lutte avec la langue, et le poème peut être considéré comme une
sorte de compromis entre le projet pur et la nature du matériau. Se libérer totalement
des vocables déjà prêts, formés par la langue, c’est-à-dire se libérer de la
« signifiance », correspond à refuser le matériau, refuser la lutte avec sa nature propre.
Mais cela voudrait également dire refuser la création, dont le charme et la force résident
en grande partie dans la lutte et le dépassement à la place d’une simple invention. Ce
processus de lutte et de dépassement s’observe dans tout art. Dans l’art verbal, il est
rendu plus compliqué du fait que son matériau a une existence non-artistique beaucoup
plus autonome. »

Èjxenbaum décrit la création poétique comme une lutte du poète avec le


matériau qu’il a à sa disposition : la langue. Le poète lutte avec toute la double
dimension sonore et signifiante de la langue pour créer une parole poétique
individuelle, personnelle, en accord avec son mystérieux projet intime. Mais la lutte
poétique avec la dimension signifiante des vocables de la langue ne doit pas aboutir
à l’anéantissement du sens : Èjxenbaum a sans doute en vue les excès futuristes
appelant justement la poésie à se libérer du sens commun de la langue. Il oppose à
cette pulsion destructrice la notion de dépassement (« процесс борьбы и
преодоления »), qui, elle, cherche le compromis avec le système de la langue : telle
est la nature de la création poétique qui respecte l’intégrité de la langue et des
vocables, tout en révélant la spécificité de la signification poétique. Mais dans un
autre texte, Èjxenbaum critique également les excès des symbolistes qui, eux aussi,
privilégient à outrance la dimension sonore et articulatoire des vocables : c’est

534
ibid., p. 335
201
l’ouvrage de Bal’mont la Poésie comme enchantement qui donne à Èjxenbaum
l’occasion d’affirmer une fois encore l’intégrité des vocables.

« Слово для него – то чудо, то волшебство (...). Происходит такое


колебание в оценке слова потому, что все внимание Бальмонта сосредоточено
не на слове, как явлении цельном, в котором плоть и душа неотделимы, а на
звуках, слово образующих.
Он верит в силу отдельного звука, отдельной буквы. Для него « каждая
буква ... есть волшебство », « каждая буква есть вестница », « каждая буква –
магия. »
В такой теории слова-звука и слова-буквы нет, по-видимому, ничего
опасного для поэзии, нет ничего с нею несовместимого. Но что, если эта
теория, последовательно развитая со всем пафосом логики, приводит к
разложению живой силы слова, превращает его в мертвую, внутренне ничем не
скрепленную кучу звуков и букв ? Культ звука и буквы вне слова как целого
организма, вне внутренней его формы, губит самую сущность словесной
535
стихии.»

« Un vocable, pour lui, est soit un miracle, soit un enchantement (...) Cette hésitation
dans l’appréciation du vocable est due à ce que toute l’attention de Bal’mont est
concentrée non sur le vocable, en tant que phénomène intégral, dans lequel chair et
âme sont indissociables, mais sur les sons qui forment le vocable.
Il croit à la force du son séparément, de la lettre séparément. Pour lui, « chaque
lettre ... est un enchantement », « chaque lettre est une messagère », « chaque lettre
est magie ».
Dans une telle théorie du vocable-son et du vocable-lettre il n’y a rien, semble-t-il, de
dangereux pour la poésie, rien qui soit incompatible avec elle. Mais que se passe-t-il si
cette théorie, développée rationnellement avec toute la force de la logique, mène à la
décomposition de la force vive du vocable, le transforme en un tas mort de sons et de
lettres, que rien ne consolide de l’intérieur ? Le culte du son et de la lettre en dehors du
vocable en tant qu’organisme intègre, en dehors de sa forme interne, tue l’être même
de l’élément verbal. »

Ici encore, Èjxenbaum défend la valeur sonore et graphique des vocables en


tant que matériau poétique. Mais il récuse le parti pris d’abstraire le son ou la lettre
de l’entité complexe qu’est le vocable : le vocable est un « organisme intègre », un
« phénomène intégral, dans lequel chair et âme sont indissociables ». La métaphore
de l’organisme souligne l’intégrité du vocable, mais aussi sa dignité en tant
qu’union de matière et de forme. Si le son et la lettre sont comparés à la chair du
vocable, sa « forme interne », ou sa signification, est âme. C’est donc l’unité
complexe de son et de sens qui mérite le respect du poète, afin de ne pas trahir l’être
propre du vocable et de la langue (« сущность словесной стихии »).

Mandel’štam, lui aussi, appuie sa défense de l’intégrité du vocable en poésie


par une double critique des excès symboliste et futuriste.

535
B. Èjxenbaum, « K. Bal’mont. Poèzija kak volšebstvo », O literature, op.cit., p. 324. Le texte date
de 1916.
202
b. Mandel’štam

Dans le manifeste le Matin de l’acméisme, Mandel’štam défend la réalité du


vocable dans toute sa dimension de matière et de forme :

« Эта реальность в поэзии – слово как таковое. Сейчас, например, излагая


свою мысль по возможности в точной, но отнюдь не поэтической форме, я
536
говорю, в сущности, знаками , а не словом. Глухонемые отлично понимают
друг друга, и железнодорожные семафоры выполняют весьма сложное
назначение, не прибегая к помощи слова. Таким образом, если смысл считать
содержанием, все остальное, что есть в слове, приходится считать простым
механическим привеском, только затрудняющим быструю передачу мысли.
Медленно рождалось « слово как таковое ». Постепенно, один за другим, все
элементы слова втягивались в понятие формы, только сознательный смысл,
Логос, до сих пор ошибочно и произвольно почитается содержанием. От этого
ненужного почета Логос только проигрывает. Логос требует только
равноправия с другими элементами слова. Футурист, не справившись с
сознательным смыслом как с материалом творчества, легкомысленно
выбросил его за борт и, по существу, повторил грубую ошибку своих
предшественникав.
Для акмеистов сознательный смысл, Логос, такая же прекрасная форма, как
музыка для символистов.
И, если у футуристов слово как таковое еще ползает на четвереньках, в
акмеизме оно впервые принимает более достойное вертикальное положение и
537
вступает в каменный век своего существования. »

« Cette réalité en poésie, c’est le verbe en tant que tel. Maintenant, par exemple,
lorsque j’expose ma pensée dans la forme la plus précise possible, mais qui n’est
absolument pas poétique, je parle en fait par signes, et non au moyen du verbe. Les
sourds-muets se comprennent parfaitement les uns les autres, et les sémaphores des
chemins de fer remplissent une fonction très compliquée, sans avoir recours au verbe.
Donc, si l’on considére le sens comme le contenu, tout le reste du vocable doit être
considéré comme un simple appendice mécanique, qui ne fait qu’empêcher la
transmission rapide de la pensée. Le « verbe en tant que tel » est né lentement. Petit à
petit, l'un après l'autre, tous les éléments du vocable ont été attirés dans le concept de
forme, et seul le sens conscient, le Logos, est jusqu'à présent considéré, à tort et de
manière arbitraire, comme le contenu. De cet honneur inutile le Logos ne peut que pâtir.
Le Logos n'exige que l'égalité avec les autres éléments du vocable. Le futuriste, n’étant
pas venu à bout du sens conscient en tant que matériau de la création, l’a jeté par-
dessus bord, et, en fait, a répété la grossière erreur de ses prédécesseurs.
Pour les acméistes, le sens conscient, le Logos, est une aussi belle forme que la
musique pour les symbolistes.
Et, si chez les futuristes le verbe en tant que tel rampe encore à quatre pattes, dans
l’acméisme il prend pour la première fois la position verticale, plus digne, et entame
l’âge de pierre de son existence. »

Mandel’štam fait lui aussi la distinction entre le signe, propice à l’expression


précise et rapide de la pensée, et le verbe en tant que tel de la création poétique (« я

536
Il est remarquable que dans une première version, Mandel’štam avait écrit « ja govorju (…)
soznanijem » : il oppose ainsi le signe comme instrument de la conscience intellectuelle au verbe en
tant que tel, situé hors de la conscience intellectuelle. Avec le verbe en tant que tel, le sujet semble
donc dépossédé de sa conscience individuelle, et laisse place à l’autonomie de la langue.
537
O. Mandel’štam, « Utro akmèizma », Sobranie sočinenij v trex tomax, t. 2, Moskva, Terra, 1991,
p. 320-321. Le texte peut être daté de 1913.
203
говорю, в сущности, знаками, а не словом »). Le statut du signe est marqué par
l’hégémonie du sens. Au contraire, le statut du verbe en tant que tel se caractérise
par l’équilibre, l’égalité (« равноправие ») de tous ses éléments constitutifs. C’est
toute la forme matérielle et sémantique du vocable qui constitue la réalité verbale :
en effet, Mandel’štam emploie les notions traditionnelles de forme et de contenu
pour signifier que tout est forme dans le vocable : « все элемены слова
втягивались в понятие формы », et plus loin, « сознательный смысл, Логос,
такая же прекрасная форма ». Comme le souligne A. Faivre-Dupaigre538,
Mandel’štam affirme la dignité du sens rationnel : c’est ce qu’indique l’emploi du
terme Logos, riche de significations philosophiques et de connotations théologiques
qui tendent à en faire un absolu. Mandel’štam oppose ainsi nettement le verbe en
tant que tel acméiste au verbe en tant que tel futuriste, qu’il cite implicitement tout
en s’en démarquant : contrairement aux futuristes, les acméistes considèrent le
« sens conscient » du vocable comme un matériau poétique au même titre que les
sonorités qui lui sont intimement associées. C’est aussi ce que suggère l’allusion à la
musicalité des vocables dans la poétique symboliste : contre la partialité futuriste et
symboliste envers le matériau poétique qu’est le vocable, Mandel’štam affirme
l’impartialité de la position acméiste qui prend pour matériau poétique toute la
réalité sonore et sémantique des vocables. La position acméiste apparaît donc ainsi
comme une conception juste, qui respecte la dignité du vocable compris dans toute
son intégrité : c’est ce que résume l’expression « verbe en tant que tel ».

Dans De la nature du verbe, daté de 1920-1922, Mandel’štam définit le


vocable comme une "représentation verbale ": il s’agit encore une fois de souligner
l’intégrité du vocable, dans lequel son et sens s’informent mutuellement.

Самое удобное и в научном смысле правильное – рассматривать слово как


образ, то есть словесное представление. Этим путем устраняется вопрос о
форме и содержании, буде фонетика – форма, все остальное – содержание.
Устраняется вопрос о том, что первичная значимость: слово или его звучащая
природа? Словесное представление, сложный комплекс явлений, связь,
"система". Значимость слова можно рассматривать как свечу, горящую
изнутри в бумажном фонаре, и, обратно : звуковое представление, так
называемая фонема, может быть помещена внутри значимости, как та же
539
самая свеча в том же самом фонаре. »

538
A. Faivre-Dupaigre, Genèse d’un poète : Ossip Mandelstam au seuil du XXème siècle.,
Valenciennes, Presses Universitaires de Valenciennes, 1995.
539
O. Mandel’štam, « O prirode slova », op.cit., p. 255-256
204
« Le plus commode et le plus juste au sens scientifique est de considérer le vocable
comme une image, c'est-à-dire une représentation verbale. De cette manière on écarte
la question de la forme et du contenu, en considérant que la phonétique est la forme, et
tout le reste le contenu. On écarte la question de savoir quelle est la signification
première : le vocable ou sa nature sonore? C'est une représentation verbale, un
ensemble complexe de phénomènes, un lien, un "système". La signifiance du vocable
peut être analysée comme une bougie allumée à l’intérieur d’une lanterne de papier, et
inversement : la représentation sonore, habituellement appelée phonème, peut être
placée à l’intérieur de la signifiance, comme la même bougie à l’intérieur de la même
lanterne. »

Les différentes définitions du vocable comme « représentation verbale »,


« ensemble complexe de phénomènes », « lien », « système », soulignent à la fois la
complexité du vocable et son unité. Ici, Mandel’štam cherche explicitement à éluder
la question de la forme et du contenu qui ne correspond pas à la réalité du vocable.
En effet, dans le vocable, tout est forme, et tout est contenu, tout est matière, et tout
signifie. La comparaison entre le vocable et la lanterne, justement analysée par L.
Kixnej540, souligne bien la réciprocité de l’élément sonore et de l’élément signifiant
dans le vocable. Plus loin, Mandel’štam réaffirme « le goût [des acméistes] pour la
représentation verbale intégrale »541 : une fois encore, c’est la notion d’intégrité qui
prévaut. Pour V. Terras542, cette notion d’intégrité organique, gage de l’absolu
verbal, correspond à ce que Mandel’štam nomme la nature hellénique du verbe : un
peu plus haut dans l’essai, en effet, Mandel’štam définissait l’hellénisme par la
même notion de « système ». I. Paperno543, elle, voit dans l’expression « словесное
представление » un gage de toute la potentialité à la fois sonore et signifiante des
vocables : la notion d’intégrité du vocable acméiste comprend donc aussi la
polysémie du vocable.

3. La polysémie du vocable.

Dans le cadre de l’analyse sémiotique, la notion de polysémie correspond aux


virtualités sémantiques que contiennent les vocables de la langue.

540
L.G. Kixnej, Filosofsko-èstetičeskie principy akmeizma i xudožestvennaja praktika O. Mandel’štama,
Moskva, dialog MGU, 1997.
541
“vkus k celostnomu slovesnomu predstavleniju”, “O prirode slova”, ibid. p. 229
542
V. Terras, "O. Mandel’štam i ego filosofija slova", Slavic poetic essay in honor of K. Taranovsky,
Paris / The Hague, Mouton, 1973.
543
I. Paperno, "O prirode poètičeskogo slova. Bogoslovskie istočniki spora Mandel’štama s
simvolizmom", Literaturnoe obozrenie, n°1, 1991.
205
a. L’analyse d’ Èjxenbaum

Dans son essai Du verbe artistique, Èjxenbaum étudie le mode de signifiance


spécifique au verbe poétique. Pour lui, le poète perçoit les vocables de la langue de
manière sensuelle : il est donc sensible à toute leur densité sémantique.

« У В. Ф. Одоевского есть замечательная мысль : когда мы говорим, мы


каждым словом вздымаем прах тысячи смыслов, присвоенных этому слову и
веками, и различными странами, и даже отдельными людьми. Поэт чувствует
544
в слове эти накопленные веками смыслы... »

« V.F. Odoevskij a une pensée remarquable : lorsque nous parlons, nous faisons
remonter dans chaque vocable la poussière de milliers de significations données à ce
vocable par les siècles, par divers pays, et même par des individus séparés. Le poète
sent dans le vocable ces significations entassées par les siècles... »

Nous retrouvons ici la dualité saussurienne de la synchronie et de la


diachronie de la langue : le poète est celui qui est sensible aux couches anciennes du
sens, présentes virtuellement dans chaque vocable. Attentif à la polysémie en
puissance dans la langue, il l’actualisera dans sa création verbale. Plus loin,
Èjxenbaum souligne également la densité émotionnelle des vocables, dont le sens
s’enrichit des différentes associations qu’ils évoquent :

« Значение слова есть нечто зыбкое, изменчивое – « прах тысячи смыслов »


тяготеет на многих словах. В практической речи мы к этому не
прислушиваемся – нам нужно самое общее, отвлеченное, нам нужны слова
ясные, т.е. не вызывающие в нас многообразных ассоциаций. На самом деле в
слове почти всегда скрыты эти ассоциации, эти сложные связи с нашим
душевным миром, которые могут быть использованы поэтом. Иначе говоря,
слово, помимо своего вещественного значения, окрашено тем или другим
545
чувственным тоном. »

« Le sens d’un vocable est quelque chose de mouvant, changeant ; « la poussière


de milliers de significations » pèse sur de nombreux vocables. Dans la langue pratique,
nous n’y prêtons pas l’oreille : nous avons besoin de ce qui est le plus général, le plus
abstrait, nous avons besoin de vocables clairs, c’est-à-dire qui n’évoquent pas en nous
de multiples associations. En réalité, un vocable recèle presque toujours ces
associations, ces liens complexes avec notre monde intérieur, qui peuvent être utilisés
par le poète. Autrement dit, un vocable, à côté de son sens concret, est nuancé de
différentes tonalités sensuelles. »

Èjxenbaum s’attache ici à décrire le sens subjectif des vocables : la polysémie


des vocables dépend des évocations qu’ils suscitent pour le locuteur. En parlant de
ces sens cachés (« в слове почти всегда скрыты эти ассоциации »), Èjxenbaum
manifeste la nature virtuelle du sens. Il valorise ici les significations sensuelles et

544
B. Èjxenbaum, « O xudožestvennom slove”, op.cit., p. 339-340
545
ibid., p. 340
206
émotionnelles des vocables qui caractérisent justement la perception poétique de la
langue. Pour Mandel’štam également, le sens est « quelque chose de mouvant ».

b. L’analyse de Mandel’štam

Pour Mandel'štam, le sens d’un vocable poétique est libre : la notion de liberté
signifie l’indépendance du sens vis-à-vis de la chose désignée, mais surtout la
polysémie inhérente au vocable. Dans le Verbe et la culture, en 1920, il écrit:

« Разве вещь хозяин слова? Слово – Психея. Живое слово не обозначает


предметы, а свободно выбирает, как бы для жилья, ту или иную значимость,
вещность, милое тело. И вокруг вещи слово блуждает свободно, как душа
546
вокруг брошенного, но не забытого тела.»

« Est-ce donc que la chose est maître du verbe? Le verbe est Psyché. Le verbe
vivant ne désigne pas d’objets, il choisit librement, comme pour une habitation, une
signifiance parmi d’autres, une chose, un joli corps. Et le verbe erre librement autour de
la chose comme l’âme autour du corps abandonné sans être oublié. »

La liberté du vocable est rendue manifeste par la métaphore du verbe–Psyché.


Mandel’štam cherche tout d’abord à souligner l’autonomie des vocables, leur valeur
propre, indépendamment des choses. L’errance de Psyché rappelle la caractère
mouvant, changeant, du sens chez Èjxenbaum : le sens n’est pas désignation
objective, univoque (« Живое слово не обозначает предметы »), mais virtualité
plurielle (« а свободно выбирает (...) ту или иную значимость »). Mandel’štam
évoque aussi la dimension subjective, donc variable, du sens, par l’expression
« милое тело ». L’image de l’âme et du corps matérialise la polysémie des
vocables, tout en rappelant que le caractère polysémique fait partie de l’intégrité
organique des vocables. N. Struve547 voit dans cette image l’engagement éthique de
Mandel’štam pour la liberté des vocables : en cherchant à en multiplier les
possibilités sémantiques, il affirme la dignité des vocables, et appelle une nouvelle
fois au respect de la richesse propre au matériau poétique qu’est le verbe. Comme
pour Èjxenbaum, l’attitude du poète, pour Mandel’štam, est avant tout une attitude
d’écoute des potentialités des vocables. C’est aussi la position de Marina Cvetaeva.

546
O. Mandel’štam, « Slovo i kul’tura », op.cit., p. 226
547
N. Struve, Ossip Mandel’štam, Paris, IES, 1982.
207
c. l’analyse de M. Cvetaeva
548
Dans son essai l’Art à la lumière de la conscience , Cvetaeva introduit sa
réflexion sur la nature de la création poétique par une évocation des forces
élémentaires qui s’emparent du poète ; elle manifeste ainsi la proximité qu’elle
ressent entre les forces de la nature et l’inspiration poétique, entre la production de
la nature et la création poétique, et c’est ce qui fait dire à E. Malleret : « Elle est
poète et ne se réfère qu’à la force élémentaire qui la meut »549. Cherchant à préciser
la spécificité de la relation du poète aux forces de la nature, Cvetaeva parle ensuite
de la force élémentaire du verbe :

« Пока ты поэт, тебе гибели в стихии нет, ибо все возвращает тебя в
550
стихию стихий : слово. »

« Lorsque tu es poète, le force élémentaire ne peut causer ta perte, car tout te


renvoie à la première des forces élémentaires : le verbe. »

En nommant sous forme d’assertion définitive, soulignée par l’emploi des


deux points, la force élémentaire du verbe, Cvetaeva lui donne réalité. Cependant,
elle ne définit pas davantage cette réalité : l’expression métaphorique reste donc
chargée d’un sens mouvant, riche de potentialités, pour mieux suggérer, peut-être,
que c’est justement l’infini des virtualités de la langue qu’elle a en vue. L’image de
la force élémentaire du verbe exprimerait d’une part que le poète est le porte-voix de
toute la langue, mais qualifierait aussi la polysémie des vocables à son paroxysme :
il signifierait que chaque vocable contient toute la langue en puissance. E. Malleret
définit le statut du vocable chez Cvetaeva de la manière suivante : « sa matérialité
sonore demeure le résumé de tous ses sens »551. L’image de la « force élémentaire »
engagerait plutôt à parler d’un condensé potentiel de sens : c’est ce qu’indique S.

548
Bien que l’essai de M. Cvetaeva, datant de 1932, soit largement postérieur à l’ensemble des textes
de notre corpus, nous avons choisi de l’intégrer à notre réflexion : d’une part, sa publication en
émigration modifie son statut, et peut légitimer sa continuité avec les productions de l’Âge d’Argent ;
d’autre part, sa réflexion sur la nature de la création poétique ainsi que sur la dimension éthique de la
poésie nous a paru indispensable au développement de notre problématique.
549
E. Malleret, “Tsvetaïeva ou la vitesse intérieure”, M. Cvetaeva, le Poème de la montagne, le
Poème de la fin, L’Age d’Homme, 1984.
550
M. Cvetaeva, « Iskusstvo pri svete sovesti », Sobranie sočinenij v 7 tomax, tom 5,
Avtobiografičeskaja proza, Statji, Esse, Perevody, Moskva, Ellis Lak, 1994, p. 351
551
E. Malleret, « le Statut du discours chez Tsvetaïeva – une esthétique du courage », M. Cvetaeva.
Trudy pervogo meždunarodnogo simpoziuma (Lozanna, 30.VI – 3. VII 1982), pod red. Robina
Kemballa v sotrudničestve c E. Etkindom, L.M. Gellerom, Slavica Helvetica, Peter Lang, Berne,
1991.
208
Signorini552, lorsqu’elle affirme qu’un vocable extrait tout le potentiel de la langue.
Plus loin, Cvetaeva précise ce qu’elle entend par « force élémentaire verbale » : elle
insiste justement sur la dimension signifiante du verbe, comprise dans un sens très
large.

« По существу, вся работа поэта сводится к исполнению, физическому


исполнению духовного (не собственного) задания. Равно как вся воля поэта – к
рабочей воле к осуществлению. (Единоличной творческой воли – нет.)
К физическому воплощению духовно уже сущего (вечного) и к духовному
воплощению (одухотворению) духовно еще не сущего и существовать
желающего, без различия качеств этого желающего. К воплощению духа,
желающего тела (идей), и к одухотворению тел, желающих души (стихий).
Слово для идей есть тело, для стихий – душа.
Всякий поэт, так или иначе, слуга идей или стихий. Бывает (о них уже
сказано) – только идей. Бывает – и идей и стихий. Но и в этом последнем
случае он все-таки чье-то первое низкое небо : тех же стихий, страстей.
Через стихию слова, которая, единственная из всех стихий, отродясь
553
осмыслена, то есть одухотворена. Низкое близкое небо к земле. »

« En réalité, tout le travail du poète se résume à remplir, remplir physiquement, une


tâche spirituelle (qui n’est pas la sienne propre). De même que toute la volonté du poète
se résume à la volonté ouvrière de sa réalisation (il n’existe pas de volonté créatrice
individuelle).
Il se résume à l’incarnation physique de ce qui existe déjà spirituellement
(éternellement) et à l’incarnation spirituelle (à la spiritualisation) de ce qui n’existe pas
encore spirituellement et qui désire exister, sans distinction de ses qualités. A
l’incarnation de l’esprit, désirant un corps (les idées), et à la spiritualisation des corps
désirant une âme (les forces élémentaires). Le verbe est corps pour les idées, pour les
forces élémentaires, il est âme.
Chaque poète, d’une manière ou d’une autre, est au service des idées ou des forces
élémentaires. Parfois (il en a déjà été question), que des idées. Parfois, des idées et
des forces élémentaires. Mais même dans ce dernier cas il est de toute façon le premier
ciel, le plus bas, de quelque chose : de ces mêmes forces élémentaires, des passions.
A travers la force élémentaire du verbe, qui est la seule de toutes les forces à être par
nature douée de sens, c’est-à-dire, remplie d’esprit. Le ciel bas, proche de la terre. »

En cherchant à définir le travail du poète, Cvetaeva expose en fait le pouvoir


de signifiance du verbe. En parlant d’incarnation d’éléments spirituels et de
spiritualisation d’éléments corporels, Cvetaeva décrit la double dimension physique
et métaphysique des vocables, leur signification à la fois concrète et abstraite,
matérielle et spirituelle : c’est également dans ce sens que peut être comprise la
polysémie des vocables. Cvetaeva insiste surtout sur la dimension spirituelle des
vocables, puisqu’elle comprend justement la dimension signifiante du verbe en
terme de spiritualité : « Через стихию слова, которая, единственная из всех
стихий, отродясь осмыслена, то есть одухотворена ». La notion de force

552
S. Signorini, « Antinomija glagol’nost’- bezglagol’nost’ v poèzii M. Cvetaevoj », ibid.
553
« Iskusstvo pri svete sovesti », ibid., p. 360
209
élémentaire verbale, qui allie la notion de puissance naturelle à celle d’esprit, semble
donc bien suggérer toute la force sémantique et spirituelle contenue en puissance
dans les vocables.

Mais le statut polysémique des vocables, tout en concernant les virtualités


sémantiques du vocable en tant que signe, appelle surtout la question de leur
réalisation dans la création verbale : la notion de polysémie implique donc une
lecture de la poésie selon une linguistique de la parole en acte.

B. L’intégrité du vers et du poème

1. Le statut sémantique de la phrase

a. L’événement de la parole

Dans la Forme et le sens, Benvéniste prolonge la distinction que fait Saussure


entre langue et parole au moyen des notions de sémiotique et de sémantique554.
Alors que la sémiotique étudie la langue en tant que système de signes, et ne
s’attache qu’au phénomène intra-linguistique de la signification, la sémantique
concerne la parole, « la langue en emploi et en action » 555, et s’intéresse dès lors aux
relations extra-linguistiques de la langue découlant de sa fonction de
communication.

« Or l’expression sémantique par excellence est la phrase. Nous disons : la phrase


en général, sans même en distinguer la proposition, pour nous en tenir à l’essentiel, la
production de discours. Il ne s’agit plus, cette fois, du signifié du signe, mais de ce que
l’on peut appeler l’intenté, de ce que le locuteur veut dire, de l’actualisation linguistique
de la pensée. Du sémiotique au sémantique il y a un changement radical de
perspective : toutes les notions que nous avons passées en revue reviennent devant
nous, mais autres, et pour entrer dans des rapports nouveaux. Le sémiotique se
caractérise comme une propriété de la langue, le sémantique résulte d’une activité du
locuteur qui met en action la langue. Le signe sémiotique existe en soi, fonde la réalité
de la langue, mais il ne comporte pas d’applications particulières ; la phrase, expression
du sémantique, n’est que particulière. Avec le signe, on atteint la réalité intrinsèque de
la langue ; avec la phrase, on est relié aux choses hors de la langue ; et tandis que le
signe a pour partie constituante le signifié qui lui est inhérent, le sens de la phrase
556
implique référence à la situation de discours, et l’attitude du locuteur. »

554
P. Ricoeur souligne l’importance décisive de cette distinction pour la philosophie de la langue : P.
Ricoeur, la Métaphore vive, Seuil, 1975, « 3ème étude, la métaphore et la sémantique du discours »,
pp. 88-129
555
E. Benvéniste, « la Forme et le sens », op. cit.
556
ibid., p. 225
210
Benvéniste expose ici clairement les différences de perspective séparant la
langue comme sémiotique de la langue comme sémantique. Au mouvement
intrinsèque du sémiotique s’oppose le mouvement extrinsèque du sémantique ; la
perspective sémantique se focalise sur la phrase, le discours, en tant qu’activité du
locuteur, supposant l’engagement du locuteur dans sa parole (« l’intenté » du
discours). Mais le discours met aussi en jeu tout le monde extérieur à la langue elle-
même : c’est la « situation de discours » dont dépend justement le sens de la phrase.

b. La question du sens et de la référence

L’attention à la phrase en tant que structure syntagmatique révèle tout d’abord


la nature syntaxique de la production de sens :

« Le sens de la phrase est en effet l’idée qu’elle exprime ; ce sens est réalisé
formellement dans la langue, par le choix, l’agencement des mots, par leur organisation
syntaxique, par l’action qu’ils exercent les uns sur les autres. Tout est dominé par la
condition du syntagme, par la liaison entre les éléments de l’énoncé destiné à
transmettre un sens donné, dans une circonstance donnée. Une phrase participe
toujours de « l’ici-maintenant », certaines unités du discours y sont conjointes pour
557
traduire une certaine idée intéressant un certain présent d’un certain locuteur. »

C’est l’interaction des vocables qui crée le sens de la phrase. Les signes, unités
sémiotiques de la langue, sont actualisés au sein de la phrase, deviennent des mots,
ou vocables, unités sémantiques de la phrase, et reçoivent du contexte leur sens
particulier. Benvéniste soumet en outre ce sens intra-linguistique à « l’ici-
maintenant » de l’acte de parole, sens extra-linguistique, qu’il nomme référence :

« Si le « sens » de la phrase est l’idée qu’elle exprime, la « référence » de la phrase


est l’état de choses qui la provoque, la situation de discours ou de fait à laquelle elle se
rapporte et que nous ne pouvons jamais ni prévoir, ni deviner. Dans la plupart des cas,
la situation est une condition unique, à la connaissance de laquelle rien ne peut
suppléer. La phrase est donc chaque fois un événement différent ; elle n’existe que
dans l’instant où elle est proférée et s’efface aussitôt ; c’est un événement
558
évanouissant. »

La question de la référence souligne l’ancrage sémantique de la parole dans


une situation précise, unique ; elle souligne que la dimension signifiante, au sens le
plus large, du discours dépend de la position du locuteur et de sa relation au monde
qui l’entoure au moment de l’acte de parole. L’enjeu du sens et de la référence est

557
ibid., p. 225-226
558
ibid., p. 226-227
211
essentiel pour ce discours particulier qu’est la parole poétique. En focalisant son
attention sur le vers et sur le sens des vocables à l’intérieur du vers, Jurij Tynjanov
développe, dans le contexte poétique, les mêmes intuitions que Benvéniste.

2. Le vocable et le vers.

a. L’approche de Tynjanov

En poésie, c’est le poème qui correspond au niveau du discours déterminé par


Benvéniste, et le vers qui correspond à celui de la phrase. Le titre de l’ouvrage de
Tynjanov de 1924, Problème de la langue versifiée, indique d’emblée une
perspective d’étude poétique posant la question du statut de la langue en situation de
parole poétique, et du statut des vocables à l’intérieur du vers. Dès l’introduction,
Tynjanov précise la tâche qu’il se donne :

« Моему анализу в настоящей книге подлежит конкретное понятие стиха (в


противоположности к понятию прозы) и особенности стихотворного (вернее
стихового) языка.
Эти особенности определяются на основании анализа стиха как
конструкции, в которой все элементы находятся в взаимном
соотношении.Таким образом, изучение элементов стиля, шедшее обособленно,
я пытаюсь здесь поставить в связь.
Самым значащим вопросом в области изучения поэтического стиля
559
является вопрос о значении и смысле поэтического слова. »

« Mon livre soumet à l’analyse la conception concrète du vers (opposée à celle de la


prose), ainsi que les particularités de la langue versifiée (ou plutôt la langue du vers).
Ces particularités peuvent être définies sur la base de l’analyse du vers en tant que
construction, dans laquelle tous les éléments se trouvent dans une relation de
réciprocité. Ainsi, j’essaie ici de faire le lien avec l’étude jusque-là séparée des éléments
du style.
La question la plus significative dans le domaine de l’étude du style poétique est
celle de la signification et du sens du vocable poétique.»

L’étude des spécificités de la langue du vers (« стиховой язык »), c’est à dire
de la langue dans cette situation particulière de parole qu’est le poème, suppose la
conception du vers comme une construction verbale : c’est donc la dimension
syntaxique de la langue, fondée sur l’interaction de tous les éléments de la phrase,
qui sera privilégiée dans l’étude du vers. Les notions de construction et de
corrélation (« конструкция », « соотношение ») mettent en relief l’organisation
syntagmatique du vers. De même, dans son essai l’Intervalle, à propos de la
poétique de Xlebnikov, Tynjanov qualifie le vers de stroj , « construction »,

559
Problema stixotvornogo jazyka, Ju. Tynjanov, Literaturnaja Èvoljucija, izbrannye trudy, sost. V.
Novikova, p. 30
212
« organisation », « ordre »560. La notion d’ordre souligne l’interdépendance et
l’équilibre des vocables à l’intérieur du vers : c’est aussi ce que L. Timofeev, à la
suite de Tynjanov, nomme le « système » du vers561. C’est donc l’étude du vers
comme construction verbale qui permet d’aborder la question stylistique
fondamentale du sens des vocables dans le poème. C’est aussi ce qu’Èjxenbaum a
en vue lorsqu’il insiste sur l’interrelation des vocables dans la langue.

b. L’approche d’ Èjxenbaum

Dans Du vocable artistique, Èjxenbaum rappelle que c’est bien du vers,


construction verbale syntagmatique, que naissent et se développent les significations
des vocables. Il développe en effet tout un champ lexical de l’interaction,
notamment autour du même préfixe « so- » soulignant la relation et la
réciprocité des vocables : « сочетание », « сопоставление », « соприкосновение
слов »562. Il décrit la densification du sens des vocables qui naît de leur association :

« А. Белый заметил у Баратынского особенный способ соприкосновения,


который заключается в необычном соединении весьма обычного
прилагательного с весьма обычным существительным: приманчивый закон,
торжествующий хребет, пристойная могила, бесплодный вечер и т.д. Тут
дело не в простой « необычности », а в том, что каждый раз к имени
существительному присоединен эпитет, чувственно окрашивающий это
существительное. Таким способом значение слова из безлично- или
безразлично-отвлеченного превращается в особое, единичное, индивидуально и
563
эмоционально окрашенное. »

« A. Belyj a remarqué chez Baratynskij un principe particulier d’association qui


consiste en la liaison inhabituelle d’un adjectif extrêmement commun à un nom
extrêmement commun : une loi attirante, une crête solennelle, une tombe décente, un
soir stérile, etc. Il ne s’agit pas ici de quelque chose de simplement « inhabituel », mais
de ce qu’à chaque fois un nom est associé à une épithète qui le nuance de manière
sensuelle. Ainsi le sens du vocable, d’impersonnellement ou d’indifféremment abstrait
devient particulier, unique, d’une nuance individuelle et émotionnelle. »

L’association des vocables dans le vers est bien ce qui crée le sens particulier
de chacun d’eux ; c’est de leur interrelation que naissent leurs nuances sémantiques.
Le contexte actualise chaque fois de manière nouvelle le sens de chaque vocable.
Alors que le vocable de la langue n’est doté que d’un sens général, abstrait, l’acte de

560
Ju. Tynjanov, “Promežutok”, op.cit., p. 432
561
L. Timofeev, Slovo v stixe, Moskva, Sovetskij pisatel’, 1987.
562
B. Èjxenbaum, « O xudžestvennom slove », op.cit., p. 340-341
563
ibid., p. 341-342
213
parole, ou le vers, individualise et personnalise sa signification564. Èjxenbaum reste
cependant tributaire d’une conception psychologique de la poésie, puisqu’il réduit
finalement l’étude de la construction verbale aux effets émotionnels qu’elle peut
susciter (« чувственно окрашивающий », индивидуально и эмоционально
окрашенное »). Mandel’štam, lui, est plus proche de l’attitude de Tynjanov qui
essaie de donner sens linguistiquement, et non psychologiquement, au phénomène
de l’interaction verbale dans le vers.

c. L’approche de Mandel’štam

La deuxième partie du manifeste le Matin de l’acméisme est tout entière


consacrée à la présentation du poème en tant que construction verbale. C’est ce
qu’annonce la première définition de l’acméisme qui introduit cette deuxième
partie :

«Акмеизм - для тех, кто, обуянный духом строительства, не отказывается


малодушно от своей тяжести, а радостно принимает ее, чтобы разбудить и
использовать архитектурно спящие в нем силы. Зодчий говорит : я строю, -
значит я прав. Сознание своей правоты нам дороже всего в поэзии и (...) мы
вводим готику в отношения слов, подобно тому как Себастьян Бах утвердил
565
еe в музыке».

« L’acméisme est pour celui qui, empli de l’esprit de construction, ne refuse pas
lâchement sa pesanteur, mais l’accepte avec joie afin d’éveiller et d’utiliser de manière
architecturale les forces qui dorment en elle. L’architecte dit : je construis, donc j’ai
raison. La conscience d’avoir raison nous est plus chère que tout en poésie, et (...) nous
introduisons le gothique dans la relation entre les vocables, de même que Jean
Sébastien Bach l’a affirmé en musique.»

C’est par les motifs de la construction et de l’architecture que Mandel’štam


caractérise l’acméisme : le poète est comparé à un architecte, et « l’esprit de
construction » est présentée comme le gage de la vérité en poésie (« Сознание
своей правоты нам дороже всего в поэзии »). L’affirmation du gothique en poésie
conclut cette définition architecturale de l’art verbal : Mandel’štam insiste bien sur
la qualité des relations entre les vocables à l’intérieur du poème, et la référence à la
musique de Bach renforce encore la légitimité de cette définition.

564
Èjxenbaum ne relève pas ici la nature métaphorique des associations syntagmatiques que Belyj
qualifiait d’inhabituelle : il apparaît cependant clairement que lorsque l’attention se porte sur le vers
comme construction, donc sur la syntaxe poétique, pour déterminer la question du sens des vocables
poétiques, surgit inéluctablement la question de la prédication métaphorique, caractéristique de la
syntaxe poétique « inhabituelle » par rapport à celle de la langue courante... C’est ce que nous
étudierons dans la troisième partie de notre travail.
565
O. Mandel’štam, « Utro akmèizma », op.cit., p. 321
214
La métaphore du vocable-pierre, qui apparaît au coeur de cette deuxième
partie, confirme bien cette représentation du poème comme construction verbale : le
vocable-pierre est l’unité fondamentale du poème, qui l’organise par un jeu
d’interactions en lui donnant sa forme matérielle, tout en recevant un sens de la
totalité du poème. La métaphore du vocable-pierre apparaît d’abord dans le contexte
d’une définition de la « réalité du matériau », dont il était déjà question à propos du
verbe en tant que tel dans la première partie du manifeste, puis en référence au
poème « Problème » de Tjutčev566.

«Какой безумец согласится строить, если он не верит в реальность


материала, сопротивление которого он должен победить? Булыжник под
руками зодчего превращается в субстанцию, и тот не рожден
строительствовать, для кого звук долота, разбивающего камень, не есть
метафизическое доказательство. Владимир Соловьев испытывал особый
пророческий ужас перед седыми финскими валунами. Немое красноречие
гранитной глыбы волновало его, как злое колдовство. Но камень Тютчева, что
«с горы скатившись, лег в долине, сорвавшись сам собой иль был низвергнут
мыслящей рукой» - есть слово. Голос материи в этом неожиданном паденьи
звучит как членораздельная речь. На этот вызов можно ответить только
архитектурой. Акмеисты с благоговением поднимают таинственный
тютчевский камень и кладут его в основу своего здания.»

« Quel insensé acceptera de construire s’il ne croit pas en la réalité du matériau dont
il doit vaincre la résistance ? Le pavé, sous les mains du constructeur, se transforme en
substance, et il n’est pas né pour construire, celui pour qui le bruit du ciseau brisant la
pierre n’est pas une preuve métaphysique. Vladimir Solov’jev ressentait une terreur
prophétique particulière devant les roches grises de Finlande. L’éloquence muette de la
masse de granit le tourmentait comme un mauvais sortilège. Mais la pierre de Tjutčev
qui, « ayant roulé de la montagne, s’est couchée dans la vallée, d’elle-même éboulée
ou détachée par une main pensante », c’est le verbe. Dans cette chute étonnante, la
voix de la matière sonne comme un discours articulé. On ne peut répondre à cet appel
que par l’architecture. Les acméistes soulèvent avec dévotion la mystérieuse pierre
tiouttchévienne et la posent au fondement de leur édifice. »

La pierre est ainsi présentée tout d’abord comme « matériau » de


construction ; mais lorsqu’il est question du processus de construction, elle est
désormais définie comme « substance », unité essentielle qui, par sa qualité, confère
une portée métaphysique à l’acte créateur la concernant. Mais c’est la référence au
court poème de Tjutčev « Problème » qui va permettre l’équivalence métaphorique

566
F.I. Tjutčev, Sočinenija v 2t., t.1, Moskva, Pravda, 1980, p. 71
Problème.

С горы скатившись, камень лег в долине.


Как он упал? Никто не знает ныне –
Сорвался ль он с вершины сам собой,
Иль был низринут волею чужой?

Столетье за столетьем пронеслося :


Никто еще не разрешил вопроса.
215
de la pierre et du vocable, suivie immédiatement d’une nouvelle métaphore de la
« voix de la matière » qui humanise la matière verbale et renforce par là son poids
ontologique. A la question tiouttchévienne les acméistes répondent par la notion
d’architecture et de construction verbale : la réalité verbale ne pose pas de problème,
elle est acceptée en tant que telle et fonde le processus de création. La métaphore du
vocable-pierre souligne la réalité du matériau verbal et montre ses potentialités : le
vocable est la substance première de la poésie, il est en puissance, et s’actualise dans
l’interaction verbale que constitue le poème architectural acméiste. C’est sur cette
idée de dynamique verbale que Mandel’štam conclut cette partie, par l’image de la
« voûte en croix » :

« Камень как бы возжаждал иного бытия. Он сам обнаружил скрытую в нем


потенциально способность динамики – как бы попросился в «крестовый свод» -
участвовать в радостном взаимодействии себе подобных.»

« La pierre avait pour ainsi dire eu soif d’une autre existence. Elle s’était découvert
une aptitude potentielle à la dynamique : c’était comme si elle avait souhaité participer à
une « voûte croisée », à la joyeuse interaction de ses semblables. »

Cette « autre existence » semble bien être l’existence actualisée du vocable


dans le vers qui le dynamise : la voûte croisée souligne en effet le mouvement
inhérent à la construction ; elle matérialise l’interaction des vocables dans le poème,
elle manifeste bien que c’est la dynamique de la construction verbale qui révèle les
potentialités de la matière verbale. En outre, le motif de la joie indique que la
plénitude de la création réside précisément dans la combinaison des vocables dans le
poème architectural, qui seul peut assouvir la soif ontologique de la poésie (et du
poète).

La métaphore du vocable-pierre, associée à celle du gothique en poésie, révèle


finalement la dimension ontologique d’une poétique de l’interaction verbale : l’être
auquel aspire la matière verbale est celui du poème, être nouveau, irréductible à la
somme des unités verbales qui le composent. La métaphore du vocable-pierre
montre finalement la réalité du poème lui-même en tant qu’être autonome informé
par des croisées de vocables. Elle conduit aussi à s’interroger sur la dialectique entre
sens des vocables et sens du poème dans sa totalité.

216
3. L’actualisation du vocable dans le vers.

a. L’analyse de Tynjanov.

Dans l’introduction de son ouvrage Problème de la langue versifiée, Tynjanov


précise l’enjeu stylistique de son travail : il s’agit d’aborder la question du sens des
vocables.

« Задачей настоящей работы является именно анализ специфических


изменений значения и смысла слова в зависимости от самой стиховой
567
конструкции. »

« L’enjeu de ce travail est précisément l’analyse des modifications spécifiques de la


signification et du sens d’un vocable en fonction de la construction du vers. »

C’est donc bien le vers, en tant que totalité organisée, qui influe sur le sens des
vocables qui le composent. Dans son essai l’Intervalle, Tynjanov précise la
spécificité du vocable en situation de parole, c’est-à-dire à l’intérieur du vers :

« Слово в стихе имеет тысячу неожиданных смысловых оттенков, стих


568
дает новое измерение слову. Новый стих – это новое зрение. »

« A l’intérieur du vers, le vocable a mille nuances sémantiques inattendues, le vers


donne une nouvelle dimension au vocable. Un nouveau vers, c’est une nouvelle
vision. »

Cette nouvelle dimension que confère le vers au vocable, c’est celle qui résulte
de l’influence réciproque des vocables dans le vers, car les nuances sémantiques
naissent justement de ces associations ; mais cette nouvelle dimension résulte aussi
du passage du potentiel à l’actuel : la nouvelle vision, c’est une vision
stéréoscopique qui saisit à la fois le sens actuel des vocables, et leur profondeur
sémantique potentielle. C’est ainsi que Tynjanov, dans Problème de la langue
versifiée, distingue différents indices de sens des vocables à l’intérieur du vers :
« l’indice principal du sens » (« Основной признак значения »569), « les indices
secondaires » (« Второстепенные признаки »), ou « harmoniques sémantiques »
(« семантические обертоны »570), et « les indices fluctuants du sens »
(« колеблющиеся признаки смысла »571). Suivant la même démarche que

567
Ju. Tynjanov, Problema stixotvornogo jazyka, op.cit., p. 30
568
Ju. Tynjanov, “Promežutok”, op.cit., p. 417
569
ibid., p. 72
570
ibid., p. 73
571
ibid., p. 80
217
Tynjanov, I. Xaxam572 rappelle que ces « indices fluctuants du sens » constituent
précisément le trait différentiel du texte poétique. Il propose d’autres dénominations,
qui insistent chacune sur un caractère particulier de ce sens poétique : l’expression
« sens scintillant du vocable », tout comme celle de « signification changeante du
vocable », empruntée à V. Vinogradov573, souligne sa nature mouvante et éphémère,
parce que chaque fois renouvelée dans chaque contexte nouveau ; l’expression
« sens latéraux des vocables », empruntée à R. Budagov574, indique que le sens
poétique s’oppose à la rectitude du sens de la langue commune ; enfin, celle de
« sens profonds des vocables », empruntée à I. Gal’perin575, insiste sur la densité
sémantique des vocables en poésie, provoquée par l’actualisation de toutes ses
potentialités.

L’analyse fonctionnelle du vers montre bien la réciprocité du vocable et du


vers dans le domaine du sens : le contexte que forme le vers révèle la plurivocité des
vocables, tout comme cette même plurivocité construit le sens global du vers et du
poème. Dans ce sens, si G. Gorjanaja parle de « potentiel esthétique du vocable dans
le texte artistique »576, il faudrait également parler de son potentiel poétique au sens
premier de potentiel organisateur, créateur. C’est bien ce potentiel esthétique et
poétique des vocables que les poètes ont en vue lorsqu’ils évoquent la liberté des
vocables.

b. La liberté des vocables dans le vers selon Pasternak

Dans son essai Quelques positions, consacré à la nature de la poésie et de la


création poétique, Pasternak définit le vers comme « improvisation verbale » :

« По врожденному слуху поэзия подыскивает мелодию природы среди шума


словаря и, подобрав ее, как подбирают мотив, предается затем импровизации
577
на эту тему. »

572
I. Ja. Xaxam, « Mercajuščee značenie slova v poètičeskom tekste », Sbornik naučnix trudov, vyp.
294, pp. 21-29, Funkcii edinic jazyka v sisteme teksta, Moskva, 1997.
573
V.V.Vinogradov, “K sporam o slove i obraze”, Voprosy literatury, n°5,1960.
574
R.A. Budagov, Bor’ba idej i napravlenij v jazykoznanii našego vremeni, Moskva, 1978.
575
I. R. Gal’perin, « Glubina poètičeskogo teksta », Teorija jazyka. Anglistika. Kel’tologija, Moskva,
1976.
576
G.M. Gorjanaja, « Èstetičeskij potencial slova v xudožestvennom tekste”, Strukturno-
semantičeskij i stilističeskij analiz edinic reči, Tula, 1988.
577
B. Pasternak, « Neskol’ko položenij », Sobranie sočinenij v 5 tomax, t. 4, Povesti, statji, očerki,
Moskva, “Xudožesvennaja literatura”, 1991, p. 369
218
« Grâce à son ouïe innée, la poésie recherche la mélodie de la nature parmi le bruit
du dictionnaire, et, l’ayant choisi comme on choisit un motif, elle s’adonne ensuite à une
improvisation sur ce thème. »

Par l’expression « bruit du dictionnaire », Pasternak souligne la polysémie


virtuelle des vocables qui ne sont pas encore en situation de discours poétique :
l’idée de « bruit » suggère le caractère brut des vocables qui sont cependant appelés
à former une phrase musicale, une mélodie. Le choix du terme « mélodie » définit le
vers comme une construction musicale, une composition structurée par les rapports
entre les vocables. La référence à la musique semble donc insister à la fois sur une
définition de la poésie comme flux verbal organisé, et sur l’idée du privilège des
sonorités verbales dans le poème. Cette description du vers en tant que motif verbal
qui naît des potentialités des vocables souligne la liberté de sens des vocables : c’est
de la matière même des vocables en interaction, de leur nature sonore, que naît le
sens. Mais l’expression « mélodie de la nature » suggère aussi la liberté des
vocables vis-à-vis de la référence : en effet, les verbes « подыскивает »,
« подобрав », évoquent le libre choix de la poésie, manifestant son autonomie vis-à-
vis du monde extérieur représenté par la nature. Cependant l’autonomie de la poésie,
signifiée également par sa situation d’agent de la phrase (« поэзия
подыскивает... »), n’implique pas l’évacuation totale de tout ce qui serait extra-
linguistique. La nature reste le critère du choix des vocables, effectué par un libre
mouvement des vocables au monde. Pasternak définit enfin le poème comme une
improvisation sur le thème verbal ainsi dégagé. Le terme d’improvisation indique de
nouveau une libre association des vocables à l’intérieur du poème, élaborant
librement le sens intrinsèque du poème comme la référence extrinsèque à la nature.
La notion d’improvisation résume aussi la conception du poème comme flux verbal
autonome : elle semble proche de celle de « force verbale élémentaire » défendue
par Cvetaeva dans l’Art à la lumière de la conscience. Cependant, pour Pasternak, il
s’agit de la force élémentaire du vers, et non des vocables pris séparément. Le vers
se déploie de lui-même comme une force de la nature qui varie à l’infini un thème
verbal : c’est ce que suggère la construction tout entière du poème « Thème et
variations », de 1918, et ce qu’énonce clairement la clausule de la première des
variations, « Original » .

Что было наследием кафров ?

219
Что дал царскосельский лицей ?
Два бога прощались до завтра,
Два моря менялись в лице :

Стихия свободной стихии


С свободной стихией стиха.
Два дня в двух мирах, два ландшафта,
578
Две древние драмы с двух сцен. »

Quel était l’héritage des Cafres ?


Que donna le lycée impérial ?
Deux dieux se quittaient jusqu’au lendemain,
Deux mers changeaient de visage :

La nature de la libre force élémentaire


Et la libre force élémentaire du vers.
Deux jours en deux mondes, deux paysages,
Deux drames antiques sur deux scènes.

La mélodie de la nature et la mélodie du vers se répondent, les forces


élémentaires de la nature se mêlent aux forces élémentaires du vers : le double
chiasme « Стихия свободной стихии / С свободной стихией стиха), ainsi que la
proximité sonore des noms « стихия » et « стих » qui signe poétiquement leur
proximité sémantique donnent à sentir la communion dans un même élan de liberté
qui caractérise la vie toute entière, dont le poème est une manifestation ponctuelle,
instantanée. C’est ainsi que mélodie de la nature et mélodie du vers ne forment
qu’un même flux sonore et sémantique : telle est l’essence de la poésie. C’est aussi
en terme de musique que Tynjanov évoque le processus de création de sens chez
Mandel’štam.

c. La liberté des vocables dans le vers selon Mandel’štam

La métaphore du verbe-Psyché, déjà citée et interprétée comme une image de


la polysémie inhérente aux vocables de la langue, peut aussi être lue comme un
signe de la liberté des vocables par rapport à la référence externe au poème, comme
de la liberté de l’élaboration du sens interne au poème. Face au matérialisme du
monde contemporain que Mandel’štam évoque dans l’essai le Verbe et la culture, la
métaphore du verbe-Psyché affirme tout d’abord la dimension spirituelle du
vocable. L’image du verbe-âme semble donc tout d’abord contraster avec celle du
vocable-pierre, qui au contraire affirmait le caractère concret du matériau poétique.
En fait, au moment du Matin de l’acméisme, dans le contexte de la polémique avec

578
“Tema s variacijami. Variacii. Original”, B. Pasternak, op.cit., t.1, p. 184
220
les symbolistes et les futuristes, qui niaient, chacun à leur manière, l’intégrité du
vocable, c’est sa matérialité qui avait été privilégiée, dans sa double dimension de
matière sonore et signifiante. Au moment du Verbe et la culture, Mandel’štam est
face à un autre écueil : l’identification du vocable et de la chose est une autre
manière encore de nier l’être propre du langage. Dans le paragraphe concernant le
verbe-Psyché, Mandel’štam adopte un ton proche de celui du manifeste ; il exhorte
le lecteur à reconnaître la véritable nature du vocable : celui-ci est une réalité
spirituelle autonome.

«Не требуйте от поэзии сугубой вещности, конкретности,


материальности. Это тот же революционный голод. Сомнение Фомы. К чему
обязательно осязать перстами? А главное, зачем отождествлять слово с
вещью, с травою, с предметом, который оно обозначает?
Разве вещь хозяин слова? Слово – Психея. Живое слово не обозначает
предметы, а свободно выбирает ту или иную предметную значимость,
вещность, милое тело. И вокруг вещи слово блуждает свободно, как душа
вокруг брошенного, но не забытого тела.»

« N’exigez pas de la poésie une excessive chosité, concrétude, matérialité. C’est


encore cette faim révolutionnaire. Le doute de Thomas. Pourquoi nécessairement
toucher de ses mains ? Et surtout, à quoi bon identifier le verbe avec la chose, l’herbe,
l’objet qu’il désigne ?
Est-ce donc que la chose est maître du verbe? Le verbe est Psyché. Le verbe vivant
ne désigne pas d’objets, il choisit librement, comme pour une habitation, une signifiance
parmi d’autres, une chose, un joli corps. Et le verbe erre librement autour de la chose
comme l’âme autour du corps abandonné sans être oublié. »

Les trois mots «вещности , конкретности, материальности » semblent


donner à entendre la menace de réification des vocables qu’ils désignent : la
corrélation de trois termes abstraits presque synonymes, par ordre croissant de
syllabes, fait la caricature d’une conception exclusive du vocable-objet. Si
Mandel’štam condamne l’identification du vocable et de la chose qu’il désigne, c’est
pour y opposer la confiance en l’autonomie du vocable ; or c’est justement dans le
geste de libération du vocable de sa référence que l’image du verbe-Psyché rejoint
celle du vocable-pierre : face à la référence externe, paralysante, est une fois encore
affirmée le primat de la référence interne au texte.

En effet, la figure de Psyché, indiquant que le vocable est à la chose ce que


l’âme est au corps, rappelle une fois encore le caractère auto-référent du texte
poétique, qui n’est pas subordonné au monde des choses, sans lui être cependant
étranger (« брошенного, но не забытого тела »). Elle préserve donc de l’excès
symboliste, obnubilé par la question de la référence des vocables aux réalités
221
supérieures, comme de l’excès futuriste prêt à faire disparaître la référence externe.
L’affirmation du caractère auto-référent du texte poétique renvoit donc à la question
du sens interne, qui est aussi suggérée par l’allusion au caractère vivant du vocable.
Le « verbe vivant » n’est pas passif, mais actif ; dans la phrase, le syntagme est sujet
de deux verbes indiquant d’abord un acte intellectuel « выбирает », puis un
mouvement corporel « блуждает », soulignant encore une fois la double nature
matérielle et spirituelle du verbe. La notion de vie, associée à celle de liberté,
affirme ainsi la puissance sémantique du verbe qui s’actualise dans l’éternel présent
de l’acte poétique : le paragraphe peut ainsi être lu comme une métaphore de la
naissance du sens dans le poème. Psyché représenterait alors, comme le propose L.
Kixnej579, le principe d’associations des vocables dans le poème, le lien qui fait le
sens du poème. C’est sans doute aussi ce lien spirituel, immatériel, que Tynjanov a
en vue lorsqu’il parle, à propos de la construction du sens chez Mandel’štam, d’une
« musique sémantique »580. Les « indices fluctuants du sens » chez Tynjanov
rappelle en effet l’errance de Psyché chez Mandel’štam : le sens-Psyché serait ce
lien qui organise librement le poème à partir des unités sémantiques que sont les
vocables. Psyché serait donc l’âme du poème, sa « forme », autrement dit une
personnification du principe poétique qui organise l’épanouissement du sens dans le
poème.

Une fois étudiées les différentes conceptions de l’intégrité des vocables et du


vers chez Mandel’štam, Pasternak et Cvetaeva, se pose la question de la mise en
oeuvre de ces conceptions dans le poème : se dessinent alors différentes poétiques
de l’intégrité, mettant en valeur différents aspects des vocables. Comme pour
l’analyse des conceptions symbolistes et futuristes, nous avons choisi de fonder
notre analyse sur des poèmes métapoétiques mettant spéculairement en scène la
nature des vocables.

579
L.G. Kixnej, op.cit.
580
“smyslovaja muzyka”, Ju. Tynjanov, “Promežutok”, op.cit., p. 442.
222
C. Poétiques de l’intégrité

1. Une poétique de la nomination juste : Cvetaeva

a. Le statut du nom chez Cvetaeva

Dans l’Art à la lumière de le conscience, Cvetaeva affirme que créer signifie


nommer : la problématique de la création est donc avant tout, chez Cvetaeva, une
problématique de la nomination.

« Поэт есть ответ. (...)


(Кто меня звал ? – Молчание. – Я должен того, кто меня звал, создать, то
581
есть – назвать. Таково поэтово отозваться.)»

« Le poète est réponse. (...)


(Qui m’a appelé ? – Silence. – Je dois créer, c’est-à-dire nommer, celui qui m’a
appelé. Telle est la réponse du poète.) »

La réponse du poète, l’effort de création, est réponse à un appel : Cvetaeva


joue sémantiquement sur le verbe « звать » en lui donnant différents préverbes,
« назвать », « отозваться », pour décrire le processus de création, suivant le
schéma « appel – nomination – réponse », tout en soulignant son unité, autour du
même motif de la profération du nom. Ici, Cvetaeva ne lève pas le mystère sur le
sujet de l’appel, ni sur l‘objet de la nomination. Un peu plus loin, elle indique que la
nomination poétique est une réponse à un impératif intérieur.

« Состояние творчества есть состояние наваждения. Пока не начал –


obsession, пока не кончил – possession. Что-то, кто–то в тебя вселяется, твоя
рука исполнитель. Не тебя, а того. Кто – он ? То, что через тебя хочет быть.
Меня вещи выбирали по примете силы, и писала я их часто – почти против
воли. Все мои русские вещи таковы. Каким-то вещам России хотелось
сказаться, выбрали меня. И убедили, обольстили – чем ? моей собственной
силой : только ты ! Да, только я. И поддавшись – когда зряче, когда слепо –
повиновалась, выискивала ухом какой-то заданный слуховой урок. И не я из ста
слов (не рифм ! посреди строки) выбирала сто первое, а она (вещь), на все сто
582
эпитетов упиравшаяся : меня не так зовут. »

« L’état de création est une état d’hallucination. Tant qu’on n’a pas commencé –
obsession, tant qu’on n’a pas fini – possession. Quelque chose, quelqu’un vient habiter
en toi, ta main réalise. Non pas toi, mais cela. Qui, lui ? Ce qui à travers toi veut être.
Les choses me choisissaient selon le signe de la force, et je les écrivais souvent –
presque contre ma volonté. Toutes mes choses russes sont ainsi. Des choses de la
Russie voulaient se dire, elles m’ont choisie. Et convaincue, charmée – comment ? par
ma propre force : toi seule ! Oui, moi seule. Et soumise - parfois lucide, parfois aveugle
– j’obéissais, cherchais de l’oreille un devoir auditif donné. Et ce n’est pas moi qui, entre

581
M. Cvetaeva, Iskusstvo pri svete sovesti, op. cit., p. 364
582
ibid., p. 366
223
cent vocables (non pas des rimes ! au milieu des vers) choisissais le cent-unième, mais
elle (la chose), qui résistait à toutes les cent épithètes : je ne m’appelle pas ainsi. »

L’acte de nomination poétique est une réponse à un appel intérieur, appel


obsédant d’une présence intérieure qui possède le poète. Cette présence mystérieuse
est une puissance qui cherche à se réaliser, « То, что через тебя хочет быть ». Le
motif de la force élémentaire est ici implicite ; elle dirige le poète qui est dépossédé
de sa volonté : c’est ce que soulignent les noms « наваждения », « obsession »,
« possession », « исполнитель », ainsi que les verbes « поддавшись »,
« повиновалась ». Mais la création ainsi décrite est aussi une élection, « Каким-то
вещам России хотелось сказаться, выбрали меня », une vocation : le poète, tel un
prophète, est appelé à répondre à cet appel intérieur. La création juste, ou
nomination juste, sera la réponse adéquate à cet appel, « И не я из ста слов (не
рифм ! посреди строки) выбирала сто первое, а она (вещь), на все сто эпитетов
упиравшаяся : меня не так зовут. ». C’est pourquoi le poète, comme le prophète
encore, est à l’écoute : « выискивала ухом какой-то заданный слуховой урок ».

Pour Cvetaeva, créer signifie donc être à l’écoute de la force élémentaire


présente dans le poète, et entendre son nom, lui donner un nom juste. Le poème « la
Force verbale »583, de 1924, exhibe cette force verbale élémentaire qui cherche à se
dire à travers le poète, à laquelle le poète répond par l’effort de la nomination.

b. Le poème « la Force verbale »

Молвь

Емче органа и звонче бубна


Молвь – и одна для всех :
Ох – когда трудно, и ах – когда чудно,
А не дается – эх !

Ах с Эмпиреев, и ох вдоль пахот,


И повинись, поэт,
Что ничего, кроме этих ахов,
Охов, у Музы нет.

Наинасыщеннейшая рифма
Недр, наинизший тон.
Так, перед вспыхнувшей Суламифью –
Ахнувший Соломон.

Ах : разрывающее сердце,
Слог, на котором мрут.

583
« Molv’ », M. Cvetaeva, Izbrannye proizvedenija, Moskva-Leningrad, 1965, p. 268-269
224
Ах, это занавес – вдруг – разверстый.
Ох : ломовой хомут.

Словоискатель, словесный хахаль,


Слов неприкрытый кран,
Эх, слуханул бы разок, - как ахал
В ночь половецкий стан !

И пригибался, и зверем прядал...


В мхах, в звуковом меху :
Ах – да ведь это ж цыганский табор
- Весь ! – и с луной вверху !

Се жеребец, на аршин ощерясь,


Ржет, предвкушая бег.
Се, напоровшись на конский череп,
Песнь заказал Олег –

Пушкину. И – раскалясь в полете –


В прабогатырских тьмах –
Неодолимые возгласы плоти :
Ох ! – эх ! – ах !

La Force verbale

Plus intense que l’orgue, et plus sonore que le tambour,


La langue – une pour tous :
Oh – quand c’est rude, et ah – quand c’est exquis
Et quand rien ne va – eh !

Ah de l’Empyrée, oh le long des labours,


Et avoue, poète,
Que la muse n’a rien d’autre
Que ces ah et ces oh.

La rime la plus dense


Des entrailles, le ton le plus grave.
Comme le ah de Salomon
Devant la Sulamith rougissante.

Ah : le coeur qui se déchire,


La syllabe de la mort.
Ah, c’est un rideau – soudain – ouvert.
Oh : un collier de cheval de trait.

Chercheur de vocables, amant des vocables,


Robinet ouvert des vocables.
Eh, entendre une seule fois le ah
Du camp polovtsien à la nuit !

Et il se penchait, et il se dressait comme une bête...


Dans la mousse, la fourrure sonore :
Ah – mais c’est un troupeau tsigane
- Tout entier ! - et la lune au-dessus !

Voici que le poulain hennit dans l’attente de la course,


Montrant largement les dents.
Se heurtant au crâne du cheval,
Voici qu’Oleg a commandé un chant –
225
A Puškin. Et – porté en vol à l’incandescence –
Dans les ténèbres des preux –
Les cris invincibles de la chair :
Oh ! eh ! ah !

Le titre du poème, « Молвь », désigne la force verbale élémentaire, présentée


comme un flux verbal, « Слов неприкрытый кран », langue universelle, (« Молвь
– и одна для всех »), langue de la muse, langue lyrique, caractérisée
essentiellement par les trois exclamations « Ох ! – эх ! – ах ! », qui s’exprime par la
bouche du poète en s’individualisant dans chacun des vocables du poème. Le poème
exhibe la nature corporelle des vocables ; la présence de la voix et du souffle
manifestent leur intégrité sonore et vocale, associée à leur densité sémantique,
émotionnelle, subjective, mais aussi culturelle et littéraire.

En effet, c’est l’indication de la densité des vocables qui ouvre le poème :


« Емче органа и звонче бубна ». L’emploi des comparatifs augmentent encore ici
la notion de densité présente sémantiquement dans les adjectifs, tout comme, deux
strophes plus loin, les superlatifs « Наинасыщеннейшая рифма / Недр,
наинизший тон ». Comparatifs et superlatifs soulignent de manière intensive la
réalité de la matière sonore, préentée avant tout comme intégrité acoustico-vocale.
Les vocables sont à écouter (« Эх, слуханул бы разок, - как ахал »), et à proférer :
c’est ce que rappellent les nombreux points d’exclamation, indiquant le ton de la
voix, et les nombreux tirets, matérialisant les pauses de la voix, les silences. Des
notations de sons encadrent et jalonnent tout le poème, ce qui suggère que les
sonorités sont la caractéristique essentielle des vocables. En effet, le premier vers,
déjà cité, compare la langue à des instruments de musique, tandis que la dernière
strophe se clôt par l’irruption de la voix, des cris (« Неодолимые возгласы
плоти »). Tout le corps du poème, enfin, est constitué d’un jeu de sonorités, de
variations sonores à partir des exclamations « Ох », « ах », « эх », annoncées à la
première strophe, puis résumées dans le dernier vers. Ainsi, par exemple, les vers
« Ох : ломовой хомут », ou « В мхах, в звуковом меху » obéissent à une logique
sonore qui prime sur la logique sémantique, ce que suggère encore l’adjectif
« звуковом ». Dans d’autres vers, la dimension sémantique des vocables est au
contraire explicitée : « Ох – когда трудно, и ах – когда чудно,/ А не дается –
эх ! », insistant paradoxalement sur le sens de ces interjections qui ne pourraient

226
sembler que pures sonorités privées de significations. C’est donc bien l’intégrité de
son et de sens des vocables qui est rappelée, ainsi que la double dimension
spirituelle (« Ах с Эмпиреев ») et concrète (« и ох вдоль пахот) du sens. C’est
également la richesse des références culturelles que portent les vocables, et en
particulier les noms propres, qui est évoquée : le poème rappelle leur poids
intertextuel. Ainsi, les noms de « Суламифь » et « Соломон » rendent présents les
personnages bibliques qu’il nomment, donnant corps à la langue, tout en faisant
allusion à la passion qui les anime, et qui par là colore émotionnellement le poème,
et les noms de « Олег » et « Пушкин » renforcent la dimension métapoétique du
poème en établissant une filiation avec le poème « Песнь о Вещем Олеге » de
Puškin.

La densité vocale, sonore, sémantique, intertextuelle des vocables donne


finalement réalité au poème, qui se présente à son tour comme un tout intégral de
son et de sens. Le poème est une révélation de cette langue universelle, langue du
pur lyrisme, langue de l’âme ; il est la réponse du poète à cette force qu’il porte en
lui. Comme l’indique E. Malleret584, c’est l’effort de nomination, de formulation,
réponse du poète à la force élémentaire, qui caractérise la poétique de Cvetaeva. Ici,
l’effort de nomination est rendu manifeste par les variations lexicales, qui
apparaissent comme autant de réponses possibles à l’appel intérieur, que le poète,
« Словоискатель, словесный хахаль », ajuste au fur et à mesure que le poème
s’élabore : ainsi, par exemple, au « ах » de la langue universelle, le poète répond
successivement par les verbes dérivés «Ахнувший », « ахал », et par les noms
phonétiquement proches « пахот », « хахаль », « мхах », « тьмах ». La réponse du
poète semble ainsi unifier la langue, garantir l’intégrité de la langue et du poème.
Quant à l’effort de formulation, qui organise celui de nomination, comme la syntaxe
organise les unités que sont les vocables, il tend à l’absolutisation des vocables. En
effet, les pauses, matérialisées par les tirets, mettent en scène les vocables ; le
silence qui les entoure leur confère un poids ontologique : « Ах, это занавес –
вдруг – разверстый ». Mais l’effort de formulation exhibe aussi la quête du sens,
qui est aussi la quête de la réponse juste à l’appel entendu par le poète. La quête du
sens est rendue manifeste par les nombreuses juxtapositions, soulignées ou non par

584
E. Malleret, « Le Statut du discours chez Tsvetaïeva – une esthétique du courage », op.cit.
227
« И », qui unissent les vers (« И повинись, поэт, »), ou les strophes (« И
пригибался, и зверем прядал... ») indépendamment de tout lien logique. C’est ce
qu’ E. Malleret analyse comme « la recherche de la vérité par l’accumulation de
variations à partir d’une base immobile »585. Cette recherche de la vérité s‘exprime
aussi sous forme d’assertions brèves, « Ах : разрывающее сердце, », « Ах – да
ведь это ж цыганский табор », qui résonnent comme des affirmations
ontologiques.

Dans ce poème, processus de nomination et processus de formulation se


rejoignent pour affirmer la réalité sonore et sémantique des vocables et des vers,
réalité et justesse de la parole poétique qui est une réponse à la force verbale
élémentaire, « Молвь », qui meut le poète.

Comme chez Cvetaeva, la dimension concrète, sonore et vocale, des vocables


est primordiale chez Pasternak. Tynjanov parle même de la dimension tactile de la
poésie de Pasternak586 : c’est ce qui invite à considérer sa poétique sous l’angle de la
sensation verbale.

2. Une poétique de la sensation verbale : Pasternak

a. La sensation et la conscience

Dans l’essai Quelques positions, Pasternak définit essentiellement l’art, c’est-


à-dire la poésie, en terme de sensation et de conscience.

