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TOME I
Thèse de Doctorat
sous la direction de
M. le Professeur Jean-Claude Lanne
2
INTRODUCTION
1
J.L. van Regemorter, la Russie et le monde au XXe siècle, Paris, Masson – Armand Colin 1995, p. 23
2
voir à ce sujet J.L. van Regemorter, la Russie et l’ex-URSS au XXe siècle, Paris, Armand Colin, 1998, p.
210
3
Vexi. Sbornik statej o russkoj intelligencii N.A. Berdjaeva, S.N. Bulgakova, M.O. Geršenzona, A.O.
Izgoeva, B. A. Kistjakovskogo, P.B. Struve, S.L. Franka, Moskva, Novoe vremja i žurnal Gorizont, 1990.
3
décennie du siècle, période d’intense création artistique et de remarquable fécondité
intellectuelle, notamment dans le domaine poétique.
4
voir à ce sujet P. Audi, « Mimèsis et modernité », L’Ivresse de l’art. Nietzsche et l’esthétique, Paris,
Librairie Générale Française, 2003.
5
H. Meschonnic, Modernité Modernité, Paris, Folio Gallimard, 1993, p. 281
6
J.-C. Lanne, Séminaire de recherche 2003-2004, Université de Lyon III.
7
H. Friedrich, Structure de la poésie moderne, traduit de l’allemand par M.F. Demet, Paris, Librairie
Générale Française, 1999, p. 152
8
S. Mallarmé, « Crise de vers», Variations sur un sujet, in S. Mallarmé, Oeuvres complètes, édition de H.
Mondor et G. Jean-Aubry, Gallimard, 1945, p. 366
9
voir à ce sujet J.M. Schaeffer, L’Art de l’Age moderne. L’esthétique et la philosophie de l’art du XVIIIe
siècle à nos jours, Paris, Gallimard, 1992
4
d’une « volonté radicale de redéfinir l’essence de leurs disciplines»10, et peut être lue
comme l’une des expressions de cette « épreuve de l’altérité »11 dont H. Meschonnic écrit
qu’elle est constitutive de la modernité.
Ces différents traits de la modernité trouvent en fait leur source dans la révolution
romantique : de ce fait, la modernité russe s’inscrit à l’intérieur de cet « immense
patchwork intertextuel »12 qu’est la tradition de la sacralisation de l’art, jalonnée
notamment par les oeuvres de Novalis, Schopenhauer ou Nietzsche, toutes présentes,
explicitement ou non, à l’Âge d’Argent. J.M. Schaeffer résume les grands principes de
cette tradition, que la modernité du début du vingtième siècle perpétue, de la manière
suivante :
En effet, c’est bien la question de l’expression de l’être qui se trouve au coeur des
discussions poétiques de l’Âge d’Argent. H. Friedrich écrit à propos de la poésie de
Mallarmé ce qui pourrait s’appliquer à toute la poésie russe moderne : la poésie « veut
être le seul lieu où se rencontrent l’absolu et la langue »14. Weidlé15 justifie la situation
privilégiée de la poésie par rapport aux autres arts, dans cette quête de l’être en Russie, en
soulignant que l’Âge d’Argent est une période de renaissance spirituelle qui se
réapproprie l’héritage chrétien orthodoxe non seulement d’un point de vue religieux, mais
aussi (et surtout) d’un point de vue esthétique. Or l’orthodoxie est indissociable de sa
christologie, qui pose le Verbe incarné (Slovo) au commencement de tout. Pour les poètes
de l’Âge d’Argent, le dogme devient une catégorie esthétique faisant du verbe poétique
(slovo) l’origine, au sens ontologique, d’un art poétique se définissant métaphoriquement
comme un acte d’incarnation.
10
L’expression est de M. Eltchaninoff, « Présentation », Cahiers d’histoire de la philosophie n°2, Art et
Philosophie russe, Centre G. Bachelard de Recherches sur l’imaginaire et la rationalité de l’Université de
Bourgogne, 2000
11
H. Meschonnic, Modernité Modernité, op.cit., p. 272
12
L’expression est de J.M. Schaeffer, op.cit., p. 352
13
ibid. p.355
14
H. Friedrich, Structure de la poésie moderne, op.cit., p. 134
15
W. Weidlé, Les Abeilles d’Aristée. Essai sur le destin actuel des letres et des arts, Paris, Gallimard, 1954,
p. 326
5
La notion de slovo occupe donc une place centrale à l’intérieur de la modernité
russe, qui exploite abondamment sa très grande polysémie. Comme l’indique Ju.
Stepanov16, la notion de slovo embrasse à la fois une représentation magique, une
représentation philosophique et une représentation théologique. La représentation
magique, telle que la décrit Afanas’jev17, consiste à associer le slovo à un réservoir de
connaissances humaines sur les puissances de la nature, et à y voir un moyen de
communication avec les dieux. Le slovo est une « parole sacrée », dotée d’efficacité. La
poésie trouvant son origine dans un culte magique et religieux, la parole poétique (slovo)
est également représentée comme une parole sacrée, magique, prophétique, apparentée à
la langue des dieux.
16 Ju. S. Stepanov, « Slovo. Stat’ja iz slovarja konceptov (konceptuarija) russkoj kul’tury », Russkaja
slovesnost’. Antologija, pod red. V.P. Neroznaka, Moskva, Academia, 1997.
17 A.N. Afanas’jev, Poètičeskie vozzrenija slavjan na prirodu, (glava VII : « Živaja voda i veščee slovo »),
Moskva, Sovremennyj pisatel’, 1995
18 voir à ce sujet le Dictionnaire critique de théologie, sous la direction de J.-Y. Lacoste, Paris, PUF, 1998
19
idem
6
contre le positivisme rationaliste qui avait dominé dans la seconde moitié du dix-
neuvième siècle. C’est dans ce contexte que la notion de slovo est définie polémiquement
à l’Âge d’Argent par opposition à celle de ratio : slovo, traduction du λόγος grec, dans sa
dimension plus théologique que philosophique, devient le principe d’une pensée
chrétienne, c’est-à-dire d’une pensée humaine enracinée dans le Christ20, par opposition à
la ratio, principe du rationalisme, c’est-à-dire d’une pensée qui affirme l’autonomie
critique de la pensée humaine contre l’autorité de la foi.
Le slovo, dans sa dimension poétique, se trouve ainsi être riche de toute cette
polysémie, qui devient elle-même un formidable matériel poétique. Les poètes
interprètent de manière métaphorique les différentes représentations magique,
philosophique et théologique du slovo, dans une intuition toutiste qui leur défend tout
effort de distinction et de rigueur conceptuelle, mais qui au contraire unifie tout le champ
sémantique de la parole et du dire, représentés par les noms jazyk, reč’, narečie, rečenie,
imja, glagol, vyraženie, les verbes nazyvat’, prizyvat’, vyzyvat’, imenovat’, narekat’,
vyražat’, govorit’, vyskazyvat’... C’est que leurs critères d’emploi des vocables sont des
critères esthétiques, et non logiques, visant au métaphorisme, et non à la discursivité.
Notre traduction française, au contraire, cherchera à débrouiller le sens que chaque
vocable prend dans chacun de ses emplois particuliers, ce qui rend impossible une
traduction terme à terme, et privilégie au contraire l’unité sémantique de la phrase et du
discours. La notion de slovo sera donc susceptible de prendre, suivant son emploi, les sens
20
cf Jean, 15,5 : « Je suis la vigne, vous êtes les sarments : celui qui demeure en moi et en qui je demeure,
celui-là portera du fruit en abondance car, en dehors de moi, vous ne pouvez rien faire. », Traduction
Oecuménique de la Bible, Alliance Biblique Universelle, le Cerf, 1994.
7
de vocable, langue, verbe, parole, ou discours, distingués à partir de la terminologie
linguistique contemporaine, puis nuancés selon leur écho théologique, qui est le plus
souvent présent dans l’emploi qu’en font les poètes.
Le terme « vocable » sera employé au sens de son ou groupe de sons articulés doués
de sens, et formant donc la plus petite unité de la langue. Il sera préféré au terme commun
de « mot » du fait de sa profondeur étymologique : en effet, « mot » dérive du latin
« mutus » signifiant un bruit de voix sans signification, alors que « vocable » dérive de
« vocare », au sens d’appeler, nommer, invoquer21. La traduction de slovo par « vocable »
souligne donc mieux l’union de son et de sens qui caractérise tout élément du langage, et
qui constitue précisément le matériel de la poésie. Les termes de « langue » et « parole »
seront employés selon la distinction saussurienne qui oppose la parole, phénomène
individuel du langage, à la langue, phénomène social. La langue est ainsi considérée dans
son existence potentielle, alors que la parole en est l’actualisation par un locuteur. La
traduction de slovo par « parole » insiste donc sur le procès d’énonciation ; la traduction
par « discours » prolonge le sens saussurien de « parole » en insistant au contraire sur le
résultat de ce procès. Suite à l’analyse de Benvéniste22, on distinguera donc en français
trois étapes que la notion russe de slovo réunit : la langue, qui précède l’énonciation, la
parole, qui constitue l’énonciation, et le discours, résultat de l’énonciation, qui est une
réalisation de la langue. Quant au terme de « verbe », il sera employé conformément à son
emploi en latin ecclésiastique qui traduit le grec λόγος, tout comme le russe slovo. Attesté
au sens de « parole », il est surtout riche de son sens théologique. C’est donc par choix
esthétique qu’il traduira souvent slovo, le sens chrétien de ce dernier étant souvent
convoqué et métaphorisé par les poètes. De même la traduction par « parole » sera
motivée autant par choix linguistique qu’esthétique, les poètes ravivant également dans
slovo le sens de « Parole créatrice de Dieu », à laquelle ils relient métaphoriquement toute
parole poétique.
21
Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey, Paris, le Robert, 1992.
22
E. Benvéniste, Problèmes de linguistique générale, II, (chapitre V « l’Appareil formel de
l’énonciation »), Paris, Gallimard, 1966, p. 81
8
d’autres termes, c’est le statut de la nomination et de la prédication poétiques qui est au
coeur des discussions. C’est dans cette perspective que, conjointement à la réflexion de
penseurs philosophes et théologiens sur la langue, le nom et le verbe, se développe une
réflexion théorique de poètes cherchant à élucider la spécificité de l’art qu’ils pratiquent :
la poésie.
A cet enjeu poétique est intimement lié un enjeu ontologique : la pratique poétique
révèle en effet la question fondamentale de la relation de la parole à l’être. La poésie est
en quête de plénitude : en refusant la fonction de communication du langage, la parole
poétique s’oriente vers l’essence. L’enjeu de la poésie devient son authenticité ; la valeur
de la parole poétique dépend du critère absolu de la vérité ; se crée alors le mythe de la
valeur intrinsèque de la parole, quand elle ne peut en fait dépendre que de son locuteur,
donc du poète23. L’enjeu ontologique de la parole poétique est donc ultimement un enjeu
éthique : la poésie exhibe essentiellement la question de la relation entre l’homme et la
parole. Celle-ci est avant tout une réalité humaine ; comme l’homme, elle est une union
du physique et du métaphysique, elle est la porte d’entrée de la totalité de l’univers
humain. En défendant la dignité du slovo, à la fois exprimé par le sujet poète et adressé à
l’autre du poète qu’est son lecteur, l’Âge d’Argent se met ultimement au service de la
dignité de l’homme, pour lequel la parole poétique est parole de vie. De ce point de vue, il
ne fait que prolonger, à un niveau désormais existentiel et non plus social, la tradition
humaniste de la littérature russe.
Les discussions poétiques de l’Âge d’Argent sont cependant loin d’être univoques :
dans le contexte de polémique esthétique entre les différents mouvements symboliste,
futuriste et acméiste au début des années dix, puis à l’intérieur du post-symbolisme au
tournant des années vingt, la question du statut du verbe poétique est abordée, voire
débattue avec ampleur, dans nombre d’écrits théoriques de poètes, tout en étant également
au centre de la création poétique elle-même, suscitant l’important développement du
genre métapoétique. C’est parmi ces deux types de textes que nous avons choisi les
oeuvres de notre corpus, selon le double critère chronologique et générique. Quant à la
théorie poétique, nous étudierons les textes symbolistes de K. Bal’mont, la Poésie comme
24 25
enchantement , A. Blok la Poésie des conjurations et des incantations , A. Belyj la
23
voir à ce sujet G. Gusdorf, la Parole, Paris, PUF, 1953.
24
K. Bal’mont, Poèzija kak volšebstvo, Moskva, Skorpion, 1915.
9
26 27 28
Magie des vocables , Glossolalie et V. Ivanov, les Préceptes du symbolisme ,
29 30
Pensées du symbolisme , Notre langue ; les textes futuristes d’A. Kručenyx les
31 32
Nouvelles voies du verbe , la Déclaration du verbe en tant que tel , V. Livšic la
Libération du verbe 33, et V. Xlebnikov, Nos principes 34, associés à ceux de V. Šklovskij
la Résurrection du verbe 35, De la poésie et de la langue d’outre-entendement 36, et à ceux
de B. Pasternak, la Réaction de Wasserman 37, la Coupe noire 38 et Quelques positions 39 ;
ainsi que les textes d’O. Mandel’štam le Matin de l’acméisme 40, le Verbe et la culture 41,
De la nature du verbe 42, auxquels s’ajoute enfin celui de M. Cvetaeva l’Art à la lumière
de la conscience 43.
25
A. Blok, « Poèzija zaklinanij i zagovorov » (1906), Sobranie sočinenij t. V, Moskva / Leningrad, Izdanie
xudožestvennoj literatury, 1962.
26
A. Belyj, « Magija slov » (1910), Kritika. Èstetika. Teorija simvolizma. T. 1, Moskva, Iskusstvo, 1994.
27
A. Belyj, Glossolalija. Poèma o zvuke, Berlin, 1922.
28
V. Ivanov, “Zavety simvolizma” (1910), Rodnoe i vselenskoe, Moskva, Respublika, 1994.
29
V. Ivanov, « Mysli o simvolizme » (1912), ibid.
30
V. Ivanov, « Naš jazyk » (1918), ibid.
31
A. Kručenyx, “Novye puti slova” (1913), Manifesty i programmy russkix futuristov, Wilhelm Fink
Verlag, 1967.
32
A. Kručenyx, “Deklaracija slova kak takovogo” (1913), Literaturnye manifesty ot simvolizma k oktjabrju.
Sbornik materialov. Paris, Mouton, 1969.
33
V. Livšic, “Osvoboždenie slova” (1913), Manifesty i programmy russkix futuristov, Wilhelm Fink
Verlag, 1967.
34
V. Xlebnikov, “Naša osnova” (1920), Sobranie sočinenija v 4 tomax, t.3, Wilhelm Fink Verlag, 1972.
35
V. Šklovskij, “Voskrešenie slova” (1914), Gamburgskij ščet, Moskva, Soveckij pisatel’, 1990.
36
V. Šklovskij, “O poèzii i zaumnom jazyke” (1916), ibid.
37
B. Pasternak, « Vassermanova reakcija » (1914), Sobranie sočinenij v 5-ti tomax, t.4, Moskva,
Xudožestvennaja literatura, 1991.
38
B. Pasternak, « Černyj bokal » (1915), ibid.
39
B. Pasternak, “Neskol’ko položenij « , ibid.
40
O. Mandel’štam, « Utro akmeizma » (1913), Sobranie sočinenij v 5 t., Moskva, Art Biznes Centr, 1993.
41
O. Mandel’štam, “Slovo i kul’tura” (1921), ibid.
42
O. Mandel’štam, “O prirode slova” (1922), ibid.
43
M. Cvetaeva, “Iskusstvo pri svete sovesti” (1932), Sočinenja v dvux tomax, Moskva, “Xudožestvennaja
literatura”, 1984.
44
P. Florenskij, Stolp i utverždenie Istiny (1914), Moskva, AST, 2003.
45
P. Florenskij, U vodorazdelov mysli, „Mysl’ i jazyk“ (1918), P. Florenskij, Sočinenija. t.3(1), Moskva,
Mysl’, 2000.
46
V. Ern, Bor’ba za logos (1911), V. Ern, Sočinenija, Moskva, Pravda, 1991.
47
S. Bulgakov, Filosofija imeni (1918-1922), Moskva, Iskusstvo / Sankt Peterburg, Inapress, 1999.
10
des textes théoriques poétiques sera accompagnée de l’étude de la mise en oeuvre du
verbe poétique dans les poèmes : seront privilégiés les poèmes donnant lieu à une
48
interprétation métapoétique, tels que « la Musique » de Bal’mont , « la Bouche de
l’aurore »49, « la Naissance de la poésie »50, « la Langue »51 d’Ivanov, « le Verbe »52 de
Belyj, « le Verbe »53 de Gumilev, « Aujourd’hui encore sur l’Athos... »54, « Silentium »55,
« Solominka »56, « Prends, de mes mains, pour ta joie... »57 de Mandel’štam, « la
Finlande »58 d’E. Guro, « Go osneg kajd »59 de Kručenyx, « la Sagesse prise au piège »,
« Dans l’or la herse le soir le corbeau volait... » et « Trois amarres » de V. Xlebnikov 60,
61
« La ronde du soleil » de Božidar , « Et pourtant... »62 de V. Majakovskij,
« Improvisation », « Laissons choir les vocables... »63 de Pasternak, » la Langue »,
« Allez-vous en ! Ma voix est muette »64 de M. Cvetaeva.
48
« Muzyka », Belyj zodčij (1913), K. Bal’mont, Stixotvorenija, Leningrad, Sovetskij pisatel’, 1969.
49
« Usta zari » (1912), V. Ivanov, Lirika, Minsk, Xarvest, 2000.
50
« Roždenie poèzii » (1915-16), V. Ivanov, Sobranie sočinenij, t.IV, Bruxelles, Foyer Oriental Chrétien,
1987.
51
« Jazyk » (1927), V. Ivanov, Stixotvorenija, poèmy, tragedii, kn.1-2, Novaja biblioteka poèta, Sankt
Peterburg, 1995.
52
« Slovo » (1919), A. Belyj, Stixotvorenija i poèmy, Leningrad, Sovetskij pisatel’, 1967.
53
« Slovo » (1919), N. Gumilev, Stixotvorenija i poèmy, Leningrad, Sovetskij pisatel’, 1988.
54
« I ponyne na Afone... », Kamen’ (1915), O. Mandel’štam, Sobranie sočinenij v 5 t., Moskva, Art Biznes
Centr, 1993.
55
« Silentium », Kamen’ (1910), ibid.
56
« Solominka », Tristia, (1916), ibid.
57
« Voz’mi na radost’ iz mojix ladonej... », Tristia, (1916), ibid.
58
« Finlandija » (1913), Poèzija russkogo futurizma, Novaja biblioteka poèta, Sankt-Peterburg, 1999.
59
« Go osneg kajd » (1913), ibid.
60
“Mudrost’ v sylke”, ibid.,“V zolote borona večera voron letel…”, “Tri čala”, V. Xlebnikov, Sobranie
sočinenij IV, Wilhelm Fink Verlag, München, 1971.
61
« Solncevoj xorovod », Poèzija russkogo futurizma, Novaja biblioteka poèta, Sankt-Peterburg, 1999.
62
« A vse-taki... », V. Majakovskij, Sočinenija v dvux tomax, Moskva, Pravda, 1987.
63
« Improvizacija », Poverx bar’jerov, 1915, “Davaj ronjat’ slova…”, Sestra – moja žizn’ (1917), B.
Pasternak, Sobranie sočinenij v 5-ti tomax, Moskva, Xudožestvennaja literatura, 1991
64
“Molv’ ”, M. Cvetaeva, Izbrannye proizvedenija, Moskva-Leningrad, 1965, “Idite že! Moj golos nem…”,
M. Cvetaeva, Sočinenija v dvux tomax, tom 1, Sostavlenie, podgotovka teksta i kommentarii A. Saakjanc,
Moskva, Xudožesvtennaja literatura, 1980.
11
christianisme qui s’y manifeste : il s’agira de montrer que ces deux dimensions héllenique
et chrétienne de la culture russe sont transmuées en catégories esthétiques qui, à
l’intérieur d’une tradition de sacralisation de la poésie, informent toute la réflexion des
poètes sur le verbe poétique. La deuxième partie sera précisément le lieu de l’étude des
différentes conceptions du verbe poétique telles qu’elles émergent des discussions
polémiques opposant symbolistes et post-symbolistes. Tout en soulignant l’évolution des
poétiques à l’Âge d’Argent, du symbolisme aux futurismes et à l’acméisme, il s’agira
aussi de montrer leur solidarité quant aux enjeux majeurs de cette réflexion. Alors que la
première partie sera davantage orientée vers les écrits philosophiques et théologiques sur
le verbe et la parole, la deuxième et la troisième partie seront au contraire essentiellement
consacrées aux écrits des poètes. La troisième partie se concentrera justement sur la mise
en oeuvre du verbe dans leurs discours théoriques et poétiques : c’est alors le statut du
discours poétique dans sa totalité qui sera envisagé, et tout d’abord le statut de la
métaphore, comprise au sens étymologique de « transport », ou « détour du sens », qui
sera considérée comme le principe constructif du discours poétique. Cette étude sera
l’occasion d’exposer les véritables mythologies du verbe poétique qui s’élaborent à l’Âge
d’Argent ; son enjeu sera la présentation d’une logique poétique spécifique, fondée sur le
métaphorisme, qui s’affirme à l’Âge d’Argent en rivale de la logique discursive dans la
quête de la justice et de la vérité.
12
PARTIE I : HISTORICITE DE LA QUESTION DU STATUT
DU VERBE POETIQUE
Chapitre 1 : Hellénisme de l’Âge d’Argent
Cette réflexion sur la pensée grecque semble en fait être le signe d’une quête identitaire
cherchant à établir une filiation entre la Russie et l’Antiquité grecque puis chrétienne. Dans ce
contexte, ce sont deux aspects fondamentaux de la philosophie grecque qui sont repensés et
pour ainsi dire actualisés : la pensée du Logos, qui s’enracine aux origines de la philosophie
grecque et se développe jusqu’à faire le lien avec la pensée théologique chrétienne du Logos
incarné, et la vision du monde platonicienne, fondement de l’idéalisme qui imprègne l’Âge
d’Argent. Ce renouveau de la pensée grecque apparaît alors comme une tentative d’auto-
définition de la Russie de l’Âge d’Argent qui chercherait à affirmer l’identité à la fois
hellénique et chrétienne de la pensée russe, et métonymiquement, de la Russie elle-même.
Dans cette perspective, la réflexion sur le statut du logos poétique qui est au coeur des
débats esthétiques et poésiologiques de l’Âge d’Argent s’inscrit donc le cadre plus large d’un
questionnement général sur la culture russe, dont l’enjeu n’est rien moins qu’une quête
identitaire et ontologique.
a. La crise du sens
La Russie de l’Âge d’Argent vit une période de crise du sens, qui se manifeste tant dans
le domaine littéraire que dans le domaine philosophique. Berdjaev, dans son ouvrage la
65
Le versant hellénique de la culture russe a été mis en lumière, notamment en ce qui concerne l’Âge d’Argent,
par le recueil Présences grecques dans la pensée russe, sous la direction d’A. Charles-Saget, Université Paris X-
Nanterre, 2000.
14
Philosophie de la liberté daté de 191166, définit la crise de la philosophie dans les termes
suivants :
La crise du sens est ici présentée comme la conséquence de la rupture qu’a opérée la
pensée positiviste entre la connaissance et l’être. En réaction contre le positivisme, l’Âge
d’Argent apparaît comme une période de renouveau de la métaphysique, et notamment à
travers un ressourcement de la pensée russe à la fois dans la tradition de l’idéalisme
platonicien, et dans la tradition chrétienne orientale, caractérisée par son christocentrisme, ou
logocentrisme. C’est ainsi que le questionnement ontologique qui est au fondement de la
quête du sens se manifeste par un retour à la notion du Logos, appréhendée dans sa dimension
à la fois antique et chrétienne.
66
N.A. Berdjaev, Filosofija svobody, Moskva, Svarog i K, 1997, p. 16.
67
Le terme meonizm, ainsi que ses dérivés, sera traduit par « méontisme », en référence aux notions attestées en
français d’ « ontisme », « ontologie », etc.
68
S.N. Trubeckoj, Učenie o Logose v ego istorii, Moskva, Ast-Folio, 2000.
69
P.P. Gajdenko, « Konkretnyj idealizm S.N. Trubeckogo », S.N. Trubeckoj, Sočinenija, Mysl’, Moskva, 1994.
15
contraire toute compatibilité entre pensée rationnelle et révélation. Explicitant la position de
Trubeckoj, P. Gajdenko écrit :
a. Présentation
Dès son introduction, S. Trubeckoj présente clairement son propos : analyser le concept
de Logos et élucider quel type de filiation relie le Logos chrétien au Logos antique, présentés
comme les deux fondements de la culture européenne.
« Le concept de Logos est lié à la philosophie grecque, dans laquelle il est apparu, et à la
théologie chrétienne, dans laquelle il s’est imposé. De quelle manière le christianisme a-t-il
assimilé ce concept pour exprimer sa propre idée religieuse, et dans quelle mesure lui
correspond-il réellement, telle est la question historique et philosophique d’une extrême
importance à laquelle est consacrée la présente étude. Les lumières grecques et le christianisme
70
Op.cit., p. 10
71
Nous empruntons ce concept, en le transposant au domaine de la culture toute entière, à G. Florovskij, qui
écrit: « La pensée théologique russe doit encore passer par l’école la plus rigoureuse de l’hellénisme chrétien »,
Puti russkogo bogoslovija Paris, Ymca-press, 1988, p. 509
72
S.N. Trubeckoj, Učenie o Logose v ego istorii, Moskva, Ast-Folio, 2000, p. 9
16
sont au fondement de toute la civilisation européenne ; quelle est le lien intime entre ces deux
principes ? »
Trubeckoj définit tout d’abord le terme λόγος tel qu’il apparaît aux origines de la pensée
grecque, et insiste sur sa grande polysémie73 : le logos signifie à la fois la parole en tant que
forme verbale et en tant que sens, ainsi que la pensée elle-même.
« λόγος, слово, происходит от λέγειν – говорить ; логос означает слово или речь, то,
что сказано, что говорится, причем этот термин может обозначать как форму, так и
содержание речи, ее смысл или связь отдельных частей (отделньое слово есть ρήµα –
речение) ; впоследствии он означает и самую мысль, выражающуюся в речи. »
« λόγος, parole, vient de λέγειν – parler ; logos signifie parole ou discours, ce qui est prononcé,
ce qui est dit, de plus ce terme peut signifier à la fois la forme et le contenu du discours, son sens,
ou le lien entre ses différentes parties (un vocable isolé est une parole – ρήµα) ; plus tard il signifie
aussi la pensée même qui est exprimée dans le discours. »
Trubeckoj montre ensuite dans quel jeu oppositif entre la notion de logos, avant
d’indiquer le sens philosophique de « raisonnement » qu’elle a finalement pris. Ju. S.
Stepanov, dans son article consacré au Logos74, résume clairement l’approche que donne
Trubeckoj des relations sémantiques entre les termes de λόγος, µυθος et έπος. Le terme
« έπος » signifiait la parole en tant qu’union de son et de sens, le terme « µυθος » caractérisait
la parole essentiellement du point de vue de son contenu, signifiant ainsi discours (reč’), et de
là, mythe (mif). Quant au terme de « λόγος », il était d’abord employé au sens de « paroles
trompeuses » (l’stivye, ložnye, pustye slova), avant de finalement l’emporter sur les autres
termes et de signifier au contraire « parole vraie » (istinnoe slovo). Ce n’est donc que petit à
73
S.N. Trubeckoj, Učenie…, op.cit., p. 20
74
Ju. S. Stepanov, « Slovo » (Stat’ja iz slovarja konceptov («konceptuarija ») russkoj kul’tury), Russkaja
slovesnost’. Antologija, pod. red. V.P. Neroznaka, Moskva, “Academia”, 1997.
17
petit que le terme λόγος a pris le sens de parole raisonnée (razumnoe slovo), puis de
raisonnement (rassuždenie). A propos du sens philosophique du terme logos, Trubeckoj
écrit :
« Le logos contenant une « vérité ontique » reconnaît le caractère un, éternel et immuable des
choses, la « nature » une qui est à la base de tout, en lieu et place des faux dieux
anthropomorphes. Ainsi, le logos de la nature s’oppose au mensonge. C’est le monde qui est le
contenu de ce « logos »-là, le monde et sa construction, ses causes, sa loi. Il cherche à
comprendre l’univers dans son unité, distingué de la multiplicité visible des apparences. »
Il montre ici que, dès son origine en tant que concept philosophique, le Logos induit une
réflexion ontologique. Il rappelle ainsi la portée fondamentale de l’ontologie de Parménide
qui ne pense le logos que dans sa corrélation avec l’être. Le logos, en tant que parole et
pensée tout à la fois, poserait donc l’identité entre le discours et l’objet sur lequel il porte :
l’être ; il serait donc, selon l’expression de L. Jerphagnon76, « l’Etre lui-même qui se dit,
chassant de soi tout ce qui s’en prétendrait distinct ». Par cet ancrage dans la pensée de
Parménide, Trubeckoj semble aussi donner sens au renouveau de la pensée du Logos à l’Âge
d’Argent, qui est précisément en quête d’un fondement métaphysique du monde et de
l’homme.
Après ce rappel des origines de la notion, Trubeckoj met essentiellement l’accent sur la
pensée de la période hellénistique, et tout d’abord, sur la pensée stoïcienne, du fait de sa
grande influence culturelle durant toute la période, jusque sur la théologie des premiers Pères
de l’Eglise chrétienne. Trubeckoj souligne ainsi l’importance, dans la généalogie du concept,
de la définition stoïcienne du Logos comme principe universel, Raison universelle, et comme
principe de la connaissance véritable, en insistant sur le fait que cette représentation du Logos
sera réactualisée dans la pensée chrétienne du Logos incarné.
« На знамени стоицизма значился Разум, универсальный разум, или Логос, как мировой
принцип, зиждущий вселенную, и как принцип истинного знания и истинного
человеческого поведения. Для нас стоики имеют величайшее значение уже по одному
75
S.N. Trubeckoj, op.cit., p. 22
76
L. Jerphagnon, Histoire de la pensée. Philosophes et philosophies. 1. Antiquité et Moyen-Age, Paris,
Tallandier, 1989, p. 64
18
тому, что у них впервые термин « логос » получает неизменный смысл универсального,
77
вселенского разума. »
« L’étendard du stoïcisme arborait la Raison, raison universelle, ou Logos, en tant que principe
mondial sur lequel se fonde l’univers, et en tant que principe de connaissance vraie et de
comportement humain authentique. Pour nous les stoïciens ont une immense signification du seul
fait qu’avec eux, pour la première fois, le terme « logos » reçoit son sens immuable de raison
universelle. »
Dans la perspective d’une étude de la filiation reliant Logos antique et Logos chrétien,
Trubeckoj insiste ensuite longuement sur le rôle central de la pensée de Philon d’Alexandrie.
77
S.N. Trubeckoj, op.cit., p. 49
78
ibid., p. 59
19
Toutefois, fidèle au Dieu de Moïse, Philon n’accepte pas la conception du Logos comme
principe universel : le Logos ne peut être que subordonné à Dieu.
Pour Philon donc, le Logos est compris comme énergie divine. Il n’est plus un principe
abstrait, mais un médiateur personnel entre Dieu et le monde, et préfigure ainsi la pensée du
Logos incarné.
« 1) подобно силам, Логос есть энергия Божества или сумма Его энергий (...). 2) Он
есть связь мира, его внутренний закон и вместе как бы его душа, которая проницает
все вещи, различает и разделяет их (λ. τοµεύς) и образует конкретные виды существ,
взирая на их вечные, идеальные праобразы. (...) 3) Наконец, Логос есть тварно-личный
посредник между Богом и миром, между нерожденным и сотворенным (ούτε αγέννητος ως ό
Θεός ούτε γεννητός ως ηµεις) (Quis rer. Div. Haeres. 42) ; он есть « орган творения и
откровения », « первородный Сын Божий », верховный архангел, великий Первосвященник
79
Божий, Мельхиседек – царственный священник. »
« 1) De même que les puissances, le Logos est l’énergie de Dieu, ou la somme de Ses
énergies (...). 2) Il est le lien du monde, sa loi intérieure, et en même temps comme son âme, qui
pénètre toutes les choses, les distingue et les divise (λ. τοµεύς) et forme les aspects concrets des
êtres en regardant leurs prototypes éternels, idéaux. (...) 3) Enfin, le Logos est un médiateur créé
et personnel entre Dieu et le monde, entre l’inengendré et le créé (ούτε αγέννητος ως ό Θεός ούτε
γεννητός ως ηµεις) (Quis rer. Div. Haeres. 42) ; il est « l’organe de la création et de la révélation »,
« Fils premier-né de Dieu », archange suprême, Grand-prêtre de Dieu, Melchisédek, prêtre
royal. »
79
ibid., p. 152
80
Philon D’Alexandrie, De Confusione linguarum, introduction, traduction, notes par J.-G. Kahn, Paris, Cerf,
1963, p. 123.
81
P.P. Gajdenko, « Konkretnyj idealizm S.N. Trubeckogo », op.cit.
82
Jean 1,1, Traduction Oecuménique de la Bible, Alliance biblique universelle – le Cerf, 1994.
20
la conception stoïcienne du Logos, principe universel, la foi chrétienne, fondée sur
l’Incarnation divine, va au contraire réaliser cette synthèse. C’est ainsi l’Incarnation qui
réconcilie la raison grecque et la foi monothéiste, Athènes et Jérusalem, en définissant Jésus–
Christ, Fils de Dieu comme Logos éternel, principe universel, et Logos incarné, principe
personnel.
« Ииcус есть предвечный Логос, слово, без которого « ничтоже бысть, еже бысть » ;
Он есть предвечный свет, освещающий всякого человека, приходящий в мир ; Он есть
83
« жизнь », Он – единородный Сын Божий, наконец, Он – Бог (θεός, не ο θεός). »
« Jésus est le Logos d’avant les siècles, la parole sans laquelle « rien de ce qui fut ne fut » ; Il
est la lumière éternelle, éclairant tout homme venant dans le monde ; Il est la « vie », Il est le Fils
unique de Dieu , enfin, Il est Dieu (θεός, не ο θεός). »
La réflexion sur le Logos qui caractérise l’Âge d’Argent révèle une communion de
préoccupations entre philosophes et poètes. Ainsi est-ce en grande partie une pensée poétique
du Logos qui va prendre le relais de la pensée philosophique pour affirmer l’identité
hellénique et chrétienne de la culture russe de l’Âge d’Argent. Alors que la Doctrine du
Logos dans l’histoire de Trubeckoj ouvre le siècle, c’est essentiellement la deuxième décennie
du siècle, et le début des années vingt, qui voient se développer une pensée poétique du Logos
se réclamant d’une tradition hellénique. En effet, l’hellénisme est au coeur de la pensée,
comme de la poétique, de deux poètes emblématiques de l’Âge d’Argent : Vjačeslav Ivanov
et Osip Mandel’štam. Tous deux mènent une réflexion sur la langue russe, et, bien que leurs
83
S.N. Trubeckoj, op.cit., p. 420
21
vues divergent, tous deux définissent à leur manière la langue et la culture russes comme
l’incarnation actuelle de la langue et de la culture helléniques.