« Современные течения вообразили, что искусство как фонтан, тогда как


оно – губка.
Они решили, что искусство должно бить, тогда как оно должно всасывать и
насыщаться.
Они сочли, что оно может быть разложено на средства
изобразительности, тогда как оно складывается из органов восприятия.
(...)
Книга есть кубический кусок горячей, дымящейся совести – и больше
587
ничего. »

« Des courants contemporains se sont imaginés que l’art était comme une fontaine,
alors que c’est une éponge.
Ils ont cru que l’art devait jaillir, alors qu’il doit s’imprégner et s’intensifier.
Ils ont considéré qu’il pouvait être décomposé en moyens de figurations, alors qu’il
se compose des organes de la sensation.

585
ibid.
586
« stix možno oščupat’ rukami », Ju. Tynjanov, “Promežutok”, op.cit., p. 437
587
B. Pasternak, « Neskol’ko položenij », op.cit., p. 367
228
(...)
Le livre est un morceau cubique de conscience brûlante, fumante – et rien d’autre. »

En affirmant que la poésie « se compose des organes de la sensation »,


Pasternak privilégie sa dimension corporelle, jusqu’à en faire pour ainsi dire un
prolongement du corps du poète : ce sont tous les sens, toutes les perceptions
humaines qui font partie de la nature de la poésie588. A l’image de l’éponge, la
poésie s’imprègne des impressions corporelles, et tire sa réalité de cette intensité
sensuelle. La poésie se nourrit de la même manière des perceptions que l’homme a
du monde et de soi-même, des sensations et de la conscience ; la poésie prolonge
donc tout l’être de l’homme : son corps, et sa conscience. Du reste, la conscience est
elle aussi appréhendée de manière sensuelle : « Le livre est un morceau cubique de
conscience brûlante, fumante ». L’image du feu de la conscience accentue donc
également la dimension corporelle, concrète, de la poésie.

Tynjanov voit dans la poétique de Pasternak un retour à la chose, laissée de


côté par la poétique futuriste du verbe intrinsèque.

« Отсюда же другая тяга – взять прицел слова на вещь, как-то так


повернуть и слова, и вещи, чтобы слово не висело в воздухе, а вещь не была
голой, примирить их, перепутать братски. (...)
Здесь миссия Пастернака.
Пастернак пишет давно, но вывдинулся в первые ряды не сразу – в
последние два года. Он был очень нужен. Пастернак дает новую литературную
вещь. Отсюда необычайная обязательность его тем. Его тема совершенно не
высовывается, она так крепко замотивирована, что о ней как-то и не говорят.
Какие темы приводят в столкновение стих и вещь ?
589
Это, во-первых, самое блуждание, самое рождение стиха среди вещей. »

« D’où également une autre tendance – prendre comme visée du vocable la chose,
orienter les vocables et les choses de telle manière que le vocable ne soit pas
suspendu en l’air, et que la chose ne soit pas nue, les réconcilier, les emmêler
fraternellement (...)
C’est là qu’est la mission de Pasternak.
Pasternak écrit depuis longtemps, mais il ne s’est pas immédiatement hissé au
premier rang – seulement ces deux dernières années. Nous avions fortement besoin de
lui. Pasternak donne une nouvelle chose littéraire. D’où l’inhabituelle nécessité de ses
thèmes. Son thème n’est pas du tout saillant, il est tellement fortement motivé qu’on
n’en parle presque pas. Quels thèmes provoquent le heurt du vers et de la chose ?
Tout d’abord, c’est l’errance même, la naissance même du vers parmi les choses. »

588
La conception pasternakienne de la poésie semble ici rejoindre celle que Rimbaud exposait dans
sa lettre à P. Demeny du 15 mai 1871, où il écrit, à propos de la langue poétique future : « Cette
langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et
tirant. » (A. Rimbaud, Oeuvres complètes, édition établie, présentée et annotée par A. Adam, Paris,
Gallimard, 1972, p. 252). Cette langue « résumant tout », parole récapitulatrice, réconcilie
l’intelligible et le sensible, tout en soulignant la prédominance du corps.
589
Ju. Tynjanov, “Promežutok”, op.cit., p. 435
229
L’enjeu de la poésie de Pasternak est donc, pour Tynjanov, la réconciliation
des vocables et des choses : contre l’abstraction des tendances futuristes, Pasternak,
dans Ma soeur – la vie, oriente les vocables vers les choses, jusqu’à rechercher une
intimité entre les vocables et les choses. Le vocable, et le vers, deviennent choses
parmi les choses du monde. C’est donc bien la dimension concrète, corporelle,
sensuelle, des vocables qui est privilégiée. Cette notion de proximité des vocables et
des choses, que Tynjanov définit comme « l’errance même, la naissance même du
vers parmi les choses » est également le signe de la métonymie qui, selon Pasternak,
doit organiser le lyrisme poétique :

« (...) только явлениям смежности и присуща та черта принудительности и


590
душевного драматизма, которая может быть оправдана метафорически. »

« (...) seuls les phénomènes de contiguïté présentent précisément ce trait de


nécessité et de dramatisme intérieur qui peut être justifié métaphoriquement. »

En défendant la métaphore par contiguïté, c’est-à-dire la métonymie,


Pasternak révèle encore une fois la nature sensuelle de sa conception poétique.
L’idée de contiguïté implique en effet le primat de la sensation sur l’intellect ; elle
révèle une perception du monde comme totalité sensible, qui correspond à la
nécessité intérieure du poète. Dans cette perspective, les vocables, et les vers,
apparaissent comme une réalité du monde au même titre que toutes les choses : c’est
ce dont témoigne aussi le poème Laissons choir les vocables...591, de 1919, extrait du
recueil Ma soeur – la vie.

b. « Laissons choir les vocables... »


Мой друг, ты спросишь, кто велит,
Чтоб жглась юродивого речь ?

Давай ронять слова,


Как сад – янтарь и цедру,
Рассеянно и щедро,
Едва, едва, едва.

Не надо толковать,
Зачем так церемонно
Мареной и лимоном
Обрызнута листва.

590
B. Pasternak, « Černyj bokal », op.cit., p. 354
591
“Davaj ronjat’ slova...”, B. Pasternak, op.cit., t. 1, p. 167-168
230
Кто иглы заслезил
И хлынул через жерди
На ноты, к этажерке
Сквозь шлюзы жалюзи.

Кто коврик за дверьми


Рябиной иссурьмил,
Рядном сквозных, красивых,
Трепещущих курсивов.

Ты спросишь, кто велит,


Чтоб август был велик,
Кому ничто не мелко,
Кто погружен в отделку
Кленового листа
И с дней экклезиаста
Не покидал поста
За теской алебастра ?

Ты спросишь, кто велит,


Чтоб губы астр и далий
Сентябрьские страдали ?
Чтоб мелкий лист ракит
С седых кариатид
Слетал на сырость плит
Осенних госпиталей ?

Ты спросишь, кто велит ?


- Всесильный бог деталей,
Всесильный бог любви,
Ягайлов и Ядвиг.

Не знаю, решена ль
Загадка зги загробной,
Но жизнь, как тишина
Осенняя, - подробна.

Mon ami, tu demandes qui ordonne


Que soit brûlante la parole du fol-en-Christ ?

Laissons choir les vocables,


Comme un jardin – l’ambre et le zeste,
Distrait et généreux,
A peine, à peine, à peine.

Ne pas interpréter
Pourquoi, cérémonieux,
La garance et le citron
Eclaboussent les feuilles.

Qui a fait jaillir au-delà des perches


Les larmes d’aiguilles
Sur les partitions, vers l’étagère,
Par les écluses des jalousies.

Qui a blanchi de sorbier


Le petit tapis des portes,
D’une toile de cursives clairsemées,
Belles, tremblantes.
231
Tu demandes qui ordonne
Qu’août soit grand,
Pour qui rien n’est petit,
Qui est plongé dans la décoration

De la feuille d’érable
Et depuis l’Ecclésiaste
N’a pas quitté son poste
De la taille de l’albâtre ?

Tu demandes qui ordonne


Que souffrent les lèvres des asters
Et des dahlias de septembre ?
Que la petite feuille des saules
S’envole des cariatides grises
Sur l’humidité des dalles
Des hôpitaux d’automne ?

Tu demandes qui ordonne ?


- Le dieu tout-puissant des détails,
Le dieu tout-puissant de l’amour,
Des Yagaïlo et Yadvige.

Je ne sais si l’on a résolu


Le mystère du noir d’outre-tombe,
Mais la vie, comme le silence
D’automne – est détail.

Le poème apparaît tout d’abord comme une évocation de l’automne : c’est ce


que suggèrent les vocables « август », « Сентябрьские », « Осенних »,
« Осенняя », ainsi que les couleurs jaune, rouge et ocre, soulignées
métonymiquement par la présence de fruits, fleurs et de pierres (« янтарь и цедру »,
« Мареной и лимоном »). Mais à cette évocation de la nature s’allie intimement
une évocation de la création poétique, une méditation sur la nature des vocables :
cette dimension métapoétique du poème, annoncée dans l’exergue, où Pasternak cite
son propre poème « Balašov » 592, naît du premier vers pour s’étendre ensuite à tout
le poème. Tout comme la dernière strophe de « Balašov », le poème « Laissons
choir les vocables... » est donc tout entier consacré à une évocation parallèle de la
parole («речь») , des vocables (« слова ») et de la nature. La parole brûlante du fol
en Christ semble faire écho à la « conscience fumante » qui définit le texte dans
l’essai « Quelques positions » : l’image de la brûlure souligne la nature sensuelle de

592
« Balašov », B. Pasternak, op.cit., t. 1, p. 124
« Мой друг, ты спросишь, кто велит,
Чтоб жглась юродивого речь ?
В природе лип, в природе плит,
В природе лета было жечь. »
232
la parole, et engage à lire le poème comme une manifestation de la réalité sensuelle
des vocables.

En effet, dès la première strophe, la comparaison des vocables à l’ambre et au


zeste (« Давай ронять слова, / Как сад – янтарь и цедру ») suggère la réalité
matérielle des vocables, leur caractère précieux, mais aussi leur dimension
sensuelle : les vocables sont dotée de qualités tactiles, olfactives, gustatives. De
plus, comme l’ambre et le zeste désignent métaphoriquement les feuilles d’automne,
les vocables reçoivent également une réalité métaphorique, qui suggère le possible
élargissement à l’infini de leur sens et de leur référence. Mais le poème manifeste
aussi les qualités sonores des vocables : c’est ce qu’indiquent les répétitions d’un
même vocable (« Едва, едва, едва », « - Всесильный бог деталей, / Всесильный
бог любви, ») ou de combinaisons phonétiques à l’intérieur de vocables différents
(« Загадка зги загробной ») qui tendent à absolutiser la dimension sonore des
vocables, indépendamment de leur signification. C’est aussi l’effet produit par les
noms propres « Ягайлов и Ядвиг » qui occupent tout le vers final de la strophe :
cette situation privilégiée intensifie leur perception sonore, de même que l’origine
étrangère des noms. Quand à l’emploi pluriel des noms propres, il tend à
l’absolutisation des sons, mais aussi à celle du sens ; en généralisant la référence
historique concrète, le pluriel transforme les deux noms « Ягайло » et « Ядвигa »
en un seul nom unifié de l’amour.

Le début de la deuxième strophe, « Не надо толковать » semble indiquer à la


fois une clé de lecture du poème, et un indice concernant la nature de la création
poétique. Contre l’interprétation du poème, Pasternak défend sa perception, une
perception synesthésique qui crée le sens. Chaque vocable, en tant que détail du
poème, forme petit à petit le sens, dans cette perspective d’improvisation verbale
que Pasternak évoquait dans « Quelques positions ». En effet, la double présence de
la notion de détail à la fin du poème («бог деталей », « подробна »), faisant écho à
la double présence de la parole en début de poème, invite à relier ces deux thèmes
qui dessinent alors une éthique poétique : l’attention aux vocables est une attention
aux détails du poème, attention pleine d’amour et de respect (« бог деталей », « бог
любви », « Рассеянно и щедро, / Едва, едва, едва », « Зачем так церемонно »),
tout autant qu’une attention aux détails du monde et de la vie (« Но жизнь, как

233
тишина / Осенняя, - подробна. ». Le poème suggère ainsi l’unité intégrale que
forment les vocables, le poème, et le monde ; il est cette « voix de la vie »593, dont
Pasternak, dans « Quelques positions » fait le critère de la création poétique.

Dans cette perspective, le poème apparaît comme la création d’un monde de


vocables poétiques en communion avec le monde extérieur. Ainsi, des vocables à la
signification métapoétique (faisant référence à la création verbale comme à la
création musicale) jalonnent tout le poème, et sont reliés syntaxiquement à d’autres
vocables correspondants à des choses du monde : « И хлынул через жерди / На
ноты, », « Рядном сквозных, красивых, / Трепещущих курсивов », « Чтоб губы
астр и далий / Сентябрьские страдали ? ». Cette liaison syntaxique de vocables
aux référents différents, évoquant tantôt la culture, tantôt la nature, contribue à
former un seul tout. C’est aussi l’effet produit par l’association sonore de vocables,
qui suscite également l’association de leurs référents ; l’union sonore des vocables
« шлюзы жалюзи », « Рябиной » et «Рядном », « ракит » et « кариатид », révèle
phoniquement les liens entre les choses, et contribue à l’unité du monde poétique et
du monde extérieur, du poème, de la nature et de la culture. Le poème apparaît ainsi
comme une réponse à l’énigme de la vie : il révèlé l’unité de la vie, en manifestant
l’intégrité des vocables, du poème, et du monde. La réponse à la question lancinante
« Ты спросишь, кто велит » serait la vie, « жизнь », qui clôt le poème, cette force
qui meut le monde de la nature comme celui du poème, comme l’indique Pasternak
dans Sauf-conduit594. L’exhortation « Давай ронять слова », que le poète se fait à
lui-même, ou à son double, serait ainsi une exhortation à la création comprise
comme une exhibition de la force de vie à l’oeuvre dans le processus créateur
comme dans la nature.

Chez Pasternak, la réalité sensuelle des vocables semble donc liée à une
conception de la création poétique recherchant la communion à la plénitude de la vie
comprise comme une intensification de toutes les sensations du monde qu’éprouve
le sujet lyrique. Chez Mandel’štam, au contraire, la réalité des vocables est

593
« golos žizni », B. Pasternak, « Neskol’ko položenij », op.cit.
594
B. Pasternak, Oxrannaja gramota, op.cit., t. 4, « За деревьями стояло искусство, столь
прекрасно разбирающееся в нас, что всегда недоумеваешь, из каких неисторических миров
принесло оно свою способность видеть историю в силуэте. Оно стояло за деревьями, страшно
похожее на жизнь (...) », p. 211
234
essentiellement une réalité culturelle ; elle correspond à une conception de la poésie
comme perpétuel renouvellement de la culture passée, comme une remémoration et
une actualisation, une re-création du passé.

3. Une poétique de la densité culturelle du verbe : Mandel’štam.

a. Le statut historique et culturel des vocables

Le titre de l’essai le Verbe et la culture laisse deviner une correspondance


profonde entre les vocables et la culture, que Mandel’štam décrit, à la fin de l’essai,
en terme de glossolalie. Ici, c’est la densité historique des vocables qui est
soulignée :

« Ныне происходит как бы явление глоссолалии. В священном исступлении


поэты говорят на языке всех времен, всех культур. Нет ничего невозможного
(...) Слово стало не семиствольной, а тысячествольной цевницей, оживляемой
595
сразу дыханием всех веков. »

« A présent il se passe comme un phénomène de glossolalie. Dans un élan


d’inspiration sacrée, les poètes parlent la langue de tous les temps, de toutes les
cultures. Rien n’est impossible. (...) Le vocable est devenu non pas un chalumeau à
sept, mais à mille tubes vivifié d’un seul coup par le souffle de tous les siècles. »

Mandel’štam nomme « glossolalie » la compénétration des impressions


temporelles et culturelles qu’éprouve le poète inspiré. L’image de la glossolalie
poétique montre bien la solidarité des temps dans l’acte de parole et le vocable
(« дыханием всех веков »), qui apparaît dès lors comme un atome de densification
temporelle et culturelle, qui contient en puissance toute la culture des siècles passés
(« Нет ничего невозможного »). En outre, la personnification du temps
(« дыханием всех веков ») comme du poème (« оживляемой сразу... ») laisse
entendre une conception culturelle de la réalité : c’est justement le statut historique
et culturel des vocables qui donne réalité au poème. Le terme « Слово » est ici à
comprendre dans le double sens de vocable et discours poétique. En effet, la
définition de la poésie que Mandel’štam donne au cours de cet essai ne fait que
confirmer le statut culturel des vocables et de la poésie : il donne une définition de la
poésie qui allie passé et présent, répétition et nouveauté, et détermine ainsi un
« classicisme paradoxal ».

595
O. Mandel’štam, « Slovo i kul’tura », op.cit., p. 227
235
« Поэзия – плуг, взрывающий время так, что глубинные слои времени, его
чернозем, оказываются сверху. Но бывают такие эпохи, когда человечество, не
довольствуясь сегодняшним днем, тоскуя по глубинным слоям времени, как
пахарь, жаждет целины времен. (...) Часто приходится слышать : это хорошо,
но это вчерашний день. А я говорю : вчерашний день еще не родился. Его еще
596
не было по-настоящему. »

« La poésie est une charrue qui laboure le temps de telle façon que les couches
profondes du temps, ses terres noires, se retrouvent à la surface. Mais il existe des
époques où l’humanité, qui ne se satisfait pas du jour présent, regrette les couches
profondes du temps, et, comme un laboureur, a soif des friches des temps. (...) On
entend souvent : c’est bien, mais c‘est hier. Or moi, je dis : hier n’est pas encore né. Il
n’a pas encore vraiment été.»

La poésie, par la métaphore de la charrue et de la terre, est tout d’abord


présentée comme le mouvement de remontée du passé à la surface du présent du
poème. Ensuite, l’expression « жаждет целины времен » privilégie au contraire
l’idée de nouveauté. En fait, c’est bien l’association de la répétition du passé et de la
nouveauté qui définit la poésie comme une remémoration et une actualisation, une
re-création du passé, qui se nomme encore culture. C’est cet aller-retour entre le
passé et le présent, formant la réalité de la culture, cette compénétration du passé et
du présent à l’intérieur de la conscience créatrice du poète, que Mandel’štam
nomme classicisme.

« Революция в искусстве неизбежно ведет к классицизму »

« La révolution en art conduit inévitablement au classicisme. »

Le terme de classicisme est précisément à comprendre comme un art de la


répétition qui engendre du nouveau, un art neuf riche de la culture passée. C’est
donc bien la dimension historique et culturelle de la poésie que Mandel’štam
privilégie dans ces différentes définitions.

Dans De la nature du verbe, Mandel’štam revient sur le statut historique et


culturel des vocables. Il s’oppose à Čaadaev, qui nie à la Russie sa dimension
historique :

« Чаадаев, утверждая свое мнение, что у России нет истории, то есть что
Россия принадлежит к неорганизованному, неисторическому кругу культурных
явлений, упустил одно обстоятельство – именно : язык. Столь

596
ibid., p. 224

236
организованный, столь органический язык не только дверь в историю, но и
597
сама история. »

« Čaadaev, en affirmant son point de vue selon lequel la Russie était privée
d’histoire, c’est-à-dire que la Russie appartenait à un cercle inorganisé, anhistorique de
phénomènes culturels, a oublié une circonstance – précisément : sa langue. Une
langue si organisée, si organique n’est pas seulement une porte sur l’histoire, mais elle
est l’histoire même. »

Mandel’štam affirme ici, contre Čaadaev, que c’est bien la langue russe qui est
la garante de l’organicité, de l’intégrité de la culture russe. Comme le formule L.
Kixnej598, la langue est le principe d’unité de la culture. La langue russe porte en elle
l’histoire et la culture, elle est l’histoire. Dans cette perspective, les vocables
poétiques ne sont que l’actualisation dans le poème de la densité historique et
culturelle de la langue dans son entier. Mandel’štam précise plus loin sa conception
culturelle des vocables :

« У нас нет Акрополя. Наша культура до сих пор блуждает и не находит


своих стен. Зато каждое слово словаря Даля есть орешек Акрополя, маленький
Кремль, крылатая крепость номинализма, оснащенная эллинским духом на
неутомимую борьбу с бесформенной стихией, небытием, отовсюду
599
угрожающим нашей истории. »

« Nous n’avons pas d’Acropole. Notre culture continue jusqu’à présent à errer sans
trouver ses murs. En revanche, chaque vocable du dictionnaire de Dal’ est une noisette
de l’Acropole, un petit Kremlin, une forteresse ailée du nominalisme, lestée de l’esprit
hellénique de lutte infatigable contre la force élémentaire informe, le néant qui menace
de toutes parts notre histoire. »

C’est dans ce paragraphe très dense aux affirmations d’une profondeur


culturelle et ontologique saisissante que Mandel’štam révèle justement la nature
culturelle des vocables, qui élargit leur richesse sémantique aux confins de l’histoire
et de l’être. Chaque vocable est à la fois un détail de l’Acropole ou du Kremlin, et
tout l’Acropole ou le Kremlin à lui seul : les vocables portent les signes de l’histoire
et de la culture ; comme le souligne M. Poljakova600, le vocable est à la fois produit
et producteur de la culture. D. Myers601, elle, voit à ce titre dans le vocable une
incarnation de la mémoire. Le vocable est mémoire, il est le fondement de la culture,
il est la réalité historique et culturelle même. La notion de nominalisme est en effet à

597
O. Mandel’štam, « O prirode slova », op.cit., p. 247
598
L.G. Kixnej, op.cit.
599
O. Mandel’štam, « O prirode slova », op.cit., p. 251
600
M. Poljakova, “Kritičeskaja proza O. Mandel’štama”, O. Mandel’štam, Slovo i kul’tura, Moskva,
Sovetskij pisatel’, 1987
601
D. Myers, “Hellenism and Barbarism in Mandel’štam”, A. McMillin, Symbolism and after: Essay
on Russian Poetry in Honour of Georgette Donchin, Bristol Classic Press, 1992^.
237
comprendre chez Mandel’štam au sens de réalité des vocables602, sens incorrect
philosophiquement, mais justifié poétiquement par la dignité du terme « nom »
compris dans le concept... Mandel’štam affirme donc ici la réalité culturelle des
vocables, réalité culturelle ontologique qui se trouve au fondement de la lutte de la
poésie pour l’être.

Le poème « Prends de mes mains... »603, de 1920, extrait du recueil Tristia,


peut, parmi d’autres, être lu comme une manifestation du statut historique des
vocables qui créent le sens du poème grâce aux associations culturelles qu’ils
suggèrent. Le poème ainsi perçu rénove le passé, et crée un présent poétique riche
de toute la culture magnifiée par les vocables.

b. Le poème « Prends de mes mains ... ».

Возьми на радость из моих ладоней


Немного солнца и немного меда,
Как нам велели пчелы Персефоны.

Не отвязать неприкрепленной лодки.


Не услыхать в меха обутой тени.
Не превозмочь в дремучей жизни страха.

Нам остаются только поцелуи,


Мохнатые, как маленькие пчелы,
Что умирают, вылетев из улья.

Они шуршат в прозрачных дебрях ночи,


Их родина – дремучий лес Тайгета,
Их пища – время, медуница, мята...

Возьми ж на радость дикий мой подарок –


Невзрачное сухое ожерелье
Из мертвых пчел, мед превративших в солнце !

Prends de mes mains, pour ta joie,


Un peu de soleil et un peu de miel,
Comme l’ont voulu les abeilles de Perséphone.

Impossible de délier une barque qui n’est pas attachée.


D’entendre une ombre chaussée de fourrure.
De surmonter la peur dans la vie impénétrable.

Il ne nous reste que les baisers,


Velus, comme les petites abeilles
Qui meurent, la ruche quittée.

602
ibid., « Russkij nominalizm, to est’ predstavlenie o real’nosti slova kak takovogo...”, p. 246
603
O. Mandel’štam, “Vozm’i na radost’ iz moix ladonej…”, Tristia, op.cit., t.1., p. 84
238
Elles bruissent dans les profondeurs transparentes de la nuit,
Leur pays – la forêt impénétrable du Taygète,
Leur nourriture – le temps, la mélisse, la menthe...

Prends donc, pour ta joie, mon cadeau sauvage –


Un collier simple et sec d’abeilles mortes
Qui ont transformé le miel en soleil !

Le poème « Prends de mes mains... », poème auto-réflexif qui se présente


comme un don du poème en train de s’élaborer, pose la question de la relation de la
poésie au temps, en même temps qu’il suggère une conception culturelle de la
poésie et du vocable poétique. La métaphore de l’abeille, annoncée à la première
strophe (« Как нам велели пчелы Персефоны »), puis développée dans la strophe
centrale (« как маленькие пчелы, / Что умирают, вылетев из улья »), peut être
lue comme désignant le vocable poétique, la matière verbale du poème. Dès la
première strophe du poème, les vocables se trouvent associés à la culture
hellénique ; leur appartenance à Perséphone, soulignée par la résonance culturelle du
nom propre en fin de strophe, signe avant tout leur statut culturel. La résurgence de
la culture hellénique dans le poème grâce à la densité culturelle d’un nom propre est
double : au début du poème (« Персефоны »), et à l’avant-dernière strophe
(« Тайгета »), de nouveau en position de fin de vers, qui, par la pause qui la suit,
laisse naître les associations culturelles qu’elle contient. Les vocables, et en
particulier les noms propres, sont une mémoire de la culture, ils actualisent dans le
poème les potentialités culturelles qu’ils recèlent : c’est ce que suggèrent aussi les
indications spatio-temporelles (« Они шуршат в прозрачных дебрях ночи, / Их
родина – дремучий лес Тайгета ») qui semblent matérialiser la profondeur
sémantique des vocables. La métaphore de l’abeille, elle aussi, est riche de
connotations culturelles : elle évoque les abeilles d’Aristée, mortes, mais appelées à
renaître604. Elle souligne ainsi non pas seulement le statut culturel du vocable, mais
aussi sa dimension vivante et organique : l’abeille signifie le vocable en tant
qu’unité du discours poétique qui disparaît en tant qu’unité absolue, ou unité
sémiotique (« Что умирают, вылетев из улья »), mais qui demeure en tant qu’unité
sémantique, en tant élément de la construction verbale qu’est le poème, concrétisé
sous la forme du collier (« Невзрачное сухое ожерелье / Из мертвых пчел »).
Quant au poème dans son entier, architecture verbale, il donne à voir cette re-

604
cf W. Weidlé, les Abeilles d’Aristée, op.cit.
239
création de la culture passée qui caractérise la conception de la poésie selon
Mandel’štam.

En effet, le poème est remémoration d’impressions passées (« Как нам


велели »), remémoration de la culture antique (« пчелы Персефоны », « дремучий
лес Тайгета » ). Mais le souvenir n’est pas avant d’être renouvelé, recréé, dans le
présent de l’énonciation poétique. Les assertions négatives de la deuxième strophe,
liées au motif de l’irréalité (« в меха обутой тени », « в прозрачных дебрях
ночи ») disent l’absence qui précède la réalité du présent de l’énonciation poétique
(« Нам остаются только поцелуи »). Le présent du poème, rendu réel par les
métaphores concrètes des abeilles, du collier et du cadeau, se nourrit des
impressions passées, du temps (« Их пища – время ») en les réactualisant, au fur et
à mesure que s’élabore l’architecture verbale à partir des vocables, qui sont comme
des concrétions de temps et d’histoire : c’est ce que suggèrent les trois noms égrénés
en fin de strophe, « время, медуница, мята ... », suivis d’un silence qui matérialise
en la taisant leur densité sémantique.

Le poème qui se déploie dans la durée unifie donc les impressions


temporelles, transforme le passé (« велели ») en présent (« Нам остаются », « Они
шуршат »), et en un impératif tendu vers l’avenir (« Возьми ») ; la durée du poème
unifie aussi les différentes métaphores spatiales du temps (« в дремучей жизни
страха », « в прозрачных дебрях ночи », « дремучий лес Тайгета ») en un seul
espace-temps poétique (« Невзрачное сухое ожерелье / Из мертвых пчел, мед
превративших в солнце ! ») qui se donne sa propre mesure temporelle puisqu’il
recrée le soleil, mesure du temps objectif : l’espace de la mémoire actualisée, de la
culture revivifiée.

Ainsi l’architecture verbale de ce poème transcende-t-elle le passé, le présent


et l’avenir en créant une simultanéité synonyme de plénitude historique et culturelle,
rendue manifeste par l’image du soleil, qui apparaît une seconde fois pour clore le
poème, « мед превративших в солнце ! ». La présence du soleil, au début et à la
fin du poème, source de joie poétique, semble en effet magnifier la réalité culturelle
des vocables et du poème, tout en suggérant la nature culturelle, immortelle, de tout
l’être.

240
La deuxième partie était entièrement consacrée aux différentes conceptions du
verbe poétique qui voient le jour et rivalisent à l’Âge d’Argent. La conception
symboliste du verbe poétique dessine une mystique poétique dans laquelle le verbe
est tendu vers son propre au-delà : situé entre la double limite du silence et de la
musique, le verbe est un médiateur, une ouverture vers l’être. Contre cette
conception instrumentaliste du verbe, qui se trouve défini selon des critères
extérieurs à la poésie, les cubo-futuristes recherchent la spécificité du matériau
verbal : ils défendent la conception du verbe en tant que tel, émancipé de la fonction
de représentation, qui exhibe l’activité propre de la langue. La conception du verbe
en tant que tel, à son point de développement ultime, nie en fait le statut du signe,
union de son et de sens, et en vient à détruire le langage alors qu’elle cherchait à en
révéler la spécificité... C’est à la fois contre l’utopie symboliste, qui privilégie le
sens caché du verbe, et le réduit à une fonction de médiateur, et contre l’utopie
futuriste qui, au contraire, tend à ne considérer que la matière du verbe au détriment
de son caractère signifiant, que d’autres poètes, et notamment Mandel’štam,
Pasternak et Cvetaeva, affirment l’intégrité du verbe, union de son et de sens, de
matière et de forme, suivant par là l’analyse linguistique de la langue. Dans le
poème, chaque vocable est perçu dans toute sa dimension acoustique, vocale et
signifiante ; le sens du poème naît à la fois de la densité sensible, mais aussi
culturelle des vocables, et de leur interaction dans le vers qui éveille leur polysémie.
C’est précisément l’intégrité des vocables, corrélée à celle du vers et du poème tout
entier, qui invite enfin à passer à un autre niveau d’analyse du slovo : dans la
troisième partie, c’est le statut du discours poétique dans sa totalité qui sera abordé.

241
PARTIE III : LE STATUT DU DISCOURS POETIQUE

242
C’est le terme slovo au sens de « parole » selon Saussure, ou de « discours »
selon Benvéniste, qui est au centre de la troisième partie de notre travail. Après
avoir souligné l’immense polysémie de ce concept dans la culture russe du début du
vingtième siècle, et après avoir rendu compte plus précisément du statut du vocable,
ou verbe poétique tel que le conçoivent les poètes de différents mouvements
littéraires de l’Âge d’Argent, il s’agit maintenant d’étudier le statut du discours
poétique : la notion de discours, impliquant un acte d’énonciation qui engage le
locuteur tout comme la situation même de sa parole, pose ainsi le double problème
du sens et de la référence du discours poétique.

Le discours du poète se définit avant tout par opposition au discours du


philosophe, ou de l’homme de science ; le discours poétique s’oppose au discours
logique, rationnel. En effet, si le sens logique se caractérise par une exigence
d’identité, d’unicité, d’univocité, le sens poétique, au contraire, se définit par sa
multiplicité, ou plus précisément par sa tension entre multiplicité et unicité, altérité
et identité. Cette tension est le propre de ce que J.-Y. Pouilloux nomme « les figures
de signification »605 qui constituent le principe constructif, la logique propre du
discours poétique. La métaphore, prise au sens le plus large, étymologique et
aristotélicien, de transport, ou transfert, peut être considérée comme la première de
ces figures de signification, qui embrasse toutes les autres : c’est dans cette
perspective que la métaphore sera étudiée en tant qu’élément fondamental du
discours poétique. S’il fallait décrire de façon imagée, en explicitant la notion de
transport, la nature du discours poétique par opposition au discours scientifique, on
pourrait dire que ce dernier cherche le plus court chemin qui mène vers le telos qu’il
vise, alors que le discours poétique privilégie le chemin lui-même, le transport, qui
en vient à constituer son propre telos. Dans la Mythologie blanche, Derrida définit le
poète comme « l’homme de la métaphore », et le situe entre le philosophe et le
sophiste. Il écrit :

« Alors que le philosophe ne s’intéresse qu’à la vérité du sens, au-delà même des
signes et des noms ; alors que le sophiste manipule des signes vides et tire ses effets
de la contingence de signifiants (d’où son goût pour l’équivocité et d’abord pour
l’homonymie, l’identité trompeuse des signifiants), le poète joue de la multiplicité des
606
signifiés, mais pour rejoindre l’identité du sens. »

605
J-Y. Pouilloux, « Métaphore », Encyclopedia Universalis, Paris, 1970.
606
J. Derrida, « la Mythologie blanche », Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972, p. 296
243
Quel est le statut de ce « jeu poétique », et comment est-il orienté vers la
« vérité du sens », tel est le propos du chapitre consacré à la métaphore.

244
Chapitre 1 : La métaphore

A. Nomination et prédication métaphoriques :


définitions linguistiques et philosophiques

Dans sa préface à la Métaphore vive607, Ricoeur distingue trois niveaux


d’analyse de la métaphore. La rhétorique de la métaphore, tout d’abord, se situe à un
niveau sémiotique, et prend pour unité de référence le vocable : elle a donc pour
objet la nomination métaphorique. La sémantique de la métaphore, au contraire,
replace la métaphore dans le cadre de la phrase toute entière : elle a donc pour objet
la prédication métaphorique. Quant à l’herméneutique de la métaphore, elle fait
passer l’analyse du niveau de la phrase à celui du discours, et pose ainsi la question
de la référence de l’énoncé métaphorique. C’est ce même parcours que nous
suivrons.

1. Aristote, ou la rhétorique de la métaphore.

a. Définitions

Du point de vue de la rhétorique, c’est le vocable, ou le nom, qui est l’unité


sémiotique à partir de laquelle est envisagée la métaphore : c’est ce que Derrida
nomme la « théorie de la lexis »608. Aristote introduit ainsi la définition qu’il donne
de la métaphore par une définition du nom :

« Le nom est un son composé et signifiant qui n’indique pas le temps, dont aucune
609
partie n’est signifiante par elle-même. »

En se focalisant sur le nom, Aristote induit une définition de la nomination


métaphorique fondée sur le principe de la substitution, ou du déplacement du sens
d’un vocable. La métaphore est alors comprise comme un « transfert de sens »610 :

607
P. Ricoeur, la Métaphore vive, Paris, Seuil, 1975, pp. 7-12
608
J. Derrida, op.cit., p. 275
609
Aristote, Poétique, introduction, traduction nouvelle et annotation de M. Magnien, Librairie
générale française, 1990, p. 116, (1457 a).
610
M. Magnien, « Introduction », Aristote, Poétique, op.cit., p.29
245
« La métaphore est l’application à une chose d’un nom qui lui est étranger par un
glissement du genre à l’espèce, de l’espèce au genre, de l’espèce à l’espèce, ou bien
611
selon un rapport d’analogie. »

Ce « glissement », ou transport, de la signification d’un nom, caractéristique


de la métaphore, constitue ce que Ricoeur présente comme une « dénomination
déviante »612. Aristote définit encore la métaphore comme trope par ressemblance :
s’il souligne le phénomène d’étrangeté que provoque le transfert de sens d’un
vocable du fait de l’écart qu’il crée vis-à-vis de l’usage courant613, il insiste aussi sur
la notion de ressemblance.

614
« Créer de bonnes métaphores, c’est observer les ressemblances. »

Aristote englobe donc sous le terme de métaphore ce que la rhétorique


traditionnelle, et notamment Fontanier, distinguera en trois figures de styles615 : la
métaphore, ou trope par ressemblance, la métonymie, ou trope par correspondance,
et la synecdoque, ou trope par connexion. Pour Aristote, l’essentiel ne semble pas
être dans la description minutieuse de chaque type de transferts de sens possibles,
mais dans le principe même du transfert : c’est donc le sens étymologique du terme
métaphore, transport, qui est privilégié. Mais l’insistance sur la notion de
ressemblance suggère aussi le statut métaphysique de la métaphore.

b. Le statut de la nomination métaphorique

La notion de ressemblance révèle en effet la dimension ontologique de la


nomination métaphorique : comme le souligne Ricoeur, l’observation des
ressemblances, qui permet la création de métaphores selon Aristote, réalise la
jonction de l’être et de la poésie, de l’ontologie et de la poétique616. La vision du
semblable, dans sa relation à la problématique de l’identité, ancre la métaphore dans
le domaine de la métaphysique. Derrida, lui, montre dans la Mythologie blanche que
le statut ontologique de la métaphore provient de ce que la métaphore est associée à
l’onomatologie, par l’intermédiaire du primat du nom sur la phrase, dans le cadre de
la théorie de la lexis :
611
ibid., p. 118, (1457 b).
612
P. Ricoeur, op.cit., p. 8
613
Aristote, Poétique, op.cit., p. 120, (1458 a).
614
ibid., p. 122, (1459 a).
615
J-Y. Pouilloux, « Métaphore », Encyclopedia Universalis, Paris, 1970.
616
P. Ricoeur, op.cit., p. 40
246
« Le propre des noms, c’est de signifier quelque chose (Rhétorique III, X), un étant
indépendant, identique à soi, et visé comme tel. C’est à ce point que la théorie du nom,
telle qu’elle est impliquée par le concept de métaphore, s’articule à l’ontologie. (…) Ce
qui apparaît ici, c’est une certaine indissociabilité de système entre la valeur de
métaphore et la chaîne métaphysique tenant ensemble les valeurs de discours, de voix,
617
de nom, de signification, de sens, de représentation imitative, de ressemblance. »

Derrida souligne ici la relation intime, dans l’histoire de la philosophie et de la


poétique, entre métaphore et métaphysique : c’est justement cette « chaîne
métaphysique » qu’il se donnera pour tâche de mettre en question dans son essai le
618
Retrait de la métaphore . Cependant, dans son analyse de cette chaîne
métaphorique et métaphysique, il commence par porter son attention, tout comme
Aristote, sur la notion de transport : c’est bien elle qui permet en effet d’étudier la
métaphore non plus au niveau onomatologique, mais au niveau sémantique de
l’énoncé tout entier.

2. Sémantique de la métaphore

a. Définitions

Replacée dans le cadre de la phrase, la métaphore devient prédication


métaphorique. En effet, comme le souligne Benvéniste dans la Forme et le sens, tout
discours se caractérise par une interaction des vocables dans la phrase :

« C’est par suite de leur coaptation que les mots contractent des valeurs que en eux-
mêmes ils ne possédaient pas et qui sont même contradictoires avec celles qu’ils
possèdent par ailleurs. On voit s’allier des concepts opposés et qui même se renforcent
619
en se conjoignant.»

Benvéniste décrit ici implicitement le mécanisme de la prédication


métaphorique : un vocable peut recevoir dans une phrase, du fait de l’agencement
des différents vocables de la phrase, un sens différent de celui qu’il possède dans
l’usage courant. Pour présenter la conception de la métaphore de M. Black,
conception interactionniste, Ricoeur écrit :

« La métaphore est une phrase dans laquelle certains mots sont employés
620
métaphoriquement, d’autres non métaphoriquement. »

617
J. Derrida, la Mythologie blanche, op.cit., p. 282
618
J. Derrida, « le Retrait de la métaphore », Psyché : inventions de l’autre, Paris, Galilée, 1987. Cet
essai fera l’objet du quatrième paragraphe de ce chapitre.
619
E. Benvéniste, « la Forme et le sens », Problèmes de linguistique générale, 2, Paris, Gallimard,
1974, p. 227
620
P. Ricoeur, op.cit., p. 110.
247
L’approche de Black associe en fait nomination et prédication métaphoriques.
A l’intérieur de la phrase, Black décrit l’interaction qui unit deux types de contenus
propositionnels : la phrase métaphorique, qu’il nomme cadre (frame), et le vocable
qui porte la métaphore, qu’il nomme foyer (focus). P. Ludwig commente
l’interaction selon Black de la manière suivante : « D’après Black, le cadre dans
lequel il apparaît impose au focus une extension de signification. »621 Cette
conception interactionniste de la signification des vocables dans la phrase rend
compte, d’un point de vue linguistique, de la liberté sémantique de la métaphore que
Ricoeur nomme « prédication impertinente »622. Contre la théorie de la substitution
qui prévaut en rhétorique, la sémantique de la métaphore élabore une théorie de
l’ « extension de la signification », de la tension, ou de la torsion, entre cadre et
foyer.

La définition que donne Tynjanov de la métaphore dans Problème de la


langue versifiée est elle aussi dominée par la notion de tension. Définissant le vers
comme une construction d’éléments interdépendants, il s’attache à montrer que le
sens de chacun des vocables dépend du vers dans son entier. Ayant distingué, dans
le vocable, différents niveaux sémantiques (un niveau principal, et des niveaux
secondaires, mouvants), Tynjanov définit la prédication métaphorique que constitue
le vers comme une tension entre sens métaphorique et sens fondamental :

«Чтобы метафора осознавалась живой, требуется, чтобы в слове


ощущался его основной признак, но именно в теснимом, смещаемом виде. Как
только момент этого вытеснения отсутствует, как только «борьба»
кончается – метафора умирает, становится ходовой, языковой. » 623

« Pour que la métaphore soit ressentie comme une métaphore vive, il faut que, dans
le vocable, on perçoive son trait principal de signification, mais précisément de manière
comprimée, décalée. Dès que cette compression disparaît, dès que la « lutte »
s’achève, la métaphore meurt, et devient un simple fait de la langue courante. »

C’est bien cette tension, cette lutte sémantique à l’intérieur du vocable comme
de l’énoncé tout entier qui constitue la prédication métaphorique. A la suite de
Tynjanov, E. Berenštejn624 définit la métaphore comme un instrument de lutte du
poète contre la langue usuelle. L’enjeu de cette lutte semble bien être un surplus

621
Le Langage, textes choisis et présentés par P. Ludwig, Flammarion, Paris, 1997, p. 202
622
P. Ricoeur, op.cit., p. 8
623
Ju. Tynjanov, Problema stixotvornogo jazyka, op.cit., p. 91
624
E. Berenstejn, « Vlast’ – slovo – zvuk v lingvo-poètičeskoj perspektive”, Kultura i istorija, Tver’,
2000.
248
sémantique, tu par la langue courante, que le discours poétique cherche au contraire
à promouvoir. Cette tension sémantique de l’énoncé se résout ainsi en une
« nouvelle pertinence sémantique »625 qui naît précisément de cette ambiguïté
sémantique que O. Revuckij nomme « dualité de l’énoncé tout entier »
(dvuplanovost’ vsego vyskazyvanija)626, et que G. Gorjanaja interprète comme une
« extension des limites de compatibilité des vocables » (rasširenie granic
sočetaemosti slov)627.

C’est aussi à l’intérieur de cette théorie de la tension que J.-Y. Pouilloux se


situe lorsqu’il définit la métaphore comme « figure de signification »628 : c’est
précisément cette tension sémantique de l’énoncé métaphorique qui crée un sens
nouveau. La métaphore peut dès lors être considérée comme le principe
d’organisation tensionnelle de la multiplicité des signifiés du discours poétique.
Mais cette multiplicité sémantique révèle aussi le statut gnoséologique de la
prédication métaphorique.

b. Le statut de la prédication métaphorique

La métaphore est traditionnellement considérée comme un « accès à


l’inconnu »629, un moyen de connaissance, « moyen de saisie du monde, global et
totalisant »630. Mais c’est justement la prédication qui donne à la métaphore son
statut gnoséologique : la conception interactionniste de Black le souligne bien. En
effet, loin de n’être qu’un ornement comme le suppose la rhétorique traditionnelle,
la prédication métaphorique permet de construire différents modes de perception des
objets. Black souligne la dimension cognitive de la métaphore en choisissant de
présenter la métaphore par analogie avec une lentille, ou un écran :

« Supposez que j’observe le ciel nocturne au travers d’un morceau de verre


fortement fumé, sur lequel on aurait conservé leur transparence à certaines lignes
seulement. Je ne verrais alors que les étoiles superposables avec ces lignes
préalablement préparées sur l’écran, et les étoiles que je verrais seront organisées par

625
L’expression est de P. Ricoeur, op.cit., p. 10
626
O.I. Revuckij, « K probleme okkazional’nyx xudožestvenno-rečevyx konstrukcij »,
Funkcional’no-stilističkij analiz sredstv reči, Tula, 1991.
627
G.M. Gorjanaja, « Èstetičeskij potencial slova v xudožestvennom tekste », Strukturno-
semantičeskij i stilističeskij analiz edinic reči, Tula, 1988.
628
op.cit.
629
J. Derrida, « le Retrait de la métaphore », op.cit., p. 82
630
M. Magnien, « Introduction », Aristote, Poétique, op.cit., p.29
249
la structure de l’écran. On peut penser à une métaphore comme à un tel écran, et au
système de « lieux communs associés « du mot focal comme au réseau des lignes
transparentes sur l’écran. On peut dire que le sujet principal est « vu au travers » de
l’expression métaphorique ; ou, si l’on préfère, que le sujet principal est projeté sur le
domaine du sujet subsidiaire. (Dans cette dernière analogie, le système d’implications
de l’expression focale doit être compris comme déterminant la « loi de
631
projection »). »

L’image de l’écran, comme celle de la projection, de même que la tournure


« vu au travers de l’expression métaphorique », décrit bien la métaphore comme un
mode de perception renouvelée des objets. Il s’agit même d’une structuration
nouvelle du réel induite par la métaphore : « les étoiles que je verrais seront
organisées par la structure de l’écran ». La prédication métaphorique est une
monstration qui suscite bien un renouvellement du regard, source de connaissance
nouvelle. Black rejoint ici la définition qu’Aristote donne de la métaphore dans la
Rhétorique : la métaphore « met les choses devant les yeux »632. Plus loin, Aristote
poursuit :

« J’entends par « mettre une chose devant les yeux » indiquer cette chose comme
633
agissant. »

Comme le souligne Ricoeur dans la Métaphore vive634, cette définition


d’Aristote relie les statuts gnoséologique et ontologique de la métaphore : « mettre
une chose devant les yeux » signifie montrer, et par conséquent enseigner ;
« indiquer cette chose comme agissant », ou « signifier les choses en acte », dans la
traduction de Ricoeur, suggère l’actualisation des potentialités du réel par l’écran de
la métaphore. Ricoeur conclut :

« Présenter les hommes « comme agissant » et toutes choses « comme en acte »,


telle pourrait bien être la fonction ontologique du discours métaphorique. En lui, toute
potentialité dormante d’existence apparaît comme éclose, toute capacité latente
635
d’action comme effective. L’expression vive est ce qui dit l’existence vive. »

L’enjeu du discours métaphorique serait donc tout à la fois de dire et de


montrer l’être en puissance, de l’affirmer ontologiquement et d’y donner accès. La
631
M. Black, « Metaphor », Models and metaphors, Ithaca, NY, Cornell University Press, 1962, p.
42, le Langage, op.cit., p. 205 (traduction de P. Ludwig).
632
Aristote, Rhétorique, Librairie générale française, 1991, p. 336, livre III, chapitre X, (1411 b)
(traduction de C.-E. Ruelle revue par P. Vanhemelryck)
633
ibid., p. 337, livre III, chapitre XI, (1411 b).
634
op.cit., p. 61
635
ibid.
250
position de Ricoeur ouvre donc la métaphore sur la réalité : il prolonge la théorie
tensionnelle de la métaphore du domaine du sens à celui de la référence, et définit
une herméneutique de la métaphore.

3. Herméneutique de la métaphore

a. Définitions

En passant du niveau de la phrase à celui du discours, Ricoeur veut justement


mettre en jeu la question de la référence : car le discours a non seulement une
référence interne (le sens), mais aussi une référence externe, puisqu’il s’inscrit dans
une situation de parole qui concerne l’homme et le monde, la réalité qui l’entoure.
En passant du sens interne à la référence externe, Ricoeur quitte la question de la
« structure de l’œuvre » pour aborder celle du « monde de l’oeuvre »636, c’est-à-dire
de la relation de l’œuvre au monde. C’est donc cette relation particulière que la
métaphore instaure entre le locuteur et le monde que Ricoeur cherche à élucider :

« Mais la possibilité que le discours métaphorique dise quelque chose sur la réalité
se heurte à la constitution apparente du discours poétique, qui semble essentiellement
non-référentiel et centré sur lui-même. A cette conception non référentielle du discours
poétique, nous opposons l’idée que la suspension de la référence latérale est la
condition pour que soit libéré un pouvoir de référence de second degré, qui est
proprement la référence poétique. Il ne faut donc pas seulement parler de double sens,
637
mais de « référence dédoublée », selon une expression empruntée à Jakobson. »

La dualité sémantique de l’énoncé métaphorique s’accompagne donc d’une


dualité référentielle, qui démultiplie la relation du locuteur au réel. Ricoeur cite plus
loin Jakobson pour préciser sa conception de la référence dédoublée :

« Ce qui arrive en poésie, ce n’est pas la suppression de la fonction référentielle,


mais son altération profonde par le jeu de l’ambiguïté : « La suprématie de la fonction
poétique sur la fonction référentielle n’oblitère pas la référence (la dénotation), mais la
rend ambiguë. A un message à double sens correspondent un destinateur dédoublé, un
destinataire dédoublé et, de plus, une référence dédoublée – ce que soulignent
nettement, chez de nombreux peuples, les préambules des contes de fées : ainsi, par
exemple, l’exorde habituel des conteurs majorquins : « Aixo era y no era (cela était et
638
n’était pas) » (238-239). »

Les termes d’altération, d’ambiguïté, de dédoublement, soulignent l’absence


d’univocité et de stabilité inhérente à la métaphore. Au contraire, c’est

636
P. Ricoeur, op.cit., p. 10
637
ibid., p. 10-11
638
ibid., p. 282
251
l’ambivalence qui la caractérise : si la métaphore, par son ambivalence, déstabilise
la perception usuelle du réel, elle vise néanmoins le réel ; l’approche herméneutique
souligne une fois encore clairement le statut gnoséologique de la métaphore.

b. Le statut du discours métaphorique

Pour Ricoeur, la métaphore vise à redécrire la réalité, à la redécouvrir : au


statut gnoséologique de la métaphore s’ajoute une dimension heuristique. La
métaphore est ainsi constitutive d’une logique poétique de la découverte. Plus
précisément, c’est la dimension référentielle de la métaphore qui révèle son statut
gnoséologique et heuristique : c’est bien en tant qu’elle est orientée, sur un mode qui
lui est propre, vers la réalité, que la métaphore peut la décrire selon son propre
mode ; création et découverte se rejoignent dans une même quête de la vérité639.

« Ce qu’il nous faut donc comprendre, c’est l’enchaînement entre trois thèmes : dans
le discours métaphorique de la poésie la puissance référentielle est jointe à l’éclipse de
la référence ordinaire ; la création de fiction heuristique est le chemin de la
640
redescription ; la réalité portée au langage unit manifestation et création. »

En parlant de l’ « enchaînement » de ces trois thèmes, Ricoeur suggère que


l’ambivalence de la référence métaphorique est créatrice, et que loin de vider la
réalité de son sens, elle en renouvelle la perception, la redécrit, jusqu’à en faire
surgir le sens. La dimension heuristique de la métaphore remet finalement en
question le statut de la réalité, désignée ici comme union de manifestation et de
création : le discours métaphorique a prise sur le réel, il le fait voir et le façonne, le
transfigure pour le manifester. La métaphore du chemin (« la création de fiction
heuristique est le chemin de la redescription ») suggère encore que la création
poétique tout entière peut être englobée par la métaphore, au sens de transport,
trajet : c’est ce que montre Derrida dans le Retrait de la métaphore.

4. Derrida, la mise en question de la métaphore

a. Mise en question de la définition de la métaphore

Dès le début de l’essai le Retrait de la métaphore, Derrida précise dans quel


sens concret il entend le terme de métaphore : faisant référence au grec moderne, il

639
La question de la vérité du discours poétique sera l’objet du troisième chapitre de la troisième
partie.
640
ibid., p. 302
252
souligne que « metaphorikos désigne (…) ce qui concerne les moyens de
transport »641. Le début du texte est ainsi consacré non pas à une définition, mais à
une énumération des concepts induits par celui de métaphore, compris en son sens
étymologique de transport : c’est ainsi tout le lexique de la route et du véhicule qui
est sollicité par Derrida.

« Metaphora circule dans la cité, elle nous y véhicule comme ses habitants. Selon
toutes sorte de trajets, avec carrefours, feux rouges, sens interdits, intersections ou
croisements, limitations et prescriptions de vitesse. De ce véhicule nous sommes d’une
certaine façon – métaphorique, bien sûr, et sur le mode de l’habitation – le contenu et la
642
teneur : passagers, compris et déplacés par métaphore. »

Le lexique du transport et du trajet, ici développé métaphoriquement en un


code de la route poétique, se trouve encore élargi plus loin par les notions
d’ « écart »643 et de « dérapage »644. Alors qu’au début du texte, ces notions sont
immédiatement comprises dans leur sens concret, bien qu’elles s’appliquent à la
métaphore, plus loin, Derrida ajoute directement l’adjectif « métaphorique » à ces
éléments de la route : il évoque ainsi « l’écart métaphorico-métonymique »645, le
« détour métaphorique »646. En créant de la sorte des groupes nominaux eux-mêmes
métaphoriques pour rendre compte de la métaphore, Derrida met en œuvre ce qu’il
affirme dès le début de son essai : nous sommes « passagers, compris et déplacés par
métaphore ». La métaphore comprise comme moyen de transport signifie alors le
mouvement qui constitue le discours lui-même : cette représentation de la
métaphore implique donc d’elle même le primat de la syntaxe et de la prédication
sur la nomination (c’est ce que Derrida note plus loin explicitement647). De plus, ce
mouvement de la métaphore, caractéristique de la langue en général, détermine le
locuteur, qui se trouve emporté par lui :

« J’essaie de parler de la métaphore, de dire quelque chose de propre ou de littéral


à son sujet, de la traiter comme mon sujet mais je suis, par elle, si on peut dire, obligé à

641
J. Derrida, « le Retrait de la métaphore », op.cit., p. 63
642
ibid., p. 63
643
ibid., p. 64
644
ibid., p. 65
645
ibid., p. 79
646
ibid., p. 79
647
« J’ai constamment, dans la Mythologie blanche et ailleurs, avec une insistance qu’on peut juger
lassante mais qu’en tout cas on ne peut négliger, mis en question le privilège du nom, et du mot,
comme toutes ces « conceptions sémiotiques qui, dit justement Ricoeur, imposent le primat de la
dénomination ». A ce primat j’ai régulièrement opposé l’attention au motif syntaxique, qui est
dominant dans la Mythologie blanche (cf. p. 317, par exemple). », ibid., p. 73
253
parler d’elle more metaphorico, à sa manière à elle. Je ne peux pas en traiter sans
traiter avec elle, sans négocier avec elle l’emprunt que je lui fait pour parler d’elle. Je
n’arrive pas à produire un traité de la métaphore qui ne soit traité avec la métaphore qui
du coup paraît intraitable.
C’est pourquoi depuis tout à l’heure je me déplace d’écart en écart, de véhicule en
véhicule, sans pouvoir freiner ou arrêter l’autobus, son automaticité ou son automobilité.
(…) Tout énoncé au sujet de quoi que ce soit qui se passe, y compris la métaphore, se
648
sera produit non sans métaphore. »

Derrida insiste ici sur l’impossibilité d’objectiver la métaphore dans le


discours, puisque le discours lui-même est métaphore. Dès le début de son essai, il
montre donc paradoxalement que celui-ci est voué à l’échec : l’auteur, comme
chaque locuteur, ne peut que se soumettre à la métaphore (« je suis, par elle, si on
peut dire, obligé à parler d’elle more metaphorico » ), et non pas la soumettre à une
analyse sous la forme académique d’un traité. Derrida conclut ainsi que la
métaphore est toujours et partout (« Tout énoncé (…) se sera produit non sans
métaphore »). Mais c’est justement cette nouvelle affirmation qui devient le propos
de l’essai : le titre le Retrait de la métaphore signifie précisément, de manière
paradoxale, cette généralisation de la métaphore :

« En son retrait, il faudrait dire en ses retraits, la métaphore peut-être se retire, se


retire de la scène mondiale, et s’en retire au moment de sa plus envahissante
extension, à l’instant où elle déborde toute limite. Son retrait alors aurait la forme
paradoxale d’une insistance indiscrète et débordante, d’une rémanence surabondante,
d’une répétition intrusive, marquant toujours d’un trait supplémentaire, d’un tour de plus,
649
d’un retour, d’un re-tour et d’un re-trait le trait qu‘elle aurait laissé à même le texte. »

Le lexique de l’excès indique ici à la fois la situation de la métaphore,


omniprésente, mais aussi la manière dont il faut comprendre le terme de retrait, par
rapport à celui de trait : Derrida réétymologise le préfixe « re » pour interpréter le
retrait comme un surplus de trait. Les notions de trait et de retrait donnent alors une
nouvelle direction à la réflexion sur la métaphore, que Derrida récapitule à la fin de
l’essai : ce dernier est ainsi encadré, au début et à la fin, non par deux tentatives de
définition, mais par deux mises en question de la métaphore.

Commentant la pensée de la langue de Heidegger telle qu’elle apparaît dans


Acheminement vers la parole650, Derrida aboutit à la notion de « trait avoisinant »
liant « Denken et Dichten ». En parlant de « trait avoisinant », et de « trait

648
ibid., p. 65
649
ibid., p. 65
650
M. Heidegger, « le Chemin vers la parole », Acheminement vers la parole, trad. Par J. Beaufret,
W. Brokmeier et F. Fédier, Gallimard, 1976.
254
approchant »651, de « trait (…) qui rapporte ou transporte »652, Derrida relie le motif
du trait à celui du mouvement, ou transport, exposé au début de l’essai, induisant
ainsi une certaine unité entre le début et la fin de l’essai. Cherchant à préciser la
notion de trait, il la décrit, et en énumère des termes synonymes :

« Quel est donc le trait de ce Bezug entre Denken et Dichten? C’est le trait (Riss)
d’une entame, d’une ouverture traçante, frayante (…), d’un Aufriss. (…) N’étant rien, il
n’apparaît pas lui-même, il n’a aucune phénoménalité propre et indépendante, et ne se
montrant pas, il se retire, il est structurellement en retrait, comme écart, ouverture,
différentialité, trace, bordure, traction, effraction, etc. Dès lors qu’il se retire en se tirant,
653
le trait est a priori retrait, inapparence, effacement de la marque de son entame. »

Toute la fin du texte apparaît comme une variation avec répétitions des termes
essentiels que sont le trait et le retrait, l’« écart », qui, associé à la « ressemblance »,
signifie la « différence », ou « différentialité ». Le terme d’écart semble justement
faire le lien entre le thème du transport et celui du trait : l’écart est mouvement, et
Derrida clôt précisément son essai par le terme de chemin, qui lui aussi peut à la fois
avoir le sens de trace et de trajet. Tout en maintenant son constat de l’impossibilité
de la définition, Derrida aboutit néanmoins à une connaissance nouvelle de la
métaphore :

« Qu’est-ce qui se passe ? aurons-nous demandé en entamant ce discours. Rien,


654
pas de réponse, sinon que de la métaphore le retrait se passe et de lui-même. »

La métaphore semble être ce détour inéluctable du discours, ce mouvement du


discours qui laisse une trace, différant le sens à l’infini. Car l’enjeu de la métaphore
est bien la question du sens ; et le trait, ou la trace dont il est question concerne
précisément le sens du discours. Dans la Mythologie blanche, Derrida commente de
la manière suivante l’action de la métaphore :

« La métaphore (…) risque d’interrompre la plénitude sémantique à laquelle elle


devrait appartenir. Marquant le moment du tour ou du détour pendant lequel le sens
peut sembler s’aventurer tout seul, délié de la chose même que pourtant il vise, de la
vérité qui l’accorde à son référent, la métaphore ouvre aussi l’errance du sémantique.
Le sens d’un nom, au lieu de désigner la chose que le nom doit désigner
habituellement, se porte ailleurs. (…) Par sa puissance de déplacement métaphorique,
la signification sera dans une sorte de disponibilité, entre le non-sens précédant le

651
ibid., p. 87
652
ibid., p. 88
653
ibid., p. 88
654
ibid., p. 93
255
langage (elle a un sens) et la vérité du langage qui dirait la chose telle qu’elle est en
655
elle-même, en acte, proprement. »

Le mouvement de la métaphore est un mouvement du sens, « l’errance du


sémantique », le « jeu » du sens, l’entre-deux entre non-sens et vérité. La métaphore
serait ainsi la « différance » du sens, telle que Derrida la définit dans la Voix et le
phénomène :

« Ainsi entendue, la supplémentarité est bien la différance, l‘opération du différer qui,


à la fois, fissure et retarde la présence, la soumettant du même coup à la division et au
délai originaires. La différance est à penser avant la séparation entre le différer comme
656
délai et le différer comme travail actif de la différence. »

La métaphore, comme mouvement du discours faisant trace, excès, ou


supplémentarité du discours lui-même, apparaît donc comme ce qui introduit la
différance dans le discours. La métaphore, trace ou écart sémantique, est cette
différance de la signification qui distingue le discours poétique du discours logique,
univoque, droit, sans détour. Au contraire, la différance est la marque de l’ouverture
sémantique du discours poétique, qui est une présence-absence du sens. Dans le
terme de retrait, Heidegger entendait justement un « mouvement de la présence ou
de la vérité »657 ; par celui de différance, qui «fissure et retarde la
présence », Derrida, au contraire, met en question le statut ontologique du discours
et en particulier de la métaphore.

b. Mise en question de la métaphore en tant que concept


métaphysique.

Dans le Retrait de la métaphore, Derrida reprend le présupposé métaphysique


de la pensée de la langue chez Heidegger pour le remettre en question. La
métaphysique y apparaît comme un « retrait essentiel de l’être », pour laquelle
« l’être ne se laisserait nommer que dans un écart métaphorico-métonymique »658.
Derrida met en relief cette imbrication du métaphorique et du métaphysique chez
Heidegger pour la renverser. Si la métaphysique « correspond à un retrait de l’être »,
« la métaphore en tant que concept dit métaphysique correspond à un retrait de
l’être », et le retrait de la métaphore à un « retrait du retrait de l’être ». Insistant sur

655
J. Derrida, « la Mythologie blanche », op.cit., p. 287
656
J. Derrida, la Voix et le phénomène, Paris, Puf Quadrige, 1998, p. 98
657
J. Derrida, « le Retrait de la métaphore », op.cit., p. 79
658
ibid., p. 79
256
le sens de « re-pli » et de « re-tour » de ce « re-trait », Derrida en conclut que « le
retrait de la métaphore donne lieu à une généralisation abyssale du
métaphorique »659, au détriment du métaphysique, avant de retourner le présupposé
initial en invitant au contraire à penser le retrait de l’être comme retrait de la
métaphore : encore une fois, il ne fait que mettre en œuvre cette constatation
principale selon laquelle tout est métaphore. Comme l’indique Ricoeur dans la
Métaphore vive, le rapprochement entre métaphysique et métaphore, qu’il soit
effectué dans la direction heideggerienne ou dans la direction derridienne, ne retient
finalement de ces concepts que le préfixe « meta » :

« Ainsi donc, qu’on parle du caractère métaphorique de la métaphysique ou du


caractère métaphysique de la métaphore, ce qu’il faut appréhender, c’est l’unique
660
mouvement qui emporte les mots et les choses au-delà…, meta… »

L’expression « unique mouvement » souligne encore une fois la définition de


la métaphore comme mouvement, tout en suggérant que tout est mouvement, tout
est métaphore : cela, le poète le sait bien, qui justement, par la création lyrique
affirme, tout en la mettant en question, la relation de la métaphore et de l’être, de la
métaphore et de la vérité. Pour Pasternak, la métaphore-métonymie doit rendre
compte d’une perception neuve du monde ; pour Belyj, la création poétique,
exhibant la nature métaphorique de la langue elle-même, a pour enjeu la re-création
du monde.

B. Poétique de la métaphore: l’exemple de


Pasternak

1. Définition de la métaphore

a. Le manifeste la Coupe noire

Toute la première partie du manifeste la Coupe noire, qui cherche à définir la


jeune génération futuriste par opposition à la génération précédente des
impressionnistes et des peintres ambulants, est dominée par le lexique du
mouvement et du transport :

659
ibid., p. 80-81
660
P. Ricoeur, la Métaphore vive, op.cit., p. 366
257
« Мы выросли на изумительной подвижности вашей недвижимости : рыдание
передвижнической вашей действительности, гудя, отлетало от заиндевелых
стекол детской, жужжа, обжигало их грозной желтизной. С самого же начала
сообщили вы нам тайну путей сообщения и тайны всяких столкновений,
смещая их за форточкой волшебных фонарей. (…) Затем, с общего согласия и
по взаимному сговору, получили мы, бакалавры первого выпуска вашей школы
661
транспортеров, - почетную кличку футуристов. »

« Nous avons grandi dans l’étonnante mobilité de votre immobilier : le sanglot de


votre réalité d’ambulants s’envolait en résonnant des vitres givrées de la chambre
d’enfants, et bourdonnant, les brûlait d’un jaune menaçant. Dès le commencement,
vous nous avez communiqué le secret des voies de communications, et les mystères
de toutes les collisions, en les plaçant derrière la petite fenêtre des lanternes magiques.
(…) Ensuite, d’un commun accord et par une commune décision, nous, premiers
bacheliers de votre école de transporteurs, avons reçu le surnom respectable de
futuristes. »

La génération futuriste est ici définie par la mobilité héritée de la génération


antérieure : la racine du vocable « mouvement » est reprise trois fois
(« подвижности », « недвижимости », « передвижнической »), prolongée par le
titre de « транспортеров ». Un peu plus loin, c’est sous ses variantes slaves que ce
même nom apparaît : « носильщик », « путешественник », « перевозчик ». Le
lexique du mouvement, renforcé par celui du chemin (« тайну путей сообщения »),
et accompagné du préverbe « pere », équivalent russe du « meta » grec, suggère
bien la notion de métaphore, au sens de transport, « mouvement qui emporte les
mots et les choses au-delà… », selon l’expression de Ricoeur662 : la génération
futuriste, et à travers elle la poésie futuriste, est ainsi doublement désignée par la
notion de métaphore : par le lexique du transport, qui se trouve de surcroît lui-même
métaphorisé… En fait, c’est le nouveau lyrisme futuriste que Pasternak cherche à
définir et à affirmer : le verbe « voler » (« отлетало »), au début du texte, annonce
la définition, dans la deuxième partie du manifeste, de l’âme lyrique du futuriste
comme un « coffre volant » :

« Душа футуриста, укладчика с особым каким-то душевным складом,


реалистически объявлена им метафорою абсолютизма лирики; eдинственно
приемлемый вид coffre volant. Сердца символистов разбивались о символы,
сердца импрессионистов обивали пороги лирики, и лирике сдавали взбитые
сердца. Но только с сердцем лирики начинает биться сердце футуриста,
этого априориста лирики. Такова и была всегда истинная лирика, это
663
поистине априорное условие возможности субъективного. »

661
B. Pasternak, « Černyj bokal », Sobranie sočinenij v 5 t., t.4 Povesti, stat’ji, očerki, Moskva,
« Xudožesvennaja literatura », 1991, p. 355
662
P. Ricoeur, la Métaphore vive, op.cit., p. 366
663
ibid., p. 357
258
« L’âme du futuriste, cet arrangeur à l’arrangement d’âme singulier, par lui, de
manière réaliste, est déclarée la métaphore du lyrisme absolu ; la seule espèce
acceptable de coffre volant. Les cœurs des symbolistes se brisaient contre les
symboles, ceux des impressionnistes assiégeaient les portes du lyrisme, auquel on
rendait des cœurs fouettés. Mais ce n’est qu’avec le cœur du lyrisme que commence à
battre le cœur du futuriste, cet aprioriste du lyrisme. Tel est et a toujours été le lyrisme
authentique, qui est véritablement cette condition a priori de la possibilité du subjectif. »

C’est donc le lyrisme, « lyrisme absolu », « lyrisme authentique », fondement


du futurisme tel que le défend Pasternak, qui est défini par le mouvement et le
transport, autrement dit la métaphore au sens le plus large. C’est ce que Pasternak
résume en conclusion de son manifeste, en définissant l’âme du futuriste comme un
« réceptacle du sens transporté », c’est-à-dire figuré, métaphorique.

« И скажите теперь: как обойтись без одиноких упаковщиков, без укладчиков


со своеобразным душевным складом, все помыслы которых были постоянно
направлены на то единственно, как должна сложиться жизнь, чтобы перенесло
ее сердце лирика, это вместилище переносного смысла, со знаком черного
664
бокала и с надписью: « Осторожно. Верх. » »

« Et dites maintenant : comment se passer de ces empaqueteurs solitaires, de ces


arrangeurs à l’arrangement d’âme singulier dont toutes les pensées sont constamment
orientées vers une seule chose : comment la vie doit-elle être rangée, afin que la
supporte le cœur du poète lyrique, ce réceptacle du sens transporté, signé d’une coupe
noire et de la mention « Attention. Haut. » »

C’est bien la métaphore, au sens le plus large de transport, qui clôt le


manifeste de la Coupe noire. C’est par elle que s’articule le lyrisme à la vie, et elle
semble caractériser tout à la fois la vie et le lyrisme, en un enchevêtrement qui est
lui-même transposition mutuelle : dans la phrase « как должна сложиться жизнь,
чтобы перенесло ее сердце лирика, это вместилище переносного смысла », en
effet, le verbe « сложиться » suggère une disposition, une mise en ordre, et appelle
le « sens transporté » (« переносного смысла » ) que perçoit l’âme du poète, tandis
que le même verbe « перенесло » qualifie également l’action même du poète. Cette
évocation de la métaphore, « voie de communication » entre la vie et le poète,
éclaire à son tour la métaphore précédente du coffre volant, qui condense à elle
seule tout le sens que Pasternak donne au lyrisme, autre nom de la création
poétique : le lyrisme est un réceptacle de toutes les impressions que l’être reçoit, de
toute la vie, mais un réceptacle toujours mouvant, qui transporte ces perceptions
pour en faire apparaître le sens, qui métaphorise la vie afin de la manifester. La
poésie lyrique est donc celle de la métaphore, langue spontanée, improvisée

664
ibid., p. 359
259
(Pasternak, dans ce texte, parle de l’art comme « devoir improvisé »665), expression
singulière de la vie, adéquate à ce que Pasternak nomme, dans son autre manifeste
futuriste la Réaction de Wassermann, le « mouvement de l’idée lyrique »666.

b. Le manifeste la Réaction de Wassermann

Dans la Réaction de Wassermann, c’est cette fois de manière non


métaphorique, mais directe, que Pasternak aborde la question de la métaphore. Il
critique la métaphore telle qu’elle apparaît chez Šeršenevič pour affirmer la vraie
définition de la métaphore telle qu’il la conçoit, c’est-à-dire comme une métonymie.

« Однако и строй метафоры Шершеневичевой таков, что не кажется она


вызванною внутренней потребностью в ней поэта, но внушенной условиями
внешнего потребления. (…)
Факт сходства, реже ассоциативная связь по сходству и никогда не по
смежности – вот происхождение метафор Шершеневича. Между тем только
явлениям смежности и присуща та черта принудительности и душевного
драматизма, которая может быть оправдана метафорически.
Самостоятельная потребность в сближении по сходству просто немыслима.
Зато такое, и только такое сближение может быть затребовано извне.
Неужели Шершеневич не знает, что непроницаемое в своей окраске слово не
может заимствовать окраски от сравнимаемого, что окрашивает
представление только болезненная необходимость в сближении, та
667
чересполосность, которая царит в лирически нагнетенном сознании. »

« Cependant, même la construction de la métaphore chez Šeršenevič est telle


qu’elle ne semble pas suscitée par un besoin intérieur du poète, mais imposée par les
conditions de la consommation extérieure. (…)
Le fait de ressemblance, plus rarement le lien d’association par ressemblance, et
jamais par contiguïté, telle est l’origine des métaphores de Šeršenevič. En fait, seuls
les phénomènes de contiguïté ont ce caractère de contrainte et de dramatisme intérieur
qui peut être justifié métaphoriquement. Le besoin autonome d’un rapprochement par
ressemblance est tout simplement impensable. En revanche, seul un tel rapprochement
peut être exigé de l’extérieur. Comment Šeršenevič peut-il ignorer qu’un vocable
imperméable en sa couleur ne peut emprunter celle de ce qui lui est comparé, que la
représentation ne peut être colorée que par la nécessité douloureuse du
rapprochement, cet enchevêtrement qui règne dans une conscience lyriquement
submergée ? »

Pasternak oppose ici ce que la rhétorique classique nomme trope par


ressemblance, ou métaphore, (« ассоциативная связь по сходству ») et trope par
contiguïté, ou métonymie (« по смежности »). Pasternak dénonce la métaphore par
ressemblance telle que la construit Šeršenevič pour son artificialité, son caractère
non autonome, imposé de l’extérieur (« извне »), par le marché (« внушенной

665
« extemporale », ibid., p. 358
666
B. Pasternak, « Vassermanova reakcija », op.cit., p. 352
667
ibid., p. 353-354
260
условиями внешнего потребления »), reflétant ce que M. Aucouturier nomme
« l’infection industrielle de l’art contemporain »668, en référence à la première partie
du manifeste consacrée précisément aux lois du marché auxquelles se heurte l’art
moderne.

A l’opposé, la métaphore par contiguïté répond à une demande intime,


indépendante (« Самостоятельная потребность »), du poète : c’est le besoin
intérieur (« внутренней потребностью »), la profonde nécessité (« та черта
принудительности », « болезненная необходимость в сближении »), qui suscite
inéluctablement le rapprochement par contiguïté, et c’est précisément cette
« nécessité lyrique »669 qui sera le critère de justesse et de vérité de la métaphore :
« только явлениям смежности и присуща та черта принудительности и
душевного драматизма, которая может быть оправдана метафорически ». La
vraie métaphore, forme nécessaire de la création lyrique, est donc pour Pasternak la
métaphore par contiguïté : elle seule peut rendre compte de l’enchevêtrement des
choses du monde (« чересполосность ») que perçoit la conscience du poète. Or,
dans une lettre à sa cousine Ol’ga Frejdenberg, Pasternak décrit justement la
création lyrique en terme de transposition qualitative, ou métonymique, de la vie.

c. Lettre à Ol’ga Frejdenberg du 23 juillet 1910

Dans sa longue lettre du 23 juillet 1910, Pasternak entreprend de décrire la


nature de la création lyrique telle qu’il la conçoit : il la définit en terme de
transformation des choses du monde, en mettant l’accent sur la notion de qualité. La
création lyrique apparaît comme un transfert qualitatif, ou métonymique, de la
réalité. En effet, peu avant l’extrait qui suit, il avait présenté la création comme une
ouverture vers une nouvelle forme de la réalité.

« Творчество с таким настроением не отмечает характерное, не


наблюдает, а только так или иначе констатирует факт, что и глаголы и
существительные переживаемого мира, воплощенные существительные и
глаголы стали прилагательными, каким-то водоворотом качеств, которые ты
должна отнести к носителю высшего типа, к предмету, к реальному, которое
не дано нам. И не к предмету религиозного чувства, а к предмету лирически
творческого восторга или грусти (т.е. они даже тождественны в своем
главном определении: лирическое). Я уже говорил тебе, что, как мне кажется,

668
M. Aucouturier, « Introduction », B. Pasternak, Oeuvres, édition établie, présentée par M.
Aucouturier, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la pléiade, 1990.
669
ibid.
261
сравнения имеют целью освободить предметы от принадлежности интересам
жизни или науки, и делают их свободными качествами; чистое, очищенное от
других элементов творчество переводит крепостные явленья от одного
владельца к другому; из принадлежности причинной связи, обреченности,
судьбе, как мы переживаем их, оно переводит их в другое владение, они
становятся фаталистически зависимыми не от судьбы, предмета и
существительного жизни, а от другого предмета, совершенно
несуществующего как таковой и только постулируемого, когда мы переживаем
такое обращение всего устойчивого в неустойчивое, предметов и действий в
качества, когда мы переживаем совершенно иную, качественно иную
зависимость воспринимаемого, когда самая жизнь становится качеством. (…)
И вот я говорил тебе о какой-то деятельности, сменяющей наблюдение, о
переживании жизни, ставшей качеством предметов, покинувших предметность
670
жизни. »

« La création associée à un tel état intérieur ne remarque pas ce qui est


caractéristique, n‘observe pas, mais seulement, d’une manière ou d’une autre, constate
le fait que les verbes comme les substantifs du monde tel qu’il est ressenti, les
substantifs et les verbes incarnés sont devenus adjectifs par une sorte de tourbillon des
qualités, que tu dois rapporter au porteur du type supérieur, à la chose, au réel qui ne
nous est pas donné. Et non pas à l’objet du sentiment religieux - mais à celui de
l’exaltation ou de la tristesse lyriquement créatrices (c’est-à-dire qu’ils sont même
identiques dans leur définition essentielle : le lyrisme). Je t’ai déjà dit que, à ce qu’il me
semble, les comparaisons ont pour but de libérer les objets de leur appartenance aux
intérêts de la vie ou de la science, et en font des qualités libres ; la création pure,
purifiée des autres éléments, transfère les phénomènes asservis d’un maître à un
autre ; de l’appartenance à un lien causal, à la condamnation, au destin, tel que nous
les ressentons, elle les transfère dans un autre domaine, ils deviennent fatalement
dépendants non pas du destin, d’un objet et d’un substantif de la vie, mais d’un autre
objet, parfaitement inexistant en tant que tel et seulement postulé, lorsque nous
ressentons cette transformation de tout ce qui est stable en quelque chose d’instable,
des objets et des actes en qualités, lorsque nous ressentons une tout autre,
qualitativement autre, dépendance de ce qui est perçu, lorsque la vie même devient
qualité. (…) Et voilà, je t’ai parlé d’une activité remplaçant l’observation, de la sensation
de la vie devenue qualité des objets qui ont quitté l’objectité de la vie. »

La création lyrique est ici associée à une sensation nouvelle du monde, que
Pasternak nomme sensation qualitative. L’affirmation de la transformation des
verbes et noms en adjectifs indique linguistiquement ce déplacement qualitatif de la
perception du monde, « каким-то водоворотом качеств », qui donne naissance à
la métaphore par contiguïté. Plus largement, tout le lexique du devenir (« стали »,
« становится ») et du transfert (« водоворотом » , « переводит », « обращение »)
souligne la nécessité de la transposition, ou transformation, qui est à l’œuvre dans la
métonymie. La création est en effet définie comme le transfert métonymique d’un
phénomène du monde vers un autre : « чистое, очищенное от других элементов
творчество переводит крепостные явленья от одного владельца к другому ».
Cet autre phénomène relève cette fois du monde poétique, de la réalité nouvelle

670
B. Pasternak, Perepiska s Ol’goj Frejdenberg, pod redakciej i s kommentarijami È. Mossmana,
New-York & London, Harcourt Brace Jovanovich, 1981, p. 14-15
262
perçue par le poète : « они становятся фаталистически зависимыми не от
судьбы, предмета и существительного жизни, а от другого предмета,
совершенно несуществующего как таковой и только постулируемого ». La
nécessité de la métonymie découle donc de la nécessité de la sensation neuve,
qualitative, de la vie qu’éprouve le poète : « когда мы переживаем совершенно
иную, качественно иную зависимость воспринимаемого, когда самая жизнь
становится качеством. ». En conclusion, Pasternak récapitule son intuition
essentielle : la création lyrique n’est pas description de la réalité, mais redescription
selon l’expression de Ricoeur ; la création prend la place de l’observation (« о
какой-то деятельности, сменяющей наблюдение »). La création peut alors être
définie comme une « observation lyrique » qui transforme la vie en qualité, qui
redécrit qualitativement le monde, par glissements métonymiques. La qualité semble
être cette sensation lyrique du monde qui enjoint au poète de renommer
métonymiquement les choses. Par la métonymie, la création lyrique se révèle être
l’expression de cette nouvelle forme de la réalité dont le poète a l’intuition.

d. Interprétations de la métaphore chez Pasternak


671
Dans son étude Notes marginales sur la prose du poète Pasternak , R.
Jakobson définit la métonymie, telle que Pasternak la défend dans son manifeste la
Réaction de Wassermann, comme le principe constructif de la poétique de
Pasternak :

« Ce sont les réseaux de métonymies, non de métaphores, qui confèrent à son


œuvre une « expression bien particulière ». Son lyrisme – prose ou poésie – est
pénétré d’un principe métonymique, gouverné par la précellence de l’association par
672
contiguïté. »

Et il définit plus loin ce principe poétique comme « métonymie créatrice », qui


« transforme (…) l’ordre des choses »673 : la métonymie, en tant que logique
poétique, est le ferment de la création qui subvertit l’ordre du monde, le sens et la
référence : on retrouve ici les idées que Pasternak développait dans sa lettre à sa
cousine du 23 juillet 1910. Pour Jakobson, cette subversion, ou transformation, tient

671
R. Jakobson, « Notes marginales sur la prose du poète Pasternak », Huit questions de poétique,
trad. de l’allemand par M. Lacoste et A. Combes, Seuil, 1997
672
ibid., p. 60
673
ibid., p. 64
263
en ce que la relation entre les choses du monde qu’instaure la métonymie acquiert
une existence poétique qui tend à supplanter l’existence des choses elles-mêmes :

« Le lien établi prend le pas sur les éléments qu’il avait à relier et les rejette dans
l’ombre ; « l’attrait de la signification existant pour elle-même » se dévoile, les rapports
de référence aux objets sont estompés, c’est à peine s’ils transparaissent. En ce sens,
aussi bien les relations métonymiques créées par Pasternak que les relations
métaphoriques propres à Maïakovski, ou les méthodes si variées utilisées par
Khlebnikov dans ses poèmes pour condenser la forme (interne ou externe) du langage,
reflètent une tendance tenace à la suppression des objets ; on retrouve d’ailleurs cette
tendance caractéristique dans d’autres formes de l’art de la même époque. La relation
devient objet en elle-même (…) Le poète voit dans la substituabilité mutuelle des
images la définition de l’art. »674

La suppression des objets, la non-figurativité, est bien un des traits


caractéristiques de la modernité artistique, en quête de la spécificité intrinsèque de
chaque art, indépendamment de sa relation à la réalité : dans ce contexte, la
métonymie, comme la métaphore, apparaît comme une mise à nu de la matière de la
poésie qu’est le langage. Ce dernier est dans son essence relation : relation entre
l’homme et le monde, relation entre les éléments qui forment l’imaginaire du poète,
relation entre les vocables. La métonymie créatrice, en tant que principe poétique,
exhibe cette relation, qui « devient objet en elle-même », qui devient son propre but.
On pourrait voir dans cette analyse de la métaphore-métonymie chez Jakobson une
parenté avec la lecture (postérieure) qu’en fait Derrida : cette relation serait ainsi ce
trait, cette trace qui diffère et disperse la signification, qui émancipe la matière
verbale du sens qu’elle vise.

Un des pôles de la métaphore-métonymie serait donc constitué par


l’accentuation de la relation, de l’écart, « meta ». Le deuxième pôle, au contraire,
consisterait à insister sur le déplacement, « phora » : en effet, le sens et la référence
ne sont pas pour autant évacués de la métaphore-métonymie. Pasternak insiste lui-
même sur la nécessité lyrique qui meut la métaphore, en vue de rendre compte d’une
perception neuve du monde. C’est pourquoi M. Aucouturier définit la métaphore
chez Pasternak comme « l’expression directe de la sensation »675. En reliant les
différentes composantes d’une même sensation du réel, la métaphore par contiguïté
déstructure le réel pour en rénover la perception, pour « exprimer le syncrétisme

674
ibid., p. 66
675
M. Aucouturier, op.cit.
264
pré-logique de la pure sensation »676. Le poète, grâce à la métaphore par contiguïté,
cherche donc à rendre compte du sens nouveau qui lui est révélé par la perception
lyrique qu’il a du monde. M. Aucouturier affirme ainsi :

« La métaphore qui nomme le nouveau avec des mots anciens, a bien pour effet,
comme le pensent les formalistes, de briser l’automatisme du signe, de mettre du jeu
entre le signifiant et le signifié. Mais ce n’est pas pour émanciper la matière verbale, en
faire un simple matériau de construction : c’est pour permettre au langage de
s’appliquer à ce qui est encore extérieur au langage, que le langage n’a pas encore
emprisonné dans le réseau figé des significations usuelles où évolue notre vie pratique :
bref, pour communiquer ce qu’il y a, littéralement, d’ineffable dans la sensation pure du
677
réel : son absolue nouveauté. »

M. Aucouturier reconnaît, comme Jakobson, que la métaphore-métonymie


subvertit le signe, introduisant ce que Derrida nommait « l’errance du
sémantique »678. Mais cette subversion n’est pas une fin en soi, elle ne reflète pas
« l’attrait de la signification existant pour elle-même »679, qui efface les choses du
monde ; ce « jeu » sémantique permet de dire « more metaphorico »680, ce qui n’a
jamais été dit, l’ineffable nouveauté de la sensation à chaque instant renouvelée que
le poète a du monde. Comme le dit encore clairement M. Aucouturier, par la
métaphore, le langage retrouve « sa fonction primitive de nomination »681. Si la
métaphore nomme, c’est qu’elle ne quitte pas le domaine du langage qui relie
l’homme au monde, au contraire, elle rénove le langage, afin de le rendre adéquat à
la relation lyrique unique qui unit le poète au monde, elle cherche une réponse à la
question originelle du dire.

676
ibid.
677
ibid.
678
J. Derrida, « la Mythologie blanche », op.cit.
679
R. Jakobson, op.cit.
680
selon l’expression de J. Derrida, « le Retrait de la métaphore », op.cit.
681
M. Aucouturier, « Boris Pasternak », Histoire de la littérature russe, le XXème siècle, Gels et
dégels, op.cit.
265
2. Mise en œuvre de la métaphore dans le poème « Définition de la
poésie »

Le poème « Définition de la poésie », extrait du recueil Ma soeur – la vie682,


Pasternak se présente comme une définition paradoxale, non pas logique, mais
métaphorique, ou métonymique, de la création poétique.

Определение поэзии

Это – круто налившийся свист,


Это – щелканье сдавленных льдинок,
Это – ночь, леденящая лист,
Это - двух соловьев поединок.

Это – сладкий заглохший горох,


Это – слезы вселенной в лопатках,
Это – с пультов и флейт – Фигаро
Низвергается градом на грядку.

Все, что ночи так важно сыскать


На глубоких купаленных доньях,
И звезду донести до садка
На трепещущих мокрых ладоньях.

Площе досок в воде – духота.


Небосвод завалился ольхою.
Этим звездам к лицу б хохотать,
Ан вселенная – место глухое.

Définition de la poésie

C’est un sifflement raide et plein,


C’est un craquement de glaçons écrasés,
C’est la nuit qui glace une feuille,
C’est un duel de deux rossignols.

C’est un pois sucré, étouffé,


Les larmes de l’univers dans des cosses,
Figaro qui, des pupitres et des flûtes,
Se déverse comme la grêle sur le potager.

Tout ce que la nuit doit trouver


Dans les bassins profonds,
Et porter une étoile au vivier
Dans ses paumes humides et tremblantes.

Plus plate que les planches dans l’eau : la moiteur.


Le firmament s’est effondré comme l’aune.
Il irait bien aux étoiles de rire!
Mais l’univers est un lieu sourd.

682
B. Pasternak, Sobranie sočinenij v pjati tomax, t.1, Stixotvorenija i poèmy, Moskva,
Xudožestvennaja literatura, 1989, p. 134
266
Dans ce poème, Pasternak donne d’emblée à comprendre la poésie comme un
mode de perception du monde : tout le poème est fondé sur les sensations.
Apparaissent d’abord des sensations auditives (« свист », « щелканье »,
« флейт »), accompagnées de sensations tactiles (« сдавленных льдинок »,
« мокрых ладоньях »), gustatives (« сладкий »), et visuelles (« ночь », « звезду »,
« Небосвод », « ольхою »). Le poème se présente ainsi comme un syncrétisme de
la sensation, unissant l’homme, la nature et l’univers dans un tout mimé par les
unités syntaxiques que forment les vers (« Это – слезы вселенной в лопатках »,
« Этим звездам к лицу б хохотать »).

Cette poésie fondée sur la sensation est aussi caractérisée d’un bout à l’autre
par le déplacement métonymique : les verbes de mouvement, tout d’abord, donnent
à voir ce déplacement (« Низвергается », « донести », « завалился »). Mais ce
sont aussi les déplacements syntaxiques qui organisent le poème : ainsi, dans les
sept premiers vers, la prédication métaphorique fondée sur le tiret, qui signe la
copule absente, fait jouer le sens des définitions entre « est » et « n’est pas ». Selon
la terminologie de Black, le cadre de chacun des vers est « Это », désignant la
poésie, tandis que leur foyer est constitué des différentes sensations qui suivent le
tiret (« круто налившийся свист », « щелканье сдавленных льдинок »…), qui
sont autant de prismes par lequel est regardée la poésie. Ces différents foyers
élargissent donc la perception de la poésie aux diverses sensations du monde et des
relations entre les êtres. Comme le souligne I. Kunin683, la métaphore a bien ici pour
visée de rendre compte d’une perception neuve, authentique et totalisante du monde.

Mais les déplacements syntaxiques se situent également à l’intérieur des


groupes nominaux qui, comme l’indique I. Tjukova684, suggèrent la mise à nu de ce
processus original de perception du monde. En effet, l’association sémantiquement
décalée d’un adjectif et d’un nom (« место глухое »), de deux noms (« слезы
вселенной »), d’un nom et d’un verbe (« звезду донести », « завалился
ольхою »), ou encore d’un adverbe, d’un adjectif et d’un nom (« круто
налившийся свист ») non seulement mettent à nu ce processus créateur qui
apparaît comme un nouveau mode de perception, mais font aussi se rencontrer la

683
I.F. Kunin, « Kak čitat’ rannie stixi Pasternaka”, Russkaja reč’, n°1, Moskva, 1991.
684
I.N. Tjukova, « Metafora v rannej lirike B.L. Pasternaka v aspekte idiostil’a », Russkij jazyk v
sovremennom kul’turnom aspekte, Tomsk, 2000.
267
sensation des choses et celle des vocables : c’est ce qui fait dire à Tynjanov que,
chez Pasternak, le vers se heurte aux choses, il surgit des choses685.

En effet, les déplacements lexicaux reflètent l’imbrication de la sensation de la


langue et de celle du monde : la poésie se mue tour à tour en bruit (« свист »,
« щелканье », « хохотать »), en silence (« заглохший », « глухое »), en musique
(« двух соловьев », « с пультов и флейт »). De même, les abondants déplacements
phonétiques, à l’intérieur des vocables, renforcent encore la perception sensible des
vocables de la langue : ainsi les allitérations en « l’ » de la première strophe
(« налившийся », « льдинок », « леденящая »), ou les associations répétées, sur
les deux premières strophes, de la sifflante « s » avec une autre consonne (« свист »,
« сдавленных », « сладкий », « слезы вселенной », « с пультов »), tout en
soulignant la nature sonore de la matière verbale, révèlent finalement la logique
sonore de la création poétique, qui unit sensation des vocables et sensation du
monde dans le tout que forme le poème.

La poésie, ou « l’univers poétique » tel qu’il est présenté dans ce poème,


apparaît ainsi comme un lieu multiple et paradoxal : « Ан вселенная – место
глухое ». La poésie est le lieu de l’écart entre les choses et les vocables, le lieu
d’une lutte (« двух соловьев поединок ») pour l’authenticité de l’expression, lieu
d’une quête (« Все, что ночи так важно сыскать / На глубоких купаленных
доньях »), la quête du sens et de l’adéquation des vers au monde. L’univers
poétique apparaît ainsi comme le lieu du sens qui se cherche dans l’écart et la
ressemblance métonymique des vocables, des choses et de leurs sensations.

A. Belyj, dans la Magie des vocables, donne une autre approche de la


métaphore, tout en posant la même question de la relation entre la prédication
métaphorique et le monde.

685
Ju. Tynjanov, « Promežutok », op.cit., p. 435 : “Kakie temy privodjat v stolknovenie stix i vešč’ ?
Èto, vo-pervyx, samoe bluždanie, samoe roždenie stixa sredi veščej”.
268
C. Poétique de la métaphore : l’exemple de Belyj

1. Définition de la métaphore

a. L’essai la Magie des vocables

La deuxième partie de l’essai la Magie des vocables est entièrement consacrée


à une présentation de la métaphore, que Belyj définit comme « moyen de
figurativité » (sredstvo izobrazitel’nosti686). Cette dénomination fait penser aux
« figures de styles » de la rhétorique traditionnelle en ce qu’elle met l’accent
précisément sur la figure et l’image (obraz) ; pour Belyj, la métaphore a à voir avec
l’image, parce qu’elle cherche à dépeindre de manière vivante : employant un
calque du grec ζωγραφία, il définit encore la métaphore comme « écriture du
vivant », (process živopisanija687). Dans cet essai, Belyj décrit le processus
psychologique à l’œuvre dans la création de métaphores, en vue d’expliquer et de
justifier la force, ou « magie » des vocables évoquée dans la première partie.

La réflexion de Belyj se situe dans le sillage de celle de Potebnja : il emploie


l’expression potebnienne de « représentation verbale », qui considère le vocable
comme un tout matériel et spirituel, et c’est la notion de forme interne qui est au
cœur de sa définition de la métaphore :

« В формах изобразительности есть нечто общее : это стремление


расширить словесное представление данного образа, сделать границы его
неустойчивыми, породить новый цикл словесного творчества, т.е. дать толчок
обычному представлению в слове, сообщить движение его внутренней форме ;
изменение внутренней формы слова ведет к созиданию нового содержания в
образе ; тут дается простор нашему творческому восприятию
688
действительности. »

« Toutes les formes de figurativité ont une chose en commun : le désir d’élargir la
représentation verbale de l’image donnée, de rendre ses frontières instables,
d’engendrer un nouveau cycle de création verbale, c’est-à-dire de donner une impulsion
à la représentation ordinaire du vocable, de mettre en mouvement sa forme interne ; la
modification de la forme interne d’un vocable conduit à la création d’une nouveau
contenu de l’image ; c’est ce qui donne du large à notre perception créatrice de la
réalité. »

La métaphore est ici présentée comme une mise en mouvement (« сообщить


движение », « изменение ») de la forme interne. Celle-ci étant ce qui, dans chaque
686
A. Belyj, « Magija slov », op.cit., p. 237
687
ibid., p. 241
688
ibid., p. 238
269
vocable, relie le son au sens, l’impulsion qui lui est donnée conduit à la naissance
d’un contenu nouveau, d’un sens nouveau : c’est ainsi tout le vocable qui est mis en
mouvement (« расширить словесное представление, сделать границы его
неустойчивыми, дать толчок обычному представлению в слове »). La
métaphore cherche ainsi à rendre les vocables adéquats à la perception du monde
qu’a le poète, « тут дается простор нашему творческому восприятию
действительности ». Belyj souligne bien ici la dimension gnoséologique et
ontogonique de la métaphore : celle-ci correspond à la « perception créatrice » du
poète qui, par elle, non seulement prend connaissance du monde, mais va même
jusqu’à le créer. C’est en effet ce qui est impliqué dans le rapprochement qu’opère
Belyj entre la métaphore et le mythe :

« Создание словесной метафоры (символа, т.е. соединения двух предметов


в одном) есть цель творческого процесса ; но как только достигается эта
цель средствами изобразительности и символ создан, мы стоим на границе
между поэтическим творчеством и творчеством мифическим ; независимость
нового образа « а » (совершенной метафоры) от образов, его породивших
(« b », « с », где « а » получается или от перенесения « b » в « с », или обратно :
« с » в « b »), выражается в том, что творчество наделяет его
онтологическим бытием, независимо от нашего сознания ; весь процесс
обращается : цель (метафора - символ), получившая бытие, превращается в
реальную действующую причину (причина из творчества) : символ становится
воплощением ; он оживает и действует самостоятельно : белый рог месяца
становится белым рогом мифического существа : символ становится мифом ;
месяц есть теперь внешний образ тайно скрытого от нас небесного быка или
козла : мы видим рог этого мифического животного, самого же его не видим.
689
Всякий процесс художественного творчества в этом смысле мифологичен. »

« La création de la métaphore verbale (d’un symbole, c’est-à-dire de la réunion de


deux objets en un seul) est le but du processus créateur ; mais dès que ce but est
atteint par les moyens de la figurativité, et que le symbole est créé, nous sommes à la
limite de la création poétique et de la création mythologique ; l’indépendance de la
nouvelle image « a » (la métaphore réalisée) par rapport aux images qui l’ont
engendrée (« b », « c », où « a » est le résultat du transfert de « b » en « c », ou au
contraire de « c » en « b »), s’exprime en ce que la création la dote d’une existence
ontologique, indépendamment de notre conscience ; tout le processus se transforme :
le but (la métaphore-symbole), une fois qu’il a reçu l’existence, se transforme en une
cause active (cause provenant de la création) : le symbole devient incarnation ; il
devient vivant, et agit de manière autonome : la corne blanche de la lune devient la
corne blanche d’un être mythique : le symbole devient mythe ; la lune est maintenant
l’image extérieure d’une taureau ou d’un bouc céleste qui nous est mystérieusement
caché : nous voyons la corne de cet animal mythique, sans voir l’animal lui-même. Tout
processus de création artistique, dans ce sens, est mythologique. »

Belyj commence ici par affirmer le caractère intrinsèque de la création, qui est
son propre but : la création artistique a pour but la création de métaphores. Mais

689
ibid., p. 242
270
Belyj poursuit sa réflexion en montrant le dépassement de la création artistique
dans la création de mythes : « но как только достигается эта цель средствами
изобразительности и символ создан, мы стоим на границе между поэтическим
творчеством и творчеством мифическим ». Désormais, il s’attache à rendre
compte de cette proximité du poétique et du mythologique. La métaphore créée
devient un être autonome, qui accède à l’être (« бытие »), et à la vie au sens propre,
« символ становится воплощением ; он оживает и действует самостоятельно ».
La création poétique, par la métaphore, devient ainsi création de vie et d’être, sur le
modèle de la Création divine : « белый рог месяца становится белым рогом
мифического существа : символ становится мифом ». La création poétique est
mythologique, la métaphore est créatrice de réalité, créatrice d’un monde nouveau.
C’est ici que poésie et religion se rejoignent : la réussite de la métaphore, la vie du
mythe poétique, requiert la foi.

« Поэзия прямо связана с творчеством языка ; и косвенно связана она с


мифическим творчеством ; сила образа прямо пропорциональна вере (хотя бы и
690
неосознанной) в существование этого образа. »

« La poésie est directement liée à la création de la langue ; et indirectement liée à la


création mythique : la force de l’image est directement proportionnelle à la foi (ne
serait-ce qu’inconsciente) en l’existence de cette image. »

En parlant de la « force de l’image », Belyj rejoint la problématique de la


première partie de son essai : la force, ou encore l’énergie, la magie de la métaphore,
est le signe de sa vie, de son efficacité. Elle dépend de la foi du destinateur et du
destinataire dans la métaphore. Comme la religion judéo-chrétienne, fondée sur la
foi en la Parole de Dieu, la poésie est donc fondée sur la foi en la parole créatrice du
poète, en l’efficacité de ce processus créateur qui fait venir à l’être ce qu’il nomme
sur un mode mythique. C’est donc la foi en la métaphore qui la rend créatrice de
sens, source de connaissance. Cependant, Belyj affirme ici également la proximité
de la poésie et de la langue : en fait, c’est la langue, dans sa dimension créatrice, qui
se trouve à l’origine de cette communion entre métaphore et mythe.

b. L’essai la Pensée et la langue

Dans la Pensée et la langue, Belyj expose la position de Potebnja sur le statut


de la langue et des vocables. Il montre ainsi que la métaphore, définie comme

690
ibid., p. 243
271
l’évolution historique de la forme interne d’un vocable, est une caractéristique de la
langue elle-même, que le poète ne fait qu’exhiber dans la création poétique.

« Слово – символ, заключая множество переносных смыслов, с течением


времени меняет внутреннюю форму ; система метафор, являющаяся в
результате изменения смыслов, рождает ряд поэтических мифов ; эти же
691
последние лежат в основе примитивного религиозного творчества. »

« Le vocable-symbole, contenant une multitude de sens figurés, modifie avec le


temps sa forme interne ; le système des métaphores, qui apparaît comme le résultat de
l’évolution des significations, engendre un série de mythes poétiques ; ces derniers sont
à l’origine de la création religieuse primitive. »

Belyj expose ici la chaîne logique d’engendrements successifs qui, partant du


vocable (« Слово »), conduit au symbole, défini par la multiplicité de ses signifiés
(« символ, заключая множество переносных смыслов »), puis à la métaphore,
fruit de l’évolution de la forme interne du vocable (« с течением времени меняет
внутреннюю форму »). La transformation de la forme interne, qui induit un
changement de sens, crée à son tour le mythe : Belyj déroule cette chaîne logique et
historique qui unit langue, poésie, mythe et religion. Mais c’est bien la langue qui
contient en elle-même toutes ces potentialités : la tâche du poète semble donc être de
déployer les potentialités de la langue. Belyj rapproche jusqu’à les confondre la
polysémie des vocables et leurs potentialités métaphoriques : la création de
métaphores apparaît ainsi comme une manifestation des potentialités de sens
métaphorique que les vocables contiennent ; le mythe poétique serait alors une
actualisation des vocables, la métaphore révèlerait la plénitude des vocables.

La mythologie poétique, création d’un sens vivant, est donc une conséquence
de la logique métaphorique de la poésie comme de la langue elle-même. En créant
des métaphores, le poète se met au service de la langue, la réalise de manière
nouvelle et pleine. C’est dans ce sens que créer des métaphores revient à créer un
supplément de réalité, poétique et mythologique.

2. Mise en œuvre de la métaphore en prose

Dans la première partie de la Magie des vocables, Belyj élabore une définition
métaphorique du discours poétique, qui met en œuvre cette rencontre du poétique et
du mythologique.

691
A. Belyj, « Mysl’ i jazyk », Logos, kniga 2, op.cit., p. 254
272
« Поэтическая речь есть речь в собственном смысле ; великое значение ее в
том, что она ничего не доказывает словами ; слова группируются здесь так,
что совокупность их дает образ ; логическое значение этого образа
неопределенно ; зрительная наглядность его неопределенна также, мы должны
сами наполнить живую речь познанием и творчеством ; восприятие живой,
образной речи побуждает нас к творчеству ; в каждом живом человеке эта речь
вызывает ряд деятельностей ; и поэтический образ досоздается – каждым ;
образная речь плодит образы ; каждый человек становится немного
художником, слыша живое слово. Живое слово (метафора, сравнение, эпитет)
есть семя, прозябающее в душах ; оно сулит тысячи цветов ; у одного оно
прорастает как белая роза, у другого – как синенький василек. Смысл живой
речи вовсе не в логической ее значимости ; сама логика есть порождение речи ;
недаром условие самих логических утверждений есть творческое веление их
считать таковыми для известных целей ; но эти цели далеко не покрывают
целей языка как органа общения. Главная задача речи – творить новые образы,
вливать их сверкающее великолепие в души людей, дабы великолепием этим
покрыть мир ; эволюция языка вовсе не в том, чтобы постепенно
выпотрошить из слова всякое образное содержание ; выпотрошенное слово
есть отвлеченное понятие ; отвлеченное понятие заканчивает процесс
покорения природы человеку ; в этом смысле на известных ступенях развития
человечество из живой речи воздвигает храмы познания ; далее наступает
новая потребность в творчестве ; ушедшее в глубину бессознательного семя-
слово, разбухая, прорывает сухую свою оболочку (понятие), прорастая новым
ростком ; это оживление слова указывает на новый органический период
культуры ; вчерашние старички культуры, под напором новых слов, покидают
свои храмы и выходят в леса и поля, вновь заклинают природу для новых
завоеваний ; слово срывает с себя оболочку понятий ; блестит и сверкает
девственной, варварской пестротой.
Такие эпохи сопровождаются вторжением поэзии в область терминологии,
вторжением в поэзию духа музыки ; вновь воскресает в слове музыкальная сила
звука ; вновь пленяемся мы не смыслом, а звуком слов ; в этом увлечении мы
бессознательно чувствуем, что в самом звуковом и образном выражении скрыт
глубочайший жизненный смысл слова – быть словом творческим. Творческое
692
слово созидает мир. »

« Le discours poétique est le discours au sens propre ; sa grande signification réside


en ce qu’il ne prouve rien au moyen des vocables ; ceux-ci se regroupent ici pour
donner, dans leur ensemble, une image ; la signification logique de cette image est
indéfinie, son évidence visuelle l’est également, nous devons nous-même remplir le
discours vivant de connaissance et de création ; la perception du discours vivant,
imagé, nous pousse à la création ; ce discours suscite en toute personne vivante une
série d’actes ; et c’est chaque personne qui parfait la création de toute image poétique ;
le discours imagé produit des images ; toute personne devient un peu artiste lorsqu’elle
entend une parole vivante. La parole vivante (métaphore, comparaison, épithète) est
une graine qui gît dans nos âmes ; elle nous promet mille fleurs ; chez l’un, elle se
développe en une rose blanche, chez l’autre, en un petit bleuet. Le sens du discours
vivant ne se trouve absolument pas dans sa signifiance logique ; la logique elle-même
est issue du discours ; ce n’est pas un hasard si la condition de ces affirmations
logiques est la décision créatrice de les considérer comme telles selon des visées
précises ; mais ces visées sont loin de couvrir celles de la langue en tant qu’organe de
communication. La tâche principale du discours est de créer de nouvelles images, de
verser leur splendeur brillante dans l’âme des hommes, afin de couvrir le monde de
cette splendeur ; l’évolution de la langue ne consiste pas du tout à vider un vocable de
tout contenu imagé ; un vocable vidé de ses entrailles est un concept abstrait ; un
concept abstrait clôt le processus de soumission de la nature à l’homme ; dans ce sens,
à une certaine étape de son développement, l’humanité érige, à partir du discours
vivant, des temples de la connaissance ; vient ensuite un nouveau besoin de créer ; le
vocable-semence, enfoui dans la profondeur de l’inconscient, en gonflant, déchire son

692
A. Belyj, « Magija slov », op.cit., p. 230-231
273
enveloppe désséchée (le concept), et grandit en une pousse nouvelle ; cette vivification
du vocable indique une nouvelle période organique de la culture ; les vieillards de la
culture passée, sous la pression de ces nouveaux vocables, quittent leurs temples et
s’en vont dans les champs et les forêts, lançant des incantations à la nature en vue de
faire de nouvelles conquêtes ; le vocable se sépare de son enveloppe de concepts ; il
brille, étincelle de mille couleurs vierges, barbares.
De telles époques s’accompagnent d’une incursion de la poésie dans le domaine de
la terminologie, et de l’esprit de la musique dans celui de la poésie ; le vocable voit de
nouveau ressusciter en lui la force musicale du son ; nous sommes de nouveau
charmés non par le sens, mais par le son des vocables ; dans cet élan, nous sentons
inconsciemment que c’est l’expression sonore et imagée en tant que telle qui cache le
sens profond, vital de la parole : être une parole créatrice. La parole créatrice crée le
monde. »

Belyj définit tout d’abord le discours poétique par opposition au discours


logique : contrairement au discours logique, le but du discours poétique n’est pas de
démontrer (« она ничего не доказывает словами »), le sens poétique se distingue
donc du sens logique (« Смысл живой речи вовсе не в логической ее
значимости »), et le vocable poétique du concept (« слово срывает с себя
оболочку понятий »). C’est justement une définition métaphorique du discours
poétique qui va élucider la spécificité du sens poétique. Dès la première assertion,
« Поэтическая речь есть речь в собственном смысле », la syntaxe métaphorique
met en œuvre cette subversion de la logique par le discours poétique : la copule
« есть » s’entend ici selon une « modalité métaphorique »693 qui consiste à étendre
paradoxalement le sens du verbe être entre « est » et « n’est pas », pour aboutir à
une assertion d’un nouveau type, assertion métaphorique, fruit d’une « décision
créatrice » qui souligne d’emblée que le sens poétique se situe au-delà de la logique.
Ensuite, ce sont les métaphores lexicales de la vie (« живую речь », « Живое
слово », « оживление слова », « жизненный смысл слова »), puis celles de la
germination et de la fécondité, qui lui sont liées, (« семя », « семя-слово ») qui vont
révéler la nature potentielle, toujours en devenir, du sens poétique. Les expressions
de « parole vivante » et de « semence » sont clairement présentées, grâce à une
parenthèse explicite, comme des définition métaphoriques de la
métaphore : « Живое слово (метафора, сравнение, эпитет) есть семя. » Certes, la
définition de « parole vivante » regroupe métaphore, comparaison, épithète, et plus
généralement, tout ce que Belyj entend par « forme de figurativité ». Mais c’est bien
la métaphore qu’il cite en premier, soulignant, à la suite d’Aristote (auquel il fait
d’ailleurs référence dans cette partie de l’essai), la situation emblématique de celle-

693
L’expression est de P. Ricoeur, op.cit., p. 312
274
ci parmi toutes les figures de style. Belyj comprend en effet, comme Aristote, la
métaphore au sens large de transport des significations : c’est ce que révèle la
prédominance des verbes de mouvement caractérisant ce qu’il nomme « parole
vivante ». Belyj définit en effet tour à tour la métaphore par le mouvement potentiel
de la graine (« семя (…) сулит тысячи цветов »), celui de la jeune pousse (« семя-
слово (…) прорастая новым ростком »), mais aussi celui de l’efficacité des
vocables poétiques qui la constituent (« эта речь вызывает ряд деятельностей »,
« образная речь плодит образы »). Enfin, ce transport concerne aussi le
glissement de la notion de sens : le sens de la parole poétique s’oppose à la
signification logique des concepts (« Смысл живой речи вовсе не в логической ее
значимости »). Par ce déplacement lexical, Belyj signifie que le sens métaphorique
échappe au schéma de la signification logique décrit en termes de signifiant et de
signifié. Plus loin, il ajoute encore : « вновь пленяемся мы не смыслом, а звуком
слов ». Le son prend le pas sur le sens, ce qui souligne encore la spécificité du
procès de la signification métaphorique. En fait, le sens métaphorique (« Смысл »)
semble recouvrir la notion de tâche (« задача »), d’enjeu, de principe et de fin de la
métaphore : « Главная задача речи – творить новые образы ». Le sens de la
métaphore est à chercher en elle-même, elle est sa propre direction. Le sens de la
métaphore est la création de métaphores, création poétique et mythique : « в самом
звуковом и образном выражении скрыт глубочайший жизненный смысл слова
– быть словом творческим. Творческое слово созидает мир. » L’équivalence
entre la vie (matérialisée avant tout par la dimension sonore de la parole, et non sa
dimension signifiante) et la création présente la création de métaphores comme une
nécessité vitale qui se suffit à elle-même ; dans cette perspective, signifier veut dire
créer, la métaphore signifie lorsqu’elle crée un monde nouveau. La métaphore du
neuf (« творить новые образы »), associée à celle du primitif (« слово (…)
блестит и сверкает девственной, варварской пестротой »), indique encore le
mouvement de la création de métaphores, mouvement de la vie créatrice qui est sa
propre fin, et qui ajoute à l’infini un supplément de vie au monde. La métaphore, ou
parole vivante, « parole créatrice » (« Творческое слово »), crée le monde
éternellement jeune de la poésie, monde mythopoétique qui renouvelle la perception
du monde environnant. C’est le mythe poétique, fruit sémantique de la métaphore,
qui peut alors être interprété comme cette nouveauté « barbare », en tant qu’elle se

275
trouve dans l’au-delà de la logique, comme ce supplément de vie que la métaphore
apporte au monde. Pour Belyj, le « sens profond et vital » de la métaphore semble
ainsi être son statut ontogonique : contrairement au discours logique, qui signifie, le
discours métaphorique crée. Le discours poétique dépasse ainsi la dualité du signe et
rejoint mythopoétiquement le statut du Verbe de Dieu, Verbe créateur : il ne signifie
pas, il produit. Chez Belyj, tout comme chez de nombreux poètes de l’Âge
d’Argent, les métaphores christiques du verbe poétique, de même que différentes
métaphores vitalistes, sont omniprésentes ; c’est ainsi toute une mythologie du
discours poétique qui se dessine, magnifiant le logos poétique en tant que source de
sens métaphysique et de vie.

276
Chapitre 2 : Mythologies du verbe poétique

Les essais et poèmes de l’Âge d’Argent consacrés au verbe poétique sont


riches en auto-représentations métaphoriques du verbe poétique. Or nous avons vu
dans le chapitre précédent combien la frontière est mince entre métaphores et
mythes : pour Belyj, tout acte créateur est mythopoétique, tout métaphore qui fait
l’objet d’un acte de foi devient mythe. Ces représentations métaphoriques du verbe
peuvent donc être considérées comme autant de mythes du verbe poétique pour
lesquels le poète recherche l’adhésion de son lecteur. En effet, l’enjeu de ces
métaphores est bien la défense d’une conception particulière de la nature du verbe
poétique : ces métaphores s’inscrivent donc dans le cadre d’une rhétorique poétique
développée par les poètes qui prennent part au débat poétique de l’Âge d’Argent. Ce
sont ces métaphores du verbe poétique qui seront l’objet de ce chapitre : le concept
de mythologie est ainsi compris, en premier lieu, au sens d’élaboration de mythes
poétiques servant un objectif rhétorique. En effet, les essais et poèmes ne relèvent
pas du logos au sens où l’entend Platon, c’est-à-dire au sens de textes argumentatifs
adressés à la raison, recherchant l’adhésion rationnelle du lecteur, en vue de le
convaincre de la vérité démontrée dans son exposé, mais bien plutôt d’un logos
poétique, union de muthos et de logos694, s’adressant autant aux sens, à
l’imagination, qu’à la raison : le poète cherche à persuader son lecteur de la vérité
invérifiable de son intuition par une adhésion autant émotionnelle qu’intellectuelle,
en s’appuyant notamment sur le plaisir esthétique que procure le verbe poétique.
Dans le cadre de la polémique poétique de l’Âge d’Argent, la métaphore apparaît
donc bien comme un instrument de persuasion. Mais comme le souligne J.
Schlanger695, la métaphore peut aussi avoir une visée conceptuelle. Devant la tâche
immense de dire quelque chose de la nature du verbe, le poète a recours à la
métaphore, qui seule, selon lui, peut dire ce qui ne peut être exprimé autrement.
L’affirmation de M. Détienne696 selon laquelle, pour certains, « la mythologie

694
Weidlé évoque « l’action simultanée du Mythe et du Logos » dans laquelle s’inscrit l’art, Les
Abeilles d’Aristée, op.cit., p. 261
695
J. Schlanger, Les Métaphores de l’organisme, l’Harmattan, 1995, p. 7
696
M. Détienne, article « Mythe » de l’Encyclopédie Universalis, « Epistémologie des mythes »,
op.cit.
277
contient un indicible que ne peut énoncer le discours rationnel » semble bien
pouvoir s’appliquer également à ce domaine particulier de la mythologie poétique.
Ainsi B. Uspenskij697 écrit-il à propos de la métaphore mandelstamienne que la
métaphore est un principe de pensée, un « moyen de connaissance philologique du
monde ».

Les métaphores du verbe poétique que proposent les poètes de l’Âge d’Argent
sont donc autant de tentatives de réponses à la question du statut du verbe poétique,
tout en étant également des instruments de persuasion pour le poète qui cherche à
affirmer la vérité de la conception qu’il défend. Or ce sont le plus souvent les
mêmes métaphores, des métaphores cosmiques ou christiques, qui sont employées
tour à tour par les poètes symbolistes, acméistes ou futuristes, en vue de servir des
conceptions poétiques certes différentes, mais qui finalement se rejoignent sur
l’essentiel : il s’agit toujours de défendre une certaine idée de la régénération du
verbe poétique.

A. Les métaphores cosmiques du verbe poétique

Depuis Platon est affirmée l’analogie entre l’acte du démiurge, qui crée le
cosmos, et l’acte du poète, qui crée les mythes698 ; la création poétique apparaît ainsi
comme un acte semblable à la Création primordiale, et le poète est érigé en
démiurge. Ricoeur interprète ce parallèle comme une vivification du mythe des
origines, transposé dans le domaine poétique. Il écrit :

« Tout récit de régénération plongera ainsi dans la puissance du mythe à la faveur


de cette parenté profonde : tout ce qui commence en ce monde est le commencement
d’un monde. Nous ne comprenons la création que par la recréation, mais en retour,
toute création a la solennité de ce qui a commencé une fois, in illo tempore.(...)
Par son caractère exemplaire, le mythe est un modèle pour toute création à venir ;
toute nouvelle naissance récapitule la première naissance ; tous les commencements
699
sont des recommencements. »

697
B.A. Uspenskij, « Anatomija metafory u Mandel’štama », Novoe Literaturnoe Obozrenie, n°7,
1994
698
voir à ce sujet L. Brisson, Platon, les mots et les mythes, Paris, Maspero, 1982, p. 50
699
P. Ricoeur, « article « Mythe » de l’Encyclopédie Universalis, « Interprétations philosophiques »,
op.cit.
278
Cette nostalgie de l’origine se double en outre d’une nostalgie de l’unité
primitive entre l’homme et le monde. L. Brisson rappelle en effet le contexte
religieux dans lequel s’inscrit le mythe archaïque, mais aussi le mythe poétique :

« Dans une même fusion émotive interprète (et/ou fabricant) et destinataire du


mythe retrouvent un passé qui ne connaît pas de frontières entre le monde des
700
hommes, son au-delà : le monde des dieux, et son en-deçà : le monde des bêtes. »

C’est bien cette double nostalgie de l’origine et de l’unité primitive qui se


matérialise verbalement dans les métaphores cosmiques, version poétique moderne
de l’unité archaïque de la parole humaine, à la fois muthos et hieros logos.

1. Les métaphores organiques de la vie

a. Les métaphores végétales

Dans les essais poétiques de l’Âge d’Argent, la métaphore de la semence est


omniprésente. Elle tient notamment une place importante, nous l’avons déjà vu,
dans l’essai de Belyj la Magie des vocables :

« Живое слово (метафора, сравнение, эпитет) есть семя, прозябающее в


душах ; оно сулит тысячи цветов ; у одного оно прорастает как белая роза, у
701
другого – как синенький василек. »

« La parole vivante (métaphore, comparaison, épithète) est une graine qui gît dans
nos âmes ; elle nous promet mille fleurs ; chez l’un, elle se développe en une rose
blanche, chez l’autre, en un petit bleuet. »

Ivanov emploie également cette comparaison dans un contexte exactement


identique, tout en explicitant son sens :

« К одному стремится он [символизм], как искусство : к эластичности


образа, к его внутренней жизнеспособности и экстенсивности в душе, куда он
западает, как семя, долженствующее возрости и дать колос. Символизм в
702
этом смысле есть утверждение экстенсивной энергии слова и художества. »

« En tant qu’art, il [le symbolisme] n’aspire qu’à une chose : l’élasticité de l’image, sa
vie intérieure et son extensivité au sein de l’âme où elle s’enfonce, comme une graine
qui doit grandir et devenir épi. En ce sens, le symbolisme est l’affirmation de l’énergie
extensive de la parole et de l’art. »

700
L. Brisson, op.cit., p. 105
701
A. Belyj, « Magija slov », op.cit., p. 230-231
702
V. Ivanov, “Mysli o simvolizme”, op.cit., p. 196
279
Outre qu’elle fait référence à la parabole évangélique du semeur703, induisant
une analogie entre Parole divine et parole poétique, gage de vérité pour cette
dernière, la métaphore de la semence donne à entendre la dimension potentielle du
verbe poétique, qui est avivée tant par le poète que par son lecteur appelé ainsi à une
co-création. On retrouve également la métaphore de la semence chez Xlebnikov,
mais dans un contexte différent, déjà cité :

« Словотворчество учит, что все разнообразие слова исходит от основных


звуков азбуки, заменяющих семена слова. Из этих исходных точек строится
слово, и новый сеятель языков может просто наполнить ладонь 28 звуками
азбуки, зернами языка. Если у вас есть водород и кислород, вы можете
704
заполнить водой сухое дно и пустые русла рек. »

« La création verbale enseigne que toute la diversité d’un vocable provient des sons
élémentaires de l’alphabet, remplaçant les semences du vocable. C’est à partir de ces
points originaux que se construit un vocable, et le nouveau semeur de langues peut
simplement remplir sa main des 28 sons de l’alphabet, les semences de la langue. Si
vous avez de l’hydrogène et de l’oxygène, vous pouvez remplir d’eau le fond sec et les
bras vides des rivières. »

Ici, c’est la dimension potentielle des phonèmes de la langue qui est désignée
par la métaphore de la semence. Elle souligne ainsi la liberté créatrice de la langue,
mais aussi du poète qui va jouer de ces possibilités que recèlent les sons pour créer
de nouveaux vocables poétiques.

A la métaphore de la semence s’ajoute celle de l’arbre : il ne s’agit dès lors


plus d’indiquer la potentialité du verbe, mais son caractère organique et vivant. Dans
son essai Notre langue, Ivanov écrit :

« И Пушкин, и св. Сергий Радонежский обретают не только формы своего


внутреннего опыта, но и первые тайные позывы к предстоящему подвигу под
живым увеем родного « словесного древа », питающего свои корни в Матери-
705
Земле, а вершину возносящего в тонкий эфир софийской голубизны. »

« Puškin comme Saint Serge de Radonež reçoivent non seulement la forme de leur
expérience intérieure, mais aussi les premières intuitions secrètes de leur exploit futur
sous l’ombre vivante de l’« arbre verbal » natal, nourrissant ses racines dans la Terre-
Mère, et élevant son sommet dans le fin éther azuré de la Sophia. »

C’est ici la langue russe, source de chaque parole humaine, et donc du verbe
du poète, qui est présentée comme un arbre sacré, lien entre la terre et le ciel, le
peuple et Dieu. De même, dans Pensée du symbolisme, c’est tout l’art symboliste

703
Marc 4, 14 : « Le semeur sème la Parole. », Traduction Oecuménique de la Bible, op.cit.
704
V. Xlebnikov, « Naša osnova », op.cit., p. 228
705
V. Ivanov, « Naš Jazyk », op.cit., p. 397
280
lui-même qui est présenté comme une « fleur cosmique », échelle de Jacob
poétique :

« Истинный символизм не отрывается от земли, он хочет сочетать корни


706
и звезды и вырастает звездным цветком из близких, родимых корней. »

« Le symbolisme véritable ne se coupe pas de la terre ; il veut unir les racines aux
étoiles, lui qui, comme une fleur stellaire, naît de racines proches et aimées. »

L’image de la création poétique comme « fleur stellaire » prolonge celle de la


langue natale comme « arbre verbal » : la création verbale individuelle se nourrit de
la création commune qu’est la langue ; elle semble révéler l’union de la terre et du
ciel que recèle la langue elle-même. La métaphore végétale permet justement de
souligner l’organicité de la parole individuelle et de la langue, en suggérant qu’elle
en est une ramification qui porte un fruit mystique et poétique. Chez Mandel’štam,
l’élément mystique disparaît au profit de la seule dimension concrète, vivante, de
l’arbre : dans le poème « Aujourd’hui encore, sur l’Athos... »707, la métaphore de
l’arbre caractérise la prière onomatodoxe, qui elle-même devient, au fil du poème,
une métaphore du verbe poétique.

И поныне на Афоне
Древо чудное растет,
На крутом зеленом склоне
Имя Божие поет.

Aujourd’hui encore, sur l’Athos


Pousse un arbre merveilleux,
Sur la grande pente verte
Chante le Nom de Dieu.

La métaphore végétale de l’arbre (« Древо чудное ») se transforme ici


immédiatement en métaphore animale (« поет »), soulignant leur grande proximité
sémantique : il s’agit avant tout pour Mandel’štam d’évoquer ainsi la dimension
organique et vivante du verbe poétique.

b. Les métaphores animales

Outre les métaphores végétales, ce sont les métaphores des oiseaux et des
abeilles que l’on retrouve relativement fréquemment chez différents poètes pour

706
V. Ivanov, « Mysli o simvolizme », op.cit., p. 196
707
O. Mandel’štam, Sobranie sočinenij v 4 tomax, t.1, Moskva, Terra, 1991, p.47.
281
évoquer le verbe poétique. Le poème « J’ai oublié le mot... »708 de Mandel’štam, par
exemple, s’ouvre sur une évocation parallèle du verbe et de l’hirondelle, laissant
entendre dans cette métaphore une désignation du verbe poétique :

Я слово позабыл, что я хотел сказать.


Слепая ласточка в чертог теней вернется,
На крыльях срезанных, с прозрачными играть.
В беспамятстве ночная песнь поется.

J'ai oublié le mot que je voulais dire.


L'hirondelle aveugle s'en ira dans le palais des ombres,
Les ailes coupées, pour jouer avec les translucides.
Inconscient, le chant de la nuit résonne.

De même, dans le poème de Xlebnikov « La sagesse prise au piège »709, le


poète donne la parole aux oiseaux de la forêt, suggérant ainsi une définition animale
du verbe poétique :

Mудрость в силке
утро в лесу

Славка. Беботэу-вевять !
Вьюрок. Тьерти-едигреди !
Овсянка. Кри-ти-ти-ти тии !

La sagesse prise au piège


Un matin dans la forêt

La grive. Biebotèou-vieviat !
Le bouvreuil. Tierti-iedigriedi !
La passerine. Kri-ti-ti-ti tii !

Les métaphores des oiseaux soulignent la nature vivante, toujours en


mouvement, du verbe poétique, jusqu’à suggérer, comme chez Xlebnikov, que le
verbe est pure créativité vocale. La métaphore des abeilles, qui apparaît dans le
poème de Gumilev « le Verbe »710 affirme également la nature organique du verbe
poétique.

Слово

Мы ему поставили пределом


Скудные пределы естества,
И, как пчелы в улье опустелом,

708
O. Mandel’štam, “Ja slovo pozabyl…”, ibid., p. 81
709
V. Xlebnikov, “Mudrost’ v sylke”, op.cit.
710
N. Gumilev, Stixotvorenija i poèmy, op.cit.
282
Дурно пахнут мертвые слова.

Le Verbe

Nous le confinâmes
Aux pauvres limites de la nature,
Et comme les abeilles d’une ruche désertée,
Les vocables morts empestent.

Mandel’štam prolonge à son tour la métaphore de l’abeille inaugurée par


Gumilev dans son poème « Prends de mes mains... »711 :

Возьми ж на радость дикий мой подарок –


Невзрачное сухое ожерелье
Из мертвых пчел, мед превративших в солнце !

Prends donc, pour ta joie, mon cadeau sauvage –


Un collier simple et sec d’abeilles mortes
Qui ont transformé le miel en soleil !

Dans son poème, Mandel’štam fait revivre, sur un mode poétique, les abeilles
de Gumilev : le verbe mort renaît dans le poème désigné par la métaphore du collier.
La création poétique apparaît ainsi comme le lieu de la vie toujours recommencée
des vocables ; la métaphore animale souligne donc la dimension dynamique du
verbe poétique. Pour reprendre la terminologie de J. Schlanger712, par un « transfert
de schèmes » d’un domaine de connaissance à l’autre, en l’occurrence de la biologie
vers la poétique, la métaphore joue le rôle d’une « conceptualisation inventive »
permettant de dire la nature dynamique, énergétique du verbe poétique. Car c’est
bien le verbe poétique comme energeia que toutes les métaphores cosmiques
cherchent à cerner : il s’agit pour le poète de souligner la puissance, la dimension
active, l’efficacité du verbe poétique. C’est aussi ce qu’indiquent les métaphores de
la force élémentaire.

2. Les métaphores de la force élémentaire.

C’est pour traduire le terme russe stixija que nous employons l’expression de
force élémentaire, sous laquelle nous entendons à la fois les différents éléments
cosmiques et l’énergie qui les constitue.

711
O. Mandel’štam, “Voz’mi na radost’ iz moix ladonej…”, op.cit., t.1., p. 84
712
J. Schlanger, Les Métaphores de l’organisme, op.cit., p. 7
283
a. La métaphore de la terre.

Alors qu’elle n’était que suggérée dans l’essai Notre langue, la métaphore de
la langue, terre maternelle, est explicitement présente dans le sonnet « la
Langue »713 d’Ivanov :

Язык

Родная речь певцу земля родная:


В ней предков неразменный клад лежит,
И нашептом дубравым ворожит
Внушенных небом песен мать земная.

La Langue

La langue natale est au poète terre natale:


Elle porte en elle le trésor inépuisable des ancêtres,
Et la Terre-Mère, dans le murmure des chênes,
Charme de ses chants inspirés du ciel.

La métaphore de la Terre-Mère (« земля родная », « мать земная ») est


associée à la métaphore végétale du chêne (« нашептом дубравым »), pour mieux
souligner la richesse populaire, historique, littéraire, et mythique de la langue telle
que la conçoit le poète. La langue, élément féminin, apparaît ainsi comme la force
élémentaire qui engendre le poème, comme la matrice du verbe poétique.

De même que celle de la terre, la métaphore de la mer apparaît aussi comme


une image de la langue comme force élémentaire primordiale. Elle est plus
fréquente, peut-être parce qu’elle donne à voir le dynamisme de la parole,
privilégiée par les poètes de l’Âge d’Argent, alors que la métaphore de la terre
accentue sa dimension finie, en la présentant comme le fruit d’une accumulation
culturelle.

b. La métaphore de la mer

Dans son essai De la nature du verbe, Mandel’štam a recours à la métaphore


de la force élémentaire, puis de la mer, pour définir la langue russe :

« Если западные культуры и истории замыкают язык извне, огораживают


его стенами государственности и церковности и пропитываются им, чтобы
медленно гнить и зацветать в должный час его распада, русская культура и
история со всех сторон омыта и опоясана грозной и безбрежной стихией

713
V. Ivanov, « Jazyk »., Stixotvorenija, poèmy, tragedii, kn.1-2, Novaja biblioteka poèta, Sankt
Peterburg, 1995.
284
русского языка, не вмещающегося ни в какие государственные и церковные
714
формы. »

« Si les cultures et les histoires occidentales enferment la langue de l’extérieur, la


clôturent des murs de l’Etat et de l’Eglise et s’en imprègnent pour pourrir petit à petit et
moisir au moment inévitable de sa décomposition, la culture et l’histoire russes sont
baignées et entourées de tous côtés par la force élémentaire menaçante, illimitée de la
langue russe, qui ne s’inscrit dans aucune forme étatique ou ecclésiale. »

C’est la langue qui, pour Mandel’štam, est emblématique de l’opposition entre


les cultures occidentale et russe : alors qu’en occident, la langue est sous le joug de
l’Etat et de l’Eglise, en Russie, c’est elle au contraire qui est pleine de
puissance (« грозной и безбрежной стихией русского языка »). La métaphore de
la force élémentaire suggère en outre la liberté et le caractère infini de la langue
russe, autrement dit, sa nature dynamique, éternellement vivante. Plus loin, la
métaphore de la mer poursuit cette définition de la langue :

« Поэтому русский язык историчен уже сам по себе, так как по всей своей
715
совокупности он есть волнующееся море событий. »

« La langue russe est historique par elle-même, puisque dans sa totalité elle est une
mer mouvante d’événements. »

Par cette métaphore de la mer (« волнующееся море событий »),


Mandel’štam suggère que la langue est l’histoire même ; la vie infinie de la langue
que représentait la métaphore de la force élémentaire se précise ici en vie concrète,
historique, riche en événements. La langue se voit ainsi érigée en élément fondateur
de la culture russe.

Chez Pasternak et Cvetaeva, la métaphore de la force élémentaire définit


désormais le verbe poétique : c’est Pasternak qui révèle cette vérité métaphorique
suggérée par la proximité sonore des vocables stixi et stixija.

Что было наследием кафров ?


Что дал царскосельский лицей ?
Два бога прощались до завтра,
Два моря менялись в лице :

Стихия свободной стихии


С свободной стихией стиха.
Два дня в двух мирах, два ландшафта,
716
Две древние драмы с двух сцен. »

714
O. Mandel’štam, « O prirode slova », op.cit., t. 2, p. 245
715
ibid., p. 246
716
B. Pasternak, “Tema s variacijami. Variacii. Original”, op.cit., t.1, p. 184
285
Quel était l’héritage des Cafres ?
Que donna le lycée impérial ?
Deux dieux se quittaient jusqu’au lendemain,
Deux mers changeaient de visage :

La nature de la libre force élémentaire


Et la libre force élémentaire du vers.
Deux jours en deux mondes, deux paysages,
Deux drames antiques sur deux scènes.

Cvetaeva répond à Pasternak dans son essai l’Art à la lumière de la


conscience, puis dans son récit Mon Puškin, en faisant sienne cette métaphore qui
révèle également sa propre conception du verbe poétique :

« Пока ты поэт, тебе гибели в стихии нет, ибо все возвращает тебя в
717
стихию стихий : слово. »

« Lorsque tu es poète, la force élémentaire ne peut causer ta perte, car tout te


renvoie à la première des forces élémentaires : le verbe. »

Ces métaphores de la force élémentaire font écho aux mythes cosmogoniques,


et semblent répéter sur un mode poétique le mythe de Thalès selon lequel c’est l’eau
qui est le seul principe, « la substance primordiale unique »718 auquel est conféré le
« rôle fondateur, organisateur, unificateur »719 de l’univers. En transposant ce mythe
fondateur dans le domaine poétique, les poètes affirment le rôle fondateur du verbe
poétique, créateur de l’univers qu’est le poème. Dans Mon Puškin, Cvetaeva unit ses
souvenirs d’enfance au bord de la mer à ses souvenirs poétiques du poème « A la
mer » de Puškin720 et du poème cité plus haut de Pasternak : elle conclut son récit en
affirmant encore une fois l’identité mythique du verbe poétique et de la force
élémentaire.

« И – больше скажу : безграмотность моего младенческого отождествления


стихии со стихами оказалась – прозрением : « свободная стихия » оказалась
стихами, а не морем, стихами, то есть единственной стихией с которой не
721
прощаются – никогда. »

« Et je dirai plus : l’erreur de mon identification enfantine de l’élément marin avec les
vers se révéla être une vision prophétique : « l’élément libre » se révéla être les vers, et
non la mer, les vers, c’est-à-dire l’unique force élémentaire à laquelle on ne dit jamais
adieu. »

717
M. Cvetaeva, « Iskusstvo pri svete sovesti », op.cit., p. 351
718
L’expression est de L. Jerphagnon, Histoire de la pensée. Philosophies et philosophes. 1.
Antiquité et Moyen-Âge, op.cit., p. 42
719
ibid.
720
Le poème “K morju” de Puškin commence par le vers « Proščaj, svobodnaja stixija ».
721
M. Cvetaeva, Moj Puškin, Paris, Booking International, 1995, p. 56
286
Cvetaeva affirme ici définitivement le rôle primordial du verbe poétique,
puissance à jamais présente qui fonde la création poétique autant que l’identité du
poète lui-même.

Les métaphores de la lumière peuvent elles aussi être lues comme des
réappropriations poétiques du mythe cosmogonique, qui élaborent à leur tour un
mythe du verbe poétique comme principe universel.

c. Les métaphores de la lumière

Les métaphores de la lumière sont très fréquentes chez les poètes symbolistes,
de même que, dans une moindre mesure, chez les acméistes. Ainsi Ivanov définit-il
le verbe symboliste comme un rayon de lumière :

« Ежели искусство вообще есть одно из могущественнейших средств


человеческого соединения, то о символическом искусстве можно сказать, что
принцип его действенности – соединение по преимуществу, соединение в
прямом и глубочайшем значении этого слова. Поистине, оно не только
соединяет, но и сочетает. Сочетаются двое с третьим и высшим. Символ,
это третье, уподобляется радуге, вспыхнувшей между словом-лучом и влагою
души, отразившей луч... И в каждом произведении истинно символического
722
искусства начинается лестница Иакова »

« Si l’art en général est l’un des plus puissants moyens de liaison humaine, alors on
peut dire de l’art symboliste que le principe de son activité est avant tout la liaison, au
sens premier et très profond du mot liaison. En réalité, non seulement il relie, mais il
unit. Deux entités sont unies par une troisième qui leur est supérieure. Le symbole,
cette troisième entité, ressemble à un arc-en-ciel qui s’illuminerait entre un vocable
rayonnant et l’humidité de l’âme réfléchissant ce rayon… Et dans chaque œuvre d’art
véritablement symbolique s’amorce une échelle de Jacob. »

La métaphore du verbe-rayon (« словом-лучом ») donne à voir la nature


énergétique du verbe poétique, tout en matérialisant l’idée que le verbe symboliste
est un lien (conformément à l’étymologie du vocable « symbole »), qui unit realia et
realiora, comme l’indique la référence biblique à l’échelle de Jacob723, mais qui unit
également dans une même communion esthétique le poète et son lecteur. Belyj,
quant à lui, développe la métaphore de la lumière en référence au prologue de
l’Evangile de Jean, où le Verbe de Dieu, Lumière du monde, est victorieux des
ténèbres724. Transposé dans le domaine magique et poétique qui est le sien dans

722
ibid. p. 192
723
cf Genèse 28, 12
724
Jean 1,4-5: “En lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes, et la lumière brille dans les
ténèbres, et les ténèbres ne l’ont point comprise.”, Traduction Oecuménique de la Bible, op.cit.
287
l’essai la Magie des vocables, la lumière du verbe poétique signifie dès lors la
puissance du poète créateur de paroles :

« (...) словом я подчиняю явление, покоряю его ; творчество живой речи есть
всегда борьба человека с враждебными стихиями, его окружающими ; слово
725
зажигает светом победы окружающий меня мрак. »

« Avec le verbe je soumets l’événement, je le dompte ; la création d’un discours


vivant est toujours une lutte de l’homme avec les forces élémentaires hostiles qui
l’entourent ; le verbe éclaire de la lumière de la victoire la ténèbre qui m’entoure. »

Le verbe poétique est ici présenté comme la seule force élémentaire dont
dispose le poète pour lutter contre les autres éléments qui l’entourent ; la métaphore
de la lumière, à laquelle la référence implicite à l’Evangile confère une dimension
sacrée, présente ainsi le verbe poétique comme un instrument de la victoire, ou du
salut pour le poète, qui trouve en la création poétique la source de la vie. Plus loin,
Belyj évoque aussi le « flot lumineux des vocables » :

« (...) ослепленный надвигающейся гибелью человек в ужасе начинает


заклинать словом опасности, неведомые ему ; к удивлению своему он видит
лишь в слове средство действительного заклинания ; тогда из-под коры
выветренных слов начинает бить световой поток новых словесных значений ;
726
создаются новые слова. »

« (...) aveuglé par la catastrophe imminente, l’homme, terrifié, se met à conjurer par
le verbe les dangers qui lui sont inconnus ; à son étonnement, le verbe seul peut à ses
yeux être un moyen de réelle conjuration ; alors, sous l’écorce des vocables éventés se
met à jaillir le flot lumineux des nouvelles significations verbales ; de nouveaux vocables
se créent. »

La métaphore de la lumière caractérise ici les vocables magiques, vocables


neufs, aux significations renouvelées. La lumière est ainsi le signe de la nouveauté,
mais aussi de la vérité et de l’efficacité de ces vocables. En effet, la notion de « flot
lumineux » (« световой поток ») insiste sur la dimension dynamique, énergétique
de la lumière, suggérant ainsi que le verbe poétique neuf, qui a su retrouver ses
racines magiques, est un verbe actif, efficient.

Les métaphores du feu définissent également le verbe poétique comme


énergie, tout en dessinant un nouveau mythe du verbe poétique en tant que
substance primordiale. Belyj évoque ainsi le feu d’artifice des vocables :

725
A. Belyj, “Magija slov”, op.cit., p. 132
726
ibid., p. 134
288
« (...) всякая живая речь, если она откровенно не упивается словесным
фейерверком звуков и образов, не живая речь, а речь, пропитанная трупным
727
ядом. »

« (...) toute parole vivante, si elle ne s’enivre pas ouvertement du feu d’artifice
verbal des sons et des images, n’est pas une parole vivante, mais une parole
imprégnée d’un poison cadavéreux. »

La métaphore du feu d’artifice verbal (« словесным фейерверком ») donne


avant tout à voir la force et la puissance du verbe qui vivifie la parole du poète. En
effet, dans cette métaphore, c’est le feu qui est le gage de la vie de la parole : Belyj
semble bien faire écho au mythe cosmogonique héraclitéen selon lequel le feu est la
substance primordiale « d’où tout procède et à quoi tout fera retour »728. Il crée alors
à son tour le mythe du verbe sonore et imagé (« словесным фейерверком звуков и
образов »), source de régénération de la parole, et par elle, de la culture et du
monde. Dans son poème « le Verbe »729, Gumilev a lui aussi recours à l’image du
feu :

И орел не взмахивал крылами,


Звезды сжались в ужасе к луне,
Если, словно розовое пламя,
Слово проплывало в вышине.