En 1918, V. Ivanov publie l’article « Notre langue »84 dans lequel il s’oppose
violemment à la réforme de l’orthographe défendue par le pouvoir bolchévik, au nom de
l’intégrité et de la spiritualité de la langue russe. Or c’est justement la nature hellénique de la
langue russe qu’il cherche à défendre, en tant qu’elle fait de la Russie l’héritière de la culture
grecque. Pour Ivanov, c’est le slavon d’Eglise qui porte la marque de la langue grecque et la
transmet à la langue russe dans son ensemble.
Dans cette description de la langue russe, le logos slave porte en lui le logos grec qui l’a
informé. La langue russe apparaît donc comme l’héritière de la langue grecque ; bien plus, cet
héritage semble être une élection, qui lui confère justement pour mission de porter cet
héritage. C’est au nom de cette mission qu’Ivanov s’élève donc contre une réforme de
l’orthographe qui anéantirait la présence hellénique dans la langue russe. Le champ lexical de
l’empreinte, de la communion, de la consubstantialité, tend à faire véritablement du logos
russe une épiphanie du logos grec, et par là, de toute la culture hellénique. Certes, c’est avant
tout l’héritage orthodoxe qu’Ivanov a en vue, mais celui-ci subsume pour lui toute la culture
hellénique : dans cette communion des langues slave et hellénique, c’est finalement toute la
Russie qui devient « logophore » et fait vivre l’hellénisme.
84
V. Ivanov, « Naš jazyk », Rodnoe i vselenskoe, Moskva, Respublika, 1994.
85
Ibid., p. 398
22
Bien que les présupposés de Mandel’štam soient différents, son analyse de la langue
russe aboutit également à l’affirmation d’une culture russe logophore.
Dans l’essai « De la nature du verbe »86, écrit en 1920-22, Mandel’štam définit la nature
hellénique de la langue russe de la manière suivante :
« La langue russe est une langue hellénistique. Du fait de toute une série de conditions
historiques, les forces vivantes de la culture hellénique, cédant l’Occident aux influences latines et
s’installant pour longtemps dans une Byzance sans enfants, ont afflué dans le giron de la parole
russe, lui communiquant le secret assuré de la vision du monde hellénistique, le secret de la libre
incarnation, et c’est pourquoi la langue russe est justement devenue chair résonnante et
parlante. »
86
O. Mandel’štam, « O prirode slova », Sobranie sočinenij v IV tomax, t.2, Moskva, “Terra”, 1991.
87
Ibid., p.245
88
C. Frioux, « l’Hellénisme de Mandel’štam », Présences grecques dans la pensée russe, op. cit.
89
L’expression est de C. Frioux, op. cit.
23
mais dans un sens non plus mystique, mais concret, Mandel’štam affirme donc une culture
russe logophore.
Ainsi, la pensée du Logos qui se développe dans la Russie de l’Âge d’Argent, tant chez
les philosophes que chez les poètes, met au jour un double questionnement ontologique et
identitaire, tout en lui apportant une réponse : c’est par un ressourcement dans la culture
grecque antique, qui se traduit par une nouvelle hellénisation de la culture russe, que celle-ci
cherche à surmonter la crise du sens qui caractérise le début du siècle. C’est dans une même
perspective que l’Âge d’Argent, à la suite de V. Solov’jev, va redécouvrir Platon.
B. Redécouverte de Platon
L’hellénisme de l’Âge d’Argent est rendu manifeste par le renouveau d’intérêt porté à la
philosophie platonicienne, et plus précisément à la vision du monde qu’elle propose. L’Âge
d’Argent est en effet caractérisé par son idéalisme, et s’inscrit par là dans une longue
tradition platonicienne, relayée essentiellement par la lecture qu’en fait V. Solov’jev au
tournant du dix-neuvième et du vingtième siècle.
La vision du monde fondatrice de l’Âge d’Argent est sans aucun doute celle que prônent
les tenants du symbolisme, qu’ils représentent un symbolisme philosophique, comme P.
Florenskij ou S. Bulgakov, ou un symbolisme poétique, comme V. Ivanov. En effet, comme
le souligne V. Zen’kovskij90, la pensée du début du XXe siècle est caractérisée par sa
polarisation entre sécularisme d’un côté, et philosophie religieuse de l’autre. C’est ainsi qu’un
idéalisme d’inspiration platonicienne, caractérisé par son « ontologisme », et ses « intuitions
de l’être », se développe en réaction contre le positivisme hérité du dix-neuvième siècle.
90
V.V. Zen’kovskij, Istorija russkoj filosofii, t.2, Rostov na Donu, Feniks, 1999, p.8-9
24
dualisme qui s’ensuit, est-elle au fondement de la vision du monde symboliste. A cette
opposition fondamentale du monde sensible au domaine des formes intelligibles se trouve
corrélée une série de couples antithétiques qui sont autant de qualifications de ces deux degrés
de l’être. Platon oppose ainsi le bas au haut, l’image à son modèle, le phénomène à l’essence,
le reflet à la réalité vraie qui est le seul fondement ontologique : ce sont autant de distinctions
que reprend l’idéalisme symboliste qui fait sienne l’interprétation que Platon donne de
l’image de la caverne, au livre VII de la République91, pour traduire l’enfermement trompeur
des hommes dans un monde sensible inauthentique.
« Peux-tu croire en effet que des hommes dans leur situation, d’abord, aient eu d’eux-mêmes
et les uns des autres aucune vision, hormis celle des ombres que le feu fait se projeter sur la paroi
de la caverne qui leur fait face ? (…) Et maintenant, s’ils étaient à même de converser entre eux,
ne croiras-tu pas qu’en nommant ce qu’ils voient ils penseraient nommer les réalités mêmes ? –
Forcément. (…) Dès lors, les hommes dont telle est la condition ne tiendraient, pour être le vrai,
absolument rien d’autre que les ombres projetées par les objets fabriqués. »
« Ce lieu qui se trouve au-dessus du ciel, aucun poète, parmi ceux d’ici-bas, n’a encore chanté
d’hymne en son honneur, et aucun ne chantera en son honneur un hymne qui en soit digne. Or
voici ce qui en est : car, s’il se présente une occasion où l’on doive dire la vérité, c’est bien
lorsqu’on parle de la vérité. Eh bien ! l’être qui est sans couleur, sans figure, intangible, qui est
réellement, l’être qui ne peut être contemplé que par l’intellect – le pilote de l’âme -, l’être qui est
l’objet de la connaissance vraie, c’est lui qui occupe ce lieu. Il s’ensuit que la pensée d’un dieu, qui
se nourrit d’intellection et de connaissance sans mélange – et de l’aliment qui lui convient -, se
réjouit, lorsque, après un long moment, elle aperçoit la réalité, et que, dans cette contemplation de
la vérité, elle trouve sa nourriture et son délice, jusqu’au moment où la révolution circulaire la
93
ramène au point de départ. »
91
Platon, la République (515 a-c), Oeuvres complètes, traduction et notes établies par L. Robin, avec la
collaboration de M.J. Moreau, Paris, Gallimard, 1950, p. 1102-1103
92
Platon, Phèdre, traduction, introduction, notes par L. Brisson, Paris, Flammarion,1989.
93
ibid., (247c), p.120
25
l’Âge d’Argent, cette expérience sensible unit mystique et poésie dans un même élan
gnoséologique.
b. L’héritage de Solov’jev
C’est V. Solov’jev qui est à la source d’une renaissance du platonisme en Russie dès la
fin de dix-neuvième siècle. En 1898, en effet, il publie à la fois un article consacré à Platon
dans l’encyclopédie Brockhaus et Efron, et un ouvrage, le Drame de la vie de Platon, tandis
qu’en 1899 paraissent ses premières traductions de nombre de dialogues platoniciens,
précédées d’un essai sur la pensée de l’auteur. Comme le montre W.E. Helleman94, Solov’jev,
dans le Drame de la vie de Platon, interprète l’idéalisme platonicien en relativisant son
dualisme au moyen d’une valorisation de la notion de médiation entre les deux niveaux de
l’être. A partir d’une lecture du Phèdre et du Banquet, Solov’jev fait de l’Amour, et non du
Bien, la caractéristique essentielle du principe divin, et développe la pensée platonicienne de
l’Eros médiateur entre le monde sensible et le monde intelligible. Dans une perspective
chrétienne qui rappelle la méthode de la praeparatio evangelica des Pères de l’Eglise, il fait
de l’Eros platonicien un précurseur de la divinité humaine du Christ (Bogočelovek), vrai
médiateur entre Dieu et les hommes... Cette interprétation de l’Eros médiateur sera reprise,
sur un mode poétique, par V. Ivanov, qui, lui, rapproche Eros et Logos.
94
W.E. Helleman, « Solovyov’s Plato », Solov’jevskij sbornik, Materialy meždunarodnoj konferencii “V.S.
Solov’jev i ego filosofskoe nasledie”, 28-30 avgusta 2000 g., pod red. I.V. Borisovoj i A.P. Kozyreva, Moskva,
Fenomenologija – germenevtika, 2001.
95
V.I. Ivanov, « Zavety simvolizma », Rodnoe i vselenskoe, Moskva, Respublika, 1994.
96
Ibid., p. 181
26
Dans une perspective poétique, et non pas seulement cognitive, Ivanov ajoute aussi que
la tâche de la poésie symboliste est justement de rendre compte de ce dualisme :
« …la représentation de la poésie comme reflet d’un double mystère, reflet du monde des
phénomènes et du monde des essences…»
« Eros est un intermédiaire entre le mortel et l’immortel. (…) Et, comme il se trouve à mi-
chemin entre les dieux et les hommes, il contribue à remplir l’intervalle, pour faire en sorte que
chaque partie soit liée aux autres dans l’univers. De lui procède la divination dans son ensemble,
l’art des prêtres touchant les sacrifices, les initiations, les incantations, tout le domaine des oracles
99
et de la magie. »
En soulignant la place de médiateur occupée par Eros, Diotime fait dépendre de lui
toute les paroles magiques et les prières, qui sont autant de ponts entre le monde humain et le
monde divin. Or Ivanov assimile justement la langue poétique symbolique à la langue sacrée
des prêtres ; c’est donc naturellement que, selon le principe d’analogie, il écrit dans « Pensées
du symbolisme »100 :
« La représentation platonicienne des voies de l’amour est une définition du symbolisme. (...)
Le symbole est le principe créateur de l’amour, le guide Eros. »
97
Ibid., p. 182
98
Platon, le Banquet, traduction, introduction et notes par L. Brisson, Paris, Flammarion, 1998
99
ibid., (202 d-e), p. 141
100
V.I. Ivanov, « Mysli o simvolizme », Rodnoe i vselenskoe, Moskva, Respublika, 1994.
101
Ibid., p. 192
27
selon Platon et la fin de la poésie selon Ivanov. Pour Platon en effet, la fin de la philosophie
est la contemplation de l’intelligible. Dans le Banquet, Diotime insiste sur la dimension
initiatique de la connaissance philosophique : elle présente la contemplation comme une
« révélation suprême » (209 c), terme d’une initiation menée par Eros. Or c’est cette même
interprétation qui sera privilégiée par Ivanov dans la relecture qu’il fait de Platon, en
l’appliquant au processus poétique et à sa fonction de connaissance. Diotime dit :
« Estimes-tu, poursuivit-elle, qu’elle est minable la vie de l’homme qui élève les yeux vers là-
haut, qui contemple cette beauté par le moyen qu’il faut et qui s’unit à elle ? Ne sens-tu pas, dit-
elle, que c’est à ce moment-là uniquement, quand il verra la beauté par le moyen de ce qui la rend
visible, qu’il sera en mesure d’enfanter non point des images de la vertu, car ce n’est pas une
102
image qu’il touche, mais des réalités véritables, car c’est la vérité qu’il touche. »
Ici, la contemplation, à son stade ultime, devient union ; la vision laisse la place au
toucher, et l’image à la vérité : c’est ce même lexique que l’on retrouve chez Ivanov lorsqu’il
expose la dimension gnoséologique de la poésie. En effet, le symbolisme est décrit comme
une « double vision » (« двойное зрение »), « vision des mystères » (« тайновидение »), le
poète comme un « visionnaire » (« тайновидец ») ; la parole symboliste est présentée comme
l’unique parole capable de « restaurer la vérité de la pensée proférée » (« восстановить
правду изреченной мысли »). Pour le poète, le mouvement ascendant de la contemplation de
l’être, décrit par Diotime, est suivi d’un mouvement descendant, qui est celui de la création
poétique. La poésie symboliste doit être une manifestation de l’être contemplé. Ivanov, dans
les « Préceptes du symbolisme », décrit de la manière suivante le passage de la contemplation
à la création :
« И все же, самое ценное мгновение в переживании и самое вещее в творчестве есть
погружение в тот созерцательный экстаз, когда « нет преграды » между нами и
« обнаженною бездной », открывающейся - в Молчании. (…)
Тогда, при этой ноуменальной открытости, возможным становится творчество,
которое мы называем символическим : все, что оставалось в сознании феноменального,
103
« подавлено безпамятством »...»
« Et malgré cela, l’instant le plus précieux de la vie et le moment de la création le plus riche de
sens futur est l’entrée dans cette extase contemplative où « il n’y a plus de limite » entre nous et
« l’abîme révélé » qui se dévoile dans le silence. (…)
Alors, cette ouverture nouménale rend possible la création que nous appelons
symbolique : tout ce qui restait de phénoménal dans la conscience est « écrasé par l’oubli de
soi ». »
102
Platon, le Banquet, op.cit., (211 e – 212 a), p. 158
103
V.I. Ivanov, Zavety simvolizma, op. cit., p. 181-182
28
contemplation, tandis que la parole poétique, épiphanique, correspond au mouvement
descendant qui transforme la contemplation en création. Dans cette évocation, l’acte poétique
naît de l’oubli des phénomènes ; plus loin, Ivanov montre au contraire que la tâche de la
poésie est de manifester à la fois le monde concret et le monde idéal, grâce à une parole
poétique qui est « symbole », au sens premier de « médiation », embrassant tous les niveaux
de l’être :
« Итак, поэзия должна давать « всезрящий сон » и « полную славу » мира, отражая
его « двойною бездной » - внешнего, феноменального, и внутреннего, ноуменального,
104
постижения. »
« La poésie doit donc donner « le rêve lucide » et « la pleine gloire » du monde en le reflétant
par le « double abîme », celui de sa compréhension extérieure, phénoménale, et intérieure,
nouménale. »
Ainsi, dans la pensée du symbolisme, c’est la poésie elle-même qui, par l’action
médiatrice de la parole symbolique, devient une initiation, un mystère menant à la
« révélation suprême » de l’être qui s’actualise dans la création. La tâche du symbolisme,
unissant contemplation et création, semble être un défi à ce qu’écrit Platon dans le Phèdre :
« Ce lieu qui se trouve au-dessus du ciel, aucun poète, parmi ceux d’ici-bas, n’a encore chanté
105
d’hymne en son honneur, et aucun ne chantera en son honneur un hymne qui en soit digne. »
« Mais l’âme, en tant que contemplatrice (épopte) de mystères, n’est pas laissée sans direction
instructrice, éclairant pour la conscience ce qui est contemplé. Un hiérophante, se tenant au-
dessus d’elle, proclame : « Sagesse ! Tu vois le mouvement de la voûte étincelante, tu sens son
harmonie : sache-le, il est l’Amour. L’Amour meut le Soleil et les autres Astres ». – Cette parole
sacrée du hiérophante ( ieros logos) est le verbe, en tant que logos. »
En prenant comme exemple la Divine Comédie, modèle parfait selon lui de l’art
symbolique véritable, Ivanov montre que la parole poétique est véritablement parole sacrée,
104
ibid., p. 182
105
Platon, Phèdre, op. cit., (247 c), p. 119
106
V.I. Ivanov, « Mysli o simvolizme », op.cit., p. 192-193
29
initiatique, au même titre que la parole du hiérophante dans les célébrations antiques des
mystères. Par cette comparaison, la poésie symbolique véritable devient une initiation, qui fait
passer l’initié, le lecteur, d’un état spirituel à un autre, et le conduit à la plénitude d’être : c’est
le symbole, logos poétique, qui occupe donc la place de médiateur dévolue à Eros par Platon.
Dans ce processus de la connaissance suprême, le logos symbolique serait donc à la création
poétique ce qu’Eros est à la philosophie. C’est en ce sens que le symbolisme d’Ivanov
prolonge la tradition platonicienne en donnant à la poésie la place suprême qu’occupait la
philosophie chez Platon. C’est en ce sens également que la poésie symboliste est théurgie107.
La lecture de Platon que fait Ivanov aboutit finalement à réactualiser les présupposés
ontologiques et gnoséologiques de la vision du monde platonicienne, non plus dans un
contexte philosophique, mais cette fois poétique. Ivanov détrône la philosophie et justifie la
poésie dans la quête de l’être et de la connaissance : cette rivalité entre poésie et philosophie,
qui fondent toutes deux leur légitimité dans leurs racines helléniques, est caractéristique de
toute la culture de l’Âge d’Argent.
107
Le statut gnoséologique de la poésie symboliste sera étudié plus précisément au troisième chapitre de la
première partie.
108
S. Bulgakov, Filosofija Imeni, S. Bulgakov, Pervoobraz i obraz , Sočinenija v dvux tomax, Moskva,
« Iskusstvo » / Sankt-Peterburg « Inapress », 1999.
30
« La rectitude d’un nom est, disions-nous, ce qui, quoi que ce soit, indique la chose telle qu’elle
109
est.»
Il s’agit donc bien d’interroger le fondement ontologique des noms. Le dialogue s’ouvre
sur les deux thèses opposées de Cratyle et d’Hermogène.
« D’après Cratyle que voici, il existe une dénomination correcte naturellement adaptée à
chacun des êtres : un nom n’est pas l’appellation dont sont convenus certains en lui assignant une
parcelle de leur langue qu’ils émettent, mais il y a, par nature, une façon correcte de nommer les
110
choses, la même pour tous, Grecs et Barbares.»
« Ma foi, Socrate, pour ma part, malgré tous les entretiens que j’ai eus avec lui et avec
beaucoup d’autres, je n’ai pu me laisser persuader que la rectitude de la dénomination soit autre
chose que la reconnaissance d’une convention. A mon avis, quel que soit le nom qu’on assigne à
quelque chose, c’est là le nom correct. (...) Car aucun être particulier ne porte aucun nom par
nature, mais il le porte par effet de la loi, c’est-à-dire de la coutume de ceux qui ont coutume de
111
donner des appellations. »
109
Platon, Cratyle, traduction, introduction, notes, bibliographie et index par C. Dalimier, Paris, Flammarion,
1998, (428e), p. 162
110
ibid., (383a), p. 67
111
ibid., (384c-d), p. 68-69
112
ibid., p. 47
113
ibid., p. 48
114
G. Genette, Mimologiques. Voyage en Cratylie, Paris, Seuil, 1976.
31
Socrate, c’est par l’intermédiaire des idées que les noms corrects expriment l’être des objets
nommés.
Bulgakov passe ensuite plus rapidement sur la deuxième partie du dialogue, qu’il
interprète comme une « digression philologique, onomatologique », mi-sérieuse, mi-ironique.
Socrate y étudie la formation des mots (« slovoobrazovanie »), les décompose en éléments
premiers (« stixii slov » – στοιχεια), et aboutit ainsi à la question de l’adéquation entre les
sons et l’être des objets nommés. Bulgakov présente enfin cette double interrogation de la
justesse des noms puis des sons dans la perspective englobante d’une théorie de la
connaissance, qui constitue la troisième partie du dialogue.
La troisième partie débute par l’affirmation de Cratyle selon laquelle le nom est un
instrument de connaissance des choses : « qui sait les noms sait aussi les choses » (435d).
Socrate va petit-à-petit démontrer la faillibilité de cet instrument, pour aboutir à la conclusion
qu’il vaut mieux apprendre les choses non par les noms, mais « les apprendre par elles-mêmes
» (439a). Le dialogue se clôt par l’esquisse de la théorie des idées, qui seule permet la
connaissance des êtres. Or c’est bien ici que Bulgakov voit l’enjeu général du dialogue : faire
le lien entre théorie des noms, des vocables, et théorie des idées, ce qui place d’emblée la
question des noms à un niveau ontologique. Bulgakov remarque que c’est uniquement la
115
S. Bulgakov, Filosofija Imeni, op. cit., p. 234
116
Bulgakov emploie le terme « vid », aspect, pour souligner la dimension concrète de l’idée platonicienne.
117
op. cit., p. 235
32
première partie du dialogue qui correspond à ce projet d’ensemble, comme s’il s’agissait
d’une introduction non suivie de développement. En soulignant à la fois l’inachèvement de ce
projet, et son caractère fondamental, Bulgakov insinue que sa propre tâche sera de poursuivre
cette métaphysique de la parole. Bulgakov prolonge donc la réflexion platonicienne en
affirmant :
« ... слова могут быть поняты не как таковые, но как сосуды идей. Как мир идей
вообще обосновывает собой мир явлений, но вместе и затемняется им, так и слова
имеют корни в идеях, но в феноменальном историческом бытии своем несут на себе
печать человеческого субъективизма, психологизма, вообще исторического
становления. Очевидно, нельзя принять скептический тезис Ермогена о том, что слова
произошли по соглашению, потому что это значило бы, в сущности, совсем упразднить
природу слова, свeдя его к вспомогательным « экономическим » средствам. Но и принять
слово как силу вещей также нельзя : не говоря о том, что они несут на себе явную
печать исторического, условного, пришлось бы их рассматривать как удвоение самих
вещей, что явно нелепо, или же пришлось бы поставить следующий вопрос : в каком
смысле слова выражают природу вещей, а это прямо вводит нас в теорию идеи как
основы объективного знания. Поскольку и в знании просвечивает и постигается мир
идей, постольку и слова имеют корни в природе вещей, т.е. содержат в себе идеи в их
выразимом словом и мыслью аспекте, « поскольку же этот мир состоит из бытия и
небытия, идей и мэональной материи, постольку и слова суть человеческое
118
установление, изображение и пр., и человек есть мера вещей. »
« (...) les paroles peuvent être comprises non pas en tant que telles, mais comme étant les
vases des idées. De même que le monde des idées, de manière générale, est au fondement du
monde des apparences, tout en étant par lui obscurci, de même les paroles ont leurs racines dans
les idées, mais dans leur être historique et phénoménal, portent sur elles le sceau du
subjectivisme humain, du psychologisme, et, en général, du devenir historique. Il ne faut
évidemment pas accepter la thèse sceptique d’Hermogène selon laquelle les paroles proviennent
d’une convention, car cela signifierait en fait un anéantissement total de la nature de la parole, qui
la réduirait à un moyen utilitaire, « économique ». Mais comprendre la parole comme étant la
puissance des choses est tout aussi impossible : sans parler de ce qu’elles portent sur elles le
sceau évident de ce qui est historique, conventionnel, il faudrait y voir comme un doublement des
choses elles-mêmes, ce qui est tout à fait absurde, ou bien faudrait-il poser la question suivante :
dans quel sens les paroles expriment-elles la nature des choses, ce qui nous mène directement à
la théorie de l’idée en tant que fondement de la connaissance objective. De même que dans la
connaissance c’est le monde des idées qui apparaît et qui est atteint, de même les paroles ont-
elles leurs racines dans la nature des choses, c’est-à-dire qu’elles contiennent en elles les idées
sous un aspect qui est exprimé par la parole et la pensée, « de même que ce monde est constitué
d’être et de non-être, d’idées et de matière méontique, de même les paroles elles aussi sont-elles
devenir humain, représentation, etc., et l’homme est la mesure des choses. »
Bulgakov offre ici une relecture du Cratyle dans la perspective d’une métaphysique de
la parole articulant être, nomination et connaissance. Ce faisant, il donne l’orientation de toute
une réflexion philosophique et poétique du nom et du logos (slovo) qui va se développer à
l’Âge d’Argent comme un prolongement, et une actualisation de la pensée posée dans le
Cratyle par Platon.
118
op. cit., p. 237
33
Mais la première partie du dialogue, analysée par Bulgakov, n’est pas la seule à avoir
influencé, consciemment ou inconsciemment, la pensée poétique de l’Âge d’Argent. La
deuxième partie, dite « onomatologique » par Bulgakov, « étymologique » par la tradition, est
à la source de recherches « onomato-poétiques » de nombreux poètes.
La question de la justesse des noms débattue dans le Cratyle suppose une adéquation
entre nom réel et nom idéal, ou naturel, autrement dit entre le nom et l’être. Lorsque, dans la
deuxième partie du dialogue, Socrate interroge la justesse des noms à partir de nombreux
exemples, il en vient à décomposer les noms en « noms premiers », ou « éléments verbaux » :
il passe alors de la question de la justesse des noms à celle de la justesse des sons. G.
Genette119 commente la méthode socratique de la manière suivante : « côté signifié, la parole
n’imitera pas n’importe quoi, mais seulement l’essence de l’objet ; côté signifiant, elle
n’imitera pas par n’importe quel son, mais seulement par des phonèmes. La formule :
mimique vocale devient donc : imitation de l’essence de chaque objet au moyen de lettres ou
de syllabes. Telle sera la définition socratique des « noms premiers », ou noms simples, terme
ultime de l’analyse onomastique ». Cette analyse correspond en fait à une sémantique des
sons, qui peut s’élaborer suivant deux principes que G. Genette nomme justification physique,
ou articulatoire, celle qui prédomine dans le Cratyle, et démonstration statistique.
α. Cratylisme symboliste
119
G. Genette, Mimologiques, op.cit., p. 29
120
K. Bal’mont, Poèzija kak volšebstvo, Moskva, Skorpion, 1915 (reprint Jos. Adam, Brussels, 1973).
34
vocaliques et consonantiques de la langue du point de vue de leur charme, des associations
qu’ils suscitent, sonores, visuelles, ou sémantiques. B. Èjxenbaum expose le présupposé
poétique de Bal’mont en des termes rappelant la thèse cratylienne des noms naturels :
« Nous avons devant nous une ars poetica particulière, construite sur l’hypothèse philologique
selon laquelle l’aspect sonore de la parole n’est pas fortuite, mais est la manifestation d’une loi
agissant de manière rigoureuse. »
« Dans la nature même « L » a un sens déterminé, tout comme « R », qui lui est parallèle, se
tenant près de lui. Deux frères, mais l’un est clair, l’autre est noir. « R » est rapide, décoratif,
terrible, controversable, déflagrant. Un déchirement de ravins. »
On peut voir dans cette sémantique sonore des analogies avec les analyses du Cratyle :
« Donc, celui qui établissait les noms, comme je l’ai dit, a vu dans l’élément r comme un bon
instrument pour rendre le mouvement afin de reproduire le « transport » (phora). En tout cas, il
s’en est souvent servi à cet effet. Tout d’abord, dans les mots rheîn (« couler ») et rhoé
(« courant ») eux-mêmes, c’est au moyen de cette lettre qu’il imite le transport, et il le fait donc par
123
le tremblement (tromos), et par le rauque (trakhu)»
Chez l’un comme l’autre, en effet, le son « R » est associé au mouvement. Pour
Bal’mont, cette « phonétique poétique » permet de justifier le mythe de la nature magique de
la langue, qui doit être revivifiée dans la poésie. Pour Belyj, la justesse des sons verbaux
constitue un âge d’or linguistique que l’intuition poétique doit retrouver. Dans son oeuvre
Glossolalie. Poème sur le son124, qui se présente comme un traité de mystique à la fois
poétique et philosophique sur le son, Belyj justifie le cratylisme et défend la portée
gnoséologique du son.
125
« ...все слова – напоминанья о звуке старинного смысла. »
121
B. Èjxenbaum, « K. Bal’mont. Poèzija kak volšebstvo », O literature, Moskva, Sovetskij pisatel’, 1987, p.
324.
122
K. Bal’mont, Poèzija kak volšebstvo, op.cit.,p. 66-67
123
Platon, Cratyle, op. cit., (426d-e), p. 159
124
A. Belyj, Glossolalija. Poèma o zvuke, Berlin, 1922 / Reprint, München, Wilhelm Fink Verlag 1971.
125
ibid., p. 12
35
« ... toutes les paroles sont souvenirs du son d’un sens ancien. »
Ce « sens ancien » est pour Belyj un « sens cosmique »126 : la sémantique des sons chez
Belyj, qui est clairement le fruit d’une analyse physique de l’acte de profération, contribue
ainsi à fonder ce que l’on pourrait nommer une poétique cosmologique. Ainsi le son « S », par
exemple, est-il associé sémantiquement au feu, à la lumière.
Cette interprétation peut, elle aussi, être mise en rapport avec celle de Socrate, qui,
s’appuyant également sur des considérations articulatoires, associe le « s » au souffle, tout en
donnant également des exemples liés sémantiquement à la chaleur :
« (...) au moyen du ph, du ps, du s du sd, parce que ce sont des spirantes, il a imité tout ce
pour quoi on souffle, en faisant des noms avec ces lettres : par exemple psukhron (« froid »), zeon
128
(« brûlant »), seiesthai (« vibrer») et tout bonnement seismos (« secousse »).»
β. Cratylisme cubo-futuriste
129
Dans son essai Nos principes , V. Xlebnikov, expose lui aussi son interprétation du
sémantisme des sons : c’est l’un des principes poétiques régissant la nouvelle création verbale
futuriste qu’il défend. Sa méthode d’analyse des sons, privilégiant la démonstration
statistique, semble tout à fait correspondre à celle que décrit Socrate :
« (...) le législateur paraît se rapprocher de chacun des êtres au niveau des lettres et des
syllabes en créant une sorte de signe, c’est-à-dire un nom, et à partir de là, composer le reste
130
avec ces mêmes éléments, par imitation.»
126
ibid., p. 117
127
ibid., p. 50
128
Platon, Cratyle, op. cit., (427a), p. 159
129
V. Xlebnikov, « Naša osnova », Sobranie sočinenija v 4 tomax, t.3, Wilhelm Fink Verlag, 1972.
130
Platon, Cratyle, op. cit., (427c), p. 160
36
Voici comment V. Xlebnikov décrit sa façon de procéder, en tant que « linguiste-
poète » :
« Если взять одно слово, допустим, чашка, то мы не знаем, какое значение имеет для
целого слова каждый отдельный звук. Но если собрать все слова с первым звуком Ч (
чаша, череп, чан, чулок и т.д.), то все остальные звуки друг друга уничтожат, и то
общее значение, какое есть у этих слов, и будет значением Ч. Сравнивая эти слова на Ч,
мы видим, что все они значат одно тело в оболочке другого ; Ч – значит оболочка. И
131
таким образом заумный язык перестает быть заумным. »
« Si l’on prend un vocable, par exemple, čaška [tasse], nous ne savons pas quel sens a
chaque son distinct pour le vocable entier. Mais si l’on réunit tous les vocables dont la première
lettre est un Č (čaša [tasse], čerep [crâne], čan [cuve], čulok [bas], etc.), tous les autres sons
s’annulent les uns les autres, et le sens général que l’on trouve dans ces vocables sera
précisément le sens du Č. En comparant ces vocables débutant par un Č, nous voyons qu’ils
signifient tous un corps enveloppé dans un autre ; Č signifie enveloppe. De cette manière, la
132
langue ultra-rationnelle cesse d’être ultra-rationnelle. »
Le poète zaum’ apparaît bien ici comme un nouvel « onomaturge » qui redécouvre la
justesse des sons. La méthode statistique que décrit V. Xlebnikov permet de donner une
légitimation scientifique à ce projet de langue nouvelle juste et universelle, fondée
précisément sur le sémantisme des sons.
Ce rapide parcours des avatars du cratylisme chez les poètes de l’Âge d’Argent a permis
de révéler la présence, consciente ou inconsciente, du Cratyle de Platon dans la culture russe
du début du vingtième siècle, témoignant une fois de plus de l’hellénisme de l’Âge d’Argent,
et rappelant combien la modernité se nourrit de tradition... La nouveauté de ces sémantiques
sonores serait plutôt dans l’émergence de « linguistiques poétiques » en tant que fondement
de poétiques nouvelles qui y cherchent une légitimité. Une des caractéristiques de l’Âge
d’Argent consisterait en ceci que la poésie cherche à dépasser ses propres limites en
s’adjoignant, entre autres, le domaine linguistique, pour le transformer en matériau
poétique133.
131
V. Xlebnikov, « Naša osnova », op. cit., p. 235
132
Alors que l ’expression zaumnyj jazyk peut être traduite aussi bien par « langue transmentale », ou
« métalogique », « langue de l’outre-raison », ou « langue supra-rationnelle », nous avons choisi de la rendre par
l’expression « langue ultra-rationnelle » pour souligner la spécificité de la zaum’ xlebnikovienne par rapport à
celle de Kručenyx par exemple : le passage cité montre bien, en effet, que « l’outre-raison » n’est pas folie, ou
alogisme, mais qu’elle est comprise au contraire comme un dépassement d’un niveau inférieur de la raison vers
son niveau supérieur.
133
L’émergence d’un linguistique poétique à l’Âge d’Argent sera étudiée plus précisément au chapitre trois de la
première partie.
37
Chapitre 2 : De l’hellénisme au christianisme
A. La glorification du Nom
a. Les sources
134
Na gorax Kavkaza.
135
La prière de Jésus est une sorte de prière du publicain (Luc 18,13) qui s'appuierait sur le culte paulinien du
Nom de Jésus: "Господи Иисусе Христе, Сыне Божий, помилуй мя грешного".
136
S. Troickij, « Afonskaja smuta », Načala, n°1-4, "Materialy po imjaslaviju ", Moskva, 1996.
38
revue monastique le Moine russe (Русский инок) contenant un certain nombre d’articles
critiquant l’ouvrage d’Ilarion. Dès la fin de l’année 1912, la querelle prend place dans des
revues générales, et non plus seulement monastiques. Enfin, en 1913, le Synode condamne le
point de vue des onomatodoxes après examen de leurs thèses.
Dans un article consacré aux « Anachorètes du Caucase »137, Askol’dov montre que la
question soulevée par la crise athonite n’est pas nouvelle : il s’agit d’une interrogation sur
l’efficacité de la prière, et sur l’énergétisme des formules verbales de la prière. M. Dennes138
souligne la dimension gnoséologique du Nom de Dieu dans la définition qu’elle donne de la
prière de Jésus : "La répétition continuelle du Nom de Jésus devait conduire progressivement
à l'état d'illumination intérieure et de fusion avec Dieu."
Le moine Ilarion justifiait son affirmation par une réflexion sur la présence immanente
de Dieu dans la Création. N. Boneckaja139 analyse cette position en développant une citation
d’Ilarion : « "En tant qu'Esprit très pur et infini, le Seigneur tout entier est partout présent de
tout Son Être", et s'il en est ainsi, Il est également présent en particulier dans Son Nom : de
même qu'il est présent dans la nature, "de même est-il présent de tout son être dans Son Saint
Nom Jésus Christ" ». Il faut ici souligner l'expression "de tout son être", car c'est ce sur quoi
reposera toute la controverse.
137
S. Askol’dov, « O Pustynnikax Kavkaza », Russkaja mysl’, g. 37, aprel’ 1916.
138
M. Dennes., "Les Glorificateurs du Nom: une rencontre de l'hésychasme et de la philosophie au début du
XXème siècle en Russie", Slavica occitania, Toulouse, 1999.
139
N. Boneckaja, « Bor’ba za Logos v Rossii v načale XX v. », Voprosy filosofii, N°7, 1998
39
à sa justification comme exemple de « théologie expérimentale »140. C’est autour de cette
ambivalence que se constitue la querelle athonite.