L’aigle ne prenait pas son vol,


Les astres effrayés se serraient vers la lune
Si, comme une flamme rose,
Le verbe voguait dans les hauteurs.

Dans le contexte de ce poème tout entier constitué de réminiscences bibliques,


la comparaison du verbe à une flamme (« словно розовое пламя ») semble faire
écho à la fois à la parole brûlante des prophètes730, parole de renaissance, qui brûle
pour faire revivre, à la flamme de l’Esprit Saint731, flamme de la vie nouvelle des
baptisés, mais aussi à la lumière du premier jour de la Création732, principe de
l’univers dans lequel le Nouveau Testament reconnaît le Christ, Verbe de Dieu. Ici,
mythes cosmogoniques biblique et grec se rejoignent pour affirmer la dimension

727
A. Belyj, “Magija slov”, op.cit., p. 136
728
L’expression est de L. Jerphagnon, op.cit., p. 48
729
“Slovo”, N. Gumilev, Stixotvorenija i poèmy, op.cit.
730
Parmi de nombreuses occurrences, Isaïe 10, 17 : « La lumière d’Israël deviendra un feu et son
Saint une flamme qui brûlera et dévorera ses ronces et ses épines en un seul jour », Traduction
Oecuménique de la Bible, op.cit.
731
Actes des apôtres 2,3 : « Alors leur apparurent comme des langues de feu qui se partageaient et il
s’en posa sur chacun d’eux. », ibid.
732
Genèse 1, 3-4 : « et Dieu dit : « Que la lumière soit ! » Et la lumière fut. Dieu vit que la lumière
était bonne. », ibid.
289
sacrée du verbe poétique. Par ces évocations mythiques le poète confesse sa foi dans
le verbe poétique, source de régénération et de vie, créant par là lui-même un
nouveau mythe poétique.

Ces différentes références culturelles ou religieuses, communes au plus grand


nombre, jouent donc en dernier lieu un rôle rhétorique : elles doivent persuader le
lecteur de la vérité de la conception du verbe poétique défendue par le poète. Les
métaphores de l’énergie, énergie magique ou mystique, contribuent elles aussi à
créer un mythe poétique fondamental pour tout l’Âge d’Argent : celui d’un verbe
poétique efficace.

3. La métaphore de l’énergie

a. Le modèle mystique

Au premier chapitre des Préceptes du symbolisme, Ivanov indique que


l’efficacité du verbe poétique, sa puissance d’authenticité, trouve sa source dans
« l’énergie purement symbolique, ou mythologique »733 qui constitue le cœur de la
langue. Le terme d’« énergie » est fortement connoté philosophiquement et
théologiquement. Dans le domaine philosophique, « énergie », du grec ενέργεια,
désigne la force en action ; l’énergie est synonyme d’efficacité, de capacité à
produire une action. Elle désigne à la fois la puissance d’agir et l’agir lui-même.
Dans le domaine théologique orthodoxe, l’énergie, au singulier ou au pluriel, est une
manifestation de Dieu, tout en étant distincte de son essence. Il s’agit de la grâce
déifiante qui permet à Palamas d’expliquer la doctrine de la déification de l’homme.
V. N. Losskij, dans sa Théologie dogmatique734, écrit au sujet des énergies :

« Византийское богословие называет эти Божественные имена энергиями :


именно этот термин наилучшим образом передает превечное сияние
Божественной природы ; он гораздо лучше, чем школьно-богословские
« аттрибуты » или « свойства », дает нам представление об этих живых
силах, этих излияниях, этом преизбытке Божественной славы. Ибо теория
нетварных энергий – глубоко библейская по духу. »

« La théologie byzantine appelle ces Noms divins des énergies : c’est précisément
ce terme qui traduit le mieux l’éternel éclat de la nature divine ; bien mieux que les
« attributs » ou « propriétés » de la théologie scolastique, il nous donne une
représentation de ces forces vivantes, de ce jaillissement, de cette abondance de la

733
V. Ivanov, « Zavety simvolizma », op.cit., p. 181
734
V. N. Losskij, Dogmatičeskoe bogoslovie, Moskva, Centr “SEI”, 1991, p. 220.
290
Gloire divine. C’est que la théorie des énergies incréées est par son esprit
profondément biblique. »

Que les noms divins soient des énergies, rayonnement (« сияние ») de la


nature divine, forces vivantes (« живые силы ») de la gloire divine n’est pas
étranger à la conception du verbe poétique d’Ivanov : avec l’emploi du terme
« énergie » se dessine un parallèle entre les noms divins et le verbe poétique, entre
la prière et la poésie. Tout comme Dieu Se manifeste dans Ses énergies, l’énergie du
verbe poétique peut révéler l’être de la chose à laquelle il fait référence : il s’agit
bien alors d’un verbe authentique, ontologique, « capable de restaurer la vérité de la
pensée proférée »735.

La fin du deuxième chapitre des Préceptes du symbolisme explicite ce


rapprochement entre verbe poétique et noms divins, en montrant clairement une
analogie entre expérience poétique et expérience mystique. Il y est question de la
visée de la poésie et des moyens d’y parvenir : Ivanov donne ici sa propre définition
de la « vraie » poésie. Celle-ci est présentée comme étant la manifestation de l’unité
du monde sensible et supra-sensible, et donc comme une connaissance de la
plénitude du réel.

« Итак поэзия должна давать « всезрящий сон » и « полную славу » мира,


отражая его « двойною бездной » – внешнего, феноменального, и внутреннего,
736
ноуменального, постижения. »

« La poésie doit donc donner « le rêve lucide » et « la pleine gloire » du monde en le


reflétant par le « double abîme », extérieur, phénoménal, et intérieur, nouménal de sa
compréhension. »

La poésie est donc finalement définie comme un mystère. L’Abbé Brémond,


dans Prière et poésie737, montre que dans la poésie, le phénomène mystique n’est
pas une intuition du Dieu présent, contrairement à la mystique religieuse, mais « une
perception directe, immédiate, globale ou une saisie obscure du réel, un sentiment
de présence, un contact, un toucher profond, une connaissance unitive, l’ébauche
d’une possession, une réalisation, une connaissance réelle. » L’enjeu d’une poésie-
mystère est alors de manifester par le verbe cette vision ineffable : c’est ici
qu’intervient la dimension énergétique du verbe poétique. A la fin du troisième

735
V. Ivanov, « Zavety simvolizma », op.cit., p. 181
736
ibid., p. 182
737
Abbé H. Brémond, Prière et poésie, Paris, Grasset, 1926.
291
chapitre de son essai, c’est en termes religieux qu’Ivanov conceptualise cette
efficacité du nouveau verbe poétique. Il y reprend l’idée de l’ambivalence de la
langue, à la fois logique et symbolique, qu’il avait présentée au début de l’essai,
pour montrer que la langue poétique symboliste va justement dépasser cette
ambivalence afin d’unir ce qui était divisé.

« Символизм кажется упреждением той гипотетически мыслимой,


собственно религиозной эпохи языка, когда он будет обнимать две раздельные
речи : речь об эмпирических вещах и отношениях и речь о предметах и
отношениях иного порядка, открывающегося во внутреннем опыте, -
738
иератическую речь пророчествования. »

« Le symbolisme semble être le précurseur de cette période hypothétiquement


pensable, proprement religieuse de la langue, où elle embrassera deux types distincts
de paroles : celle des choses et des relations empiriques et celle des objets et des
relations d’un autre ordre se révélant dans l’expérience intérieure, la parole hiératique
de la prophétie. »

Ivanov semble donner ici une nouvelle définition de l’élément symbolique de


la langue, qu’il avait présenté en fin de premier chapitre comme l’énergie de la
langue. On peut en effet considérer que c’est encore l’énergie de la langue qu’il
caractérise sous la dénomination nouvelle de « parole hiératique de la prophétie »
(« иератическая речь пророчествования »). Ivanov souligne ainsi la dimension
sacrée de la parole, son origine divine, et dévoile la puissance théophanique de la
parole. Cette définition suggère en effet une double analogie entre parole poétique et
Parole de Dieu d’une part, poète et prophète de l’autre, et induit ainsi, sur le modèle
de la Parole de Dieu manifestée par les prophètes, l’idée du dynamisme et de
l’efficacité de la parole poétique : car la Parole de Dieu est toujours une puissance
suivie d’effet, ce qu’elle annonce se réalise immanquablement739. Or l’idée du
dynamisme est également contenue dans la notion de « mythe », qui, un peu plus
loin, qualifie elle aussi l’élément symbolique de la langue :

« Первая речь, ныне единственно нам привычная, будет речь логическая, -


та, основною внутреннею формою которой является суждение аналитическое ;
вторая, ныне случaйно примешанная к первой, обвивающая священною золотою
омелой дружные с нею дубы поэзии и глушащая паразитическим
произрастанием рассадники науки, поднимающаяся тучными колосьями родного
злака на пажитях вдохновенного созерцания и чуждыми плевелами на поле,
вспаханном плугами точного мышления, - будет речь мифологическая,

738
V. Ivanov, « Zavety simvolizma », op.cit., p. 184
739
cf Isaïe 55,11 : « ainsi se comporte ma parole du moment qu’elle sort de ma bouche : elle ne
retourne pas vers moi sans résultat, sans avoir exécuté ce qui me plaît et fait aboutir ce pour quoi je
l’avais envoyée. », Traduction Oecuménique de la Bible, op.cit.
292
основною формою которой послужит « миф », понятый как синтетическое
суждение, где подлежащее – понятие-символ, а сказуемое – глагол : ибо миф
есть динамический вид (modus) символа, - символ, созерцаемый как движение и
740
двигатель, как действие и действенная сила. »

« La première parole, actuellement la seule qui nous soit habituelle, sera la parole
logique, dont la forme interne principale est le jugement analytique ; la seconde, qui est
actuellement mélangée par hasard à la première, enlaçant comme l’or sacré du gui les
chênes de la poésie qui l’aiment bien, et étouffant par sa croissance parasite les
pépinières de la science, s’élevant en lourds épis de grains familiers dans les prés de la
contemplation inspirée et en étrangère ivraie dans les champs labourés par les
charrues de la pensée exacte, la seconde sera la parole mythologique, dont la forme
principale sera le « mythe » compris en tant que jugement synthétique où le sujet est un
concept-symbole et le prédicat, un verbe : car le mythe est le mode (modus) dynamique
du symbole, symbole contemplé comme mouvement et moteur, comme acte et force
efficiente. »

En fait, en qualifiant le discours symbolique de mythe, semblant ainsi


proposer une nouvelle définition du verbe poétique, Ivanov ne fait que donner
différents noms à l’efficacité, à l’énergie par laquelle il la caractérise. En effet, en
donnant au mythe la définition de « mouvement » et de « force active », Ivanov ne
fait que reprendre de manière tautologique la définition de l’énergie, qui plus est
dans les termes exacts où Humboldt, abondamment cité à l’Âge d’Argent, définit
l’énergie de la langue. Ainsi, en soulignant le dynamisme du verbe poétique, Ivanov
ne donne pas de véritable définition de l’énergie du verbe, mais l’affirme en lui
donnant différents noms et en la pensant par analogies successives.

En effet, plus loin, Ivanov allie à ce modèle mystique de l’énergie de la langue


le modèle magique : il fait référence à la confusion primitive de la poésie et de la
magie, par l’intermédiaire du poème de Puškin « le Poète et la foule ». Mais il
présente cette fusion primitive non pas comme un modèle pour le symbolisme, mais
plutôt comme un héritage : Ivanov parle de « souvenir » (« воспоминание »), de
« la force élémentaire de la tradition » (« стихийная сила родового наследья »),
laissant à penser que cet héritage est justement constitué d’une concentration de
l’énergie de ces paroles qui ont été utilisées dans des rites magiques comme
instruments de puissance. Mais Ivanov ne quitte pas pour autant le modèle mystique
selon lequel, depuis le début de cet essai, il tâche de penser l’efficacité de la parole.
Cette langue magique est pour lui une langue inspirée des dieux (« язык богов »),
médiatrice entre les dieux et les hommes.

740
V. Ivanov, « Zavety simvolizma », op.cit., p. 184

293
« Задачею поэзии была заклинательная магия ритмической речи,
посредствующей между миром божественных сущностей и человеком.
Напевное слово преклоняло волю вышних царей, обеспечивало роду и племени
подземную помощь воспетого героя, предупреждало о неизбежном уставе
судеб, запечатлевало в незыблемых речениях (ρήµατα) богоданные законы
нравственности и правового устроения и, утверждая богопочитание в людях,
утверждало мировой порядок живых сил. Поистине, камни слагались в
городовые стены лирными чарами, и – помимо всякого иносказания – ритмами
излечивались болезни души и тела, одерживались победы, умирялись
междоусобия. Таковы были прямые задачи древнейшей поэзии – гимнической,
эпической, элегической. Средством же служил « язык богов », как система
чаровательной символики слова с ее музыкальным и орхестическим
сопровождением, из каковых элементов и слагался состав первоначального,
741
« синкретического », обрядового искусства.. »

« C’est la magie incantatoire du discours rythmique, intermédiaire entre le monde


des essences divines et l’homme, qui était la tâche de la poésie. La parole chantante
soumettait la volonté des puissances suprêmes, garantissait à la lignée et à la tribu
l’aide souterraine du héros « chanté », avertissait de la règle inéluctable des destins,
scellait en des formules (ρήµατα) inébranlables les lois de la moralité et du droit
données par les dieux, et, en affirmant la crainte des dieux chez les gens, elle affirmait
l’ordre mondial des forces vivantes. En vérité les pierres se rangeaient en murs
d’enceinte sous le charme des lyres, et, toute image mise à part, les rythmes
guérissaient les maladies de l’âme et du corps, remportaient les victoires, apaisaient les
querelles. Telles étaient les tâches premières de la poésie ancienne, des hymnes, des
poèmes épiques ou élégiaques. Les moyens en étaient « la langue des dieux », en tant
que système d’une symbolique enchanteresse de la parole, avec son accompagnement
musical et orchestique qui furent à la base de la constitution d’un art primitif,
« syncrétique », rituel. »

L’efficacité de la parole est présentée comme étant bien réelle : lui sont
associés de nombreux verbes d’action (« преклоняло », « обеспечивало »), et son
action salvifique est renforcée par des expressions attestant leur vérité :
« поистине », « помимо всякого иносказания » ; l’efficacité de la parole est enfin
associée à ses qualités sonores et rythmiques (« лирныe чары », « ритмы »,
« система чаровательной символики слова »). Mais les enseignements que tire
Ivanov pour le symbolisme ne sont pas nouveaux ; la référence à l’héritage magique
de la parole ne lui sert qu’à réaffirmer la nécessité de retrouver, par la poésie,
l’énergie symbolique de la parole faisant d’elle une parole ontologique et
gnoséologique. Chez Blok et Belyj, en revanche, la référence à la magie occupe une
place prépondérante dans l’élucidation de la nature de la parole poétique : la magie
est pour eux un modèle leur permettant de penser par analogie la puissance de la
parole poétique.

741
ibid., p. 185
294
b. Le modèle magique selon Blok

Dans la Poésie des incantations et des conjurations742, Blok étudie la magie en


tant que manifestation d’une poésie première, populaire, authentique, et la présente
comme étant à la fois modèle et matière de la poésie savante et contemporaine, qui
doit désormais retrouver cette même authenticité au moyens d’images. Il décrit et
commente ainsi l’acte magique de la conjuration, tout en explicitant par là
l’efficacité de la parole magique. Il montre donc la mise en œuvre, par la parole
incantatoire, des forces surnaturelles immanentes au monde matériel, en précisant
d’emblée la nature de l’acte magique : c’est une pratique qui nécessite avant tout
une croyance en la puissance de la parole. Or, comme Blok a introduit son essai par
l’analogie entre magie et poésie, cette description de l’acte magique peut être lue
comme une tentative d’illustrer le statut énergétique de la parole poétique, et
d’éclaircir la relation du poète et de l’auditeur à la parole poétique.

Blok montre tout d’abord que c’est le désir qui est au centre du processus
incantatoire : dans l’incantation, le désir du sorcier, qui est en fait l’expression de
son énergie vitale, va fusionner avec l’énergie de la nature. Cette fusion des forces
occultes de l’homme et de la nature est une union démoniaque, contraire à l’ordre du
monde, qui manifeste la victoire du principe dionysiaque sur le principe apollinien.

« Заклинатель всю свою силу сосредоточивает на желании, становится как


бы воплощением воли. Эта воля превращается в отдельную стихию, которая
борется или вступает в дружественный договор с природой – другою стихией.
Это демоническое слияние двух самостоятельных волений ; две хаотические
силы встречаются и смешиваются в злом объятии. Самое отношение к миру
теряется, человек действует заодно и как одно с миром, сознание
заволакивается туманом ; час заклятия становится часом оргии ; на нашем
маловыразительном языке мы могли бы назвать этот час – гениальным
прозрением, в котором стерлись грани между пeснeй, музыкой, словом и
743
движением, жизнью, рeлигией и поэзией. »

« Le sorcier concentre toute sa force dans son désir et devient comme l’incarnation
de sa propre volonté. Cette volonté se transforme en une force primordiale
indépendante qui lutte, ou entre dans une amicale conversation avec la nature, autre
force primordiale. C’est une fusion démoniaque de deux volontés indépendantes ; deux
forces chaotiques se rencontrent et s’entremêlent en une union maléfique. La relation
au monde disparaît, l’homme agit avec le monde et comme un seule être avec lui, le
brouillard envahit sa conscience ; l’instant de la conjuration devient un instant d’orgie ;
nous pourrions dans notre pauvre langue donner à cet instant le nom de vision géniale

742
A. Blok, « Poèzija zagovorov i zaklinanij”, Sobranie sočinenij, t. 5 (proza 1903-1917), Moskva /
Leningrad, Gosudarstvennoe izdanie xudožestvennoj literatury, 1962.
743
ibid., p. 47
295
dans laquelle les frontières entre le chant, la musique, la parole et le mouvement, la vie,
la religion et la poésie, auraient disparu. »

Ce moment de synthèse parfaite du moi et du monde, matérialisée par la


métaphore de l’union et du mariage (« слияние » ; « встречаются и смешиваются
в злом объятии ») est aussi un moment de fusion totale entre vie, religion et poésie
(ce qui fait écho à l’idéal théurgique symboliste), mais encore un instant d’union
parfaite entre musique, parole et mouvement (« стерлись грани между пeснeй,
музыкой, словом и движением, жизнью, рeлигией и поэзией. »): c’est bien
l’idée d’un verbe dynamique, à la fois verbe et acte, qui est ici suggérée, avant d’être
affirmée plus loin.

« В этот миг (…) слово и дело становятся неразличимы и тождественны,


субъект и объект, кудесник и природа испытывают сладость полного
744
единства. »

« A cet instant (…) la parole et l’acte deviennent indifférenciés, identiques, le sujet


et l’objet, le sorcier et la nature ressentent le plaisir de l’union totale. »

Dans ce passage, Blok montre bien que l’acte magique donne accès à une
révélation extatique unitive grâce à la fusion de l’énergie primordiale intérieure à
l’homme et de l’énergie primordiale du monde, dans et par la parole incantatoire
musicale et rythmée. Il donne à voir l’idée d’immédiateté dans cette description de
l’instant éphémère de l’unité d’être du microcosme et du macrocosme, qui est aussi
un instant d’unité du verbe et de l’acte, instant qui précède le surgissement de la
conscience, et donc la division du moi et du monde autant que du verbe et de l’acte.
Par cette description de l’acte incantatoire, Blok cherche à montrer l’évidence de la
foi dans le verbe et de l’efficacité du verbe, il donne à voir cette équivalence du
verbe et de l’acte qui apparaît aussi comme l’idéal du verbe poétique authentique.

« Только так можно объяснить совершенно непонятную для нас, но


очевидную и простую для древней души веру в слово. Очевидно, при известной
745
обстановке, в день легкий или черный, слово становится делом (…) »

« Ceci est la seule explication possible de la foi en la parole, totalement


incompréhensible pour nous, mais évidente et simple pour l’âme antique. Il est évident
que, dans certaines conditions, que le jour soit propice ou non, la parole deviennent
acte (…) »

744
ibid.
745
ibid.
296
Enfin, Blok cherche un peu plus loin à élucider d’où vient cette force du
verbe, quel est le ferment de ce verbe-acte. Blok avait tout d’abord montré que cette
force provenait de la foi que l’homme a en la parole, et qu’elle lui était conférée par
la double puissance de l’homme et de la nature qui se concentrait en elle dans l’acte
de conjuration. L’efficacité est donc avant tout fonction de la relation du sujet à la
parole ; transposée dans le domaine de la poésie, l’efficacité du verbe poétique
apparaît comme la résultante d’une interrelation entre l’écriture et la lecture de la
poésie. C’est donc une vision de la poésie comme relation qui se dégage de cette
constatation. Mais l’efficacité est aussi l’effet d’une force intrinsèque au verbe : il
s’agit de « la force créatrice du rythme ».

« Первобытная гармония согласует эти слова и дела ; слова становятся


действом. Силa, устрояющая их согласие, - творческая сила ритма. Она
поднимает слово на хребте музыкальной волны, и ритмическое слово
заостряется, как стрела, летящая прямо в цель и певучая стрела, опущенная в
746
колдовское зелье, приобретает магическую силу и безмерное могущество. »

« L’harmonie primitive fait concorder paroles et actes ; les paroles deviennent


actions. La force qui instaure cette concorde, c’est la force créatrice du rythme. Elle
élève la parole sur la crête de la vague musicale, et la parole rythmique s’aiguise
comme un flèche qui vole droit au but et, comme une flèche harmonieuse trempée dans
un philtre enchanteur, acquiert une force magique et une puissance infinie. »

Blok affirme donc que l’efficacité, qui est force et puissance (« силa »,
« могущество »), réside dans le rythme de la parole. En effet, plus loin, il définit
encore le rythme comme l’essence de l’incantation (« сущность заклинания »). La
parole rythmique est comparée à une flèche, ce qui renforce l’idée de son
dynamisme et de sa force. En fait le motif du rythme peut être interprété comme une
métaphorisation de l’idée d’efficacité : le rythme, mouvement sonorisé, mouvement
verbal, semble à même de traduire l’unité de la parole-acte.

Enfin, cette union de la parole et de l’acte est de nouveau assimilée à l’union


de la poésie et de la vie. En effet, l’ultime degré de l’efficacité de la parole est sans
doute sa nature vivificatrice et salvifique :

« Искусство действенных заклинаний – всем нужное, всенародное


искусство ; это полезное первобытное искусство дает человеку средства для
747
борьбы за существование. »

746
ibid., p. 52
747
ibid., p. 53
297
« L’art des incantations actives est un art universel, nécessaire pour tous ; cet art
primitif bienfaisant donne à l’homme un moyen de lutte pour la vie. »

Non seulement la parole magique, qui est la parole authentique, immédiate,


confère à l’homme la toute-puissance, mais elle est aussi source de vie. Ces mêmes
affirmations sont également présentes chez Belyj, pour qui la parole poétique,
pensée sur le modèle de la parole magique, constitue l’essence de l’existence
humaine.

c. Le modèle magique selon Belyj.

Dans la Magie des vocables, Belyj insiste lui aussi sur la nature efficace du
verbe, mais dans un sens différent de Blok : il cherche à penser le verbe poétique par
analogie avec le Verbe divin créateur. Le modèle magique lui permet ainsi de penser
la parole poétique au sens étymologique d’une parole créatrice : créatrice de monde,
créatrice d’être.

Ce que Belyj appelle la « magie des vocables », ou encore la nature magique


du verbe, c’est sa puissance créatrice, l’union de l’incantation, de la création et de la
connaissance dans la profération du verbe. C’est ce qu’il énonce, de manière très
dense, au début de son essai :

« Язык – наиболее могущественное орудие творчества. Когда я называю


словом предмет, я утверждаю его существование. Всякое познание вытекает
748
уже из названия. Познание невозможно без слова. »

« La langue est le plus puissant instrument de création. Lorsque je donne un nom à


un objet, j’affirme son existence. Toute connaissance découle de la dénomination. La
connaissance est impossible sans vocable. »

Dans ces quelques assertions courtes, juxtaposées, qui sonnent comme autant
de paroles de vérité, Belyj affirme la puissance créatrice de la langue, tout comme sa
puissance gnoséologique : nommer fait venir à l’être en même temps qu’il fait
connaître. Belyj pense ainsi le verbe poétique, tout comme le langage en général, par
analogie avec le Verbe créateur de Dieu tel qu’il se manifeste au début du livre de la
Genèse : en fin de compte, les différents paragraphes de la première partie de son
essai ne sont que la répétition, l’amplification, de manière claire ou confuse, logique

748
A. Belyj, « Magija slov », op.cit., p. 131
298
ou irrationnelle, de cette seule idée de l’unité que forment verbe, création et
connaissance.

Belyj insiste plus loin sur les qualités vivantes, c’est-à-dire figuratives et
sonores, du verbe poétique authentique, et donne ainsi à penser que c’est dans le
son, la matérialité du verbe que réside son efficaсité. En effet, la simple
juxtaposition de deux phrases évoquant tout d’abord la puissance ontologique et
gnoséologique de la parole, puis l’abrupte définition de la parole comme son,
semble justifier cette lecture :

« Но живое, изреченное слово не есть ложь. Оно – выражение сокровенной


сущности моей природы ; и поскольку моя природа есть природа вообще, слово
есть выражение сокровеннейших тайн моей природы. Всякое слово есть звук
749
(…) »

« Mais un vocable proféré, vivant, n’est pas un mensonge. Il est l’expression de


l’essence cachée de mon être ; et comme ma nature est la nature en général, le
vocable est l’expression des secrets les plus cachés de la nature. Le vocable est son
(…)»

Or c’est bien l’idée du caractère sonore de la parole qui conduit ensuite Belyj
à affirmer le modèle de la Parole créatrice de Dieu, lui permettant d’expliciter la
puissance de la parole poétique. Le poète s’assimile dès lors à un démiurge, et non
plus à un prophète, comme le faisait Ivanov, et la parole poétique est ainsi pensée
par analogie avec la Parole divine.

« В звуке воссоздается новый мир, в пределах которого я чувствую себя


творцом действительности ; тогда начинаю я называть предметы, т. е.
вторично воссоздавать их для себя. Стремясь назвать все, что входит в поле
моего зрения, я, в сущности, защищаюсь oт враждебного, мне непонятного
мира, напирающего на меня со всех сторон ; звуком слова я укрощаю эти
стихии ; процесс наименования пространственных и временных явлений
750
словами есть процесс заклинаний ; всякое слово есть заговор (…). »

« Dans le son se recrée un nouveau monde dans les limites duquel je me sens le
créateur de la réalité ; je commence alors à nommer les objets, c’est-à-dire à les recréer
une seconde fois pour moi-même. En cherchant à nommer tout se qui entre dans mon
champ de vision, je me protège en réalité d’un monde hostile, que je ne comprends pas
et qui m’agresse de toutes parts ; du son de la parole je dompte ces éléments ; le
processus de dénomination des phénomènes spatiaux et temporels est un processus
d’incantation ; la parole est conjuration (…). »

Par cette analogie, Belyj explicite la puissance de création (« творeц »,


« воссоздавать ») ainsi que la puissance de domination (« укрощаю ») que contient

749
ibid., p. 131
750
ibid., p. 132
299
la parole. Mais il affirme aussi la nature magique de la parole au sens propre,
comme l’indique la répétition de l’expression « в сущности ».

Plus loin, Belyj reprend comme en résumé cette idée de la puissance magique
de la parole et dévoile en même temps le type de logique qui prévaut dans le
déroulement de sa pensée et de son discours : il s’agit d’une logique sonore,
acoustique, poétique, et non pas rationnelle. Voici la définition qu’il donne du
sorcier, qui peut également être interprété comme une figure du poète :

« (…) ведун – это тот, кто знает больше слов ; больше говорит ; и потому
751
– заговаривает. »

« (…) le sorcier, c’est celui qui connaît plus de vocables ; il parle plus ; et donc, il
parle en incantations. »

La proposition « больше говорит », qui semble incongrue du point de vue du


raisonnement logique, est en fait justifiée par ses sonorités qui appellent et, selon
une logique poétique, rendent nécessaire le verbe essentiel « заговаривает », qui
clôt la phrase. Le jeu des sonorités dessine bien une logique poétique qui pour Belyj,
est celle qui doit prévaloir. En effet la suite du paragraphe démontre justement, mais
cette fois sous forme logique, que la parole poétique est plus puissante que la pensée
analytique :

« (…) удачно созданным словом я проникаю глубже в сущность явлений,


752
нежели в процессе аналитического мышления (…). »

« (…) par un vocable bien créé je pénètre plus profondément dans l’essence des
phénomènes que par le processus de la pensée analytique (…). »

Enfin, l’évocation que fait Belyj de la puissance de la parole se clôt sur une
reprise en point d’orgue de l’idée de la parole comme condition d’existence de
l’humanité. En une dernière synthèse, Belyj fait de la parole une puissance de vie et
d’être qui finalement contient tout en elle.

« И потому-то живая речь есть условие существования самого


человечества : оно – квинтессенция самого человечества ; и потому
первоначально поэзия, познавание, музыка и речь были единствoм ; и потому
живая речь была магией, а люди, живо говорящие, были существами, на
753
которых лежала печать общения с самим божеством. »

751
ibid.
752
ibid., p. 132
753
ibid.
300
« C’est pourquoi la parole vivante est la condition d’existence de l’humanité même :
c’est la quintessence de l’humanité ; et c’est pourquoi primitivement la poésie, la
connaissance, la musique et la parole formaient une unité ; c’est pourquoi la parole
vivante était magie, et les gens parlant de manière vivante étaient des êtres marqués du
sceau de la communication avec la divinité. »

Tout comme chez Blok, on retrouve ici le mythe grandiose d’une synthèse
primitive qui prend sa source dans l’acte d’une parole authentique, efficace, qui
donnerait accès à l’être et serait un moyen de connaissance. Or c’est tout à la fois ce
que Belyj énonce et ce qu’il met en œuvre : il profère sa propre parole selon le
modèle magique du fiat divin, afin d’en manifester la nature poétique au sens
propre, celle d’une parole créatrice qui fait venir à l’être et qui donne ainsi réalité et
vérité à ce qui est énoncé, à savoir la puissance magique de la parole.

d. Le mythe de l’efficacité

Chez Ivanov, Blok, comme chez Belyj apparaît donc la nostalgie de


l’efficacité de la parole magique : chaque poète se souvient de l’origine magique et
religieuse de la poésie, de la proximité initiale du chant et de l’incantation, de cantus
et carmen. T. Greene écrit à propos de Mallarmé que « pour lui, le poème est hanté
par les vestiges de l’incantation primitive »754 : cette affirmation vaudrait également
pour les symbolistes russes qui recherchent dans les origines de la poésie la source
de régénération de la poésie moderne. En effet, comme l’indique T. Greene, la
magie est fondée sur l’identification du vocable et de la chose qu’il désigne,
induisant une « présence réelle » de la chose dans le vocable, qui est à la source de
l’efficacité du vocable magique. La parole poétique a dès lors pour tâche de
conserver le vestige de cette correspondance entre le vocable et la chose, et de faire
tendre le verbe vers l’incantation. Seule la foi du poète et de son lecteur dans le
verbe poétique peut assurer son efficacité.

Mais le mythe de l’efficacité du verbe poétique reflète aussi l’idéal religieux


de la parole humaine qui tend, dans le poème, vers la Parole divine. Si la Parole
divine est une parole créatrice, une « puissance séminale illimitée », comme l’écrit
M. Cocagnac755, Dieu prend aussi l’homme comme collaborateur, et la parole
humaine, et pour les poètes en particulier, la parole poétique, devient co-créatrice.

754
T. M. Greene, Poésie et magie, Paris, Julliard, 1991.
755
M. Cocagnac, L’Energie de la Parole biblique, Paris, Cerf, 1996, p. 96
301
En effet, dès le livre de la Genèse, Dieu met lui-même en relation Verbe divin et
verbe humain en donnant à l’homme de nommer les bêtes756. M. Cocagnac écrit à ce
propos : « Il plaît à Dieu de distribuer les efflorescences de sa Parole selon les
pouvoirs de l’être humain. »757 L’énergie humaine, physique et spirituelle, du verbe
humain peut donc être vivifiée par l’énergie créatrice du Verbe de Dieu, et prolonger
ainsi l’oeuvre de la Création : c’est ainsi que la théologie du Verbe est indissociable
d’une théologie de la parole humaine, voire d’une théologie de la poésie. Les
métaphores christiques, récurrentes à l’Âge d’Argent, rendant compte de la nature
du verbe poétique, pourraient alors être lues comme des tentatives poétiques de
définition de cette théologie de la poésie...

B. Les métaphores christiques du verbe poétique

Les métaphores cosmiques, culminant dans le concept d’énergie, mettaient en


valeur le dynamisme du verbe poétique : cependant, comme le souligne M.C.
Ghidini758, les poètes de l’Âge d’Argent savent bien qu’ενέργεια est indissociable
d’έργον, que l’esprit est impossible sans la matière, la créativité pure sans son
incarnation, sans risquer sa propre disparition. Les métaphores christiques rappellent
justement l’antinomie nécessaire du verbe poétique, qui est à la fois έργον et
ενέργεια, matière sonore, sémantique et spirituelle.

Comme le souligne Weidlé759, l’héritage spirituel de l’Eglise orthodoxe


influence toute la vie culturelle de l’Âge d’Argent : cet héritage est un fonds
culturel commun qui peut donc devenir un réservoir d’images utilisées à des fins
rhétoriques. Mais comme l’indique M. Eltchaninoff760, un des traits essentiels de la
théologie orientale, l’Incarnation, devient plus qu’une source d’inspiration, car c’est
également dans une perspective théologique que « la pensée russe [et en
l’occurrence la poésie russe] a promu une écriture du Logos incarné, un ton

756
Genèse 2, 19-20
757
M. Cocagnac, ibid.
758
M.C.Ghidini, Il Cerchio incantato del linguaggio, op.cit.
759
W. Weidlé, les Abeilles d’Aristée, op.cit., p. 321
760
M. Eltchaninoff, « Présentation », la Philosophie russe en question, Cahiers d’histoire de la
philosophie N°2, Art et Philosophie russe, Centre G. Bachelard de Recherches sur l’imaginaire et la
rationalité de l’Université de Bourgogne, 2000.
302
particulier qui manifeste toute la corporéité sensible de l’intelligible et cherche à en
peindre une image iconique. » En effet, c’est la métaphore de l’incarnation du verbe
poétique qui est la plus fréquente, présente à la fois chez les poètes symbolistes et
acméistes. Ainsi, les métaphores christiques ont soit une portée simplement
rhétorique, utilisant des données culturelles dominantes dans un but de persuasion,
soit une visée conceptuelle, cherchant à définir la nature du verbe poétique en
relation avec la nature du Christ, Verbe de Dieu.

1. Les métaphores à visée rhétorique

a. La métaphore de l’incarnation selon Belyj

Dans la Magie des vocables, Belyj a plusieurs fois recours à la métaphore de


l’incarnation pour définir le verbe poétique authentique, au sens de verbe créateur :

« Творческое слово есть воплощенное слово (слово–плоть), и в этом смысле


761
оно действительно ; символом его является живая плоть человека (...) »

« Le verbe créateur est un verbe incarné (un verbe-chair), et dans ce sens il est
efficace ; c’est la chair vivante de l’homme qui en est le symbole (...) »

La métaphore de l’incarnation (« воплощенное слово (слово–плоть) »)


s’inspire clairement du prologue de l’Evangile de Jean, qui présente le Verbe fait
chair, manifestation humaine, historique du Dieu invisible762. Le motif de
l’incarnation, appliqué au verbe poétique, permet à Belyj de souligner sa dimension
organique, vivante, et par là active, efficace. Mais l’explication qui suit, faisant
référence à la chair de l’homme, en dehors de sa double nature corporelle et
spirituelle, indique que l’allusion christologique n’est qu’un instrument de
persuasion au sein d’un raisonnement métaphorique. C’est ainsi que S. Cassedy763
affirme que l’analogie entre l’esthétique symboliste défendue par Belyj et la
logologie johannique est privée de fondement métaphysique, ce qui ne sera pas le
cas chez Ivanov par exemple. Comme l’écrit J. Schlanger, « il est inhérent à l’esprit
fini que le sens se formule pour lui à travers des figures, dans la distance, le détour

761
A. Belyj, « Magija slov », op.cit., p. 134
762
Jean 1, 14 : « Et le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous et nous avons vu sa gloire, cette
gloire que, Fils unique plein de grâce et de vérité, il tient du Père. », Traduction Oecuménique de la
Bible, op.cit.
763
S. Cassedy, « Bely’s Theory of Symbolism as a Formal Iconics of Meaning”, Andrey Bely, Spirit
of Symbolism, ed. by J.E. Malmstad, Cornell University Press, Ithaca and London, 1987.
303
et le décalage. »764 En fait, c’est bien cette « inadéquation » du sens qui donne
naissance à la logique poétique : ici, donc, Belyj pense le mythe de la régénération
du verbe poétique sur le modèle du mythe de l’Incarnation, à travers le lexique de la
vie et de la chair. Tout comme le prologue de l’Evangile de Jean unit le mythe du
Verbe créateur de l’univers à celui de l’incarnation de Dieu, Belyj unit l’image du
verbe-chair à celle du verbe poétique véritablement créateur, afin de persuader son
lecteur à la fois de la réalité et de l’efficacité du verbe poétique qu’il défend.

b. La métaphore de la résurrection selon Šklovskij

C’est également un usage uniquement rhétorique de la métaphore de la


résurrection que fait Šklovskij en intitulant son essai « la Résurrection du verbe » :
« Воскрешение слова »765. Il montre d’emblée la distance qu’il prend avec la foi
chrétienne en utilisant le substantif verbal factitif voskrešenie, et non le terme
théologique voskresenie, qui reste cependant présent en écho : le poids émotionnel
de ce concept central du christianisme, dans le contexte de renouveau spirituel
qu’est l’Âge d’Argent, semble bien être un moyen d’attirer l’attention du lecteur.
Šklovskij écrit :

« Только создание новых форм искусства может возвратить человеку


766
переживание мира, воскресить вещи и убить пессимизм. »

« Seule la création de nouvelles formes d’art peut rendre à l’homme l’expérience du


monde, ressusciter les choses et tuer le pessimisme. »

Comme chez Belyj, le terme chrétien « ressusciter » est intégré dans un


raisonnement métaphorique visant à persuader le lecteur de la justesse du futurisme,
seul capable de ces « nouvelles formes d’art » qui vivifieront le langage et la
perception que l’homme a du monde. Le motif chrétien du retour à la vie, appliqué
au domaine poétique, prolonge et dépasse celui de la vie et de la mort des vocables,
récurrent à l’Âge d’argent, pour affirmer la poétique futuriste comme un dynamisme
poétique, tourné vers l’avenir. Šklovskij convoque donc le mythe chrétien de la
résurrection pour élaborer à son tour le nouveau mythe poétique de la vivification du
verbe poétique toujours recommencée dans le poème futuriste.

764
J. Schlanger, « les Métaphores de l’organisme », op.cit., p. 261
765
V. Šklovskij, « Voskrešenie slova », Gamburgskij ščet, Moskva, Sovetskij pisatel’, 1990.
766
ibid., p. 40
304
Chez Ivanov ou Mandel’štam, en revanche, les métaphores christiques
semblent être plus qu’un simple outil rhétorique.

2. Les métaphores à visée conceptuelle

Comme l’indique I. Paperno767, l’interaction de la littérature et de la théologie


est une des caractéristiques de la culture russe du début du vingtième siècle. La
projection de concepts théologiques dans le domaine poétique apparaît comme une
méthode symboliste de conceptualisation visant à déterminer la nature du verbe en
relation avec la foi chrétienne. Mandel’štam, qui entre en débat avec les
symbolistes, utilise cette même méthode.

a. La métaphore de l’incarnation selon Ivanov

La métaphore de l’Incarnation est très fréquente chez les symbolistes, et en


particulier chez Ivanov. Par exemple, dans les Préceptes du symbolisme, Ivanov
évoque la « chair mystique du Verbe » :

« (...) Лермонтов, первый в русской поэзии затрепетавший предчувствием


символа символов – Вечной Женственности, мистической плоти рожденного в
768
вечности Слова. »

« (...) Lermontov, le premier dans la poésie russe à avoir tremblé du pressentiment


du symbole des symboles, Féminité Eternelle, chair mystique du Verbe né dans
l’éternité. »

En faisant de Lermontov un précurseur de la poétique (et de la mystique)


symboliste, Ivanov met en relation le verbe symboliste avec le « symbole des
symboles » qu’est le Verbe fait chair, et unit dans un même élan mystique la Sophia
(« Вечной Женственности »), le Verbe (« рожденного в вечности Слова ») et la
poésie, comme l’indiquent aussi les deux autres titres de son sonnet « la Langue »
769
: « Слово-плоть », ou encore « Λόγος, Σοφία, Ποιήσις »770. La métaphore
christique du symbole comme verbe poétique incarné manifeste le lien théologique
qu’Ivanov perçoit entre le verbe poétique et le Logos. En effet, comme l’indique A.

767
I. Paperno, « O prirode poètičeskogo slova. Bogoslovskie istočniki spora Mandel’štama s
simvolizmom”, Literaturnoe Obozrenie, n°1, 1991
768
V. Ivanov, « Zavety simvolizma », op.cit., p. 186.
769
V. Ivanov, « Jazyk », Stixotvorenija, poèmy, tragedii, kn.1-2, op.cit.
770
C'est ce qu'indique précieusement A. Šiškin dans son article consacré à Ivanov et Florenskij:
A. B. Šiškin, "Realizm V. Ivanova i o. Pavla Florenskogo", Florenskij, pro et contra, red. D. K.
Burlak, Sankt-Peterburg, Izdatel’stvo Russkogo Xristianskogo Gumanitarnogo Instituta, 2001.
305
Šiškin771, l’Incarnation peut être comprise, au sens philosophique où les penseurs
religieux l’entendent à l’Âge d’Argent, comme un concept anti-kantien qui prouve
le lien entre l’esprit et la chair, le transcendant et l’immanent. Selon le point de vue
poétique, c’est le verbe poétique symboliste, le symbole, qui porte l’incarnation du
transcendant : Ivanov formule ainsi la nature du verbe poétique symboliste en
adéquation avec le mystère chrétien de l’Incarnation, révélant sa proximité avec la
vision du monde de Florenskij, qui écrit dans la Colonne et le fondement de la
vérité :

« Но обрати теперь внимание : все наше жизнепонимание, вся наша наука –


говорю не о богословской науке, а о науке вообще, о духе научном, - вся целиком
построена она на идее Логоса, на идее Бога-Слова, - да и не наука только, а вся
772
жизнь, весь уклад нашей жизни. »

« Mais remarque bien à présent : toute notre conception du monde, toute notre
science – je ne parle pas de la science théologique, mais de la science en général, de
l’esprit scientifique, - repose toute entière sur l’idée du Logos, sur l’idée du Dieu-Verbe,
- et non pas seulement la science, mais toute notre vie, tout notre mode de vie. »

Mais ce n’est qu’imparfaitement que le verbe poétique peut être considéré


comme un verbe humain incarné, à l’image du Verbe incarné : c’est ce qu’Ivanov
précise dans Pensée du symbolisme.

« Символ – слово, становящееся плотью, но не могущее ею стать; если же


бы стало, то было бы уже не символом, а самою теургическою
773
действтиельностью. »

« Le symbole est un verbe devenant chair, mais qui ne peut l’être tout à fait ; s’il le
pouvait, ce ne serait plus un symbole, mais il serait l’effectivité théurgique même. »

Ivanov précise ici à la fois la proximité entre verbe poétique et Verbe incarné,
verbe symboliste et « symbole des symboles », et l’abîme qui les sépare, matérialisé
par la différence grammaticale fondamentale entre perfectif et imperfectif (« слово,
становящееся плотью », et « И Слово стало плотию » de l’Evangile). Comme le
souligne M.C. Ghidini774, Ivanov s’oppose ainsi à une vision magique du symbole
en soulignant au contraire les limites du verbe symboliste, tout en rappelant cette
tension nécessaire du verbe poétique vers le Verbe de Dieu, son idéal. C’est aussi

771
Ibid.
772
P. Florenskij, Stolp i utverždenie Istiny, Moskva, AST, 2003, p. 122
773
V. Ivanov, « Mysli o simvolizme », op.cit., p. 197-198
774
M.C. Ghidini,, op.cit.
306
par la notion de mythe, qu’il expose notamment dans son essai Deux courants dans
le symbolisme contemporain, qu’Ivanov exprime cet idéal poétique.

« Миф есть чистейшая форма ознаменовательной поэзии. (...) Ибо миф –


отображение реальностей, и всякое иное истолкование подлинного мифа есть
775
его искажение. Новый же миф есть новое откровение тех же реальностей. »

« Le mythe est la forme la plus pure de la poésie révélatrice. (...) Car le mythe est
l’image des réalités, et toute autre interprétation du mythe authentique n’est que son
altération. Un nouveau mythe est une révélation nouvelle des mêmes réalités. »

Le mythe, stade parfait de la poésie, est l’image et la ressemblance poétique


des réalités supérieures, de même que l’homme, par le Christ, a retrouvé l’image et
la ressemblance de Dieu : c’est bien par la métaphore de l’Incarnation, appliquée
théologiquement à la poésie, accompagnée du concept de mythe, qu’Ivanov institue
ce que nous avons appelé une théologie de la poésie symboliste.

b. La métaphore de l’incarnation selon Mandel’štam

Si Mandel’štam a lui aussi recours à la métaphore du verbe-chair, c’est


davantage pour insister sur la dimension sensible, concrète du verbe poétique
acméiste, en opposition aux excès mystiques symbolistes. Ainsi, dans le Verbe et la
culture776, il écrit :

« В жизни слова наступила новая эра. Слово – плоть и хлеб. »

« Dans la vie du verbe une nouvelle ère a commencé. Le verbe est chair et pain. »

Si l’analogie entre le vocable et le pain met essentiellement l’accent sur la


dimension humaine et humble de la poétique acméiste qui ouvre une nouvelle ère du
verbe, l’affirmation « Слово - плоть и хлеб » fait aussi écho à la fois à l’Incarnation
du Verbe de Dieu et à l’eucharistie : la poétique acméiste du verbe incarné, loin de
chercher à saisir le transcendant, s’attache simplement à la matière verbale vivante
tout en la transformant en réalité spirituelle. Les vocables sont une nourriture
physique tout autant que spirituelle pour le poète, qui les exhausse au-dessus de
l’humilité du quotidien par son art. De cette manière, Mandel’štam affirme aussi
l’intégrité du verbe poétique, tout aussi digne dans sa dimension réelle et concrète
que dans sa dimension spirituelle, contre la dualité du verbe symboliste tout entier

775
V. Ivanov, « Dve stixii v sovremennom simvolizme », op.cit., p. 157
776
O. Mandel’štam, « Slovo i kul’tura », op.cit., p. 225
307
tendu vers les réalités supérieures. C’est cette même dimension réelle, historique, de
la langue que Mandel’štam rappelle dans De la nature du verbe à travers la même
métaphore de la chair :

« Слово в эллинистическом понимании есть плоть деятельная,


разрешающаяся в событие. Поэтому русский язык историчен уже сам по себе,
так как по всей своей совокупности он есть волнующееся море событий,
777
непрерывное воплощение и действие разумной и дышащей плоти. »

« Le verbe, dans la conception hellénistique, est chair efficiente se résolvant dans


l’événement. C’est pourquoi la langue russe est historique par elle-même, puisque dans
sa totalité elle est une mer mouvante d’événements, une incarnation continue et une
action de la chair qui raisonne et respire. »

La métaphore de la chair signifie la dimension historique du verbe, celle de


l’Incarnation semble donner à voir la réappropriation vivante de la langue dans
chaque acte de parole qui est un événement. Le verbe « raisonne et respire », c’est sa
totalité intellectuelle et charnelle que Mandel’štam a en vue dans la métaphore de
l’incarnation. De ce point de vue, sa lecture poétique du verbe incarné est bien en
adéquation conceptuelle avec le dogme christologique de la double nature humaine
et divine du Fils : c’est en ce sens qu’I. Paperno778 écrit que le verbe en tant que tel
acméiste est bien un verbe fait chair, à la double nature concrète et spirituelle. La
métaphore de l’incarnation permet donc à Mandel’štam de justifier la conception
acméiste de l’intégrité du verbe poétique, que B. Uspenskij décrit dans les termes
suivants : « Dans la poésie de Mandel’štam est levée l’opposition entre l’abstrait et
le concret, l’animé et l’inanimé, le naturel et le social : c’est ainsi que le monde est
recréé dans sa primauté cosmique »779.

Chez Ivanov comme chez Mandel’štam, la métaphore de l’incarnation reflète


finalement la même affirmation de l’ontologisme de la poésie, mais aussi la même
quête poétique de la plénitude : l’Âge d’Argent voit naître différents mythes du
logos poétique comme renouvellement du Logos incarné, source d’être et de sens ;
mais il est aussi en quête d’une nouvelle vision intégrale du monde, pensée
religieusement à partir d’une synthèse entre l’art et la théologie. Enfin, les
métaphores christiques ont pour ultime visée de rétablir le lien entre l’homme et le

777
O. Mandel’štam, « O prirode slova », op.cit., t. 2, p. 246
778
I. Paperno, op.cit.
779
B.A. Uspenskij, « Anatomija metafory u Mandel’štama », op.cit.
308
Christ, mais aussi l’homme et le monde, au moyen de l’art, manifestant ainsi la
conscience d’une nécessaire éthique poétique à l’Âge d’Argent.

309
Chapitre 3 : Ethique poétique à l’Âge d’Argent

La réflexion sur le statut de la parole et du discours poétiques à l’Âge


d’Argent correspond à une nouvelle approche de la question de la rectitude, ou de la
justesse des vocables, dans le domaine poétique : la notion de justesse appelant celle
de justice, se trouve ainsi ébauchée la question de la justice poétique, qui se lie à
celle de la vérité, omniprésente à l’Âge d’Argent du fait de la continuité de la pensée
poétique de l’époque avec la tradition romantique qui fait de la vérité le contenu de
l’art780. Dès lors, les notions de justesse, justice et vérité dessinent un champ de
réflexion à la fois poétique, philosophique et théologique qui indique la présence
d’une éthique poétique à l’Âge d’Argent.

A. Justesse de la parole, justice et vérité

1. Définitions

a. Justesse et justice

La conception de la justesse de la parole poétique à l’Âge d’Argent déplace,


tout en y faisant écho, celle de la rectitude des noms proposée par Platon dans le
Cratyle. En effet, pour Platon, la rectitude des noms signifie l’adéquation entre le
nom et la chose, le nom et l’être.

« Dans ces conditions, mon bon, n’est-ce pas aussi le nom naturellement adapté à
chaque chose que ce fameux législateur doit savoir transposer en sons et en syllabes,
et, quand il fabrique et établit tous les noms, ne doit-il pas avoir en vue ce qui est le
781
nom en soi, pour avoir autorité en la matière ? »

La justesse des vocables en poésie caractérise aussi leur adéquation ; un


vocable juste est un vocable qui convient : mais il s’agit désormais, semble-t-il,
moins d’une adéquation de la parole à l’être, que celle de la parole à la langue. Cette
adéquation peut aussi être interprétée en terme de fidélité de la parole poétique à la
langue qui la porte : on retrouve dans cette approche la notion d’auto-référentialité

780
Voir à ce sujet J. M. Schaeffer, L’Art de l’âge moderne, op.cit.
781
Platon, Cratyle, op.cit., p. 83 (389 d)
310
de la parole, caractéristique de la modernité poétique. C’est ainsi ce qu’expose
Mandel’štam dans son essai Remarques sur la poésie. Bien que le passage concerne
en propre le discours poétique khlebnikovien, il semble que Mandel’štam l’érige ici
en idéal de la parole poétique :

« Чтение же Хлебникова может сравниться с еще более величественным и


поучительным зрелищем, как мог бы и должен был бы развиваться язык
праведник, необремененный и неоскверненный историческими невзгодами и
насильями.(...) Он [Хлебников] наметил пути развития языка, переходные,
промежуточные, и этот исторически небывший путь российской речевой
судьбы, осуществленный только в Хлебникове, закрепился в его зауми, которая
есть не что иное, как переходные формы, не успевшие затянуться смысловой
782
корой правильно и праведно развивающегося языка. »

« La lecture de Xlebnikov, au contraire, peut être comparée à un spectacle encore


plus majestueux et plus édifiant, tel qu’aurait pu et aurait dû se développer le langage,
ce juste que n’auraient pas accablé et souillé les tribulations et les violences
historiques. (...) Il [Xlebnikov] a indiqué les voies de développement de la langue, voies
transversales, intermédiaires, et cette voie du destin verbal russe, non réalisée
historiquement, effectuée uniquement en Xlebnikov, s’est fixée dans sa langue
transmentale, qui n’est autre chose que les formes transversales, n’ayant pas eu le
temps de se recouvrir d’une écorce sémantique, de la langue qui se développe de
manière droite et juste. »

Il apparaît ici clairement que la justesse de la parole poétique signifie sa


conformité avec celle du langage, considéré comme un juste au sens religieux et
moral (« язык праведник »)783 : la parole poétique juste est adéquate à la justice
intrinsèque de la langue, qui ne peut être dévoyée, qui se développe nécessairement
selon des voies droites (« правильно и праведно развивающегося языка »). La
parole poétique ne peut que s’accorder à la justesse et à la justice de la langue ; le
poète doit fidélité à la langue : c’est aussi ce qu’écrit M. Cvetaeva en conclusion de
son essai l’Art à la lumière de la conscience.

784
« Но если есть Страшный суд слова – на нем я чиста. »

« Mais s’il existe un Jugement dernier du verbe – à ce Jugement je suis sans


taches. »

L’expression de G. Gusdorf, selon laquelle le poète « rend justice aux


mots »785, correspond bien à cette intuition profonde de Cvetaeva qui voit la

782
O. Mandel’štam, « Zametki o poèzii », op.cit., p. 263
783
voir à ce sujet J.-C. Lanne, « Xlebnikov et le langage d’outre-entendement », Altérations,
créations dans la langue : les langages dépravés, études rassemblées par A. Tomiche, Presses
Universitaires Blaise Pascal, Centre de Recherche sur les Littératures Modernes et Contemporaines,
2001.
784
M. Cvetaeva, « Iskusstvo pri svete sovesti », op.cit., p. 374
311
conscience du poète comme une responsabilité face à la langue et au verbe. Mais la
justice du poète est aussi corrélée à la notion de vérité.

b. Vérité

Dans le Matin de l’acméisme, Mandel’štam évoque lui aussi la justice du


poète :

786
« Сознание своей правоты нам дороже всего в поэзии. »

« La conscience de notre justesse nous est plus chère que tout en poésie. »

Cette assertion peut être lue comme une affirmation de la justification du


poète par sa conscience de rendre justice à la langue. Le poète apparaît ici comme
un Juste, il est alors un poète authentique, et non un imposteur, comme l’expose
Pasternak au début de son manifeste la Réaction de Wasserman :

« В блаженные времена кустарно-цехового строя своеобразие человеческих


способностей было еще той живой правдой, к голосу которой не только
прислушивался сам производитель, но которым руководствовался
потребитель в своих запросах. (...) Читатель неузнаваем сейчас. (...) нет
читателя, который умел бы отличать поэта от самозванца, ибо нет
787
читателя, который ждал и нуждался бы в поэте. »

« Aux temps bienheureux de l’organisation artisanale et manufacturière, l’originalité


des capacités humaines était encore cette vérité vivante dont la voix était écoutée non
seulement par le producteur lui-même, mais qui régissait aussi les demandes du
consommateur. (...) Aujourd’hui le lecteur est méconnaissable. (...) il n’y a pas de
lecteur capable de distinguer un poète d’un imposteur, car il n’y a pas de lecteur qui
attende et qui ait besoin du poète. »

Le poète vrai, justifié par son activité, et conscient de sa justesse, est celui qui
se conforme à la « vérité vivante » (« живой правдой ») du monde et de la langue :
justesse, justice et vérité sont donc intrinsèquement liés dans le domaine poétique, à
la manière du domaine religieux.

Quant à la notion de vérité, elle est interprétée moins dans son acception
d’adéquation au réel qu’au sens de révélation : c’est la vérité comprise comme
αλήθεια qui semble privilégiée. En effet, la vérité – alètheia « désigne une chose qui
se montre telle qu’elle est, ainsi que la justesse du discours (logos) qui en fait

785
G. Gusdorf, la Parole, chapitre 7, Paris, Puf, 1953
786
O. Mandel’štam, « Utro akmèizma », op.cit., p. 178
787
B. Pasternak, « Vassermanova reakcija », op.cit., p. 349-350
312
état. »788 En manifestant la corrélation entre justesse du discours et vérité, le concept
philosophique d’alètheia peut s’appliquer au domaine poétique : la justesse de la
parole poétique, telle qu’elle a été définie plus haut, est un gage de vérité ; dire, pour
le poète, signifie dévoiler l’être. Mais la vérité est aussi comprise dans son acception
héraclitéenne : le logos, ou discours vrai, est celui qui exprime l’unité des contraires.
La pensée d’Héraclite, reprise sur un mode poétique, permet donc d’affirmer, d’une
part, la vérité du logos poétique, et d’autre part, la logique propre à la poésie, qui
s’oppose à la loi de non-contradiction pour au contraire magnifier le contraste,
l’antinomie. Le fragment suivant semble bien pouvoir être lu de manière féconde
sur un mode poétique :

789
« L’adverse, bénéfique ; à partir des différents, le plus bel assemblage. »

Commentant ce fragment, M. Conche écrit : « La diversité des sons est une


condition de la beauté de la combinaison sonore. D’une manière générale, la
richesse au niveau des parties est une condition de la beauté de l’ensemble ; ainsi en
est-il du monde. En face des philosophies du même, Héraclite affirme les droits de
l’autre, du différent, du divers. »790 Or la poésie, qui affirme sa logique propre,
pourrait bien se situer précisément « en face des philosophies du même »...

2. L’horizon intellectuel de la pensée poétique de l’Âge d’Argent

a. L’héritage grec

Dans son ouvrage la Colonne et le fondement de la vérité, P. Florenskij se


réclame de la pensée héraclitéenne en affirmant la nature antinomique de la vérité,
tout en faisant ensuite le lien entre pensée hellénique et pensée chrétienne,
conformément à l’hellénisme de la culture de l’Âge d’Argent : il unit ainsi l’héritage
héraclitéen, la pensée de l’unité des contraires, à l’héritage évangélique, qui
manifeste une logique de l’antinomie.

« Этот Гераклит впервые ясно почуял, что существует Бог-Слово, -


впервые открыл высшую гармонию и сверх-мирное единство бытия. « Внимая
не мне, но Истине, - говорил он, - разумно признавать, что все едино. » ;
« Мудрость – едина (понимай под ней тот разум, что управляет всем чрез

788
Dictionnaire critique de théologie, sous la direction de J.-Y. Lacoste, Paris, Puf, 1998.
789
Héraclite, Fragments, texte établi, traduit et commenté par M. Conche, Paris, Puf, 1986, p. 403.
(fragment 8 Diels-Kranz)
790
ibid.
313
все) » ; « разум – для всех один и тот же... ». И именно этот самый философ,
тянувшийся к « бестрепетному сердцу непреложной Истины », - как выражался
Парменид, - он-то именно и твердил всю жизнь свою о разрозненности,
раздробленности и антиномичности нашей земной юдоли. Открыв
совершенную гармонию Слова, он со всею возможною, - для жившего до Христа,
791
- остротою увидал внутреннюю вражду мира.»

« Cet Héraclite a pour la première fois clairement senti l’existence du Dieu-Verbe, il


a pour la première fois découvert l’harmonie suprême et l’unité hypercosmique de l’être.
« En écoutant non pas moi, mais la Vérité, disait-il, il est raisonnable de reconnaître que
tout est un. » ; La sagesse est une (à comprendre comme cette raison qui dirige tout à
travers tout) » ; « la raison est pour tous une et toujours la même... ». Et c’est
précisément ce philosophe qui tendait vers « le coeur paisible de la Vérité immuable »,
comme l’exprimait Parménide, c’est justement lui qui a affirmé toute sa vie la division, le
morcellement et l’antinomie de notre vallée terrestre. Ayant découvert l’harmonie
parfaite du Verbe, il a vu, avec toute l’acuité possible, pour quelqu’un qui a vécu avant
le Christ, l’hostilité interne du monde. »

La lecture que fait Florenskij d’Héraclite souligne l’imbrication, à l’Âge


d’Argent, entre héritage grec et héritage chrétien, témoignant par là de la vivacité de
l’hellénisme russe, relu à travers le prisme de la foi chrétienne. Par cette référence à
Héraclite, Florenskij ancre néanmoins sa réflexion sur le caractère antinomique de la
vérité dans la tradition pré-socratique. Si sa pensée se situe aux confins de la
philosophie et de la théologie, les poètes de l’Âge d’Argent vont manifester leur
communion intellectuelle avec lui en exposant, dans le domaine qui est le leur, une
conception antinomique de la vérité poétique, selon une logique propre, celle de
l’ambiguïté.

b. La pensée mythique

Comme l’explique longuement M. Détienne792, la pensée mythique de la


Grèce archaïque suit une logique de l’ambiguïté, selon laquelle « les contraires sont
complémentaires »793. M. Détienne définit dans ce contexte le concept pré-rationnel
de la vérité comme une « vérité assertorique »794, que nul ne conteste ni ne
démontre. La parole du poète inspiré tend à s’identifier avec la vérité, tout en étant
marquée du sceau de l’ambivalence et de l’énigme. M. Détienne écrit : « il n’ y a
pas d’un côté Alétheia (+) et de l’autre Léthé (-), mais entre ces deux pôles se
développe une zone intermédiaire où Alétheia glisse vers Léthé et réciproquement.
La « négativité » n’est donc pas isolée, mise à part de l’Être, elle ourle la « vérité »,

791
P. Florenskij, Stolp i utverždenie Istiny, op.cit., p. 143
792
M. Détienne, les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris, Maspéro, 1967.
793
ibid., p. 77
794
ibid., p. 27
314
elle en est l’ombre inséparable. »795 Les couples que forment Alétheia et Léthé
(vérité et oubli), ainsi qu’Alétheia et Apaté (vérité et tromperie), révèlent donc
l’ambivalence, l’ambiguïté intrinsèque de la vérité comprise comme union des
contraires.

Transposée dans le domaine poétique, cette logique de l’ambiguïté, que l’Âge


d’Argent semble se réapproprier, en vient à caractériser la parole poétique moderne,
qui est à la fois illusion et vérité, artifice et sincérité, qui cherche en même temps à
persuader et à dire la vérité, afin de servir un seul et même enjeu : le salut du poète,
de son lecteur, et du monde. Dans ce contexte de quête de la justice et de la vérité,
comprises en terme d’antinomie, la poétique de l’Âge d’Argent peut être définie
comme une poétique de l’ambiguïté, gage de vérité de la parole poétique. C’est ce
que Ricoeur a en vue lorsqu’il définit la « vérité métaphorique » en un sens
« tensionnel » du mot « vérité »796 : la métaphore concentre en elle la contradiction,
et en fait surgir la vérité, le sens poétique. C’est aussi ce que suggère Derrida
lorsqu’il situe le poète, « l’homme de la métaphore », entre le sophiste et le
philosophe :

« Alors que le philosophe ne s’intéresse qu’à la vérité du sens, au-delà même des
signes et des noms ; alors que le sophiste manipule des signes vides et tire ses effets
de la contingence des signifiants (d’où son goût pour l’équivocité et d’abord pour
l’homonymie, l’identité trompeuse des signifiants), le poète joue de la multiplicité des
797
signifiés, mais pour rejoindre l’identité du sens. »

Jouer « de la multiplicité des signifiés » revient, pour le poète, à exhiber


l’ambivalence de la parole poétique, afin, comme le sophiste, de susciter le plaisir
des vocables, de plaire à son lecteur, mais aussi, comme le philosophe, de dévoiler
« l’identité du sens », la vérité, et contribuer ainsi à la connaissance.

L’enjeu de ce dernier chapitre sera, à travers la lecture de différents poèmes


évoquant, chacun à sa manière, la justesse de la parole poétique en corrélation avec
la présence du sujet lyrique, de souligner la mise en oeuvre d’une poétique de
l’ambiguïté, fondement d’une éthique poétique embrassant justice et vérité. La

795
ibid., p. 69
796
P. Ricoeur, la Métaphore vive, op.cit., p. 11
797
J. Derrida, « la Mythologie blanche », Marges de la philosophie, op.cit.,p. 296
315
parole poétique apparaîtra tour à tour comme expression de la vérité lyrique,
dévoilement de la vérité du monde, et enfin accès à la vérité de l’homme.

B. La parole poétique, expression de la vérité lyrique

1. M. Cvetaeva, la parole poétique comme affirmation de soi et auto-


justification.

Le titre de l’essai l’Art à la lumière de la conscience montre combien la


préoccupation éthique est au coeur de la recherche poétique de Cvetaeva. En effet,
au début de son essai, Cvetaeva affirme :

« Итак, произведение искусства – то же произведение природы, но


798
долженствующее быть просвещенным светом разума и совести. »

« Ainsi l’oeuvre d’art est cette même oeuvre de la nature, mais devant être éclairée
de la lumière de la raison et de la conscience. »

Plus loin, elle définit la spécificité de la conscience poétique, en opposition à


la morale quotidienne :

« Здесь художественный закон нравственному прямо-обратен.(...)


Художественное творчество в иных случаях некая атрофия совести, больше
скажу : необходимая атрофия совести, тот нравственный изъян, без которого
799
ему, искусству, не быть. »

« Ici la loi artistique est directement contraire à la loi morale. (...) Dans d’autres cas,
la création artistique est une sorte d’atrophie de la conscience, je dirai plus : elle est une
nécessaire atrophie de la conscience, ce défaut moral, sans lequel l’art ne peut être. »

Cvetaeva définit ici l’antinomie nécessaire entre loi artistique et loi morale ;
« l’atrophie de la conscience » caractérise l’état de la conscience morale quotidienne
dans la création artistique, elle reprend plus loin ce point de vue dans une assertion
éloquente :

« Искусство – искус, может быть самый последний, самый тонкий, самый


800
неодолимый соблазн земли. »

« L’art est artifice, peut-être la dernière illusion de la terre, la plus fine, la plus
insurmontable. »

798
M. Cvetaeva, “Iskusstvo pri svete sovesti”, op.cit., p. 347
799
ibid., p. 353
800
ibid., p. 362
316
Par ce lexique de l’artifice et de l’illusion (« искус », « соблазн »), fortement
connoté négativement, et même diaboliquement, Cvetaeva décrit l’art comme une
tromperie, à l’opposé, apparemment, de l’exigence éthique. Pourtant, parallèlement,
elle décrit aussi la « conscience créatrice » du poète, son exigence de justice et de
vérité :

« Часто сравнивают поэта с ребенком по примете одной невинности. Я бы


сравнила их по примете одной безответственности. Безответственность во
всем, кроме игры. (...)
801
Привнесением совести своей – смутите нашу (творческую). »

« On compare souvent le poète à un enfant sous le signe distinctif de la seule


innocence. Je les comparerais sous le signe distinctif de la seule irresponsabilité.
Irresponsabilité en tout, sauf le jeu. (...)
En apportant votre conscience, vous troublez la nôtre (la conscience créatrice). »

Cvetaeva prolonge ici le motif de la tromperie par celui du jeu (« кроме


игры »), mais pour le retourner : elle affirme ainsi paradoxalement la responsabilité,
la conscience du poète dans le domaine de ce jeu suprême qu’est la création
poétique, et plus précisément la parole poétique. C’est ce qu’elle précise encore dans
la conclusion déjà citée de l’essai, qui affirme :

802
« Но если есть Страшный суд слова – на нем я чиста. »

« Mais s’il existe un Jugement dernier du verbe, à ce Jugement, je suis sans


taches. »

Le poète est responsable devant la langue et le verbe, l’éthique du poète est


une éthique verbale ; c’est ce qui fait la spécificité de la conscience poétique, qui
s’oppose directement à la conscience morale quotidienne. Le poète s’oppose à la
foule, et la création à la vie quotidienne : la conscience, la justice et la vérité
poétiques seront donc en situation d’antinomie par rapport à leur acception
habituelle. Dans son poème « Allez-vous en... »803, bien antérieur à l’essai, puisqu’il
date de 1913, Cvetaeva expose déjà, sur un mode poétique, cette même conception
de l’ambivalence de la parole, de la justice et de la vérité poétiques.

Идите же ! – мой голос нем,


И тщетны все слова.
Я знаю, что ни перед кем

801
ibid. p. 371
802
ibid., p. 374
803
M. Cvetaeva, Sočinenija v dvux tomax, tom 1, sostavlenie, podgotovka teksta i kommentarii A.
Saakjanc, Moskva, Xudožesvtennaja literatura, 1980.
317
Не буду я права.

Я знаю : в этой битве пасть


Не мне, прелестный трус !
Но, милый юноша, за власть
Я в мире не борюсь.

И не оспаривает вас
Высокородный стих.
Вы можете – из-за других –
Моих не видеть глаз,

Не слепнуть на моем огне,


Моих не чуять сил...
Какого демона во мне
Ты в вечность упустил !

Но помните, что будет суд,


Разящий, как стрела,
Когда над головой блеснут
Два пламенных крыла !

Allez-vous en ! Ma voix est muette,


Et toutes les paroles sont vaines.
Je le sais, je n’aurai jamais raison
Pour personne.

Je le sais : dans ce combat, charmant lâche,


Ce n’est pas moi qui tomberai !
Mais, gentil garçon, pour le pouvoir
Dans ce monde, moi, je ne me bats pas.

Et mes nobles vers


Ne vous contestent pas.
Vous pouvez - à cause des autres –
Ne pas voir mes yeux,

Ne pas être aveuglé par mon feu,


Ne pas sentir mes forces...
Quel démon as-tu laissé, pour l’éternité,
Echapper en moi!

Mais souvenez-vous, il y aura un jugement,


Coupant comme une flèche,
Quand brilleront sur notre tête
Deux ailes enflammées !

Le poème « Allez-vous en... », tout en dessinant la figure d’un sujet lyrique


incompris, cherchant la solitude, dans une posture toute romantique, évoque aussi
l’antagonisme entre justice et vérité mondaines d’une part, et justice et vérité
poétiques d’autre part.