L’onomatodoxie peut d’une part être rapprochée des mentalités archaïques pour
lesquelles le « sens du numineux »141 est très fort : dans cette perspective, elle est considérée
comme une interprétation magique, donc hérétique, de la prière. Les onomatoclastes accusent
donc les onomatodoxes d'avoir une relation païenne au Nom. C'est ce qu'écrit Troickij142,
lorsqu’il explique que les glorificateurs "voient dans les noms des sortes de doubles des objets
qui seraient reliés à eux par un lien mystérieux". A. Afanas’jev143 commente de manière
linguistique cette position en soulignant que l'identification du signifiant et du signifié, qui
transforme de fait le signe en non-signe, est effectivement un trait de la pensée magique. Il
cite Lévy-Bruhl qui écrit, dans Le Surnaturel dans la pensée primitive, que "la relation entre
les symboles et ce qu'ils expriment apparaît à cette pensée non comme un lien, une
correspondance ou une ressemblance, mais comme une réelle communion, une identité
d'essence, une consubstantialité".
Mais cette conception ontologique du nom peut aussi être interprétée dans le cadre
d’une philosophie réaliste qui reconnaît « un réelle présence de Dieu dans son Nom »144 en
s’appuyant notamment sur l’expérience de la foi, faisant de la prière une rencontre réelle avec
Dieu. Dans cette perspective, l’onomatodoxie réaffirme « la réalité existentielle de la
prière »145. R. Slesinski définit la prière de Jésus dans les termes suivants : « Cette invocation
dépasse la simple dimension cognitive de l’homme pour arriver à pénétrer dans son être
intime, à résonner dans son coeur où, dans le silence intérieur (hésychia), on peut entendre la
voix de Dieu. »146 La prière de Jésus, comprise comme rencontre mystique avec Dieu, donne
alors accès à la connaissance de Dieu, et s’enracine ainsi dans une sorte d’ontologisme
linguistique selon lequel le nom communie et fait communier à l’être. Or c’est bien cette
correspondance entre le nom et l’être qui constitue l’enjeu théologique et philosophique
140
L’expression est de N. Boneckaja, kommentarii, S. Bulgakov, Pervoobraz i obraz, t.2, Moskva, Iskusstvo /
Peterburg, Inapress, 1999
141
« čuvstvo numinoza », citation de S. S. Xoružij, « Imjaslavie i kul’tura Serebrjanogo veka » : fenomen
Moskovskoj školy neoplatonizma », S. N. Bulgakov : religiozno-filosofskij put’, Meždunarodnaja naučnaja
konferencija, posvjaščennaja 130-letiju so dnja roždenija, Moskva, Russkij put’, 2003
142
cité par N. K. Boneckaja, « Bor’ba za Logos... », op. cit.
143
A.Ju. Afanas’jev, "Èvoljucija obraza: ot jazyčestva k xristianstvu", Voprosy literatury, N°10, Moskva,1996.
144
A.M. Besnard, o.p., le Mystère du Nom, Paris, Cerf, 1962, p. 15
145
R. Slesinski, « l’Esicasmo russo e l’imjaslavie », San Sergio e il suo tempo, Atti del 1 convegno ecumenico
internazionale di spiritualità russa, Qiqajon, communità di Bose, 1996.
146
ibid.
40
essentiel du débat provoqué par la crise athonite. A un niveau plus général, c’est le statut de la
philologie qui est mis en question : comme le dit N. Boneckaja147, les philosophes
onomatodoxes défendent une conception de la philologie comme domaine de l’ontologie.
2. Généalogie de l’imjaslavie
Le débat sur le statut du nom, et sur le rapport du nom à l’être, qui se cristallise sur la
question du Nom de Dieu, en relation avec la crise athonite, situe la pensée philologique de
l’Âge d’Argent dans une longue tradition philosophique et théologique. Il apparaît en effet
comme une résurgence du débat patristique opposant les Pères cappadociens à Eunome, qui
lui même repense la réflexion platonicienne du Cratyle dans un contexte chrétien.
Au IVème siècle une polémique oppose Eunome aux Pères cappadociens Basile de
Césarée et Grégoire de Nysse. Florovskij expose clairement cette polémique dans son ouvrage
sur les Pères de l'Eglise d'Orient148. Pour Eunome, il existe deux types de noms. Il définit
d'une part les noms inventés par les hommes : ce sont des construction mentales, des signes
conventionnels qui désignent les choses. Ils les appellent "noms inventés", κατ' επίνοιαν, que
Florovskij traduit en russe "имена по примышлению". Ce sont des noms vides qui ne
permettent aucune connaissance des choses. D'autre part, il distingue ces noms humains des
noms divins, ou sophiques, communiqués aux hommes par Dieu. Eux seuls sont source de
connaissance car ils disent l'essence des choses. Eunome distingue donc les noms vides des
noms ontologiques.
C’est dans une même perspective, semble-t-il, que le Nom de Jésus est considéré par les
onomatodoxes comme un nom d’origine divine, donc nom ontologique, donnant accès à
l’être : on sait en effet l’importance accordée à la nomination dans la Bible. Ainsi le nom de
Jésus est-il communiqué au moment de l’Annonciation à Marie149, mais aussi par un ange à
Joseph150, dans l’Evangile de Matthieu : « et elle enfantera un fils auquel tu donneras le nom
de Jésus, car c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés. » Cette précision de l’évangéliste
souligne bien l’origine divine du nom, de même que son efficacité, puisque dans le nom,
147
N. K. Boneckaja, « Bor’ba za Logos... », op. cit.
148
G.Florovskij, Vostočnye otcy IV veka, Paris, Ymca-press, 1990 (reprint), pp. 70 sqq.
149
Luc 1, 31, Traduction Oecuménique de la Bible, op.cit.
150
Matthieu 1, 21, Traduction Oecuménique de la Bible, op.cit.
41
signification et essence coïncident : « Jésus » signifie « Dieu sauve », et Jésus est le Sauveur
des hommes.
D’autre part, comme le montre A. Kamčatnov151, cette position rappelle aussi la thèse de
la justesse des noms présentée dans le Cratyle : un nom est juste quand l’idée de la chose
nommée est incarnée dans la matière verbale du nom. Dans un contexte chrétien, le Nom de
Jésus, donné par Dieu, onomaturge parfait, constituerait donc le prototype du nom juste,
donnant accès à la connaissance de l’être.
Cependant, pour les Pères cappadociens, le passage du Nom de Dieu, réalité immanente,
à l’être et à la connaissance de Dieu, qui est absolue transcendance, est impossible. C’est dans
cette illusion du passage du Nom à l’Être que se situe l’hérésie. Basile de Césarée répond à
Eunome dans son livre polémique Contre Eunome et nie cette division entre noms vides et
noms ontologiques. Pour lui, tous les noms parlent de Dieu tel qu'il se révèle dans le monde,
dans ses énergies. Nous ne connaissons jamais de Dieu dans Ses noms que Ses énergies, et
non pas Son être qui, lui, est ineffable. Grégoire de Nysse, lui aussi, appuie son argumentation
sur l'ineffabilité de Dieu. Pour lui, les noms ne sont que des signes, des symboles qui ne font
que désigner l'être sans pouvoir le dire. Dieu est au-dessus de tout nom, Il n'a pas de nom.
C'est ainsi que le silence est le seul nom qui dise l'essence de Dieu. Il écrit: "Il n'y a qu'un seul
nom signifiant l'essence divine, et c'est justement l'étonnement indicible qui surgit dans l'âme
lorsqu'on pense à Elle." Alors l'âme se tait, "advient le moment de faire silence et de garder
dans le secret de sa conscience l'ineffable miracle de cette force incomparable."152
"C'est bien le fondement apophatique de toute vraie théologie que défendaient dans leurs
querelles avec Eunome les "grands Cappadociens". Eunome affirmait que l'on peut exprimer
l'essence divine aux moyens de concepts naturels dans lesquels elle se découvrirait à la raison.
Pour saint Basile le Grand non seulement l'essence divine, mais aussi les essences créées ne
peuvent être exprimées au moyen de concepts. En contemplant des objets, nous analysons leurs
caractéristiques, ce qui nous permet de former des concepts. Cependant l'analyse n'épuise jamais
le contenu des objets de notre perception ; il reste toujours un "fond" irrationnel qui échappe à
cette analyse et ne peut être exprimé à l'aide de concepts : c'est le fondement inconnaissable des
choses, ce qui forme leur essence vraie, indéterminable."
151
A.M. Kamčatnov, « Filosofy-imjaslavcy o svjazi smysla i zvuka », Ežegodnaja bogoslovskaja konferencija
pravoslavnogo svjato-tixonovskogo bogoslovskogo instituta. Materialy, Moskva, 1998.
152
Cité par Florovskij, op. cit., p. 137
153
V.Losskij, Očerk mističeskogo bogoslovija…, op. cit., p. 28
42
La polémique autour de la Glorification du Nom apparaît bien comme le prolongement
de ce débat patristique : les onomatodoxes, à la suite d'Eunome, pensent atteindre la
connaissance de Dieu en prononçant Son Nom. Les onomatoclastes, eux, et comme les Pères
cappadociens, affirment l'ineffabilité de Dieu, et considèrent le nom de Dieu comme tout
autre nom, c’est-à-dire comme étant une signe conventionnel d’origine humaine. De ce point
de vue, les onomatoclastes s’éloignent de la tradition juive du Nom, alors que les
onomatodoxes perpétuent cette tradition.
En effet, selon la tradition juive, le nom manifeste l’être de celui qui le porte, il le rend
présent. De ce fait, connaître le nom signifie connaître l’être. A.M. Besnard154 présente de
manière précise le statut du nom dans la mentalité orientale ancienne. Le nom comporte un
élément noétique, la signification intrinsèque du nom, et un élément dynamique, qui
correspond à la vertu, la δύναµις que le nom représente. Il écrit : « La complexité du rôle que
joue ici le nom provient du double rapport qu’il soutient : d’une part avec la personne qu’il
désigne, d’autre part avec la personne qui le profère. Les conceptions primitives ont tendance
à considérer ces deux rapports avec un réalisme et un dynamisme extrême. Il y a, pour elles,
une double δύναµις du nom : d’une part la δύναµις personnelle de l’être désigné, intrinsèque
au nom ; d’autre part la δύναµις de la profération du nom par celui qui le connaît, et qui
permet à ce dernier de se faire entendre de l’être appelé, de le faire venir et intervenir en sa
faveur »155. Il semble que, pour les glorificateurs du Nom, la prière de Jésus manifeste
justement cette double δύναµις du Nom.
Or cette représentation est au fondement d’une théologie du Nom divin selon laquelle le
Nom de Yahvé met le peuple hébreu en communication réelle avec le Dieu transcendant :
c’est le même postulat qui justifie, semble-t-il, la réalité de la prière de Jésus. Cependant, A.
M. Besnard souligne en conclusion l’ambivalence du statut du Nom de Yahvé : « Que le Nom
signifie ici la personne même de Yahvé ne peut pas faire de doute : il n’y a pas de place, dans
la Bible, pour un fétichisme quelconque, fût-ce celui d’un Nom. Et pourtant, qu’il faille
penser à une sorte de médiation effective de ce Nom, qu’il faille le considérer comme un
instrument, un « vase » d’une certaine présence de Dieu dans le coeur et la bouche des
croyants, - présence intentionnelle, répétons-le, dont il ne faut ni durcir ni évacuer le réalisme,
154
A.M.Besnard, o.p., le Mystère du Nom, op.cit.
155
ibid., p. 22
43
- cela non plus ne doit pas faire de doute. »156 Cette même ambivalence se retrouve au coeur
de la problématique de la prière de Jésus : le Nom est à la fois l’être et la médiation vers
l’être, la présence et le signe de la présence, actualisée dans l’acte subjectif de la prière.
Pourtant, le statut du Nom de Jésus pour les Chrétiens ne peut être identique à celui du Nom
de Yahvé pour les Juifs. Si l’on considère le Nom comme le médiateur vers la transcendance,
cette fonction est désormais assumée non par le Nom de Jésus, mais par sa personne, le Verbe
incarné : cette caractéristique essentielle du passage de la théologie juive du Nom à la
théologie chrétienne du Verbe explique l’élargissement de la problématique du Nom (Imja) à
celle du Verbe (Slovo) dans la pensée de l’Âge d’Argent. Cependant, ces deux niveaux de
réflexion théologique semblent en quelque sorte unifiés par la tradition hésychaste et la
pensée de Grégoire Palamas dans lesquels la doctrine de la glorification du Nom s’enracine
immédiatement.
c. La tradition hésychaste
156
ibid., p. 88
157
J. Meyendorff, Saint Grégoire Palamas et la mystique orthodoxe, Paris, Seuil, 1959
158
M. Dennes, "Les Glorificateurs du Nom…", op. cit.
44
B. Débat théologique et philosophique autour du statut du
Nom
La crise du Mont Athos fait naître autour du statut du Nom un débat à la croisée des
domaines théologique, philosophique, linguistique et poétique. A. Nivière distingue trois
tendances dans le débat onomatodoxe, en fonction des différentes orientations prises par la
réflexion : la tendance sentimentaliste, représentée notamment par Èrn, qui suit une
perspective d’idéalisme mystique, la tendance des idéalistes rationalisants, représentée par
Florenskij et Bulgakov, pour qui l’onomatodoxie constitue le point de départ d’une pensée
plus globale de la parole et de la langue, et celle des opportunistes, représentée par
Merežkovskij ou Berdjaev, qui s’attachent aux répercussions politiques de la querelle
athonite. Il faut ajouter la tendance opposée, celle qui soutient le point de vue onomatoclaste,
et qui correspond finalement à la doctrine officielle de l’Eglise orthodoxe.
Afin de juger de la vérité ou de l’hérésie de la thèse défendue par le moine Ilarion et ses
partisans au sujet du Nom de Dieu, le Saint Synode a demandé trois rapports à de hauts
représentants de l’Eglise et à un professeur d’un institut de théologie : la « Lettre du Saint
Synode »159 constitue la synthèse de ces trois rapports qui ont conclu que les glorificateurs du
Nom étaient dans l’erreur. La « Lettre... » critique tout d’abord l’interprétation magique que
donnent les onomatodoxes de l‘invocation du Nom dans la prière, et rappelle au contraire la
dimension subjective de la prière. Elle critique également l’interprétation de la théologie
palamite des énergies que font les défenseurs d’Ilarion. La position officielle de l’Eglise sur le
statut du Nom de Dieu peut ainsi être définie d’une part comme une approche rationnelle de la
prière, et d’autre part comme une insistance sur la transcendance de Dieu.
159
« Poslanie Svjatejšego Sinoda », Načala, n°1-4, « Materialy po imjaslaviju », Moskva, 1996.
45
de Jésus sauve du fait seul que le Nom de Jésus lui-même sauve car, en Son Nom, Dieu lui-
même est présent. Cette interprétation de la prière de Jésus est qualifiée de « superstition
magique »160 : l’affirmation que Dieu est pleinement présent dans Son nom placerait Dieu
dans une situation de dépendance vis-à-vis de l’homme. La « Lettre du Saint Synode » insiste
au contraire sur la dimension subjective de l’invocation du Nom dans la prière : c’est dans
cette perspective qu’elle critique le recours que font les onomatodoxes aux écrits de Jean de
Cronstadt. Celui-ci affirme seulement que, dans la prière, lorsque nous prononçons le Nom de
Dieu, nous ne distinguons pas, dans notre conscience, le Nom de Dieu et Dieu lui-même. Ce
n’est donc que de manière toute subjective que le Nom de Dieu et Dieu lui-même sont
identiques : cela ne signifie donc pas que, en dehors de notre conscience, le Nom de Dieu est
Dieu. La force miraculeuse n’est donc pas contenue dans le Nom, mais dans son invocation.
« Имя Божие есть только имя, а не Сам Бог и не Его свойство, название предмета, а
не сам предмет, и потому не может быть признано или называемо ни Богом (что было
бы бессмысленно и богохульно), ни Божеством, потому что оно не есть и энергия
161
Божия. »
« le nom de Dieu n’est qu’un nom, et non pas ni Dieu lui-même ni sa qualité, il est l’appellation
d’une chose, et non la chose elle-même, c’est pourquoi il ne peut être reconnu ou appelé ni Dieu
(ce qui serait insensé et blasphématoire), ni divinité, parce qu’il n’est pas une énergie divine ».
Il s’agit bien d’une approche rationnelle du nom, qui vise à préserver l’absolue
transcendance de Dieu.
160
ibid., p. 45.
161
ibid., p. 50.
46
b. L’analyse de S. Troickij
L’intérêt de l’analyse que fait Troickij consiste également en ce qu’il distingue les deux
courants, populaire et savant, de l’onomatodoxie, et les étudie séparément. D’un côté, un
certain nombre de théologiens ont pris le parti des moines onomatodoxes, dans le souci
essentiel de s’opposer à la hiérarchie ecclésiastique, et ont cherché à justifier leurs vues en y
découvrant une nouvelle philosophie mêlant « platonisme, idéalisme, réalisme, mysticisme et
autres »163, et en faisant des onomatodoxes des successeurs de Grégoire Palamas. D’un autre
côté, des moines athonites ignorants sont allés jusqu’à diviniser le Nom de Jésus, ses lettres et
ses sonorités. Troickij condamne cette conception magique de la prière, et critique également
la démarche des théologiens en soulignant qu’ils font une interprétation erronée du
palamisme :
« ... паламиты учили не о том, что наше именование Бога или наша идея о Боге есть
Бог, а лишь о том, что всякая проявленная в мире энергия Божия, в том числе и
откровение, божественна, а не тварна. Поэтому сторонники этой тонкой теории, когда
излагают учение паламитов, говорят лишь то, чему учит и вся православная Церковь ;
164
но когда излагают свою теорию, впадают в явный пантеизм. »
162
S. Troickij, « Afonskaja smuta », Načala, n°1-4, op.cit.
163
ibid., p. 141.
164
ibid., p. 158.
47
« ...les palamites enseignaient non pas que le nom que nous donnons à Dieu ou que notre
idée de Dieu est Dieu, mais seulement que toute énergie de Dieu manifestée dans le monde, et
en particulier la révélation, est de nature divine, et non pas créée. C’est pourquoi les partisans de
cette subtile théorie, lorsqu’ils présentent l’enseignement des palamites, ne disent que ce
qu’enseigne toute l’Eglise orthodoxe ; mais lorsqu’ils présentent leur propre théorie, versent dans
un panthéisme évident. »
Enfin, Troickij conclut son article en mettant en parallèle les thèses concernant le Nom
de Dieu des onomatodoxes avec les siennes, qui sont aussi celles du point de vue orthodoxe.
La première d’entre elle, qui résume en fait l’essentiel de la position orthodoxe, fait
finalement état d’une situation de compromis entre onomatodoxes et onomatoclastes :
« Le Nom de Dieu, compris au sens de révélation divine, qui plus est dans son acception
objective, c’est-à-dire au sens de révélation des vérités à l’homme, est une éternelle énergie
divine, inséparable de Dieu, perçue par les hommes autant que le permet leur nature créée, leur
finitude et leur dignité morale.
Au terme de « nom » utilisé en ce sens est applicable la dénomination de divinité (Θεότης),
mais non pas de Dieu, car « Dieu est acteur », et non pas acte, et parce que « Dieu est supérieur
à la divinité ». Le Nom, en tant qu’énergie divine, ne peut être appelé Dieu que dans un sens
impropre, au sens de ce qui s’oppose à la créature, mais appeler le Nom Dieu lui-même n’est en
aucun cas possible, car dans le terme « lui-même » c’est nécessairement de l’être divin qu’il est
question.
Remarque : La grâce n’est présente ni dans les sons et lettres exprimant l’idée de Dieu, ni
dans notre pensée de Dieu qui est corrélée à ces sons, mais elle peut être donnée par Dieu au
moment de leur profération, si ces sons sont prononcés avec piété, foi et amour pour le
Seigneur. »
En insistant sur l’absolue transcendance de Dieu, Troickij ne fait que suivre la tradition
apophatique de l’Eglise orthodoxe. Son recours à la notion palamite d’énergie le situe dans un
courant philosophique d’un réalisme modéré, qui reconnaît une réalité intentionnelle au Nom
invoqué dans la prière. Vladimir Èrn, dans son « Analyse de la Lettre du Saint Synode sur le
Nom de Dieu », défend au contraire une conception maximaliste du réalisme du Nom.
165
ibid., p. 159.
48
c. Critique du point de vue officiel de l’Eglise par V. Èrn
L’ »Analyse de la Lettre du Saint Synode »166 que fait Vladimir Èrn est un texte
polémique, motivé par la conscience religieuse de son auteur, convaincu de l’orthodoxie de la
glorification du Nom de Dieu. Il cherche donc à démontrer l’inconsistance et l’erreur de la
position du Saint Synode.
Au premier chapitre, Èrn dénonce tout d’abord l’absence de pensée théologique dans la
« Lettre du Saint Synode » : la question fondamentale du Nom de Dieu n’est ni posée ni
étudiée, alors que c’est bien l’abîme de sagesse contenue dans le Nom de Dieu qui aurait dû
initialement attirer l’attention du Saint Synode. Il dénonce ensuite l’indifférence du Synode,
ainsi que de la « majorité instruite » de l’Eglise, face à la question du Nom de Dieu. Héritiers
de la science positiviste du dix-neuvième siècle et du culte de la réalité, ces intellectuels ne
voient dans la querelle du Mont Athos qu’une affaire de mots. Mais Èrn rappelle que depuis
Husserl et ses Recherches logiques le nominalisme est dépassé, et que s’opère un retour du
réalisme anti-nominaliste. Et c’est dans ce contexte que, selon lui, la question du Nom de
Dieu s’avère d’une grande actualité. Dans la définition qu’il donne de la prière puis du Nom,
Èrn défend ainsi le point de vue d’un réalisme extrême :
« (...) если молящийся именует Самого Бога, то Имя Божие объективно связяно с
самим существом Бога и отнюдь не поставляется только в связь с нашим
167
субъективным представлением. »
« (...) quand l’homme qui prie nomme Dieu, le Nom de Dieu est objectivement lié à l’être de
Dieu, et non pas simplement relié à une représentation subjective que nous nous faisons de
Dieu ».
Pour Èrn, dans la prière c’est Dieu lui-même qui est invoqué, c’est donc Dieu lui-même
qui est nommé. Il définit plus loin, en relation avec le statut de l’icône, la nature du Nom de
Dieu ainsi que celle, qui lui est subordonnée, des noms par lesquels les hommes invoquent
Dieu :
« Имя Божие, как отображение Существа Божия в Самом Боге – есть уже не икона, а
нечто безмерно большее, не точка приложения Божественной энергии, а сама энергия in
actu, в ее премирной Божественной славе и (по отношению к человечеству) в
благодатном и неизреченном ее богоявлении (теофании) (...) и подобно тому как
чудотворные иконы стали возможны только потому, что « Слово плоть бысть » и без
совершенного воплощения Бога бессмысленны, так и сфера Имен Божих, понимаемых как
« чудотворные иконы », возможна только потому, что есть над ней само Божественное
166
" Razbor poslanija Svjatejšego Sinoda", Načala, n°1-4, “Materialy po imjaslaviju”, Moskva, 1996.
167
Op.cit., p. 69
49
Имя Божие, благодатно человечеству открываемое, и без него превращается в прoстую
168
метафору и в пустую словесность. »
« Le Nom de Dieu comme reflet de l’Être divin en Dieu Lui-même n’est pas une icône, mais
quelque chose d’infiniment supérieur, non pas un point d’appui de l’énergie divine, mais l’énergie
elle-même in actu, dans toute la gloire hypercosmique de Dieu, et (en relation avec l’humanité)
dans sa révélation gratuite et indicible (théophanie) (…) De même que les icônes miraculeuses ne
sont rendues possibles que parce que « le Verbe s’est fait chair », et sans l’incarnation parfaite de
Dieu sont dépourvues de sens, de même la sphère des Noms divins compris comme des « icônes
miraculeuses » n’est possible que parce qu’au dessus d’elle est le divin Nom de Dieu lui-même,
révélé aux hommes par la grâce de Dieu, et sans lequel elle n’est qu’une simple métaphore et une
expression vide. »
Èrn défend ici le statut ontologique du Nom au sens plein du terme : le Nom est
théophanique, présence totale du Dieu transcendant. Par le mystère de l’Incarnation, les noms
divins par lesquels les hommes invoquent Dieu sont à l’image et à la ressemblance du Nom de
Dieu : ils sont donc eux aussi présence de Dieu, sortie de l’immanent vers le transcendant.
Florenskij analyse lui aussi le Nom comme une médiation entre l’immanence et la
transcendance : tout comme Bulgakov, il définit cette médiation qu’est le Nom comme
symbole, au sens réaliste du terme.
« (...) la philosophie du nom est la philosophie la plus répandue, celle qui répond aux
aspirations profondes de l’homme. Cette subtile vision du monde, étudiée en détail, suppose
comme principe fondamental le nom, en tant que principe d’être et de connaissance. »
168
ibid., p. 80-81.
169
P. Florenskij, Obščie korni idealizma, P. Florenskij, Sočinenija v 4 tomax, tom 3(2), Moskva, “Mysl’”, 2000,
p. 160
50
Florenskij défend lui-même cette conception du nom comme principe d’être et de
connaissance, jusqu’à en faire le fondement de sa propre philosophie : c’est ce qu’affirme le
titre de son essai, datant de 1922, « l’Onomatodoxie comme présupposé philosophique »170. Il
y donne une justification de l’onomatodoxie tout en montrant l’enjeu fondamental de la
question : l’onomatodoxie est au fondement de la vraie vision du monde totalisante, selon
laquelle il n’y a pas de rupture entre immanence et transcendance. Florenskij consacre
également, en 1921, un court essai à la question centrale du statut du Nom de Dieu171. C'est du
point de vue de ses présupposés théologiques que Florenskij aborde le problème, afin de
donner une justification théologique aux affirmations des moines onomatodoxes. Il
commence ainsi par rappeler la nécessité d'affirmer la nature symbolique de la vision du
monde chrétienne orthodoxe : le monde des phénomènes est à la ressemblance de la réalité
céleste, il la contient symboliquement. C'est donc la notion de symbole, c’est-à-dire ce qui
relie deux plans de l'être, l'un visible l'autre invisible, qui est mise par Florenskij au coeur de
la problématique du Nom de Dieu.
« Вопрос о символе есть вопрос соединения двух бытий, двух пластов – высшего и
низшего, но соединения такого, при котором низшее заключает в себе в то же время и
172
высшее, является проницаемым для высшего, пропитываемым им. »
« La question du symbole est celle de l’union de deux êtres, deux niveaux – l’un supérieur,
l’autre inférieur, mais d’une union telle que le niveau inférieur contient en même temps le niveau
supérieur, en est pénétré, s’imprègne de lui. »
Florenskij définit d'abord la nature symbolique de tout vocable, de tout nom, donc, par
excellence, du Nom de Dieu, puis relie la notion de symbole à la problématique de l'essence et
de l'énergie : c'est alors qu'il revient au coeur de son propos, la dispute athonite, en rappelant
que celle-ci s'ancre dans le débat concernant la lumière thaborique qui oppose, au XIVème
siècle, Grégoire Palamas et Barlaam. Florenskij interprète ainsi la dispute athonite en reliant
la problématique du Nom à celle des énergies. Palamas distingue en Dieu Son essence et Son
énergie, mode de Sa révélation aux hommes. En communiant à l'énergie divine, nous entrons
donc en communion avec Dieu lui-même. Selon cette perspective théologique, le Nom de
Dieu relève de Ses énergies. Florenskij précise cette définition en avançant le terme de
170
P. Florenskij, “Imeslavie kak filosofskaja predposylka”, U Vodorazdelov mysli, P. Florenskij, Sočinenija v
četyrex tomax, tome 3 (1), Moskva, Mysl', 2000.
171
"Ob Imeni Božiem", ibid.
172
"Ob Imeni Božiem", op.cit., p. 354
51
synergie : le nom est un «équilibre énergétique »173 entre le sujet et l’objet, une synergie de
celui qui nomme et de ce qui est nommé. Ainsi écrit-il :
« Слово есть синэргия познающего и вещи, особенно при познании Бога. Человеческая
энергия является средой, условием для развития высшей энергии – Бога (...) Имя Божие
есть Бог, но Бог не есть имя. Существо Божие выше энергии Его, хотя эта энергия
174
выражает существо Имени Бога. »
"Toute parole est synergie entre le sujet connaissant et la chose, notamment lorsqu’il s’agit de
la connaissance de Dieu. L’énergie humaine constitue le milieu, la condition qui permet le
développement de l’énergie suprême de Dieu (...) Le Nom de Dieu est Dieu; mais Dieu n'est pas
Son nom. L'Être divin est supérieur à Son énergie, bien que cette énergie exprime l'être du Nom
de Dieu".
Mais Florenskij conclut cet essai spéculatif et théorique en rappelant l'évidence d'une
pensée fondée sur l'expérience :
b. L’Incarnation du Nom
173
L’expression est de M. Dennes, « les Glorificateurs du Nom : une rencontre de l’hésychasme et de la
philosophie au début du XXème siècle en Russie », op. cit.
174
"Ob Imeni Božiem", op.cit., p. 358.
175
ibid., p. 362.
176
Cf. M. Dennes, “Vklad Sergeja Bulgakova v delo opravdanija i issledovanija imjaslavija”, S.N. Bulgakov,
Religiozno-filosofskij put’, op.cit.
177
S. Bulgakov, « Afonskoe delo », Russkaja mysl’, god 34, sentjabr’ 1913 g.
52
« Comment comprendre l’efficacité réelle de la prière, dans laquelle c’est l’invocation du Nom
de Dieu, et par conséquent, le Nom même de Dieu, qui joue un rôle fondamental ? »
La dispute athonite est alors comprise par Bulgakov comme le prélude à une théologie
du Nom à laquelle il va lui-même contribuer. En effet, dans son ouvrage la Philosophie du
Nom178, toute sa réflexion philosophique et théologique sur la langue est orientée vers le
dernier chapitre consacré au Nom de Dieu. Comme Florenskij, il commence par définir le
nom comme symbole, au sens réaliste du terme. C’est dans ce contexte qu’il décrit le nom
comme une icône verbale :
« Ainsi les Noms divins sont-ils des icônes verbales de la Divinité, une incarnation des
énergies divines, des théophanies, ils portent sur eux le sceau de la Révélation divine. En eux
s’unissent de manière inséparable et non confondue, comme dans l’icône, l’énergie divine et la
puissance humaine de parole : c’est l’homme qui parle, qui nomme, mais ce qu’il nomme lui est
donné et révélé. »
178
S. Bulgakov, Filosofija Imeni, S. Bulgakov, Pervoobraz i obraz, t.2, Moskva, Iskusstvo / Peterburg, Inapress,
1999.
179
Ibid., p. 152
180
M. Dennes, “Vklad Sergeja Bulgakova v delo opravdanija i issledovanija imjaslavija”, op.cit.
181
S. Bulgakov, Filosofija Imeni, op.cit., p. 163
53
« L’échelle entre la terre et le ciel est érigée à travers l’incarnation, par la Vierge très Pure, du
Fils de Dieu : le songe de Jacob est devenu réalité (...) Mais ce mystère de l’incarnation divine
contient aussi (et cela n’avait pas été pour l’instant assez exposé ni ressenti dans la conscience
dogmatique) le mystère de l’unité du nom divin et humain, divin-humain, cette échelle vivante et
vraie entre le ciel et la terre. L’incarnation divine est et doit nécessairement être, ne peut pas ne
pas être aussi l’incarnation du nom. »
Par le mystère de l’Incarnation, le Nom de Jésus est ainsi la vraie échelle de Jacob qui
relie immanent et transcendant. Dieu est donc réellement, énergétiquement présent lorsque le
Nom de Jésus est invoqué dans la prière.
Enfin, Bulgakov relit la formule onomatodoxe « le Nom de Dieu est Dieu » à la lumière
de son analyse, en insistant sur la foi qui est au fondement de la prière :
« Mais cette présence de la Divinité dans Son Nom, enjoignant celui qui prie pieusement de
s’exclamer, plein d’étonnement : « le Nom de Dieu est Dieu ! », ne signifie nullement que Dieu est
Son Nom, n’introduit aucun fétichisme du Nom, mais révèle le mystère éternel et inconcevable de
l’incarnation et de la descente divine dans l’humanité, du Nom de Dieu comme demeure divine,
qui ne se satisfait que dans le mystère de la prière. »
La présence de Dieu dans Son Nom, l’inconcevable pour la raison, est accessible par la
seule foi : telle est la conclusion de Bulgakov. A la question qu’il posait en 1913 (« Comment
comprendre l’efficacité réelle de la prière ? »), il répond ultimement : par l’intelligence de la
foi. C’est sans doute le mystère de la prière et du Nom qui attire également les poètes vers
l’onomatodoxie. Pour eux, c’est l’ « intelligence poétique » qui permet de pénétrer le mystère
du Nom et de la nomination.
182
ibid., p. 175
183
« I ponyne na Afone… “, poème de 1915 appartenant au recueil Kamen' (1908-1915), O. Mandel’štam,
Sobranie sočinenij v 4 tomax, t.1, Moskva, Terra, 1991
54
considérée comme une justification poétique de l’onomatodoxie. Le poème se présente à la
fois comme un récit de la crise du Mont Athos, et comme un jugement personnel (ambivalent)
sur cette polémique.
И поныне на Афоне
Древо чудное растет,
На крутом зеленом склоне
Имя Божие поет.
Всенародно, громогласно
Чернецы осуждены;
Но от ереси прекрасной
Мы спасаться не должны.
Condamnation publique,
Tonnante, des moines;
Mais ne nous sauvons-pas
De cette belle hérésie.
55
dimension ontologique ; la définition du Nom par la métaphore du chant traduit l’ineffabilité
de Dieu en même tant que sa Révélation, et la béatitude qu’elle engendre : le chant signifie la
plénitude du Nom autant que la plénitude à laquelle accède celui qui L’invoque. La seconde
strophe peut également être considérée comme un bref essai de « théologie poétique », qui
consiste cette fois en une double définition du Nom : "Слово – чистое веселье, / Исцеленье
от тоски!". Le motif de la joie (« чистое веселье »), comme celui de la guérison
(« исцеленье »), désigne la nature salvifique du Nom, et par là révèle la fin ultime de la prière
de Jésus qui est l’union avec Dieu. De plus, l'intonation exclamative et chantante du vers
mime le motif de la joie et semble faire écho au slogan même des glorificateurs: "Имя Божие
– Сам Бог!".
56
c’est ce que suggère la position finale du nom « любовь » qui, contre la sémantique de la
phrase, semble affirmer l’authenticité du nom en le laissant retentir dans le silence qui suit la
parole poétique. L’acte de nomination est en fait sa propre justification ; c’est la nomination
qui fonde la vérité et la justesse du nom poétique.
« Но обрати теперь внимание : все наше жизнепонимание, вся наша наука, - говорю не
о богословской науке, а о науке вообще, о духе научном, - вся целиком построена она на
идее Логоса, на идее Бога-Слова, - да и не наука только, а вся жизнь, весь уклад нашей
души. Мы все мыслим под категорией закона, мерою гармонии. Эта идея логичности,
логизма, « словесности », часто искажаемая почти до неузнаваемости, есть основной
нерв всего живого, всего подлинного в нашей умственной и нравственной жизни и
эстетической (...)
Достояние науки – мировая закономерность, стройность и ладность мира, κόσµος
твари. Этот закон вселенной, это Мировое число, эта гармония сфер, дарованная
бытию тварному коренится всецело в Боге-Слове, в личной особенности Сына и в
свойственных ему дарах. »
« Mais à présent remarque bien : toute notre conception du monde, toute notre science, - je ne
parle pas de la science théologique, mais de la science en général, de l’esprit scientifique, - toute
184
N. Prat, « Orthodox philosophy of language in Russia », Studies in Soviet Thought, vol. 20, 1979.
185
R. Slesinskij, « Načalo svoeobraznoj russkoj filosofii jazyka : imeslavie i imeborčestvo », Put’ Pravoslavija,
n°3, 1994.
186
P. Florenskij, Stolp i utverždenie Istiny, Moskva, AST, 2003, p. 122
57
la science est entièrement construite sur l’idée du Logos, sur l’idée du Dieu-Verbe, - et non pas
seulement la science, mais toute la vie, toute l’organisation de notre âme. Nous pensons tout sous
la catégorie de la loi, de la mesure de l’harmonie. Cette idée de logicité, de logisme, de
« verbalité », souvent défigurée jusqu’à la rendre méconnaissable, est le nerf fondamental de tout
ce qui est vivant, de tout ce qui est authentique dans notre vie intellectuelle, morale et esthétique
(...)
Le domaine de la science, c’est la régularité universelle, l’ordre et l’harmonie du monde, le
κόσµος de la création. Cette loi universelle, ce chiffre du monde, cette harmonie des sphères
donnée à l’être créé s’enracine totalement en Dieu-Verbe, dans la spécificité personnelle du Fils et
dans les dons qui lui sont propres. »
1. Le logisme de V. Èrn
Pour V. Èrn, la pensée du Logos est corrélée à une réflexion identitaire sur la Russie : se
situant ouvertement dans le courant de pensée néo-slavophile, il présente la Russie comme
temple du Logos, du fait de sa fidélité à la culture chrétienne, dans un article intitulé « Propos
sur le Logos, la pensée russe et la scientificité »191, réponse polémique au texte introductif de
187
Bor’ba za Logos, V. Èrn, Sočinenija, Moskva, Pravda, 1991.
188
P. Florenskij, « Mysl’ i jazyk », U vodorazdelov mysli, P. Florenskij, Sočinenija v 4 tomax, tom 3(1),
Moskva, Mysl’, 2000.
189
S. Bulgakov, Filosofija Imeni, op.cit.
190
N. Gumilev, Stixotvorenija i poèmy, Leningrad, Sovetskij pisatel’, 1988.
191
V. Èrn, « Nečto o Logose, russkoj mysli i naučnosti », Bor’ba za Logos, op.cit.
58
l’édition russe d’une nouvelle revue philosophique européenne qui s’est justement donné pour
nom « Logos »192. En fait, il s’agit avant tout pour Èrn de défendre la spécificité de la pensée
russe, enracinée dans le Verbe divin, contre le rationalisme de la philosophie européenne. Les
fondateurs de la revue193, en effet, utilisent le concept de « logos » indépendamment de ses
échos chrétiens, mais en tant qu’il est emblématique de la pensée philosophique pure, et se
donnent pour tâche d’initier la pensée russe, encore balbutiante à leurs yeux, à la tradition
philosophique européenne, et plus précisément allemande. V. Èrn s’attache à démontrer non
seulement que le nom de la revue est une usurpation, mais surtout que c’est justement la
pensée russe qui seule peut prétendre au nom de « Logos », dans sa vraie dimension, c’est-à-
dire sa dimension chrétienne.
Dans un autre article, intitulé « Incompréhension culturelle »194, Èrn répond aux
accusations de nationalisme que S. Frank lui a faites par article interposé. Il s’y défend de
vouloir faire l’éloge de la pensée russe, et insiste sur ce qui constitue l’essentiel de son
combat : c’est du Logos en tant que principe de pensée, ou « logisme », qu’il fait l’apologie.
« La pensée philosophique russe a pour moi une valeur non pas première, mais dérivée. La
donnée absolue de ma vision du monde est le logisme du christianisme oriental. La pensée russe
m’est chère non pas parce qu’elle est russe, mais parce que, de toute l’époque contemporaine, de
tout le monde actuel, elle seule conserve l’héritage vivant, florissant, de la pensée antique
196
chrétienne.»
En fait, la défense du Logos en tant que principe de pensée cherche certes à perpétuer la
tradition antique et chrétienne du Logos, mais aussi à asseoir la légitimité de la foi dans le
domaine de la connaissance, ce qui est nié par toute la tradition européenne rationaliste dans
laquelle s’inscrit la revue « Logos ». Dès lors, la lutte pour le Logos devient également
combat contre la ratio : Èrn en vient ainsi à opposer Logos et ratio en tant qu’ils représentent
deux principes de pensée inconciliables.
192
« Ot redakcii », Logos, Meždunarodnyj ežegodnik po filosofii kul’tury, russkoe izdanie, kn. 1, Moskva,
Musaget, 1910.
193
V. Vernadskij, I. Grevsa, F. Zelinskij, B. Kistjakovskij, A. Lappo-Danilevskij, N. Losskij, E. Radlov, P.
Struve, S. Frank.
194
V. Èrn, « Kul’turnoe neponimanie », Bor’ba za Logos, op. cit.
195
id., p. 112.
196
id., p. 112.
59
b. Logos vs ratio.
Dans la préface de son recueil la Lutte pour le Logos, Èrn expose sa conception du
Logos en tant que principe de pensée et de connaissance, et en fait le slogan de toute son
oeuvre. C’est ici qu’il définit le principe du logos par opposition à celui de la ratio : cette
opposition de concepts dessine en même temps une représentation identitaire de la Russie,
temple du Logos, par rapport à l’occident, temple de la ratio.
« В слове логос для меня объединяются все особенности той философии, которая
основательно забыта современностью и которая мною считается единственно
истинной, здоровой, нужной. Λόγος – есть лозунг, зовущий философию от схоластики и
отвлеченности вернуться к жизни и, не насилуя жизни схемами, наоборот, внимая ей,
стать вдохновенной и чуткой истолковательницей ее божественного смысла, ее
скрытой радости, ее глубоких задач. Если рационализмом называется философия,
которая сознательно избирает органом своего исследования ratio, т.е. формальный
рассудок, оторванный от полноты и бессконечного многообразия жизни, то
позволительно назвать логизмом такую философию, которая отрицает рационализм в
самом корне, которая избирает органом своих постижений Λόγος, т.е. разум, взятый вне
отвлечения от живой и конкретной действительности, ей сочувственный и ее
197
имманентно проникающий. »
« Le terme de logos unifie pour moi toutes les particularités de cette philosophie qui a été
totalement oubliée par le monde contemporain et que je considère comme l’unique philosophie
vraie, saine et utile. Le Λόγος est un slogan appelant la philosophie à se détourner de la
scolastique et de l’abstraction pour choisir la vie et, sans la violer par des schèmes, mais au
contraire en l’écoutant, devenir l’herméneute inspiré et sensible de son sens divin, de sa joie
cachée, de ses tâches profondes. Si l’on appelle rationalisme la philosophie choisissant
consciemment comme organe de sa recherche la ratio, c’est-à-dire le jugement formel, coupé de
la plénitude et de la diversité infinie de la vie, il est alors permis d’appeler logisme une philosophie
qui nie le rationalisme à la racine et choisit comme organe de connaissance le Λόγος, c’est-à-dire
la raison prise en dehors de toute abstraction à la réalité vivante et concrète, qui lui « compatit » et
la pénètre de manière immanente. »
197
V. Èrn, Bor’ba za Logos, préface, op. cit., p. 11.
60
ratio, coupée de la « nature en tant qu’être »198, Èrn affirme la nécessité du logos qui est au
contraire immanent à la réalité concrète.
« Dans la foi la petite raison individuelle renonce à elle-même au nom de la raison divine, et la
perception universelle y est donnée par grâce. Dans cette ultime profondeur, foi et connaissance
ne font qu’un, autrement dit, c’est la possession de la plénitude de l’être réel. »
c. La conversion au logos
198
« Priroda kak suščee », expression reprise maintes fois par V. Èrn dans la postface de son recueil intitulé
« Na puti k logizmu », op. cit., pp. 276-294.
199
N. Berdjaev, Filosofija svobody, Moskva, Svarog i K, 1997, p. 50.
61
созерцания. Русская философская мысль должна раскрыть Западу безмерные сокровища
200
восточного умозрения. »
Ici encore, c’est la pensée russe qu’il définit par sa situation intermédiaire entre la
pensée occidentale, qu’il caractérise comme une pensée du mouvement (« находящейся в
неустанном течении и порыве »), et la pensée orientale, qu’il caractérise comme une pensée
contemplative (« находящейся в неустанной напряженности вдохновенного
созерцания »). Selon la perspective mystique qui est la sienne, il interprète cette situation
privilégiée comme un signe appelant la Russie à jouer un rôle de médiateur : «Русская
философская мысль должна раскрыть Западу безмерные сокровища восточного
умозрения. ». Il est intéressant de remarquer à ce sujet l’opposition totale d’Èrn et des
rédacteurs de la revue « Logos ». Partant d’un même constat d’une différence des modes de
pensée, ces derniers tendent au contraire à nier toute autonomie de la pensée russe, et se
présentent en fer de lance de la pensée occidentale en Russie. D’un côté comme de l’autre, la
Russie est finalement représentée comme le lieu d’une lutte philosophique entre deux
principes de pensée, ratio et logos.
Si Èrn montre bien que ratio et logos sont tous deux présents en Russie, il les oppose
quant à leur statut : la ratio est présentée comme une donnée culturelle (« Ибо Россия своей
культурностью ввела и продолжает все в большей степени вводить в себя европейское
начало рационализма »), alors que le logos est présenté comme intrinsèque à la nature russe,
à son être (« своей религией существенно и неотъемлемо внедряла в себя восточное
начало божественного Λόγος’а »). Le motif du combat «Историческое столкновение ratio
200
V. Ern, « Nečto o Logose…”, op. cit., p. 82.
201
Id., p. 85.
62
и Λόγος’а, неминуемое и неизбежное » , présent également dans le titre du recueil, la Lutte
pour le Logos, et qui par là oriente tout son contenu, s’avère ainsi être un combat pour l’être,
donc, dans la perspective de la métaphysique chrétienne, un combat pour le salut. Dans ce
sens, la rhétorique belliqueuse de V. Èrn acquiert un écho évangélique en faisant référence à
la parole du Christ « Не мир, но меч »202, et s’apparente à la rhétorique de Saint Paul dans sa
description, dans la lettre aux Ephésiens, du combat de la foi203qui se conclut sur la phrase
suivante : «Recevez enfin le casque du salut et le glaive de l’Esprit, c’est-à-dire la Parole de
Dieu ». Dans le contexte de la pensée de V. Èrn, le « glaive de l’Esprit » est justement le
principe du logos, affirmant l’enracinement ontologique de la raison humaine dans le Logos
divin, et servant ainsi le Logos, Parole de Dieu et Dieu lui-même.
Le logisme, mode de pensée enraciné dans le Logos dans sa double dimension antique
de Raison universelle et chrétienne de Verbe incarné, apparaît donc ultimement comme le
gage du Salut et de la vérité : c’est dans ce même sens que Florenskij pose le logisme au
fondement de sa pensée et de sa vision du monde.
C’est à partir de la conception platonicienne du monde que Florenskij, dans son essai la
Pensée et la langue204, définit la nature symbolique des phénomènes, introduction à la
définition du verbe comme symbole.
202
Matthieu 10, 34 : « N’allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu
apporte la paix, mais bien le glaive », Traduction Oecuménique de la Bible, Alliance biblique universelle, le
Cerf, 1994.
203
Lettre aux Ephésiens 6, 14-18 : « Debout donc ! A la taille, la vérité pour ceinturon, avec la justice pour
cuirasse et, comme chaussures aux pieds, l’élan pour annoncer l’Evangile de la paix. Prenez surtout le bouclier
de la foi, il vous permettra d’éteindre tous les projectiles enflammés du Malin. Recevez enfin le casque du salut
et le glaive de l’Esprit, c’est-à-dire la Parole de Dieu. », ibid.
204
P. Florenskij, « Mysl’ i jazyk », op.cit., p. 137
63
конкретно-единичном, в "отдельном случае", видится универсальное. Но, в существе
дела, речь идет все об одном и том же, как одно и то же, несмотря на различие
наименований, и открываемое этим "гениальным" методом. По Платону, это – "идея",
"тип" бытия; по Гете – "первоявление", "протофеномен" – τό πρωτοφαινόµενον, das
Protophänomen. Теперь предпочитают его иногда именовать "символом" – Вячеслав
Иванов, например. Но, повторяю, речь идет все об одном: "есть выдающиеся явления,
которые стоят перед нами, как представители многих других, так как заключают в
себе известную полноту", - пишет Гете Шиллеру. Эта их полнота ждет своего
открывателя. Творец "должен единичное возвысить … до всеобщего" – т. е. увидеть в
нем символ, все собою охватывающий. »
« Dans le reale on contemple les realiora, dans l'éphémère, l'éternel. Platon appelait
"synopsis", Goethe "méthode géniale" ce point de vue surplombant qui, par un regard perçant
dans le concret et le singulier, dans le "fait individuel", permet de voir l'universel. Mais en fait, il
s'agit toujours de la même chose, une seule et même chose qui, malgré la différence de
dénominations, est révélée par cette méthode "géniale". Pour Platon, c'est l'"idée", le "type" d'être;
pour Goethe, c'est la "manifestation première", le "protophénomène", τό πρωτοφαινόµενον, das
Protophänomen. A présent on préfère l'appeler "symbole": Vjačeslav Ivanov, par exemple. Mais,
je répète, il s'agit toujours de la même chose: "il y a des phénomènes remarquables qui
apparaissent devant nous comme des représentants de nombreux autres et portent ainsi en eux
une certaine plénitude", écrit Goethe à Schiller. Et cette plénitude attend d'être révélée. Le
créateur "doit élever le singulier… à l'universel", c'est-à-dire voir en lui le symbole qui embrasse
tout. »
Selon cette conception de la réalité, chaque chose est à la fois une partie du tout et le
tout lui-même. Comme le suggère N. Gej205, cette conception de la réalité comme intégrité,
totalité unifiée, rejoint la pensée de l’Incarnation : de même que le Verbe de Dieu s’est fait
chair, devenant par là pleinement homme tout en restant pleinement Dieu, de même chaque
chose, et a fortiori le verbe humain, chaque parole, est union du phénomène et de l’idée.
Chaque chose est symbole ; le verbe aussi est donc par nature symbole. Florenskij comprend
avant tout le symbole dans son sens étymologique de médiateur :
« Дело в том, что слово, как посредник между миром внутренним и миром внешним,
т.е. будучи амфибией, живущей и там и тут, устанавливает, очевидно, нити своего
рода между тем и другим миром, и нити эти, какими бы ни были они мало приметными
взору позитивиста, суть, однако, то, ради чего существует самое слово, или по крайней
мере суть перво-основа всех дальнейших функций слова. Эта перво-основа, очевидно,
имеет направленность двустороннюю, во-первых, от говорящего – наружу, как
деятельность, вторгающаяся из говорящего во внешний мир, а во-вторых, от внешнего
мира к говорящему, внутрь его, как восприятие, получаемое говорящим. Иначе говоря,
словом преобразуется жизнь, и словом же жизнь усвояется духу. Или, еще говоря иначе,
слово магично и слово мистично. Рассмотреть, в чем магичность слова, это значит
понять, как именно и почему словом можем мы воздействовать на мир. Рассмотреть как
именно и почему слово мистично, это значит уяснить себе, каков смысл учения, по
206
которому слово есть знаменуемая им реальность. »
« C’est que le verbe, en tant que médiateur entre le monde intérieur et le monde extérieur,
c’est-à-dire, en tant qu’amphibie vivant ici et là-bas, installe évidemment des sortes de fils entre
l’un et l’autre monde, et ces fils, si peu visibles soient-ils pour l’oeil d’un positiviste, sont bien ce
205
N. Gej, « Slovo i obraz v koncepcii P.A. Florenskogo », P.A. Florenskij e la cultura della sua epoca, Atti del
Convegno Internazionale, Università degli Studi di Bergamo, 10-14 gennaio 1988, a cura di M. Hagemeister e
N. Kauchtschwili, Marburg, Blaue Hörner Verlag, 1995.
206
P. Florenskij, « Mysl’ i jazyk », op.cit., p. 230
64
pour quoi existe le verbe lui-même, ou tout du moins sont-ils le fondement premier de toutes les
autres fonctions du verbe. Ce fondement premier, évidemment, a une double orientation ; tout
d’abord, du locuteur vers l’extérieur, en tant qu’activité partant du locuteur pour pénétrer dans le
monde extérieur, ensuite, du monde extérieur vers l’intérieur du locuteur, en tant qu’impression
perçue par le locuteur. Autrement dit, la vie est transformée par le verbe, et par le verbe encore, la
vie est assimilée par l’esprit. Ou bien, dit encore autrement, le verbe est magique, et il est
mystique. Etudier en quoi consiste la magie du verbe signifie comprendre comment et pourquoi
nous pouvons agir par le verbe sur le monde. Etudier comment et pourquoi le verbe est mystique
signifie éclaircir le sens de la doctrine selon laquelle le verbe est la réalité qu’il désigne. »
Le verbe, compris comme médiateur entre deux niveaux de réalité, la réalité subjective
et la réalité objective, est ainsi le révélateur de l’intégrité du monde, étant relié à la fois au
sujet locuteur, à la personne, et à l’objet désigné. C’est cette double orientation inhérente au
verbe qui définit pour Florenskij son statut, à la fois magique et mystique. Comme le souligne
N. Boneckaja207, en tant que symbole de la personne qui le profère, le verbe est magique, il a
prise sur le réel ; en tant que symbole de la chose désignée, le verbe est mystique, il est pour
le locuteur un accès à la chose même. Par ce qu’il nomme la mystique du verbe, Florenskij
introduit la question essentielle de la réalité du verbe, qu’il reprend plus loin en la précisant :
« Et lorsque nous avons affirmé que le verbe est l’objet lui-même, la réalité connue, alors, à
travers le verbe nous pénétrons dans l’énergie de son essence, avec la très profonde certitude
d’atteindre là son essence même, dévoilée par son énergie. Le verbe est la réalité même proférée
dans le verbe, non pas son doublon, sa copie posée à côté d’elle, mais bien la réalité elle-même
dans son authenticité, dans son identité numérique. Dans et par le verbe nous connaissons la
réalité, et le verbe est la réalité même. »
207
N. Boneckaja, « Ob odnom skačke v russkom filosofskom jazykoznanii. Mysl’ i jazyk A.A.Potebni i Mysl’ i
jazyk P.A.Florenskij », P.A. Florenskij e la cultura della sua epoca, op.cit.
208
P. Florenskij, « Mysl’ i jazyk », op.cit., p. 263
65
b. Le verbe comme organisme
Ainsi le verbe, décrit à la fois comme étant corps et âme, chose et esprit, est-il pourvu
d’une réalité concrète, celle d’un organisme. C’est également dans ce sens que peut être
comprise l’affirmation de la réalité du verbe. De plus, la métaphore de l’organisme associe le
verbe à une personne, et donc, encore une fois, implicitement, le verbe humain au Verbe divin
incarné.
Les deux niveaux d’être du verbe, être symbolique et être organique, à l’image et à la
ressemblance du Verbe incarné, révèlent l’antinomie de la langue toute entière. En effet, le
verbe-symbole révèle la langue (Logos) en tant que principe universel, ordre immuable, tandis
que le verbe-organisme, dans sa dimension spirituelle sur laquelle Florenskij insiste
particulièrement, révèle la langue comme énergie verbale, personnelle. La notion d’antinomie
209
L’héritage de la pensée de W. Von Humboldt et d’A. Potebnja à l’Âge d’Argent, et notamment le devenir
russe de la notion de « forme intérieure », seront étudiés plus en détails au chapitre suivant.
210
P. Florenskij, op. cit., p. 213-214
66
est constitutive de la conception de la langue de Florenskij ; mais elle est aussi au principe de
toute sa pensée.
« Telle est la structure contradictoire de la langue qui est tissée d'antinomies. Mais la langue
est un équilibre vivant d'έργον et d'ενέργεια ,de "chose" et de "vie". Plus précisément, c'est par ce
caractère contradictoire, dans son intensité maximale, que la langue est rendue possible :
éternelle et inébranlable Raison objective, Logos supra-humain, et en même temps langue
infiniment proche de toute âme, d'une tendre souplesse dans son adaptation au cœur de chacun,
toujours individuelle à tout instant, dans le moindre de ses mouvements, elle exprime
l'individualité, dans la mesure où il y a quelque chose à exprimer. »
L’antinomie est définie par les notions d’ergon et energeia, héritage humboldtien,
doublées des concepts de Logos universel et logos individuel, faisant écho à la distinction
opérée par Berdjaev entre « petite raison » et « grande Raison ». L’affirmation de l’équilibre
antinomique de la langue, et du verbe, dessine une double tension, qui correspond à la double
dimension du verbe : dimension cosmique, et dimension humaine. C’est précisément à cet
aspect du statut du verbe que va s’attacher S. Bulgakov.
211
P. Florenskij, op.cit., p. 153
212
N. Prat, « Orthodox philosophy of language in Russia », op.cit.
213
I.B. Rodnjanskaja, “Sxvatka S.N. Bulgakova s I. Kantom na stranicax Filosofii Imeni. Vvodnaja zametka”, S.
Bulgakov, Filosofija imeni, op.cit.
67
a. Statut anthropocosmique du verbe
214
S. Bulgakov, Filosofija imeni, op.cit.
215
ibid., p.14
216
ibid., p.23
68
«Остается просто, смиренно и благочестиво признать, что не мы говорим слова, но
слова, внутренно звуча в нас, сами себя говорят, и наш дух есть при этом арена
самоидеации вселенной (…) Слово есть мир, ибо это он себя мыслит и говорит, однако
мир не есть слово, точнее не есть только слово, ибо имеет бытие еще и
металогическое, бессловесное. Слово космично в своем естестве, ибо принадлежит не
сознанию только, где оно вспыхивает, но бытию, и человек есть мировая арена,
микрокосм, ибо в нем и через него звучит мир, потому слово антропокосмично, или,
скажем точнее, антропологично. И эта антропологическая сила слова и есть реальная
основа языка и языков. Наречия различны и множественны, но язык один, слово едино, и
217
его говорит мир, но не человек, говорит мирочеловек. »
« Il nous reste à accepter humblement et pieusement que nous ne disons pas nos paroles,
mais que ce sont les paroles, résonnant à l’intérieur de nous, qui se disent elles-mêmes, et notre
esprit est alors l’arène de l’auto-idéation de l’univers (…). Le verbe est le monde, car c’est le
monde qui se pense et se dit, cependant le monde n’est pas le verbe, plus précisément n’est pas
que le verbe, car il a également un être métalogique, non-verbal. Le verbe est cosmique par
nature, car il appartient non pas seulement à la conscience dans laquelle il étincelle, mais à l’être,
et l’homme est l’arène du monde, un microcosme, car en lui et à travers lui retentit le monde, c’est
pourquoi le verbe est anthropocosmique, ou bien, pour être plus précis, anthropologique. Et cette
puissance anthropologique du verbe est justement le fondement réel de la langue et des langues.
Les idiomes sont divers et multiples, mais la langue est une, le verbe est un, et c’est le monde qui
218
le parle, et non l’homme, c’est le monde-homme qui le parle. »
La réalité cosmique du verbe est bien sa réalité première : c’est pourquoi Bulgakov
insiste sur une forme de dépossession de la parole chez l’homme en affirmant que le verbe se
dit lui-même, que le monde se dit par le verbe, énonçant ainsi l’intuition qu’Heidegger
développera plus tard dans sa réflexion sur la « parole parlante »219. Mais Bulgakov va plus
loin en réintégrant la dimension humaine à l’intérieur d’une vision cosmologique de la langue.
C’est à travers le microcosme qu’est l’homme, dans sa parole, que se dit le macrocosme.
Bulgakov conclut donc son raisonnement par la définition du verbe comme réalité
anthropocosmique, ou anthropologique, au sens ou le logos est compris comme la raison du
cosmos. Et c’est à partir de cette définition antinomique du verbe, réalité tout à la fois
humaine et cosmique, que Bulgakov expose sa conception du symbole.
« Через микрокосм говорит космос, но, вместе с тем, чрез человека говорит и его
живая органическая конкретность, определенная психическая и историческая
индивидуальность и определенный язык, определенно настроенный, индивидуально
окачественный инструмент. И потому слово так, как оно существует, есть
удивительное соединение космического слова самих вещей и человечeского о них слова,
притом так, что то и другое соединены в нераздельное сращение. (…) Это загадочное,
трудное для мысли и волнующее для сердца сращение идеального и реального
217
ibid., p. 26
218
Dans la traduction de miročelovek par « monde-homme », le tiret du mot composé rend l’idée de fusion sans
confusion présente dans le terme miročelovek, qui est formé sur le modèle de bogočelovek. La traduction par
« cosmanthrope » traduirait l’écho de ce concept théologique rendu, par certains théologiens français, par
l’hellénisme « théanthrope ».
219
M. Heidegger, « la Parole », in M. Heidegger, Acheminement vers la parole, traduit par J. Beaufret, W.
Brokmeier et F. Fédier, Gallimard, 1976, p. 15. Notons la proximité de pensée, qui révèle en fait leur
communion d’intérêt pour le Logos à l’intérieur d’une même tradition ontologique, entre la réflexion de
Bulgakov et celle d’Heidegger lorsqu’il écrit par exemple dans « le Déploiement de la parole » : « Le mot se dit
au poète comme cela qui tient et maintient une chose en son être. », ibid., p. 153
69
(материального), феноменального, космического и элементарного мы называем
символом. Итак, мы дошли до точки : слова суть символы. Природа слова символична, и
220
философия слова тем самым вводится в состав символического мировоззрения. »
« A travers le microcosme parle le cosmos, mais en même temps, à travers l’homme parle
aussi sa dimension concrète, vivante, organique, une individualité historique et psychique définie
et une langue définie, un instrument accordé de manière définie, dont la qualité est individuelle.
C’est pourquoi le verbe tel qu’il existe est l’union étonnante du verbe cosmique des choses
mêmes et du verbe humain qui les désigne, de telle sorte que l’un et l’autre sont réunis en une
coalescence indivisible.(…) Cette mystérieuse coalescence, difficile pour la pensée et émouvante
pour le cœur, de l’idéal et du réel (matériel), phénoménal, du cosmique et de l’élémentaire, nous
l’appelons symbole. Nous sommes ainsi arrivés à notre terme : les vocables sont des symboles.
La nature du verbe est symbolique, et la philosophie du verbe, par là, s’inscrit dans le cadre d’une
vision du monde symbolique. »
220
S. Bulgakov, Filosofija imeni, op.cit., p. 27-28
221
N. Prat, op.cit.
222
S. Bulgakov, Filosofija imeni, op.cit., p. 103
70
harmonie, la pluri-unité ou l’uni-pluralité de la création, les visages de l’être, tout a été évoqué
dans la matière originelle, « au commencement », à travers le verbe. »
C’est l’emploi des minuscules et des majuscules qui révèle l’inteprétation que donne
Bulgakov du Prologue. Au commencement était le logos universel, orienté vers le Logos,
hypostase divine ; et c’est de Lui qu’il reçoit sa dimension sophianique. La Sophia, définie
comme « fondement idéal du monde », autrement dit comme unité du monde, apparaît donc
ici comme un des noms du logos universel ; le nom de Sophia éclaire la dimension
symbolique du logos, faisant de lui un lien universel entre les choses. Le concept de Sophia
élargit donc la notion de symbole à tout le cosmos, et devient finalement le nom suprême de
la réalité anthropocosmique du verbe.
Toute cette réflexion sur la corrélation entre verbe humain et Verbe divin, garante de la
plénitude de la parole, qui est fondatrice de la pensée du logos dans la Russie de l’Âge
223
ibid., p. 104
224
C’est par référence au concept d’ « inhumanation » que le verbe vočelovečivaetsja est traduit par
« s’inhumaine ».
225
A. Nivière, « La Philosophie du Nom dans l’oeuvre du Père S. Bulgakov », le Messager orthodoxe, n°124, I,
1994-1995.
226
I. Rodnjanskaja, op.cit.
71
d’Argent, est également à la source de la réflexion des poètes sur le statut de la parole
poétique. Le poème « le Verbe »227 de N. Gumilev est à cet égard emblématique.
Слово
227
“Slovo”, N. Gumilev, Stixotvorenija i poèmy, op.cit.
72
Мы ему поставили пределом
Скудные пределы естества,
И, как пчелы в улье опустелом,
Дурно пахнут мертвые слова.
Le Verbe
La première strophe décrit le temps mythique d’un verbe efficace pensé sur le modèle
du Verbe de Dieu : « Солнце останавливали словом, / Словом разрушали города. » Après
Dieu, le verbe personnifié semble être le second personnage de ce conte, prenant ainsi la place
de l’homme absent : il est lui même la cause des verbes d’action « останавливали »,
« разрушали » ; l’intrumental « словом » répété deux fois en un chiasme qui encadre les
73
deux verbes d’action souligne que le verbe est une force, qu’il est lui-même un acte. Par
analogie avec la parole prophétique de Josué228 s’affirme ici l’idéal d’un verbe poétique au
sens plein de verbe créateur, qui donne pouvoir sur le monde, sur le cosmos (« Солнце »)
comme sur le monde créé par l’homme («города »), de même nature que le fiat de la Genèse.
La deuxième strophe confirme à son tour la toute-puissance du verbe : c’est un tableau du
cosmos qui nous y est donné, culminant dans la manifestation du Verbe divin en gloire,
« Слово проплывало в вышине », évoquant par analogie la grandeur et la puissance du
verbe poétique appelé à transfigurer le monde moderne. Cette première partie se clôt ainsi sur
une vision mystique du verbe poétique authentique, pensé par analogie avec le Verbe créateur
de Dieu. A ce temps mythique, paradisiaque, du verbe va cependant succéder le temps de son
existence terrestre : commence alors le récit du nombre, signe muet qui a pris la place du
verbe.
Gumilev montre ici la menace que ce langage logique, rationnel, fait peser sur le
langage verbal : il s’agit de la menace du silence, qui n’est autre qu’une menace de mort pour
la parole poétique… Les vers « Не решаясь обратиться к звуку, / Тростью на песке чертил
число. » expriment cette menace du silence : renoncer au son revient à nier l’essence de la
228
Josué 10, 12-13 : « Alors Josué parla au Seigneur en ce jour où le Seigneur avait livré les Amorites aux fils
d’Israël et dit en présence d’Israël : « Soleil, arrête-toi sur Gabaon, Lune, sur la vallée d’Ayyalôn ! ». Et le soleil
s’arrêta et la lune s’immobilisa jusqu’à ce que la nation se fût vengée de ses ennemis. Cela n’est-il pas écrit dans
le livre du Juste ? Le soleil s’immobilisa au milieu des cieux et il ne se hâta pas de se coucher pendant près d’un
jour entier. », Traduction Œcuménique de la Bible, Paris, le Cerf, 1984.
74
parole, sa dimension proprement humaine s’exprimant dans l’acte de profération qui met en
œuvre tout l’être de l’homme. Mais encore une fois, c’est implicitement la référence au
théologique qui dévoile la véritable nature de la parole contenue dans le terme de « звук » :
celui-ci signifie bien le son, mais aussi le souffle. Dans cette perspective, c’est également le
rappel du divin en l’homme que l’esprit rationnel de l’homme rejette. L’oubli de la nature
profonde de la parole, à la fois humaine et divine, est porteur de mort. Le nombre en vient
ainsi à signifier le silence, la mort du verbe proféré : il ouvre le temps de la désolation du
verbe, décrit dans les deux dernière strophes du poème. Mais cette évocation est aussi, de
manière négative, une révélation du vrai statut du verbe. C’est de nouveau la référence au
théologique qui permet ce dévoilement, mais cette fois Gumilev dépasse le rapport
d’analogie : selon une logique tout autant mystique que poétique, c’est désormais par son
rapport métonymique au Verbe divin qu’il caractérise le verbe poétique, rejoignant ainsi, sur
un mode poétique, les analyses de Florenskij ou Bulgakov sur la nature du verbe.
En effet, la cinquième strophe peut être considérée comme une relecture de la mystique
johannique par l’imagination poétique de l’auteur. En effet, les deux premiers vers, « Но
забыли мы, что осиянно / Только слово средь земных тревог», non seulement font
clairement écho au prologue de l’Evangile de Jean, mais peuvent même être interprétés
comme une paraphrase poétique du verset suivant : « Et la lumière brille dans les ténèbres, et
les ténèbres ne l’ont point comprise. »229. La référence ouverte à l’Evangile de Jean au vers
suivant, qui affirme la divinité du Verbe, est aussi le rappel de son Incarnation, qui seule
permet de dépasser la division du céleste et du terrestre des quatre premières strophes. Dans
cette perspective, le terme « осиянно » peut être lu comme une image de la Transfiguration,
comprise en termes poétiques comme une transformation possible du réel par le verbe
poétique. Ainsi, selon une lecture analogique procédant d’une logique toute poétique,
Gumilev affirme le caractère sacré d’un verbe poétique capable d’illuminer, de transfigurer le
monde. Mais par cette comparaison, Gumilev révèle aussi la source divine du verbe humain.
La polysémie du vocable « slovo » tend alors à induire un rapport métonymique, un rapport de
communion entre verbe humain et Verbe divin : le verbe poétique est compris comme un
prolongement du Verbe divin ; par le mystère de l’Incarnation (« слово это Бог »), le verbe
humain participe, communie au Verbe divin. Cette lecture engage ainsi une théologie du
229
Jean 1,5, Traduction Œcuménique de la Bible, Paris, le Cerf, 1984.
75
verbe poétique, qui apparaît ici comme le fruit d’une intuition tout à la fois poétique et
mystique.
Mais le poème se clôt sur une image de désolation, dont la cause est justement l’oubli
de la sainteté du verbe poétique. Sa réduction aux dimensions de la nature matérielle équivaut
à sa mise à mort. La répétition du terme « предел » (« Мы ему поставили пределом /
Скудные пределы естества ») souligne la faute commise contre la liberté du verbe qui lui est
inhérente, mais aussi contre la plénitude d’être matériel et spirituel du verbe : l’auteur suggère
ainsi encore une fois que c’est l’oubli de son enracinement dans le Verbe divin qui atrophie le
verbe poétique. De même la plénitude du verbe, son caractère vivant transparaissent dans la
comparaison des paroles avec les abeilles : « И, как пчелы в улье опустелом, / Дурно
пахнут мертвые слова ». La comparaison animale, en effet, matérialise la vie de la parole,
donne à voir son incarnation. Certes, c’est justement le caractère vivant de la parole qui a été
nié, mais la mort du verbe semble bien être aussi promesse de renaissance. En effet, la
comparaison des paroles et des abeilles évoque les abeilles d’Aristée230, qui sont appelées à
réapparaître sinon renaître, enfin l’image du verbe vivant, associée au mystère de
l’Incarnation du Verbe divin, transforme la mort du verbe en promesse de résurrection. Ainsi,
par un système d’associations d’images, pensée poétique et logique de foi se combinent pour
prophétiser le salut du verbe. Certes cette prophétie appartient à l’au-delà du texte, mais elle
est néanmoins présente ; Gumilev affirme de manière négative la vraie nature de la parole
poétique qui, à l’image et à la ressemblance du Verbe incarné, est parole de réconciliation :
réconciliation du verbe humain et du Verbe divin, de la raison humaine et de la raison divine,
réconciliation du verbe (slovo) et du nombre (čislo), autrement dit, logos au sens plein.