Le poème apparaît tout d’abord comme une affirmation du « je » lyrique, qui


s’oppose nettement à un « vous » : les adjectifs possessifs et les pronoms de la
318
première personne, répétés plusieurs fois (« мой », « Я », « мне »), désignent le
sujet lyrique qui s’oppose à son interlocuteur, désigné dans les impératifs indiquant
bien une situation d’interpellation (« Идите же », « помните »), par des
caractérisations négatives ou ironiques (« прелестный трус », « милый юноша »),
et par les pronoms de la deuxième personne, jamais cités dans le même vers que
ceux de la première personne, comme pour mieux souligner leur différence et leur
antagonisme (« вас », « Вы »). Se dessine ainsi le portrait d’un sujet lyrique
incompris (« Я знаю, что ни перед кем / Не буду я права. »), qui recherche
l’isolement par rapport à la foule. Affirmant sa différence dans la profération de la
parole poétique, le « je » lyrique, en se disant, affirme sa présence, présence
corporelle (« мой голос », « Моих (...) глаз »), et présence énergétique (« на моем
огне », « Моих (...) сил »), synonyme de vie : la diction poétique affirme l’être du
« je » lyrique. Mais la première caractéristique du sujet lyrique est sa voix, porteuse
d’une parole adressée à son interlocuteur, soulignée par une intonation virulente,
marquée par les points d’exclamations et les impératifs. La parole du sujet lyrique
est une parole qui ordonne ; le « je » lyrique affirme ainsi sa supériorité dans le
domaine du savoir : la proposition « Я знаю », en début de vers, est répétée deux
fois, et résonne comme un avertissement prophétique, comme le signe précurseur du
jugement annoncé à la fin du poème.

Cependant, la voix du « je » lyrique, sa parole, est marquée du signe de


l’ambivalence, tout comme la notion de justice, qui se dédouble en justice mondaine
et justice poétique. En effet, alors que tout le poème sonne comme une profération
de la parole du sujet lyrique, celle-ci y est présentée comme une parole paradoxale,
parole silencieuse, qui ne touche pas son but : « мой голос нем, / И тщетны все
слова. », « И не оспаривает вас / Высокородный стих. » ; de plus, ce sont les
tournures négatives qui prédominent, comme pour affirmer encore l’inefficacité de
cette parole : « Моих не видеть глаз », « Не слепнуть на моем огне, », « Моих
не чуять сил... ». Cette ambivalence de la parole, entre présence et absence, pourrait
bien justement être le signe de sa vérité, conformément à la représentation de la
vérité comme unité des contraires... Le champ lexical du combat, combat terrestre
(« в этой битве », « за власть / Я в мире не борюсь »), et combat final, combat
poétique, associé à l’image du jugement dernier (« суд, / Разящий, как стрела »)
semble bien évoquer également le caractère agonistique de la vérité pour laquelle le
319
sujet lyrique profère son poème. En fait, toute la trame oppositive du poème,
opposition entre le sujet lyrique et son interlocuteur, entre la justice mondaine (« ни
перед кем / Не буду я права. ») et la justice poétique (« Но помните, что будет
суд, »), entre la force et la faiblesse de la parole, apparaît justement comme le gage
de la justesse et de la vérité de la parole proférée qu’est le poème : selon la pensée
héraclitéenne du logos vrai804, appliquée à la poésie, la parole poétique qui est
proférée, par le fait même qu’elle est dite, est vraie. Au milieu du poème, le vers
« Высокородный стих. » apparaît dès lors comme l’équilibre, ou l’harmonie de
toutes les tensions. Les « vers nobles » sont des vers justes, droits, ontologiquement
vrais. Dans ce poème, le sujet lyrique parvient ainsi à justifier sa parole et à se
justifier soi-même : l’éthique poétique qui en ressort est une éthique de la droiture et
de la fidélité à soi, qui est synonyme, pour le poète, d’une fidélité à la parole
poétique proférée, toujours vraie. Chez Majakovskij, la notion d’auto-justification
par la parole poétique s‘élargit aux dimensions christiques de la justification
d’autrui.

2. V. Majakovskij, la parole poétique comme affirmation de soi et


justification d’autrui.

Le poème de Majakovskij « Et pourtant », presque contemporain de celui de


Cvetaeva précédemment cité (il date de 1914), présente un certain nombre de points
communs avec ce dernier : il se présente lui aussi comme une profération du sujet
lyrique, qui par sa voix et sa parole affirme sa présence, tout en évoquant la question
de la justice et de la vérité selon une logique de l’antinomie. Chez Majakovskij,
c’est la poétique grotesque, manifestant l’unité des contraires, qui apparaît comme le
chemin de la vérité poétique.

А все-таки

Улица провалилась, как нос сифилитика.


Река – сладострастье, растекшееся в слюни.
Отбросив белье до последнего листика,
сады похабно развалились в июне.

Я вышел на площадь,
выжженный квартал
надел на голову, как рыжий парик.

804
Dans son commentaire du premier fragment (dans la classification Diels-Kranz) d’Héraclite,
M.Conche écrit : « Le logos est le Discours toujours vrai, le Discours même de la vérité. », op.cit., p.
33
320
Людям страшно – у меня изо рта
шевелит ногами непрожеванный крик.

Но меня не осудят, но меня не облают,


как пророку, цветами устелят мне след.
Все эти, провалившиеся носами, знают :
я – ваш поэт.

Как трактир, мне страшен ваш страшный суд !


Меня одного сквозь горящие здания
проститутки, как святыню, на руках понесут
и покажут богу в свое оправдание.

И бог заплачет над моею книжкой !


Не слова – судороги, слипшиеся комом ;
и побежит по небу с моими стихами под мышкой
и будет, задыхаясь, читать их своим знакомым.

Et pourtant

La rue s’est effondrée, comme le nez d’un syphilitique.


La rivière est volupté qui bave.
Ayant ôté leur linge jusqu’à la dernière feuille,
Les jardins, obscènes, se sont affalés sur juin.

Je suis entré sur la place,


J’ai mis le quartier brûlé
Sur ma tête, comme une perruque rousse.
Les gens sont terrifiés : dans ma bouche
Un cri avalé tout rond remue les jambes.
Mais on ne me jugera pas, on n’aboiera pas contre moi,
Comme un prophète, mes pas seront tapissés de fleurs.
Tous ces nez effondrés le savent :
Je suis votre poète.

Votre jugement terrible me terrifie comme un cabaret !


A travers les immeubles en flammes, moi seul,
Comme un sacrement, les prostituées me porteront dans leurs bras,
Et me montreront à dieu pour leur justification.

Et dieu se mettra à pleurer sur mon livre !


Non pas des paroles, mais des convulsions collées en boule ;
Et il courra à travers le ciel, mes vers sous le bras,
Et les lira, tout haletant, à ses amis.

Dans ce poème, le « je » lyrique apparaît à la deuxième strophe, pour ne plus


quitter l’espace du poème : les pronoms personnels de la première personne (« Я »,
« меня », « мне »), répétés plusieurs fois, rythment le poème, et rendent le sujet
lyrique omniprésent. Mais celui-ci cherche aussi à se définir au fil du poème : c’est
d’abord par travestissement qu’il se présente : « выжженный квартал / надел на
голову, как рыжий парик. » : le portrait de la ville, à la première strophe, apparaît
alors comme une figure, un double du sujet lyrique dont les dimensions s’élargissent
à la ville tout entière. Plus loin, c’est en prophète que le sujet lyrique se présente :
321
les deux comparaisons, « как пророку », et « как святыню » font du « je » lyrique
une figure christique, qui précède la définition essentielle, au coeur du poème : « я –
ваш поэт. ». En effet, contrairement au sujet lyrique du poème de Cvetaeva, qui
s’opposait à autrui, celui-ci se définit volontairement en relation à autrui : relation à
la ville («Улица », « Река », «сады », «площадь »), et à ses habitants (« Людям »),
à la masse des faibles (« Все эти, провалившиеся носами », « проститутки »), et
enfin à Dieu, (« бог ») qui, à son tour, met le sujet lyrique en relation avec tous ses
amis, c’est-à-dire ses auditeurs et lecteurs : « и будет, задыхаясь, читать их своим
знакомым ». Poète de la ville toute entière, le sujet lyrique est donc poète des
humbles, poète de Dieu ; cette situation prophétique confère nécessairement justice
et vérité à la parole qu’il profère, et qu’il définit avant tout comme une parole-cri :
« у меня изо рта / шевелит ногами непрожеванный крик. ». La parole poétique
est ainsi présentée comme l’expression du corps, des émotions immédiates. La
métaphore des jambes donne à voir que la parole est corps, et la qualification
« непрожеванный крик » concrétise le caractère pur, entier, c’est-à-dire sincère,
vrai, de la parole poétique. Plus loin, l’affirmation « Не слова – судороги,
слипшиеся комом » insiste encore sur la parole comme geste, expression
immédiate du corps, expression juste, authentique, qui, précisément pour cette
raison, trouve grâce auprès de Dieu : « И бог заплачет над моею книжкой ! ».

Cependant, l’affirmation de la justice et de la vérité de la parole est pleine


d’ambiguïté : c’est en effet paradoxalement par des procédés grotesques, qui disent
l’illusion (apatè) que le sujet lyrique affirme la vérité (alètheia). Tout d’abord, c’est
sous un masque que le sujet lyrique se cache et se montre (« рыжий парик ») : la
figure du double, du poète-ville, contredit l’immédiateté, la sincérité soulignées plus
haut, et désigne au contraire la parole poétique comme un artifice. Mais c’est bien la
vérité en tant qu’unité des contraires que le sujet lyrique a en vue : la poétique du
grotesque permet justement de révéler les ambivalences pour les réunir, et dévoiler
ainsi la nature antimonique de la vérité. Ainsi, les nombreuses comparaisons et
métaphores du poèmes séparent et unissent à la fois les contraires : l’inanimé et
l’animé (« Улица провалилась, как нос сифилитика »), le concret et l’abstrait
(« Река – сладострастье »), le grand et le petit (« выжженный квартал (...) как
рыжий парик »), le haut et le bas (« Как трактир, мне страшен ваш страшный
суд ! »), l’humain et le divin (« Меня (...) как святыню »). De même, la justice
322
poétique, présentée par analogie avec le modèle biblique comme une justice
salvatrice, une justification au sens théologique (« покажут богу в свое
оправдание »), est révélée dans une opposition entre le début et la fin du poème. Le
poème s’ouvre en effet sur une image de destruction, de désolation et de vice
(«Улица провалилась », « Река – сладострастье », « сады похабно
развалились »), mais se clôt sur une image de Salut : les verbes au futur (« И бог
заплачет », « и побежит », « и будет (...) читать ») contrastent avec les formes
passées du début, et sont un gage d’espérance et de vie, d’autant plus que c’est
désormais Dieu lui-même qui est au centre de l’espace poétique élargi aux
dimensions du Ciel (« побежит по небу »), qui accueille la parole du sujet lyrique
jusqu’à s’en faire paradoxalement le porte-voix (« и будет, задыхаясь, читать их
своим знакомым. ») : par un dernier retournement conforme à la poétique
grotesque, Dieu devient le prophète du poète, dont la lecture de la parole se mue en
sacrement poétique qui renouvelle la vie. Le poème se clôt ainsi sur une apothéose
de la parole du « je » lyrique, qui accède au rang divin d’une parole de justification,
parole de vérité. L’éthique poétique qui apparaît dans ce poème semble donc être
une transposition poétique de l’éthique chrétienne du don de soi pour le Salut du
monde. Il est significatif que l’on retrouve cette même corrélation, interprétée
différemment, de la parole poétique et du Salut du monde chez les symbolistes et
les futuristes.

C. La parole poétique, dévoilement de la vérité du


monde

Si pour Cvetaeva et Majakovskij, l’enjeu de la parole poétique est avant tout


de se dire, pour d’autres poètes, il s’agit, par la parole poétique, de tout dire : cette
même posture est partagée à la fois par les symbolistes et les futuristes, et le poème
de Majakovskij, de ce point de vue, peut être situé à la charnière de deux démarches
poétiques, l’une proprement lyrique, l’autre « toutique ». Il est remarquable que les
poétiques symboliste et futuriste semblent ici s’accorder : en fait, comme l’expose
Mandel’štam dans son essai Sturm und Drang, elles présentent deux conceptions

323
différentes du tout, l’une accumulative, chez les symbolistes, et l’autre potentielle,
chez les futuristes, qui induisent par la suite des poétiques différentes.

« Соответственно этому существенному различию символизма и


футуризма – первый дал образец внешнего, второй – внутреннего
устремления. Стержнем символизма было пристрастие к большим темам, -
космического и метафизического характера. Ранний русский символизм –
царство больших тем и понятий « с большой буквы », непосредственно
заимствованных у Бодлэра, Эдгара По, Маллармэ, Суинберна, Шелли и других.
Футуризм главным образом жил поэтическим приемом и разрабатывал не
тему, а прием, то есть нечто внутреннее, соприродное языку. У символистов
тема выставлялась вперед, как щит, прикрывающий прием. Исключительно
отчетливы темы раннего Брюсова, Бальмонта и др. У футуристов тему
трудно отделить от приема, и неопытный глаз, хотя бы в сочинениях
805
Хлебникова, видит только чистый прием или голую заумность. »

« Conformément à cette différence essentielle entre symbolisme et futurisme, le


premier a donné un exemple de tension extérieure, le second, celui d’une tension
intérieure. L’axe cardinal du symbolisme était son penchant pour les grands thèmes de
caractère cosmique et métaphysique. Le premier symbolisme russe fait régner les
grans thèmes et les concepts « avec majuscules », directement empruntés à
Baudelaire, Edgar Poe, Mallarmé, Swinburn, Shelley et autres. Le futurisme, de
manière générale, vivait du procédé poétique, et travaillait non pas le thème, mais le
procédé, c’est-à-dire quelque chose d’interne, d’intrinsèque à la langue. Chez les
symbolistes, c’est le thème qui était mis en avant, comme un bouclier recouvrant le
procédé. Ce sont exclusivement les thèmes qui sont évidents chez les jeunes Brjusov,
Bal’mont, etc. Chez les futuristes, il est difficile de distinguer le thème du procédé, et un
oeil inexpérimenté, ne serait-ce que dans les oeuvres de Xlebnikov, ne voit que le
procédé pur, ou la transmentalité nue. »

En soulignant la prédominance des thèmes chez les symbolistes, et


particulièrement des thèmes cosmique et métaphysique (« пристрастие к большим
темам, - космического и метафизического характера »), c’est-à-dire ceux qui
visent le tout, Mandel’štam suggère une conception accumulative de leur vision du
monde : le tout est perçu par les symbolistes comme une extension maximale
(« первый дал образец внешнего (...) устремления »), une totalité en acte. Au
contraire, chez les futuristes, qui privilégient le procédé, c’est-à-dire le principe
interne de la poésie et de la langue (« прием, то есть нечто внутреннее,
соприродное языку »), ce même projet de totalité revêt un caractère intensif
(« второй – внутреннего устремления ») : c’est une totalité potentielle qui est en
vue, un tout unifié à l’intérieur du procédé, vu lui-même comme étant l’unité de la
langue806.

805
O. Mandel’štam, « Burja i natisk », op.cit., p. 340-341
806
Je remercie Monsieur J.-C. Lanne pour son analyse de cet extrait.
324
De ces deux conceptions de la totalité découlent deux visions de la parole
poétique comme dévoilement de la vérité du monde : dans la vision du monde
symboliste, la parole poétique est ce principe de communion cosmique
(« sobornost’ ») qui manifeste la vérité du monde ; dans la vision du monde
futuriste, la parole poétique se révèle elle-même comme étant l’unité du monde.

1. V. Ivanov : le verbe et le Verbe, Salut du monde.

Dans son essai Pensées du symbolisme, Ivanov définit la parole poétique


symbolique comme un lien qui est le signe de la totalité unifiée du monde :

« Я не символист, если мои слова не вызывают в слушателе чувства связи


между тем, что есть его « я », и тем, что зовет он - « не-я », - связи вещей,
807
эмпирических разделенных (...) »

« Je ne suis pas symboliste si mes paroles ne suggèrent pas à mon auditeur le


sentiment d’un lien entre ce qui est son « moi » et ce qu’il appelle son « non-moi », lien
des choses empiriquement séparées (...) »

La parole poétique relie le poète et son auditeur au monde, en manifestant que


ce qui est mien et ce qui est autre s’unissent à l’intérieur de la totalité cosmique :
Ivanov explicite ici la relation de la parole au principe de communion universelle
(sobornost’), concept essentiel de la pensée théologique russe. Dans un autre essai
un peu plus tardif (daté de 1916), précisément intitulé Légion et principe de
communion, Ivanov revient sur cette même intuition d’une affinité entre parole
poétique et principe de communion :

« Соборность есть, напротив, такое соединение, где соединяющиеся


личности достигают совершенного раскрытия и определения своей
единственной, неповторимой и самобытной сущности, своей целокупной
творческой свободы, которая делает каждую изглаголанным, новым и для всех
нужным словом. В каждой Слово приняло плоть и обитает со всеми, и во всех
звучит разно, но слово каждой находит отзвук во всех, и все – одно свободное
808
согласие, ибо все – одно Слово. »

« Le principe de communion, au contraire, est cette liaison dans laquelle les


personnes reliées atteignent la révélation et la définition parfaite de leur être unique,
inimitable et original, la liberté créatrice intègre, qui fait de chacune un verbe proféré,
neuf, et nécessaire pour tous. Le Verbe a pris chair dans toutes les personnes, Il habite
auprès de chacune, et résonne de manière différente en chacune, mais le verbe de
chaque personne trouve un écho en toutes, et toutes sont une seule et même concorde,
car toutes sont un seul Verbe. »

807
V. Ivanov, « Mysli o simvolizme », op.cit., p. 194
808
V. Ivanov, « Legion i sobornost’ », op.cit., p. 100
325
Dans cet essai, Ivanov oppose à la légion, collectivité formée par amassement
mécanique, le principe de communion, unité organique, harmonieuse, de la totalité
du monde, qui trouve son fondement dans le Christ, Verbe de Dieu, « Слово ».
Dans cet extrait, Ivanov insiste sur l’interrelation concordante des personnes qui
correspond à la réalité humaine du principe de communion : et c’est précisément
leur parole, ou leur verbe, signe de la présence en l’homme du Verbe divin, unité du
monde, qui rend possible la communion organique des personnes et du cosmos tout
entier (« все – одно свободное согласие, ибо все – одно Слово »). Puisque le
Verbe est le principe de la communion harmonieuse du monde, le verbe poétique,
qui procède du Verbe divin (« В каждой Слово приняло плоть и обитает со
всеми »), a donc vocation à dévoiler la vérité du monde comme une totalité
organique. Le poème « la Naissance de la poésie »809, qui date de 1915, expose cette
conception de la parole poétique. Dans ce poème réflexif où la parole poétique met
elle-même en scène sa propre genèse, Ivanov montre que la parole poétique révèle la
totalité organique du monde qui embrasse les personnes, les animaux et tout le
cosmos.

Рождение поэзии

Когда над землею невинной


Сиял первозданный эфир,
Слил шепоты мира в единый
Отгул мусикийский - Зефир.

Под миртами слушала Ева:


Меж миртовых пел он ветвей;
А с тихого райского древа
Уж вторил ему соловей.

И в перси восторженной девы


Наитье гармоний сошло,
И девственных гимнов напевы
Эдем огласили светло.

Рай замер. К ногам ее немо


Стекались обличья зверей,
Скликались Зефиры Эдема,
Одни, с ученицей своей.

И как нам извел Афродиту


Из пены лазуревый вир, -
Поэзию, златом повиту,
Соткал светоструйный эфир.

809
V. Ivanov, « Roždenie poèzii », Sobranie sočinenij, t. IV, Bruxelles, Foyer oriental chrétien, 1987,
p. 47
326
La Naissance de la poésie

Lorsque sur la terre innocente


Brillait le souffle primordial,
Les chuchotis du monde se fondaient
Dans le Zéphir, écho musicien.

Ève, sous les myrtes, écoutait :


Il chantait à travers les branches ;
Et sur l’arbre calme du paradis
Lui répondait le rossignol.

Et dans le sein de la vierge exaltée


Descendit l’intuition des harmonies,
Et les mélodies pures des hymnes
Résonnèrent, claires, dans l’Eden.

Le paradis se figea. A ses pieds, silencieux,


Accouraient les silhouettes des animaux,
Se hélaient les Zéphirs de l’Eden,
Seuls, avec leur élève.

Et de même que pour nous, le flot d‘azur


Fit surgir de l’écume Aphrodite, -
La poésie, langée d’or, fut tissée
Par le souffle ruisselant de lumière.

Le poème « Naissance de la poésie » allie le plaisir poétique, plaisir sonore et


articulatoire des vocables, à une dimension cognitive de la poésie : pour reprendre
les termes de la critique platonicienne de la poésie, assimilée à la rhétorique810, d’un
côté le poème d’Ivanov s’apparente à une rhétorique poétique qui cherche à plaire
au lecteur, et d’un autre côté, il obéit au but philosophique de la connaissance en
cherchant à révéler l’être du monde. C’est dans ce sens que nous pouvons parler
d’une poétique de l’ambiguïté qui, contre la logique platonicienne, est mise en
oeuvre dans un double but de plaisir et de connaissance poétiques.

Le poème expose un mythe de la naissance de la poésie, lié au mythe biblique


de l’Eden, mais aussi au mythe grec d’Aphrodite. Ces deux références soulignent
une correspondance, voire une identité, entre création poétique et création du monde
et de l’être. Conformément au récit biblique de la Genèse, le souffle divin, souffle

810
Platon, Gorgias, présentation et traduction par M. Canto-Sperber, Paris, Flammarion, 1993, p.
259 : « Mais regarde bien : à ton avis, tout le jeu de la cithare, toute la poésie dithyrambique n’ont-ils
pas été inventés pour faire plaisir ? (...) Eh bien, d’une telle façon d’agir, n’avons-nous pas dit tout à
l’heure que c’était une forme de flatterie ? » (502a – 502c)
327
créateur811, apparaît ici sous la forme d’un souffle lumineux (« Сиял первозданный
эфир »), qui unit ainsi les deux puissances vitales du souffle et de la lumière. La
lumière divine, en effet, est présente tout au long du poème, toujours en corrélation
avec le chant, la poésie (« Эдем огласили светло », « Поэзию, златом повиту »)
ou le souffle primordial (« Соткал светоструйный эфир »). Souffle et lumière sont
donc reliés et organiquement unis à la parole et au chant, leur conférant par là un
statut ontologique. En outre, pour le poète, la poésie et la musique semblent
également ne faire qu’un : à la première strophe, c’est bien la musique qui unifie la
totalité du monde (« Слил шепоты мира в единый / Отгул мусикийский –
Зефир »), qui est donc le principe de l’harmonie du monde (« Наитье гармоний
сошло »). Or c’est justement la notion d’une parole musicale qui est au coeur de
l’ambiguïté poétique du poème : d’un côté, la parole musicale cherche à séduire
l’auditeur par l’harmonie de ses sonorités, et de l’autre côté, c’est elle, au contraire,
qui est le gage de la vérité de la poésie, en lui permettant de dévoiler l’unité
polyphonique du cosmos.

En effet, c’est bien la nature musicale, harmonieuse de la poésie qui


prédomine dans la pratique poétique même du poème. C’est tout d’abord le choix
des vocables qui contribue à l’impression d’harmonie émanant du poème. La
répétition de sonorités identiques, qu’il s’agisse de la même racine (« Под
миртами », « Меж миртовых » ) ou de racines différentes qui s’appellent l’une
l’autre par consonance (« Стекались », « Скликались », « Соткал »), crée
l’euphonie, de même que l’alternance équilibrée de consonnes et de voyelles crée
une grâce articulatoire. Ainsi le premier vers, par exemple, fait essentiellement
alterner dentales et labiales, dont les points d’articulation sont proches (« Когда над
землею невинной »). De même le vers présente-t-il une certaine unité vocalique :
dans un même vers les voyelles accentuées sont rarement toutes différentes ;
souvent au contraire la même voyelle porte deux fois l’accent (« Сиял
первозданный эфир »), accentuant ainsi l’impression d’euphonie. Ce jeu de
répétitions harmonieuses tend à présenter la parole poétique comme un flux
euphonique dont l’unique dessein est la jouissance poétique du poète et de son

811
cf Genèse 1, 2 : « le souffle de Dieu planait à la surface des eaux », et Gn 2, 7 : « Le Seigneur
Dieu modela l’homme avec de la poussière prise du sol. Il insuffla dans ses narines l’haleine de vie,
et l’homme devint un être vivant. », Traduction Oecuménique de la Bible, op.cit.
328
auditeur. Parfois c’est au contraire le vocable qui prévaut pour lui-même,
indépendamment de ses associations sonores : le poème fait alors apparaître la
poésie comme une recherche du plaisir des vocables de cette langue polymorphe
qu’est le russe. Dans ce poème transparaît bien en effet le plaisir que procurent les
vocables rares et savants, qu’ils soient grecs (« эфиp », « мусикийский »), slavons
(« древo », « злато »), ou vocables composés dont l'expressivité est comme
dédoublée (« первозданный », « светоструйный »). La poésie est ainsi définie, par
la forme même du poème, comme une recherche du plaisir poétique, plaisir sonore
et articulatoire, qui, apparemment loin de dire la vérité, a pour vocation de charmer
le poète et l’auditeur. De ce point de vue, la parole poétique juste apparaît dans ce
poème comme une parole euphonique, harmonieuse ; justesse et concordance se
répondent dans cette présentation de la parole poétique.

Mais selon la conception chrétienne qu’Ivanov a de la poésie, la justesse du


verbe poétique signifie aussi son ajustement au Verbe divin, et c’est ce que
manifeste également la conception musicale de la parole, qui acquiert dès lors une
dimension non plus seulement rhétorique, mais aussi théologique. La parole
musicale est en effet le symbole de l’harmonie du monde, harmonie unifiante qui
rassemble et fait communier tous les êtres : c’est ce qu’indique la récurrence du
préverbe « s » (« Слил шепоты мира », « Стекались обличья зверей »,
« Скликались Зефиры Эдема », « Соткал светоструйный эфир »), ainsi que le
lexique de l’unité (« единый / Отгул мусикийский », « Одни, с ученицей
своей »). La parole poétique, elle-même à la fois multiple et une, puisqu’elle
embrasse la musique, mais aussi le silence (« Рай замер. К ногам ее немо »), se
révèle bien comme étant le principe de l’unité polyphonique du monde, qui relie les
éléments (« Зефиры Эдема »), les plantes (« Меж миртовых (...) ветвей »), les
animaux (« соловей », « обличья зверей »), et la femme (« Ева »), figure de la vie
et de l’amour, à l’image d’Aphrodite elle aussi présente à la mémoire du poète (« И
как нам извел Афродиту / Из пены лазуревый вир »), mais aussi personnification
de la Sophia, seule présente au Commencement, garante de l’intégrité du cosmos812.
Enfin, la parole poétique, unité polyphonique de la totalité du monde, embrasse

812
cf Sagesse 7, 21 : « Toute la réalité cachée et apparente, je l’ai connue, car l’artisane de l’univers,
la Sagesse, m’a instruit », et Sagesse 8, 1 : « Elle s’étend avec force d’une extrémité du monde à
l’autre, elle gouverne l’univers avec bonté. », Traduction Oecuménique de la Bible, op.cit.
329
aussi le sujet lyrique lui-même, présent à la dernière strophe dans le pronom
personne « nous » (« как нам извел... »), qui indique bien que le « je » du sujet
lyrique, comme celui de son lecteur, ou de toute personne, est organiquement relié à
tout ce qui est autre à l’intérieur de la totalité organique du monde. Le champ lexical
de l’échange musical, à travers les verbes « слушала », « пел », « вторил », et les
noms « Отгул », « напевы », matérialise, et sonorise, cette symphonie cosmique
que révèle la parole poétique. Celle-ci dévoile donc la vérité du monde, qui est son
caractère organique et son unité suprême. La vérité du monde est vérité
symphonique : c’est dans ce sens que la poésie accorde les deux dimensions
antinomiques qui sont les siennes, celle du plaisir, un plaisir musical et verbal, et
celle de la connaissance, qui vise à dévoiler l’harmonie de l’être.

La poésie réunit ainsi plaisir et connaissance poétiques dans une même quête
de la vérité-harmonie du monde, et l’éthique poétique suggérée dans ce poème
apparaît comme une éthique de la communion universelle, communion du poète et
de son lecteur à la parole poétique, qui les fait elle-même communier à la totalité du
monde unifié par le Verbe.

Dans la poétique futuriste, la quête de la vérité du monde se situe à un autre


niveau : alors que le verbe symboliste dévoile la vérité harmonieuse du monde
parce qu’il est ajusté au Verbe divin, Verbe cosmique, le verbe futuriste se veut
équivalent au monde, il dit et il est le monde.

2. Božidar : la parole poétique, unité du monde.

Le poème de Božidar « la Ronde du soleil »813, qui date de 1914, met le


lecteur en présence d’un « je » lyrique adressant sa parole au monde. Il dévoile ainsi
la dimension cosmique de la parole poétique, qui dit et qui est l’unité du monde. Or
selon la conception futuriste de la poésie, la justesse de la parole consiste en son
autoréférentialité : c’est précisément à ce niveau que se situe la poétique futuriste de
l’ambiguïté. En effet, d’un part, la parole poétique est un jeu sonore et verbal qui est
son propre but, qui vise à la pure jubilation verbale, et d’autre part, c’est

813
Božidar, « Solncevoj xorovod », Poèzija russkogo futurizma, op.cit., p. 497
330
paradoxalement son autoréférentialité qui permet à la parole de dire l’être814 : les
futuristes, comme les sophistes815, affirment ainsi l’équivalence du dire et de l’être.
Ainsi, bien qu’à première vue, dans le poème de Božidar, ce soit le sujet lyrique qui
mène la « ronde du soleil », il est en fait au service de la parole poétique qui, en se
déployant d’elle-même, dit l’unité du monde.

Солнцевой хоровод

Кружись, кружа мчись // мчительница


Земля, ты // четыревзглядная !
Веснолетняя, нарядная,
Смуглая // мучительница !

Осеньзимняя
Кубарь кубариком
Жарким // шариком
В тьме
Вей,
Полигимния,
Сме-
лей !

Ты солнь, солнь, // солнце – золото,


В пляс пойди по пусти трусистой,
Пусть стучит времени долото
Пусть планет поле прополото
Звездодейкой // // бусистой. –

Ты солнь, солнь
Звезды пòсолонь,
Небосвод промолнь
Рдяным посохом –

Мчись, мчительница, // кружись,


Четыревзорная земля, -
Нарядная веснись, летнись,
Мучайся // Смугляна.

La Ronde du soleil

Tourne, galope en tournant // galopeuse


Toi, terre // aux quatre regards !
De printemps et d’été, endimanchée,
Brune // galopeuse !

D’automne et d’hiver
Tourne, toupie
Boule // de feu
Dans la ténèbre

814
J.M. Schaeffer souligne ce paradoxe dans son ouvrage L’Art de l’âge moderne, op.cit., p. 353
815
voir à ce sujet M. Fattal, « Vérité et fausseté de l’onoma et du logos dans le Cratyle de Platon »,
Ontologie et dialogue. Hommage à P. Aubenque, sous la direction de N.L. Cordero, Paris, Vrin,
2000.
331
Souffle,
Polymnie,
Plus
D’audace !

Toi, soleille, soleille // soleil – or,


Va danser dans le vide évasé,
Que frappe le marteau du temps
Que l’étoile // // aux perles
Sarcle le champ des planètes. –

Toi, soleille, soleille


Les étoiles dans le sens du soleil
Foudroie le firmament
De ton bâton pourpre –

Galope, galopeuse, // tourne,


Terre aux quatre regards, -
Endimanchée de printemps, d’été,
Souffre, la Brune.

Le poème « la Ronde du soleil » met en scène la parole du sujet lyrique


adressée au cosmos : le sujet lyrique est donc présent non par l’affirmation d’un
« je », mais indirectement dans l’affirmation d’un « tu » qui désigne la terre
(« Земля, ты ») puis le soleil (« Ты (...) солнце – золото »), ainsi que dans les
verbes à l’impératif, suivis de points d’exclamation indiquant le ton de sa voix, qui
sont des ordres que le sujet donne aux éléments du cosmos. En proférant sa parole,
le sujet ordonne, il dirige le monde, la terre (« Кружись , кружа мчись »,
« Нарядная веснись, летнись » ), et le soleil (« В пляс пойди », «Небосвод
промолнь » ). Par sa parole, le sujet lyrique est donc en relation avec l’univers : la
terre, le soleil, mais aussi les planètes et les étoiles (« Пусть планет поле
прополото », « Звезды пòсолонь »), le firmament (« Небосвод промолнь ») sont
autant d’interlocuteurs potentiels pour le sujet lyrique, mais le ton de sa parole
indique aussi sa supériorité : le sujet lyrique apparaît comme un démiurge, qui
manifeste par sa parole sa propre dimension cosmique.

En fait, le poème dans son entier montre que c’est la parole elle-même qui
confère le statut de démiurge à celui qui la profère : la justesse et la vérité de la
parole poétique doivent être comprises comme son adéquation à l’univers tout
entier ; elles sont le signe de la toute-puissance de la parole poétique elle-même. La
parole qui sort de la bouche du sujet lyrique se déploie de manière autonome, selon
les lois propres de la langue, et le sujet lyrique n’est en quelque sorte que son
support vocal. Ainsi, tout le poème se présente comme une « ronde verbale » qui est
332
également « ronde cosmique » ; comme une ronde, la parole poétique s’engendre
elle-même suivant sa propre logique sonore. Ainsi le nom « мчительница » se
métamorphose-t-il en « мучительница », créant une nouvelle dérivation sémantique
qui revient sous forme verbale à la fin du poème (« Мчись », « Мучайся »), mais
qui se développe aussi par variation sonore en « Смуглая » à la première strophe, et
en « Смугляна » à la dernière. Ces répétitions sonores avec variations dévoilent
précisément l’énergie interne de la parole poétique qui suit son propre
développement, fidèle aux sons de la langue désormais perçus comme autonomes.
Logique verbale et plaisir verbal, qui apparaissaient comme contradictoires aux
yeux de Platon, se trouvent donc intimement liées : le plaisir esthétique de la
création verbale, qui réunit deux vocables en un (« четыревзглядная »,
« Веснолетняя », « Звездодейкой »), est aussi suggestion d’un sens nouveau, fort
de la résonance d’un vocable proféré pour la première fois. De même, le plaisir
articulatoire est intimement lié à la création du sens. Alors que chez Ivanov c’est
l’harmonie des voyelles, leur fluidité qui était recherchée, le poème de Božidar
affirme la prédominance des consonnes, qui s’accumulent comme dans un jeu
articulatoire : la combinaison de plusieurs consonnes consécutives est privilégiée
(« кружа мчись », « четыревзглядная », « нарядная », « Рдяным »), de même
que l’alternance répétée des mêmes consonnes, ou de leurs variantes sonores ou
sourdes (« Кубарь кубариком / Жарким // шариком », « В пляс пойди по пусти
трусистой »). L’accumulation des consonnes, si elle contribue à la conception de la
poésie comme plaisir de la bouche et de la voix, suggère aussi que ce sont les
consonnes qui portent le sens des vocables et de leurs unités minimales que sont les
phonèmes. La parole poétique en déploiement a donc deux effets contradictoires et
pourtant intimement liés : elle suscite le plaisir verbal, qui n’a d’autre fin que lui-
même, en même temps qu’elle manifeste la vérité de l’être, qui n’est autre que la
vérité de la langue et de la parole elles-mêmes. La parole poétique juste, fidèle aux
phonèmes de la langue, considérés comme doués de sens, rend justice aux sons de la
langue en manifestant toute leur potentialité. Ainis, par exemple, le nom « солнце »
peut à la fois se déployer dans l’impératif « солнь », ou se muer par permutation
consonantique en l’impératif « промолнь », tout en suggérant alors une nouvelle
voie sémantique, ou encore révéler sa proximité phonétique et sémantique avec le
nom « золото ». La parole juste dévoile ainsi la vérité de la langue, qui consiste en

333
sa richesse sonore potentiellement riche de sens nouveau. Mais la vérité de la langue
est aussi la vérité du monde tout entier ; la parole poétique sous sa forme potentielle
minimale, le phonème, est la vérité-unité du monde. C’est ce que dit le poème
lorsqu’il s’énonce, dévoilant le caractère identique du poème et de l’univers.
L’éthique poétique qui se dessine est une éthique de l’identité, caractérisée par la
réduction potentielle de la totalité, et en particulier du poète et de son lecteur, à
l’unité qu’est la parole poétique, ou au contraire, ce qui signifie la même chose, par
la potentielle expansion à l’infini de la parole poétique.

Pour Mandel’štam ou Pasternak, au contraire, c’est l’homme qui est replacé à


la source de la parole poétique, et qui y trouve sa dignité : la parole poétique est
alors comprise comme l’accès privilégié à la vérité de l’homme.

D. La parole poétique, accès à la vérité de l’homme.

1. O. Mandel’štam : la parole poétique, l’homme et la culture

Contre les excès symbolistes et futuristes qui, de manières différentes,


relèguent au second plan la présence de l’homme à sa parole dans l’acte de
profération, Mandel’štam centre la poétique acméiste sur la personne humaine. A la
fin de son essai De la nature du verbe, il écrit :

« Подъемная сила акмеизма в смысле деятельной любви к литературе, ее


тяжестям, ее грузу – необычайно велика, и рычагом этой деятельной любви и
был именно новый вкус, мужественная воля к поэзии и поэтике, в центре
которой стоит человек, не сплющенный в лепешку лжесимволическими
ужасами, а как хозяин у себя дома, истинный символизм, окруженный символами,
то есть утварью, обладающей и словесными представлениями, как своими
816
органами. »

« La force de levier de l’acméisme, au sens d’un amour efficace envers la littérature,


son poids, son fardeau, est inhabituellement grande, et le ressort de cet amour efficace
fut justement un goût nouveau, un courageux désir de poésie et d’une poétique au
centre de laquelle se tient l’homme, non pas écrasé par des horreurs pseudo-
symboliques, mais comme un maître de maison qui est chez lui, un symbolisme
authentique, entouré de symboles, c’est-à-dire d’ustensiles, possédant également leurs
représentations verbales comme leurs propres organes. »

Mandel’štam réaffirme ici fortement la place essentielle qu’occupe l’homme


dans la poésie et la poétique : il en est le maître (« как хозяин у себя дома »), le

816
O. Mandel’štam, « O prirode slova », op.cit., p. 257
334
monde est à sa disposition de créateur, à la manière de ses organes, de son corps.
Mandel’štam associe donc fortement parole poétique et dignité de l’homme : la
poétique acméiste est aussi nécessairement un impératif éthique, marqué ici par la
volonté et le courage au sens le plus noble, orienté vers l’affirmation de l’homme
(« мужественная воля к поэзии и поэтике, в центре которой стоит человек »).
Plus loin, Mandel’štam précise encore la dimension éthique de la poétique
acméiste :

« Акмеизм не только литературное, но и общественное явление в русской


истории. С ним вместе в русской поэзии возродилась нравственная сила.
« Хочу, чтоб всюду плавала свободная ладья ; и Господа и дьявола равно
прославлю я », сказал Брюсов. Это убогое « ничевочество » никогда не
повторится в русской поэзии. Общественный пафос русской поэзии до сих пор
поднимался только до « гражданина », но есть более высокое начало, чем
817
« гражданин », - понятие « мужа ». »

« L’acméisme est non seulement un évenement littéraire, mais aussi un événement


social dans l’histoire russe. Avec lui, la poésie russe voit la renaissance de sa force
morale. « Je veux que flotte alentour une barque libre, et je louerai autant le Seigneur et
le diable », a dit Brjusov. Ce pitoyable « riénisme » ne se répétera plus jamais dans la
poésie russe. La dimension sociale de la poésie russe ne s’élevait jusqu’ici qu’au
« citoyen », mais il existe un principe encore plus élevé que celui de « citoyen », - le
818
concept d’ « homme » . »

Pour Mandel’štam, l’élan poétique doit être un élan moral (« С ним вместе в
русской поэзии возродилась нравственная сила ») ; la notion de justesse,
autrement dit d’intégrité de la parole poétique, qu’il défend depuis son manifeste le
Matin de l’acméisme, révèle ici son versant éthique, l’intégrité et la dignité de
l’homme (понятие « мужа »). Comme le souligne J. Doherty819, la parole poétique,
ainsi que la culture, est proprement le champ de l’éthique acméiste. C’est ici que les
notions de justesse de la parole et de justice manifestent avec le plus de clarté leur
proximité : la parole poétique juste est une parole qui rend justice à l’homme,
affirme sa dignité, sa « force morale ». La parole poétique dit l’homme, et, par-là,
est un chemin vers la vérité de l’homme.

817
ibid., p. 258
818
Mandel’štam emploie le terme «muž » dans son sens archaïque d’homme, mais aussi de preux. Ce
terme peut être interprété comme un équivalent du latin « vir », qui appelle aussi la notion de
« virtus », l’excellence de l’homme. Cet emploi souligne ainsi la présence des valeurs antiques dans
l’éthique acméiste.
819
J. Doherty, The acmeist movement in Russian poetry. Culture and the Word, Clarendon Press,
Oxford, 1995.
335
Extrait du recueil Tristia, le poème « Solominka »820, datant de 1916, apparaît
tout d’abord comme une obscure architecture verbale, qui culmine dans la double
affirmation « Я научился вам, блаженные слова » : cette assertion forte, qui unit le
sujet lyrique à sa propre parole autour de la notion de béatitude, suggère une lecture
du poème en son entier comme une mise en oeuvre de cette parole poétique juste
« au centre de laquelle se tient l’homme ». C’est l’avènement de la parole dans le
poème qui est source de béatitude, ou encore de justification poétique, pour
l’homme. En effet, si ce poème empreint de nostalgie semble sémantiquement
basculer dans le néant, c’est en fait la parole poétique elle-même qui, par sa justesse
sonore et culturelle, affirme la prédominance de l’être. L’obscurité et l’ambiguïté du
poème relève d’une poétique de l’énigme, qui cultive la tension logique et
sémantique pour dire la vérité de la parole, de la culture et de l’homme.

Соломинка

I.

Когда, соломинка, не спишь в огромной спальне


И ждешь, бессонная, чтоб, важен и высок
Спокойной тяжестью – что может быть печальней –
На веки чуткие спустился потолок,

Соломка звонкая, соломинка сухая,


Всю смерть ты выпила и сделалась нежней,
Сломалась милая соломка неживая,
Не Саломея, нет, соломинка скорей.

В часы бессонницы предметы тяжелее,


Как будто меньше их – такая тишина –
Мерцают в зеркале подушки, чуть белея,
И в круглом омуте кровать отражена.

Нет, не соломинка в торжественном атласе,


В огромной комнате над черною Невой,
Двенадцать месяцев поют о смертном часе,
Струится в воздухе лед бледно-голубой.

Декабрь торжественный струит свое дыханье,


Как будто в комнате тяжелая Нева.
Нет, не Соломинка, - Лигейя, умиранье –
Я научился вам, блаженные слова.

II.

Я научился вам, блаженные слова –


Ленор, Соломинка, Лигейя, Серафита.
В огромной комнате тяжелая Нева,
И голубая кровь струится из гранита.

820
O. Mandel’štam, « Solominka », Tristia, tom 1, p. 59-60
336
Декабрь торжественный сияет над Невой.
Двенадцать месяцев поют о смертном часе.
Нет, не Соломинка в торжественном атласе
Вкушает медленный, томительный покой.

В моей крови живет декабрьская Лигейя,


Чья в саркофаге спит блаженная любовь,
А та соломинка, быть может Саломея,
Убита жалостью и не вернется вновь.

Solominka

Quand, solominka, dans la chambre immense tu ne dors pas


Et attends, sans sommeil, que, grand et imposant,
D’un poids calme – y a-t-il plus triste –
Le plafond s’abaisse sur tes paupières sensibles,

Solomka sonore, solominka sèche,


Tu as bu la mort, tu es devenue plus tendre,
La gentille solomka sans vie s’est brisée,
Non pas Salomé, non, sans doute solominka.

Aux heures d’insomnies les objets sont plus lourds,


Comme moins nombreux, - quel silence –
Les coussins brillent dans le miroir, à peine plus blancs,
Et le lit se reflète dans la profondeur ronde.

Non, ce n’est pas solominka en satin solennel,


Dans la chambre immense sur la Néva noire,
Les douze mois chantent l’heure de la mort,
La glace bleu pâle ruisselle dans l’air.

Décembre solennel fait ruisseler sa respiration,


Comme si la lourde Néva était dans la chambre.
Non, ce n’est pas Solominka, - Ligéia, la mort –
Je me souviens de vous, vocables bienheureux.

II

Je me souviens de vous, vocables bienheureux –


Lenor, Solominka, Ligéia, Seraphita.
Dans la chambre immense la lourde Néva
Et le sang bleu ruisselle du granit.

Décembre solennel scintille sur la Néva.


Les douze mois chantent l’heure de la mort.
Non, ce n’est pas Solominka en satin solennel
Qui goûte au repos lent et accablant.

Dans mon sang vit Ligéia de décembre,


Dont dans un sarcophage dort l’amour bienheureux,
Et cette solominka, peut-être Salomé,
La pitié l’a tuée, elle ne reviendra pas.

337
Le poème « Solominka » se présente tout d’abord comme une relation entre le
« je » lyrique et sa parole. En effet, le « je » lyrique est présent à travers la parole
qu’il adresse à un « tu » (« ты ») énigmatique, d’abord nommé « соломинка », puis
« соломка », auquel il prête différents actes et qualités (« Когда, соломинка, не
спишь в огромной спальне / И ждешь... » ; « Всю смерть ты выпила и
сделалась нежней »). Ces interpellations successives, bien qu’énigmatiques
puisque contradictoires (« Не Саломея, нет, соломинка скорей », « Нет, не
Соломинка, - Лигейя, умиранье »), fondent le « je » lyrique en faisant résonner sa
voix, jusqu’à l’affirmation directe du « je » dans le vers « Я научился вам,
блаженные слова », répété deux fois en fin de première et en début de deuxième
partie, point culminant du poème. Dans ce dernier vers, l’ambiguïté est levée, le
sujet lyrique énonce clairement qu’il s’adresse aux vocables qu’il profère et qui
adviennent dans le poème. Les vocables, « вам », sont donc constitutifs de l’identité
du sujet lyrique ; ils forment comme une constellation verbale autour du « je » du
poète, à la manière des ces « ustensiles » dont il était question dans l’essai « De la
nature du verbe ». La parole crée l’environnement concret, matériel, du sujet lyrique
(« в огромной спальне », « потолок », « предметы », « Мерцают в зеркале
подушки »), mais aussi son environnement culturel, la ville de Saint-Pétersbourg
(« над черною Невой », « тяжелая Нева », « из гранита »), et les personnages
littéraires qui l’habitent (« Саломея », « Ленор, Соломинка, Лигейя, Серафита »).
Enfin, le poème suggère que c’est la mémoire qui est le cadre permettant à la fois la
quête et l’avènement de la parole (« Я научился вам, блаженные слова »), et c’est
à son tour l’avènement de la parole qui fonde la présence de l’homme et affirme sa
dignité. Parole, mémoire et culture sont donc indissociablement liés sur le même
chemin poétique, qui est à la fois un chemin éthique.

Le poème se présente désormais comme un hymne aux vocables, qui devient


au fil du poème un hymne à l’homme : aux « paroles bienheureuses » (« блаженные
слова ») fait écho « l’amour bienheureux » (« блаженная любовь »), unissant ainsi
l’homme et la poésie dans une même éthique des sentiments et de la sensualité. En
effet, le poème est jalonné de noms propres, qui sont à la fois de purs vocables
sonores, puisque sans signifiés, et qui ont donc à ce titre la plus grande dignité
verbale, mais qui désignent aussi immédiatement des personnes, ce qui leur confère
également l’éminente dignité humaine : « Не Саломея, нет... », « Нет, не
338
Соломинка, - Лигейя... », « Ленор, Соломинка, Лигейя, Серафита ». Cet hymne
aux noms propres est un hymne aux sonorités des vocables, caractérisées par les
récurrences musicales des consonnes « s » ou « l », combinées aux différentes
voyelles « e », « o », « a », soulignant la richesse phonétique de la langue. En fait,
tout le poème semble être une variation sonore et verbale des potentialités contenues
dans le vocable « соломинка » du titre : répétitions sonores et associations
sémantiques entremêlées dessinent et exhibent le processus de la création poétique.
Ainsi les vocables « соломинка » et « спишь » appellent-ils les vocables
« бессонная », « cпокойной » et « спустился », qui apparaissent comme autant de
jalons d’une pensée poétique et sonore. Les répétitions qui parcourent le poème
(« Двенадцать месяцев поют о смертном часе », « Нет, не Соломинка в
торжественном атласе »), et créent une impression de mélopée, réveillent aussi les
vocables dans leur qualité de matériau sonore, et font naître le plaisir sonore de la
parole poétique ; mais elles font aussi émerger le logos, un sens qui se dévoile en se
cherchant : au fil des strophes se dessine la dualité de la vie et de la mort, du silence
et du chant. La béatitude que le « je » lyrique prête aux vocables est une plénitude
sonore et sémantique : l’homme en fait l’apprentissage dans le poème, et accède lui
aussi à la plénitude. C’est ainsi que l’hymne à la parole poétique se double d’un
hymne à la voix humaine qui la profère, et l’homme découvre ainsi sa propre
présence, son existence, dans et par sa parole. A la justesse sonore et sémantique de
la parole correspond la justice de l’homme restauré dans toute sa dignité
ontologique.

Cependant, à la clarté de l’avènement des vocables et des vers s’oppose


l’énigme du sens, et l’ambiguïté d’une syntaxe qui semble mimer l’insomnie
évoquée dans le poème. C’est en fait une logique antinomique que le poème met en
oeuvre, une logique du détour et de la tension, qui organise une poétique de
l’énigme. Cette logique du détour est caractérisée, d’une part, par le heurt
syntaxique : par exemple, l’accumulation de virgules, dans la première strophe, tend
à désarticuler le vers, et à faire de chaque vocable, « ждешь », « бессонная »,
« чтоб », « важен » et « высок », des unités indépendantes privées de lien logique ;
ou encore, l’emploi des tirets, à la fin de la première partie (« Нет, не Соломинка, -
Лигейя, умиранье – »), provoque une pause réduisant l’unité logique du vers, et
tend à le transformer en énigme. D’autre part, la logique du détour est aussi
339
renforcée par la prédominance de la négation (« Не Саломея, нет, соломинка
скорей », « Нет, не соломинка в торжественном атласе »), de même que par
l’ambiguïté finale, « А та соломинка, быть может Саломея, / Убита жалостью и
не вернется вновь », dans laquelle le « peut-être » laisse ouverte toute l’énigme
sémantique des noms. Mais c’est aussi du point de vue lexical que le poème
présente une tension des contraires, entre le bruit, ou le chant (« Соломка
звонкая », « Двенадцать месяцев поют ») et le silence (« – такая тишина – »), la
vie, ou la lumière (« В моей крови живет декабрьская Лигейя », « Мерцают в
зеркале подушки », « Декабрь торжественный сияет над Невой »), et la mort
(« Всю смерть ты выпила », « Сломалась милая соломка неживая »,
« Двенадцать месяцев поют о смертном часе », « Лигейя, умиранье », « Убита
жалостью »), doublée de la tension entre le blanc («подушки, чуть белея ») et le
noir (« над черною Невой »). Cette tension entre les contraires manifeste bien cette
poétique de l’énigme qui a en vue la vérité-unité des contraires, qui dit en la cachant
la vérité de l’homme à travers l’évocation de la dignité des vocables, de la mémoire
et de la culture qu’elles représentent, et de la voix humaine qui les profèrent.
L’éthique poétique mandel’štamienne est une éthique humaniste ; sa poésie dit que
l’homme est parole, que c’est la parole qui donne du sens à l’homme et au monde,
en fondant la culture, mais aussi que c’est la voix humaine qui donne toute sa valeur
à la parole. C’est dans ce sens que l’éthique appelle la poétique, et que la parole
poétique est ferment de justice.

L’éthique poétique de Pasternak, comme celle de Mandel’štam, est un


humanisme ; elle affirme la présence de l’homme au fondement de l’expérience de
la parole poétique. Plus précisément, Pasternak envisage l’éthique poétique comme
une fidélité de la parole poétique et du sujet lyrique à la vie.

2. B. Pasternak : la parole poétique, l’homme et la vie

Dans son essai Quelques positions, Pasternak indique clairement la dimension


éthique de sa poésie. D’une part, comme Cvetaeva, il souligne la corrélation
nécessaire entre conscience et création :

340
« Книга есть кубический кусок горящей, дымящейся совести – и больше
821
ничего. »

« Un livre est un morceau cubique de conscience brûlante, fumante – et rien de


plus. »

En évoquant la conscience comme un feu (« горящей, дымящейся


совести »), Pasternak suggère à la fois sa nature organique, vivante, et créatrice,
puisque l’oeuvre n’est « rien de plus ». A peine plus loin, il écrit aussi :

« Забыли, что единственное, что в нашей власти, это суметь не исказить


822
голоса жизни, звучащего в нас. »

« Nous avons oublié que la seule chose qui soit en notre pouvoir, c’est de savoir ne
pas déformer la voix de la vie qui résonne en nous. »

Reliée à la citation précédente, cette voix intérieure (« голоса жизни,


звучащего в нас »), voix de l’élan vital, semble bien être un autre nom de la
conscience : la parole poétique juste est une parole droite, qui ne déforme pas (« не
исказить ») la voix de la conscience, une parole spontanée, sincère, qui est fidèle à
la vie que le poète porte en lui. Ce lien essentiel entre la parole et la vie était déjà
présent dans le manifeste la Réaction de Wasserman, dans un passage déjà cité :

« В блаженные времена кустарно-цехового строя своеобразие человеческих


способностей было еще той живой правдой, к голосу которой не только
прислушивался сам производитель, но которым руководствовался
823
потребитель в своих запросах.»

« Aux temps bienheureux de l’organisation artisanale et manufacturière, l’originalité


des capacités humaines était encore cette vérité vivante dont la voix non seulement
était écoutée par le producteur lui-même, mais régissait aussi les demandes du
consommateur. »

Pasternak évoque déjà ici cette voix intérieure, voix de la conscience qui est la
« vérité vivante » qui guide le poète et son lecteur. Les notions de vie et de vérité
semblent ici être équivalentes, ce qui signifie que la parole poétique juste, adéquate
à l’élan vital du poète, est une parole vraie. Justesse, vérité et vie sont ainsi
intimement liées au sein de l’éthique poétique qui se dessine dans ces différents
textes. De même, dans la Réaction de Wasserman, Pasternak évoque la vérité des
procédés poétiques en terme de justification :

821
B. Pasternak, « Neskol’ko položenij », op.cit., p. 367
822
ibid.
823
B. Pasternak, « Vassermanova reakcija », op.cit., p. 349-350
341
« Между тем только явлениям смежности и присуща та черта
принудительности и душевного драматизма, которая может быть оправдана
824
метафорически. »

« En fait, seuls les phénomènes de contiguïté ont ce caractère de contrainte et de


dramatisme intérieur qui peut être justifié métaphoriquement. »

C’est la métaphore par contiguïté, ou métonymie, qui, aux yeux de Pasternak,


est la plus adéquate à la voix de la conscience, qui est la plus fidèle à la voix de la
vie, qui seule est donc juste, et fonde la justice et la vérité poétique.

Extrait du recueil Au dessus des barrières, le poème « Improvisation »825,


datant de 1915, peut être lu comme une mise en oeuvre d’une parole poétique juste,
qui dit l’homme dans son rapport à la vie, par l’intermédiaire de la nature.

Импровизация

Я клавишей стаю кормил с руки


Под хлопанье крыльев, плеск и клёкот.
Я вытянул руки, я встал на носки,
Рукав завернулся, ночь терлась о локоть.

И было темно. И это был пруд


И волны. – И птиц из породы люблю вас,
Казалось, cкорей умертвят, чем умрут
Крикливые, черные, крепкие клювы.

И это был пруд. И было темно.


Пылали кубышки с полуночным дегтем.
И было волною обглодано дно
У лодки. И грызлися птицы о локте.

И ночь полоскалась в гортанях запруд.


Казалось, покамест птенец не накормлен,
И самки скорей умертвят, чем умрут,
Рулады в крикливом, искривленном горле.

Improvisation

J’ai nourri dans ma main une volée de touches


Parmi les battements d’ailes, les clapotis et les cris.
J’ai tendu les bras, je me suis mis sur la pointe des pieds,
Ma manche s’est retroussée, la nuit s’est frottée à mon coude.

Et il faisait sombre. Et c’était un étang


Et des vagues. – Les oiseaux de race je vous aime,
Les becs piaillant, noirs et durs
Semblaient les faire mourir, et non mourir eux-mêmes.

Et c’était un étang. Et il faisait sombre.

824
ibid., p. 353
825
B. Pasternak, « Improvizacija », Poverx bar’jerov, op.cit., p. 60
342
Les pots de goudron nocturne rougeoyaient.
Et le fond de la barque était rongé
Par la vague. Et les oiseaux se mordaient à mon coude.

Et la nuit se lavait aux larynx des barrages.


Et tant que l’oisillon n’était pas rassasié,
Les femelles semblaient faire mourir, et non mourir elles-mêmes,
Les roulades de leur gorge contractée et criarde.

Tout comme le poème « Solominka » de Mandel’štam, le poème


« Improvisation » apparaît tout d’abord comme une énigme poétique : la définition
d’ordre musical de son titre suggère de le lire comme un « nocturne » où seraient
présents trois éléments : le héros lyrique, des oiseaux, et un étang. L’homme, les
animaux et l’eau forment un microcosme qui se trouve être le point de départ d’une
improvisation poétique. Le poème semble en effet mettre en scène l’avènement de la
parole poétique à partir du « je » lyrique, dans la première strophe, puis son
déploiement, avec des variations, dans les trois autres strophes, dans lesquelles le
sujet lyrique semble s’effacer derrière sa propre parole.

Le pronom personnel de la première personne, « Я », qui ouvre le poème,


avant d’être répété au troisième vers à la fois au début et en milieu de vers, apparaît
bien comme la présence fondatrice de la parole et du poème. Mais c’est en fait tout
le corps du « je » lyrique qui donne naissance au poème : les indications précises de
ses membres (« руки », « на носки », «Рукав », « локоть »), ainsi que ses
sensations (« хлопанье », «терлась »), saturent la première strophe du poème,
affirmant la présence du « je » lyrique à travers sa vie sensible, celle de son corps, et
sa vie spirituelle, celle d’un sujet parlant. Dans la suite du poème, cette présence
inaugurale semble s’effacer, comme si le corps du poète se fondait parmi les autres
corps présents dans le poème ; le « je » laisse place à la vie du monde environnant :
la nature (« пруд », « волны », « запруд »), les éléments (« ночь »), et surtout les
oiseaux (« стаю », « птиц ») qui, par leurs membres (« крыльев » , « клювы »), et
par leurs cris (« клёкот », « Крикливые ») peuvent être considérés comme des
doubles du sujet lyrique, lui aussi caractérisé par son corps et sa voix. La voix de
l’homme rencontre ainsi la voix des oiseaux, et à la fin du poème la voix de la
nature (« в гортанях запруд ») dans une parole poétique qui apparaît bien comme
étant la « voix de la vie ».

343
En fait, c’est le poème, dans sa totalité, qui exhibe une poétique du détour
métaphorique ayant pour objectif d’évoquer la vie ; la métaphore, comprise dans son
sens le plus large, est précisément cette justesse poétique qui dit la vie, c’est-à-dire
la vérité. C’est tout d’abord une métaphore musicale qui évoque la vie : le titre
musical, « Improvisation », désignant le poème, suivi de la métaphore de
l’instrument « клавишей стаю », désignant les oiseaux, et de l’image finale de la
mélodie, « Рулады в крикливом, искривленном горле », désignant leurs cris,
embrassent dans une même composition musicale la vie des oiseaux et la vie de la
parole poétique qui se déploie librement dans le poème. En effet, le poème lui-
même apparaît comme une succession de thèmes et variations sonores et verbales
qui dessinent leur propre logique poétique, sur le modèle de la logique musicale. De
ce point de vue, la première strophe peut être lue comme le thème du poème, qui
contient en puissance tous les éléments sémantiques et phonétiques qui seront
ensuite développés au long des trois strophes suivantes. Cette logique sonore
apparaît à différents niveaux : la répétition avec variation d’un même vers (« И
было темно. И это был пруд » à la deuxième strophe, repris de manière inversée à
la strophe suivante « И это был пруд. И было темно »), la répétition avec variation
d’une suite de consonnes et de voyelles («И было волною обглодано
дно »), l’anaphore de la consonne initiale (« Крикливые », « крепкие клювы »), le
développement d’une même racine (« Скорей умертвят, чем умрут ») sont autant
de manifestations de cette nécessité sonore interne au poème qui engendre le
discours poétique. Ces variations sonores expriment la vie de la parole poétique qui
se développe selon ses propres lois phoniques, manifestant par là en même temps
son adéquation à la vie organique du monde.

Mais la logique sonore n’est pas le seul principe de composition :


l’improvisation poétique se situe également au niveau sémantique. La répétition de
la conjonction « И » en début de vers souligne la logique associative interne au
poème, hors de toute logique discursive. Un champ sémantique peut se développer
de manière spontanée, soit par répétition d’un même vocable dans un contexte
différent (« локоть » repris à la première et à la troisième strophe ; «птиц », à la
deuxième strophe, repris et modulé en « птицы » et « птенец » à la troisième et la
quatrième strophe), soit par la mise en relation de termes sémantiquement proches
(les noms « плеск », « пруд », « волны », « лодки », faisant tous référence à l’eau).
344
Plusieurs champs sémantiques peuvent aussi se rencontrer par association sonore :
par exemple les noms «лодки » et « локте », présents respectivement au début et à
la fin du même vers, créent par assonance un lien entre le champ sémantique de
l’eau et celui du corps. Enfin, certaines associations de vocables, qui traduisent des
impressions sonores, sont motivées physiologiquement. Les vers « И ночь
полоскалась в гортанях запруд », ou bien « Рулады в крикливом, искривленном
горле » présentent un entrelacs de métaphores motivées à la fois par la subjectivité
du poète et par la logique sonore de la langue.

Se dessine ainsi tout un réseau de prédications ambiguës, énigmatiques, qui


sont autant de détours métaphoriques visant à exprimer la vérité comprise de
manière tensionnelle. Ainsi par exemple, dans l’affirmation métaphorique « ночь
терлась о локоть », un verbe concret est appliqué à une entité cosmique, qui est
ensuite mise en relation avec le corps humain : cette personnification du cosmos, de
même que l’évocation d’un contact physique entre l’homme et la nuit, suggère
l’unité de la vie du monde, unité qui rassemble ce qui est différent dans une même
totalité ; la parole métaphorique ambiguë sonne alors comme une parole d’unité, de
vie, de vérité. Ou encore, l’expression « птиц из породы люблю вас », tout en
créant une tension syntaxique du fait de l’apposition d’une nouvelle proposition à un
nom, suggère elle aussi l’unité de la vie : le « je » lyrique, qui réapparaît dans le
verbe « люблю » à la première personne, se trouve uni aux oiseaux tant par sa
déclaration d’amour que par la syntaxe, qui le situe à l’intérieur même des oiseaux.
Enfin, dans le vers « И ночь полоскалась в гортанях запруд. », le sujet désignant
la vie cosmique entre en tension avec le verbe désignant la vie concrète,
quotidienne, ainsi qu’avec le complément qui consiste lui-même en une union
tensionnelle de deux termes évoquant l’un la vie corporelle humaine et l’autre la vie
de la nature. Cette quadruple tension sémantique dit en fin de compte l’unité des
forces élémentaires, de l’homme et de la nature, au centre de laquelle se situe
l’homme et ses sensations. La parole métaphorique ambiguë affirme ainsi la dignité
de l’homme au sein du cosmos, suggérant une éthique du vivant : la parole poétique,
dont les détours métaphoriques sont le signe de la justesse, se révèle être une parole
de justice et de vérité, annonçant la dignité de tout le vivant.

345
La dernière partie était consacrée au statut du slovo compris désormais au sens
de discours poétique, défini par opposition au discours logique, rationnel. De ce
point de vue, c’est la métaphore, prise au sens le plus large de transport du sens, qui
peut être considérée comme l’élément fondamental du discours poétique. Le premier
chapitre a ainsi été l’occasion d’une présentation des différentes conceptions
linguistiques, philosophiques et poétiques de la métaphore, ainsi que leur mise en
oeuvre poétique chez Pasternak et Belyj, en vue d’élucider le statut de la nomination
et de la prédication métaphoriques, qui constituent la logique propre au discours
poétique. La réflexion sur la métaphore a révélé la proximité de la métaphore et du
mythe, conformément à une vision du discours poétique comme union de mythos et
de logos : c’est dans cette perspective qu’ont ensuite été soulignées les différentes
mythologies du verbe poétique qui apparaissent de manière récurrente à l’Âge
d’Argent. Nous avons ainsi étudié les métaphores cosmiques, qui créent le mythe du
verbe poétique comme principe universel, et les métaphores christiques, qui créent
le mythe du verbe poétique comme renouvellement du Verbe incarné, source d’être
et de vérité. Cette mythologie poétique, caractéristique de l’Âge d’Argent, révèle
également la quête d’une nouvelle vision intégrale du monde, dans laquelle le poète,
porteur de la parole poétique, trouverait sa juste place : les préoccupations poétiques
rejoignent finalement les préoccupations éthiques autour des notions de justesse, de
justice et de vérité, qui dessinent un large champ de réflexion et de création à la fois
philosophique, théologique, et poétique. Sont alors apparues différentes formes
d’une éthique poétique à l’Âge d’Argent, reliant le statut du verbe poétique à l’enjeu
de la vérité : vérité lyrique, vérité du monde, vérité de l’homme.

346
CONCLUSION

L’étude du statut du verbe dans la poésie et la philosophie de l’Âge d’Argent


visait différents objectifs. En premier lieu, elle avait pour but de décrire cette
période de la modernité russe qu’est l’Âge d’Argent, en évoquant à la fois les points
de rencontre entre la culture russe et la culture européenne de l’époque, mais en
soulignant aussi toute la spécificité russe du début du vingtième siècle : il s’agissait
de montrer comment le renouveau spirituel qui caractérise l’Âge d’Argent oriente
toute la pensée de la période.

La question du slovo (au sens large de verbe, parole, et discours) permettait


d’embrasser les dimensions linguistique, philosophique, théologique et poétique de
la vie culturelle de l’Âge d’Argent, et de souligner leur grande unité dans ce
domaine. Mais l’enjeu de ce travail était essentiellement d’éclairer les poétiques de
l’Âge d’Argent du point de vue de cette question du statut du verbe et de la parole :
la notion de slovo pose en effet la question originelle du rapport de la poésie au
langage, et invite les poètes à réfléchir sur le statut de la nomination et de la
prédication poétiques. C’est dans cette perspective que, conjointement à la réflexion
de penseurs philosophes et théologiens sur la langue, le nom et le verbe, se
développe une réflexion théorique de poètes cherchant à élucider la spécificité de
l’art qu’ils pratiquent : la poésie.

Enfin, à cet enjeu poétique était corrélé un double enjeu ontologique et


éthique. La poésie de l’Âge d’Argent est en quête de plénitude : en refusant la
fonction de communication du langage, la parole poétique s’oriente vers l’être. Dans
le contexte romantique de sacralisation de l’art, la poésie tend à prendre la place de
la philosophie et de la théologie, donnant elle-même une réponse à la question de
l’être et de la vérité, qui se trouve intimement liée au statut de la personne du poète
et de son lecteur, porteurs de la parole poétique. La poésie manifeste la relation
essentielle entre l’homme et la parole ; celle-ci est avant tout la porte d’entrée de
tout l’univers humain, concret, matériel, tout autant que spirituel, et c’est bien dans
ce sens que les poètes de l’Âge d’Argent n’ont cesse d’affirmer que le verbe
poétique est un verbe de vie.

347
La première partie de notre travail, consacrée à l’historicité de la question du
statut du verbe poétique, avait pour tâche de présenter la situation intellectuelle et
spirituelle de l’Âge d’Argent. Il y était tout d’abord question de l’hellénisme de la
période, justifiant que l’on parle de renaissance au sens occidental du terme. Mais
cette nouvelle hellénisation de la culture russe était intimement liée à une nouvelle
christianisation, qui forment toutes deux le cadre dans lequel se développe la
réflexion philosophique, théologique et poétique sur le logos, la langue, le nom et le
verbe. L’ouvrage de Trubeckoj La Doctrine du Logos dans son histoire nous a servi
de fil conducteur dans le premier chapitre, et la question de l’onomatodoxie dans le
deuxième : dans les deux cas, nous avons vu combien la question du verbe et du
nom était centrale à l’Âge d’argent, justifiant que l’on parle de période de « lutte
pour le logos », mais nous avons aussi montré que la poésie trouvait sa place aux
côtés de la philosophie et de la théologie, en se réappropriant sur un mode poétique
des catégories de pensée philosophique et théologique. Enfin, dans le troisième
chapitre, consacré à l’hégémonie de la poésie à l’Âge d’Argent, nous avons souligné
l’inscription de la modernité russe dans la tradition romantique de la sacralisation de
la poésie, au sein de laquelle le logos poétique dépasse ses propres limites pour
embrasser l’ensemble des domaines linguistique, philosophique et théologique. La
présence de ce que nous avons nommé une linguistique poétique, ainsi qu’une
ontologie poétique, est caractéristique de la modernité russe qui fonde une
équivalence entre la poésie et l’être, mais aussi la poésie et la sagesse.

Après avoir souligné tous les facteurs communs qui donnent son unité à la
période, et après avoir éclairé la communion de pensée entre linguistique,
philosophie, théologie et poésie à l’Âge d’Argent, il importait de recentrer la
réflexion sur le statut du verbe dans le domaine proprement poétique. La deuxième
partie était donc entièrement consacrée aux différentes conceptions du verbe
poétique qui voient le jour et rivalisent à l’Âge d’Argent. La conception symboliste,
première chronologiquement, situe le verbe poétique entre les deux pôles
paradoxaux que sont le silence et la musique : l’idéal apophatique comme l’idéal
musical du verbe révèlent la caractéristique essentielle du verbe-symbole, qui est le
dépassement de ses propres limites. Pour Ivanov, le verbe est de nature épiphanique,
il est un chemin vers l’être. Cette dimension de médiateur fait du verbe poétique le
fondement de la vision symbolique du monde, qui se confond avec l’idéal de la
348
communion universelle (sobornost’). Belyj, lui, affirme une conception
instrumentaliste du verbe, fondée sur sa dimension magique, qui fait du symbole un
verbe créateur au sens plein : le verbe poétique correspond finalement à l’élan vital
et à l’activité créatrice de l’homme ; c’est le verbe qui assure ainsi le salut de
l’homme.