230
Nous suivons ici la précieuse analyse de W. Weidlé, les Abeilles d’Aristée. Essai sur le destin actuel des
lettres et des arts, Paris, Gallimard, 1954
76
Chapitre 3 : Hégémonie de la poésie à l’Âge d’Argent
231
G. Florovskij, Puti russkogo bogoslovija, op.cit.
232
J.M. Schaeffer, L'Art de l'âge moderne. L'esthétique et la philosophie de l'art du XVIIIème siècle à nos jours,
Gallimard,1992.
77
fondamentale des romantiques réside dans l’idée que la philosophie ne saurait être le lieu
d’épanouissement de l’onto-théologie.»233
233
Ibid., p. 89
234
I. Rodnjanskaja, « Sxvatka S.N. Bulgakova s I. Kanton na strannicax “Filosofii Imeni” », op.cit.
235
D. Lihačev, « l’Art médiéval russe », Histoire de la Littérature russe. Des origines aux Lumières, Paris,
Fayard, 1992.
236
I.V. Kondakov, Ju.V. Korž, « F. Nicše (Nietzsche) v russkoj kul’ture Serebrjanogo veka », Obščestvennye
nauki i oščestvennost’, n°6, Moskva, 2000.
78
A. Emergence d’une linguistique poétique
1. L’antinomie de la langue.
α. L’analyse de Humboldt
« Assumée dans sa réalité essentielle, la langue est une instance continuellement et à chaque
instant anticipatrice. L’écriture elle-même ne lui assure qu’une conservation incomplète et
momifiée, qui sollicite de toute urgence l’effort nécessaire pour retrouver le texte vivant. En elle-
même, la langue est non pas un ouvrage fait [ergon], mais une activité en train de se faire
[energeia]. Ainsi sa vraie définition ne peut-elle être que génétique. Il faut y voir la réitération
éternellement recommencée du travail qu’accomplit l’esprit afin de ployer le son articulé à
l’expression de la pensée. En toute rigueur, une telle définition ne concerne que l’acte singulier de
la parole actuellement proférée ; mais, au sens fort et plein du terme, la langue n’est, tout bien
239
considéré, que la projection totalisante de cette parole en acte. »
Tout en présentant la dualité de la langue, qui est tout à la fois « ouvrage fait » et
« activité en train de se faire », la description de Humboldt privilégie nettement l’energeia, la
conception de la langue comme « parole en acte », activité de l’esprit. La métaphore de la vie,
présentant l’activité de la langue comme un « texte vivant », en opposition avec la
« momification » de la langue par l’écriture, emblème de l’ergon, situe clairement un pôle
positif et un pôle négatif dans cette antinomie. Selon la terminologie de Benvéniste, c’est
donc la langue en tant que discours, acte de parole, énonciation, qui est privilégiée.
Benvéniste décrit la même réalité que Humboldt, dans des termes différents, lorsqu’il écrit240 :
237
A.A. Potebnja, Mysl’ i jazyk, Xar’kov, 1892.
238
P.A. Florenskij, Mysl’ i jazyk, op.cit.
239
W. von Humboldt, Introduction à l’oeuvre sur le kavi et autres essais, traduction et introductions de P.
Caussat, Paris, Seuil, 1974, p. 183
240
« L’appareil formel de l’énonciation », E. Benvéniste, Problèmes de linguistique générale, II, Paris,
Gallimard, 1966, p. 81-82
79
« Avant l’énonciation, la langue n’est que la possibilité de la langue. Après l’énonciation, la
langue est effectuée en une instance de discours, qui émane d’un locuteur, forme sonore qui
atteint un auditeur et qui suscite une autre énonciation en retour. »
β. L’analyse de Potebnja
« Dès sa naissance apparaît dans le mot l’opposition entre objectivité et subjectivité ; elle est
liée, comme nous le verrons, à l’opposition intrinsèque à la langue entre discours et
compréhension. »
γ. L’analyse de Florenskij
241
A.A. Potebnja, Mysl’ i jazyk, op.cit., chapitre III “V. Gumbol’dt” [W. Humboldt].
242
E. Benvéniste, « De la subjectivité dans le langage », Problèmes de linguistique générale, I, op.cit.
80
« Другими словами, язык предстоит духу как целое, уже готовое, сразу обозреваемое,
хотя, в то же время, он – только по-мгновенно творится духом и существует лишь
тогда, поскольку и когда творится. Он есть, говоря сравнительно, « кристалл »,
готовое орудие, которым народному духу предстоит пользоваться и в котором
243
предстоит ему воплощаться. »
« En d’autres termes, la langue se présente à l’esprit comme un tout déjà prêt, que l’on peut
cerner d’un coup, bien qu’en même temps, elle ne soit créée par l’esprit que par instants, et qu’elle
n’existe que lorsqu’elle est créée. En parlant par comparaison, elle est un « cristal », un instrument
préparé que l’esprit populaire doit utiliser, et dans lequel il doit s’incarner. »
Florenskij valorise ici la langue en tant que produit, dont l’intégrité, signe positif, est
soulignée à la fois par la notion de tout (« целое »), et par la comparaison du « cristal ». Mais
il montre aussi que ce tout est une potentialité qui doit être réalisée dans l’acte d’énonciation
définie comme une « incarnation » de l’esprit dans la matière verbale. C’est aussi cette
conception de la langue comme potentialité créatrice qui est privilégiée par les poètes.
α. L’interprétation de Belyj
243
P.A. Florenskij, Mysl’ i jazyk, op.cit., p. 153
244
A. Belyj, « Mysl’ i jazyk », Logos, kn. 2, Moskva, Musaget, 1910.
81
l’indépendance de la création artistique des novateurs actuels de l’art, par la réunion des oeuvres
de l’activité de la langue et des oeuvres de la poésie, en tant que produits d’une unique création. »
C’est bien la notion d’énergie qui est au fondement, tout d’abord, de l’analogie entre le
vocable et le mythe, en tant que création collective populaire, ensuite, entre la parole et la
poésie, en tant que création individuelle. Alors que Potebnja, par cette analogie, tend à
montrer que la langue est historiquement, et dans son devenir, poésie, au sens de création et
créativité, Belyj en vient à retourner l’assertion pour affirmer que l’art verbal, la langue
poétique, est la langue même. Ainsi écrit-il dans « la Magie des vocables »:
245
« Поэтическая речь и есть речь в собственном смысле. »
Ce n’est qu’une différence de degré qui distingue la parole de la parole poétique ; cette
dernière est désormais présentée comme le degré suprême de la parole, en tant qu’énergie
verbale consciente d’elle-même. Par ce retournement de la conclusion potebnienne, Belyj
installe donc l’hégémonie de l’art verbal sur la linguistique.
β. L’interprétation d’Ivanov
« La langue, selon la vision profonde de Wilhelm von Humboldt, est à la fois produit et force
active (έργον et ενέργεια) ; un milieu commun qui est sans cesse créé par tous, tout en précédant
et conditionnant en même temps tout acte créateur dans le berceau même de sa pensée ; c’est
une alliance antinomique de nécessité et de liberté, de divin et d’humain ; création de l’esprit du
peuple et don de Dieu au peuple. La langue, selon Humboldt, est un don que le peuple reçoit
comme un destin, comme une sorte de prédétermination de son être spirituel à venir. »
245
A. Belyj, « Magija slov », Simvolizm kak miroponimanie, Moskva, Respublika, 1994, p.133
246
V. Ivanov, « Naš jazyk », op.cit., p. 396
82
On reconnaît ici la proximité de pensée entre Ivanov et Florenskij : Ivanov, comme
Florenskij, souligne l’équilibre antinomique de la langue, et l’interprète en des termes qui
révèlent une véritable théologie de la langue. L’antinomie est en effet ultimement comprise
comme l’union du divin - la langue en tant que don de Dieu, et de l’humain - la parole en tant
que réalisation personnelle des potentialités de la langue. La langue est ainsi définie comme
milieu commun (« соборная среда »), manifestation de l’esprit de communion qui fonde
idéalement l’unité du monde : cette définition conceptuelle fait écho à la définition imagée de
la langue comme cristal proposée par Florenskij.
Mais Ivanov donne également une lecture poésiologique de la dualité de la langue. Dans
son essai « Pensées du symbolisme », il convoque justement le concept d’énergie pour définir
le verbe poétique symboliste :
« En tant qu’art, il [le symbolisme] n’aspire qu’à une chose : l’élasticité de l’image, sa vie
intérieure et son extensivité au sein de l’âme où elle s’enfonce, comme une graine qui doit grandir
et devenir épi. En ce sens, le symbolisme est l’affirmation de l’énergie extensive du verbe et de
l’art. Cette énergie extensive ne cherche pas, mais ne fuit pas non plus les rencontres avec des
sphères hétérogènes à l’art, par exemple avec les systèmes des religions. Le symbolisme tel que
nous l’affirmons ne craint la captivité de Babylone dans aucune de ces sphères : lui seul réalise la
liberté actuelle de l’art, lui seul croit en sa puissance actuelle. »
Dans cette définition qu’Ivanov donne du symbolisme, il apparaît que c’est la langue
comme energeia, en tant que telle, qui constitue le fondement du verbe poétique :
«Символизм в этом смысле есть утверждение экстенсивной энергии слова и
художества ». La poésie symboliste est présentée comme la révélation de la nature
énergétique du verbe ; le verbe poétique semble donc être de même nature que le verbe lui-
même, il en est son degré suprême. Comme Potebnja, Ivanov souligne également la
dimension de communication inhérente au verbe : les notions d’élasticité et d’extensivité,
ainsi que la métaphore de la graine, montrent l’intersubjectivité du verbe poétique symboliste,
autrement dit son caractère conciliaire (sobornost’), qui constitue l’autre aspect de son
énergie. Enfin, la notion d’ « énergie extensive », qui caractérise le verbe dans sa dimension
intersubjective et créatrice, révèle aussi la tension de la poésie pour l’au-delà de ses limites :
247
V. Ivanov, « Mysli o simvolizme », op.cit., p. 196
83
fondement de l’autonomie et de la liberté du verbe poétique, elle lui ouvre tous les domaines
de la vie et de la connaissance, en particulier celui de la religion. La « graine » du verbe
poétique peut devenir un « épi » mystique, ontologique, tout en gardant son essence poétique.
Les poètes futuristes, quant à eux, se réapproprient la notion d’énergie selon une
conception somme toute assez proche de celle d’Ivanov, bien que les termes employés
diffèrent. La notion d’énergie semble donc bien réunir autour d’elle symbolistes et post-
symbolistes. En effet, les cubo-futuristes affirment avec force, à la suite des symbolistes, que
c’est le verbe compris comme energeia qui est au fondement de la poésie. Le nouveau verbe
poétique futuriste est la mise à nu des potentialités créatrices de la langue : c’est ce que
signifie le slogan poétique du « verbe en tant que tel ».
« В 1908 году гoтовился « Садок судей » I. Часть произведений попала в него, а часть
в « Студию Импрессионистов ». В обоих сборниках В. Хлебников, Бурлюки, С. Мясоедов и
др. наметили новый путь искусства : слово развивалось, как таковое.
Отныне произведение могло состоять из одного слова и лишь умелым изменением
его достигалась полнота и выразительность художественного образа.
Но выразительность иная – художественное произведение и принималось и
критиковалось (по крайней мере это предчувствовалось) только как слово.
248
Произведение искусства – искусство слова. »
« En 1908 se préparait le « Vivier des juges » I. Une partie des oeuvres s’y retrouva, l’autre se
retrouva dans « l’Atelier des Impressionnistes ». Dans les deux recueils V. Xlebnikov, les Burljuk,
S. Mjasoedov et d’autres indiquèrent la nouvelle voie de l’art : le verbe se développait, en tant que
tel.
Dorénavant une oeuvre pouvait n’être constituée que d’un vocable, et sa seule modification
judicieuse lui faisait atteindre la plénitude et l’expressivité de l’image artistique.
Mais une expressivité d’un autre ordre : l’oeuvre était à la fois perçue et critiquée (tout du
moins tel en était le pressentiment) uniquement en tant que verbe.
L’oeuvre d’art est l’art du verbe. »
248
A. Kručenyx, V. Xlebnikov, « Slovo kak takovoe », Manifesty i programmy russkix futuristov, Wilhelm Fink
Verlag, München, 1967, p.59
84
A la notion de la parole comme énergie se trouve corrélée celle de la forme interne de la
langue et de la parole, que G. Nivat définit précisément comme « énergie poético-mythique
»249. Défendue elle aussi tout d’abord par Humboldt, elle est reprise en Russie par Potebnja,
puis, à sa suite, par Florenskij et les poètes de l’Âge d’Argent. Désignant la liaison intime
entre le son et le sens, la forme interne révèle une conception « anti-sémiotique »250 de la
langue, qui sera intégrée par les poètes à leur réflexion sur la nature de la parole poétique.
249
G. Nivat, « le Symbolisme russe », Histoire de la littérature russe. Le Vingtième siècle. L’Âge d’Argent,
ouvrage dirigé par E. Etkind, G. Nivat, I. Serman, V. Strada, Paris, Fayard, 1987.
250250
L’expression est empruntée à J. Trabant, Humboldt ou le sens du langage, Liège, Mardaga, 1992.
251
W. von Humboldt, Introduction à l’oeuvre sur le kavi, op.cit., p. 191
252
W. Weinsteijn, “ A.A. Potebnja and Russian symbolism”, Russian literature, Special issue Russian
symbolism II, sept. 1979.
253
W. von Humboldt, Introduction à l’oeuvre sur le kavi, op.cit., p. 241
85
en fait la nature. La présence réelle de la synthèse doit s’affirmer de façon en quelque sorte
immatérielle au sein de la langue ; il faut bien réaliser qu’elle est cet éclair qui illumine la langue ;
telle la foudre venue d’ailleurs, elle tombe sur les matériaux en contact et opère leur fusion
254
mutuelle. »
La forme interne est à la fois mystérieuse et réelle ; immatérielle et présente. Les deux
métaphores de l’éclair et de la foudre, qui désignent son action synthétique, achèvent de nous
révéler la nature mystique de la forme interne, insaisissable autrement que par une intuition
linguistique à l’opposé de la tradition rationnelle du signe. Par la notion de forme interne, en
effet, selon l’expression de J. Trabant255, Humboldt affirme l’ iconicité de la langue et de la
parole. Il refuse l’arbitraire du signe et rapproche au contraire la langue de l’image, pour
laquelle le lien entre la forme matérielle et le contenu sémantique est non pas indifférent, mais
motivé. La pensée de Humboldt, et à sa suite celle de Potebnja, s’inscrit donc à l’intérieur de
la tradition cratyléenne : la forme interne est ainsi le nom que donne Humboldt à l’adéquation
de la parole et de la chose ou de la pensée, adéquation fondatrice de la rectitude de la langue.
« Nous distinguons dans le vocable : la forme externe, c’est-à-dire le son articulé, le contenu,
objectivé par l’intermédiaire du son, et la forme interne, ou le sens le plus proche de l’étymologie
du vocable, le moyen par lequel le contenu est exprimé. »
La définition de la forme interne comme « moyen par lequel le contenu est exprimé »
correspond tout à fait à la définition humboldtienne, en revanche l’indication qui précède,
254
ibid., p. 365-366
255
J. Trabant, Humboldt ou le sens du langage, op.cit.
256
S. Cassedy, « Florenskij and philosophy of language in the twentieth century », P. A. Florenskij e la cultura
della sua epoca, op.cit.
257
A.A. Potebnja, Iz zapisok po teorii slovesnosti, Xar’kov, 1905 / Mouton - the Hague, Paris, 1970.
258
A.A. Potebnja, Mysl’ i jazyk, in Russkaja slovesnost’. Antologija, gl. red. V.P. Neroznak, Moskva, Academia,
1997, p. 51
86
celle de « sens étymologique », est tout à fait nouvelle. Par cette précision, Potebnja cherche à
donner un contenu objectif à cette mystérieuse notion qu’est la forme interne. Dans un même
souci d’objectivité et de scientificité sans doute, Potebnja, dans ses Notes sur la grammaire
russe, remplace le terme de « forme interne » par celui de « représentation » (predstavlenie).
La notion garde cependant le même statut que chez Humboldt, bien que transposé dans un
contexte psychologique et non plus métaphysique : celui d’« intermédiaire entre l’image
sensible de l’objet, présent à la conscience du locuteur, et sa signification abstraite »259. Dans
les Notes sur la théorie de l’art verbal, Potebnja présente de nouveau cette triple dimension
du vocable, en des termes un peu différents, qui lui permettront par la suite de dessiner une
analogie entre le statut du vocable et celui de toute oeuvre d’art verbal.
« Toute création d’un vocable nouveau à partir d’un vocable ancien crée, en même temps
qu’une signification nouvelle, une représentation nouvelle. C’est pourquoi nous pouvons dire que
le vocable primitif se compose de trois éléments : l’unité des sons articulés, c’est-à-dire le signe
externe de la signification ; la représentation, c’est-à-dire le signe interne de la signification, et la
signification elle-même. »
259
« A.A. Potebnja », Filosofy Rossii XIX-XX stoletij. Biografii, idei, trudy, gl. red. P.V. Alekseev, Moskva,
Kniga i biznes, 1995.
260
A.A. Potebnja, Iz zapisok po teorii slovesnosti, op.cit., p. 19
87
γ. La forme interne, ou l’âme de la parole selon Florenskij
« La forme externe, le corps du vocable est soumis à un contrôle obligatoire et par conséquent,
à une norme obligatoire ; mais il ne vit pas pour lui-même, mais pour son âme. L’âme du vocable,
au contraire, est formée par sa signification objective, qui contient à volonté des traits distinctifs,
261
P.A. Florenskij, Mysl’ i jazyk, op.cit., p. 214-215
262
ibid., p. 219
88
des demi-teintes de coloration spirituelle, des harmoniques associatives : c’est tout un monde de
sens, il y a là des gouffres et des sommets ; mais sans aucun accès ni pour un contrôle
obligatoire ni pour des exigences venant de l’extérieur. Le semème d’un vocable que j’énonce
peut être réussi ou non ; mais personne n’a le droit de m’indiquer ou de m’imposer les voies de sa
formation. Il est infiniment plus large que son morphème, comme celui-ci est infiniment plus large
que son phonème. Le semème peut s’élargir de manière illimitée, modifiant la construction des
éléments spirituels corrélés en lui, changeant ses contours, il peut attirer à lui un contenu
nouveau, quoique relié au précédent, étouffer l’ancien, - en un mot, il vit, comme toute âme, et sa
vie est en perpétuel devenir. »
Cette représentation des formes interne et externe, corps et âme du vocable, renouent
avec l’antinomie fondamentale de l’ergon et de l’energeia. Du point de vue du sens du
vocable, le sens stable, commun, le plus proche du sens étymologique, correspond au vocable
comme ergon. Le vocable comme energeia est caractérisé au contraire par sa polysémie, sa
liberté, son caractère individuel. Si Florenskij le définit comme objectif, c’est sans doute au
sens de « réel », au sens où l’âme a plus de réalité que le corps. S. Cassedy263 indique que le
semème, dimension essentielle de la parole pour Florenskij, correspond au sens de la parole
chaque fois renouvelé dans l’acte de l’élocution : les notions de semème et d’energeia mettent
donc en évidence la double face de la nature de la parole, qui est à la fois activité et
polysémie. On comprend ainsi que les conceptions de Florenskij aient été source d’inspiration
pour les poètes, pour qui la parole poétique est justement potentialité créatrice de sens.
α. L’interprétation de Belyj
263
S. Cassedy, Florenskij and philosophy of language in the twentieth century, op.cit.
264
N. Boneckaja, “Ob odnom skačke v russkom filosofskom jazykoznanii (Mysl’ i jazyk A.A. Potebni, Mysl’ i
jazyk P.A. Florenskogo)”, op.cit.
89
осуществляется в художественном творчестве ; оно же есть фокус
265
словообразования. »
« Il y a quelque chose de commun à toutes les formes de figurativité : c’est l’aspiration à élargir
la représentation verbale d’une image, la rendre instable, engendrer un nouveau cycle de création
verbale, c’est-à-dire donner une impulsion à la représentation commune du vocable, mettre en
mouvement sa forme interne ; la modification de la forme interne d’un vocable conduit à la
création d’une nouveau contenu de l’image (...) »
Comme chez Potebnja, les termes de « représentation » et de « forme interne » sont ici
équivalents. Le passage résume la conception de la forme interne comme ferment de
significations nouvelles. Les tournures verbales «расширить », « породить », « дать
265
A. Belyj, « Mysl’ i jazyk », op.cit.
266
A. Belyj, « Magija slov”, op.cit., p. 138
90
толчок », « сообщить движение » mettent encore une fois en évidence la dimension
dynamique, énergétique de la création verbale ; et c’est précisément sur la forme interne que
porte l’action créatrice. La forme interne apparaît donc ultimement comme une métaphore de
la poéticité en tant que telle.
β. L’interprétation de Mandel’štam
Pour Mandel’štam également, il semble que la forme interne soit une métaphore de la
poéticité des vocables. C’est ce qui apparaît dans son essai « le Verbe et la culture », où le
concept hérité de Potebnja est présent sous le nom d’ « image interne ».
« Пиши безобразные стихи, если сможешь, если сумеешь. Слепой узнает милое лицо,
едва прикоснувшись к нему зрячими перстами, и слезы радости, настоящей радости
узнаванья, брызнут из глаз его после долгой разлуки. Стихотворение живо внутренним
образом, тем звучащим слепком формы, который предваряет написанное
стихотворение. Ни одного слова еще нет, а стихотворение уже звучит. Это звучит
267
внутренний образ, это его осязает слух поэта. »
« Ecris des vers sans figures, si tu le peux, si tu en es capable. L’aveugle reconnaîtra leur doux
visage à peine l’aura-t-il effleuré de ses doigts lucides, et des larmes de joie, de la vraie joie de la
reconnaissance, jailliront de ses yeux après une longue séparation. Le poème vit de son image
interne, du moule sonore de cette forme qui précède le poème écrit. Aucun vocable n’est encore
là, et pourtant le poème résonne déjà. C’est son image interne qui résonne, que l’ouïe du poète
perçoit. »
Dans ce passage, l’image interne, la forme interne du poème apparaît comme la forme
anté-verbale du poème : dans ce sens, il s’agit bien de la pure potentialité poétique des
vocables. Comme dans l’interprétation que fait Florenskij de la forme interne, l’image interne,
ici, est ce qui donne vie aux vocables : elle est réalisée, matérialisée pour l’auditeur par la
forme sonore des vocables, mais le poète-aveugle, lui, la perçoit dans son immatérialité et sa
virtualité. Faisant suite, dans le développement de l’essai, à l’ évocation du » verbe-Psyché »,
la notion d’image interne apparaît comme un des noms de l’âme du poème, comme ce que le
poète reconnaît comme étant ferment de poéticité. Contrairement à la représentation
volontariste que donne Belyj de l’action poétique comme mise en mouvement de la forme
interne, Mandel’štam privilégie une représentation humble de l’acte poétique comme
reconnaissance de la poéticité des vocables et accueil des potentialités de leur forme interne.
267
O. Mandel’štam, « Slovo i kul’tura », Sobranie sočinenij v 4 tomax, t.2. proza, Moskva, Terra, 1991, p. 226
91
слепок формы ». C’est aussi à une défense de la forme intégrale des vocables qu’aboutit la
relecture que fait Šklovskij de la théorie potebnienne.
γ. L’interprétation de Šklovskij
« Слова, употребляясь нашим мышлением вместо общих понятий, когда они служат,
так сказать, алгебраическими знаками и должны быть безобразными, употребляясь в
обыденной речи когда они не договариваются и не дослушиваются, - стали привычными,
и их внутренняя (образная) и внешняя (звуковая) формы перестали переживаться. (...)
Если мы захотим создать определение « поэтического » и вообще
« художественного » восприятия, то, несомненно, натолкнемся на определение :
« художественное» восприятие – это восприятие, при котором переживается форма
269
(может быть, и не только форма, но форма непременно). »
« Les vocables, lorsqu’ils sont utilisés par notre pensée à la place de concepts généraux, qu’ils
servent, dirons-nous, de signes algébriques, et doivent être privés de figures, lorsqu’ils sont
utilisés dans le langage ordinaire, qu’ils ne sont ni prononcés ni écoutés en entier, deviennent des
habitudes, et leur forme interne (imagée), comme leur forme externe (sonore), cessent d’être
ressenties. (...)
Si nous voulons créer une définition de la perception « poétique », et en général « artistique »,
nous buterons indubitablement sur la définition suivante : une perception « artistique » est une
perception au cours de laquelle la forme est ressentie (la forme n’est peut-être pas la seule chose
ressentie, mais la forme, elle, est nécessairement ressentie). »
268
Voskrešenie slova, V. Šklovskij, Gamburskij sčet, Moskva, Sovetskij pisatel’, 1990.
269
ibid., p. 36-37
92
3. L’opposition entre prose et poésie
L’opposition entre prose et poésie, telle qu’elle apparaît dans la réflexion poésiologique
de l’Âge d’Argent, s’enracine dans la pensée linguistique de Humboldt et Potebnja. C’est
justement cette analyse linguistique, qui tend à valoriser la poésie en montrant que la poésie
est plus proche que la prose de l’activité de la langue elle-même, qui va servir de fondement à
l’hégémonie de l’art verbal sur la science, ouvrant ainsi à la poésie les portes de la
connaissance du monde, et légitimant sa position de rivale de la philosophie.
α. L’analyse humboldtienne
C’est avant tout la différence d’essence entre prose et poésie que Humboldt cherche à
définir. Il rappelle tout d’abord que prose et poésie sont deux « manifestations de la
langue »270 même, deux formes de l’imagination productive, qui ne présentent donc qu’une
différence graduelle, comme le résume J. Trabant271. C’est leur mode de rapport au réel qui
constitue l’essentiel de leur différence :
« Car il s’agit, dans les deux cas, de prendre appui sur la réalité pour rejoindre un objectif qui
ne lui appartient plus : la poésie récupère la présence sensible de la réalité, telle qu’elle se donne
à l’appréhension de l’expérience intérieure et extérieure, mais en restant indifférente et même
délibérément étrangère à ce qui fonde la réalité comme telle. Le phénomène sensible est alors
revendiqué par l’imagination, qui s’en sert pour rejoindre l’intuition d’une totalité que l’art
transfigure. La prose, elle, cherche à retrouver les racines mêmes du réel et à en démêler
l’écheveau ; elle met en oeuvre une procédure intellectuelle qui combine terme à terme les faits et
272
les concepts, et qui vise à produire leur idéalité systématique. »
Dans ce passage, poésie et prose ne semblent pas opposées l’une à l’autre selon un
principe axiologique. La poésie caractérise un rapport subjectif au réel, fondé sur l’expérience
et l’intuition, relayées par l’imagination. La prose indique un souci d’objectivité et de
systématicité, assumé par la raison au moyen de concepts. Prose et poésie apparaissent
comme interdépendantes, elles sont les deux branches d’un tout qui constitue l’unité
dynamique de la langue elle-même :
« Reste que la langue n’a accompli sa révolution que lorsque poésie et prose se répondent
273
l’une à l’autre. »
270
W. von Humboldt, Introduction à l’oeuvre sur le kavi et autres essais, op.cit., p. 346
271
J. Trabant, Humboldt ou le sens du langage, op.cit
272
W. von Humboldt, Introduction à l’oeuvre sur le kavi et autres essais, ibid., p. 346
273
Ibid., p. 355
93
Avec Potebnja, au contraire, l’opposition formelle entre prose et poésie se double plus
nettement d’une opposition axiologique. Conformément à la pensée romantique, Potebnja
affirme la spécificité du langage poétique, qui serait de nature non-sémiotique, contrairement
au langage courant, prosaïque, qui lui, serait arbitraire.
β. L’analyse potebnienne
Pour Potebnja, c’est la forme interne qui est le critère distinctif de la poésie et de la
prose.
Dans ses Notes sur la théorie de l’art verbal, Potebnja donne une autre définition de la
différence entre prose et poésie, qui induit nettement une opposition axiologique.
« Tout comme pour la définition de la poésie nous nous tournons vers sa forme la plus simple,
c’est-à-dire la parole pourvue d’une représentation vivante, pour la définition génétique de la
prose, il nous faut prendre en compte la chose suivante. La vie d’une telle parole, du point de vue
274
A.A. Potebnja, Mysl’ i jazyk, in Russkaja slovesnost’. Antologija, op.cit., p. 51
275
A.A. Potebnja, Iz zapisok po teorii slovesnosti, op.cit., p. 97
94
interne, consiste en ce qu’autour de sa représentation se rassemblent des indices séparés de
leurs images sensibles, jusqu’à ce que la représentation ne soit en contradiction avec eux, ou ne
se perde dans leur masse, comme quelque chose d’inessentiel. Alors, la parole perd sa
représentation et devient un simple intermédiaire sonore entre l’objet de connaissance, ou
d’explication, et l’explication elle-même (telle est la forme originelle de la prose). »
A la parole prosaïque, qui est concept (ponjatie) s’oppose la parole poétique, qui est
« image » (obraz). Autrement dit, à la définition monosémique s’oppose la représentation
polysémique. Alors que la science, fondée sur le concept, est définie par la redondance et la
tautologie, la poésie, elle, est définie essentiellement comme allégorie, ou métaphoricité au
sens large (« иносказание »).
Nous avons déjà vu que pour Belyj, comme pour Potebnja, le symbole est
essentiellement métaphore : l’opposition axiologique entre prose et poésie, opposition de mort
et de vie, permet aussi aux poètes de l’Âge d’Argent de justifier l’hégémonie de l’art verbal
au nom du principe suprême qu’est la vie.
276
ibid., p. 100
95
b. Interprétation poésiologique de l’opposition entre prose et poésie
α. Interprétation symboliste
L’interprétation que donne Ivanov du symbole semble n’être que la lecture mystique de
la définition potebnienne de la forme interne. Pour Potebnja, la forme interne, en tant que
signe de la poéticité de la parole, lui confère un statut spécifique, imagé, polysémique, qui le
distingue de celui de la parole commune. Ivanov, lui, interprète la métaphoricité de la parole
symboliste en terme de puissance magique, ou mystique, puissance révélationnelle dont est
privée la parole commune.
Dans la Magie des vocables, Belyj opère la même distinction entre prose et poésie, mais
dans des termes plus proches de ceux de Potebnja. Il définit l’opposition entre le concept
scientifique (« слово-термин »), et le vocable ordinaire (« обычное прозаическое слово »),
d’une part, et le verbe poétique (« слово-образ »), d’autre part, en développant abondamment
la métaphore de la vie et de la mort.
277
V. Ivanov, « Zavety simvolizma », op.cit. p. 180
278
ibid. p. 184
279
ibid. p. 183
96
Идеальный термин – это вечный кристалл, получаемый только путем окончательного
разложения ; слово-образ – подобно живому человеческому существу ; оно творит,
влияет, меняет свое содержание. Обычное прозаическое слово, т.е. слово, потерявшее
звуковую и живописную образность и еще не ставшее идеальным термином, - зловонный,
разлагающийся труп.
Идеальных терминов мало, как стало мало и живых слов ; вся наша жизнь полна
загнивающими словами, распространяющими нестерпимое зловоние ; употребление
этих слов заражает нас трупным ядом, потому что слово есть прямое выражение
280
жизни. »
« Le verbe-terme est un cristal beau et mort, qui s’est formé grâce à l’achèvement du
processus de décomposition du verbe vivant. Le verbe vivant (le verbe-chair) est un organisme
florissant.
Tout ce qui est perceptible en moi par les organe des sens se décomposera lorsque je
mourrai ; mon corps deviendra une charogne pourrissante, répandant une puanteur ; mais lorsque
sera achevé le processus de décomposition, je paraîtrai aux yeux de ceux qui m’aimaient en une
série de beaux cristaux. Le terme idéal est un cristal éternel, obtenu par la seule voie de la
décomposition totale ; le verbe-image est semblable à un être humain vivant ; il crée, influence,
change de contenu. Le verbe commun, verbe de prose, c’est-à-dire un verbe qui a perdu son
iconicité sonore et picturale, et qui n’est pas encore devenu un terme idéal, est un cadavre
nauséabond en décomposition.
Il y a peu de termes idéaux, tout comme il reste peu de vocables vivants ; toute notre vie est
remplie de vocables pourrissants, répandant une puanteur insupportable ; l’utilisation de ces
vocables nous contamine de son poison cadavérique, car le verbe est l’expression directe de la
vie. »
280
A. Belyj, « Magija slov », op.cit., p. 135
281
L’expression est empruntée à J-M. Schaeffer, op.cit., p.233
97
L’adéquation de la parole poétique à la métaphysique est également une composante de
l’opposition que font les penseurs futuristes entre prose et poésie.
β. Interprétation cubo-futuriste
L’opposition entre parole de prose et parole poétique est clairement pensée en terme de
vie et de mort par Šklovskij. Dans la continuité de l’interprétation que fait Belyj de la parole
poétique, la poésie est définie par Šklovskij comme processus de vivification de la parole,
« воскрешение слова ».
« И вот теперь, сегодня, когда художнику захотелось иметь дело с живой формой и с
живым, а не мертвым словом, он, желая дать ему лицо, разломал и искорверкал его.
Родились « произвольные » и « производные » слова футуристов. Они или творят новое
слово из старого корня (Хлебников, Гуро, Каменский, Гнедов), или раскалывают его
рифмой, как Маяковский, или придают ему ритмом стиха неправильное ударение
(Крученых). Созидаются новые, живые слова. Древним бриллиантам слов возвращается
282
их былое сверкание. »
« Et maintenant, à présent que l’artiste a souhaité avoir affaire à une forme vivante et un
vocable vivant, et non pas mort, désireux de lui donner un visage, il le brise et le mutile. Les
vocables « arbitraires » et « dérivés » des futuristes sont nés. Ceux-ci créent ou bien un vocable
neuf à partir d’une racine ancienne (Xlebnikov, Guro, Kamenskij, Gnedov), ou bien ils le scindent
au moyen de la rime, comme Majakovskij, ou bien ils lui donnent, par le rythme du vers, une
accentuation incorrecte (Kručenyx). Des vocables vivants, neufs, sont créés. Les anciens
diamants des vocables retrouvent leur lustre passé. »
La parole vivante est bien définie, comme chez Potebnja, par sa forme vivante,
désormais comprise chez les futuristes comme la totalité de sa forme externe et interne. La
vivification de la parole, ou plutôt la vivification de sa perception, passe maintenant par sa
déformation, sa dislocation, qui n’est cependant pas une décomposition au sens où l’entendait
Belyj. Par cet acte de déformation, au contraire, la parole, toujours comprise comme un
organisme, retrouve un visage. Šklovskij définit donc la poésie par l’acte de vivification de la
forme de la parole qui était devenue morte, de la parole de prose. Les métaphores de la vie et
de la nouveauté sont des gages de l’authenticité de la parole poétique cubo-futuriste.
Xlebnikov conçoit lui aussi la valorisation de la poésie par opposition à la prose au nom
du principe de l’authenticité : il oppose aux vocables de la langue courante des vocables purs.