La conception cubo-futuriste du verbe poétique s’oppose précisément à la


conception symboliste, qui définit le verbe par son au-delà : elle recherche au
contraire ce qui fait la spécificité du verbe. C’est cette recherche du caractère propre
du verbe poétique qui aboutit à l’émanciper de toute fonction de représentation : le
verbe en tant que tel, verbe intrinsèque, est tourné vers ce qui fait son être propre, et
avant tout vers sa matérialité sonore. En effet, en quittant le domaine de la mimèsis,
le verbe révèle l’activité propre de la langue, activité phonologique et
phonématique, qui devient une valeur en soi : en fait, le verbe cubo-futuriste se
libère de son statut de signe. Cette situation paradoxale conduit à rechercher d’autres
modes de signifiance du verbe, que nous avons nommés esthétique, glossolale (ou
purement expressif, émotif), ou encore potentiel, en référence aux potentialités de la
langue qui se manifestent librement dans la langue d’outre-entendement. Les
conceptions du verbe en tant que tel et de la langue d’outre-entendement manifestent
en fait l’utopie poétique d’une langue universelle, mystique ou rationnelle, selon les
poètes.

C’est à la fois contre l’utopie symboliste, qui privilégie le sens caché du verbe,
et le réduit à une fonction de médiateur, et contre l’utopie futuriste qui, au contraire,
tend à ne considérer que la matière du verbe au détriment de son caractère signifiant,
que d’autres poètes, et notamment Mandel’štam, Cvetaeva, ou Pasternak,
développent différentes conceptions de l’intégrité du verbe poétique. Chaque
vocable est conçu comme une unité complexe de son et de sens, conformément à la
définition linguistique du signe. Dans le domaine poétique, cependant, l’accent est
mis sur la polysémie des vocables, autrement dit sur leur densité diachronique, que
le discours est susceptible de convoquer. En effet, à l’intégrité du vocable
correspond l’intégrité du vers et du poème : dans le poème, c’est toute la dimension
acoustique, vocale et signifiante du vocable qui est actualisée ; le sens du poème naît
à la fois de la densité sensible, mais aussi historique des vocables, ainsi que de leur

349
interaction dans le vers. Cette conception de l’intégrité du verbe est au fondement de
différentes poétiques : nous avons décrit l’approche de Cvetaeva comme une
poétique de la nomination juste, au sein de laquelle l’intégrité des vocables est
interprétée au sens d’une droiture, dans la perspective d’une morale poétique ;
l’approche de Pasternak nous est apparue comme une poétique de la sensation
verbale, où l’intégrité du verbe est comprise dans sa dimension sensible, qui s’élève
à sa dimension métaphysique ; quant à la conception de Mandel’štam, nous l’avons
présentée comme une poétique de la densité culturelle, où l’intégrité du verbe est
magnifiée dans toute sa dimension historique et humaine.

Enfin, la dernière partie de notre travail était consacrée au statut du slovo


compris désormais au sens de discours poétique, défini par opposition au discours
logique, rationnel. En effet, si le sens logique se caractérise par une exigence
d’univocité, le sens poétique, au contraire, se définit par sa multiplicité, par sa
tension entre identité et altérité. C’est précisément cette tension logique qui
constitue le principe constructif du discours poétique. De ce point de vue, c’est la
métaphore, prise au sens le plus large de transport du sens, qui peut être considérée
comme l’élément fondamental du discours poétique : c’est dans cette perspective
que le premier chapitre de cette troisième partie était consacré à la métaphore. Il
s’agissait de définir linguistiquement et philosophiquement la nomination et la
prédication métaphoriques, de préciser leur statut logique, mais aussi métaphysique
et gnoséologique, avant d’aborder les définitions poétiques de la métaphore telles
qu’elles apparaissent chez Pasternak et Belyj, qui ont tous deux mené une réflexion
théorique sur cette question. Pour Pasternak, la métaphore caractérise à elle seule le
lyrisme, maître mot de sa conception de la poésie. Il défend la métaphore par
contiguïté, ou métonymie, comme étant le fruit d’une nécessité intérieure, au nom
de l’adéquation de la parole poétique à la perception toujours nouvelle, qualitative,
que le poète a de la réalité. Pour Belyj, la métaphore est mise en mouvement des
vocables, création d’un sens nouveau, qui devient création d’un monde nouveau :
par la métaphore, la poésie rejoint le mythe, elle apporte un supplément de vie au
monde.

La logique métaphorique qui caractérise le discours poétique invite donc à


aborder la question de son statut dans une perspective mythologique : en effet, selon

350
la définition archaïque du discours poétique, celui-ci est une union de logos et de
mythos. L’Âge d’Argent voit se développer une mythologie du verbe poétique, dans
laquelle les mythes peuvent être interprétés soit comme des instruments rhétoriques
de persuasion, soit comme des instruments conceptuels originaux, qui cherchent à
dire, sur un mode métaphorique, la nature du verbe. Nous avons souligné deux types
de métaphores récurrentes à l’Âge d’Argent : les métaphores cosmiques
(métaphores organiques, métaphores de la force élémentaire, métaphores de
l’énergie), qui relient la création poétique à la Création primordiale, et créent le
mythe du verbe poétique comme principe universel ; et les métaphores christiques
(la métaphore de l’incarnation, prédominante, mais aussi celle de la résurrection),
qui créent le mythe du verbe poétique comme renouvellement du Verbe divin,
source d’être, de vie et de vérité. Ces mythologies poétiques témoignent également
de la quête, à l’Âge d’Argent, d’une nouvelle vision intégrale du monde, dans
laquelle le poète, porteur de la parole poétique, trouverait sa juste place : c’est ainsi
que se trouvent réunies la poétique et l’éthique ; la question du statut du verbe
poétique s’ouvre finalement à l’enjeu de la justice et de la vérité.

C’est la notion de justesse, qui caractérise la réflexion sur le nom depuis le


Cratyle de Platon, qui permet de faire le lien entre la poétique et l’éthique. La
justesse du nom et du verbe, comprise comme son adéquation soit à l’être, soit à la
nature de la langue elle-même, devient le gage d’une justice poétique, signe d’une
fidélité du poète à la langue, aux vocables, et à l’homme qui les profèrent. Cette
notion de justice poétique appelle enfin celle de vérité poétique, définie en tant que
vérité métaphorique, ou tensionnelle : en rendant justice à la dignité des vocables, le
discours poétique se présente comme un discours vrai, dans lequel la vérité s’énonce
au fur et à mesure que la parole poétique se dit. Nous avons distingué dans la poésie
de l’Âge d’Argent différentes formes d’éthique poétique, centrées soit sur la parole
elle-même, soit sur l’homme qui la profère. La parole poétique est ainsi tout d’abord
apparue comme l’expression de la vérité lyrique : pour Cvetaeva, l’éthique verbale,
manifestation de la conscience poétique, se présente comme une éthique de la
fidélité à soi et à la parole proférée, toujours vraie ; chez Majakovskij, la vérité
lyrique sert de justification poétique pour le poète et ses auditeurs, la justice
poétique apparaissant ainsi comme une transposition poétique de l’éthique
chrétienne du Salut. En outre, la parole poétique peut être interprétée comme le
351
dévoilement de la vérité du monde : pour les symbolistes, et en particulier pour
Ivanov, la proximité théologique du symbole et du principe de communion
(sobornost’) fait du verbe poétique symboliste une révélation du monde comme
totalité organique, et ouvre la voie d’une éthique de la communion universelle ; pour
les cubo-futuristes, le verbe poétique autonome, du fait même de son caractère
autoréférentiel, se trouve paradoxalement en parfaite adéquation avec le cosmos tout
entier. En énonçant la vérité de la langue, le verbe en tant que tel dit le monde, il est
le monde. Cette éthique de l’identité magnifie le verbe, élargi aux dimensions du
monde, au détriment de l’homme qui lui prête sa voix. Mais la parole poétique peut
aussi, au contraire, s’affirmer comme un accès à la vérité de l’homme : chez
Mandel’štam, la dignité du verbe poétique est nécessairement corrélée à la dignité
de l’homme qui le profère ; la poésie acméiste se présente ouvertement comme une
éthique poétique humaniste, qui fait le lien entre la vérité de la parole, de la culture,
et de l’homme. Enfin, chez Pasternak, la justice poétique est perçue comme la
fidélité de la parole poétique et du sujet lyrique à la vie ; la parole poétique est une
parole qui unifie l’homme et le monde, et la poésie de Pasternak se présente comme
une éthique de tout le vivant.

Le statut du verbe à l’Âge d’Argent s’est avéré être le point d’ancrage de tout
un faisceau de questions linguistiques, philosophiques, théologiques et poétiques,
que nous avons cherché à exposer à la fois de manière descriptive et analytique. Au
coeur de toute cette problématique se trouve la mise en question, et l’affirmation,
selon diverses modalités, du lien essentiel qui unit l’homme, sa parole, et l’être.

352
PLAN DE LA BIBLIOGRAPHIE

1. Corpus
1.1.Oeuvres poétiques
1.2. Essais poétiques
1.3. Philosophie
- ouvrages
- articles
2. Sources primaires
2.1. Linguistique
2.2. Littérature
- ouvrages
- articles
2.3. Philosophie
- ouvrages
- articles
2.4. Théologie
- ouvrages
- articles
3. Sources secondaires
3.1. Civilisation
- ouvrages
- article
3.2. Linguistique
- ouvrages
- articles
3.3. Littérature
- ouvrages
- articles
3.4. Philosophie
- ouvrages
- articles
3.5. Théologie
- ouvrages
- articles

353
BIBLIOGRAPHIE

1. Corpus

1.1.Oeuvres poétiques
Poèzija russkogo futurizma, A.S. Kušner, Sankt-Peterburg, 1999.
BAL’MONT K., Stixotvorenija, Leningrad, Sovetskij pisatel’, 1969.
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CVETAEVA M., Sočinenja v dvux tomax, Moskva, Xudožestvennaja literatura, 1984.
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3. Sources secondaires

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MESCHONNIC H., Modernité Modernité, Paris, Folio Gallimard, 1993.
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363
INDEX DES NOMS PROPRES

Aristote, 245, 246, 247, 249, 250, 274


Bal'mont, 11, 34, 35, 125, 127, 129, 133, 134, 202, 324
Belyj, 9, 10, 11, 34, 35, 36, 81, 82, 89, 90, 91, 92, 95, 96, 97, 98, 127, 130, 132, 133,
146, 147, 148, 149, 150, 152, 154, 213, 214, 257, 268, 269, 270, 271, 272, 273, 274,
277, 279, 287, 288, 289, 294, 298, 299, 300, 301, 303, 304, 346, 349, 350
Benvéniste, 8, 79, 80, 175, 197, 199, 210, 211, 212, 243, 247
Berdjaev, 14, 15, 45, 61, 67
Blok, 9, 10, 106, 294, 295, 296, 297, 298, 301
Božidar, 11, 330, 333
Bulgakov, 10, 24, 30, 31, 32, 33, 34, 40, 44, 45, 50, 52, 53, 54, 57, 58, 67, 68, 69, 70,
71, 72, 75, 107, 111
Cvetaeva, 10, 11, 197, 207, 208, 209, 219, 222, 223, 224, 227, 228, 241, 285, 286, 287,
311, 316, 317, 320, 322, 323, 340, 349, 351
Derrida, 243, 245, 246, 247, 249, 252, 253, 254, 255, 256, 264, 265, 315
Èjxenbaum, 35, 200, 201, 202, 206, 207, 213, 214
Èrn, 10, 45, 48, 49, 50, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 71
Florenskij, 10, 24, 44, 45, 50, 51, 52, 53, 57, 58, 63, 64, 65, 66, 67, 72, 75, 79, 80, 81,
83, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 110, 145, 305, 306, 313, 314
Florovskij, 16, 41, 42, 77
Gumilev, 11, 58, 72, 74, 75, 76, 282, 283, 289
Guro, 11, 98, 173
Heidegger, 69, 254, 256
Héraclite, 313, 314, 320
Humboldt, 66, 79, 80, 82, 85, 86, 87, 93, 293
Ivanov, 10, 11, 21, 22, 23, 24, 26, 27, 28, 29, 30, 64, 82, 83, 84, 96, 101, 102, 103, 104,
105, 106, 110, 112, 119, 129, 130, 131, 132, 133, 134, 135, 136, 137, 138, 139, 140,
141, 142, 143, 144, 145, 146, 147, 149, 154, 279, 280, 281, 284, 287, 290, 291, 292,
293, 294, 299, 301, 303, 305, 306, 307, 308, 325, 326, 327, 329, 333, 348, 352
Jakobson, 156, 157, 184, 251, 263, 264, 265
Kručenyx, 10, 11, 37, 84, 98, 108, 109, 154, 156, 158, 159, 164, 165, 166, 167, 168,
169, 170, 176, 177, 178, 179, 180, 182, 187, 188, 189, 190
Leibniz, 193, 194
Livšic, 10, 154, 156, 157, 162, 163, 164, 170, 182, 195, 196
Losskij, 42, 59, 290
Majakovskij, 11, 98, 156, 157, 320, 323, 351
Mandel'štam, 10, 11, 21, 23, 24, 54, 91, 92, 197, 202, 203, 204, 205, 207, 214, 216, 220,
221, 222, 234, 235, 236, 237, 238, 240, 241, 281, 282, 283, 284, 285, 305, 307, 308,
311, 312, 323, 324, 334, 335, 340, 343, 349, 350, 352
Nietzsche, 4, 5, 78, 97, 100, 103, 104, 105, 108, 109, 114, 115, 123, 124, 128
Pasternak, 10, 11, 157, 197, 218, 219, 220, 222, 228, 229, 230, 232, 233, 234, 241, 257,
258, 259, 260, 261, 262, 263, 264, 265, 266, 267, 268, 285, 286, 312, 334, 340, 341,
342, 346, 349, 350, 352
Philon, 19, 20
Platon, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 33, 35, 36, 37, 64, 100, 181, 277, 278, 310, 327,
331, 333, 351
Potebnja, 66, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 85, 86, 87, 88, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 98, 99,
149, 269, 271
364
Pseudo-Denys, 120, 121, 126, 132
Ricoeur, 210, 245, 246, 247, 248, 249, 250, 251, 252, 253, 257, 258, 263, 274, 278, 315
Saussure, 198, 199, 210, 243
Schopenhauer, 5, 123, 124, 138
Šklovskij, 10, 92, 98, 172, 173, 194, 195, 304
Solov'jev, 24, 25, 26, 27, 57, 106, 215
Tjutčev, 99, 100, 101, 102, 120, 122, 130, 132, 133, 135, 215
Troickij, 38, 40, 47, 48
Trubeckoj, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 116, 348
Tynjanov, 181, 183, 212, 213, 214, 217, 220, 222, 228, 229, 230, 248, 268
Xlebnikov, 10, 11, 34, 36, 37, 84, 98, 99, 110, 112, 115, 154, 155, 156, 157, 158, 159,
160, 161, 165, 168, 169, 170, 180, 181, 182, 183, 184, 185, 187, 190, 191, 192, 193,
194, 212, 280, 282, 311, 324
Žukovskij, 120, 121, 122, 123

365
TABLE DES MATIERES

tome I.......................................................................................1

Introduction ................................................................................3

Partie I : Historicité de la question du statut du verbe poetique......................... 13

Chapitre 1 : Hellénisme de l’Âge d’Argent ............................................. 14

A. Renouveau de la pensée du Logos ......................................................................... 14


1. Repères historiques et culturologiques. .............................................................. 14
a. La crise du sens ........................................................................................... 14
b. Actualité de la notion de « Logos » ............................................................ 15
2.« la Doctrine du Logos dans son histoire ».......................................................... 16
a. Présentation ................................................................................................. 16
b. Le Logos des origines ................................................................................. 17
c. La conception stoïcienne du Logos............................................................. 18
d. La conception du Logos de Philon d’Alexandrie........................................ 19
e. Le Logos de l’Evangile de Jean .................................................................. 20
3. Logos poétique et hellénisme ............................................................................. 21
a. L’hellénisme de la langue russe selon V. Ivanov........................................ 22
b. L’hellénisme de la langue russe selon Mandel’štam .................................. 23
B. Redécouverte de Platon.......................................................................................... 24
1. L’idéalisme platonicien à l’Âge d’Argent .......................................................... 24
a. Vision du monde platonicienne................................................................... 24
b. L’héritage de Solov’jev .............................................................................. 26
c. Lecture ivanovienne du platonisme ............................................................ 26
2. Cratyle et « cratylisme » à l’Âge d’Argent......................................................... 30
a. Présence du Cratyle de Platon .................................................................... 30
b. Avatars du « cratylisme » dans la poésie de l’Âge d’Argent...................... 34
α. Cratylisme symboliste ............................................................................ 34
β. Cratylisme cubo-futuriste ....................................................................... 36

Chapitre 2 : De l’hellénisme au christianisme........................................... 38

A. La glorification du Nom......................................................................................... 38
1. La crise du Mont Athos ...................................................................................... 38
a. Les sources .................................................................................................. 38
b. Onomatodoxes contre onomatoclastes........................................................ 39
2. Généalogie de l’imjaslavie.................................................................................. 41
a. Renaissance d’un débat patristique ............................................................. 41
366
b. La tradition juive du Nom........................................................................... 43
c. La tradition hésychaste................................................................................ 44
B. Débat théologique et philosophique autour du statut du Nom............................... 45
1. La position de l’Eglise officielle : pro et contra................................................. 45
a. La « Lettre du Saint Synode »..................................................................... 45
b. L’analyse de S. Troickij.............................................................................. 47
c. Critique du point de vue officiel de l’Eglise par V. Èrn ............................. 49
2. La justification théologique et philosophique de l’onomatodoxie...................... 50
a. La nature synergétique du Nom .................................................................. 50
b. L’Incarnation du Nom ................................................................................ 52
c. Justification poétique de la glorification du Nom....................................... 54
C. La lutte pour le Logos. ........................................................................................... 57
1. Le logisme de V. Èrn .......................................................................................... 58
a. La Russie, temple du Logos ........................................................................ 58
b. Logos vs ratio.............................................................................................. 60
c. La conversion au logos ............................................................................... 61
2. P. Florenskij, ou la réalité du verbe. ................................................................... 63
a. Le verbe comme symbole ........................................................................... 63
b. Le verbe comme organisme........................................................................ 66
3. S. Bulgakov, ou la sophianité du verbe .............................................................. 67
a. Statut anthropocosmique du verbe .............................................................. 68
b. Statut sophianique du verbe ........................................................................ 70
4. Le poème « le Verbe » de N. Gumilev : une mythopoésie du verbe .................. 72
a. Rapport d'analogie entre verbe poétique et Verbe divin ............................. 73
b. Rapport métonymique entre verbe poétique et Verbe divin ....................... 75

Chapitre 3 : Hégémonie de la poésie à l’Âge d’Argent ................................. 77

A. Emergence d’une linguistique poétique................................................................. 79


1. L’antinomie de la langue. ................................................................................... 79
a. Analyses linguistiques et philosophiques ................................................... 79
α. L’analyse de Humboldt........................................................................... 79
β. L’analyse de Potebnja............................................................................. 80
γ. L’analyse de Florenskij ........................................................................... 80
b. Réappropriation poétique du concept de l’antinomie de la langue............. 81
α. L’interprétation de Belyj......................................................................... 81
β. L’interprétation d’Ivanov........................................................................ 82
γ. L’interprétation des cubo-futuristes ........................................................ 84
2. La notion de forme interne de la langue ............................................................. 85
a. Analyses linguistiques et philosophiques de la forme interne .................... 85
α. La conception humboldtienne de la forme interne ................................. 85
β. La conception potebnienne de la forme interne...................................... 86
γ. La forme interne, ou l’âme de la parole selon Florenskij ....................... 88

367
b. L’interprétation poésiologique de la forme interne .................................... 89
α. L’interprétation de Belyj......................................................................... 89
β. L’interprétation de Mandel’štam ............................................................ 91
γ. L’interprétation de Šklovskij .................................................................. 92
3. L’opposition entre prose et poésie ...................................................................... 93
a. Fondement linguistique de l’opposition entre prose et poésie .................... 93
α. L’analyse humboldtienne........................................................................ 93
β. L’analyse potebnienne ............................................................................ 94
b. Interprétation poésiologique de l’opposition entre prose et poésie ............ 96
α. Interprétation symboliste ........................................................................ 96
β. Interprétation cubo-futuriste ................................................................... 98
B. Emergence d’une ontologie poétique..................................................................... 99
1. La sacralisation de la poésie. ............................................................................ 100
a. Le modèle du poète-philosophe Tjutčev ................................................... 101
b. Le modèle du philosophe-poète : Nietzsche ............................................. 103
2. Poésie et connaissance ...................................................................................... 105
a. L’utopie d’une poésie théurgique. ............................................................ 105
b. L’utopie d’une poésie immédiate. ............................................................ 108
3. Poésie et Sagesse .............................................................................................. 110
a. Poésie et Sophia ........................................................................................ 110
b. Poésie et sagesse animale ......................................................................... 112

Partie II : Les différentes conceptions du verbe poétique à l’Âge d’Argent ........... 117

Chapitre 1 : La conception symboliste du verbe poétique ............................. 118

A. La musique et le silence. ...................................................................................... 118


1. Définitions. ....................................................................................................... 118
2. Les sources de la question du silence et de la musique .................................... 120
a. Les sources poétiques : Žukovskij et Tjutčev ........................................... 120
b. Les sources philosophiques : Schopenhauer et Nietzsche ........................ 123
3. L’idéal musical du verbe poétique.................................................................... 125
a. La théorie poétique de K. Bal’mont.......................................................... 125
b. Le poème « la Musique ».......................................................................... 127
4. L’idéal apophatique du verbe poétique............................................................. 129
a. L’analyse d’Ivanov ................................................................................... 130
b. L’analyse de Belyj .................................................................................... 132
c. Le poème « la Bouche de l’aurore » ......................................................... 134
B. Le statut du symbole ............................................................................................ 136
1. Le symbolisme d’Ivanov : un verbe épiphanique ............................................ 136
a. La langue symbolique ............................................................................... 136
b. Le verbe-symbole ..................................................................................... 138
2. Le mythe du pan-symbolisme........................................................................... 142

368
a. Symbolisme russe et symbolisme occidental............................................ 142
b. Symbole et sobornost’ .............................................................................. 144
3. Le symbolisme de Belyj : le verbe créateur...................................................... 146
a. Conception instrumentaliste du verbe....................................................... 146
b. Le poème « le Verbe ».............................................................................. 150

Chapitre 2 : La conception cubo-futuriste du verbe poétique .......................... 154

A. L’émancipation du matériel verbal ...................................................................... 155


1. Dénominations, définitions et traductions ........................................................ 155
a. Le verbe en tant que tel ............................................................................. 155
b. La langue d’outre-raison........................................................................... 158
α. L’approche de Kručenyx ...................................................................... 158
β. L’approche de Xlebnikov ..................................................................... 159
2. La métaphore de la libération du verbe poétique.............................................. 161
a. Futurisme russe et futurisme italien .......................................................... 161
b. V. Livšic: la libération de la fonction de représentation........................... 163
c. La liberté du poète..................................................................................... 165
d. La liberté de la langue............................................................................... 168
B. La poésie en quête d’un autre mode de signifiance ............................................. 171
1. Le mode esthétique de la signifiance ................................................................ 171
a. La beauté du verbe en tant que tel............................................................. 171
b. Le poème « Finlande » d’E. Guro............................................................. 173
2. Le mode glossolalique de la signifiance ........................................................... 176
a. Le statut glossolalique du verbe poétique ................................................. 176
b. Le poème « Go osneg kajd » de Kručenyx ............................................... 178
3. Le mode potentiel de la signifiance .................................................................. 180
a. Un nouveau système sémantique .............................................................. 180
b. Une poétique de la langue potentielle....................................................... 183
c. Le poème, « tresse verbale »..................................................................... 184
4. L’utopie poétique d’une langue universelle...................................................... 187
a. L’utopie primitiviste de Kručenyx ............................................................ 187
b. L’utopie rationaliste de Xlebnikov. .......................................................... 190
5. Conclusion : la question du signe et du sens .................................................... 194

Chapitre 3 : Les conceptions de l’intégrité du verbe poétique ......................... 197

A. L’intégrité du vocable .......................................................................................... 198


1. L’intégrité du signe : point de vue de la linguistique ....................................... 198
a. Saussure .................................................................................................... 198
b. Benvéniste................................................................................................. 199
2. Le vocable en poésie, unité complexe de son et de sens. ................................. 200
a. Èjxenbaum ................................................................................................ 200

369
b. Mandel’štam ............................................................................................. 203
3. La polysémie du vocable. ................................................................................. 205
a. L’analyse d’ Èjxenbaum ........................................................................... 206
b. L’analyse de Mandel’štam........................................................................ 207
c. l’analyse de M. Cvetaeva .......................................................................... 208
B. L’intégrité du vers et du poème ........................................................................... 210
1. Le statut sémantique de la phrase ..................................................................... 210
a. L’événement de la parole .......................................................................... 210
b. La question du sens et de la référence ...................................................... 211
2. Le vocable et le vers. ........................................................................................ 212
a. L’approche de Tynjanov ........................................................................... 212
b. L’approche d’ Èjxenbaum ........................................................................ 213
c. L’approche de Mandel’štam ..................................................................... 214
3. L’actualisation du vocable dans le vers. ........................................................... 217
a. L’analyse de Tynjanov.............................................................................. 217
b. La liberté des vocables dans le vers selon Pasternak................................ 218
c. La liberté des vocables dans le vers selon Mandel’štam .......................... 220
C. Poétiques de l’intégrité......................................................................................... 223
1. Une poétique de la nomination juste : Cvetaeva............................................... 223
a. Le statut du nom chez Cvetaeva ............................................................... 223
b. Le poème « la Force verbale ».................................................................. 224
2. Une poétique de la sensation verbale : Pasternak ............................................. 228
a. La sensation et la conscience .................................................................... 228
b. « Laissons choir les vocables... ».............................................................. 230
3. Une poétique de la densité culturelle du verbe : Mandel’štam......................... 235
a. Le statut historique et culturel des vocables ............................................. 235
b. Le poème « Prends de mes mains ... ». ..................................................... 238

Partie III : Le Statut du discours poétique .............................................. 242

Chapitre 1 : La métaphore .............................................................. 245

A. Nomination et prédication métaphoriques : définitions linguistiques et


philosophiques .......................................................................................................... 245
1. Aristote, ou la rhétorique de la métaphore........................................................ 245
a. Définitions................................................................................................. 245
b. Le statut de la nomination métaphorique.................................................. 246
2. Sémantique de la métaphore ............................................................................. 247
a. Définitions................................................................................................. 247
b. Le statut de la prédication métaphorique .................................................. 249
3. Herméneutique de la métaphore ....................................................................... 251
a. Définitions................................................................................................. 251
b. Le statut du discours métaphorique .......................................................... 252

370
4. Derrida, la mise en question de la métaphore ................................................... 252
a. Mise en question de la définition de la métaphore.................................... 252
b. Mise en question de la métaphore en tant que concept métaphysique. .... 256
B. Poétique de la métaphore: l’exemple de Pasternak.............................................. 257
1. Définition de la métaphore ............................................................................... 257
a. Le manifeste la Coupe noire..................................................................... 257
b. Le manifeste la Réaction de Wassermann ................................................ 260
c. Lettre à Ol’ga Frejdenberg du 23 juillet 1910........................................... 261
d. Interprétations de la métaphore chez Pasternak........................................ 263
2. Mise en œuvre de la métaphore dans le poème « Définition de la poésie »..... 266
C. Poétique de la métaphore : l’exemple de Belyj.................................................... 269
1. Définition de la métaphore ............................................................................... 269
a. L’essai la Magie des vocables................................................................... 269
b. L’essai la Pensée et la langue................................................................... 271
2. Mise en œuvre de la métaphore en prose.......................................................... 272

Chapitre 2 : Mythologies du verbe poétique ........................................... 277

A. Les métaphores cosmiques du verbe poétique..................................................... 278


1. Les métaphores organiques de la vie ................................................................ 279
a. Les métaphores végétales.......................................................................... 279
b. Les métaphores animales .......................................................................... 281
2. Les métaphores de la force élémentaire............................................................ 283
a. La métaphore de la terre............................................................................ 284
b. La métaphore de la mer............................................................................. 284
c. Les métaphores de la lumière.................................................................... 287
3. La métaphore de l’énergie ................................................................................ 290
a. Le modèle mystique .................................................................................. 290
b. Le modèle magique selon Blok ................................................................ 295
c. Le modèle magique selon Belyj................................................................ 298
d. Le mythe de l’efficacité ............................................................................ 301
B. Les métaphores christiques du verbe poétique..................................................... 302
1. Les métaphores à visée rhétorique.................................................................... 303
a. La métaphore de l’incarnation selon Belyj ............................................... 303
b. La métaphore de la résurrection selon Šklovskij ...................................... 304
2. Les métaphores à visée conceptuelle ................................................................ 305
a. La métaphore de l’incarnation selon Ivanov............................................. 305
b. La métaphore de l’incarnation selon Mandel’štam................................... 307

Chapitre 3 : Ethique poétique à l’Âge d’Argent........................................ 310

A. Justesse de la parole, justice et vérité................................................................... 310


1. Définitions ........................................................................................................ 310

371
a. Justesse et justice ...................................................................................... 310
b. Vérité ........................................................................................................ 312
2. L’horizon intellectuel de la pensée poétique de l’Âge d’Argent ...................... 313
a. L’héritage grec .......................................................................................... 313
b. La pensée mythique .................................................................................. 314
B. La parole poétique, expression de la vérité lyrique.............................................. 316
1. M. Cvetaeva, la parole poétique comme affirmation de soi et auto-justification.
.............................................................................................................................. 316
2. V. Majakovskij, la parole poétique comme affirmation de soi et justification
d’autrui.................................................................................................................. 320
C. La parole poétique, dévoilement de la vérité du monde ...................................... 323
1. V. Ivanov : le verbe et le Verbe, Salut du monde............................................. 325
2. Božidar : la parole poétique, unité du monde. .................................................. 330
D. La parole poétique, accès à la vérité de l’homme. ............................................... 334
1. O. Mandel’štam : la parole poétique, l’homme et la culture ............................ 334
2. B. Pasternak : la parole poétique, l’homme et la vie ........................................ 340

Conclusion .............................................................................. 347

Plan de la bibliographie ................................................................. 353

Bibliographie............................................................................ 354

1. Corpus ............................................................................................................... 354


1.1.Oeuvres poétiques................................................................................... 354
1.2. Essais poétiques ..................................................................................... 354
1.3. Philosophie............................................................................................. 355
2. Sources primaires.............................................................................................. 355
2.1. Linguistique ........................................................................................... 355
2.2. Littérature............................................................................................... 355
2.3. Philosophie............................................................................................. 356
2.4. Théologie ............................................................................................... 357
3. Sources secondaires .......................................................................................... 357
3.1. Civilisation............................................................................................. 357
3.2. Linguistique ........................................................................................... 358
3.3. Littérature............................................................................................... 358
3.4. Philosophie............................................................................................. 360
3.5. Théologie ............................................................................................... 362

Index des noms propres ................................................................. 364

Table des matières ...................................................................... 366

372
Florence Corrado

LE STATUT DU VERBE DANS LA POESIE


ET LA PHILOSOPHIE DE L’ÂGE D’ARGENT

TOME II : ANNEXES

Thèse de Doctorat
sous la direction de
M. le Professeur Jean-Claude Lanne

Université Lyon III - Jean Moulin


2005
PLAN DES ANNEXES

Annexe 1 : Lexique russe – français, grec – latin

Annexe 2 : Résumés des essais poétiques


1. Essais symbolistes
- K. Bal’mont, la Poésie comme enchantement
- A. Belyj, Glossolalie. Le poème du son
- A. Belyj, la Magie des vocables
- A. Blok, la Poésie des incantations et des conjurations
- V. Ivanov, Notre langue
- V. Ivanov, Pensées du symbolisme
- V. Ivanov, les Préceptes du symbolisme
2. Manifestes et essais futuristes
- A. Kručenyx, la Déclaration du verbe en tant que tel
- A. Kručenyx, les Nouvelles voies du verbe
- B. Livšic, la Libération du verbe
- B. Pasternak, la Réaction de Wassermann
- B. Pasternak, la Coupe noire
- V. Šklovskij, la Résurrection de la parole
- V. Šklovskij, De la poésie et de la langue d’outre-entendement
- V. Xlebnikov, Notre fondement
3. Essais théoriques consacrés à l’intégrité du verbe poétique
- M. Cvetaeva, l’Art à la lumière de la conscience
- B. Èjxenbaum, De la parole artistique
- O. Mandel’štam, le Matin de l’acméisme
- O. Mandel’štam, le Verbe et la culture
- O. Mandel’štam, De la nature du verbe
- B. Pasternak, Quelques positions

Annexe 3 : La querelle du Mont Athos. Résumés


- Lettre du Saint Synode
- S. Troickij, les Troubles du Mont Athos
- V. Èrn, Analyse de la Lettre du Saint Synode sur le Nom de Dieu
- P. Florenskij, Du Nom de Dieu

2
ANNEXE 1 : LEXIQUE
FRANÇAIS-RUSSE

GREC-LATIN

Ce lexique a pour visée d’éclairer le champ sémantique de la langue, de la parole, du


vocable, tel qu’il apparaît dans les textes de notre corpus. Il s’agit donc de définir de manière
précise les notions-clefs de ce système conceptuel1. Pour chaque notion il sera tout d’abord
donné une première définition linguistique : celle-ci sera le point d’appui scientifique à
l’évaluation des approches philosophique, théologique et poétique de ces mêmes notions.
L’enjeu est donc d’aborder méthodiquement ce système conceptuel afin de mieux analyser,
par contraste, l’emploi souvent imprécis qu’en font les poètes et penseurs russes au tournant
du vingtième siècle. Ce lexique permettra alors de distinguer les statuts linguistique,
philosophique et poétique des termes comme autant de voies qu’emprunte la pensée de la
langue et du verbe à l’Âge d’Argent : pensée rationnelle et pensée mystique, pensée
analogique et métonymique, pensée mythopoétique.

1
Le vocabulaire grec et latin ayant connu, à travers les siècles, une sensible évolution dans l’expression des
notions de « langue » et de « parole », les termes grecs et latins ne peuvent être considérés comme des
équivalents immuables des termes russes et français. Ils ne sont donc proposés qu’à titre indicatif.

3
forma – forme // morphè - forma
>> vnutrennjaja forma – forme interne
>>vnesnjaja forma – forme externe

1) C’est chez Humboldt qu’apparaît la notion de forme des langues. Fidèle à la tradition
aristotélicienne, il définit la forme comme le principe déterminant la langue. La forme est cet
élément constant, spécifique à chaque langue, qui sous-tend tout acte linguistique particulier.
Humboldt utilise l’image d’une force à l’œuvre dans le langage.

« Ce travail de l’esprit, qui fait du son articulé le médiateur de la pensée, s’exerce selon une
fonction continue et uniforme qui, assumée aussi complètement que possible et rendue de façon
systématique, constitue la forme de la langue.
Une telle définition paraît ne donner qu’un schéma abstrait et n’être qu’un produit de la
science. Or, il serait absolument faux de ne voir là qu’un être de raison dépourvu d’existence
propre. En réalité, la forme exprime bien plutôt la marque radicalement individuelle de l’élan au
cours duquel une nation incarne dans sa langue ses valeurs intellectuelles et affectives. C’est
parce que nous ne pouvons jamais accéder au foyer unifiant d’un tel projet, mais seulement à la
pluralité discontinue de ses effets, que nous sommes réduits à rendre la régularité uniforme de
son action par l’unité générale d’un concept privé de vie. Au coeur de lui-même, l’élan rayonne
2
d’unité et de vie.»

2) Dans la lignée de Humboldt, Potebnja reprend cette notion de forme en distinguant


forme interne et forme externe. Pour reprendre les termes de l’analyse humboldtienne, la
forme externe serait cette « enveloppe » qui est la manifestation de l’acte linguistique
particulier, alors que la forme interne serait la forme proprement dite, cette force, ou énergie,
qui organise le langage.

« В слове мы различаем : внешнюю форму, т.е. членораздельный звук, содержание,


объективируемое посредством звука, и внутреннюю форму, или ближайшее
3
этимологическое значение слова, тот способ, каким выражается содержание. »

« Nous distinguons dans un vocable : la forme externe, c’est-à-dire le son articulé, le contenu,
objectivé par l’intermédiaire du son, et la forme interne, ou le sens le plus proche de l’étymologie
du vocable, le moyen par lequel le contenu est exprimé. »

3) A l’Âge d’Argent, philosophes et poètes reprennent cette notion de forme interne, en


modifiant plus ou moins son acception. Florenskij voit dans la forme interne la caractéristique
de la parole, en tant qu’acte personnel à la dimension spirituelle.

« Действительно, лингвистика давно различала в слове его внешнюю форму от


формы внутренней, или : слово как факт языка, существующего до меня и помимо меня,
вне того или другого случая применения, и слово как факт личной духовной жизни, как
случай духовной жизни.

2
W. Humboldt, Introduction à l’œuvre sur le kavi, traduction et introduction P. Caussat, Paris, Seuil, 1974, p.
185
3
A. A. Potebnja, Mysl’ i jazyk, in Russkaja slovesnost’. Antologija, gl. red. V.P. Neroznak, Moskva, Academia,
1997, p. 51

4
Внешняя форма есть тот неизменный, общеобязательный, твердый состав,
которым держится все слово ; ее можно уподобить телу организма. (...) Напротив,
внутреннюю форму слова естественно сравнить с душою этого тела.(...) Эта душа
слова – его внутренняя форма – происходит от акта духовной жизни. Если о внешней
форме можно, хотя бы и приблизительно точно, говорить как о навеки неизменной, то
внутреннюю форму правильно понимать как постоянно рождающуюся, как явление самой
4
жизни духа. »

« La linguistique a effectivement depuis longtemps distingué dans un vocable sa forme


externe de sa forme interne, ou bien le vocable, en tant que fait de langue existant avant moi et
sans moi, indépendamment de tout emploi particulier, du vocable en tant que fait de la vie
spirituelle personnelle, en tant qu’événement de la vie spirituelle.
La forme externe est cette composante ferme, immuable et obligatoire qui constitue l’assise du
vocable ; on peut la comparer au corps d’un organisme. (…) Au contraire, il est naturel de
comparer la forme interne du vocable à l’âme de ce corps. (…) Cette âme du vocable (sa forme
interne) provient d’un acte de la vie spirituelle. Si l’on peut dire de la forme externe, bien que de
manière approximative, qu’elle est pour toujours immuable, il est juste de comprendre la forme
interne comme une perpétuelle renaissance, une manifestation de la vie même de l’esprit. »

Comme Florenskij, Ivanov compare la forme interne à l’âme de la langue. Cette


définition par analogie est tout à fait proche de la conception initiale de Humboldt.

« Язык, стяжавший столь благодатный удел при самом рождении, был вторично
облагодатствован в своем младенчестве таинственным крещением в животворящих
струях языка церковнославянского. Они частично претворили его плоть и духотворно
5
преобразили его душу, его « внутреннюю форму ».»

« Ayant reçu un don si plein de grâce à la naissance, la langue fut une seconde fois comblée
de grâce dans sa jeunesse par son baptême mystérieux dans les eaux vivifiantes de la langue
slavonne. Elles ont en partie transformé sa chair et spirituellement transfiguré son âme, sa « forme
interne». »

govorit’ – parler // legein – loqui

L’acte de parler correspond à l’articulation des sons d’une langue qui sont porteurs de
sens. Le verbe « parler » met l’accent à la fois sur la profération et sur l'expression. Le sujet
parlant s’exprime, et de ce fait s’affirme en tant que personne.

>> vygovarivat': proférer


>>zagovor: paroles magiques, conjurations, incantations.

imja – nom // onoma – nomen

1) D’un point de vue linguistique, les noms sont les vocables par lesquels un locuteur
désigne des êtres animés ou des choses. Le nom commun désigne une chose tout en signifiant
l’expérience subjective que le locuteur en fait, à la différence du nom propre qui ne fait que
désigner. C’est dans ce sens que Mandel’štam écrit :

4
P. Florenskij, „U vodorazdelov mysli, IV. Mysl’ i jazyk”, Sočinenija, t.3(1), Moskva, Mysl’, 2000, p. 213.
5
V. Ivanov,„Naš jazyk“, Rodnoe i vselenskoe, Moskva, Respublika, 1994, p.396.

5
6
« Имя уже определение, уже « что-то знаем ». »

« Le nom est déjà définition, nous savons déjà quelque chose. »

2) Une définition mystique souligne l’objectivité du nom, et non pas sa subjectivité,


contrairement à la définition linguistique. Pour Bulgakov, par exemple, le nom est défini par
sa nature ontologique.

« Имя есть самооткровение вещи, оно принадлежит вещи, а не говорящему. В этом


7
смысле вещь сама себя называет. »

« Le nom est l’autodévoilement de la chose, il appartient à la chose, et non au locuteur. Dans


ce sens, c’est la chose qui se nomme elle-même. »

« Имя существительное означает не только качество, идею вообще, но реализацию


ее в частности, ее частный случай, выражает не только идею, но и существование,
опредмеченность этой идеи, бытие ее в некотором предмете. Оно, кроме своего
выразимого в слове содержания, имеет молчаливый, но выразительный мистический и по
смыслу своему онтологический жест : это есть. В этом онтологическом жесте и
8
заключается природа имени. »

« Le nom substantif désigne non pas seulement la qualité, l’idée en général, mais sa
réalisation particulière, son cas particulier ; il exprime non seulement l’idée, mais l’existence, la
chosification de cette idée, son être dans un objet particulier. Hormis son contenu dicible dans le
vocable, il est aussi un geste silencieux mais expressif, mystique et, par son sens, ontologique :
cela est. C’est ce geste ontologique qui constitue la nature du nom. »

3) Une pensée mythopoétique du nom définit l’acte de dénomination caractéristique de


l’acte poétique par analogie à la fois avec la pensée magique et avec le fiat créateur de la
Genèse. Belyj, par exemple, écrit :

« Процесс наименования пространственных и временных явлений словами есть


9
процесс заклинания ; всякое слово есть заговор. »

« Le processus de dénomination des phénomènes spatiaux et temporels par des vocables est
un processus d'incantation ; tout vocable est une formule magique. »

>> imenovat', naimenovyvat' : donner un nom, nommer


>> imenovanie, naimenovanie : dénomination

jazyk – langue // glôtta – lingua, sermo

1) La langue est un système de signes vocaux commun à un groupe social qui permet
l’exercice de la faculté de langage. Selon la distinction saussurienne, la langue est un produit
social, par opposition à la parole qui est un acte individuel d’énonciation.

6
O. Mandel’štam, “O pirode slova”, Sobranie sočinenij v 5 t., Moskva, Art Biznes Centr, 1993, p. 249.
7
S. Bulgakov, Filosofija imeni, Moskva, Iskusstvo / Sankt Peterburg, Inapress, 1999, p. 60.
8
Ibid., p. 44
9
A. Belyj, „Magija slov”, Simvolizm kak miroponimanie, Moskva, Respublika, 1994, p. 132.

6
« On peut localiser [la langue] dans la portion déterminée du circuit où une image auditive
vient s’associer à un concept. Elle est la partie sociale du langage, extérieure à l’individu, qui à lui
10
seul ne peut ni la créer ni la modifier… »

2) Les poètes et penseurs de l’Âge d’Argent définissent la langue en tant qu’élément


central d’une relation tierce entre l’homme qui la parle et les choses auxquelles elle fait
référence. Bulgakov, selon la tradition platonicienne, définit la langue objective :

« В сущности язык всегда был и есть один - язык самих вещей, их собственная
11
идеация. »

“En réalité, la langue est et a toujours été une : elle est la langue des choses elles-mêmes, leur
propre idéation. »

Belyj, au contraire, donne une définition totalement subjective de la langue :

« Язык – наиболее могущественное орудие творчества. Когда я называю словом


предмет, я утверждаю его существование. Всякое познание вытекает уже из названия.»
12

« La langue est le plus puissant instrument de création. Lorsque je donne un nom à un objet,
j’affirme son existence. Toute connaissance découle de la dénomination. »

Quant à la tradition humboldtienne, poursuivie à la fois par Potebnja et par les


symbolistes, elle allie objectivité et subjectivité :

« [язык] служит средним звеном между миром познаваемых предметов и познающим


13
лицом и в этом смысле совмещает в себе объективность и субъективность. »

« [la langue] sert de maillon intermédiaire entre le monde des objets connaissables et le sujet
connaissant, et dans ce sens elle contient en elle-même objectivité et subjectivité. »

« Язык, по глубокомысленному воззрению Вильгельма Гумбольдта, есть одновременно


дело и действенная сила (έργον и ενέργεια); соборная среда, совокупно всеми непрестанно
творимая и вместе предваряющая и обусловливающая всякое творческое действо в
самой колыбели его замысла; антиномическое совмещение необходимости и свободы,
божественного и человеческого; создание духа народного и Божий народу дар. Язык, по
Гумбольдту, - дар, доставшийся народу, как жребий, как некое предназначение его
14
грядущего духовного бытия. »

“La langue, selon la vision profonde de Wilhelm von Humboldt, est à la fois produit et force
active (έργον et ενέργεια) ; un milieu commun qui est sans cesse créé par tous, tout en précédant
et conditionnant en même temps tout acte créateur dans le berceau même de sa pensée ; c’est
une alliance antinomique de nécessité et de liberté, de divin et d’humain ; création de l’esprit du
peuple et don de Dieu au peuple. La langue, selon Humboldt, est un don que le peuple reçoit
comme un destin, comme une sorte de prédétermination de son être spirituel à venir. »

10
F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1972, p. 23.
11
S. Bulgakov, Filosofija imeni, op.cit., p. 26
12
A. Belyj, „Magija slov”, op.cit., p. 131.
13
A. Potebnja, “Mysl’ i jazyk”, Slovo i mif, Moskva, Pravda, 1989.
14
V. Ivanov, « Naš jazyk », op.cit., p. 396

7
nazyvat’ – appeler // onomazein – appellare

Donner un nom.

>> prizyvat': en appelant, inviter à faire quelque chose.


>> vyzyvat': en appelant, inviter à sortir.

nominalizm – realizm / nominalisme - réalisme

1) Contrairement à la doctrine du réalisme, au sens platonicien ou au sens médiéval, qui


affirme la présence d’une réalité hors de la conscience, le nominalisme la rejette. Le réalisme
affirme l’existence d’idées universelles en dehors de la pensée, alors que le nominalisme nie
l’universalité des idées : les vocables ne sont pas des concepts généraux, ce sont des signes
qui désignent uniquement des choses singulières.

2) A propos de la question de la nature du nom en général et du vocable poétique en


particulier, l’Âge d’Argent a recours aux termes de nominalisme et de réalisme, rappelant la
querelle médiévale des universaux, mais dans un contexte différent. En fait, tous les poètes
affirment à leur manière la réalité du vocable poétique : l’Âge d’Argent apparaît donc
essentiellement comme une période de réalisme poétique et philosophique. Toutefois, si Belyj
défend un point de vue réaliste en affirmant la nature magique de la parole poétique, il énonce
également, dans le même essai la Magie des vocables, une position nominaliste :

« Миры отвлеченных понятий, как и миры сущностей, как бы мы эти сущности ни


называли (материя, дух, природа), - не реальны ; их и нет вовсе без слова ; слово –
единственный реальный корабль, на котором мы плывем от одной неизвестности в
15
другую. »

« Les mondes des concepts abstraits, tout comme les mondes des essences, de quelque
manière qu’on appelle ces essences (matière, exprit, nature), ne sont pas réels ; ils n’existent pas
sans le verbe ; le verbe est l’unique navire réel sur lequel nous voguons d’une inconnue vers une
autre. »

En revanche, paradoxalement, lorsque Mandel’štam parle de nominalisme, c’est au


contraire le réalisme qu’il a en vue.

« Ни один язык не противится сильнее русского назывательному и прикладному


назначению. Русский номинализм, то есть представление о реальности слова, как
такового, животворит дух нашего языка и связывает его с эллинской филологической
культурой не этимологически и не литературно, а через принцип внутренней свободы,
16
одинаково присущей им обоим. »

15
A. Belyj, „Magija slov”, op.cit., p. 137.
16
O. Mandel’štam, “O prirode slova”, op.cit., p. 246

8
« Aucune langue ne s’opposera aussi fortement que le russe à une fonction appliquée qui
serait nominative. Le nominalisme russe, c’est-à-dire l’idée de la réalité du vocable en tant que tel,
vivifie l’esprit de notre langue et le relie à la culture philologique grecque, non d’un point de vue
étymologique ou littéraire, mais par le principe de liberté intérieure qui leur est commun. »

« У нас нет Акрополя. Наша культура до сих пор блуждает и не находит своих стен.
Зато каждое слово словаря Даля есть орешек Акрополя, маленький Кремль, крылатая
крепость номинализма, оснащенная эллинским духом на неутомимую борьбу с
17
бесформенной стихией, небытием, отовсюду угрожающим нашей истории. »

« Nous n’avons pas d’Acropole. Notre culture continue jusqu’à présent à errer sans trouver ses
murs. En revanche, chaque vocable du dictionnaire de Dal’ est une noisette de l’Acropole, un petit
Kremlin, une forteresse ailée du nominalisme, lestée de l’esprit hellénique de lutte infatigable
contre la force élémentaire informe, le néant qui menace de toutes parts notre histoire. »

poèzija – proza / poésie – prose // poièzis – pezos logos / carmen (poesis) –


soluta oratio, sermo

1) En terme de linguistique fonctionnelle, la prose est la langue pratique, vue


essentiellement dans sa fonction communicative, alors que la poésie est la langue vue dans sa
fonction poiétique et esthétique.

2) Potebnja, lui, situe cette opposition au niveau de la modalité de la parole, ce qui


correspond à sa vision de la poésie en tant que pensée imagée.

« Поэтому, если поэзия есть иносказание, αλληγορία в обширном смысле слова, то


проза, как выражение элементарного наблюдения, и наука стремится стать в
18
некотором смысле тождесловием, ταυτολογία. »

« En conséquence, si la poésie est métaphore, αλληγορία au sens large du mot, alors la prose,
en tant qu’expression de l’observation élémentaire, et la science, tendent à être, dans un certain
sens, redondance, ταυτολογία. »

Situé dans le même courant de pensée, Belyj a recours à la double métaphore de la vie
et de la mort, dévoilant ainsi un mode de pensée mythopoétique :

« Идеальный термин – это вечный кристалл, получаемый только путем


окончательного разложения ; слово-образ – подобно живому человеческому существу :
оно творит, влияет, меняет свое содержание. Обычное прозаическое слово, т.е. слово,
потерявшее звуковую и живописующую образность и еще не ставшее идеальным
19
термином, - зловонный, разлагающий труп. »

« Le terme idéal est un cristal éternel obtenu exclusivement par voie de décomposition totale ;
le vocable-image est comme un être humain vivant : il crée, il influence, il fait évoluer son contenu.
Le vocable commun prosaïque, c’est-à-dire un vocable ayant perdu sa figurativité sonore et
vivante, sans être encore devenu terme idéal, est un cadavre puant en décomposition. »

17
ibid., p. 251
18
A. A. Potebnja, Iz zapisok po teorii slovesnosti, Xar’kov, 1905, p. 100
19
A. Belyj, op.cit., p. 135

9
3) Dans la pensée mystique développée par Bulgakov, c’est la vision du monde
symboliste qui est la clef de lecture de la poésie. La poésie est la langue dans sa dimension
symbolique, contrairement à la prose qui nie cette dimension du verbe.

« В поэзии слово перестает быть только знаком, который употребляется для


20
сигнализации смысла, « понятий », здесь оно является самим собой, т.е. символом. »

« En poésie le vocable cesse d’être uniquement un signe utilisé pour signaler un sens, des
« concepts » ; il apparaît tel qu’il est, c’est-à-dire un symbole. »

proiznosit’ – proférer // propherein – proferre

« Proférer » signifie articuler à voix haute. Ce verbe est synonyme de « prononcer », ou


« dire ». Il indique l’instant de la naissance de la parole.

reč’ (jazyk) – langage // glôtta – lingua ( sermo, locutio, verba, voces)

1) Le langage est l’ensemble des techniques corporelles et intellectuelles, spécifiques à


l’homme, se réalisant dans un système de signes vocaux : telle est la définition physique et
pratique que présente la pensée linguistique.

2) La pensée à la fois linguistique et philosophique héritée de Humboldt aborde la


question du langage du point de vue de sa fonction : ainsi Potebnja écrit-il que le langage est à
la fois le moyen et la condition de la pensée.

21
« Язык есть орган, образующий мысль. »

« Le langage est l’organe qui forme la pensée. »

Pour Humboldt, le langage est aussi ce qui permet l’ouverture de l’homme au monde, sa
communication avec autrui.

« Ainsi surgit entre l’homme et le monde, de par la réflexion de celui-ci en celui-là, l’instance
dont le rôle est de souder l’homme au monde et d’offrir le monde à l’action de l’homme : je veux
22
dire le langage. »

3) La tradition du réalisme philosophique, elle, est orientée vers les origines du langage.
Pour Bulgakov, le langage est la manifestation de la transcendance en l’homme, en ce qu’il
révèle dans son âme la présence d’idées qui lui préexistent.

20
S. Bulgakov, op.cit., p. 119
21
A.A. Potebnja, Mysl’ i jazyk, op.cit.
22
W. von Humboldt, op.cit., p. 366

10
« Сущность речи есть пробуждение смыслов, жизнь идей-слов в человеке, которые
связуют сознание людей, и связь эта совершается через язык. Внутреннее это слово
имеет свою особенную жизнь, ранее чем оно воплощается в слове, в сознании,
23
реализуется в нем. »

« L’essence du langage est l’éveil des significations, la vie en l’homme de vocables-idées qui
lient la conscience des hommes, et c’est par la langue que se réalise ce lien. Ce verbe intérieur a
une vie propre antérieure à son incarnation dans le vocable, dans la conscience, et qui se réalise
en eux. »

La tradition réaliste et la tradition humboldtienne sont prédominantes dans la pensée sur


le langage de l’Âge d’Argent. En effet, c’est essentiellement la dimension ontologique du
langage qui est mise en question par les poètes. Mais leur réflexion se porte davantage sur la
notion de « reč’ » au sens de parole, seule réalité concrète du langage.

reč’ – parole, discours // lógos – verbum, verba, voces (vox), sermo, oratio

1) Selon la distinction saussurienne, la parole, phénomène individuel du langage,


s’oppose à la langue, phénomène social. La parole est l’actualisation par le sujet de son
aptitude au langage.

2) Dans une perspective productrice, héritée de Humboldt, la parole est définie du point
de vue du locuteur comme activité créatrice :

« En elle-même, la langue est non pas un ouvrage fait [ergon], mais une activité en train de se
faire [energeia]. Ainsi sa vraie définition ne peut-elle être que génétique. Il faut y voir la réitération
éternellement recommencée du travail qu’accomplit l’esprit afin de ployer le son articulé à
l’expression de la pensée. En toute rigueur, une telle définition ne concerne que l’acte singulier de
la parole actuellement proférée ; mais, au sens fort et plein du terme, la langue n’est, tout bien
24
considéré, que la projection totalisante de cette parole en acte. »

Cette définition de la parole comme énergie créatrice en fait une synecdoque de la


poésie. Ce glissement est caractéristique du fonctionnement métonymique de la pensée
poétique : cela explique la proximité de pensée entre Humboldt et les poètes de l’Âge
d’Argent qui cherchent à définir la nature de la parole poétique. Ainsi Belyj affirme-t-il :

25
« Поэтическая речь и есть речь в собственном смысле. »

« La parole poétique est parole au sens propre. »

23
S. Bulgakov, op.cit., p. 24
24
W. von Humboldt, op.cit., p. 183
25
A. Belyj, op.cit., p. 133

11
3) Dans une perspective mythopoétique défendue par les poètes symbolistes, la parole
poétique, présentée d’emblée métaphoriquement comme parole vivante, est définie comme
une analogie de la parole magique ou prophétique.

26
« Сама живая речь есть непрерывная магия. »

« Toute parole vivante est incessante magie. »

« Символизм кажется упреждением той гипотетически мыслимой, собственно


религиозной эпохи языка, когда он будет обнимать две раздельные речи : речь об
эмпирических вещах и отношениях и речь о предметах и отношениях иного порядка,
открывающегося во внутреннем опыте, - иератическую речь пророчествования. Первая
27
речь (...) будет речь логическая (...), вторая, (...) будет речь мифологиская. »

“Le symbolisme semble être le précurseur de cette époque hypothétiquement imaginable,


proprement religieuse, de la langue, où celle-ci embrassera deux paroles différentes : la parole
des choses empiriques et de leurs relations, et la parole d’objets et de leurs relations d’un autre
ordre, qui s’ouvre à l’expérience intérieure : la parole hiératique de la prophétie. La première (..)
sera une parole logique (…), la seconde (…) sera mythologique. »

Cette approche oriente l’attention sur le sujet lui-même autant que sur l’acte de parole :
en dernier lieu la parole est définie comme affirmation de la personne qui profère cette parole,
et affirmation de la chose nommée. La parole apparaît ainsi comme la synthèse en acte du moi
et du monde.

« Творчество живой речи есть всегда борьба человека с враждебными стихиями, его
окружающими ; слово зажигает светом победы окружающий меня мрак.
И поэтому-то живая речь есть условие существования самого человечества : оно
квинтэссенция самого человечества ; и потому первоначально поэзия, познавание,
музыка и речь были единством; и потому живая речь была магией, а люди, живо
говорящие, были существами, на которых лежала печать общения с самим божеством. »
28

« la création d’un discours vivant est toujours une lutte de l’homme avec les forces
élémentaires hostiles qui l’entourent ; le verbe éclaire de la lumière de la victoire la ténèbre qui
m’entoure.
C’est pourquoi la parole vivante est la condition d’existence de toute l’humanité, elle est la
quintessence de l’humanité ; c’est pourquoi à l’origine la poésie, la connaissance, la musique et la
parole étaient unies ; c’est pourquoi la parole vivante était magie, et les gens parlant de manière
vivante étaient des êtres marqués du sceau du dialogue avec la divinité. »

>> rečenie : parole, profération.


>> izrekat': prononcer
>> narekat': nommer, appeler.

26
ibid., p. 132
27
V. Ivanov, “Zavety simvolizma”, op.cit., p. 184
28
A. Belyj, op.cit., p. 132

12
simvol - symbole // sumbolon – signum, symbolum

1) La définition saussurienne oppose le symbole au signe : contrairement au signe qui


est arbitraire, le symbole est l’union non arbitraire d’un signifiant et d’un signifié.

"Le symbole a pour caractère de n'être jamais tout à fait arbitraire; il n'est pas vide, il y a un
29
rudiment de lien naturel entre le signifiant et le signifié."

2) La tradition du réalisme philosophique définit le verbe-symbole comme union de


matière et de sens, où l’aspect concret du vocable renvoie à sa réalité idéale. Le symbole est
union du phénoménal et du nouménal.

« Через микрокосм говорит космос, но, вместе с тем, чрез человека говорит и его
живая органическая конкретность, определенная психическая и историческая
индивидуальность и определенный язык, определенно настроенный, индивидуально
окачественный инструмент. И потому слово так, как оно существует, есть
удивительное соединение космического слова самих вещей и человечeского о них слова,
притом так, что то и другое соединены в нераздельное сращение. (…) Это загадочное,
трудное для мысли и волнующее для сердца сращение идеального и реального
(материального), феноменального, космического и элементарного мы называем
символом. Итак, мы дошли до точки : слова суть символы. Природа слова символична, и
30
философия слова тем самым вводится в состав символического мировоззрения. »

« A travers le microcosme parle le cosmos, mais en même temps, à travers l’homme parle
aussi sa dimension concrète, vivante, organique, une individualité historique et psychique définie
et une langue définie, un instrument accordé de manière définie, dont la qualité est individuelle.
C’est pourquoi le verbe tel qu’il existe est l’union étonnante du verbe cosmique des choses
mêmes et du verbe humain qui les désigne, de telle sorte que l’un et l’autre sont réunis en une
coalescence indivisible. (…) Cette mystérieuse coalescence, difficile pour la pensée et émouvante
pour le cœur, de l’idéal et du réel (matériel), phénoménal, du cosmique et de l’élémentaire, nous
l’appelons symbole. Nous sommes ainsi arrivés à notre terme : les vocables sont des symboles.
La nature du verbe est symbolique, et la philosophie du verbe, par là, s’inscrit dans le cadre d’une
vision du monde symbolique. »

« Часть, равная целому, причем целое не равно части, - таково определение символа.
Символ есть символизируемое, воплощение есть воплощаемое, имя есть именуемое, -
хотя нельзя сказать обратно, - и символизируемое не есть символ, воплощаемое не
есть воплощение, именуемое не есть имя. (...) И потому, сказав « не есть все это », - мы
вступаем на путь апофатического богословия, апофатической философии : все, что не
31
есть это, - и вообще не есть, не есть как предмет нашей мысли. »

« Une partie qui est égale au tout, tandis que le tout n’est pas égal à la partie : telle est la
définition du symbole. Le symbole est le symbolisé, l’incarnation est l’incarné, le nom est le
nommé, mais l’inverse n’est pas vrai : le symbolisé n’est pas le symbole, l’incarné n’est pas
l’incarnation, le nommé n’est pas le nom. (…) Et c’est ainsi que, en disant « ce n’est pas tout
cela », nous entrons sur la voie de la théologie apophatique, de la philosophie apophatique : tout
ce qui n’est pas cela, et ce qui, de manière générale, n’est pas, n’est pas en tant qu’objet de notre
pensée. »

29
F. de Saussure, Cours de linguistique générale, op.cit., p. 101
30
S. Bulgakov, Filosofija imeni, op.cit., p. 27-28
31
P. Florenskij, „U vodorazdelov mysli, IV. Mysl’ i jazyk”, op.cit.p. 138

13
skazat’ - dire // legein – dicere

Dire signifie émettre les sons articulés d'une langue. Il est synonyme de « proférer »,
« prononcer ».

>> vyskazyvat': énoncer, dire tout ce que l'on a sur le coeur.

slovo – vocable (verbe) // logos – verbum, vocabulum, vox, oratio, sermo,


locutio, dictio, ratio

1) Du point de vue linguistique, le vocable est la plus petite unité de la langue porteuse
de signification.

2) A la suite de Potebnja, l’approche à la fois poétique et linguistique met l’accent sur


l’union du sensible et de l’intelligible dans le vocable, et définit ce dernier au moyen des
notions de formes externe et interne.

« В слове мы различаем : внешнюю форму, т.е. членораздельный звук, содержание,


объективируемое посредством звука, и внутреннюю форму, или ближайшее
32
этимологическое значение слова, тот способ, каким выражается содержание. »

« Nous distinguons dans un vocable : la forme externe, c’est-à-dire le son articulé, le contenu,
objectivé par l’intermédiaire du son, et la forme interne, ou le sens le plus proche de l’étymologie
du vocable, le moyen par lequel le contenu est exprimé. »

« Всякое создание нового слова из прежнего создает вместе с новым значением и


новое представление. Поэтому можно сказать, что первоначальное всякое слово
состоит из трех элементов : единство членораздельных звуков, т.е. внешнего знака
33
значения ; представления, т.е. внутреннего знака значения и самого значения. »

“Toute création d’un vocable nouveau à partir d’un vocable précédent crée, en même temps
qu’un sens nouveau, une représentation nouvelle. C’est pourquoi nous pouvons dire qu’à l’origine,
tout vocable est constitué de trois éléments : il est l’union de sons articulés, c’est-à-dire du signe
extérieur de la signification ; de la représentation, ou signe intérieur de la signification, et de la
signification elle-même. »

Cette position a pour conséquence la définition du vocable comme métonymie, ce qui


contribue à brouiller les limites de la langue et de la poésie, tout comme celles de la
linguistique et de la poétique :

« Уже при самом возникновении слова между его значением и представлением, т.е.
способом, каким обозначено это значение, существует неравенство : в значении всегда
заключено больше, чем в представлении (...). Слово служит лишь только точкой опоры
34
для мысли. »

32
A.A. Potebnja, Mysl’ i jazyk, op.cit.
33
A. A. Potebnja, Iz zapisok po teorii slovesnosti, op.cit., p. 19
34
ibid., p. 21

14
« Dès l’apparition d’un vocable il y a déjà une inégalité entre sa signification et sa
représentation, c’est-à-dire le moyen par lequel est signifiée cette signification : cette dernière
contient toujours plus que la représentation. (…) Le vocable ne sert que de point d’appui à la
pensée. »

« Независимо от отношения слов первообразных и производных, всякое слово, как


звуковой знак значения, основано на сочетании звука и значения по одновременности или
35
последовательности, следовательно есть метонимия. »

« Indépendamment de son caractère premier ou dérivé, tout vocable, en tant que signe sonore
d’une signification, se fonde sur l’union d’un son et d’une signification, par simultanéité ou
consécutivité ; donc, tout vocable est métonymie. »

« Древнейшим поэтическим творчеством человека было творчество слов. Сейчас


слова мертвы, и язык подобен кладбищу, но только что рожденное слово было живо,
36
образно. Всякое слово в основе – троп. »

« La création de vocables est une très ancienne création poétique de l’homme. Aujourd’hui les
vocables sont morts et la langue est semblable à un cimetière, mais le vocable à sa naissance
était vivant, imagé. Tout vocable, à la base, est trope. »

3) C’est aussi cette attention portée à ce qui fait le lien entre le sensible et l’intelligible
qui amène Mandel’štam à donner une définition synthétique du vocable comme un système
d’éléments équivalents : le son et les significations, les représentations qui s’y associent...

« Для акмеистов сознательный смысл слова, Логос, такая же прекрасная форма, как
37
музыка для символистов. »

« Pour les acméistes, le sens conscient du verbe, le Logos, est une aussi belle forme que la
musique pour les symbolistes. »

« Разве вещь хозяин слова? Слово – Психея. Живое слово не обозначает предметы, а
свободно выбирает ту или иную предметную значимость, вещность, милое тело. И
вокруг вещи слово блуждает свободно, как душа вокруг брошенного, но не забытого
38
тела.»

« Est-ce donc que la chose est maître du verbe? Le verbe est Psyché. Le verbe vivant ne
désigne pas d’objets, il choisit librement une signification concrète parmi d’autres, une chose, un
joli corps. Et le verbe erre librement autour de la chose comme l’âme autour du corps abandonné
sans être oublié. »

« Как же быть с прикреплением слова к его значению : неужели это крепостная


зависимость ? Ведь слово не вещь. Его значимость нисколько не перевод его самого. На
самом деле, никогда не было так, чтобы кто-нибудь крестил вещь, назвал ее
придуманным именем. Самое удобное и в научном смысле правильное, рассматривать
слово, как образ, то есть словесное представление. Этим путем устраняется вопрос о
39
форме и содержании, буде фонетика – форма, все остальное – содержание. »

« Que faire de l’attache du vocable à son sens : serait-ce donc une dépendance servile ? Mais
le vocable n’est pas la chose. Sa signification n’est en aucun cas sa propre traduction. En fait

35
ibid., p. 203
36
V. Šklokvskij, “ Voskrešenie slova ”, Gamburgskij ščet, Moskva, Sovetskij pisatel’, 1990, p. 36
37
O. Mandel’štam, “Utro akmeizma”, op.cit., p. 321
38
O. Mandel’štam, “Slovo i kul’tura”, op.cit., p. 226
39
O. Mandel’štam, “O prirode slova”, op.cit., p. 255-256

15
personne n’a jamais baptisé une chose en lui donnant un nom inventé. Le plus commode et le
plus juste du point de vue scientifique est de considérer le vocable comme une image, c’est-à-dire
une représentation verbale. Est ainsi écartée la question de la forme et du contenu, où la
phonétique est la forme et tout le reste le contenu. »

4) Une définition mythopoétique fait l’analogie entre vocable poétique et vocable


primitif, magique. Le vocable n’est plus seulement union de son et de sens, il unit le son à une
énergie, une force vivante :

« Слово-символ делается магическим внушением, приобщающим слушателя к


40
мистериям поэзии. »

« « Le verbe-symbole devient une incitation magique révélant à l’auditeur les mystères de la


poésie. »

« Слово-символ обещало стать священным откровением или чудотворною


41
« мантрой », расколдовывающей мир. »

« Le verbe-symbole promettait d’être une révélation sacrée, ou un « mantra « miraculeux qui


libérerait le monde de son enchantement. »

« В слове дано первородное творчество; слово связывает бессловесный, незримый


мир, который роится в подсознательной глубине моего личного сознания, с
бессловесным, бессмысленным миром, который роится вне моей личности. Слово
создает новый, третий мир – мир звуковых символов, посредством которого
42
освещаются тайны вне меня заключенные . »

« C’est dans un verbe qu’est donnée la création originelle : le verbe relie le monde invisible,
silencieux qui foisonne dans la profondeur subconsciente de ma conscience personnelle, au
monde silencieux, privé de sens, qui foisonne hors de ma personne. Le verbe crée un monde
nouveau, un troisième monde, celui des symboles sonores, au moyen desquels s’éclairent les
mystères qui me sont extérieurs. »

5) L’approche métaphysique du réalisme philosophique définit le vocable comme union


du vocable subjectif et du vocable objectif, du verbe humain et du verbe cosmique.

«Слово есть мир, ибо это он себя мыслит и говорит, однако мир не есть слово,
точнее не есть только слово, ибо имеет бытие еще и металогическое, бессловесное.
Слово космично в своем естестве, ибо принадлежит не сознанию только, где оно
вспыхивает, но бытию, и человек есть мировая арена, микрокосм, ибо в нем и через него
звучит мир, потому слово антропокосмично, или, скажем точнее, антропологично. И
эта антропологическая сила слова и есть реальная основа языка и языков. Наречия
различны и множественны, но язык один, слово едино, и его говорит мир, но не человек,
43
говорит мирочеловек. »

« Le verbe est le monde, car c’est le monde qui se pense et se dit, cependant le monde n’est
pas le verbe, plus précisément n’est pas que le verbe, car il a également un être métalogique,
non-verbal. Le verbe est cosmique par nature, car il appartient non pas seulement à la conscience
dans laquelle il étincelle, mais à l’être, et l’homme est l’arène du monde, un microcosme, car en lui

40
V. Ivanov, ”Zavety simvolizma”, op.cit., p. 183
41
ibid., p. 187
42
A. Belyj, op.cit., p. 131
43
S. Bulgakov, op.cit., p. 26

16
et à travers lui retentit le monde, c’est pourquoi le verbe est anthropocosmique, ou bien, pour être
plus précis, anthropologique. Et cette puissance anthropologique du verbe est justement le
fondement réel de la langue et des langues. Les idiomes sont divers et multiples, mais la langue
est une, le verbe est un, et c’est le monde qui le parle, et non l’homme, c’est le monde-homme qui
le parle. »

Autrement dit, dans une perspective chrétienne, le verbe humain est défini par référence
au Verbe divin.