282
Voskrešenie slova, V. Šklovskij, Gamburskij sčet, Moskva, Sovetskij pisatel’, 1990, p. 40-41
98
что мы находимся именно около данного солнца. И солнце ничем не отличается от
других звезд. Отделяясь от бытового языка, самовитое слово так же отличается от
живого, как вращение земли кругом солнца отличается от бытового вращения солнца
кругом земли. Самовитое слово отрешается от призраков данной бытовой обстановки
283
и на смену самоочевидной лжи строит звездные сумерки. »
« La « langue chauve » couvre de pousses ses clairières. Le verbe se divise en verbe pur et
verbe ordinaire. On peut penser qu’il recèle une raison étoilée nocturne et une raison solaire
diurne. Car n’importe quelle signification ordinaire dissimule toutes ses autres significations, tout
comme, de jour, disparaissent tous les astres de la nuit étoilée. Mais pour l’astronome le soleil est
la même poussière que toutes les autres étoiles. Et c’est un simple fait, un hasard, que nous nous
trouvions justement près de ce soleil. Et le soleil ne diffère en rien des autres étoiles. Séparé de la
langue ordinaire, le verbe intrinsèque diffère autant du vivant que la révolution de la terre autour
du soleil diffère de la révolution ordinaire du soleil autour de la terre. Le verbe intrinsèque refuse
les fantômes de l’environnement ordinaire qui nous est donné, et, à la place de l’évident
mensonge, construit le crépuscule étoilé. »
Ainsi les deux notions de vie et de pureté, qui caractérisent la parole poétique,
soulignent l’aspiration de l’art verbal à dépasser ses propres limites. Prenant dès lors la relève
de la science, de la philosophie ou de la théologie, la poésie devient chemin de vérité,
présentation de l’être. L’Âge d’Argent peut alors être défini à la fois par l’émergence d’une
poésie ontologique et d’une ontologie poétique.
283
V. Xlebnikov, “Naša osnova”, Sobranie sočinenija v 4 tomax, t.3, Wilhelm Fink Verlag, 1972, p. 229
99
la plénitude, la totalité de l’être. »284 L’Âge d’Argent manifeste par là sa nature romantique,
prolongeant le postulat romantique selon lequel « non seulement l’art est doté d’une fonction
ontologique, mas encore qu’il est la seule présentation possible de l’ontologie »285. En
critiquant ce que Weidlé nomme « la tyrannie de la pensée discursive »286, les romantiques
cherchent à légitimer la poésie en tant que savoir ontologique. De ce point de vue, comme le
souligne l’abbé Brémond287, c’est la distinction opérée par Platon entre deux types de
connaissance qui est mise en cause : Platon oppose la connaissance philosophique, fondée sur
la raison, seule connaissance légitime à ses yeux, à la connaissance poétique, née de
l’inspiration, d’une possession divine qui anéantit la raison, et qui est de ce fait illégitime pour
Platon. La définition du statut de la poésie que donne Socrate dans l’Ion est la suivante :
« Car c’est chose légère que le poète, ailée, sacrée ; il n’est pas en état de composer avant de
se sentir inspiré par le dieu, d’avoir perdu la raison et d’être dépossédé de la raison qui est en lui.
Mais aussi longtemps qu’il garde cette possession-là, il n’y a pas un homme qui soit capable de
288
composer une poésie ou de chanter des oracles. »
1. La sacralisation de la poésie.
A l’intérieur de cette théorie de la sacralisation de la poésie, qui brouille les limites entre
poésie, philosophie, et mystique, les poètes de l’Âge d’Argent distinguent des figures
emblématiques, qu’ils prennent d’une certaine manière comme modèles, et dont ils
s’affirment les héritiers. Les deux figures les plus présentes dans les débats poétiques sont
celle du poète-philosophe Tjutčev, et celle du philosophe-poète Nietzsche.
284
J.C.Lanne, Séminaire de recherche 2003-2004, Université Lyon III.
285
J.M. Schaeffer, L’Art de l’âge moderne..., op.cit., p.91
286
W. Weidlé, les Abeilles d’Aristée.op.cit., p. 76
287
H. Brémond, Prière et poésie, Paris, Grasset, 1926, p.5
288
Platon, Ion, traduction, introduction, notes par M. Canto, Paris, Flammarion, 2001, (534 b), p. 101
289
H. Brémond, Prière et poésie, op.cit., p. 107
100
a. Le modèle du poète-philosophe Tjutčev
La poésie de Tjutčev est omniprésente dans les deux premiers chapitres de l’essai
d’Ivanov qui cherche à définir le symbolisme, les Préceptes du symbolisme. Outre la
référence au poème « Silentium ! »290, les deux plus longues citations concernent les poèmes
« Vision » et « Ô mon âme prophétique »291. Le poème « Vision » est ici emblématique d’une
poésie ontologique :
Видение
Vision
Alors la nuit devient plus dense, comme le chaos sur les eaux,
L’oubli, comme Atlas, pèse sur la terre...
Et par des songes prophétiques les dieux troublent
De la Muse l’âme vierge.
290
Cette référence sera étudiée au chapitre suivant, lorsqu’il sera question du statut de la musique dans la
définition de la parole poétique symboliste.
291
F.I. Tjutčev, Stixotvorenija, Moskva, Sovetskaja Rossija, 1986, respectivement pp. 44 et 170.
101
d’une pensée mystique et poétique, affirmant la primauté de l’intuition sur la discursivité dans
l’expérience poétique. Le poème se clôt sur l’assimilation de la poésie à une connaissance
prophétique de l’être (« В пророческих тревожат боги снах ! »), caractérisée au milieu du
poème par sa dimension sensible : l’image de la densification de la nuit (« Тогда густеет
ночь ») souligne que la connaissance poétique est une « présentation sensible » de l’être ; la
poésie fait « voir l’invisible, elle fait percevoir le non-sensible »292.
Les deux premières strophes du poème « Ô mon âme prophétique », citées par Ivanov,
mettent plus en évidence encore la dimension prophétique de la poésie. Ivanov fera sienne
cette conception révélationnelle de la poésie évoquée par Tjutčev, tout en négligeant l’écho
proprement chrétien que confère la troisième strophe, non citée, à cette conception.
292
L’expression de J.M.Schaeffer concerne la théorie poétique de Novalis, qu’Ivanov cite également,
parallèlement à Tjutčev, J.M. Schaeffer, L’Art de l’âge moderne..., op.cit., p. 109
102
Ivanov, rappelant que le Christ est « le chemin, et la vérité et la vie »293, c’est désormais la
poésie seule qui apparaît comme cheminement vers l’être et le salut. Le poète se pose en
prophète (« О вещая душа моя ! ») à qui est donné de faire l’expérience des deux niveaux de
l’être (« ты – жилица двух миров »). C’est l’image du rêve, né de l’inspiration divine, qui
manifeste la dimension prophétique et révélationnelle de la poésie (« Как откровение
духов »). Ici encore se dessine l’analogie entre expérience mystique et expérience poétique :
Weidlé commente cette analogie en parlant du « domaine de l’imagination et de la pensée
mythique » comme « lieu de rencontre naturel de l’art et de la religion »294. Brémond, lui,
explique que cette analogie est fondée par le fait que mystique et poésie relèvent du même
ordre de connaissance, une « connaissance unitive »295 donnant l’intuition de l’Absolu,
quelque nom qu’on lui donne.
Dans les Préceptes du symbolisme, Ivanov définit l’opposition tiouttchévienne des deux
mondes du jour et de la nuit par celle d’Apollon et de Dionysos, à la suite de l’interprétation
qu’en donne Nietzsche dans la Naissance de la tragédie :
« En poésie ces deux mondes sont unis. Nous leur donnons maintenant pour noms Apollon et
Dionysos, nous connaissons leur inconfusibilité et leur indivisibilité, et nous sentons dans toute
œuvre d’art véritable la réalisation de leur binité. »
293
Jean 14, 6, Traduction Oecuménique de la Bible, op.cit.
294
W. Weidlé, les Abeilles d’Aristée, op.cit, p. 320
295
H. Brémond, Prière et poésie, op.cit., p. 148
296
H. Friedrich, Structure de la poésie moderne, Paris, Librairie générale française, 1999, p. 66
297
W. Weidlé, les Abeilles d’Aristée, op.cit, p. 261
298
V. Ivanov, Zavety simvolizma, op.cit. p. 181
103
En utilisant le vocabulaire christologique pour déterminer l’interrelation de l’apollinien
et du dionysien dans l’art, Ivanov révèle que la lecture russe de Nietzsche ne s’oppose pas à la
mystique chrétienne, qui constitue parallèlement une autre source de réflexion pour les poètes.
De même l’exaltation du dionysien prend-elle chez Ivanov des accents de théologie négative :
« И все же, самое ценное мгновение в переживании и самое вещее в творчестве есть
погружение в тот созерцательный экстаз, когда « нет преграды » между нами и
299
« обнаженной бездной », открывающейся – в Молчании. »
« Et malgré cela, l’instant le plus précieux de l’expérience et le plus riche de la création est
l’entrée dans cette extase contemplative où « il n’y a plus de limite » entre nous et « l’abîme
révélé » qui se dévoile dans le Silence. »
Pour Nietzsche, pourtant, c’est bien le principe dionysien, en tant qu’il est force vitale,
qui confère à l’art sa dimension ontologique :
« Apollon se dresse devant moi, comme le génie du principe d’individuation, qui seul peut
réellement susciter la félicité libératrice dans l’apparence transfigurée, tandis qu’au cri d’allégresse
mystique de Dionysos, le joug de l’individuation est brisé, et la route est ouverte vers les Mères de
301
l’Être, vers le noyau intime des choses. »
299
ibid., p. 181-182
300
J.M. Schaeffer, L’Art de l’âge moderne..., op.cit., p. 233
301
F. Nietzsche, la Naissance de la tragédie ou Hellénisme et Pessimisme, traduction de J. Marnold et J.
Morland, revue par A. Kremer-Marietti, introduction et notes d’A. Kremer-Marietti, Paris, Librairie Générale
Française, 1994, p. 124
302
ibid., p. 39
303
ibid., p. 89
304
ibid., p. 138
104
« Kant révéla que, en vérité, ces idées [espace, temps, causalité] servaient seulement à élever
la pure apparence, l’oeuvre de la Maïa, au rang de réalité unique et suprême, à la mettre à la
place de l’essence véritable et intrinsèque des choses et à rendre par là impossible la
connaissance réelle de cette essence (...) Cette constatation est la préface d’une culture que
j’oserai qualifier de culture tragique, dont le caractère le plus essentiel est que la sagesse
305
instinctive y remplace la science en qualité de but suprême. »
Dans la culture russe de l’Âge d’Argent, Nietzsche est justement perçu comme le
destructeur de toutes les limites306, et notamment des limites entre les différents domaines de
la philosophie, de l’art, et de la religion. C’est avant tout en tant que poète et prophète qu’il
est perçu comme modèle pour les poètes de l’Âge d’Argent307 : sa légitimation, contre
l’empire de la rationalité, d’une sagesse instinctive, fondée sur la vie, et manifestée par l’art,
en tant que seul accès au réel, ne pouvait que renforcer la conception de la poésie en tant que
« synthèse des voies de la connaissance »308 telle qu’elle apparaît à l’Âge d’Argent.
2. Poésie et connaissance
305
ibid.
306
voir à ce sujet I.V. Kondakov, Ju.V. Korž, « F. Nicše [Nietzsche] v russkoj kul’ture Serebrjanogo veka »,
Obščestvennye nauki i obščestvennost’, N°6, Moskva, 2000.
307
voir à ce sujet S.V. Pogorelaja, « Nicše [Nietzsche] i russkij simvolizm », Pravo : Voprosy istorii i teorii,
Vladimir, 1997.
308
L’expression est de L. Heller, « le Synthétisme de V. Ivanov », Cahiers du Monde Russe, vol. XXXV (1-2),
janvier-juin 1994.
309
V. Ivanov, Zavety simvolizma, op.cit., p.185
105
« La remémoration, par le symbolisme, de cette époque de la poésie, presque immémoriale
d’un point de vue historique, mais inoubliable du fait de la force primordiale de son héritage, s’est
exprimée dans les faits suivants : (...)
2) dans la représentation de la poésie comme source de connaissance intuitive et des
symboles comme moyens de réalisation de cette connaissance ;
3) dans l’autodétermination progressive du poète non seulement en tant qu’artiste, mais en tant
que personne recelant une parole intérieure, organe de l’âme du monde, révélateur du lien secret
de tout ce qui est, visionnaire et créateur des mystères de la vie. »
La poésie est ici clairement définie comme chemin de connaissance et de vie : Ivanov
précise qu’il s’agit d’une connaissance intuitive, sensible, et rapproche par là l’expérience
poétique de l’expérience mystique. De plus, le poète est présenté comme étant plus qu’un
artiste : se manifeste ici le désir des symbolistes d’outrepasser les limites de la littérature, qui
fait dire à G. Nivat que c’est paradoxalement « l’expérience religieuse [qui] définit l’essence
même du poétique »310. La définition du poète que donne Ivanov fait écho aux conceptions de
Novalis qu’Ivanov a lui-même exposées dans un essai intitulé « A propos de Novalis »311.
Ivanov partage le réalisme mystique de Novalis selon lequel le poète est l’ « organe de l’âme
du monde », et qu’il peut donc manifester dans la poésie l’authentique réalité312. Les
substantifs « ознаменователь » et « тайновидец » indiquent nettement l’occultisme poétique
des symbolistes qui érigent le poète plus qu’en prophète : en théurgite. Tel est le nom
qu’Ivanov tait dans ce passage, mais qu’il donne au poète après l’analyse qu’il fait, un peu
plus haut, du poème « le Poète et la foule » de Puškin :
310
G. Nivat, Vers la fin du mythe russe, Lausanne, L’Age d’Homme, 1988, p. 157
311
V. Ivanov, « O Novalise », V. Ivanov, Sobranie sočinenij, t.IV, Bruxelles, Foyer oriental chrétien, 1987
312
voir à ce sujet V. Terras, « V.Ivanov’s esthetic thought : context and antecedents », in R.L. Jackson, L.
Nelson, V. Ivanov, Poet, Critic and Philosopher, New Haven, Yale Center for International Area Studies, 1986.
313
V. Ivanov, Zavety simvolizma, op.cit., p.184
314
voir à ce sujet L.G. Kixnej, “Literaturno-èstetičeskaja polemika 1910-x gg. o sud’bax russkogo simvolizma
(Blok. Brjusov. Ivanov)”, Specifika èstetičeskoj teorii. Voprosy istorii i kritiki., Moskva, AN SSSR, institut
filosofii, 1986.
106
(« тайновидец ») à celle de « créateur de vie » (« тайнотворец жизни »), l’écho mystique
chrétien semble laisser place à l’écho mystique dionysien : l’art n’est plus révélation, mais
transfiguration de la réalité. La notion de théurgie, telle que la comprend Ivanov, comprend
donc la création, la révélation et la transfiguration. Dans son ouvrage la Lumière sans
déclin315, Bulgakov pose la question de l’art et de la théurgie en distinguant cette utopie
théurgique humaine de la véritable action théurgique qui ne peut être que divine. Il interprète
l’utopie théurgique symboliste comme une « soif d’efficacité »316 d’un art qui ne peut se
contenter de symboliser le réel, et désire le créer, le transfigurer. Selon Bulgakov, la seule
définition théologique de l’art serait une définition sophianique, et non théurgique :
« Il [le symbolisme] n’est que « manifestation », quelque réalistes que soient ses symboles, il
ne devient pas action. La voie a realibus (ou plutôt ab irrealibus) ad realiora en art ne peut que
rester dans une région intermédiaire, - µεταξύ, sans atteindre les realia. La nature symbolique de
l’art est autant le témoignage de sa haute vocation que de sa fatale faiblesse. L’art manifeste la
beauté, et charme par cette beauté, mais il est incapable de créer la vie dans la beauté, et par là
devenir authentiquement collectif, universel. Et il reste dans un certain sens coupé de la Beauté
comme la philosophie l’est de la vérité, mais ne peut que l’ « aimer », être φιλο-καλία. »
La définition de l’art comme φιλοκαλία est bien une définition sophianique : l’art a
vocation à révéler la beauté, il est orienté vers la Beauté, ou l’Être, il l’espère, sans pouvoir
l’atteindre. Autrement dit, son domaine est cette « région intermédiaire » de l’être, µεταξύ, ou
Sophia, dont il ne peut dépasser les limites. Bulgakov souligne donc ici les limites de l’art
quand le symbolisme, au contraire, cherche à les dépasser et à faire fusionner en lui
philosophie, mystique et poésie. Par l’utopie d’une poésie théurgique, en effet, la poésie
cherche à remplacer la religion et à devenir elle-même chemin de salut. L’utopie d’un art qui
fusionne avec toutes les dimensions de la vie, žiznetvorčestvo, s’avère à cet égard
représentative de l’Âge d’Argent dans son ensemble, et peut aussi bien qualifier les projets
poétiques cubo-futuristes.
315
S. Bulgakov, Svet nevečernij. Sozercanija i umozrenija, S. Bulgakov, Pervoobraz i obraz, t.I, Moskva,
Iskusstvo / Sankt-Peterburg, Inapress, 1999.
316
ibid., p. 321
317
ibid., p. 332
107
b. L’utopie d’une poésie immédiate.
« Dans l’art dionysien et dans sa symbolique tragique, cette même nature nous parle d’une
voix non déguisée, de sa voix véritable, et nous dit : »Sois tel que je suis moi-même ! Parmi la
perpétuelle métamorphose des phénomènes, l’aïeule primordiale, l’éternelle créatrice, l’impulsion
319
éternelle à exister, se satisfaisant éternellement à cette variabilité du phénomène ! »
Le statut de la poésie et du poète tel que le présente A. Kručenyx dans « les Nouvelles
voies du verbe » semblent faire écho à cette conception dionysienne de l’art exaltant dans un
même élan la nature, le vrai, et la vie. D’une part, Kručenyx exalte l’homme primitif, en tant
qu’être authentique et vivifiant :
« Lorsqu’un petit homme maigre et pâle a voulu raffraîchir son âme en effleurant les dieux
forts et rugueux de l’Afrique, lorsqu’il s’est épris de la langue sauvage et libre, de l’incisive et de
l’oeil fauve (par son acuité) de l’homme primitif, sept pauvres nourrices se sont mises à hurler et
tentent de protéger l’enfant perdu (...) »
Le champ lexical de la force et de l’animalité fait écho au portrait que fait Nietzsche de
l’ « homme vrai »321 en satyre :
« Le Grec dionysien veut la vérité et la nature dans toute leur force, - il se voit métamorphosé
322
en satyre. »
Les notions de force et de vérité sont assimilées à celle de vie, qui caractérise la création
dionysienne selon Nietzsche. La définition donnée par P. Audi de la création dionysienne
comme « un acte qui a partie liée avec le déploiement de puissance du corps vivant et
subjectif »323 semble correspondre aussi à la conception de la poésie de Kručenyx lorsqu’il
écrit :
318
F. Nietzsche, la Naissance de la tragédie, op.cit., p. 80
319
ibid., p. 129
320
A. Kručenyx,” Novye puti slova”, Manifesty i programmy russkix futuristov, Wilhelm Fink Verlag, München,
1967, p. 70
321
F. Nietzsche, la Naissance de la tragédie, op.cit., p. 80
322
ibid., p.82
323
P. Audi, L’Ivresse de l’art. Nietzsche et l’esthétique, Paris, Librairie Générale Française, 2003, p. 23
108
« Русские читатели привыкли к оскопленным словам, и уже видят в них
алгебраические знаки решающие механически задачу мыслишек, между тем все живое
надсознательное в слове, все, что связывает его с родниками, истоками бытия – не
замечается.
324
Искусство же может иметь дело лишь с живым, до покойников ему нет заботы !»
« Les lecteurs russes se sont habitués à des vocables castrés, et déjà ils ne voient plus en eux
que des signes algébriques résolvant mécaniquement les problèmes de petites pensées, alors
que tout le surconscient vivant du vocable, tout ce qui le relie aux sources, aux origines de l’être
est ignoré.
L’art ne peut avoir affaire qu’avec le vivant, il ne soucie pas des morts !»
« Avant nous il y avait la narration ennuyeuse et monotone (3000 pages !), qui dégoûte l’âme
contemporaine fulgurante, qui perçoit le monde de manière vive et immédiate (intuitivement), qui
semble pénétrer les choses et les phénomènes, ce qui est transcendant en moi, et ce qui est
mien, et non pas rester assise quelque part à l’écart à n’écouter que des descriptions et
narrations.
(...) Nous nous sommes mis à voir ici et là. L’irrationnel (transmental) nous est donné aussi
immédiatement que le rationnel.
Nous n’avons pas besoin de médiateur – symbole, pensée, nous donnons notre propre vérité
nouvelle, et nous ne servons pas de reflet à un soleil (ou à une poutre ?).
L’idée du symbolisme présuppose nécessairement une limitation de chaque créateur et une
vérité cachée quelque part auprès d’un honnête bonhomme.
Bien sûr, avec un tel postulat, comment trouver la joie de la création, son immédiateté et son
aptitude à convaincre ? »
324
A. Kručenyx,”Novye puti slova”, op.cit. p. 66. La ponctuation libre appartient à Kručenyx.
325
Ibid., p. 70-71
109
définit la nature dionysienne de la création selon Kručenyx, affirme aussi son statut
gnoséologique : la poésie est source de vérité immédiate, à la fois subjective et objective,
immanente et transcendante. Cette utopie de la transparence poétique est résumée plus loin
par la formule :
326
« Мы стали видеть мир насквозь. »
3. Poésie et Sagesse
L’assimilation entre poésie et philosophie d’une part, et poésie et religion d’autre part,
déplace la question du statut gnoséologique de la poésie vers la relation entre poésie et
sagesse, cette dernière étant comprise à la fois comme savoir philosophique, connaissance
divine, et vie en adéquation avec l’être. L’utopie poétique de l’Âge d’Argent se situe dès lors
entre les deux pôles de la Sophia et de la sagesse dionysienne, embrassant tous les espaces et
tous les temps de l’être. Deux poèmes apparaissent particulièrement emblématiques de cette
utopie, deux récits mythiques de la naissance de la poésie, dont la dimension métapoétique
met en question la relation de la poésie à la sagesse : le sonnet « la Langue » de V. Ivanov327,
et le poème dramatique « la Sagesse prise au piège »328 de V. Xlebnikov.
a. Poésie et Sophia
V. Ivanov avait donné à son sonnet « la Langue » un autre titre, "Λόγος, Σοφία,
Ποιήσις"329, qui mettait d’emblée en question la relation de la poésie à la sagesse, tout en
rapprochant également le verbe poétique humain du Verbe divin. Ce sonnet apparaît comme
326
Ibid., p. 71
327
V. Ivanov, « Jazyk », Stixotvorenija, poèmy, tragedii, kn.1-2, Novaja biblioteka poèta, Sankt Peterburg,
1995. Ce poème de 1927, donc plus tardif que nos autres sources, apparaît comme le point d'orgue de la
réflexion symboliste sur la langue poétique.
voir au sujet de ce sonnet T. Venclova, « Jazyk : an analysis of the Poem », in R.L. Jackson, L. Nelson, V.
Ivanov : Poet, Critic and Philosopher, op.cit.
328
V. Xlebnikov, « Mudrost’ v silke », Poèzija russkogo futurizma, A.S. Kušner, Sankt-Peterburg, 1999.
329
C'est ce qu'indique précieusement A. Šiškin dans son article consacré à Ivanov et Florenskij:
ŠIŠKIN A. B., "Realizm V. Ivanova i o. Pavla Florenskogo", Florenskij, pro et contra, red. D. K. Burlak, Sankt-
Peterburg, Izdatel’stvo Russkogo Xristianskogo Gumanitarnogo Instituta, 2001.
110
un récit mythique de la naissance de la poésie qui dessine, comme l’indique le titre grec, une
triple relation entre le Logos divin, la Sophia et la création poétique.
Язык
La Langue
Dans ce sonnet à la régularité classique, chaque strophe présente une réalité particulière
de la langue et de la poésie. Le poème s’ouvre par la métaphore de la langue comme terre du
poète, « Родная речь певцу земля родная » : associée en fin de strophe à l’image de la
Terre–Mère (« мать земная »), la langue apparaît comme le sein maternel de l’être ; elle est
assimilée à la Sophia. Selon la terminologie de Bulgakov, ce premier quatrain présenterait
donc la réalité anthropocosmique de la langue, riche de son histoire populaire (« предков
неразменный клад ») et poétique, la chênaie faisant référence à la création pouchkienne.
Mais elle correspond aussi à la langue de la nature (« нашептом дубравым »), qui est une
langue inspirée (« Внушенных небом песен »). La langue maternelle qui est le terreau de la
111
création poétique embrasse ainsi toute la « Sophia cosmique », toute la Sagesse du Logos
divin telle que le monde la manifeste.
Le second quatrain, lui, est consacré non plus à la Sophia, mais justement au Logos
divin, et plus précisément à son Incarnation. Le « souffle » du deuxième vers (« дух над ней
кружит ») peut se lire à la fois comme une référence au « souffle de Dieu » de la Genèse330,
faisant écho à la " Σοφία" du titre grec, autre nom de ce souffle divin présent dès le
Commencement : tout en prolongeant la réflexion sophiologique de la première strophe, la
référence à la Création induit une lecture du poème en récit de la genèse poétique. Mais
l'image fait aussi allusion à la parole de l'Ange à Marie « L'Esprit Saint viendra sur toi »331 :
Ivanov met ainsi en parallèle la naissance du logos poétique humain avec l’Incarnation du
Logos divin. Dans cette genèse poétique, c’est donc le Logos divin qui féconde la langue pour
donner naissance à la poésie, désignée par la métaphore des « grappes verbales »
(« Словесные гроздья »).
330
Genèse 1, 2 : "le souffle de Dieu planait à la surface des eaux", Traduction Oecuménique de la Bible, op.cit.
331
Luc 1, 35, ibid.
112
antithétiques. Si dans le poème d’Ivanov, la poésie est tendue vers le Logos incarné et la
Sagesse divine, dans le poème de Xlebnikov, c’est le chant des oiseaux qui est modèle
poétique, et la poésie est tendue vers une sagesse animale rappelant celle de Zarathoustra. Le
poème présente en fait une quête poétique qui est une recherche de la langue première, langue
de communion et non de communication : or c’est justement cette communion avec la nature
qui semble présentée, selon l’indication du titre (« Mудрость в силке »), comme un accès à
une sagesse d’un ordre nouveau.
Mудрость в силке
Утро в лесу
Славка. Беботэу-вевять !
Вьюрок. Тьерти-едигреди !
Овсянка. Кри-ти-ти-ти тии !
Дубровник. Вьор-вэр-виру, сьек, сьек, сьек !
Дятел. Тпрань ! Тпрань, Тпрань а-ань !
Пеночка зеленая. Прынь, пцирэб, пциреб ! пцыреб э, сэ, сэ !
Славка. Беботэу-вевять !
Лесное божество (с распущенными волнистыми волосами, с голубыми глазами,
прижимает ребенка).
Но знаю я, пока живу,
Что есть уа, что есть ау.
(Покрывает поцелуями голову ребенка.)
Славка. Беботэу-вевять !
La grive. Biebotèou-vieviat !
Le bouvreuil. Tierti-iedigriedi !
La passerine. Kri-ti-ti-ti tii !
Le bruant. Vior-vèr-virou, siek, siek, siek !
Le pic-vert. Tpran ! Tpran, tpran a-an !
La fauvette. Pryn, psirèb, psirieb ! psyrieb è, sè,sè !
La grive. Biebotèou-vieviat !
Le dieu de la forêt (les cheveux ondulés, libres, les yeux bleus, serre un enfant contre lui).
Mais je sais, tant que je vis,
Qu’il existe ou-a, qu’il existe a-ou.
(Il couvre de baisers la tête de l’enfant.)
La grive. Biebotèou-vieviat !
Le poème se présente sous la forme d’une petite pièce dramatique dont les personnages
sont des oiseaux, une divinité et un enfant. L’indication « утро в лесу » peut être comprise
comme une notation scénique indiquant que nous sommes au matin du monde, ce qui renforce
la lecture de la scène comme un microcosme. Le poème peut être interprété comme une
représentation théâtrale du processus de création de la parole poétique, de la naissance de la
poésie. La parole mise en oeuvre est une parole irrationnelle, non signifiante, zaum’ animale,
élaborée sur le modèle d’une langue des oiseaux, entrecoupée de la parole logique de la
divinité, qui ne semble cependant pas entrer en contradiction avec la parole non-logique des
113
oiseaux. L’unité entre les deux types de parole est donnée par la forme dialoguée,
polyphonique, mais aussi par le rythme. En effet, les deux types de parole suivent un schéma
rythmique régulier : vers trochaïque de trois pieds ou davantage pour les oiseaux, vers
ïambique de quatre pieds, vers classique, pour la divinité. Les deux types de parole relèvent
également d’une même poétique de la pure sonorité mettant en avant le plaisir de la
nomination, qui est ainsi placé au fondement de l’acte poétique.
La parole animale se présente comme une parole poétique libérée de toute référentialité,
pure sonorité. La parole est ainsi réduite à un jeu phonétique complexe permettant une
exploration des combinaisons articulatoires de la langue. De manière générale, nous pouvons
remarquer la prédominance des consonnes occlusives (« b, p, t, k »), qui donnent force et
intensité aux vers, mais aussi l’omniprésence de la consonne liquide « r », traditionnellement
associée à la musicalité du vers : la parole ici devient chant. Chaque réplique fait alterner deux
ou trois types de consonnes, aux points d’articulation différents, avec un nombre plus ou
moins réduit de voyelles. Par exemple, la réplique de la grive fait alterner les labiales « b, v »
et la dentale « t », suivies des voyelles « e, o, u, a », qui couvrent tout le champ vocalique à
l’exception du « i ». La réplique suivant du bouvreuil fait alterner les dentales « t, d », la
vélaire « g » et le « r », accompagnés des seules voyelles « e, i ». Les répliques font donc se
succéder différentes possibilités articulatoires, et donnent ainsi l’impression d’une danse
buccale exaltant le plaisir de la profération déjà souligné par les points d’exclamation. Est
également présent le plaisir de la répétition : les syllabes « ти» et « сьек » sont ainsi répétées
à l’identique, d’autres associations de syllabes, telles des suites mathématiques, présentent des
variations progressives de voyelles, telles que « пцирэб, пциреб, пцыреб » ou encore «Вьор-
вэр-виру », qui rappelle les variations de degré d’une même racine.
Le chant, la danse et la joie apparaissent donc comme les caractéristiques de cette parole
poétique animale, rappelant ainsi la parole zarathoustrienne. De plus, ces jeux de
combinaisons, suites phonétiques modulables, sont perçus comme une exhibition de la parole
comme matière sonore, suite sonore avec variations, faisant écho à la variabilité de la vie
même, qui est la valeur suprême selon Nietzsche. Les deux répliques du bruant et de la
fauvette, qui sortent du schéma rythmique initial, semblent justement montrer le caractère
infini des permutations phonétiques de la langue. Celle-ci y est donc manifestée comme un
flux sonore qui s’engendre lui-même, comme une parole-élément, stixija, qui s’oppose à la
parole-logos en ce qu’elle est un élan vital. La sagesse annoncée par le titre ne serait-elle pas
dans la reconnaissance du caractère élémentaire, primordial, vital de la parole poétique,
114
apparaissant ici comme une « parole d’oiseau »? C’est ce que suggère encore l’écho
zarathoustrien du poème : en effet, le prophète Zarathoustra se définit lui-même comme « le
complice de tous les oiseaux »332, et dit même « je tiens de l’oiseau »333. Il appelle justement à
une « sagesse sauvage »334, telle que Nietzsche la décrivait dans la Naissance de la tragédie.
Le prophète Zarathoustra a remplacé la forme discursive d’exposition de la pensée par une
forme non-discursive, fragmentaire, qui tient de la révélation poétique, et a précisément
recours à la métaphore de l’oiseau :
« mais la sagesse d’oiseau, c’est celle qui dit : « voici, il n’y a ni haut ni bas ! Elance-toi en tout
335
sens, en avant, en arrière, créature légère ! Chante, et ne parle pas ! »
332
F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, présentation par P. Mathias, traduction par G. Bianquis, Paris,
Flammarion, 1996, p. 354
333
ibid. , p. 244
334
ibid., p. 249
335
ibid., p. 287
115
Toute la première partie était consacrée à la situation intellectuelle et spirituelle de
l’Âge d’Argent : il a été question de la nouvelle hellénisation de la culture russe, liée à une
nouvelle christianisation, qui forment le cadre dans lequel se développe toute une réflexion
philosophique, théologique et poétique sur le logos, la langue, le nom et le verbe. L’ouvrage
de Trubeckoj la Doctrine du Logos dans son histoire nous a servi de fil conducteur dans le
premier chapitre, et la question de l’onomatodoxie dans le deuxième : dans les deux cas, nous
avons vu comment la poésie trouvait sa place aux côtés de la philosophie et de la théologie, en
se réappropriant sur un mode poétique des catégories de pensée philosophique et théologique.
Enfin, dans le troisième chapitre, consacré à l’hégémonie de la poésie à l’Âge d’Argent, nous
avons souligné l’inscription de la modernité russe dans la tradition romantique de la
sacralisation de la poésie, dans laquelle le logos poétique dépasse ses propres limites et
affirme sa dimension ontologique. L’élaboration d’une linguistique poétique est apparue
comme une légitimation scientifique de la poésie qui se pose en rivale de la philosophie. C’est
en outre l’analogie entre poésie et mystique, partagée par les symbolistes comme par certains
futuristes, qui fait de la poésie une voie vers l’être, un moyen de connaissance unitive, un
accès à la sagesse.
Après avoir souligné tous les facteurs communs qui donnent son unité à la période, et
après avoir éclairé la communion de pensée entre linguistique, philosophie, théologie et
poésie à l’Âge d’Argent, il importe désormais de recentrer la réflexion sur le statut du verbe
dans le domaine proprement poétique, et d’étudier les différentes conceptions du verbe
poétique présentes à l’Âge d’Argent. Nous commencerons par l’exposé de la conception
symboliste, première chronologiquement, à partir de laquelle se développe justement une
polémique sur le statut du verbe entre symbolistes et post-symbolistes : deux autres chapitres
seront alors consacrés à la conception cubo-futuriste du verbe poétique, puis à celle de
l’intégrité du verbe poétique.
116
PARTIE II : LES DIFFERENTES CONCEPTIONS DU
VERBE POETIQUE A L’ÂGE D’ARGENT
117
Chapitre 1 : La conception symboliste du verbe
poétique
A. La musique et le silence.
1. Définitions.
336
S. Besnard, Mallarmé et la musique, Paris, Nizet, 1959, p. 10
118
euphonique des sons et de l’intonation à l’intérieur du discours poétique337. La
texture phonique du verbe, comprise comme source d’expressivité, prime alors sur
le sens. Les symbolistes russes prolongent ici les aspirations des Romances sans
paroles de Verlaine, reformulées dans le premier vers du poème « Art poétique » :
« De la musique avant toute chose »338. La musicalité du verbe symboliste doit
libérer l’élan lyrique de tout conceptualisme ; agissant sur la sensibilité, elle a
vocation à exprimer de manière authentique l’intériorité et la subjectivité de
l’homme.
337
voir à ce sujet V. Gofman, « Jazyk simvolistov », Literaturnoe nasledstvo, N°27-28, Moskva,
1937.
338
P. Verlaine, Romances sans paroles suivi de Cellulairement, édition critique établie, annotée et
présentée par O. Bivort, Paris, Librairie Générale Française, 2002.
339
A. Döblin, Sur la musique. Conversations avec Calypso, traduit et présenté par S. Cornille, Paris,
Payot et Rivages, 2002, p. 28. Döblin a écrit cet essai, tout à la fois traité de musique et de poésie, en
1910.
340
ibid. p. 142
341
S. Mallarmé, « La Musique et les Lettres », Oeuvres complètes, éditées par H. Mondor et G. Jean-
Aubry, Paris, Gallimard, 1945, p. 645
342
ibid., p. 648
343
ibid., p. 649
344
« do-logičeskie, do-slovesnye smysly », A.G. Grigorjan, « Slovo i muzyka », V.V. Ivanov , E.V.
Permakov, T.V. Civ’jan, Muzyka i nezvučaščee, Moskva, Nauka, 2000.
119
mesure, une poésie théologique, semble transposer dans le domaine poétique
l’interrogation rhétorique du Pseudo-Denys l’Aréopagite :
Невыразимое
345
Pseudo-Denys l’Aréopagite, Les Noms divins, Pseudo-Denys, Oeuvres complètes, traduction,
commentaire et notes par M. de Gandillac, Paris, Aubier, 1943, chapitre 1, § 5.
346
« Nevyrazimoe », V. A. Žukovskij, Sobranie sočinenij v 3-x tomax, Moskva / Leningrad,
Gosudarstvennoe Izdanie Xudožestvennoj Literatury, 1959, p. 336
347
« Silentium ! », F. I. Tjutčev, Stixotvorenija, Moskva, Sovetskaja Rossija, 1986, p. 47
120
И в беспредельное унесена, -
Спирается в груди болезненное чувство,
Хотим прекрасное в полете удержать,
Ненареченному хотим названье дать –
И обессиленно безмолвствует искусство ?
L’Inexprimable
348
Pseudo-Denys l’Aréopagite, Les Noms divins, op.cit., chapitre 13, § 3.
121
Le motif théologique de l’ineffabilité devient chez Žukovskij une catégorie
esthétique soulignant l’imperfection de la création humaine. La douleur du poète
devant l’impuissance de son art se manifeste dans l’intonation inquiète du poème,
où alternent de manière heurtée exclamations et interrogations. L’intonation du
poème de Tjutčev, elle, est tout autre : le poète, désormais résigné à l’insuffisance
de la parole, appelle au silence.
Silentium !
Silentium !
122
A la différence du poème de Žukovskij, il est question ici non plus de l’être
cosmique, mais de l’être intérieur, que le verbe est tout aussi impuissant à exprimer :
« Как сердцу высказать себя ? ». Cette constatation conduit le sujet lyrique à
condamner pour inauthenticité toute expression verbale, dans l’assertion située au
coeur du poème « Мысль изреченная есть ложь ». Poème rhétorique par ses
tournures impératives et interrogatives, et poème philosophique par ses assertions
gnomiques, « Silentium ! » apparaît également comme un poème musical par sa
composition qui se présente comme une succession de répétitions et de variations
lexicales et sonores. Un poème qui veut dire le silence, et invite au silence, dépasse
déjà en soi l’apophatisme qu’il professe ; mais l’indice du chant au dernier vers
(« Внимайся их пенью ») suggère une voie de sortie du silence : la musicalité. Les
deux pôles du verbe poétique que sont le silence et la musique sont donc ensemble
présents sémantiquement et esthétiquement dans le poème. En effet, outre la forme
du poème rappelant une composition musicale, de nombreuses allitérations et
assonances créent une impression d’euphonie, tout en mettant phoniquement en
valeur les vocables sémantiquement essentiels : ainsi, par exemple, les répétitions de
la voyelle « i » et de la consonne « č » dans la première strophe renforcent-elles la
répétition, en début et fin de strophe, du verbe « Молчи ». De plus, le silence est lui
aussi esthétiquement valorisé par le recours à de nombreux tirets, indiquant des
pauses, ainsi que par les points de suspensions finals, suggérant le retour du verbe
poétique au silence primordial. Cette intimité du sémantique et de l’esthétique dans
le poème est peut-être la raison pour laquelle les poètes symbolistes le citent
abondamment, l’érigeant en précurseur de leur art qui revendique justement une
double dimension réflexive et sensible.
349
F. Nietzsche, la Naissance de la tragédie, Paris, Librairie Générale Française, 1994, p. 124.
Citation d’A. Schopenhauer, le Monde comme volonté et comme représentation, Halle, III, § 52.
350
Ibid., p. 127
351
voir à ce sujet I.V. Kondakov, Ju. V. Korž, « F. Nicše [Nietzsche] v russkoj kul’ture serebrjanogo
veka », Obščestvennye nauki i obščestvennost’, N°6, Moskva, 2000.
352
A. Döblin, op.cit., p. 142
353
F. Nietzsche, la Naissance de la tragédie, op.cit., p. 72
354
L’expression est de P. Friedrich, Music in Russian poetry, Middlebury Studies in Russian
Language and Literature, Thomas R. Beyer, Jr. General Editor, vol. 10, New-York, Peter Lang
Publishing, 1998.
124
3. L’idéal musical du verbe poétique
355
K. Bal’mont, Poèzija kak volšebstvo, Moskva, Skorpion, 1915.
356
ibid., p. 7-8
125
« dans un sens transcendant »357. Ils soulignent aussi la nécessité de leurs
complémentaires : le verbe, la voix. Ainsi au silence défini comme tranquillité,
absence de parole et de voix, correspond le verbe, « Слово », la voix, « голос », le
chant, « песня », et la totalité des sons, « целый взрыв звуков », qui sont comme
autant de manifestations cataphatiques, ou positives, de l’être. Cette suite de noms
au nominatif affirme la dimension ontologique de tous les sons, indistinctement sons
articulés de la langue, sons mélodieux du chant, bruits de la nature. Cette absence de
différenciation souligne la primauté du son sur le sens, et marque aussi l’unité du
verbe, de la musique et des sons de la nature, métaphorisée à la fin du paragraphe
dans l’image de l’ « unique Voie Lactée ». Dans l’énumération des sons du cosmos,
en effet, alternent sans hiérarchie sons humains et sons naturels, ce qui précisément
souligne leurs correspondances. La dualité du silence et du verbe embrasse pour
finir l’opposition cosmique fondamentale du jour et de la nuit, à l’image de
l’oxymore des «fleurs rouges nées de la Nuit noire » . Ce récit de la Création du
monde, interprété comme une genèse de la poésie, dessine un statut du verbe
poétique comme union de silence et de sonorités, qui sont tout à la fois sons
musicaux et sons de la nature : le verbe musical est ainsi en communion avec
l’univers.
« Ecoutant la musique de toutes les voix de la Nature, l’esprit primitif les berce en lui.
Pénétrant petit-à-petit dans les ramages de leur multitude unifiée, il en compose sa
musique intérieure, et l’exprime extérieurement dans un verbe mélodieux, un conte, un
charme, une incantation.
357
cf Pseudo-Denys, les Noms divins, op.cit., chapitre 7 § 2 : « il faut entendre les attributs divins
selon un mode qui convienne à Dieu. Quand on parle de son Inintelligence et de son Insensibilité, il
faut entendre cette négation dans un sens transcendant, non dans un sens privatif ».
358
voir à ce sujet A. Döblin, op.cit.
359
K. Bal’mont, Poèzija kak volšebstvo, op.cit., p. 19
126
La Poésie est Musique intérieure, exprimée extérieurement dans une parole
mesurée. »
b. Le poème « la Musique »
Dans son poème « la Musique »360, à peine antérieur à l’essai la Poésie comme
enchantement, Bal’mont semble tout autant évoquer la nature de la musique que
celle de la poésie, qui a vocation à l’exprimer verbalement. Ce poème réflexif sur la
musique peut ainsi être lu à la fois comme une évocation et une réalisation de l’idéal
musical de la poésie.
Музыка
La Musique
360
« Muzyka », Belyj zodčij (1913), K. Bal’mont, Stixotvorenija, Leningrad, Sovetskij pisatel’, 1969.
127
Rai de soleil dans le mouvement du brouillard,
Tu es la voix du coeur et le récit des feuilles,
Et au bois somnolant la démarche de Diane.
Le poème s’ouvre sur la description des mains sur un clavier : c’est l’audition
de la musique qui donne naissance au poème ; la musique est donc le point de départ
de la création poétique, tout comme, dans le dernier extrait de l’essai la Poésie
comme enchantement, c’était l’écoute de la musique de la nature qui engendrait le
« verbe mélodieux ». Ici aussi, la musique touche la sensibilité du héros lyrique en
éveillant des sentiments intérieurs qui se mêlent à l’évocation de la nature : « И
звездною росой обрызгана тоска, / И колокольчики журчат в мечтах
рассветных ». Ces deux derniers vers réalisent ainsi, dans le discours poétique
métaphorique, l’union de la musique, de la nature et du verbe. C’est ce qu’évoquent
également, dans la deuxième strophe, les expressions « голос сердца» et « листьев
рассказ », où les noms « голос » et « рассказ », apparaissent comme les indices
d’une lecture possible du poème comme une réflexion sur l’art verbal autant que sur
l’art musical.
128
conjointement à son caractère réflexif, valorise la dimension esthétique du verbe
poétique. Bal’mont y expose la nature sacrée de la musique, qui révèle la vérité du
monde comme la vérité intérieure de l’homme, en des vers que l’on pourrait
qualifier de musicaux du point de vue de leur organisation sonore361 : par le
parallélisme des hémistiches, la répétition croisée du pronom « ты », la
ressemblance phonique des vocables « солнца » et « сердца », et les allitérations en
chuintante « священна », « роще », « дремлющей » et « идущая », unissant le
premier au dernier vers, pour mieux souligner la nature divine et sacrée de la
musique comparée à Diane, cette strophe apparaît tout à la fois comme une
définition rhétorique et une mise en oeuvre phonique de l’idéal musical de la poésie.
361
voir à ce sujet l’analyse minutieuse de V. Gofman, « Jazyk simvolistov », op.cit.
362
V. Ivanov, « Zavety simvolizma », op.cit.
129
conception de la poésie. Quant à Belyj, dans son essai la Magie des vocables363, il
réunit les deux thématiques du silence et de la musique pour mieux justifier sa
conception du symbole. Le silence est donc au fondement de la pensée symboliste
sur la poésie, qui s’inscrit ainsi à l’intérieur de l’attitude romantique, caractéristique
de toute la modernité poétique, de défiance généralisée vis-à-vis de la parole : le
poème de Tjutčev « Silentium ! », emblématique de cette conception d’un verbe
insuffisant, inadéquat, impuissant à exprimer l’être intérieur du poète, est clairement
réapproprié par les poètes symbolistes dans leurs essais théoriques. Ivanov comme
Belyj analysent en effet les limites du verbe poétique à partir de la constatation
tragique faite par Tjutčev, selon laquelle il est impossible au poète de s’exprimer
authentiquement dans le langage, alors même que l’acte de dire est pour lui
existentiel. Mais cette contradiction tragique explique aussi la nécessité vitale pour
les poètes de l’Âge d’Argent de penser un verbe nouveau, capable de surmonter le
silence : telle sera la vocation du symbole.
a. L’analyse d’Ivanov
« La pensée proférée est un mensonge. Par ce paradoxal aveu, Tjutčev révèle à son
insu la nature symbolique de sa poésie lyrique, et dévoile en même temps la racine du
nouveau symbolisme : la contradiction, vécue douloureusement par l’âme
contemporaine, entre le désir et l’impossibilité de « s’exprimer ». »
363
A. Belyj, « Magija slov », op.cit.
364
V. Ivanov, « Zavety simvolizma », op.cit., p. 180
130
signe positif de la vie, la seconde du signe négatif de la mort, division tragique qui
conduit au silence : « молчи ».
Ivanov laisse ainsi entendre qu’il a existé un « âge d’or » d’un verbe poétique
adéquat, authentique, capable de rendre compte pleinement de l’expérience
intérieure du poète. C’est ainsi que se dessine le mythe d’un verbe immédiat qui
serait à retrouver, justifiant par là une réflexion sur un verbe poétique neuf et vrai.
La pensée poétique du verbe et du silence, transformée en pensée de l’authenticité
du verbe, ouvre ainsi la voie, pour Ivanov, à l’opposition entre deux manifestations
antithétiques de la langue, représentées plus loin par le concept et le symbole.
« En fait notre langue vivante est le miroir de notre connaissance empirique externe,
et sa culture met l’accent sur son élément logique, au détriment de son élément
purement symbolique, ou mythologique, qui avait jadis tissé ses trames naturelles les
plus fines, et qui seule maintenant peut restaurer la vérité de la « pensée proférée ». »
Dans cette longue phrase qui clôt le premier chapitre de son essai, Ivanov
affirme que la langue est un moyen d’accès à l’être, et cette assertion, soulignée par
365
ibid.
366
ibid.
367
ibid., p. 180-81
131
l’emploi du verbe « есть », apparaît comme un acte de foi qui rompt avec la
constatation de départ « Мысль изреченная есть ложь » : Ivanov suggère ainsi une
sortie possible du silence poétique. Il distingue d’autre part deux courants, deux
forces primordiales dans la langue, l’une logique, l’autre symbolique : là où la
parole logique est impuissante, et condamne le poète au silence, la parole
symbolique sera efficace, véridique (« единственно могущей восстановить
правду изреченной мысли »), et pourra ainsi faire renaître du silence le verbe
poétique.
b. L’analyse de Belyj
Belyj débute lui aussi son essai la Magie des vocables par une analyse des
limites du verbe poétique, bien que plus sommaire que celle d’Ivanov, à partir de la
même citation de Tjutčev. Celle-ci se trouve d’emblée intégrée à l’étude de
l’antinomie entre limite et puissance du verbe, et permet en fait à Belyj de mieux
affirmer sa propre conception d’un verbe poétique authentique.
368
M. de Gandillac, Commentaires, Pseudo-Denys, Oeuvres complètes, op.cit.
132
сокровенной сущности моей природы ; и посколько моя природа есть природа
369
вообще, слово есть выражение сокровеннейших тайн природы. »
On retrouve ici la même opposition que chez Ivanov entre un verbe logique
mensonger et un verbe poétique véridique, mais les termes employés pour la définir
diffèrent un peu. Au pôle négatif d’un verbe logique inauthentique, constitué de
concepts terminologiques, Belyj oppose le pôle positif d’un verbe imagé
(« Образная речь »), authentique, où prédomine l’élément sonore et musical
(« музыка невыразимого »). Ainsi, là où Ivanov parlait de mythe et de symbole,
Belyj parle d’image, de musique et de son. Se distingue ici de manière très nette
l’opposition entre d’une part la matérialité du verbe, ses qualités sensibles,
acoustiques ou visuelles, faisant appel à l’imaginaire, autrement dit à la dimension
vivante de la parole (« Живая речь »), et d’autre part la signification du verbe, sa
dimension conceptuelle, faisant appel à la raison, rejetée du côté de la mort, du fait
même de l’antinomie. Tout comme Ivanov, Belyj aboutit à l’affirmation d’un verbe
poétique authentique qui serait un moyen d’accès à l’être : mais son analyse rappelle
plutôt celle de Bal’mont, qui soulignait lui aussi la correspondance entre le verbe,
l’être intérieur et l’être extérieur grâce à la musique, en faisant communier la
musicalité du verbe poétique à la musique de l’être.
La question des limites du verbe n’est donc pas vécue ici comme une
constatation douloureuse contraignant le poète au mutisme, mais apparaît plutôt
comme un faire-valoir à la conception de Belyj d’un verbe poétique authentique
dans lequel la matière sonore est privilégiée. Comme chez Ivanov, l’analyse des
limites du langage, qui se réduit ici à quelques phrases, ouvre la voie à la quête d’un
verbe poétique neuf qui surmonterait cette inadéquation entre l’expérience intérieure
du poète et son expression. La musicalité est clairement définie comme une qualité
essentielle du verbe, alors qu’elle était tue dans l’analyse d’Ivanov. Mais la lecture
de la poésie de ce dernier révèle en fait que la conception ivanovienne du symbole
369
A. Belyj, “Magija slov”, op.cit., p. 131
133
comme dépassement du silence poétique va de pair avec une valorisation esthétique
de la matière sonore du verbe370.
Уста зари
La Bouche de l’aurore
370
voir à ce sujet P. Friedrich, Music in Russian poetry, op. cit.
371
V. Ivanov, « Usta zari » (1912), Lirika, Minsk, Xarvest, 2000, p. 284
134
безмолвьем говорит ». Cet oxymore traduit la nature du symbole, qui a vocation à
suggérer l’ineffable. La seconde strophe, parallèle à la première par sa composition,
se clôt par un autre paradoxe, concernant cette fois le verbe humain : le silence est
métaphorisé par l’image du voile dans une injonction faisant écho au « молчи » de
Tjutčev, « Их завесой заревою затвори », mais le poème se clôt sur la métaphore
biblique d’une parole d’or et de miel, appelée à transcender le silence.
372
Jean 1,9 : « Le Verbe était la vraie lumière qui, en venant dans le monde, illumine tout homme. »,
Traduction Oecuménique de la Bible, op.cit.
373
Parmi de nombreuses occurrences, le psaume 19, 10-11 : « Les décisions du Seigneur sont la
vérité, toutes elles sont justes. Plus désirables que l’or et quantité d’or fin ; plus savoureuses que le
miel, que le miel nouveau ! »
135
B. Le statut du symbole
a. La langue symbolique
La langue poétique symboliste est ici définie par analogie avec la langue
sacrée des prêtres et des prophètes (« священный язык »), distincte de la langue
populaire (« всенародный язык ») et liée au motif du mystère (« особенное,
таинственное значение »). Par cette analogie, Ivanov suggère l’altérité
fondamentale de la langue poétique (« другие имена »), et compare l’emploi du
374
V. Gofman, « Jazyk simvolistov », op.cit.
375
S. Mallarmé, «Crise de vers », Oeuvres complètes, op.cit., p. 368
376
V. Ivanov, « Zavety simvolizma », op.cit., p. 183
136
nom en poésie à l’emploi du « nom véritable », secret, utilisé par les prêtres dans les
incantations. Cette analogie révèle l’idéal d’authenticité du nom, et de toute la
langue poétique, qui aspire à la plénitude ontologique.
La langue poétique idéale est ici clairement présentée comme une « langue
inspirée ». Il est remarquable, de plus, que le caractère prophétique de la langue soit
associé à sa musicalité, « напевное, "вдохновенное" слово » : c’est bien la
dimension incantatoire de la poésie qui se trouve ici définie. Or selon Ivanov,
comme l’indique G. Kustova378, cet idéal est contenu en germe dans la langue russe
elle-même, qu’il définit, dans son article « Notre langue », comme une langue à
deux hypostases, « двуипостасный язык »379 :
377
V. Ivanov, ibid., p. 183-84
378
G.I. Kustova, “Jazykovye proekty Vjač. Ivanova i A. Belogo: filosofija jazyka i magija slova”,
L.A. Gogotišvili, A.T. Kazarjan, Vjačeslav Ivanov. Arxivnye materialy i issledovanija, Moskva,
russkie slovari, 1999.
379
« Naš jazyk », V.Ivanov, op.cit., p. 396
137
вот, он уже не просто дар Божий нам, но и как бы дар Божий сугубо и вдвойне, -
380
преисполненный и приумноженный. »
« Ayant reçu un don si plein de grâce à la naissance, la langue fut une seconde fois
comblée de grâce dans sa jeunesse par son baptême mystérieux dans les eaux
vivifiantes de la langue slavonne. Elles ont en partie transformé sa chair et
spirituellement transfiguré son âme, sa « forme interne ». Voilà pourquoi la langue n’est
déjà plus un simple don de Dieu pour nous, mais comme un double don de Dieu,
immense, plein, démultiplié. »
Pour Ivanov, la langue russe, du fait de son origine et de histoire, est un don
sacré, un organisme vivant, charnel et spirituel. Sa forme interne porte le signe de sa
sainteté : elle est cette « âme », ce coeur ontologique que le verbe poétique doit
manifester. Car l’élan primordial de la langue (« стихия ») est le terreau dans lequel
s’enracine la création poétique :
b. Le verbe-symbole
380
ibid., p. 397
381
ibid., p. 677
382
M. Ghidini, Il cerchio incantato del linguaggio. Moderno e antimoderno nel simbolismo di V.
Ivanov, Vita e pensiero, Pubblicazioni dell’ Università cattolica del Sacro Cuore, Milano, 1997.
138
« Слово-символ делается магическим внушением, приобщающим слушателя
383
к мистериям поэзии.»
383
V. Ivanov, « Zavety simvolizma », op.cit., p. 183
384
ibid. p. 180
385
ibid. p. 186
386
ibid. p. 189
387
Lettre aux Hébreux 11, 1, Traduction Oecuménique de la Bible, op.cit.
388
ibid. p. 186
139
« [le verbe] est perçu par le poète comme un signe mystérieux de l’indicible, il
rassemble dans sa matière sonore de nombreux échos dont on ne sait d’où ils viennent,
et comme des résonances de sources souterraines familières ; le verbe sert ainsi à la
fois de limite et de sortie vers l’au-delà de la limite, de lettres (tracé compris de tous) de
l’expérience extérieure et de hiéroglyphes (inscription hiératique) de l’expérience
intérieure. »
« Si l’art en général est l’un des plus puissants moyens de liaison humaine, alors on
peut dire de l’art symboliste que le principe de son efficacité est avant tout la liaison, au
sens premier et très profond du mot liaison. En réalité, non seulement il relie, mais il
unit. Deux entités sont unies par une troisième qui leur est supérieure. Le symbole,
cette troisième entité, ressemble à un arc-en-ciel qui s’illuminerait entre un verbe
rayonnant et l’humidité de l’âme réfléchissant ce rayon… Et dans chaque œuvre d’art
véritablement symbolique s’amorce une échelle de Jacob. »
389
L’expression est de V. Gofman, op.cit.
390
« Mysli o simvolizme », V. Ivanov, Rodnoe i vselenskoe, Moskva, Respublika, 1994
391
ibid. p. 192
392
Genèse 9, 13 : « J’ai mis mon arc dans la nuée pour qu’il devienne un signe d’alliance entre moi
et la terre », Traduction Oecuménique de la Bible, op.cit.
140
poétique comme un chemin vers l’être. Enfin, l’image de l’échelle de Jacob393, à la
fin du paragraphe, parfait la représentation du verbe poétique en tant qu’ouverture
sur l’être, passage vers les réalités supérieures, tout en accentuant la dimension
mystique de la poésie symboliste. Cependant, les deux métaphores de l’arc-en-ciel
et de l’échelle de Jacob, bien que faisant écho à l’union mystique du ciel et de la
terre, concernent ici la relation du poète à son lecteur. L’échelle de Jacob est donc
tout autant verticale qu’horizontale, reliant l’intériorité des êtres et révélant ainsi
leur vérité.
Pour Ivanov, le symbole porte dans sa texture verbale le signe de l’être : c’est
en ce sens que sa nature est épiphanique. L’expression métaphorique de « l’image et
de la ressemblance » définit le symbole non comme une « idole », mais comme une
icône verbale, qui est matière, tout en manifestant l’esprit, sans pouvoir fusionner
393
Genèse 28, 12 : « [Jacob] eut un songe : voici qu’était dressée sur terre une échelle dont le
sommet touchait le ciel ; des anges de Dieu y montaient et y descendaient. », op.cit.
394
« Mysli o simvolizme », op.cit, p. 197
141
avec lui. La notion d’énergie, qui caractérise l’icône en tant que manifestation
divine, souligne bien la participation, et non l’identification, du symbole à l’être.
Ivanov reconnaît dans ce passage les limites de la création verbale qui ne peut pas
être transfiguratrice ; il joue sur les mots du prologue de l’Evangile de Jean pour
mieux rappeler l’abîme, lexicalisé par la différence grammaticale fondamentale
entre perfectif et imperfectif, qui sépare le Verbe de Dieu, Verbe fait chair (« И
Слово стало плотию »), pleinement humain et pleinement divin, seul Médiateur
entre la terre et le ciel, et le verbe poétique, « verbe devenant chair » (« слово,
становящееся плотью »), dont la nature symbolique, étant avant tout métaphorique,
n’est que suggestive.
2. Le mythe du pan-symbolisme
Nous avons déjà souligné les convergences existant entre le symbolisme russe
et certains partis pris poétiques de Verlaine ou de Mallarmé, et Gofman introduit son
analyse du symbolisme russe par une référence au manifeste français de Jean
Moréas, en soulignant que l’essentiel de ses conceptions philosophiques seront
implicitement reprises par les symbolistes russes395. Cependant, dans « Pensées du
symbolisme », Ivanov se démarque nettement du symbolisme occidental et
entreprend sa critique au nom de la vérité de l’art. Or ce concept de vérité de l’art ne
395
V. Gofman, op.cit.
142
peut être que subjectif, puisqu’il dépend en réalité de la sincérité du créateur dans la
réponse qu’il donne à sa vocation à créer l’artifice poétique. Cette perspective
axiologique fortement polémique oppose donc dogmatiquement le « vrai »
symbolisme russe au « faux » symbolisme occidental, représenté par le courant
français.
« Nous nous sommes bien éloignés du symbolisme des rébus poétiques (…). Ce
genre, chéri après Baudelaire par les symbolistes français (avec lesquels nous n’avons
aucune raison, ni historique ni idéologique d’associer notre cause), n’appartient pas au
cercle du symbolisme que nous avons délimité. Non seulement parce qu’il n’est qu’un
procédé - la cause en est plus profonde. La visée du poète consiste, dans ce cas, à
donner à l’idée lyrique l’illusion d’un volume plus grand afin, à mesure que ce volume
est réduit, de densifier et concrétiser son contenu. (…) Pour nous le symbolisme, au
contraire, est une énergie libérant des limites du donné pour conférer à l’âme le
mouvement d’une spirale qui se déroule.
A l’opposé de ceux qui se nomment « symbolistes », nous voulons être fidèles au
but de l’art, qui est de montrer le moindre et de le rendre grand, et non pas le
contraire. »
396
“Mysli o simvolizme”, op.cit., p.195
143
ajoute celui du caractère national : Ivanov aime à rappeler l’ancrage du symbolisme
russe dans toute la tradition littéraire russe.
« L’analyse que nous ferons de notre « école symboliste » montrera finalement (…)
que tout ce qui est authentique et vivant dans notre poésie des dix dernière années
s’enracine dans notre terre natale. »
Ivanov relie ici nettement les motifs de la vérité et de la vie (« все подлинное
и жизнеспособное ») au motif national (« родная почва »), ajoutant ainsi
clairement le trait de russité au pôle positif de son axiologie poétique.
b. Symbole et sobornost’
Mais le critère de la russité comme critère de la vérité en art est par la suite
dépassé dans une dialectique qui se fait l’écho du postulat dostoïevskien de
l’universalité de l’âme russe : le symbolisme ainsi exalté devient pan-symbolisme, et
coïncide dès lors avec la sobornost’, le principe de relation universelle, principe de
rassemblement ou de communion. Ici encore, la polémique est présente : cette
nouvelle profession de foi esthétique donne à nouveau lieu à une critique des
« pseudo-symbolistes » qui méconnaissent l’aspect universaliste du symbolisme
véritable.
« Ceux qui se nommaient symbolistes, mais sans savoir (comme le savait jadis
Goethe, père lointain de notre symbolisme) que le symbolisme parle de la communion
universelle, ceux-là nous menaient au moyen des symboles par de vastes et clairs
chemins, pour nous faire retourner dans l’obscure et étroite cellule de notre petit moi.
Illusionnistes, ils ne croyaient pas en l’espace divin, et ne connaissaient que l’espace de
leurs visions et le charme de leur rêve, après lequel nous nous réveillions en prison. Le
symbolisme authentique se donne un autre but : la libération de l’âme (la καθαρσις en
tant qu’événement de l’expérience intérieure).»
397
“Zavety simvolizma”, op.cit. p. 185
398
“Mysli o simvolizme”, op.cit., p.196
144
La référence à Goethe scelle le dépassement du motif national au nom de
l’universalité. L’esprit de communion du symbolisme est ainsi tout d’abord compris
du point de vue de l’assemblée transhistorique de tous les poètes véritablement
symbolistes. Mais l’esprit de communion correspond aussi pour Ivanov à la tâche
ultime de l’art, qui est de révéler cet « espace divin », manifestation cachée de
l’unité du monde. L’esprit de communion est donc à l’art poétique en général ce que
le symbole est au verbe poétique en particulier : se dessine ainsi une correspondance
symbolique entre symbole et sobornost’, qui était déjà suggérée par la métaphore de
l’échelle de Jacob, rendant compte à la fois de la double nature du symbole, et du
statut de la poésie comme reflet de l’harmonie humaine et universelle.
399
S. Xoružij, « Filosofskij simvolizm P.A. Florenskogo i ego žiznennye istoki », K.G. Isupov,
Florenskij, pro et contra, Sankt-Peterburg, Russkij Xristianskij Gumanitarnyj Institut, 2001.
400
L’expression « totalité une », ou “unité totale”, cherche à rendre le concept russe fondamental de
vseedinstvo, qui pourrait aussi être traduit par l’expression « unité globale ».
401
A. Šiškin, “Realizm Vjačeslava Ivanova i o. Pavla Florenskogo”, ibid.
402
Dante Alighieri, la Divina Commedia. Paradiso, canto XXX (v. 97-117), Milano, Mondadori,
1993.
145
каждый лепесток излучает и славит сияющее средоточие неисповедимого
403
цветка – символа символов, Плоти Слова. » .
« L’art devient « miroir des miroirs », « speculum speculorum » ; tout, dans sa propre
spécularité, n’est que symbolique de l’être uni où chacune des cellules d’un tissu
vivant et odorant crée et glorifie son propre pétale, et où chaque pétale rayonne et
glorifie le centre étincelant de la fleur impénétrable, le symbole des symboles, la Chair
du Verbe. »
L’essai la Magie des vocables se présente comme un art poétique dans lequel
Belyj expose sa conception du verbe poétique et de l’acte créateur. Cependant,
contrairement à Ivanov qui respecte une certaine rigueur lexicale, permettant de
distinguer sa représentation de la langue poétique, riche de potentialités, de celle du
verbe poétique, perçu comme une réalisation individuelle de la langue, Belyj
emploie le plus souvent indistinctement les vocables « язык », « речь », « имя »,
403
“Zavety simvolizma”, op.cit. p. 189
404
voir à ce sujet A. Šiškin, « il Verbo quale incarnazione negli scrittori russi del simbolismo »,
Semiotica del testo mistico. Atti del Congresso Internazionale « L’Aquila Forte Spagnolo 24-30
giugno 1991 », a cura di G. De Gennaro s.i., edizione del Gallo Cedrone, 1995.
146
« слово » ; en maintenant la confusion entre ces dénominations, il aboutit
finalement à exalter le verbe poétique qui subsume selon lui toutes ces distinctions :
405
« Поэтическая речь и есть речь в собственном смысле. »
En fait, ce sont les jeux oppositifs entre les concepts qui dessinent, comme
chez Ivanov, une nette opposition entre langue poétique et langue ordinaire, et leurs
épithètes permettent de déterminer les caractères essentiels du verbe poétique
symbolique selon Belyj. Ce sont ainsi les expressions « живая речь »406, « живое
слово »407, « творческое слово », et « воплощенное слово »408 qui désignent de
manière récurrente la nature du verbe poétique. La définition fondamentale est celle
de « verbe créateur » ; les expressions « verbe vivant » et « verbe incarné » ne font
que métaphoriser cette définition du vocable du point de vue de son activité en
l’assimilant à un organisme, tout en laissant présent l’écho christique qui donne plus
de densité à cette définition. C’est cette intuition de la nature créatrice de la langue
qui ouvre l’essai409 :
« En voulant nommer tout ce qui entre dans mon champ de vision, en réalité je me
défends contre le monde ennemi que je ne comprends pas et qui m'assaille de toutes
parts ; par le son d’un vocable je dompte ces éléments ; le processus de dénomination
des phénomènes spatiaux et temporels par des vocables est un processus d'incantation
; tout vocable est une formule magique. »
411
ibid., p. 132
412
Kustova G. I. , "Jazykovye proèkty V. Ivanova i A. Belogo : filosofija jazyka i magija slova”,
op.cit.
148
ces choses font partie de toute vision magique du monde. En définissant tout
vocable comme une formule magique (« заговор »), Belyj confirme et résume, par
une assertion dense, la métaphore précédente de la soumission du monde par l’acte
de dénomination : celle-ci illustre le processus d’appropriation de la réalité dans le
langage, qui en permet la compréhension. Belyj cherche ainsi à affirmer de manière
imagée le primat du statut gnoséologique du verbe, contrairement à Ivanov qui
privilégiait son statut ontologique, voire théologique. Par la métaphore de la magie,
Belyj suit l’intuition de Potebnja qui fait de la langue un médiateur entre l’homme et
le monde. En effet, à la différence d’Ivanov, Belyj comprend le statut médiateur du
verbe non pas comme une tension vers un au-delà, mais comme la création d’un
espace intermédiaire entre l’homme et le monde :
« C’est dans le verbe qu’est donnée la création originelle : le verbe relie le monde
invisible, silencieux qui foisonne dans la profondeur subconsciente de ma conscience
personnelle, au monde silencieux, privé de sens, qui foisonne hors de ma personne. Le
verbe crée un monde nouveau, un troisième monde, celui des symboles sonores, au
moyen desquels s’éclairent les mystères qui me sont extérieurs ; le monde extérieur se
coule dans mon âme, le monde intérieur s’écoule hors de moi dans les aurores, le bruit
des arbres ; c’est dans le verbe, et uniquement dans le verbe, que je recrée pour moi ce
qui m’entoure, à l’extérieur de moi comme en moi, car je suis verbe, je ne suis rien
d’autre que verbe. »
b. Le poème « le Verbe »
Слово
В звучном жаре
Дыханий –
Звучно-пламенна мгла :
415
S. Cassedy, “Bely’s Theory of Symbolism as a Formal Iconics of Meaning”, J. Malmstad,
Andrey Bely. Spirit of Symbolism, Cornell University Press, Ithaca and London, 1987.
416
voir à ce sujet M. Ghidini, op.cit.
417
« Magija slov », op.cit. p. 134
418
A. Belyj, « Slovo » (Zvezda), Stixotvorenija i poèmy, Moskva-Leningrad, Sovetskij pisatel’, 1966,
p. 370
150
Там, летя из гортани,
Духовеет земля.
Выдыхаются
Души
Неслагаемых слов –
Отлагаются суши
Нас несущих миров.
Миром сложенным
Волит –
Сладких слов глубина.
И глубинно глаголет
Словом слов Купина.
И грядущего
Рая –
Тверденеет гряда,
Le Verbe
Les âmes
Expirent
En vocables inarticulables ;
Continents désarticulés,
Les mondes nous contiennent.
Un monde articulé
Vient de la volonté
Des vocables veloutés et profonds.
151
un mode poétique le Verbe créateur de la Genèse et le Verbe de Vie de l’évangile de
Jean. On y retrouve les trois définitions essentielles du vocable poétique comme
« verbe vivant », « verbe créateur » et « verbe incarné », que Belyj expose dans la
« Magie des vocables ». L’analogie entre verbe poétique et Verbe de Dieu, rendue
manifeste par le champ sémantique du son (« звучный », « Звучно ») et du souffle
(« Дыхание », « Духовеет », « Выдыхаются »), qui fait référence à la Parole et au
Souffle créateur de la Genèse, donne à entendre la conception du verbe poétique
comme activité créatrice. Le verbe du poète apparaît dès lors comme le
prolongement du Verbe de Dieu ; le poème continue la Création, la renouvelle à
chaque instant poétique. La métaphore du feu « (жар », « пламенна », « Купина »,
« пылая », « сгорая »), par analogie avec le feu de l’Esprit, manifeste elle aussi la
conception du verbe poétique comme pur dynamisme, et incite à lire le poème
comme un flux poétique tout à la fois sémantique et sonore, comme un monde
poétique en devenir.