« Предвечно сущее Слово, Которое Само о Себе говорит : Аз есмь сый, явилось тем
творческим принципом, в Котором и Которым сотворено все существующее. Вселенная,
космос, есть раскрытие и откровение изначально сущего Слова. Будучи этим
раскрытием и откровением, мир в самых тайных недрах своих « лочичен », т.е.
сообразен и соразмерен Логосу, и каждая деталь и событие этого мира есть скрытая
мысль, тайное движение всепроникающего божественного Слова. Логос как начало
человеческого познания не есть Логос другой, отличный от Логоса существенно-
44
божественного. Это тот же самый Логос, только в разных степенях осознания. »

« Le Verbe qui est de toute éternité, qui dit de lui-même : Je suis « l’étant », est apparu comme
étant le principe créateur dans lequel et par lequel fut créé tout ce qui existe. L’univers, le cosmos,
sont le dévoilement et la révélation du Verbe qui est depuis le commencement. Etant ce
dévoilement et cette révélation, le monde, dans ses entrailles les plus secrètes, est « logique »,
c’est-à-dire qu’il est en concordance et en conformité avec le Logos, et chaque détail, chaque
événement de ce monde est une pensée cachée, un mouvement secret du Verbe divin qui
pénètre tout. Le Logos en tant que principe de la connaissance humaine n’est pas un autre Logos,
il ne diffère pas du Logos essentiel et divin. Il s’agit du même Logos, mais à différents niveaux de
conscience. »

« Итак, надо различать в прологе Ев. Ио., две мысли о Логосе : о Логосе в себе как
Божественной Ипостаси, как Боге и о логосе, действующем в мире, хотя и обращенном к
Богу, энергию Логоса в мире, Софию. И этот Логос в творении имеет пребывание и
45
средоточие в человеке как образе и подобии Божии. »

“Il faut ainsi distinguer dans le prologue de l’Evangile de Jean deux pensées du Logos : le
Logos en soi en tant qu’hypostase divine, Dieu, et le logos agissant dans le monde, bien que
tourné vers Dieu, énergie du Logos dans le monde, Sophia. Et dans la création ce Logos a sa
place et son centre dans l’homme, en tant qu’image et ressemblance divine. »

NB. En russe, c’est tantôt le terme slave, « slovo », tantôt le terme grec, « logos », qui
est employé. En français, c’est le terme « verbe », hérité du latin, qui rend compte de cette
polysémie.

vyražat’ – exprimer // phrazein – exprimere, eloqui

Synonyme de « dire », le verbe « exprimer » met l’accent sur l’acte du sujet qui rend
sensible, dans la parole, une pensée, mais aussi sur le résultat de cette « parole-pensée ».

44
V. Èrn, Bor’ba za logos, in V. Èrn, Sočinenija, Moskva , Pravda, 1991, p. 79
45
S. Bulgakov, op.cit., p. 104

17
znak – signe // sumbolon – signum

1) La tradition saussurienne définit le signe comme union arbitraire d’un signifiant et


d’un signifié.

« Le signe linguistique unit non une chose et un nom, mais un concept et une image
acoustique. (…) Nous appelons signe la combinaison du concept et de l’image acoustique. Nous
proposons de conserver le mot signe pour désigner le total, et de remplacer concept et image
46
acoustique par signifié et signifiant. »
47
« Le signe linguistique est arbitraire. »

>> značenie, značimost’ : sens, signification

2) Les symbolistes emploient le terme « signe » dans son acception théologique de


manifestation divine, c’est-à-dire de symbole.

>> znamenovat', oznamenovat':

Dans la même perspective, ces deux verbes sont employés par les symbolistes dans le
sens théologique de « être le signe de », « symboliser ».

zvuk – son

1) Dans la langue, le son est indissociable du sens : c’est le son articulé. Potebnja
affirme que le vocable est nécessairement à la fois son et sens.

« ... членораздельного звука без значения не называется словом. Такой звук есть
48
исскуственный фонетический препарат, а не слово. »

« ...un son articulé privé de sens ne peut être nommé vocable. Un tel son est une préparation
phonétique artificielle, et non un vocable. »

Humboldt, lui, décrit en termes psychologiques l’orientation nécessaire du son vers le


sens dans la langue :

« Car c’est l’intention et l’aptitude à signifier – entendue moins dans l’absolu que, d’abord, dans
leur incarnation déterminée, définie par la transposition représentative d’un contenu de pensée –
49
qui constituent à elles seules le son articulé. »

46
F. de Saussure, op.cit., p. 98
47
ibid., p. 101
48
A.A.Potebnja, Iz zapisok po russkoj russkoj grammatike, Gosudarstvennoe Učebno-pedagogičeskoe izdanie
Ministerstva Prosveščenija RSFSR, Moskva, 1958, p.13
49
W. Von Humboldt, op.cit., p. 205

18
Saussure, au contraire, décrit de façon physique l’union inséparable formée par un
« bruit » et un sens.

« Le son, unité complexe acoustico-vocale, forme (…) avec l’idée une unité complexe,
50
physiologique et mentale ».

2) La problématique du son et du sens de la parole est réactualisée à l’Âge d’Argent


dans le contexte d’une pensée à la fois poétique et linguistique. Mandel’štam définit le statut
du son de la parole poétique par le terme de « représentation sonore », puis celui de la relation
du son au sens par la métaphore de la lanterne, qui peut être vue comme une reprise, sur un
mode poétique, de la définition linguistique de la parole comme union de son et de sens.

« Значимость слова можно рассмратривать, как свечу, горящую изнутри в бумажном


фонаре, и обратно, звуковое представление, так называемая фонема, может быть
51
помещена внутри значимости, как та же самая свеча в том же самом фонаре. »

« La signification de la parole peut être considérée comme une bougie se consumant à


l’intérieur d’une lanterne de papier, et à l’inverse, la représentation sonore, nommée phonème,
peut être placée à l’intérieur de la signification, tout comme la même bougie à l’intérieur de la
même lanterne. »

Èjxenbaum, lui, distingue le statut du son dans la parole poétique de son statut dans la
langue courante. Dans le discours poétique, la dimension sonore de la parole tend à prévaloir
sur sa dimension signifiante :

« На высшей ступени художественной речи – в стихе – звуковая и произносительная


сторона слова чуть ли не выдвигается на первый план, так что внимание в
52
значительной степени сосредоточено именно на этих элементах. »

« Au plus haut degré du discours artistique, dans le vers, l’aspect sonore et articulatoire de la
parole se retrouve pour ainsi dire au premier plan, si bien que, pour une grande part, l’attention se
concentre justement sur ces éléments. »

3) L’affirmation de la spécificité de la parole poétique quant à sa dimension sonore


donne naissance, dans la pensée des poètes de l’Âge d’Argent, à une mythologie de la parole
poétique comme pure sonorité. Chez les symbolistes, c’est sur le modèle musical que se
développe une conception de la parole poétique comme harmonie sonore.

« ... есть только намеки, да еще очарование гармонии, могущей внушить слушающему
53
переживание, подобное тому, для выражения которого нет слов. »

50
ibid., p. 24
51
O. Mandel’štam, “O prirode slova”, op.cit., p. 256
52
B. Èjxenbaum, „O xudožestvennom slove”, O literature, Moskva, Sovetskij pisatel’, 1987, p. 333
53
V. Ivanov, “Zavety simvolizma”, op.cit., p. 182

19
« ...il n’y a que les allusions, et puis le charme de l’harmonie, qui puissent inspirer à l’auditeur
une sensation identique à celle que les vocables sont impuissants à exprimer. »

« ... вновь воскресает в слове музыкальная сила звука ; вновь пленяемся мы не


54
смыслом, а звуком слов. »

« ... à nouveau dans le vocable ressuscite la force musicale du son ; à nouveau nous sommes
charmés non par le sens, mais par le son des vocables. »

En privilégiant le son par rapport au sens, la parole poétique symboliste tend à sortir des
limites concrètes de la langue vers une conception mystique. Ivanov, en effet, insiste moins
sur le son (zvuk) de la parole poétique que sur sa résonance (otzvuk), dessinant le chemin
sonore des realia aux realiora :

« Я не символист, если слова мои равны себе, если они – не эхо иных звуков, о которых
не знаешь, как о Духе, откуда они приходят и куда уходят, - и если они не будят эхо в
55
лабиринтах душ. »

« Je ne suis pas symboliste, si mes paroles sont égales à elles-mêmes, si elles ne sont pas
l’écho d’autres sons dont on ne sait, comme de l’Esprit, ni d’où ils viennent, ni où ils vont, et si
elles n’éveillent pas d’échos dans les labyrinthes des âmes .»

La mythologie poétique futuriste est encore plus radicale : est affirmé le « son en tant
que tel », qui indique l’indépendance du son par rapport au sens dans la parole poétique. V.
Xlebnikov parle de « zvukopis’ » et de « zvukorjad », V. Šklovskij de « zvukoreč’ » pour
désigner cette parole au statut nouveau.

56
« …сами звуки речи, как таковые, обладают особенной силой. »

« …les sons mêmes du discours, les sons en tant que tels, ont une force particulière. »

La parole comprise comme pure sonorité quitte les limites de la langue objective. Seule
une pensée mythopoétique peut affirmer l’existence de cette parole nouvelle. L’acte même de
nomination de cette parole par le néologisme de « zvukoreč’ » lui confère être et réalité.

57
« … эти звуки хотят быть речью. (...) заумная звукоречь хочет быть языком. »

« …ces sons veulent être discours. (...) le discours sonore d’outre-entendement veut être
langue. »

54
A. Belyj, op.cit., p. 134
55
V. Ivanov, “Mysli o simvolizme”, op.cit., p. 194
56
V. Šklovskij, “O poèzii i o zaumnom jazyke”, op.cit., p. 46
57
ibid., p. 57

20
smysl – sens //nous, dianoia - significatio, sententia, vis, intellectus,
interpretatio

1) La tradition philosophique relie la question du sens soit à celle de l’idée, soit à celle
du signe. Dans la perspective platonicienne, le sens est l’idée, ou principe intelligible. Au
contraire, Saint Augustin relie le sens au signe, en ce qu’il désigne des connaissances issues
de l’expérience sensible. La pensée de l’Âge d’Argent prolonge à sa manière chacune de ces
traditions.

2) En opposant au sens commun de la langue quotidienne le sens sacré de la parole


poétique, les symbolistes s’inscrivent à l’intérieur de la tradition platonicienne : c’est le sens
mystique du discours poétique qui y prend la place de l’Idée platonicienne.

« Столь различным может быть дано представление о бытии в сознании, что тот,
кому, по его чувствованию, приоткрывается « мистический » смысл бытия, будет
ощущать словесное приписание этого признака предметам созерцательного
58
постижения в повседневном значении обычного слова – как « изреченную ложь ». »

« La représentation de l’être dans la conscience peut être si diverse que celui dont les sens
découvrent la signification « mystique » de l’être ressentira l’emploi lexical de ce signe des objets
de la connaissance contemplative dans le sens quotidien d’un vocable banal comme « la
profération d’un mensonge ». »

« Символизм в новой поэзии кажется первым и смутным воспоминанием о священном


языке жрецов и волхвов, усвоивших некогда словам всенародного языка особенное,
таинственное значение, им одним открытое, в силу ведомых им одним соответствий
59
между миром сокровенного и пределами общедоступного опыта. »

« Le symbolisme, dans la poésie nouvelle, semble être la première réminiscence confuse de


la langue sacrée des prêtres et des mages qui avaient jadis conféré aux vocables de la langue de
tout le peuple une signification particulière, mystérieuse, accessible à eux seuls, en vertu de
correspondances connues par eux seuls entre le monde secret et les limites de l'expérience
commune. »

3) La pensée mythopoétique de la parole futuriste zaum’ situe la question du sens en


relation avec celle du signe, mais de manière négative, pour les refuser radicalement.
Kručenyx, par exemple, affirme l’indépendance de la parole poétique vis-à-vis du sens
commun au nom d’un sens libre, personnel :

60
« В искусcтве мы заявили : слово шире смысла. »

« En art nous avons affirmé : le verbe excède le sens. »

58
V. Ivanov, “Zavety simvolizma”, op.cit., p. 180
59
ibid., p. 183
60
A. Kručenyx, “Novye puti slova”, Manifesty i programmy russkix futuristov, Wilhelm Fink Verlag, 1967, p.
66

21
En fait, c’est une parole non-signifiante qui est promulguée, donc un non-signe :

61
« Людям нужны слова и вне смысла. »

« Les gens ont aussi besoin de vocables en dehors du sens. »

La pensée futuriste de la parole se révèle ainsi être une utopie poétique non-linguistique.

4) B. Èjxenbaum et O. Mandel’štam, en insistant sur la polysémie de la parole poétique,


s’opposent à la fois aux partis pris symboliste et futuriste, et développent une pensée poétique
et linguistique s’inscrivant dans la problématique du signe et du sens. Contre les symbolistes,
qui privilégient l’idée, et contre les futuristes, qui nient le sens, Mandel’štam rappelle la
dignité du sens de la parole poétique :

« Для акмеистов сознательный смысл слова, Логос, такая же прекрасная форма, как
62
музыка для символистов. »

« Pour les acméistes, le sens conscient du verbe, le Logos, est une aussi belle forme que la
musique pour les symbolistes. »

Èjxenbaum et Mandel’štam cherchent à distinguer la spécificité du sens de la parole


poétique par rapport à celui de langue commune. Ils insistent tous les deux sur la polysémie
inhérente à la parole en tant qu’élément du discours poétique.

« Живое слово не обозначает предметы, а свободно выбирает ту или иную


63
предметную значимость, вещность, милое тело.»

« Le verbe vivant ne désigne pas d’objets, il choisit librement une signification concrète parmi
d’autres, une chose, un joli corps.»

« Поэт чувствует в слове эти накопленные веками смыслы и открывает иногда


древнюю основу путем сочетания слов. (...) Значение слова есть нечто зыбкое,
64
изменчивое – « прах тысячи смыслов » тяготеет на многих словах.»

« Le poète sent dans le vocable ces significations entassées par les siècles, et en révèle
parfois l’ancien fondement au moyen d’associations de vocables. (...) Le sens d’un vocable est
quelque chose de mouvant, changeant ; « la poussière de milliers de significations » pèse sur de
nombreux vocables. »

Le motif de la polysémie de la parole poétique ouvre un champ de réflexion à la fois


linguistique, poétique et philosophique portant cette fois sur le slovo compris en tant que

61
V. Šklokvskij, “O poèzii i o zaumnom jazyke”, op.cit., p. 49
62
O. Mandel’štam, “Utro akmeizma”, op.cit., p. 321
63
O. Mandel’štam, “Slovo i kul’tura”, op.cit., p. 226
64
B. Ejxenbaum, „O xudožestvennom slove”, op.cit., p. 340

22
discours : c’est alors au sein de l’acte de la prédication, plus que de la nomination, que se
découvre la nature de la parole.

23
ANNEXE 2 : RESUMES DES ESSAIS POETIQUES

1. Essais symbolistes

K. Bal’mont, La Poésie comme enchantement

Dans cet essai65, écrit en 1916, qui se présente comme un traité poétique, Bal’mont
expose sa représentation de la poésie comme une musique verbale dont la force incantatoire
repose sur la magie de la parole et des sons qui la composent. Cette conception est liée à une
vision du monde comme un tout harmonieux, où les sons de la nature et les paroles des
hommes se répondent. Bal’mont commence donc son essai en présentant sa vision du monde
puis, à partir de la lecture de poèmes incantatoires primitifs, cherche à montrer l’unité de la
parole, de la magie et de la musique. Bal’mont introduit son essai par l’évocation de la notion
de dualité, qui pour lui est omniprésente dans le monde. Il y voit des correspondances, une
harmonie entre la dualité et l’unité, qui sont autant de représentations du monde comme
totalité une. Il dessine également une analogie entre le monde et la parole poétique que forme
le vers (stix), qui lui aussi unit par la rime deux unités en une seule sonorité. Bal’mont donne
ensuite sa version de la Genèse : pour lui au commencement était le Silence (Bezmolvie) d’où
a pu jaillir le Verbe. Mais il s’agit aussi du mythe du commencement du poème, jailli d’abord
du silence, puis de la rime qui unit les vers. On retrouve donc l’analogie du monde et de la
poésie, qui vont finalement fusionner pour ne plus former qu’une seule unité harmonieuse.

Après cette introduction, Bal’mont décrit longuement la pensée primitive, et dessine un


parallèle entre les incantations magiques et la poésie. Il évoque la magie des vocables, la joie
originelle animant l’homme qui chante un hymne à la nature. Pour Bal’mont, c’est sous
l’influence de la musique de la nature que l’homme se met à exprimer une musique intérieure
sous la forme de l’incantation. La poésie est donc intimement liée à la fois à la nature, au
cosmos, et à la musique. L’incantation du magicien est en fait une continuation de la nature, la
parole magique parfait la nature. A partir de l’évocation de cosmogonies (australienne,

65
K. Bal’mont, Poèzija kak volšebstvo, Moskva, Skorpion, 1915.

24
mexicaine) et d’épopées (finnoises), Bal’mont montre que la parole incantatoire est puissante
et créatrice.

L’auteur continue sa réflexion en affirmant que c’est justement cette fusion de l’homme
et de la nature, de la parole humaine et des forces élémentaires, qui constitue « le mystère
sonore de la Poésie comme Enchantement » (zvukovaja tajna Poèzii kak Volšebstva). La
parole humaine est une merveille, un miracle (samoe volšebnoe čudo) qui a le pouvoir de faire
venir le monde à l’être. Bien plus, chaque lettre de l’alphabet, chaque son du discours sont des
charmes, des forces magiques. Bal’mont évoque enfin la relation de l’homme à la parole et
définit alors le verbe comme « une sculpture sonore » (zvukovoe izvajanie) dont la magie
dépend de la force incantatoire de qui la profère.

Développant ensuite l’idée selon laquelle tous les éléments du vocable merveilleux sont
eux-mêmes magiques, Bal’mont entreprend l’étude des sons vocaliques et consonantiques de
la langue du point de vue de leur charme, des associations qu’ils suscitent, sonores, visuelles,
ou sémantiques. Cette étude le conduit à réaffirmer la musique de la parole, obscure pour la
raison mais claire pour les sens, capable de faire sentir à l’homme le mystère du monde. Il
affirme ainsi de nouveau l’unité de la parole, de la magie et de la musique.

Enfin Bal’mont conclut son essai en rappelant que pour être enchantement, le vers, ou la
parole poétique, doit être de nature double. En montrant que la parole doit à la fois tendre vers
l’au-delà obscur et silencieux de la conscience et vers l’éclat de la lumière, Bal’mont reprend
l’idée qu’il avait présentée en introduction : celle de la dualité qui doit être dépassée dans une
harmonie unitive.

A. Belyj, Glossolalie. Le Poème du son

Le texte Glossolalie66, écrit en 1917 et publié en 1922, se présente comme un traité de


mystique poétique et philosophique sur le son. Dans son avant-propos, Belyj définit lui-même
cet essai non pas comme une théorie, mais comme une improvisation. Il s’agit, comme
l’indique le sous-titre, d’un poème sur le son, poème sonore, d’une « fantaisie d’images
sonores ». Présentant d’emblée une analogie entre le son et le geste, Belyj dévoile sa visée :
retrouver la mimique des sons. Ce long poème est constitué de 74 points, parfois
accompagnés de croquis qui, selon une logique poétique, donnent une définition de la parole,

66
A. Belyj, Glossolalija. Poèma o zvuke, Berlin, 1922.

25
du son, et comparent la mimique des sons à une danse. C’est la notion d’eurythmie qui va
ainsi rendre compte de cette gestuelle des sons. Mais l’essentiel de ce poème est constitué
du « conte des sons », c’est-à-dire de la représentation de la genèse des sons, qui peut à son
tour être lue comme le récit de la genèse du poème sonore eurythmique.

Les six premiers points de ce poème forment comme une introduction dans laquelle
Belyj commence par définir la parole comme une union de rythme, de sens et de son. Il
compare la production de son par la langue, dans la bouche, aux mouvements d’une danseuse,
et cette comparaison entre les mouvements de la langue dans la bouche et les gestes de la
main, des bras, du corps, lui permettent d’affirmer que « les sons connaissent les secrets des
plus anciens mouvements de l’âme. » Il écrit enfin que ces vocables-sons forment un monde.
En conclusion, il définit la mimique des sons comme une danse. C’est la notion de « sons
rythmiques » qui pour lui caractérise la langue : il définit alors l’art verbal comme eurythmie,
manifestation d’une unité entre parole, pensée et connaissance.

Du 7è au 18è point, Belyj développe l’idée de la corrélation entre parole et connaissance.


Après avoir distingué concept et parole imagée et affirmé qu’en tant que moyen de
connaissance, la parole est indissociable de l’image, il rappelle que la parole est avant tout
sonorité, et que le son est le souffle créateur de la parole. Le son est alors défini comme
l’unité fondamentale, immédiate, qui est à la base du monde, de la métaphore, du mythe…
Ainsi ce n’est pas le caractère imagé de la parole, mais sa qualité sonore, qui en fait un moyen
de connaissance. Belyj écrit : « Le son n’est pas imagé, ni conceptualisé, mais il est sensé ».
C’est le néologisme « zvukoslovie », ou verbe sonore, qui va désormais désigner la parole en
tant que phénomène sonore. Belyj se prête ensuite à une étude sonore du premier verset de la
Genèse, d’abord en hébreu, puis en allemand, en faisant référence aux interprétations
mystiques de R. Steiner et de Boehme. Il cherche ainsi à montrer que la logique sonore fait
sens. Il en vient ainsi au « conte des son », à son récit imaginaire, revendiqué comme
subjectif, et néanmoins parole de vérité, de la genèse des sons. Car la « conscience de soi du
son », la découverte du monde de la bouche en train de prononcer des sons, est en fait
contemplation du processus de création du discours.

Du 19 è au 64 è point, Belyj fait donc le récit de la genèse des sons. Il s’agit d’une récit
imagé, sous la forme de luttes internes à la bouche. C’est une logique sonore qui justifie
l’apparition et le sens des vocables : tout en faisant référence aux travaux de V. Poržezinskij,
A M. Müller, R. Steiner ou Benzeler, Belyj donne sa propre explication du sens des sons et de

26
leurs combinaisons, les vocables, en élaborant toute une étymologie poétique et sonore. Ainsi
les sons apparaissent-ils au premier jour sous l’effet d’un flux de chaleur. Belyj donne une
description physique du son comme rayonnement d’énergie calorique, ce qui lui permet
d’assimiler son et lumière et de créer un autre néologisme désignant la parole : « zvukolučie »,
ou rayon sonore. L’étude des sons permet aussi à Belyj d’évoquer la relation qui s’instaure,
dans la parole, entre le moi parlant et le monde : la dénomination provoque en effet la
renaissance du « je », et le parallélisme déjà esquissé entre la bouche et le cosmos permet
d’affirmer une corrélation entre les sons et le monde extérieur. Ce récit de la genèse des sons
conduit également Belyj à évoquer un « Eden » sonore et lumineux du nom d’« Aèrija », où
habitent des « hommes-sons », porteurs de « sons lumineux » qu’ils expriment en langage des
sons, « zvukoslovie », ou glossolalie. Belyj poursuit l’étude des voyelles et des consonnes qui
s’unissent naturellement à chacune d’elles, et justifie plusieurs fois son entreprise en
exprimant l’idée que les sons forment des tableaux, des récits, des mythes qu’il faut apprendre
à lire.

Belyj aborde enfin la relation de la parole à la pensée. Il définit la pensée comme une
compréhension de la corrélation des lettres-sons dans le vocable. Il présente donc les sons
comme étant les éléments primordiaux de la pensée. Si le concept, base traditionnelle de la
pensée rationnelle, est défini négativement comme l’état figé de ce processus, la parole
sonore, au contraire, est l’incarnation vivante de la pensée. Belyj ajoute plus loin que le
processus de la pensée embrasse à la fois la mémoire et l’imagination : il s’agit bien là de
l’affirmation d’une pensée non pas conceptuelle, mais d’une pensée sonore et poétique, dans
et par la parole. Or Belyj ajoute qu’avoir accès à la pensée sonore donne une « conscience
angélique », rend visionnaire, autrement dit ouvre la porte du paradis poétique et sonore
qu’est l’Aèrija. Dans le récit de la genèse des sons, l’homme apparaît au quatrième jour, et
avec lui la langue (reč’). « La langue est la conscience de la vie. », écrit Belyj, et l’homme est
autant créé par la parole que lui-même ne l’utilise pour créer. C’est par cette dialectique de la
parole et de la création que se clôt le conte des sons. En effet, à partir du point 65, Belyj
reprend son étude du sens des sons, puis la définit comme étant une lecture visionnaire
(jasnovidenie), lecture du « sens cosmique des sons ». Il cherche enfin en conclusion à
rappeler les affirmations essentielles de son poème et reprend ainsi la notion d’eurythmie, et
celle de « langue des langues », langue sonore, ou glossolalie. Il définit encore une fois
l’eurythmie comme étant l’union du son et du geste qui permet, tel Zarathoustra, de danser la
langue et la poésie et d’exprimer ainsi l’être profond. Enfin, dans un élan apocalyptique, Belyj

27
affirme sa foi en un retour de l’Aèrija. Il écrit : « Pouvoir lire le son n’est qu’une première
allusion à la langue des langues ; et nous savons que le second avènement du Verbe se
réalisera. » Pour lui, la glossolalie sera donc le second avènement du Verbe salvifique, la
langue cosmique qui unira les hommes.

A. Belyj, la Magie des vocables

L’essai la Magie des vocables67, publié pour la première fois dans le recueil
Symbolisme en 1910 à Moscou, se présente comme un petit traité visant à définir la nature du
langage en général et de la parole poétique en particulier, en mêlant considérations
linguistiques, philosophiques, psychologiques et poétiques. Le principe de construction de cet
essai est l’association d’idées, l’enchaînement de définitions des notions délimitant le champ
lexical de la langue, ainsi que l’accumulation d’images rendant compte de l’expérience du
langage et de la création poétique. Il en résulte un texte protéiforme dont le caractère hybride
est révélateur de la logosophie de Belyj. Le texte est composé de deux parties. Dans la
première, Belyj insiste sur la dimension créatrice et gnoséologique de la langue et de la parole
poétique : c’est ce qu’il appelle la magie des vocables. Dans la seconde, Belyj réaffirme la
correspondance entre la création d’une parole poétique et l’activité, ou création du langage. A
la suite de Potebnja, il montre la nature métaphorique et symbolique du langage.

I. Belyj introduit l’essai en affirmant l’interrelation entre langage, création et


connaissance. L’acte de dénomination est pour Belyj un acte créateur qui fait venir à l’être
l’objet nommé en même temps qu’il en fait un objet de connaissance. Belyj opère ensuite un
glissement de sens du langage vers le discours poétique qu’il indique tantôt comme « discours
imagé » ou « discours vivant » : ce glissement sera justifié plus loin par l’affirmation que le
discours poétique est la vraie réalisation du langage (« Le discours poétique est le discours au
sens propre »). Le discours imagé réussit là où le discours logique échoue : Belyj précise la
fameuse citation de Tjutčev « La pensée proférée est mensonge » en distinguant concept et
parole vivante. La profération d’une parole vivante n’est pas mensonge ; au contraire, elle
rend possible l’expression de l’indicible. Belyj ensuite va plus loin : c’est la parole, qui, par
l’acte de dénomination matérialisé par le son, affirme le moi et le monde dans la conscience
du locuteur. En ce sens, la parole est créatrice de réalité. En fin de compte, la réalité du sujet
comme celle de l’objet ne sont que verbales. Il n’est donc de réalité (comme de connaissance)

67
A. Belyj, „Magija slov”, Simvolizm kak miroponimanie, Moskva, Respublika, 1994.

28
que verbale. Le moi nomme, profère des sons, et crée un nouveau monde, ou plutôt recrée le
monde pour lui-même. C’est ici qu’est alors affirmée la dimension magique de la parole :
l’acte de dénomination est une incantation visant à soumettre le monde hostile en même tant
qu’à le connaître. De même qu’il opposait au début de son essai discours imagé et discours
logique, Belyj oppose ici parole magique et pensée analytique et indique que la force magique
de la parole est un meilleur instrument de connaissance de la réalité environnante. Cette même
idée est ensuite reprise au moyen de la métaphore biblique du verbe-lumière éclairant les
ténèbres. Belyj conclut en rappelant que primitivement, poésie, discours et connaissance ne
faisaient qu’un. Il englobe ces trois réalités sous l’expression de « verbe vivant » qui établit un
lien entre les hommes et les divinités.

Belyj étudie ensuite la communication humaine dans l’acte de parole. Là encore, il


définit la communication comme un processus créateur vivant qui, mettant en contact deux
mondes intérieurs, en crée un troisième qui les enrichit. Ce paragraphe sur la situation de
dialogue est une sorte de transition introduisant la réflexion de Belyj sur la parole poétique,
créatrice, à proprement parler. Créant lui aussi une forme particulière de dialogue, le discours
poétique imagé du locuteur nécessite la participation, ou co-création, de son auditeur. Ainsi le
verbe poétique, ou verbe vivant dans la terminologie de Belyj, est comparé à une graine
semée dans l’âme de l’auditeur, graine riche de potentialités. Le but du discours vivant n’est
pas l’élaboration d’un sens logique, mais la création d’images nouvelles. Cette vivification de
la parole est le signe d’une nouvelle période culturelle qui met fin à la toute-puissance du
concept et couronne une renaissance barbare. La poésie prend le pas sur la terminologie, la
musique régénère la poésie en affirmant la prédominance du son sur le sens dans la parole.
Enfin cette prédominance rappelle la dimension essentiellement créatrice de la parole.

Ce verbe créateur est défini par la métaphore biblique du verbe incarné : celle-ci
souligne la réalité en même temps que l’efficacité du verbe poétique. Belyj présente le verbe
créateur comme une matière vivante, « chair verbale » qui s’oppose au « squelette » du terme
conceptuel. Cette double image indique que donner la priorité au sens terminologique tue la
parole, tandis que le jeu des images sonores active les forces vives de la langue. De nouveau
Belyj opère un glissement entre parole poétique particulière et langue commune : la force
vivante de la parole poétique est analogue à l’activité créatrice ininterrompue de la langue.
Belyj décrit ensuite en un récit mythologique le processus évolutif de la langue. La parole
vivante, imagée, mythique, est pour l’homme l’arme avec laquelle il combat le monde

29
environnant. Après la victoire, ces images se décomposent, la parole qui était vivante se fige
en concepts jusqu’à ce que la vie redevienne menaçante et suscite sa renaissance. Ce récit
distingue ainsi différents types de vocables que Belyj va ensuite définir. C’est encore une fois
la métaphore de la vie et de la mort qui rend compte des différences : le terme conceptuel,
cristal inerte, s’oppose au verbe vivant, organisme florissant. Entre les deux extrêmes se situe
le mot quotidien, qui a perdu ses potentialités sonores et imagées sans être devenu un concept
idéal. Défini par la métaphore du « cadavre puant », il est l’ennemi du verbe vivant. La
création de nouveaux vocables est alors justifiée par la nécessité de cette lutte, et Belyj en
vient finalement à affirmer que le but de la poésie est la création de la langue.

Belyj retourne enfin à la problématique de la parole et de la connaissance et affirme de


nouveau que la connaissance n’est qu’une illusion consécutive à la parole, et qu’elle doit en
fait être définie comme la création d’un nouveau monde sonore. En toute rigueur, la
connaissance n’est que nomenclature, elle est en fait ignorance. Belyj en vient donc à ne
reconnaître que la seule réalité de la parole, puisque rien n’existe en dehors de l’acte de
dénomination. En revanche, dans ce même acte de dénomination, qui est un acte incantatoire,
acte magique, nous nous créons nous-même et nous créons le monde. C’est la création verbale
qui remplit le néant et qui devient ainsi connaissance.

II. La deuxième partie de l’essai est fondée sur l’affirmation selon laquelle le processus
de création poétique, que Belyj nomme « symbolisation créatrice », est déjà présent dans la
langue elle-même, plus précisément dans les moyens de représentation, ou figuration, qu’elle
met en œuvre. La deuxième partie sera donc consacrée à l’étude de la formation d’une langue,
reprenant largement les thèses que Potebnja développe dans ses Notes sur la théorie littéraire
(Zapiski po teorii slovesnosti), tout en soulignant l’analogie qui existe avec la création
poétique. Belyj montre alors qu’une certaine forme de connaissance découle du processus
créateur de la langue elle-même, notamment de la création métonymique : c’est ce qu’il
appelle la pensée mythique.

Belyj énumère les différentes formes de figuration mises en œuvre par la langue :
épithètes, comparaisons, métaphores, métonymies, et montre le processus de passage d’une
forme à l’autre. Il en conclut que leur principe commun est d’ébranler la représentation
traditionnelle d’un vocable afin de vivifier la création verbale et d’en intensifier la perception.
Belyj reprend l’expression de « forme interne » chère à Potebnja : le processus de figuration
met en mouvement la forme interne du vocable, noyau vivant qui rend possible de nouvelles

30
images verbales à partir de vocables préexistants. Belyj donne ensuite une série d’exemples
visant à montrer le processus de formation d’épithètes métaphoriques ou métonymiques, de
comparaisons ou de métaphores, qui sont autant de processus de figuration verbale, ou «
peinture verbale », à partir de deux observations « la lune est blanche. », et « la lune est
comme un croissant ». Définissant les différentes étapes de formation des vocables, après
l’étapes de l’épithète, puis de la comparaison, «lorsque l’épithète appelle un autre objet »,
vient l’étape de l’allusion , ou du symbolisme, «lorsque la lutte de deux objets en forme un
troisième, qui n’est compris dans aucun des termes de la comparaison. ». Dans ce cas, le
moyen de la figuration est la symbolisation, premier acte créateur selon Belyj.

Mais l’action créatrice ainsi décrite se trouve à la limite de la création poétique et de la


création mythique : le symbole ainsi créé accède à l’être. L’image de la vie, de l’incarnation
du symbole donne à voir que le symbole est mythe. Belyj affirme ainsi que toute création
artistique est mythologique. Il nuance cependant d’emblée son affirmation en précisant que la
création mythique ou bien précède la création esthétique (qui la désobjective), ou bien la suit,
comme c’est le cas dans la période de crise de la connaissance et crise de la culture que vit la
Russie lorsque Belyj écrit. Il conclut son analyse en affirmant que la poésie est à la fois liée à
la création linguistique et à la création mythique. C’est pourquoi la force de l’image créée est
réelle, en tant qu’objet de la foi et non objet de la conscience. Et c’est cette force créatrice
caractéristique de la poésie de la langue, que Belyj nomme la magie des vocables, qui est pour
l’auteur la source de la vie et du salut.

A. Blok, la Poésie des incantations et des conjurations

Dans son essai la Poésie des conjurations et des incantations68, écrit en 1906, A. Blok
se donne pour tâche de montrer que les conjurations, incantations, et autres paroles magiques
sont une forme primitive et authentique de poésie, et que les poètes actuels ne cherchent
finalement qu’à retrouver, ou recréer, au moyens d’images, cette poésie immédiate inhérente à
la vie même. Dans cette perspective, Blok cherche donc à éclairer, pour l’esprit rationnel de
ses contemporains, la vision du monde qui sous-tend la poésie des incantations et des
conjurations, et à définir la nature de la parole incantatoire, sa fonction ainsi que le rôle du
sorcier qui la profère. Ayant d’emblée mis en parallèle poésie et magie, c’est en fin de compte

68
A. Blok, „Poèzija zagovorov i zaklinanij ”, Sobranie sočinenij t. V, Moskva / Leningrad, Izdanie
xudožestvennoj literatury, 1962.

31
tout autant la nature de la parole poétique qu’il interroge. Blok montre ainsi que c’est la force
de la parole, son efficacité, son pouvoir sur le monde qui est au cœur des incantations et de
toute poésie.

Blok commence par éclairer la vision du monde primitive qui règle les incantations et
conjurations. Alors que la conscience contemporaine sépare le monde en concepts multiples,
la conscience primitive perçoit le monde dans son unité : les hommes et la nature forment une
union harmonieuse. La nature est remplie d’êtres maléfiques ou bénéfiques, incarnés ou
invisibles, qui exigent de l’homme qu’il entre en contact avec eux. C’est bien au sein d’une
telle vision du monde que peuvent apparaître conjurations et incantations. La connaissance
des mystères de ce monde est réservée aux sorciers et autres magiciens, qui ont passé une
sorte de contrat avec les forces qui le peuplent. Eux seuls connaissent les paroles vraies qui
disent l’essence des choses et peuvent donc avoir prise sur elles. Les sorciers ont donc un
véritable pouvoir sur le monde qu’ils exercent au moyen de la parole. Finalement, les
incantations visent à resserrer les liens entre les hommes et la nature, et cette forme de
religion nécessite la foi en la force de la parole incantatoire. Cependant, Blok montre en quoi
les incantations diffèrent des prières : la prière est centrée sur le nom de la divinité ainsi que
sur ses qualités, alors que l’incantation est centrée sur le désir de l’homme. Les procédés de
l’incantation sont donc des procédés magiques : la volonté de la personne proférant
l’incantation fusionne avec les forces élémentaires. Blok définit cet instant comme une
« vision géniale » qui réunit « chant, musique, parole et mouvement, vie, religion et poésie ».
A ce moment où sujet et objet forment un tout, la parole se fait acte. C’est la puissance du
sujet proférant qui transforme la parole en acte. La parole incantatoire est donc une parole
vivante, efficace, créatrice, subordonnée à la seule volonté du sorcier.

Blok décrit ensuite la composition des incantations ainsi que leur fonction. Les
incantations sont traditionnellement formées de deux parties : l’expression du souhait, et le
rite, ou partie épique. Elles se terminent souvent par l’expression de la fermeté de la parole
qui agit comme un sceau. Les incantations ont toujours une fonction utilitaire : on les trouve
souvent en particulier dans des manuels de médecine. Cette remarque est pour Blok
l’occasion de rappeler que dans la pensée primitive, et contrairement à la logique
contemporaine, la dimension utilitaire n’est pas séparée de la dimension esthétique. C’est
pourquoi rien n’est étranger à la poésie populaire. C’est là pour Blok une conséquence de la
conception d’une parole qui est tout à la fois parole et action. C’est le rythme en tant que

32
puissance créatrice, ou force magique, qui permet l’efficacité de la parole. C’est donc le
rythme qui est le fondement de la parole incantatoire.

Blok donne ensuite une série d’exemples d’incantations, de la plus courte et la plus
simple jusqu’à la plus complexe, sans oublier le cas d’incantations constituées de paroles
incompréhensibles, simples suites de sons dépourvus de sens. Il étudie enfin l’emploi des
noms propres dans les incantations, généralement noms des forces occultes dont l’aide est
demandée. Ceux-ci révèlent des influences ésotériques variées, mais témoignent également de
la vivacité de l’imagination populaire et de sa puissance symbolisatrice.

Par cet essai, il semble que Blok invite le lecteur à approfondir par lui-même le parallèle
qu’il a esquissé entre parole incantatoire et parole poétique. De manière indirecte, il laisse
entendre que l’essence de la parole poétique authentique est la force et l’efficacité que lui
confère le poète en la proférant : objet de foi, la parole poétique, comme la parole
incantatoire, est une parole rythmée qui agit sur le monde.

V. Ivanov, Notre langue

L’essai Notre langue69 a été publié pour la première fois en 1918 dans le recueil Des
profondeurs (Iz glubiny), consacré à la révolution russe. Dans ce texte, Ivanov s’oppose
violemment à la réforme de l’orthographe défendue dès 1917 par P. N. Sakulin, au nom de
l’intégrité et de la spiritualité de la langue russe. Ivanov reprend en exergue les propos de
Berdjaev rappelant que la proximité spirituelle de la Russie avec Dieu la protège de tout
arbitraire humain, et se donne pour tâche de les illustrer en prenant pour exemple la langue
russe. Ce texte constitue donc une véritable apologie de la langue russe.

L’article est composé de cinq courts paragraphes qui visent à définir la spécificité de la
langue russe, sa nature tout à la fois humaine et divine, et à démontrer, par voie de
conséquence, que toute tentative de sécularisation est vouée à l’échec.

I. Ivanov commence l’article en faisant référence aux travaux de W. von Humboldt pour
définir la langue de manière générale : celle-ci est à la fois ergon et energeia, à la fois un
produit et une force efficiente. Mais l’interprétation qu’il fait de cette antinomie devient
immédiatement religieuse et mystique : il souligne en fait la double nature humaine et divine

69
V. Ivanov, „Naš jazyk“, Rodnoe i vselenskoe, Moskva, Respublika, 1994.

33
de toute langue. Ivanov décrit ensuite la langue russe en particulier comme une langue
comblée de grâce, et fait la louange de sa richesse, de son harmonie et de sa plasticité. Il
montre ensuite que c’est la rencontre du russe et du slavon d’Eglise, image de la divine langue
grecque, qui a donné à la langue sa plénitude et qui fait véritablement d’elle un don de Dieu.

II. Ivanov consacre ensuite le deuxième chapitre à montrer que la langue russe est
l’héritière de la langue hellénique, et que cet héritage lui confère une vocation universelle. Il
affirme aussi que c’est l’esprit de la langue qui contient en germe le génie et la sainteté de la
nation. Ivanov souligne ainsi l’identité de l’exploit poétique et de l’exploit religieux : pour lui,
Puškin comme saint Serge de Radonež ont été inspirés par la langue russe, dont le caractère
mystique est révélé par l’image de « l’arbre verbal » unissant la Terre-Mère au Ciel.

III. Après avoir défini la nature de la langue russe de manière hagiographique, Ivanov
condamne dans le troisième chapitre la réforme de l’orthographe mise en place par le pouvoir
bolchévique et en donne une interprétation mystique. La réforme est pour lui sacrilège ; elle
profane et asservit la langue dans une perspective instrumentaliste qui nie la vie spirituelle de
la langue.

IV. Dans le quatrième chapitre Ivanov défend l’orthographe traditionnelle du russe en


affirmant que l’orthographe est un moyen de connaissance de la langue ainsi qu’une voie
d’accès à sa beauté. Comprenant la culture avant tout comme une tradition, Ivanov défend
aussi l’orthographe historique du russe en tant que clé d’accès à la culture et à la spiritualité
russes.

V. Ivanov conclut sa réflexion en résumant sa pensée de la langue : pour lui, la langue


russe est indissociable de la langue d’Eglise ; sa tentative de sécularisation par une réforme de
l’orthographe est donc contre-nature. Dans une métaphore théologique, Ivanov affirme la
double hypostase de la langue russe, justifiant par là l’impossibilité de séparer les éléments
populaires des éléments sacrés de la langue. Il est donc impossible de séculariser la langue ;
au contraire, chaque parole russe vivante fait acte à la fois de la double réalité humaine et
divine du monde.

34
V. Ivanov, Pensées du symbolisme

L’essai Pensées du symbolisme70 fut d’abord un exposé qu’Ivanov fit à la Société


pétersbourgeoise des Défenseurs de la Parole Poétique (Obščestvo Revnitelej
Xudožestvennogo Slova). Il fut ensuite publié dans la revue Trudy i dni izdatel’stva Musaget,
en 1912 (numéro 1). Dans cet essai, Ivanov se propose pour tâche de définir le symbolisme et
le symbole, dans la perspective de révéler la nature symbolique de tout art véritable. Et c’est
l’idée d’art véritable qui conduit Ivanov à opposer une fois encore symbolisme russe et
symbolisme occidental. Enfin Ivanov montre que la marque de tout art symbolique véritable
est l’esprit d’universalité et de communion (sobornost’). L’essai est constitué de sept parties,
précédées en exergue d’un poème d’Ivanov, et suivies d’un appendice intitulé « Au sujet de la
secte et du dogme ». Le poème Parmi les montagnes sourdes j’ai rencontré un pâtre...71,
placé en exergue de l’essai, contient déjà les motifs essentiels du texte. L’opposition
ontologique entre le terrestre et le céleste, le visible et l’invisible, ainsi que celle, au niveau de
la parole, de la langue de la terre et de la langue des cieux introduit la notion de symbole,
présenté comme un écho, ici-bas, de l’au-delà. Est ainsi donnée la première définition du
symbole et de la perception symbolique.

I. La première partie de l’essai, tout à la fois pleine d’élan lyrique et empreinte de


rhétorique classique, est consacrée à la définition du poète symboliste dans sa relation à
l’auditeur. Les notions de peinture verbale, de chant, de connaissance et d’enchantement sont
présentées comme des qualités nécessaires du poète, mais non pas suffisantes. C’est la notion
de relation entre le poète est son auditeur qui est primordiale ; pour être véritablement
symboliste, le poète doit, par sa parole, éveiller la « parole intérieure » de l’auditeur. L’image
du « verbe-rayon », « verbe - arc-en-ciel », donne à voir cette relation mystique qui s’instaure
entre le poète et l’auditeur, et dessine déjà l’idée, développée plus loin, de la création
symboliste comme co-création de l’auteur et de l’auditeur.

II. L’idée de l’art symboliste comme relation constitue la transition entre les deux
premières parties. Cette relation est une union, une alliance qui, à l’image de l‘échelle de
Jacob, lie les deux niveaux de l’être. Ivanov place explicitement la philosophie du
symbolisme dans la tradition platonicienne, et fait référence au Banquet. Le symbole est à

70
V. Ivanov, „Mysli o simvolizme“, Rodnoe i vselenskoe, Moskva, Respublika, 1994.
71
„Sred’ gor gluxix ja vstretil pastuxa…“, poème extrait du recueil Kormčie zvezdy.

35
l’esthétique symboliste ce qu'Eros est à la pensée platonicienne : un médiateur qui guide les
âmes du sensible vers l’intelligible.

III. C’est le motif de l’amour qui fait le lien entre la deuxième et la troisième partie :
celle-ci s’ouvre sur la citation du dernier vers de la Divine Comédie de Dante, « L’Amor, che
move il Sole e l’altre stelle ». Ivanov fait l’étude du vers d’un point de vue des sonorités, du
rythme, et en vient à déterminer le statut du verbe poétique. Il le définit comme une parole
sacrée, initiatique, parole à la fois intérieure et cosmique. Ivanov montre enfin qu’à l’intérieur
du vers, la parole devient mythe, ce qui lui permet d’affirmer l’identité du vrai symbolisme et
de la théurgie.

IV. Dans la quatrième partie, Ivanov résume les idées qu’il a avancées. Il insiste une
fois encore sur la relation du poète à l’auditeur, et développe le motif de la suggestivité, de
l’allusivité, comme étant essentiel à l’esthétique symboliste. La parole poétique symboliste a
une fonction d’unification de la personne et du monde. C’est une parole efficiente, tendue à la
fois vers l’âme de l’auditeur et vers un ailleurs, et qui se fait l’écho de cet ailleurs dans l’âme
de l’auditeur. Le symbolisme est ainsi présenté comme poétique et philosophie du
mouvement.

V. En continuité thématique et logique avec la partie précédente, la cinquième partie est


introduite par la réaffirmation de l’unité que forment le sujet créateur et le sujet percepteur :
cette unité est le point de vue à partir duquel une œuvre doit être abordée si l’on veut traiter du
symbolisme. Ivanov montre alors les conséquences qu’a cette approche dans la définition du
caractère symbolique d’une œuvre. Le symbolisme est indépendant de toute catégorie
esthétique, et le critère qui permet sa définition est universel. Enfin, Ivanov insiste sur le fait
que le symbolisme est lié à l’intégrité de la personne ; le symbolisme est donc un humanisme,
et le poète se voit défini avant tout comme personne.

VI. La sixième partie reprend l’idée, présentée en cinquième partie, de l’absence de


critères formels à la définition du symbolisme, ainsi que celle de l’universalité du caractère
symbolique, afin de souligner que tout dépend de la perception. Le symbolisme se situe donc
entièrement dans une esthétique de la perception. L’image du symbolisme comme
magnétisme, déjà présente dans la troisième partie, souligne l’interrelation créatrice entre le
poète et l’auditeur, et l’interdépendance du poète symboliste et de l’auditeur symboliste.

36
VII. Après avoir clairement défini, dans toutes les parties précédentes, ce qu’est selon
lui le symbolisme, et plus généralement, en quoi consiste la nature symbolique de l’art,
Ivanov distingue dans une dernière partie le symbolisme véritable du faux symbolisme, et
s’oppose au symbolisme français, en particulier aux principes de la poésie-rébus. Contre une
poétique de l’illusion, il rappelle la formule a realibus ad realiora pour bien montrer que le
symbolisme est ancré dans le réel. Le symbolisme parle du terrestre, du concret, pour y
révéler la présence d'une réalité supérieure. Par voie de conséquence, Ivanov définit
l' « élasticité » de l'image et de la parole comme essentielle à la poétique symboliste, en ce
qu’elle incarne le mouvement ascendant caractéristique de la philosophie symboliste. C’est
pourquoi ce sont les images du verbe-semence, et de l’énergie du verbe qui rendent le mieux
compte de la nature de la parole poétique symbolique. Ivanov conclut sa réflexion en
élargissant la définition du symbolisme comme relation, développée tout au long de l’essai, à
la notion de sobornost', c’est-à-dire l’idée d’universalité, l’esprit de communion et d’unité
propre au symbolisme véritable.

Appendice: « Au sujet de la secte et du dogme »

Dans cette postface en forme de fausse digression, Ivanov développe la notion de


sobornost', et met en parallèle le champ lexical de la religion et celui de l'art. Puisque tout art
véritable est symbolique, le symbolisme est universel et unifiant (sobornyj) : et Ivanov de
faire référence à Goethe, Tjutčev et Dostojevskij pour mieux affirmer que le symbolisme
constitue l’orthodoxie de l’art. Dans cette perspective axiologique, Ivanov démasque ensuite,
aux côtés du dogme orthodoxe de l’art, des hérésies esthétiques : l’hérésie de l’utilitarisme, et
celle de l’art pour l’art. Décrire ces déviances permet à Ivanov d’insister sur la vérité de l’art
symbolique. Ivanov rappelle ainsi le trait caractéristique du symbolisme qui est le
mouvement, son désir de sortir de ses propres limites. De même le symbole, parole poétique
symbolique, est-il défini comme « verbe devenant chair », ce qui souligne la tension mystique
du symbolisme vers l’action théurgique, action vivificatrice. D’autre part, l’hérésie de l'art
pour l'art, qui se coupe de la vie et de la réalité, permet a contrario d’affirmer encore un fois
que l'unique objet, qui est aussi l'unique fin de l'art, est l'Homme, dans sa mystérieuse
dimension spirituelle. C’est là pour Ivanov la vérité de l'art.

37
V. Ivanov, les Préceptes du symbolisme

L’essai les Préceptes du symbolisme72 reprend, sous forme de publication, deux exposés
qu’Ivanov avait faits l’un à la Société moscovite de la Libre Esthétique (Obščestvo svobodnoj
èstetiki), l’autre à la Société pétersbourgeoise des Défenseurs de la Parole Poétique
(Obščestvo Revnitelej Xudožestvennogo Slova). Il a été publié en 1910 dans la revue Apollon
(numéro de mai-juin 1910). Cet essai est composé de sept parties dont les articulations sont
rarement explicitées de manière logique, mais plutôt suggérées, selon un principe de
rhétorique poétique, par des références ou des thématiques communes, qui font l’unité du
texte tout en dévoilant les étapes du raisonnement de son auteur. Ivanov y définit ce qu’est le
symbolisme, en exposant à la fois ses origines et la tâche qu’il s’est donnée. Il présente
également le rôle du poète symboliste, et détermine le statut de la parole poétique symboliste,
du symbole.

I. C’est la célèbre citation du poème « Silentium ! » de Tjutčev qui constitue l’incipit


de l’essai : « la pensée proférée est un mensonge ». L’idée romantique d’une inadéquation
entre la vie intérieure, spirituelle de la personne, et ses moyens d’expression, ainsi que la
défiance qui s’ensuit vis-à-vis du langage, est placée à la base de la réflexion symboliste sur le
langage poétique. Ivanov fait ainsi de Tjutčev un précurseur du symbolisme contemporain,
inscrivant ainsi d’emblée le mouvement symboliste contemporain dans la tradition poétique
russe. Mais le propos d’Ivanov sera justement de montrer que le renouveau d’une parole
poétique vraie et vivante, et non plus trompeuse et mortifère, est possible. Il analyse la nature
de la langue et distingue en elle un élément logique, reflet de la connaissance empirique des
choses, et un élément énergétique, symbolique ou mythologique seul capable de révéler la
vérité des choses. Il conclut en affirmant que c’est justement cet élément symbolique qui
pourra renouveler la confiance dans le langage.

II. C’est la double référence à Tjutčev qui fait la liaison entre les deux premières parties.
A partir d’exemples tirés de sa poésie, Ivanov définit le symbolisme comme « double
vision ». Cette double vision engendre la quête d’une autre langue poétique : ce sera le verbe-
symbole, la parole poétique symbolique qu’Ivanov définit à la fin de cette partie. Cette double
vision est liée à un dualisme, à une division intérieure du poète, qui elle-même correspond au
dualisme du jour et de la nuit, d’Apollon et Dionysos. Ici la référence à Novalis s’unit à celle

72
V. Ivanov, „Zavety simvolizma ”, Rodnoe i vselenskoe, Moskva, Respublika, 1994.

38
de Tjutčev afin de mieux étayer la définition de la nature de la poésie : celle-ci est le lieu
d’une présence concomitante de ces deux pôles qui restent cependant toujours distincts. Le
poète fait l’expérience de ces deux forces, dans sa personne comme dans son activité
créatrice, mais c’est la plongée dans l’élément diurne, puis l’extase silencieuse, la
contemplation des réalités supérieures, qui est le point culminant de son expérience intérieure.
Et c’est cette seule expérience qui rend possible la véritable création poétique symbolique.
Ivanov donne alors une représentation de la poésie comme double reflet du monde des
phénomènes et du monde des essences. La nouvelle langue poétique qui rend possible cette
tâche, c’est le verbe-symbole, initiateur magique de l’auditeur au mystère de la poésie. C’est à
ce moment du texte qu’apparaît la première définition de la poésie symboliste : la poésie est
initiation, et le symbole parole sacrée.

III. Dans la troisième partie, c’est l’idée de la dimension magique du symbolisme qui est
reprise et développée. S’amorce ici un parallélisme entre modernité poétique et primitivisme :
le symbolisme est présenté comme une réminiscence de l’antique langue des prêtres ou de la
langue des dieux. Est ainsi pour la première fois soulignée la dimension religieuse de la
poésie comme de la langue en général. La parole poétique est une parole inspirée,
prophétique. Mais le symbolisme est à la fois réminiscence du passé et projection vers le
futur : Ivanov imagine en effet le symbolisme comme précurseur d’une nouveau moment
religieux pour la langue qui unirait une parole logique, tournée vers les choses sensibles, et
une parole hiératique, mythologique, tournées vers les objets supra-sensibles. Vient alors la
définition du mythe, présenté comme le degré supérieur de la poésie symboliste : le mythe est
un jugement synthétique où le sujet est un concept- symbole et le prédicat un verbe. Le mythe
ainsi défini donne une approche énergétique du symbole comme parole active, efficiente, et
introduit une représentation de la poésie comme action.

IV. La quatrième partie est en continuité thématique avec la troisième. Y est répétée la
dimension magique du symbolisme, son fondement archaïque. Mais cette fois-ci c’est la
définition du rôle du poète qui est en jeu. La référence au poème « Le Poète et la foule » de
Puškin, outre qu’elle ancre de nouveau le symbolisme dans la grande tradition poétique russe,
permet de rappeler le vrai rôle de tout poète, qui est aussi le rôle du poète symboliste : un
poète est religieux, c’est un théurgite qui a pour rôle de manifester l’unité de tout ce qui est.
Ivanov récapitule ensuite tout ce qui relie le symbolisme contemporain à la période archaïque.
Il s’agit tout d’abord de la révélation de l’énergie symbolique de la parole ; ensuite de la

39
représentation de la poésie comme source de connaissance intuitive, et des symboles comme
moyen de réalisation de cette connaissance ; enfin de l’autodétermination du poète en tant que
personne qui à la fois porte en elle une parole intérieure, et révèle la parole du monde, (organ
mirovoj duši, tajnovidec i tajnotvorec žizni). C’est cette adéquation du microcosme et du
macrocosme dans la personne du poète qui fait du poète un véritable prophète.

V. Après avoir étudié ce qui relie le symbolisme à la période archaïque de la poésie,


Ivanov pose la question du rapport du symbolisme à la tradition poétique européenne et russe,
question déjà esquissée par le biais de références fréquentes à des poètes des temps passés. Il
démarque nettement le symbolisme russe de son homonyme français, et cherche au contraire à
souligner le caractère national du symbolisme russe. Ivanov présente ainsi Solov’jev, Fet,
Puškin, Boratynskij, Gogol’, et Lermontov comme autant de précurseurs, chacun à sa
manière, du symbolisme. Mais il réserve la distinction de poète symboliste au seul Tjutčev, et
indique, en guise de justification, quels sont, selon lui, les critères de l’art symboliste. Il
présente tout d’abord le critère, conscient chez le poète, de l’expression d’un parallélisme
entre le phénoménal et le nouménal ; puis un critère qui peut être inconscient chez le poète,
celui de la révélation de l’énergie du verbe perçue comme un « cryptogramme de
l’indicible ». Ivanov donne ainsi une nouvelle définition de la parole poétique symboliste, et
indique que la tâche du symbolisme est de « révéler la nature du verbe comme symbole et
celle de la poésie comme symbolique des réalités vraies ».

VI. La sixième partie, à la suite de la cinquième, reste dans une perspective d’histoire
littéraire pour étudier le symbolisme actuel. Ivanov distingue trois étapes dans le
développement du symbolisme russe : thèse, antithèse, et synthèse à venir. La première étape,
positive, optimiste, pleine de liberté, est marquée par la découverte des
« correspondances » qui permettent de percer le mystère du monde. La seconde, étape
négative, pessimiste, apparaît dans un contexte de crise générale en Russie. C’est une étape
pleine de désespoir, où l’individu est écrasé par le quotidien. Cette seconde étape a engendré
d’une part le naturalisme, d’autre part le parnassisme qu’Ivanov critique comme étant
contraire à la nature même du lyrisme poétique. Pour Ivanov, le lyrisme poétique est
semblable à la musique, art en mouvement, actif. Ivanov donne ainsi une nouvelle définition
de la poésie selon le symbolisme : la poésie est dynamique, créatrice de vie (žiznetvorčestvo).

VII. La septième partie concerne l’avenir du symbolisme ; elle est consacrée à la


troisième étape, étape synthétique qui sera l’avènement du symbolisme véritable. C’est le

40
thème de l’art comme énergie vivante qui fait la transition entre la sixième et la septième
partie. Ivanov y développe l’idée de la nécessité en art de suivre un canon formel qui soit
organique à l’oeuvre, respectueux de sa force vive. Il définit ce « canon intérieur » tout
d’abord du point de vue du poète, comme la reconnaissance de la hiérarchie du réel : ce canon
est la marque de la perception, par le poète, de la totalité une du monde ; d’autre part du point
de vue de l’œuvre, ce canon intérieur est défini comme une correspondance organique entre
les symboles. C’est ainsi que l’œuvre devient vivante, symbolique, théurgique. L’œuvre est
alors révélation du mystère du monde, de la vérité de l’être, révélation du « symbole des
symboles, de la Chair du Verbe ». Il s’agit là de l’idéal du symbolisme, de la représentation de
l’art comme symbolique de l’être dans son entier. C’est alors que le motif du lien
(svjaz’) apparaît dans toute sa profondeur : le symbolisme est affirmation du lien entre le
poète et « l’âme du monde » d’une part, et du lien entre tous les symboles d’autre part, lien
qui unifie la vision du monde du poète. C’est cette notion de lien qui révèle la proximité de la
poésie et de la religion, et qui annonce la référence au mystère. En effet, c’est par la notion de
mystère, que, dans cette même perspective théurgique, Ivanov affirme de nouveau l’idéal du
symbolisme, définissant le mystère comme « restauration du symbole comme réalité incarnée
et du mythe comme « fiat » réalisé ». En conclusion, Ivanov s’adresse aux jeunes poètes et les
incite à prendre le temps de se découvrir symbolistes, à créer à partir du réel, sans penser aux
realiora, avant de s’adonner à l’inspiration divine.

2. Manifestes et essais futuristes

A. Kručenyx, la Déclaration du verbe en tant que tel

Publiée en 1913, cette Déclaration du verbe en tant que tel73 est considérée comme
étant le premier fondement théorique de la langue zaum’, langue de l’outre-entendement. Ce
texte court se présente à la manière d’un programme, sous la forme condensée d’une suite de
points essentiels, qui sont numérotés dans un ordre aléatoire, signe de la logique nouvelle que
l’auteur défend.

Kručenyx commence sa déclaration par l’affirmation de la liberté du poète dans le


domaine de la langue : celui-ci peut s’exprimer non seulement dans la langue courante,

73
A., Kručenyx “Deklaracija slova kak takovogo”, Literaturnye manifesty ot simvolizma k oktjabrju. Sbornik
materialov. Paris, Mouton, 1969.

41
commune, mais aussi dans la langue de sa propre invention, langue de l’outre-entendement
(zaum’), sans signification précise. L’auteur oppose ainsi les concepts figés de la langue
courante aux possibilités plus grandes et plus justes de ce qu’il appelle appelle la langue libre.
Kručenyx s’en justifie en montrant que seule cette langue nouvelle est à même de rendre
compte du rythme nouveau de la vie, des sensations, et de l’inpiration.

Il affirme ensuite la distorsion entre les vocables et le monde : les vocables sont mortels,
alors que le monde est éternellement jeune, dans la perception qu’en a le poète. A cette
perception nouvelle doit donc correspondre des vocables nouveaux, capables de dire la pureté
originelle du monde. Kručenyx définit ensuite ces vocables nouveaux par leur matière sonore,
succession de voyelles et de consonnes, puis propose une nouvelle règle de l’interaction
verbale poétique : il s’agit de substituer à la logique sémantique une logique sonore, de relier
les vocables dans le poème selon leurs affinités phonétiques, sans éviter les dissonances, qui
elles aussi correspondent à notre perception du monde.

Il conclut en rappelant que c’est de la forme verbale nouvelle que naît le contenu
nouveau, et non le contraire. Ainsi le poète donne-t-il un nouveau contenu à la poésie, il ouvre
à l’art des espaces nouveaux.

A. Kručenyx, les Nouvelles voies du verbe

L’essai les Nouvelles voies du verbe74 a été publié en 1913 dans le recueil Troe, auquel
ont également participé V. Xlebnikov et E. Guro. Son sous-titre, « la langue du futur – mort
au symbolisme », précise le but fixé par l’auteur : définir de manière incisive la langue de
l’outre-entendement, libre et universelle, langue du futur. Mais il s’agit aussi d’affirmer la
portée gnoséologique de cette langue nouvelle immédiate qui, selon un modèle glossolalique,
est révélatrice d’être.

L’article s’ouvre sur un ton polémique : Kručenyx affirme que l’art verbal ne
commence véritablement qu’avec les futuristes. Le « nous » des futuristes détermine ainsi un
avant et un après, un nouveau décompte du temps. Auparavant, le verbe était prisonnier du
sens ; maintenant, le verbe des futuristes est libéré de la pensée. Le slogan «le verbe excède le
sens » résume la position de l’auteur et donne la direction de ces « nouvelles voies du
verbe ». Il est avant tout question de la libération du son à l’oeuvre dans la langue zaum’, de
74
A. Kručenyx, “Novye puti slova”, Manifesty i programmy russkix futuristov, Wilhelm Fink Verlag, 1967.

42
la logique irrationnelle, mystique, esthétique qui s’y développe. En effet, la zaum’ est une
parole vivante, perçue comme telle par le lecteur ou l’auditeur ; elle est vivante non plus
seulement d’un sens conscient, mais d’un sens surconscient, qui est en définitive gage de sa
portée ontologique, car elle est ainsi reliée aux sources de l’être. Cette nouvelle parole est
donc parole de vérité, de même nature que la parole inspirée des sectaires.

Kručenyx insiste également sur la nouvelle syntaxe de la zaum’ : les vocables y sont
reliés par une logique interne, et non plus par la logique externe de la grammaire. Seules ces
vocables nouveaux et leurs nouvelles corrélations permettent de représenter le nouveau et le
futur, ce qui est la tâche que les futuristes se donnent. Cette langue nouvelle, inhabituelle,
renoue avec le sauvage et le primitif, condition d’une perception immédiate, intuitive du
monde, libérée des constructions platoniciennes ou kantiennes : le monde dit sur le mode de la
zaum’ devient transparent. L’immédiateté est bien en effet la valeur essentielle de la zaum’ :
celle-ci donne ainsi un accès direct à la vérité et à la plénitude de l’être.

B. Livšic, la Libération du verbe

Publié dans le recueil Doxlaja luna en 1913, l’essai la Libération du verbe75 se présente
comme l’exposé rigoureux de la conception hyléenne de l’autonomie du verbe poétique. A la
différence des manifestes polémiques dont le but est de marquer les esprits par des formules
incisives, l’essai de Livšic, que D. Burljuk considère comme le théoricien du groupe
« Hylée », cherche à convaincre son lecteur par une réflexion précise sur la nature du verbe
poétique.

L’essai se compose de trois petits chapitres. Dans le premier, l’auteur répond à


l’accusation selon laquelle le groupe « Hylée » ne serait qu’un épigone du symbolisme. Livšic
montre au contraire que la notion d’évolution littéraire n’est pas une relation de cause à effet.
Alors que les symbolistes partagent une vision du verbe poétique comme expression de
concepts, vision tributaire de la nature même de la langue comprise comme moyen de
communication, les hyléens libèrent au contraire le verbe de cette vision idéologique pour ne
s’attacher qu’à ce qui fait sa spécificité propre.

Dans le deuxième chapitre, l’auteur précise ce qu’il entend par la notion de liberté du
verbe poétique. Il ne nie pas l’interrelation qui existe entre le monde et la conscience créatrice
75
V. Livšic, “Osvoboždenie slova” , Manifesty i programmy russkix futuristov, Wilhelm Fink Verlag, 1967.

43
du poète : ce n’est donc pas en ce sens qu’il entend l’idée de liberté créatrice. En revanche, il
qualifie de libre une création dont le critère de valeur ne serait pas dans cette interrelation
entre le monde et la conscience du poète, mais à l’intérieur du verbe poétique lui-même.
Ainsi, c’est parce qu’elle se fonde sur l’autonomie du verbe que la poésie hyléenne est libre.
Rien d’arbitraire cependant dans la création : c’est sur le modèle de l’art pictural et de l’art
musical que Livšic décrit les règles de la construction poétique. L’énergie créatrice suit un
principe d’unité et de valence plastiques entre les vocables, de facture verbale, de rythme :
toutes ces notions insistent sur la composition, signe de l’organisation interne, autonome, du
discours poétique. L’accent est donc mis sur le verbe et le discours eux-mêmes. En
conséquence, les distinctions du lyrique, de l’épique et du dramatique, reposant sur la relation
du poème au monde, disparaissent au profit des seules exigences du verbe autonome.

Le troisième chapitre enfin se présente comme un conclusion rappelant l’essentiel de la


nouveauté poétique hyléenne : il s’agit d’un changement de point de vue sur l‘oeuvre
poétique, appréhendée désormais sous l’angle du verbe lui-même. La valeur de ce nouveau
courant n’est donc pas dans ses néologismes ou sa nouvelle syntaxe, mais dans la libération
de l’énergie créatrice du verbe.

B. Pasternak, la Réaction de Wassermann

Manifeste écrit en avril 1914, la Réaction de Wassermann76 fut publiée dans la revue
Rukonog, premier almanach du groupe futuriste « la Centrifugeuse » (Centrifuga). Ce texte
polémique reflète la rivalité qui existait entre les différents groupes se réclamant du
futurisme : Pasternak vise V. Šeršenevič, et à travers lui le groupe « la Mezzanine de la
poésie » (Mezonin poèzii). Mais au-delà de la polémique, Pasternak expose dans ce manifeste
sa propre vision de la poétique futuriste, en l’opposant aux facilités d’un art qui ne ferait que
répondre à la demande médiocre de l’époque.

Pasternak commence en effet par présenter l’époque toute entière, caractérisée selon lui
par une conception médiocre de la démocratie, et par la prédominance de la technique sous la
forme d’une industrialisation générale qui s’étend jusqu’à la poésie. Cell-ci est désormais
soumise aux lois du marché et à la demande d’un lecteur-client, aux détriments des notions de
vocation et de création. Cette introduction annonce la polémique contre Šeršenevič :

76 B. Pasternak, “Vassermanova reakcija”, Sobranie sočinenij v 5 t., t.4, Moskva, Xudožestvennaja literatura,
1991.

44
Pasternak en fait l’emblème de ce « faux futurisme » qui ne fait que répondre à la demande du
lecteur médiocre. Il dénonce ainsi l’absence de lyrisme dans la poésie de Šeršenevič, et
critique également son emploi de la métaphore fondée sur l’association par ressemblance, qui
apparaît comme imposée de l’extérieur, et donc inauthentique. En fait, les accusations portées
contre Šeršenevič servent à mettre en relief la poétique du « futurisme authentique »,
défendue par Pasternak lui-même. C’est en effet l’élément lyrique qui se trouve au fondement
de cette poétique, en étant à la fois la structure et la force élémentaire de la poésie. Quant à la
métaphore, elle doit naître d’une nécessité intérieure au poète, et Pasternak affirme qu’il n’y a
que la métaphore par contiguïté qui puisse être inspirée de l’intérieur.

Ainsi, si le ton polémique inscrit bien « la Réaction de Wassermann » dans la logique


des manifestes futuristes, l’exposition que Pasternak y donne de sa conception de la poésie en
fait un bref traité de théorie poétique.

B. Pasternak, la Coupe noire

Daté de 1916, le manifeste la Coupe noire77 parut dans le deuxième recueil du groupe
futuriste « la Centrifugeuse ». Alors que la Réaction de Wassermann cherche à définir le
« vrai futurisme » de « la Centrifugeuse » contre les autres groupes se réclamant du futurisme,
« la Coupe noire » cherche à situer la génération futuriste dans son ensemble par opposition à
la génération précédente, représentée par les impressionnistes. Mais tout comme dans « la
Réaction de Wassermann », Pasternak en vient aussi à préciser sa propre conception de la
poésie.

Le manifeste « la Coupe noire » apparaît donc comme un essai d’auto-définition du


futurisme. En relation avec les impressionnistes ambulants (peredvižniki), auprès de qui la
génération appelée futuriste a grandi, Pasternak définit le futurisme à travers les notions de
mobilité et de hâte, et donne aux futuristes le nom de « transporteurs » (transporter,
perevozščik). Plus loin, c’est l’image du « coffre-volant » qui les caractérise. Enfin, le
« transport » caractérise aussi la métaphore elle-même, ou la métonymie, (perenosnyj smysl),
qui est située au coeur de la poétique Pasternakienne.

Outre la notion de transport, qui relie poétiquement futuristes et ambulants, la notion


d’impressionnisme est réactualisée par Pasternak qui définit le futurisme comme

77
B. Pasternak, “Černyj bokal”, Sobranie sočinenij v 5 t., t.4, Moskva, Xudožestvennaja literatura, 1991.

45
« impressionnisme de l’éternel ». Comme dans la « Réaction de Wassermann », c’est
finalement l’élément lyrique, absolu, original, qui se trouve affirmé avec force. Dans la
dernière partie du manifeste, consacrée à la relation de la poésie au temps, le lyrisme se trouve
opposé à l’histoire, comme étant les deux pôles autour desquels se constitue la réalité. La
poésie, pour Pasternak, n’entre pas dans le champ de l’histoire. En revanche, c’est bien
l’élément lyrique qui relie la poésie à la réalité et à la vie.

Ainsi, par cette réflexion sur le lyrisme et la métaphore, Pasternak semble transformer le
dessein initial du manifeste : ayant débuté comme une auto-définition futuriste dans son
opposition à la génération précédente, « la Coupe noire » apparaît finalement comme un essai
de théorie poétique prolongeant la réflexion de la « Réaction de Wassermann. »

V. Šklovskij, la Résurrection du verbe

L’article la Résurrection du verbe78 est une réécriture, datée de 1914, de l’exposé


intitulé « la Place du futurisme dans l’histoire de la langue » que V. Šklovskij avait fait au
« Chien errant » le 23 décembre 1913. Šklovskij analyse ici le statut de la langue poétique
des futuristes et expose ainsi la visée de l’art futuriste : renouveler la perception du monde.
Par la double métaphore de la pétrification et de la vivification, il indique la voie du nouveau
verbe poétique futuriste, tout en dessinant un parallèle entre l’évolution historique du verbe
poétique et celle de la langue elle-même.

Šklovskij commence son article en affirmant que la première création poétique était
justement la création de vocables. Il affirme qu’aujourd’hui les vocables sont morts, alors
qu’à sa naissance un vocable est vivant, imagé, parce que fondamentalement, le verbe est
trope. Dans le discours quotidien, désigné comme « prose », les vocables sont utilisés en tant
que signes algébriques abstraits, ce qui nuit à la perception de leur forme sonore et imagée.
Au contraire, Šklovskij définit la perception artistique comme perception de la forme. La
tâche de la poésie est donc de renouveler la perception de la forme imagée et sonore du verbe,
afin que celui-ci soit vu, perçu, et non plus reconnu comme quelque chose d’habituel. C’est
ainsi que Šklovskij analyse la fonction poétique de l’épithète comme vivifivation du verbe ;
mais l’existence des épithètes homériques (postojannye epitety) confirme la loi de

78
V. Šklovskij, “ Voskrešenie slova ”, Gamburgskij ščet, Moskva, Sovetskij pisatel’, 1990.

46
dégénérescence verbale de la poésie à la prose soulignée par l’auteur : les vocables vivent, se
pétrifient, et meurent.

Afin de renouveler la perception du verbe et du monde, les poètes futuriens (budetljane)


créent des vocables nouveaux qui, du fait même de leur nouveauté, sont vivants. Šklovskij
justifie cette nouvelle langue difficile, voire illisible, justement parce que son étrangeté, son
caractère inhabituel, est le gage de sa poéticité. La création poétique des futuriens ressuscite la
forme du verbe, et en nécessite une perception vivante : elle trace ainsi un nouveau chemin de
la « prose » à la poésie.

V. Šklovskij, De la poésie et de la langue d’outre-entendement

Dans l’essai De la poésie et de la langue d’outre-entendement79, écrit en 1916,


Šklovskij entreprend de justifier les expérimentations zaum’ des futuriens en montrant
qu’elles ne font que révéler et systématiser une tendance fondamentale de la poésie : la
prédominance du son sur le sens.

A partir d’exemples de la poésie russe classique, de la poésie symboliste, des intuitions


enfantines, ou de la glossolalie des mystiques, Šklovskij prouve l’existence de la langue
d’outre-entendement, et affirme la puissance sonore de la parole poétique, sa suggestivité, son
expressivité, indépendamment de sa signification. Le « discours sonore » (zvukoreč’), ou
« peinture sonore » (živopis’ zvukov), indépendamment de son sens objectif, exerce un
pouvoir hypnotisant, incantatoire, qui provoque ivresse et plaisir. Šklovskij ajoute que
l’absence de signification accentue la perception de la dimension articulatoire de la parole :
c’est la « danse des organes de la parole » (tanec organov reči) qui suscite le plaisir poétique.

Šklovskij justifie également la zaum’ à partir de l’étude de la genèse de la poésie dans la


conscience du poète. Il considère que le vers naît sous forme de « tache sonore » (zvukovoe
pjatno) avant de s’incarner dans la parole : ainsi la logique sonore précède-t-elle la logique
sémantique dans le poème. C’est tout ce processus sonore, présent dans toute poésie, et
souvent improprement nommé « musique », qui est exhibé par les poètes futuriens sous le
nom d’ « outre-entendement » (zaum’). Dans la poésie zaum’, les sons prétendent au statut
linguistique de « parole ». Si l’on définit exclusivement la parole par son caractère signifiant,
la zaum’ reste extérieure au domaine de la parole. Mais si l’on considère la parole poétique
79
V. Šklovskij, “ O poèzii i zaumnom jazyke”, Gamburgskij ščet, Moskva, Sovetskij pisatel’, 1990.

47
dans sa double orientation sonore et signifiante, la zaum’ accède bien au statut de parole
poétique.

V. Xlebnikov, Notre fondement

Dans l’essai Notre fondement80, daté de 1920, Xlebnikov expose les principes poétiques
qui régissent la nouvelle création verbale futuriste. C’est le renouveau de la langue poétique
qui est en jeu, aussi bien sur le plan de la construction verbale que sur celui de la dimension
nouvelle de la langue, sa dimension cosmique. De ce point de vue, la réflexion sur le chiffre
(čislo) fait suite à la pensée de la langue, et relie en dernier lieu le domaine de la langue et du
chiffre à la question de l’histoire et du temps. L’essai est composé de trois chapitres : le
premier est intitulé « La Création verbale » (Slovotvorčestvo), le second « La Langue de
l’outre-entendement » (Zaumnyj jazyk), et le troisième « La Compréhension mathématique de
l’histoire. La Gamme de l’Avenirien » (Matematičeskoe ponimanie istorii. Gamma
Budetljanina).

1. La Création verbale.

Le texte s’ouvre sur une comparaison entre la forêt et la langue qui montre que comme
les arbres, les vocables, dans leur diversité, relèvent tous des semences verbales que sont les
sons de l’alphabet. Xlebnikov en déduit que toute la langue doit être réduite à ses unités
fondamentales sonores, sur le principe de la classification de Mendeleev, afin d’établir une
science de la construction verbale qui permettra de créer des vocables justes, selon l’esprit de
la langue elle-même. L’auteur a recours à la métaphore de la voie pour signifier que la
création verbale ne fait qu’ouvrir des possibilités linguistiques nouvelles contenues en
puissance dans le silence de la langue.

Xlebnikov oppose ensuite les vocables purs aux vocables quotidiens : la signification
quotidienne cache toutes les autres significations, de la même manière que le jour cache la
lumière des astres. Le verbe intrinsèque (samovitoe slovo) a vocation à se détacher du sens
commun, évident, pour laisser apparaître les autres sens possibles, ou sens stellaire, qui est
aussi le plus proche de l’homme. La quête du verbe pur a également pour but de réunir tous
les hommes autour d’un sens universel, selon le modèle mythique de la langue première. Il
s’agit ainsi d’étudier scientifiquement la « sagesse » de la langue, ses lois internes, puis de
80
V., Xlebnikov “Naša osnova”, Sobranie sočinenija v 4 t., t.3, Wilhelm Fink Verlag, 1972.

48
construire des vocables nouveaux sur le principe de l’ « écriture sonore » (zvukopis’) : la
permutation de la consonne initiale, tout en suivant la morphologie des vocables, permet de
démultiplier les possibilités de la langue. C’est à ce titre que Xlebnikov vante les fautes
typographiques qui peuvent libérer un sens nouveau et donnent ainsi un exemple réussi de
création à plusieurs voix (sobornoe tvorčestvo). La création verbale apparaît donc comme un
moyen de lutte contre la « pétrification livresque de la langue ». La langue populaire donne la
preuve que la création verbale est une réalité, un signe de la vie de la langue, et le principe de
création verbale littéraire ne fait que suivre cette même voie. La création de vocables, de
même que la déclinaison interne des vocables, vivifient la langue sans trahir les lois qui lui
sont propres, et réactualisent ainsi la langue des premiers jours de la création.

2. La Langue d’outre-entendement.

Xlebnikov commence ce chapitre en rappelant le caractère conventionnel de la langue,


et en présentant le processus langagier comme un jeu. Comparant la langue à un jeu de
poupées sonores, il constate que la combinaison inhabituelle, libre, de ces unités sonores
forme un vocable nouveau n’appartenant à aucune langue, et qui est pourtant d’une certaine
manière signifiant. C’est ce jeu vocal de corrélations libres que Xlebnikov appelle langue
d’outre-entendement. Cette langue se situe au-delà des limites de la raison. Là encore,
Xlebnikov se fonde sur la zaum’ populaire des conjurations et des incantations pour prouver
que l’existence de la langue d’outre-entendement est légitime, et qu’elle a même un certain
pouvoir sur la conscience.

L’auteur s’attache ensuite à montrer les voies qui rendent intelligible cette langue de
l’outre-entendement. Tout d’abord, il insiste sur le rôle signifiant de la consonne initiale, qui
détermine le sens des vocables. Puis il montre la parenté sémantique qui relie tous les
vocables commençant par une même consonne. Il en déduit alors que chaque lettre est à la
fois son et nom, et c’est sur la base d’un tel alphabet signifiant que Xlebnikov affirme
résoudre la question de la langue universelle. La langue d’outre-entendement est ainsi
présentée comme la future langue universelle qui rassemblera tous les hommes.

3. La Compréhension mathématique de l’histoire. La Gamme de l’Avenirien.

Le troisième chapitre peut être compris comme un développement de la métaphore du


premier chapitre associant verbe pur et lumière stellaire : il est question ici non plus du verbe

49
(slovo), mais du chiffre (čislo), mais l’enjeu est bien d’établir des corrélation entre les sons
d’une part et l’espace-temps d’autre part. Les sons et rythmes de la gamme de l’avenirien sont
simultanément associés, sur la base du calcul mathématique, au coeur humain, aux
événements historiques, et à l’ordre sonore du monde. La logique physique des ondes est
également convoquée dans le but d’établir les lois du destin de l’humanité. L’enjeu final de
ces calculs est la victoire sur le temps, grâce à la gamme de l’avenirien qui relie l’homme au
cosmos.

3. Essais théoriques consacrés à l’intégrité du verbe


poétique

M. Cvetaeva, l’Art à la lumière de la conscience »

C’est la question du statut de l’art, et plus précisément de la poésie, qui est au coeur de
l’essai « l’Art à la lumière de la conscience »81, daté de 1932. Marina Cvetaeva y donne sa
définition de la poésie, fondée essentiellement sur la notion de « force élémentaire verbale »
(stixija slova), qui lui permet de décrire le processus même de la création poétique. Le titre de
l’essai indique en outre la préoccupation centrale de Cvetaeva : la question de la relation entre
éthique et création. L’essai est composé d’une introduction, dans laquelle Cvetaeva précise
qu’elle s’adresse uniquement aux lecteurs munis d’une conscience religieuse, indiquant
d’emblée la préoccupation éthique du texte, et de vingt et un fragments, accompagnés de titres
soulignant les thèmes principaux de l’essai. L’essai débute par un parallèle entre création
artistique et création de la nature : seule la responsabilité, ou la conscience du créateur vis-à-
vis de sa création distingue l’art de la nature. Cvetaeva décrit ensuite la dialectique de la force
élémentaire, qui dépasse et emporte le poète, et de la parole du poète (slovo), qui donne
naissance à la création poétique. Il y a plus qu’une communion entre force élémentaire et
parole : la parole est la force élémentaire suprême. C’est à partir de l’exemple du Festin
pendant la peste de Puškin que Cvetaeva développe sa conception du processus créateur
comme mise en oeuvre de la force élémentaire dans la parole, qui est à la fois écoute et
résistance d’une force à l’autre. Plus loin, elle précise l’idée de la supériorité de la force
verbale : celle-ci est la seule force élémentaire qui soit dotée de sens, c’est-à-dire, pour

81
M. Cvetaeva, „Isskustvo pri svete sovesti“, Sobranie sočinenij v 7 t., t. 5, Moskva, Ellis Lak, 1994.

50
Cvetaeva, de spiritualité. Le verbe est à la fois incarnation des idées, incarnation du spirituel,
et spiritualisation des choses, des éléments. Cette insistance sur la dimension spirituelle de la
création poétique est encore soulignée par une remarque sur la pureté de l’art, à propos de la
poésie sans artifice (bez iskusa) des « petits de ce monde » (femmes, enfants), ignorant les
régles de l’art. Pour Cvetaeva, un art pur est pure manifestation de l’âme. Or cette réflexion
sur l’âme renvoie aussi à la problématique morale de l’essai, présente tout au fil du texte.

C’est tout d’abord à partir d’une réflexion sur l’expérience de certains écrivains que
Cvetaeva pose la question du rapport entre poésie et morale. A propos du suicide de Werther,
Cvetaeva répond à la question de la culpabilité de Goethe vis-à-vis de suicides que son oeuvre
aurait pu provoquer. Goethe n’est pas coupable, car sa seule volonté, sa seule intention était
poétique : la loi poétique s’oppose donc à la loi morale. Pour Cvetaeva, « l’atrophie de la
conscience » est même une condition nécessaire de l’art. Cvetaeva s’appuie ensuite sur les
exemples de Tolstoj et de Gogol’ pour poser la question du rapport entre l’art et la vérité, l’art
et le bien. La conscience poétique s’oppose à la conscience morale : il faut donc choisir.
Tolstoj, à la fin de sa vie, choisit la vérité ; Gogol’, en brûlant la seconde partie des Ames
mortes, est lui-même son propre juge, et il choisit le bien.

Cvetaeva, elle, affirme avec force l’autonomie du domaine poétique : la vérité poétique,
fruit de la conscience poétique, est fonction de la nature même de la création. Pour Cvetaeva,
la création poétique est réponse et responsabilité : réponse à l’appel de la force élémentaire,
responsabilité face à cette force élémentaire suprême qu’est le verbe. En qualifiant la création
poétique d’ « obsession », de « vision », de « possession » (navaždenie, snovidenie,
oderžimost’), Cvetaeva précise ce qu’elle entend lorsqu’elle évoque la réponse du poète à la
force élémentaire. L’attitude du poète est tout d’abord l’écoute : écoute de la force
élémentaire présente en soi, écoute de cette force élémentaire verbale qui cherche à venir à
l’être. Vient ensuite la réponse du poète à cette nécessité intérieure de la nomination du
poétique. C’est précisément la nécessité intérieure qui est le critère de la vérité poétique.
Cvetaeva clôt son essai par l’évocation du tribunal du verbe, Jugement Dernier poétique
(Strašnyj sud slova) : la seule justice poétique exige ainsi la responsabilité du poète face au
verbe. L’éthique poétique est une éthique du verbe, la conscience poétique a pour objet l’acte
de nomination. La fidélité à cette nécessité intérieure qui constitue la vie du poète, création
verbale en puissance, est ainsi le seul critère de la justice et de la vérité poétiques.

51
B. Èjxenbaum, De la parole artistique

Dans l’article De la parole artistique,82 écrit en 1918, B. Èjxenbaum présente son point
de vue sur le statut de la parole poétique, statut débattu par les poètes symbolistes et post-
symbolistes tout au long des années 1910. Son analyse se fonde sur la distinction entre les
différents emplois de la parole : emploi quotidien ou artistique, qui induisent différents types
de rapports du locuteur à la parole, rapport pratique ou rapport poétique, privilégiant
respectivement le sens ou le son de la parole. L’article est composé de deux parties : dans la
première, Èjxenbaum analyse la spécificité de la parole artistique par rapport à la parole
quotidienne, tout en montrant que cette dernière est le matériau de la création poétique. Dans
la seconde partie, Èjxenbaum s’attache au sens de la parole artistique : contrairement à la
parole quotidienne, dont le sens est une abstraction, une généralisation impersonnelle, la
parole artistique devient individuelle, expressive, sensible. Èjxenbaum montre que c’est
l’association des vocables à l’intérieur du vers qui enrichit, vivifie leur sens et leur donne une
dimension sensible.

L’auteur commence son article par la définition de la parole quotidienne, pratique : il


s’agit d’un signe conventionnel désignant une chose ou un concept. Dans ce contexte, la
relation du locuteur à la parole est une relation mécanique privilégiant la signification
abstraite de la parole. Mais il évoque ensuite la « sensation de la parole » (čuvstvo slova), dont
fait expérience le locuteur dans un contexte d’expression de ses émotions, pour révéler la
dimension sonore et articulatoire de la parole, celle qui est justement privilégiée dans le
discours artistique. Èjxenbaum définit ainsi le vers par sa logique sonore, et non pas
signifiante. Mais la parole artistique n’est pas pour autant coupée de la parole quotidienne :
cette dernière est le matériau du poète qui doit lutter contre sa nature abstraite et son emploi
automatique. De même le lecteur doit-il aussi se libérer de l’utilisation pratique qu’il fait de la
parole au quotidien pour « sentir » la parole artistique et la comprendre.

Dans la seconde partie de son article, l’auteur porte son attention sur la signification de
la parole artistique. A la différence de la généralisation qu’induit la parole quotidienne, la
parole artistique met l’accent sur le particulier. Le poète doit donc lutter contre le sens général
de la parole pour lui rendre son expressivité. Èjxenbaum invoque ici de nouveau l’idée de
« sensation de la parole » : le poète est doué d’un sens physiologique nouveau qui lui révèle la
richesse sémantique accumulée dans le temps par la parole. La juxtaposition et la corrélation

82
B. Èjxenbaum, “O xudožestvennom slove”, O literature, Moskva, Sovetskij pisatel’, 1987.

52
des vocables dans le discours artistique vivifie cette richesse sémantique ; le poète peut alors
en choisir le ton, la coloration sensible (čuvstvennyj ton) et individualise ainsi chaque parole.
Èjxenbaum a recours à une métaphore vitaliste pour signifier la distinction qualitative entre la
parole quotidienne et la parole artistique, autrement dit, la parole prosaïque et la parole
poétique. L’impersonnalité et l’abstraction de la parole quotidienne est désignée par la
métaphore de la mort ; la dimension individuelle et sensible de la parole artistique par celle de
la vie. La métaphore de la vie insiste en fait sur le renouvellement de sens que permet
l’emploi artistique de la parole en suggérant une dimension signifiante aux particularités
sonores et articulatoires de la parole. Èjxenbaum semble ici rejoindre la conception
humboldtienne de la langue, en l’appliquant à la création poétique : celle-ci apparaît comme
un affrontement entre deux forces, la force créatrice du poète et la force physiologique de la
langue.

O. Mandel’štam, le Matin de l’acméisme

Le manifeste le Matin de l’acméisme ,83 écrit en 1913, se présente comme un texte


programmatique dans lequel Mandel’štam présente les principes poétiques acméistes en
polémiquant avec les symbolistes comme avec les futuristes. Il est composé de six points dans
lesquels le poète expose la conception du « verbe en tant que tel » acméiste ainsi que la
représentation architecturale et concrète de la poésie acméiste.

1. Mandel’štam commence son manifeste en affirmant le principe qui doit présider à la


rédaction de textes réflexifs sur l’art, la modération, ainsi que le critère d’étude de l’œuvre
d’art : non pas la vision du monde qui s’en émane, mais l’œuvre elle-même qui seule existe
réellement. Le ton est ainsi donné : c’est celui de la polémique avec les symbolistes.
Mandel’štam poursuit la polémique en développant ensuite la notion de réalité (real’nost’) qui
va dominer toute cette première partie. C’est l’existence, l’être dans sa réalité présente et
concrète qui est affirmée comme valeur suprême, tant pour le poète que pour la poésie.
Mandel’štam affirme alors que la réalité de la poésie est manifestée par le verbe en tant que
tel (slovo kak takovoe), composé de tous les éléments ressortissant traditionnellement de la
forme comme du sens. C’est là le matériau propre à la poésie, sa forme au sens plein
(prekrasnaja forma). Par cette définition, Mandel’štam distingue l’acméisme à la fois du

83
O. Mandel’štam, “ Utro akmeizma”, Sobranie sočinenij v 5 t., Moskva, Art Biznes Centr, 1993.

53
symbolisme et du futurisme, qui lui néglige le « sens conscient » du verbe et affirme ainsi que
la vraie définition du verbe en tant que tel est acméiste.

2. Le deuxième point du manifeste affirme la représentation architecturale, gothique, de


la poésie acméiste. La métaphore de la poésie comme construction reprend l’affirmation de la
réalité du matériau qu’est le vocable et introduit la comparaison du vocable et de la pierre. La
construction poétique est finalement présentée comme la combinaison joyeuse de pierres
verbales qui révèlent ainsi toutes leurs potentialités.

3. Le troisième point consiste en une critique de la position symboliste de refus du


monde réel. L’acméisme au contraire perçoit le monde tridimensionnel comme un don de
Dieu, et le poète acméiste, comme l’architecte, l’accepte comme la condition de toute
création. En affirmant en conclusion que « construire signifie combattre le vide » (Stroit’ –
značit borot’sja s pustotoj), Mandel’štam reprend de manière indirecte l’affirmation de la
dimension ontologique du réel, déjà présente dans le premier point, et affirme par là la portée
ontologique de la construction poétique.

4. C’est la notion d’organisme (organizm) qui est au centre du quatrième point. Cette
notion précise le lien qui unit l’acméisme au Moyen-Âge européen en faisant de la cathédrale
gothique le développement ultime de cette notion d’organisme vers laquelle tendent les
acméistes. A la « forêt de symboles » des symbolistes, Mandel’štam oppose la physiologie
complexe de l’organisme. Il met ainsi une fois de plus l’accent sur la réalité concrète de
l’existence et de l’être.

5. En opposition au slogan symboliste a realibus ad realiora, Mandel’štam affirme au


cinquième point le slogan acméiste « A = A ». Loin de toute mystique extrême, l’acméisme
reconnaît la loi de l’égalité, la relation logique, la force de la preuve, et légitime sa position en
faisant référence à la musique de Bach.

6. Le manifeste se conclut par la reprise de la communauté de vues entre l’acméisme et


le Moyen-Âge : ils partagent essentiellement la même « perception du monde comme un
équilibre vivant » (oščuščenie mira kak živogo ravnovesija). C’est enfin la notion d’être
(bytie) qui clôt le manifeste, et qui en fait ainsi le maître mot de la conception acméiste de la
poésie.

54
O. Mandel’štam, le Verbe et la culture

L’essai le Verbe et la culture84 fut publié pour la première fois dans Drakon,
l’almanach de l’Atelier des Poètes, en 1921, à Saint Pétersbourg. Il fut ensuite repris dans le
recueil O Poèzii, publié en 1928, dans lequel Mandel’štam rassembla un grand nombre de ses
essais concernant les questions de poétique. Le Verbe et la culture est composé de cinq parties
d’inégale longueur, dans lequel l’auteur expose sa conception de la poésie et du verbe
poétique sous une forme concise et dense. Il y est question du rapport de la poésie au temps, à
l’histoire, notamment dans une perspective chrétienne.

La première partie présente un tableau du monde contemporain, vierge, neuf, à travers


l’évocation des pousses vertes qui recouvrent les rues de Pétersbourg. Le monde ancien s’est
éloigné, le monde nouveau attend sa métamorphose.

La deuxième partie, composé d’un seul paragraphe, est consacré au monde ancien :
citant l’évangile de Jean, l’auteur montre que, bien que « n’étant pas de ce monde », le monde
ancien est toujours vivant. La thématique chrétienne, ainsi introduite, est ensuite précisée.
Culture et christianisme sont assimilés et ne forment qu’un : ils sont l’Eglise, désormais
séparée de l’Etat. Est ainsi inaugurée une vie nouvelle, libre, spirituelle, joyeuse, dans laquelle
le matériel et le spirituel sont unis comme dans une nouvelle eucharistie : « Pour lui [le
chrétien], le verbe est chair et le pain lui-même est joie et mystère. »

La troisième partie, plus longue, prolonge la réflexion sur cette sécularisation de l’Etat :
Mandel’štam montre que l’Etat est désormais dépendant de la culture qui le préserve de la
destruction qu’opère le temps. Il est ensuite question de la poésie, emblème de la culture. Elle
est alors définie comme un soc retournant le temps, découvrant ses profondeurs, le mettant en
friche. De cette manière, la révolution rejoint le classicisme, le passé attend sa
réactualisation : « On entend souvent : c’est bien, mais c’était hier. Or moi je dis : hier n’est
pas encore né. Il n’est pas encore là présentement. » Mandel’štam affirme ainsi la « joie de la
répétition » comme principe poétique.

La quatrième partie, composée d’un seul paragraphe, est consacrée au motif de la


destruction de la forme dans l’art moderne. Pour Mandel’štam, chez les décadents, derniers
artistes chrétiens, la désintégration était encore promesse de résurrection. Aujourd’hui, « la

84
O. Mandel’štam,“Slovo i kul’tura”, Sobranie sočinenij v 5 t., Moskva, Art Biznes Centr, 1993.

55
destruction consciente de la forme » est mortifère pour la forme comme pour l’esprit : par
cette allusion à l’unité de la forme et de l’esprit, Mandel’štam annonce la conception de la
parole poétique comme organisme, unité vivante, corps et âme.

La cinquième partie en effet, consacrée au verbe, semble prolonger la réflexion de la


deuxième partie qui évoquait l’union du matériel et du spirituel à l’intérieur de la culture. Il
est plus précisément question ici de la poésie, présentée métonymiquement par le verbe. Riche
de ses échos chrétiens, le « verbe, chair et pain » apparaît dans sa dimension vitale et
salvifique. C’est donc la dimension spirituelle du verbe poétique qui est ici affirmée et reprise
plus loin avec l’image du « Verbe-Psyché ». Le verbe ne s’identifie pas à la chose qu’il
désigne, il est plutôt comme l’âme d’un corps auquel il donne sens. De plus, l’image de la vie
et de la liberté du verbe renforcent l’idée de sa polysémie. Mandel’štam évoque ensuite la
nature du poème, vivifié par l’image interne qui l’informe avant même que le verbe ne soit. Il
conclut enfin l’essai par une explicitation de la relation entre poésie et histoire. Il qualifie la
poésie actuelle de glossolalique en ce sens qu’elle subsume et unit tous les temps, toutes les
cultures. Le verbe poétique, présenté plus haut comme verbe salvifique, est donc aussi verbe
unificateur, point de rencontre du passé, du présent et du futur, classique et révolutionnaire : il
est jaillissement de vie.

O. Mandel’štam, De la nature du verbe

L’essai De la nature du verbe85 fut publié pour la première fois en 1922, avant d’être
repris dans le recueil O poèzii édité en 1928. Mandel’štam y expose sa conception de la
culture et définit la nature hellénique de la culture russe ; il montre également que c’est la
langue russe qui en fait l’unité. Comme son titre l’indique, cet essai est aussi la prolongation
des réflexions antérieures du poète sur la nature du verbe : Mandel’štam y propose la notion
de « représentation verbale », qui souligne la nature organique du vocable, unité de son et de
sens, ainsi que sa polysémie. Enfin, toute cette réflexion apparaît en fait comme une quête
d’unité, et Mandel’štam montre que c’est bien le verbe qui est ferment d’unité de la culture et
de l’homme. L’essai s’ouvre en effet sur la question de l’unité de la littérature russe :
Mandel’štam a recours à la philosophie de Bergson et à sa conception de système, de lien
spatial entre les phénomènes, libérant à la fois du principe temporel et du principe de
causalité. Les notions d’unité et de lien, associées à celle de synthèse, vont ainsi devenir les

85
O. Mandel’štam, “O Prirode slova”, Sobranie sočinenij v 5 t., Moskva, Art Biznes Centr, 1993.

56
maîtres-mots de l’article. Après une critique de l’évolutionnisme et de la théorie du progrès,
notamment dans leur application à la littérature, Mandel’štam revient à la question de l’unité
de la littérature russe, et affirme que seule la langue peut être le critère de cette unité : en effet,
la langue est une constante qui reste toujours intérieurement une. Cherchant ensuite à définir
la langue russe, Mandel’štam affirme que sa nature est hellénique. Héritière historiquement de
la culture hellénique, elle en reçoit vie, liberté et puissance d’incarnation : « la langue russe
est précisément devenue une chaire sonore et parlante ». Elle est la force primordiale qui meut
la culture russe. Mandel’štam définit ensuite la nature hellénique de la langue russe par son
caractère existentiel, historique, compris dans la dimension sensible de ce terme. Enfin, c’est
au nom de cette vivante plénitude du verbe que Mandel’štam dénonce tout utilitarisme vis-à-
vis de la langue, qu’il soit le fait des symbolistes ou des futuristes. Ainsi, le verbe en vient à
désigner métonymiquement l’histoire, en tant qu’elle est son incarnation vivante, mais aussi la
culture : « chaque mot du dictionnaire de Dal’ est une noisette de l’Acropole ».

Mandel’štam précise ensuite la notion d’hellénisme à partir de l’analyse de l’œuvre


d’Annenskij, et la relie à l’idée bergsonienne de système. Il parle d’un « hellénisme
intérieur », semblable à « un éventail de phénomènes libérés de la dépendance temporelle,
subordonnés à un lien intérieur à travers le moi humain ». L’hellénisme serait donc la
conscience de la relation sensible de l’homme au monde conduisant à « l’humanisation du
monde environnant », et qui, par là, lui donne sens. Revenant au domaine de la poésie,
Mandel’štam oppose au symbole artificiel des symbolistes le verbe authentique qui est par
nature image. Développant la conception du verbe poétique ébauchée dans le Verbe et la
culture, il parle de « représentation verbale, union complexe de phénomènes, lien, système »,
soulignant ainsi l’unité inséparable du son et du sens, qui informent autant l’un que l’autre le
verbe. Plus loin, Mandel’štam insiste encore sur la nature organique du verbe en évoquant la
poétique organique inaugurée par les acméistes, fondée justement sur la compréhension
organique de l’image verbale. Mais ce changement de perspective vis-à-vis de la langue,
considérée comme un instrument, ou organe humain, est aussi une revalorisation de l’homme,
point d’ancrage du monde.

En conclusion Mandel’štam annonce, contre les abstractions excessives des poétiques


symbolistes, futuristes ou imaginistes, l’avènement de la « vivante poésie du verbe-objet ». La
conception organique du verbe peut alors être comprise comme le point d’équilibre de la
matière et de l’esprit, principe d’unité de l’œuvre poétique, de l’homme et du monde.

57
B. Pasternak, Quelques positions

L’essai Quelques positions86, daté de 1918-1922, se compose de sept fragments qui


élaborent une réflexion sur la nature de l’art, et en particulier de la poésie. Chaque fragment
est consacré à une notion, ou à une question, abordées de manière non explicite : le texte peut
ainsi être caractérisé par la densité des formulations de l’auteur, nécessitant une communion
de pensée du lecteur, et réalise ainsi une des affirmations finales du texte, selon laquelle
poésie et prose sont indissociables.

Pasternak ouvre cet essai par une remarque concernant sa propre relation à la littérature,
ou plus précisément au livre : à l’insouciance des amateurs, il oppose le souci, la nécessité
physique, qui le caractérise. Cette introduction permet ainsi de lire tout l’essai comme une
réponse du poète à un impératif intérieur qui dicte toute une éthique poétique. Le second
fragment s’oppose une fois encore au point de vue commun sur l’art : à la comparaison de
l’art au jaillissement d’une fontaine, Pasternak préfère la métaphore de l’éponge ; il insiste
ainsi sur les impressions, sur la perception, qui sont au fondement de l’art. Le troisième
fragment est consacré à la définition du livre : de nouveau, éthique et poétique y sont liées.
C’est à travers les notions de conscience, de vie et de vérité que Pasternak définit le livre.
Dans le quatrième fragment, Pasternak prolonge la corrélation de l’art et de la vie par la
notion d’éternité, et définit l’art comme présence d’éternité. Le cinquième fragment poursuit
lui aussi le fragment précédent : il pose la question du miracle de l’art. Pour Pasternak, c’est
l’unité de la vie et du temps dans l’art qui est miraculeuse. Le sixième fragment est consacré
aux définitions de la poésie et de la prose. Celles-ci sont présentées comme étant deux
principes indissociables : la poésie, caractérisée par l’ouïe, est orientée vers la nature et les
vocables qui deviennent la base d’une improvisation verbale ; la prose, caractérisée par
l’intuition, est orientée vers l’homme et le discours. Pasternak clôt ce passage par l’évocation
de ce qui fait sans doute le lien entre ces deux pôles : l’unité de la nature, du monde
environnant, et de l’imagination. Enfin, il conclut son essai, dans le septième fragment, par
une réflexion sur la pureté : raison et folie, sensation et conscience, nature environnante et
monde intérieur du corps forment ici le lieu antinomique de la pureté de la poésie.

86
B. Pasternak, “Neskol’ko položenij”, Sobranie sočinenij v 5 t., t.4, Moskva, Xudožestvennaja literatura, 1991.

58
ANNEXE 3 : LA QUERELLE DU MONT ATHOS.
RESUMES

Lettre du Saint Synode

La Lettre du Saint Synode (Poslanie Svjatejšego Sinoda)87 publiée le 18 mai 1913 dans
le numéro vingt de la revue Cerkovnye Vedomosti, en réponse à la crise ébranlant la
communauté orthodoxe, due à la querelle entre onomatodoxes et onomatoclastes, a pour but
d’étudier le propos du moine Ilarion, qui provoqua la querelle par la publication, en 1907, de
son ouvrage Sur les monts du Caucase (Na gorax Kavkaza), dans lequel il affirme que le Nom
de Dieu est Dieu lui-même, ainsi que les argumentations du hiéromoine Antonij Bulatovič
qui, à la suite d’Ilarion, professe la même foi. Afin de juger de la vérité ou de l’hérésie de
cette thèse, le Saint Synode a demandé trois rapports à deux hauts représentants de l’Eglise et
à un professeur d’un institut de théologie : la présente lettre constitue la synthèse de ces trois
rapports qui ont conclu que les glorificateurs du Nom étaient dans l’erreur.

En effet, selon le Saint Synode, l’erreur d’Ilarion a été de vouloir donner,


indépendamment de la doctrine de l’Eglise, sa propre explication philosophique du caractère
salvateur de la prière de Jésus qu’il avait découvert dans sa pratique spirituelle. La Lettre...
reprend ainsi la définition de la prière de Jésus : il s’agit de l’invocation de Jésus-Christ,
auquel le Seigneur répond par le don de sa grâce salvatrice. Ilarion, lui, affirme que la prière
de Jésus sauve du fait seul que le Nom de Jésus lui-même sauve, car en Son Nom Dieu lui-
même est présent. Cette interprétation de la prière de Jésus est qualifiée de « superstition
magique » du fait des conséquences qu’elle implique : le Nom de Jésus pourrait être invoqué
de manière inconsciente, ce qui contredit l’enseignement de Jésus, et surtout, l’affirmation
que Dieu est pleinement présent dans Son Nom placerait Dieu dans une situation de
dépendance vis-à-vis de l’homme. Enfin, dans la pratique, cette représentation selon laquelle
la grâce de Dieu est présente dans les sons et les lettres de Son Nom conduirait à un prière
répétitive mécanique.

Vient ensuite la critique du parallélisme, fait par les défenseurs d’Ilarion, entre leur
doctrine et la thèse de Grégoire Palamas dans sa querelle contre Barlaam. Grégoire certes
avait nommé « divinité » à la fois l’être de Dieu et ses énergies. Mais il n’appelait pas

87
“Poslanie Svjatejšego Sinoda”, Načala, n°1-4, "Materialy po imjaslaviju", Moskva, 1996, p. 43.

59
« Dieu » ses énergies. Le mot « Dieu » désigne la personne, le mot « divinité » sa qualité, sa
nature. Les énergies peuvent donc être appelées « divinité », mais non pas "Dieu". De plus,
Grégoire distingue les énergies divines de leur action dans le monde terrestre, ce que ne font
pas les onomatodoxes, puisqu’ils assimilent le Nom de Dieu, parole divine et les noms que les
hommes donnent à Dieu, versant ainsi dans le panthéisme.

Sont également critiquées les citations de la Bible à l’appui de l’argumentation des


onomatodoxes : il est ainsi affirmé que les expressions telles que « Ton Nom », « le Nom du
Seigneur » ne sont que des formulations descriptives, de même que l’expression « la Gloire
de Dieu ». Il ne faut en aucun cas y voir les traces d’un enseignement sur les noms de Dieu.
La Lettre... critique ensuite le recours que font les onomatodoxes aux écrits de Jean de
Cronstadt : celui-ci affirme seulement que, dans la prière, lorsque nous prononçons le Nom de
Dieu, nous ne distinguons pas, dans notre conscience, le Nom de Dieu et Dieu lui-même. Ce
n’est donc que de manière toute subjective que le Nom de Dieu et Dieu lui-même sont
identiques : cela ne signifie donc pas que, en dehors de notre conscience, le Nom de Dieu est
Dieu. Ainsi donc la force miraculeuse n’est-elle pas contenue dans le Nom, mais dans son
invocation : preuve en est que, sans la foi, aucun miracle n’est possible. Enfin l’erreur de
l’onomatodoxie apparaît encore une fois dans l’affirmation que c’est la profération du Nom de
Dieu qui réalise le mystère de la liturgie : s’il en était ainsi, n’importe qui, laïc et même
incroyant, pourrait assumer le rôle du prêtre. C’est finalement toute la hiérarchie ecclésiale
que sape la doctrine de l’onomatodoxie…

En conclusion, la Lettre... présente l’interprétation orthodoxe du Nom de Dieu :

« Имя Божие есть только имя, а не Сам Бог и не Его Свойство, название предмета, а
не сам предмет, и потому и не может быть признано или называемо ни Богом (что было
бы бессмысленно и богохульно), ни Божеством, потому что оно не есть и энергия
88
Божия. »

« Le Nom de Dieu n’est qu’un nom, et non pas ni Dieu lui-même ni sa qualité, il est l’appellation
d’une chose, et non la chose elle-même, c’est pourquoi il ne peut être reconnu ou appelé ni Dieu
(ce qui serait insensé et blasphématoire), ni divinité, parce qu’il n’est pas une énergie divine. »

88
ibid., p. 50.

60
S. Troickij, les Troubles du Mont Athos

Dans l’étude les Troubles du Mont Athos (Afonskaja smuta)89, publié en 1913 dans le
numéro vingt de la revue Cerkovnye Vedomosti, Troickij commence par rappeler les
différentes étapes jalonnant la dispute depuis la parution du livre d’Ilarion Sur les monts du
Caucase. Il montre que les deux partis opposés se sont formés à la suite de la parution en
février 1912 d’un numéro de la revue monastique Russkij inok contenant un certain nombre
d’articles critiquant l’ouvrage d’Ilarion. Dès la fin de l’année 1912, la querelle prend place
dans des revues générales, et non plus seulement monastiques. Enfin le Synode condamne le
point de vue des onomatodoxes après examen de leurs thèses. Troickij s’attache ensuite à
élucider la thèse des onomatodoxes, depuis l’ouvrage d’Ilarion jusqu’aux textes de ses
défenseurs, et à en démontrer les erreurs.

A propos de l’ouvrage d’Ilarion, ainsi que de la position initiale des défenseurs du nom
de Jésus, Troickij montre que, tant qu’ils restent sur le terrain pratique de la prière, au niveau
de considérations émotionnelles et psychologiques, les défenseurs de la prière de Jésus sont
dans le vrai : il acquiesce à la proposition selon laquelle, dans la prière, le Nom de Jésus est
identifié au Seigneur. En revanche, il s’attache tout au long de l’article à démontrer que
lorsque les onomatodoxes quittent ce terrain pratique pour le niveau théorique et
métaphysique, et posent la question du sens du Nom de Jésus, la question de la relation du
nom à la chose, à l’être, ils tombent, du fait de leur ignorance, dans l’erreur. En d’autres
termes, Troickij dénonce le fait que l’identification subjective du nom et de la personne dans
la prière soit expliquée par un lien objectif général entre le nom et la chose, ce qu’il définit
comme étant une théorie métaphysique naïve et hérétique.

Troickij distingue ensuite deux courants à l’intérieur de l’onomatodoxie. D’un côté, un


certain nombre de théologiens ont pris le parti des moines onomatodoxes, selon Troickij dans
le souci essentiel de s’opposer à la hiérarchie ecclésiastique, et ont cherché à justifier leurs
vues en y découvrant une nouvelle philosophie mêlant « nouveau platonisme, idéalisme,
réalisme, mysticisme et autres », et en faisant des onomatodoxes des successeurs de Grégoire
Palamas. D’un autre côté, des moines athonites parfaitement ignorants sont allés jusqu’à
diviniser le Nom de Jésus, ses lettres et ses sonorités. Troickij va ainsi analyser ces deux
points de vues. Il commente tout d’abord rapidement l’idée selon laquelle au Nom de Dieu, en

89
“Afonskaja smuta” , Načala, n°1-4, "Materialy po imjaslaviju –",Moskva, 1996, p. 136.

61
tant qu’union de lettres et de sons, est attribuée une certaine puissance divine. S’il est
considéré que la puissance divine est présente dans les lettres et les sonorités des noms divins,
indépendamment de leur sens, c’est l’action magique des noms divins qui est affirmée : la
seule prononciation des noms de Dieu suffirait à se procurer Sa grâce. Troickij dénonce cette
croyance en l’action magique des noms de Dieu, et l’explique par l’ignorance et l’inculture
des moines.

L’auteur commente ensuite plus longuement le point de vue des onomatodoxes instruits
qui, dans l’affirmation « le Nom de Dieu est Dieu », emploient le mot « nom » dans le sens de
l’ « idée » de Dieu, ou encore des qualités, c’est-à-dire des énergies de Dieu, et rapprochent
ainsi cette affirmation de l’enseignement de Grégoire Palamas. Troickij montre d’abord la
divergence de contexte entre les deux querelles de l’onomatodoxie d’une part, et de l’hérésie
de Barlaam d’autre part. Si Palamas employait le mot « Dieu » dans un sens plus large que
d’habitude, au sujet des énergies divines, c’était pour faire face à l’affirmation hérétique de la
nature créée des énergies, et plus précisément de la lumière thaborique. Or dans la querelle
actuelle, personne n’affirme que le Nom de Dieu, en tant qu’élément de la révélation, est de
nature créée. De ce fait, en disant que le Nom de Dieu est Dieu, ils identifient l’énergie divine
à l’être divin : or il s’agit du point de vue de Barlaam, et non de Palamas ! En effet, Barlaam
niait l’existence d’énergies distinctes de l’être, d’une « divinité » des énergies distincte de
Dieu. Barlaam enseignait ainsi que les énergies de Dieu sont Dieu, tout comme les
onomatodoxes professent que le Nom de Dieu, énergie divine, est Dieu. Par leur
terminologie, les onomatodoxes sont donc du côté des barlaamites, et non des palamites.

Troickij revient ensuite à l’étude de la dimension subjective de la prière de Jésus : il


rappelle que la prière n’est pas seulement une action divine, mais bien une interaction de la
grâce divine et de l’esprit humain. Ainsi, dire que, dans la prière, le Nom de Dieu est Dieu
revient à diviniser non seulement le Nom de Dieu en tant que révélation divine, mai aussi
l’invocation de la créature, c’est-à-dire la face subjective de la prière. Cette affirmation
conduit ainsi l’hérésie de l’auto-divinisation de la créature. Il est donc faux de dire que le
Nom de Dieu, compris comme l’idée de Dieu, est Dieu lui-même. Les onomatodoxes, comme
les barlaamites, enseignent que les idées que nous nous faisons de Dieu, les noms que nous
donnons à Dieu Lui sont adéquats, alors que les palamites enseignent que l’être de Dieu est
inaccessible au monde autrement que par l’intermédiaire de Ses énergies. Dans ce sens, les

62
noms de Dieu peuvent être considérés non pas comme Dieu lui-même mais comme Ses
énergies, comme puissance intermédiaire de Dieu à l’homme.

Après avoir éclairci les rapports existant entre la querelle de l’onomatodoxie et la


dispute entre Palamas et Barlaam, Troickij en vient à la critique de l’emploi erroné des
Ecritures ou des textes de la tradition par les défenseurs de l’onomatodoxie. Il s’appuie sur la
« loi de la nature objectivante de la pensée » pour expliquer que, particulièrement dans la
langue courante des gens simples, dans laquelle la Bible est écrite, le nom est identifié avec la
chose. Mais cette représentation unifiante du nom et de la chose est néanmoins considérée par
Troickij comme une superstition magique contraire au dogme chrétien. L’auteur réitère aussi
son accusation de superstition magique à l’encontre de l’idée d’une force miraculeuse
présente dans les noms de Dieu en répétant, avec l’Eglise, que le salut n’est pas dans la
profération du Nom, mais dans le don de la grâce.

En conclusion, Troickij rappelle l’ambivalence de son jugement des onomatodoxes :


considérant les formulations de leurs thèses, il les accuse d’hérésie ; mais au regard de leur
motivation, à savoir la défense de la prière de Jésus, il excuse leur erreur. Il résume leur
position de la manière suivante :

« Сознавая, что молиться нельзя, не относя имени Господа к самому Господу и не


умея правильно объяснить психологического факта, имяславцы пришли к ложной мысли,
что такое отожествление покоится на объективном отношении имени к Господу, и
создали сначала грубую языческую теории о божественности самых звуков и букв имени
Божия. Дельные возражения против этой теории в « Русском иноке » побудили их, не
отказываясь совершенно от этой теории, постановить ее на второй план и
значительно смягчить ее, а на первый – при помощи русских богословов – выдвинуть
свою связь с паламитами, приспособив учение паламитов об энергии Божией к своему
учению о том, что имя Божие, понимаемое теперь уже как идея, мысль о Боге, - есть
Бог. Но и эта попытка обречена была на неудачу, так как паламиты учили не о том, что
наше именование Бога или наша идея о Боге есть Бог, а лишь о том, что всякая
проявленная в мире энергия Божия, в том числе и откровение, божественна, а не тварна.
Поэтому сторонники этой тонкой теории, когда излагают учение паламитов, говорят
лишь то, чему учит и вся православная Церковь ; но когда излагают свою теорию,
90
впадают в явный пантеизм. »

« Ayant conscience de ce qu’il est impossible de prier sans rapporter le nom du Seigneur au
Seigneur lui-même, et impuissant à expliquer correctement ce fait psychologique, les
onomatodoxes ont abouti à la pensée trompeuse selon laquelle cette identification repose sur un
lien objectif entre le nom et le Seigneur, et ont tout d’abord élaboré une grossière théorie païenne
de la divinité des sons et lettres mêmes du nom de Dieu. De pertinentes réfutations de cette
théorie dans le Moine russe les ont incités, sans renoncer totalement à leur théorie, à la reléguer
au second plan en l’adoucissant significativement, et à placer au premier plan, avec l’aide de
théologiens russes, leur lien avec les palamites, adaptant l’enseignement de ces derniers sur
l’énergie divine à leur propre affirmation selon laquelle le nom de Dieu, compris désormais comme

90
ibid., p. 158.

63
idée, pensée de Dieu, est Dieu. Mais cette tentative était condamnée à l’échec, car les palamites
enseignaient non pas que le nom que nous donnons à Dieu ou que notre idée de Dieu est Dieu,
mais seulement que toute énergie divine manifestée dans le monde, et en particulier la révélation,
est de nature divine, et non pas créée. C’est pourquoi les partisans de cette subtile théorie,
lorsqu’ils présentent l’enseignement des palamites, ne disent que ce qu’enseigne toute l’Eglise
orthodoxe ; mais lorsqu’ils présentent leur propre théorie, versent dans un panthéisme évident. »

Troickij conclut son article en montrant les imprécisions et contradictions internes au


mouvement onomatodoxes, puis en mettant en parallèle les thèses concernant le nom de Dieu
des onomatodoxes avec les siennes, qui sont aussi celle du point de vue orthodoxe. La
première d’entre elle, qui résume en fait l’essentiel de la position orthodoxe, fait finalement
état d’une situation de compromis entre onomatodoxies et onomatoclastes :

« Имя Божие, понимаемое в смысле откровения Божия и притом по его объективной


стороне, т.е. в смысле открывания истин человеку, есть вечная, неотделимая от Бога
энергия Божия, воспринимая людьми лишь настолько, насколько допускает это их
тварность, ограниченность и нравственное достоинство.
К употребляемому в таком смысле слову « имя » приложимо наименование Божество
(Θεοτης), но не Бог, поскольку « Бог есть действующий », а не действие и поскольку « Бог
есть выше Божества ». Имя, как энергию Божию, можно называть Богом лишь в
несобственном смысле, в смысле противоположности твари, но называть Имя самим
Богом нельзя ни в коем случае, ибо в слове « Сам » непременно мыслится существо
Божие.
Примечание. Благодать не присуща не только звукам и буквам, выражающим идею о
Боге, но и соединенной с этими звуками нашей мысли о Боге, но может быть подаваема
Богом при произнесении их, если эти звуки произносятся благоговейно, с верою и
91
любовью к Господу. »

« Le nom de Dieu, compris au sens de révélation divine, qui plus est dans son acception
objective, c’est-à-dire au sens de révélation à l’homme des vérités, est une éternelle énergie
divine, inséparable de Dieu, perçue par les hommes autant que le permet leur nature créée, leur
finitude et leur dignité morale.
Au terme de « nom » utilisé en ce sens est applicable la dénomination de divinité (Θεοτης),
mais non pas de Dieu, car « Dieu est acteur », et non pas acte, et parce que « Dieu est supérieur
à la divinité ». Le Nom, en tant qu’énergie divine, peut être appelé Dieu que dans un sens
impropre, au sens de ce qui s’oppose à la créature, mais appeler le Nom Dieu lui-même n’est en
aucun cas possible, car dans le terme « lui-même » c’est nécessairement de l’être divin qu’il est
question.
Remarque : La grâce n’est présente ni dans les sons et lettres exprimant l’idée de Dieu, ni
dans notre pensée de Dieu qui est corrélée à ces sons, mais elle peut être donnée par Dieu au
moment de leur profération, si ces sons sont prononcés avec piété, foi et amour pour le
Seigneur. »

V. Èrn, Analyse de la Lettre du Saint Synode sur le Nom de Dieu

L’ Analyse de la Lettre du Saint Synode (Razbor Poslanija Svjatejšego Sinoda ob Imeni


Božiem)92, publiée en 1917 à Moscou aux éditions « Religiozno-filosofskaja Biblioteka », est
motivée par la conscience religieuse de son auteur, convaincu de l’orthodoxie de la

91
ibid., p. 159.
92
“Razbor poslanija Svjatejšego Sinoda ob Imeni Božiem”, Načala, n°1-4, "Materialy po imjaslaviju ",
Moskva, 1996, p. 53.

64
glorification du Nom de Dieu. L’article est composé de dix chapitres visant à démontrer
l’inconsistance et l’erreur de la position du Saint Synode.

Au premier chapitre, Èrn dénonce tout d’abord l’absence de pensée théologique dans la
Lettre du Saint Synode : la question fondamentale du Nom de Dieu n’est ni posée ni étudiée,
alors que c’est bien l’abîme de sagesse contenue dans le Nom de Dieu qui aurait dû
initialement attirer l’attention du Saint Synode. Dans le deuxième chapitre, Èrn dénonce la
manière dont a été menée la recherche : le synode aurait dû ou bien promouvoir la réflexion et
les débats sur le Nom de Dieu dans toute l’Eglise, ou bien mener une étude théologique
approfondie de la question au sein même de la hiérarchie synodale. Ces deux voies,
conformes à la tradition de l’Eglise, auraient permis de révéler la vraie position de l’Eglise
vis-à-vis du Nom de Dieu. Mais le Synode a choisi une troisième voie, qu’Èrn qualifie de
catholique, dépourvue de légitimité : il a confié la tâche d’étudier la question du Nom de Dieu
à trois rapporteurs, deux hauts représentants de l’Eglise et un professeur. Le troisième chapitre
de l’article définit la nature de ces rapports : ce sont des articles polémiques, composés de
contre-arguments qui s’opposent aux idées des onomatodoxes. Il est question du mensonge
des onomatodoxes, mais silence est fait sur ce que serait la vérité de la vénération du Nom de
Dieu. Non seulement le cœur de la question n’est pas abordé, mais les contre-arguments eux-
mêmes ne sont pas satisfaisants, et contredisent même les fondements de l’orthodoxie. Èrn
justifie ainsi son propos qui est d’analyser l’argumentation de la Lettre du Saint Synode.

A l’absence de pensée théologique s’ajoute le caractère mondain de la réflexion : les


arguments de la Lettre... ne s’appuie non pas sur la tradition de l’Eglise, mais sur des vues
philosophiques qui seront définies plus loin. C’est ainsi que l’erreur des onomatodoxes est
expliquée par leur ignorance, alors que la position du Synode est au contraire définie par son
instruction, sa science. Mais la présence de théologiens au côté des onomatodoxes rend
caduque cette explication. Èrn dénonce un nouvelle fois les méthodes du Saint Synode : en
interdisant la libre discussion de la question du Nom de Dieu au sein de l’Eglise, le Synode a
tout au contraire fait preuve d’un manque de sagesse…

Au cinquième chapitre, Èrn montre en fait l’indifférence du Synode, ainsi que de la


« majorité instruite » de l’Eglise, face à la question du Nom de Dieu. Héritiers de la science
positiviste du dix-neuvième siècle et du culte de la réalité, ces intellectuels ne voient dans la
querelle du Mont Athos qu’une affaire de mots. Mais Èrn rappelle que depuis Husserl et ses
Recherches logiques le nominalisme est dépassé, et que s’opère un retour du réalisme anti-

65
nominaliste. C’est dans ce contexte que la question du Nom de Dieu s’avère d’une grande
actualité. Au sixième chapitre, Èrn poursuit sa définition de la philosophie qui est à la base de
la Lettre du Saint Synode. Reprenant le commentaire de Jean de Cronstadt proposé dans la
Lettre..., il montre que, selon le Synode, même au plus profond de la prière, l’homme ne sort
pas de la sphère de sa propre conscience. Or par cette formulation, la Lettre... s’oppose à
l’orthodoxie, puisque la prière n’est plus comprise comme relation de l’homme à Dieu, mais
comme émotion d’une âme seule. Cette théorie subjectiviste, qu’Èrn rapproche du
protestantisme, en vient donc finalement à détruire la prière elle-même.

Au septième chapitre, Èrn montre en effet que le lien entre Nom de Dieu et prière est si
fort que la critique de l’un mène à la critique de l’autre. Il énonce ensuite sa définition de la
prière. Dans la prière, c’est Dieu Lui-même qui est invoqué, c’est donc Dieu Lui-même qui
est appelé, nommé. « Or si l’homme qui prie nomme Dieu, c’est que le Nom de Dieu est
objectivement lié à l’être de Dieu, et non pas simplement relié à une représentation subjective
que nous nous faisons de Dieu ». Et au chapitre huit, Èrn montre que la division qu’opère le
Synode entre le Nom de Dieu et l’Être de Dieu le conduit à affirmer une représentation
magique de la prière. En effet, s’il n’y a pas de lien objectif entre Dieu et Son Nom, c’est
donc la volonté magique autosuffisante de celui qui prie qui crée une illusion d’identité entre
Dieu et Son Nom. Cette invocation magique n’a plus rien à voir avec la prière chrétienne dans
laquelle l’homme est réellement fils de Dieu.

C’est pourquoi, au chapitre neuf, Èrn affirme que le Synode a pris pour fondement de sa
réflexion une "anthropologie mensongère, anti-chrétienne". Il révèle ainsi le présupposé
philosophique du Synode : l’anthropologie kantienne, le phénoménalisme.

« Синод исходит из чисто феноменалистической точки зрения на человеческое


естество, по которой человек замкнут и безусловно ограничен сферой явлений своего
сознания, по которой мир истинной « действительности », т.е. мир ноуменов, или
« вещей в себе », отделен от человека непроходимой пропастью и столь абсолютно
несоизмерим со всем « человеческим », что и мысль человека не может иметь никакого
существенного отношения к этому « несказанному » миру, безусловно не подлежащему
человеческому « именованию », вследствие чего, теоретически рассуждая, весь мир
93
этот обращается в чистейшую проблематичность и безусловное ничто.»

« Le Synode s’appuie sur un point de vue purement phénoménaliste de la nature humaine,


selon lequel l’homme est enfermé et totalement limité par la sphère des phénomènes de sa propre
conscience, et selon lequel le monde de la vraie « réalité », c’est-à-dire le monde des noumènes,
ou des choses en soi, est séparé de l’homme par un abîme infranchissable, et est si absolument
incommensurable à ce qu’il y a d’humain que même la pensée de l’homme ne peut avoir aucune
relation essentielle avec ce monde « indicible », qui évidemment ne peut être soumis à aucune

93
ibid., p. 73-74.

66
« nomination » humaine, en conséquence de quoi, à réfléchir théoriquement, tout ce monde
devient une pure problématicité et un rien absolu.»

Cette position du Synode donne en outre à Èrn l’occasion de déplorer à quel point le
germanisme s’est implanté dans la culture russe contemporaine.

Enfin, au chapitre dix, Èrn entreprend l’analyse systématique des arguments que le
Synode oppose aux onomatodoxes. Il souligne d’abord la contradiction inhérente à la
définition du Nom de Dieu présentée dans la Lettre... : il y est à la fois affirmé que le Nom de
Dieu n’est qu’un nom conventionnel, et d’autre part que le Nom de Dieu est saint et
vénérable, ce qui est illogique. De même le Synode affirme-t-il le caractère révélé du Nom de
Dieu : s’il en est ainsi, il s’oppose donc aux nominations humaines. Du reste, l’un des auteurs
des rapports, Nikon, revient lui-même sur le nominalisme qu’il a confessé. Il écrit :

« Имя Божие, понимаемое не как простой звук, но как некое отображение Существа
Божия, или, лучше сказать, свойств Его, есть некий, конечно, несовершенный,
мысленный образ Божий, и ему, как чудотворной иконе, присуща некая сила Божия, как
94
проявление того или другого свойства Божия. »

« Le nom de Dieu, compris non comme un simple son, mais comme une sorte de
représentation de l’être divin, ou mieux, de Ses qualités, est une sorte d’image mentale de Dieu,
imparfaite bien sûr, qui contient, telle une icône miraculeuse, une certaine force divine, comme la
manifestation d’une certaine qualité de Dieu. »

Èrn montre que cette définition très imprécise est en contradiction avec la théorie du
nominalisme : si le Nom de Dieu s’apparente à une icône, c’est qu’il a une certaine réalité,
comparable à celle de l’icône. Mais la définition du Nom de Dieu comme image de l’être
divin est ambiguë. Il peut s’agir d’une image créée par Dieu et révélée aux hommes, ou bien
d’une image créée par la conscience humaine. Mais la comparaison avec une icône
miraculeuse ne convient qu’à une image créée par l’homme. Èrn définit alors lui-même la
nature du Nom de Dieu, ainsi que celle, qui lui est subordonnée, des noms par lesquels les
hommes invoquent Dieu.

« Имя Божие, как отображение Существа Божия в Самом Боге – есть уже не икона, а
нечто безмерно больше, не точка приложения Божественной энергии, а сама энергия in
actu, в ее премирной Божественной славе и (по отношению к человечеству) в
благодатном и неизреченном ее богоявлении (теофании).(...) Подобно тому, как
чудотворные иконы стали возможны только потому, что « Слово плоть бысть » и без
совершенного воплощения Бога бессмысленны, так и сфера Имен Божиих, понимаемых
как « чудотворные иконы », возможна только потому, что есть над ней само
Божественное Имя Божие, благодатно человечеству открываемое, и без него
95
превращается в простую метафору и в пустую словестность. »

94
ibid., p. 79
95
ibid., p. 80-81.

67
« Le Nom de Dieu comme image de l’Être divin en Dieu Lui-même n’est pas une icône, mais
quelque chose d’infiniment supérieur, non pas un point d’appui de l’énergie divine, mais l’énergie
elle-même in actu, dans toute sa gloire divine hypercosmique, et (en relation avec l’humanité)
dans sa révélation gratuite et indicible (théophanie). (…) De même que les icônes miraculeuses
ne sont rendues possibles uniquement parce que « le Verbe s’est fait chair », et sans l’incarnation
parfaite de Dieu sont dépourvues de sens, de même la sphère des Noms divins compris comme
des « icônes miraculeuses » n’est possible que parce qu’au dessus d’elle est le divin Nom de Dieu
lui-même, révélé aux hommes par la grâce de Dieu, et sans lequel elle n’est qu’une simple
métaphore et une expression vide. »

Èrn commente ensuite la critique faite par le Synode des références bibliques qui
soutiennent l’argumentation des onomatodoxes et souligne l’aveuglement du Synode qui
affirme lui-même l’identité du Nom de Dieu et de la Gloire de Dieu sans voir qu’elle détruit
les fondement du nominalisme qu’ils confessent. Il poursuit son analyse en commentant la
position du Synode selon laquelle l’affirmation de la présence de la grâce divine dans les sons
et les lettres du Nom de Dieu transforme l’invocation du Nom en une superstition magique.
Èrn rappelle au contraire que c’est la théorie subjectiviste de la prière développée dans la
Lettre… qui est superstition magique, et montre que la force du Nom de Dieu est objective, et
n’est donc pas dépendante de la subjectivité humaine. Mais il rappelle aussi que l’invocation
du Nom ne porte du fruit qu’en situation de prière authentique, pleine de foi, réfutant ainsi
l’accusation d’une mécanisation de la prière chez les onomatodoxes.

Enfin, Èrn conclut son Analyse de la Lettre du Saint Synode en mettant le doigt sur les
divergences de définitions du nom de Dieu entre les différents rapports, démontrant ainsi
l’inconsistance du point de vue officiel. En effet, le texte de la Lettre… définit le Nom de
Dieu comme une simple nomination, qui n’est ni Dieu ni divinité car il n’est pas non plus
énergie divine, alors que G. Troickij définit au contraire le Nom de Dieu comme une
révélation objective de Dieu, comme « une éternelle énergie divine inséparable de Dieu »
(večnaja i neotdelimaja ot Boga ènergija Božija) qui peut donc être nommé "divinité". Cette
divergence fondamentale est ultimement interprétée par Èrn comme un châtiment pour avoir
mené une lutte injuste contre le Nom de Dieu.

P. Florenskij, Du Nom de Dieu

En 1921, soit presque dix ans après le début de la crise du Mont Athos, Florenskij
consacre un court essai à la question centrale de la dispute : celle du statut du Nom de Dieu96.
C'est du point de vue de ses présupposés théologiques que Florenskij aborde le problème. Il

96
"Ob Imeni Božiem", P. Florenskij, Sočinenija v četyrex tomax, tome 3 (1), Moskva, Mysl', 2000, p. 352.

68
commence ainsi par rappeler la nécessité d'affirmer la nature symbolique de la vision du
monde chrétienne orthodoxe : le monde des phénomènes est à la ressemblance de la réalité
céleste, il la contient, il en est le symbole. Or l'onomatoclasme nie la possibilité même du
symbole. C'est donc la notion de symbole, de ce qui relie les deux plans de l'être, l'un visible
l'autre invisible, qui est mise par Florenskij au coeur de la problématique du Nom de Dieu.

Avant d'étudier le statut du Nom, Florenskij s'attache d'abord à la nature symbolique de


tout vocable. Il montre que l'enveloppe sonore d'un vocable, son corps, est indissociable de
son sens, l'âme. Les iconoclastes, eux, optant pour une attitude toute rationnelle, rompent
l'unité de cet organisme qu'est le vocable. Florenskij relie ensuite la notion de symbole à la
problématique de l'essence et de l'énergie : c'est ainsi qu'il revient au coeur de son propos, la
dispute athonite, en rappelant que celle-ci s'ancre dans le débat concernant la lumière
thaborique qui oppose, au XIVème siècle, Grégoire Palamas et Barlaam. Florenskij interprète
ainsi la dispute athonite en reliant la problématique du Nom à celle des énergies. Barlaam
pensait Dieu comme un Être simple, indivisible. Ainsi, à la manière d'Eunome au IVème siècle,
il affirme alternative suivante : ou bien il est impossible de nommer Dieu, si Son essence est
inconnaissable, ou bien Il est totalement connaissable, et donc nommable, au moyen de
concepts. Palamas, au contraire, distingue en Dieu Son essence et Son énergie, mode de Sa
révélation au hommes. En communiant à l'énergie divine, nous entrons en communion avec
Dieu lui-même. Selon cette perspective théologique, le Nom de Dieu relève de Ses énergies.
Florenskij conclut en avançant le terme de synergie : tout vocable, et a fortiori le Nom de
Dieu, est synergie de celui qui nomme et de ce qui est nommé. Ainsi écrit-il :

« Имя Божие есть Бог ; но Бог не есть имя. Существо Божие выше энергии Его, хотя
97
эта энергия выражает существо Имени Бога. »

"Le Nom de Dieu est Dieu; mais Dieu n'est pas le nom. L'Être divin est supérieur à son
Energie, bien que cette énergie exprime l'être du Nom de Dieu".

Puis, à la suite de ce développement sur l'énergie et la synergie, Florenskij revient à la


notion de symbole et en précise la définition :

« Символ – такого рода существо, энергия которого срастворена с энергией другого,


98
высшего существа. »

"Le symbole est cet être dont l'énergie fusionne avec l'énergie d'un autre être qui lui est
supérieur."

97
ibid., p. 358.
98
ibid., p. 359.

69
Enfin, Florenskij clôt son essai par une réflexion sur le lien entre connaître et nommer.
A ce sujet, il rappelle que, dans l'Ancien Testament, la notion du Nom de Dieu est pour ainsi
dire équivalente à celle de la Gloire de Dieu. Le Nom comme la Gloire ont un caractère
ontologique :

« Призывая Имя Божие, мы выходим из области имманентной, подобно тому как,


99
открывая окно, мы впускаем в комнату свет. »

"En invoquant le Nom de Dieu, nous sortons de l'immanence, de même qu'en ouvrant une
fenêtre, nous faisons entrer la lumière dans la pièce."

Mais Florenskij conclut cet essai spéculatif et théorique en rappelant l'évidence d'une
pensée fondée sur l'expérience :

« Но как бы мы ни рассуждали отвлеченно, какие бы теории ни создавали, практически


мы непременно мыслим, что произнесение Имени Божия есть живое вхождение в
100
Именуемого. »

" Mais quoi que nous pensions de manière abstraite, quelles que soient les théories que nous
créons, pratiquement, nous pensons de toute façon que prononcer le Nom de Dieu est une entrée
vivante dans Celui qui est nommé."

99
ibid., p. 361.
100
ibid., p. 362.

70
SOMMAIRE

Plan des annexes ................................................................................. 2

1. Essais symbolistes ..........................................................................................................2


2. Manifestes et essais futuristes.........................................................................................2
3. Essais théoriques consacrés à l’intégrité du verbe poétique...........................................2

Annexe 1 : Lexique français-russe grec-latin .................................................. 3

forma – forme // morphè - forma ............................................................................4


govorit’ – parler // legein – loqui ...........................................................................5
imja – nom // onoma – nomen ................................................................................5
jazyk – langue // glôtta – lingua .............................................................................6
nazyvat’ – appeler // onomazein – appellare .........................................................8
nominalizm – realizm / nominalisme - réalisme ....................................................8
poèzija – proza / poésie – prose // poièzis – pezoe logos / carmen (poesis) – prima
oratio, sermo ...........................................................................................................9
proiznosit’ – proférer // propherein – proferre.....................................................10
reč’ (jazyk) – langage // glôtta – lingua ( sermo, locutio, verba, voces) ..............10
reč’ – parole, discours // lógos – verbum..............................................................11
simvol - symbole // sumbolon – signum ...............................................................13
skazat’ - dire // legein – dicere .............................................................................14
slovo – vocable (verbe) // logos – verbum............................................................14
vyražat’ – exprimer // phrazein – exprimere ........................................................17
znak – signe // sumbolon – signum.......................................................................18
zvuk – son //..........................................................................................................18
smysl – sens //.......................................................................................................21

Annexe 2 : Résumés des essais poétiques ..................................................... 24

1. Essais symbolistes ............................................................................................................24


K. Bal’mont, La Poésie comme enchantement.................................................................24
A. Belyj, Glossolalie. Le Poème du son ...........................................................................25
A. Belyj, la Magie des vocables .......................................................................................28
A. Blok, la Poésie des incantations et des conjurations ..................................................31
V. Ivanov, Notre langue ...................................................................................................33
V. Ivanov, Pensées du symbolisme...................................................................................35
V. Ivanov, les Préceptes du symbolisme ..........................................................................38
2. Manifestes et essais futuristes...........................................................................................41
A. Kručenyx, la Déclaration du verbe en tant que tel .....................................................41
A. Kručenyx, les Nouvelles voies du verbe ......................................................................42
B. Livšic, la Libération du verbe......................................................................................43
B. Pasternak, la Réaction de Wassermann .......................................................................44
B. Pasternak, la Coupe noire ............................................................................................45
V. Šklovskij, la Résurrection du verbe.............................................................................46

71
V. Šklovskij, De la poésie et de la langue d’outre-entendement .....................................47
V. Xlebnikov, Notre fondement........................................................................................48
3. Essais théoriques consacrés à l’intégrité du verbe poétique.............................................50
M. Cvetaeva, l’Art à la lumière de la conscience » .........................................................50
B. Èjxenbaum, De la parole artistique.............................................................................52
O. Mandel’štam, le Matin de l’acméisme.........................................................................53
O. Mandel’štam, le Verbe et la culture ............................................................................55
O. Mandel’štam, De la nature du verbe ...........................................................................56
B. Pasternak, Quelques positions .....................................................................................58

Annexe 3 : La Querelle du Mont Athos. Résumés ............................................ 59

Lettre du Saint Synode......................................................................................................59


S. Troickij, les Troubles du Mont Athos...........................................................................61
V. Èrn, Analyse de la Lettre du Saint Synode sur le Nom de Dieu...................................64
P. Florenskij, Du Nom de Dieu.........................................................................................68

Sommaire....................................................................................... 71

72

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