152
pas dévoré ».419 Le buisson ardent est pure énergie divine, mouvement de fusion qui
est sa propre fin, devenir sans fin. L’image du verbe poétique s’élevant du buisson
(« И глубинно глаголет / Словом слов Купина ») suggère la dimension toujours
active du verbe poétique, en même temps qu’elle manifeste une nouvelle fois sa
nature à la fois humaine, divine et cosmique.
419
Exode 3,2, Traduction Oecuménique de la Bible, op.cit.
153
Chapitre 2 : La conception cubo-futuriste du verbe
poétique
Aux début des années 1910, en même temps qu’Ivanov ou Belyj exposent leur
conception de la poésie et font oeuvre poétique à l’intérieur d’une vision du monde
symboliste, s’élabore une nouvelle conception du verbe poétique, au sein de groupes
littéraires en rupture avec le symbolisme, tout en étant ses héritiers, auxquels leurs
détracteurs donnent le nom de « futuristes ». Parmi ces différents groupes, « Ego-
futurisme », « Cubo-futurisme », « la Mezzanine de la poésie », « la
Centrifugeuse », qui dessinent une géographie poétique multiple justifiant que l’on
parle, au pluriel, des futurismes, se distingue le groupuscule « cubo-futuriste », ou
« hyléen », le plus radical dans ses prises de positions poétiques, et le plus prolixe en
manifestes et créations expérimentales, qui voulut se présenter comme l’unique
futurisme : à travers le regard rétrospectif qu’il porte sur cette période de l’avant-
garde poétique, dans ses mémoires l’Archer à un oeil et demi420, V. Livšic contribue
à légitimer l’authenticité du seul groupe Hylée, tout en prolongeant la logique de
groupe au détriment de la spécificité poétique de chacun de ses membres. Nous
tenterons ici de décrire la conception générale de ce nouveau verbe poétique cubo-
futuriste, le « verbe en tant que tel », tout en distinguant les démarches de différents
poètes emblématiques du cubo-futurisme, A. Kručenyx, V. Livšic et V. Xlebnikov,
dont l’oeuvre excède cependant les limites du groupe : notre réflexion est ici
entièrement redevable aux précieux travaux de M. J.C. Lanne.
420
V. Livšic, Polutoraglazyj strelec, Leningrad, 1933.
154
début du siècle, que les cubo-futuristes vont établir une nouvelle conception du
verbe poétique. Ils affirment la réalité du « verbe en tant que tel », dans sa
dimension concrète de « masse verbale »421 qui, sur le modèle de la matière
picturale, tend à s’émanciper de son objet, c’est-à-dire de la réalité extérieure, pour
privilégier ses qualités intrinsèques. Poussée à l’extrême, la non-figurativité verbale
conduit à évacuer le sens, perçu comme secondaire, au nom « de la reconquête de la
dignité du signe poétique »422, dont la nature propre consiste au contraire dans sa
matérialité vocale, articulatoire et sonore. Le verbe en tant que tel dépasse la
conception du signe comme une double face de son et de sens, pour donner toute sa
dimension à l’immanence de la matière verbale. En évacuant le sens commun, de
même que le sens transcendant tel que le comprennent les symbolistes, l’art cubo-
futuriste veut en fait laisser place à un « autre » sens, que les poètes vont chercher
dans « l’autre » du signe.
421
« slovesnaja massa », Iz al’manaxa “Sadok sudej” (1913), Manifesty i programmy russkix
futuristov, Wilhelm Fink Verlag, 1967 , p. 52
422
L’expression est de J.C. Lanne, Vélimir Xlebnikov, poète futurien, Paris, Institut d’Etudes Slaves,
1983, p. 379
155
Бурлюки, С. Мясоедов и др. наметили новый путь искусства : слово
423
развивалось, как таковое. »
« En 1908 le « Vivier des Juges » I était en préparation. Une partie des oeuvres y
trouva sa place, une autre, dans « l’Atelier des Impressionnistes ». Dans leurs recueils,
V. Xlebnikov, les Burljuk, S. Mjasoedov, et d’autres, indiquèrent la nouvelle voie de
l’art : le verbe lui-même se développait, en tant que tel. »
C’est donc la valeur propre du verbe poétique qui est affirmée, sa réalité
autonome, conçue comme étant « la seule réalité »425. Le statut du verbe en tant que
tel est précisé dans ce sens par la double expression de samocennoe, samovitoe
slovo, qui clôt notamment le célèbre manifeste la Gifle au goût public426 :
« Et si, pour l’instant, nos lignes elles-mêmes gardent la marque sale de Vos « Bon
sens » et « bon goût », elles portent malgré tout, pour la première fois, le frémissement
de l’Aube nouvelle de la Beauté Future du Verbe à Valeur propre (du Verbe
intrinsèque). »
423
A. Kručenyx, V. Xlebnikov , « Slovo kak takovoe » (1913), Manifesty i programmy…, op.cit., p.
59
424
“Qu’est-ce que la poésie?”, R. Jakobson, Huit questions de poétique, Paris, Seuil, 1977, p. 46
425
“edinstvennaja real’nost’”, V. Livšic, Polutoraglazyj strelec, op.cit., p. 115
426
D. Burljuk, A. Kručenyx, V. Majakovskij, V. Xlebnikov, “Poščečina obščestvennomu vkusu”
(1912), Manifesty i programmy..., op.cit., p. 51
427
C’est ce qu’indique V. Livšic, op. cit., p. 115
156
intrinsèque ». En fait, l’absence d’adjectif français adéquat en rend la traduction
délicate : le recours au calque latin permet à J.C. Lanne de traduire très précisément
la notion de « самовитость » par celle de « l’ipséité du discours »428. Quant à
l’affirmation de Majakovskij, « Слово – самоцель », dans son essai Non des
papillons, mais Alexandre de Macédoine429, qui ne fait que commenter la même
notion, elle montre bien que le verbe intrinsèque est à lui-même son propre but,
soulignant ainsi son opposition aux vocables communs, qui sont eux, au contraire,
caractérisés par leur transitivité, leur fonction de communication. Dans son essai
Nos principes, Xlebnikov commence justement par définir de manière oppositive le
samovitoe slovo en le distinguant de la langue commune (« бытовой язык »)430.
Quant à l’expression de « verbe qui se suffit à lui-même », elle traduit la pensée de
Livšic qui écrit dans ses mémoires :
« Nous affirmions que le matériel qui se suffit à lui-même était l’élément substantiel
de tout art. »
428
J.-C. Lanne consacre une longue note au problème de la traduction de « samovitoe slovo »,
op.cit., p. 391
429
« Ne babočki, a Aleksandr Makedonskij » (1914), V. Majakovskij, Sobranie sočinienij v 12
tomax, t. 11, Stat’ji, zametki, vystuplenija 1913-1928, Moskva, Pravda, 1978, p. 44
430
« Naša osnova » (1920), V. Xlebnikov, Sobranie sočinenija v 4 tomax, t.3, Wilhelm Fink Verlag,
1972, p. 229
431
V. Livšic, op. cit., p. 219
432
C’est ce que souligne R. Jakobson dans ses « Notes marginales sur la prose du poète Pasternak »,
op.cit. p. 57
433
R. Duganov, « Samovitoe slovo », Iskusstvo avangarda : jazyk mirovogo obščenija. Materialy
meždunarodnoj konferencii 10-11 dek. 1992, Ufa, 1993
157
référence, ouvre donc la voie à une langue poétique neuve, la « langue d’outre-
raison », « заумный язык ».
b. La langue d’outre-raison.
Le verbe en tant que tel est perçu comme l’unité élémentaire de la langue
zaum’, que l’on traduit généralement par « langue d’outre-raison », ou « d’outre-
entendement », ou encore « langue transrationnelle ». Elle est avant tout définie
dans sa spécificité par rapport à la langue commune : elle s’oppose à la langue figée
(« застывший язык »), pétrifiée (« окаменевший ») du quotidien. Il est cependant
nécessaire de distinguer la conception de Kručenyx de celle de Xlebnikov.
α. L’approche de Kručenyx
434
“Zaum’ – pervonačal’naja (istoričeski i individual’no) forma poèzii.”, A. Kručenyx, « Deklaracija
zaumnogo jazyka » (1921), Manifesty i programmy..., op.cit., p. 179
435
ibid.
158
musicale du verbe symboliste. Au contraire, lorsqu’elle tend à la non-figurativité
(« образы еще не вполне определившиеся »), elle correspond au modèle pictural
défendu par la nouvelle voie poétique. Enfin, les derniers points sont
caractéristiques de la zaum’ de Kručenyx : il s’agit d’une langue irrationnelle, qui
privilégie l’expression purement sonore des émotions, indépendamment de tout
discours logique (« Когда теряют рассудок », « Когда не нуждаются в нем »).
Lorsque Kručenyx affirme la nature mystique de la langue de l’outre-raison, c’est
pour mieux signifier sa situation en dehors de tout système sémiotique, dans le seul
domaine de l’imagination créatrice où, le sens évacué, ne subsiste que l’émotion :
β. L’approche de Xlebnikov
436
ibid. p. 180
159
бул щел, или маньч ! маньч ! чи брео зо !, - то такие слова не принадлежат ни к
какому языку, но в то же время что-то говорят, что-то неуловимое, но все-
таки существующее. (…) Но так как прямо они ничего не дают сознанию (не
годятся для игры в куклы), то эти (свободные) сочетания, игра голоса вне
слов, названы заумным языком. Заумный язык – значит находящийся за
пределами разума. Сравни – « Заречие » - место лежащее за рекой,
« Задонщина » - за Доном. То, что в заклинаниях, заговорах заумный язык
господствует и вытесняет разумный, доказывает, что у него особая власть
над сознанием, особые права на жизнь наряду с разумным. Но есть путь
437
сделать заумный язык разумным. »
Xlebnikov entreprend bien ici de démontrer qu’un certain sens est présent
dans la langue d’outre-raison : « такие слова (...) что-то говорят, что-то
неуловимое, но все-таки существующее ». La langue d’outre-raison n’est donc
pas irrationnelle ; définie comme libre association de sons, « (свободные)
сочетания », elle manifeste au contraire une autre raison, présente en puissance
dans les sons. L’outre-raison apparaît ainsi comme le nom d’un autre mode de
signifiance, qui n’est pas fondé sur le signe linguistique tel que l’entend la langue
rationnelle. En effet, l’au-delà de la raison est aussi présenté par Xlebnikov comme
un ordre supérieur de la raison : le préfixe za signifie ici à la fois un éloignement
horizontal et vertical. Le lexique de la supériorité
(« господствует », « вытесняет », « власть »), qui rend compte de l’expérience
populaire de la zaum’ magique, vise à justifier et instituer un autre niveau de
signifiance : la langue d’outre-raison est donc définie comme un nouveau champ
poétique, celui des associations libres de phonèmes et de morphèmes, comme
l’espace-temps d’un « jeu de la voix hors vocables », qui crée son propre sens.
437
V. Xlebnikov, Naša osnova, op.cit., p. 234
160
la pensée commune, discursive : de ce point de vue, les cubo-futuristes ne font que
porter à leur terme l’intuition des symbolistes. Conduite à son point extrême par
Xlebnikov, cette intuition aboutit à la conception de la poésie comme présentation
de l’activité, de « la poéticité naturelle, immanente de la langue »438 qui est par elle-
même productrice de sens. Cette conception aboutit paradoxalement à un retrait du
poète devant l’autonomie de la langue elle-même, et se situe ainsi dans le
prolongement de l’affirmation mallarméenne selon laquelle « L’oeuvre pure
implique la disparition élocutoire du poëte, qui cède l’initiative aux mots, par le
heurt de leur inégalité mobilisés »439. Ce mythe de l’autonomie absolue de la langue
poétique est cependant contrebalancé par la définition du poète en rečetvorec440,
« créateur de parole », démiurge nomenclateur, soulignant au contraire que le poète
est le maître du poème. La nouvelle conception du verbe poétique dessine donc une
dialectique entre l’activité créatrice du poète et l’activité créatrice de la langue, à
l’intérieur d’un monde poétique qui suit ses propres lois linguistiques,
indépendamment de toute référentialité.
438
ibid., p. 181
439
S. Mallarmé, « Crise de vers », Oeuvres complètes, édition d’H. Mondor et G. Jean-Aubry, Paris,
Gallimard, 1945, p. 366
440
Cette dénomination est notamment répétée plusieurs fois dans le manifeste du “Verbe en tant que
tel”, op.cit.
161
un oeil et demi consacré à la venue de Marinetti en Russie441 montre combien les
futuristes russes cherchaient à se démarquer des Italiens. Livšic écrit :
« Non seulement nous ne nous pensions pas comme une ramification du futurisme
occidental, mais nous affirmions que nous dépassions en bien des choses nos
confrères italiens. »
« In aeroplano, seduto sul cilindro della benzina, scaldato il ventre dalla testa
dell’aviatore, io sentii l’inanità ridicola della vecchia sintassi ereditata da Omero.
Bisogno furioso di liberare le parole, traendole fuori dalla prigione del periodo latino !
Questo ha naturalmente, come ogni imbecille, una testa previdente, un ventre, due
gambe e due piedi piatti, ma non avrà mai due ali. Appena il necessario per camminare,
per correre un momento e fermarsi quasi subito sbuffando ! »
441
V. Livšic, Polutoraglazyj strelec, op.cit., chapitre 7, “My i zapad”.
442
ibid., p. 213
443
F.T. Marinetti, « Manifesto tecnico della letteratura futurista (11 maggio 1912) », Teoria e
invenzione futurista, a cura di L. De Maria, Milano, Mondadori, 1990, p. 46. Je remercie Mme C.
Sapien pour ses conseils de traduction.
162
artificiellement évacué des « mots en liberté ». Au contraire, Livšic défend une
émancipation totale du verbe, sur le modèle extrême de la non-figurativité en
peinture, libérant l’art de toute fonction de description, qu’il s’agisse de celle du
monde extérieur ou des sensations intimes du poète.
« La primauté de la conception verbale que nous avons pour la première fois mise
en avant, a-t-elle donc quelque chose de commun avec les valeurs purement
idéologiques du symbolisme ? Les symbolistes, de bienheureuse mémoire, ne
partageaient-ils pas la conviction ancillaire et fatale selon laquelle un vocable, en tant
que moyen de communication prédéterminé à exprimer un concept et la relation entre
ces concepts, doit par conséquent servir également le même but en poésie ? De quelle
bouche nous est parvenue l’affirmation selon laquelle, si l’outil de communication n’avait
pas été le vocable, mais un quelconque autre moyen, la poésie aurait été libre de la
triste nécessité d’exprimer un lien logique entre des idées, tout comme depuis des
temps immémoriaux la musique est libre, et comme depuis hier sont libres la peinture et
la sculpture ? »
444
V. Livšic,”Osvoboždenie slova” (1913), Manifesty i programmy russkix futuristov, Wilhelm Fink
Verlag, 1967.
445
J.C. Lanne, « V. Livšic, poète hyléen », Cahiers du Monde russe et soviétique, XXX (1-2),
janvier-juin 1989
446
V. Livšic,”Osvoboždenie slova” (1913), Manifesty i programmy… op.cit., p.74
163
poétique symboliste. Il s’agit de libérer le verbe de sa conception utilitaire,
instrumentaliste, le réduisant à n’être qu’un moyen de communication, d’expression
de la pensée logique, niant ainsi la spécificité du vocable poétique par rapport au
vocable de la langue courante. Il s’agit donc a contrario de promouvoir le verbe
poétique comme une finalité en soi, émancipée de sa valeur descriptive, de l’élever
au statut de matériel verbal autonome, indépendant de la réalité extérieure. Livšic
défend une conception de la poésie libérée de sa fonction de représentation,
considérée comme un asservissement à une réalité étrangère à sa propre nature. Le
principe de la non-figurativité, qui est l’essence de l’art musical, et fait alors son
apparition dans l’art pictural, est également considéré par Livšic comme une
nécessité de l’art verbal. C’est désormais selon le paradigme pictural qu’il pense la
composition du poème, qui devient ainsi « une construction cubiste de la masse
verbale »447.
Cependant, Livšic ne nie pas pour autant les relations qui existent
inévitablement entre le monde et le poète : à cet égard, sa position est plus modérée
que celle de Kručenyx, et surtout plus conforme à la nature même de la langue.
« Mais si l’on entend par création libre une création posant le critère de sa valeur
non pas sur le plan des interrelations de l’être et de la conscience, mais dans le
domaine du verbe autonome, alors notre poésie, bien sûr, est libre, exclusivement, pour
la première fois, indépendamment du fait de savoir si elle est réaliste, naturaliste ou
fantastique : à l’exception de son point de départ, elle ne pose aucune relation entre elle
et le monde, ne se coordonne pas à lui, et tous les autres points d’un possible contact
avec lui doivent être reconnus comme irréguliers. »
447
« kubističeskoe postroenie slovesnoj massy », V. Livšic, Polutoraglazyj strelec, op.cit., p. 50
164
n’intervient pas dans l’évaluation du verbe poétique. La parole est libérée de son
sens logique, perçu comme extérieur au verbe même, au profit de son énergie
créatrice, qui obéit à sa propre logique interne : de ce point de vue, son analyse
rencontre celle de Xlebnikov. Livšic ne nie pas le statut de signe du verbe, c’est-à-
dire sa dualité de son et de sens, mais recherche ce qui fait la spécificité du verbe en
tant que matériel poétique dont est composé le poème.
Kručenyx, lui, met l’accent sur la liberté du poète dans sa relation à la langue,
qu’il veut indépendante des conventions sémantiques de la langue courante.
c. La liberté du poète
L’idée d’une langue libre entre ici dans une opposition de concepts qui permet
de définir la notion de liberté telle que l’entend Kručenyx : la langue libre, présentée
plus loin comme langue personnelle (« личный язык »), « sans signification
déterminée », et finalement assimilée à la notion de « langue transrationnelle »
(« заумный язык »), s’oppose à la langue commune, dont les significations sont
448
A. Kručenyx, “Deklaracija slova kak takovogo”(1913), Manifesty i programmy russkix futuristov,
Wilhelm Fink Verlag, 1967, p.63
165
figées, représentée emblématiquement par le concept (« понятия »). La langue libre
est ainsi présentée comme libérée de la langue commune, libérée du sens fixé par
l’usage commun, au nom de l’expression pleine de soi, qui doit être en adéquation
avec la nouvelle sensation du monde que le poète expérimente. La raison première
de la libération de la langue pour Kručenyx coïncide donc avec celle de Marinetti.
Cependant, outre que l’expérience même du poète est différente, le processus de
libération est lui aussi différent : il ne s’agit pas seulement pour Kručenyx
d’affranchir la langue du passé, mais de s’affranchir radicalement de toute la langue.
La métaphore de la liberté de la langue désigne donc avant tout l’idée de
personnalisation de la langue poétique, qui cherche à se démarquer du caractère
commun, c’est-à-dire partagé de tous, de la langue de la communication. Pour
Kručenyx, l’individualité unique du créateur (« творец индивидуален »), pour
s’exprimer pleinement, c’est-à-dire dans toute son originalité, doit donc se libérer
des lois linguistiques (« Общий язык связывает »), et forger son propre langage :
telle est la fonction de la langue d’outre-raison.
« La preuve claire et décisive que le verbe se trouvait jusqu’à présent dans les fers,
c’est sa soumission au sens. Jusqu’à présent on affirmait : « La pensée dicte sa loi au
verbe, et non l’inverse. » Nous avons pointé cette erreur et nous avons donné une
langue libre, transrationnelle et universelle.
Les artistes antérieurs se dirigeaient vers le verbe par la pensée, nous, au contraire,
nous nous dirigeons par le verbe vers la compréhension immédiate. »
449
A. Kručenyx,“Novye puti slova”(1913), ibid.
450
ibid., p. 65-66
166
prédominance de la subjectivité du poète, et définit héroïquement le poète en
libérateur du verbe. Auparavant, le verbe était prisonnier du sens (« слово было в
кандалах », « подчиненность смыслу »), sous l’empire de la pensée (« мысль
диктует законы слову ») ; les cubo-futuristes l’ont libéré et de la référence, et de la
pensée : c’est ainsi qu’est née la langue d’outre-raison. La métaphore de la
libération, en tant qu’elle précise la définition de l’outre-raison, signifie donc
ultimement un renversement de la relation entre le verbe et la pensée. Désormais
c’est la verbe qui guide la pensée et crée le sens ; il est par lui-même source de
connaissance immédiate : « через слово к непосредственному постижению ». Un
peu plus loin, Kručenyx revient sur l’affirmation d’un verbe libéré de la pensée et
des concepts :
451
ibid., p. 67
167
Kručenyx comme étant la cause de la finitude de sa création, et donc comme une
entrave à la liberté du poète. La métaphore du verbe libéré désigne ainsi la plénitude
sonore du verbe qui est en adéquation à la fois avec la subjectivité du poète et avec
son exigence de connaissance immédiate, transrationnelle, du monde.
d. La liberté de la langue
452
L’essai de V. Xlebnikov Nos principes , plus tardif que les précédents,
expose néanmoins les idées initiales de son auteur concernant le statut du nouveau
verbe poétique. Xlebnikov y pose le fondement poétique de sa création verbale, en
faisant appel, lui aussi, à la métaphore de la liberté de la parole. C’est à propos de la
faute typographique que Xlebnikov évoque la notion de liberté : cette référence au
hasard souligne d’emblée la différence entre son point de vue et celui de Kručenyx.
Contre la notion subjective de la liberté du poète, Xlebnikov cherche avant tout à
ériger en principe poétique objectif la liberté de la langue.
« Vous savez quelle liberté par rapport au monde donné apporte parfois l’erreur
typographique. Une telle erreur, née de la volonté inconsciente du typographe, donne
soudain sens à toute une chose, et s’avère être un des aspects de la création
collective ; c’est pourquoi elle peut être accueillie par l’artiste comme une aide
souhaitable. Le vocable « cvety » [fleurs] permet de construire « mvety », puissant de
soudaineté. »
452
V. Xlebnikov, “Naša osnova » (1920), Sobranie sočinenij v 4 tomax, t.3, Wilhelm Fink Verlag,
München, 1972
453
ibid., p. 233
168
parler les lettres et les sons eux-mêmes. En effet, l’erreur typographique permet
surtout de révéler un sens nouveau, inattendu (« вдруг дает смысл целой вещи »)
qui est en fait perçu par Xlebnikov comme une actualisation des potentialités
sémantiques de la langue. Xlebnikov élève la faute typographique au rang de
principe créateur qui libère l’énergie propre de la langue « Слово цветы позволяет
строить мветы ». La métaphore de la liberté signifie donc que la matière verbale
s’émancipe de la référentialité, pour libérer les potentialités de la langue, qui devient
par elle-même créatrice d’un sens nouveau. Contrairement à Kručenyx, pour qui le
poète est le maître absolu des vocables, indépendamment du sens fixé par l’usage
commun, Xlebnikov érige le hasard en nécessité créatrice, soulignant ainsi la
prédominance du matériel verbal sur le poète dans la création. En fait, le principe de
l’erreur typographique sera rationalisé en un jeu linguistique de permutations
consonantiques et vocaliques, « jeu de la voix hors vocables »454 qui apparaît comme
une puissance sémantique (« сильное неожиданностью »), une potentialité
poétique qui caractérise la langue d’outre-raison. Par la métaphore de la liberté
qualifiant l’erreur typographique, Xlebnikov transforme finalement le
fonctionnement phonologique de la langue en principe poétique : celui de la création
verbale.
454
expression déjà citée, ibid. p. 235
455
ibid., p. 233-234
169
d’ouvrir le champ poétique à la vie de la langue, qui est en perpétuelle création
d’elle-même (« язык творится, каждое мгновение создавая слова »). Comme le
remarque Livšic dans ses mémoires, Xlebnikov transpose la conception
humboldtienne de la langue comme énergie créatrice portée par la nation toute
entière, au domaine de la langue poétique :
456
V. Livšic, Polutoraglazyj strelec, op. cit., p. 46
170
La métaphore de la libération du verbe permet donc de valoriser la matière
sonore du verbe poétique, émancipée de toute référence impérative à la réalité
extérieure. Dès lors, la poésie crée son propre ordre de signifiance, selon les valeurs
esthétiques, expressives et créatrices qui lui sont spécifiques.
La première valeur du verbe en tant que tel est sans doute la valeur esthétique
de la matière verbale, dans sa dimension graphique, mais surtout vocale.
457
“Poščečina obščesvennomu vkusu”, op.cit., p. 51
458
S. Mallarmé, « Crise de vers », Oeuvres complètes, op.cit., p. 366
171
« Je dis : une fleur ! et hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que
quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave,
459
l’absente de tous bouquets. »
Cette affirmation confirme bien que le verbe en tant que tel n’est pas vide de
contenu, mais que c’est bien toute sa matière, qui fait sens. Par là, le poète,
« créateur de beauté sonore »463, rappelle que le verbe poétique s’adresse au corps ;
il mobilise la voix et l’ouïe, la gorge et l’oreille, et procure un plaisir qui est donc
d’origine physique. Dans son essai sur la langue d’outre-raison, Šklovskij met en
valeur la jouissance que procure la profération de sons privés du sens logique :
459
ibid., p. 368
460
A. Spire, Plaisir poétique et plaisir musculaire. Essai sur l’évolution des techniques poétiques,
Paris, J. Corti, 1949, p. 198
461
“zvučnye slova”, V. Šklovskij, « O poèzii i zaumnom jazyke » (1916), Gamburgskij ščet,
Moskva, Sovetskij pisatel’, 1990, p. 50. Nous traduisons « slova » par « paroles » pour rendre audible
l’acte même de profération.
462
“Iz al’manaxa Sadok sudej “ (1913), op.cit., p. 52
463
définition d’A. Spire, op.cit., p. 21
464
V. Šklovskij, « O poèzii i zaumnom jazyke », op.cit., p. 56
172
Šklovskij souligne ici à son tour la dimension corporelle, charnelle, de la
poésie, insistant sur l’acte de profération poétique, et rappelle, par l’expression de la
« danse originale des organes de la parole », l’unité primitive de la danse, de la
musique, et de la poésie, source d’un même plaisir esthétique.
Финляндия
Это ли ? Нет ли ?
Хвои шуят, - шуят
Анна –- Мария, Лиза, - нет ?
Это ли ? - Озеро ли ?
Лес ли ?, - озеро ли ?
Это ли ?
Озеро ли ? – Лес ли ?
Тио-и
Ви-и... у.
465
E. Guro, “Finlandija“ (1913), Poèzija russkogo futurizma, A.S. Kušner, Sankt-Peterburg, 1999.
173
la Finlande
466
E. Benvéniste, « L’Appareil formel de l’énonciation », Problèmes de linguistique générale, 2,
Paris, Gallimard, 1972, p. 82
175
i) évoquant le babil de l’enfant, et relevant de l’idéal musical de la parole poétique.
De même les allitérations en « x », variations sur le thème du nom «хвои », ainsi
que le jeu de permutations vocaliques et consonantiques (« тара », « тере »,
« дере ») transforment les paroles en pure sonorité, et pure vocalité. Le dernier
tercet, en effet, présente des paroles d’une seule syllabe, et se clôt sur la voyelle
« i », comme une note tenue, puis sur le « ou » final qui, souligné par sa mise en
scène graphique, apparaît presque comme un poème minimal à lui tout seul et, de
par sa position liminale, peut être interprété comme un idéal de la parole poétique,
comprise comme pure vocalité se suffisant à elle-même. De plus, les deux voyelles
finales sont perçues comme le « i » de « ли » et de « ou » de « шуят », donc comme
des sonorités essentielles rappelant des paroles tout aussi essentielles
sémantiquement : on pourrait donc bien y voir comme une réduction vocalique,
réduction minimale de la parole poétique conçue comme pure matière sonore,
comme un poème minimal, à la limite du silence matérialisé par les points de
suspension. Le tercet final semble ainsi montrer l’alternative au sens et au signe : le
son, ou le silence. Mais la composition du poème, ainsi que son rythme,
maintiennent ce jeu de sonorités à la limite du silence, dans une logique de la parole
poétique. C’est pourquoi le nom de « parole sonore » semble bien rendre compte de
la nature d’une parole en tension vers la sonorité et la vocalité pures, mais qui ne
quitte pas le domaine de la langue.
467
J.-C. Lanne consacre plusieurs notes à ce sujet, op.cit., p. 296, 299.
176
lequel Paul préfère la prophétie au « parler en langues » (il distingue en fait cette
parole inspirée, inintelligible, qui est une prière adressée à Dieu, de la parole
prophétique, intelligible, adressée aux hommes dans un but de conversion). Dans les
Nouvelles voies du verbe, par exemple, Kručenyx fait référence à la langue
inintelligible des mystiques, cite une parole glossolale du sectaire Šiškov, et décrit
même le nouveau verbe poétique au moyen de la définition de la foi qui se trouve
dans la Lettre aux Hébreux469 :
« Et voilà qu’apparut un verbe nouveau, qui n’est déjà plus un mensonge, mais une
vraie profession de foi, « une révélation des choses invisibles ».
« В искусстве мы заявили :
СЛОВО ШИРЕ СМЫСЛА
Слово (и составные части его – звуки) не только куцая мысль, не только
логика, но, главным образом, заумное (иррациональные части, мистические и
471
эстетические) ... »
468
1ère lettre aux Corinthiens 14, 2 : « Car celui qui parle en langues ne parle pas aux hommes, mais à
Dieu. Personne ne le comprend : sous l’inspiration, il énonce des choses mystérieuses. », Traduction
Oecuménique de la Bible, op.cit.
469
Lettre aux Hébreux 11, 1.
470
A. Kručenyx, « Deklaracija slova kak takavogo » (1913), op.cit., p. 67
471
ibid., p. 66
472
J.P. Denis, « Glossolalie, langue universelle, poésie sonore », Langages (Les glossolalies), n°91,
septembre 1988.
177
excédent par rapport au signe. J.J. Courtine, lui, parle d’ « une évasion hors du sens
dans la voix »473. Lorsque Kručenyx affirme « le verbe excède le sens », il cherche à
exalter les « éléments irrationnels, mystiques et esthétiques » de la langue, tels que
la glossolalie les manifeste. Comme l’indique encore J.J. Courtine, la glossolalie
exhibe la matérialité vocale, corporelle de la langue, que le signe, au contraire, tend
à anéantir. L’enjeu poétique de ce modèle glossolale est donc bien de valoriser la
dimension esthétique, mais surtout expressive, de la matière sonore de la langue. Le
son, perçu comme une charge d’émotion brute qui échappe à la communication
logique, est donc au fondement de la « poétique de l’expression directe »474 de
Kručenyx ; il est le signe d’un lyrisme immédiat, situé en-deçà du langage, non pas
dans une visée de communication, mais de communion.
Cette expression vocale directe, extatique, qui peut tout dire authentiquement
(« новое слово, которое уже не ложь »), réunit ainsi le mythe du langage originel
à celui du langage universel, au prix paradoxal d’une destruction du langage et de la
pensée. Le poème « Go osneg kajd » de Kručenyx montre que ce mode glossolale
de signifiance se situe en fait à l’extrême limite du néant...
ГО ОСНЕГ КАЙД
М Р БАТУЛЬБА
473
J.J. Courtine, « la Question de la glossolalie », Histoire des idées linguistiques, III, sous la
direction de S. Auroux, Liège, Mardaga.
474
L’expression est de J.-C. Lanne, Séminaire de recherche 2002-2003, Université Lyon III.
475
A. Kručenyx, “Go osneg kajd” (1913), Poèzija russkogo futurizma, A.S. Kušner, Sankt-Peterburg,
1999.
178
СИНУ АЕ КСЕЛ
ГИЗ
GO OSNIEG KAΪD
M R BATOULBA
GUIZ
476
J.-C. Lanne, op.cit., p. 218
179
son inachèvement constitutif, un principe d’écriture neuf. Le poème serait un
fragment qui contiendrait en puissance l’infini de la langue d’outre-raison. Ce
minimalisme correspondrait à la tâche suprême de la poésie comme diction de
l’être : il y aurait corrélation entre la forme courte du poème et l’immédiateté de la
parole d’outre-raison, et ces mots-bruits apparaîtraient alors comme une parole
transparente à l’être, parole de vérité, qui dit dans un au-delà de la langue l’intimité
de l’être inexprimable dans la langue commune. Cette position poétique extrême, à
la limite du silence, serait alors perçue comme un apophatisme poétique : les
consonnes « m » et « r », à la limite de l’imprononçable, seraient alors une variation
poétique du tétragramme sacré. La recherche de Kručenyx peut donc être lue
comme une mise en scène radicale de la crise du signe qui caractérise la modernité.
Mais l’exaltation de la vocalité et des sonorités en tant que telles montre aussi la
dimension ludique de la création poétique : l’idée d’un mode glossolale de la
signifiance ne serait qu’une supercherie cachant et révélant tout à la fois la vraie
nature de la poésie en tant que jeu linguistique, manipulation verbale et écoute des
possibilités phoniques des organes de la parole.
180
telle qu’on l’entend depuis le Cratyle de Platon : le verbe autonome suit sa propre
loi, il est donc à lui-même sa propre justice et sa propre justesse... De même,
l’abolition du statut référentiel du sens n’évacue pas le sens lui-même : selon
l’expression de Ju. Tynjanov, Xlebnikov crée un « nouvel ordre »477 poétique, un
nouveau système à la fois poétique et linguistique fondé sur la langue russe, un
« nouveau système sémantique »478. C’est également dans ce sens que Tynjanov
nomme Xlebnikov le « Lobačevskij du verbe »479 : ce nom donné au poète met en
évidence l’union de rationalisme et d’imagination créatrice qui caractérise sa
poétique. V. Gofman480, lui aussi, définit le statut d’une sémantique poétique propre
qui rend signifiants les processus phonologiques et morphologiques inhérents à la
langue elle-même. Il rappelle avant tout que c’est bien la question de la langue qui
se trouve au coeur de la poétique de Xlebnikov : la création poétique y est douée
d’une valeur linguistique. Dans l’essai Nos principes, à la suite d’un passage déjà
cité, Xlebnikov affirme la conformité de la création verbale aux lois de la langue, et
reconnaît à la poésie la capacité de renouveler la langue : c’est donc l’interrelation
du système de la langue et du système de la poésie qui est créatrice, poétique au sens
plein.
« La création verbale n’enfreint pas les lois de la langue. La déclinaison interne des
vocables est l’autre voie de la création verbale. Si l’homme contemporain peuple les
eaux appauvries des rivières par des myriades de poissons, la culture de la langue
donne droit à peupler d’une nouvelle vie, par des vocables qui ont disparu ou qui
n’existent pas, les vagues anémiées de la langue. Nous croyons que ces vagues
reprendront vie, comme aux premiers jours de la création. »
477
“novyj stroj”, Ju. Tynjanov, « O Xlebnikove », Literaturnaja èvoljucija. Izbrannye trudy,
Moskva, AGRAF, 2002, p. 372
478
« novaja semantičeskaja sistema », ibid., p. 371
479
ibid., p. 371
480
V. Gofman, « Jazykovoe novatorstvo Xlebnikova », Zvezda, n°6, 1935
481
V. Xlebnikov, « Naša osnova », op.cit., p. 234
482
L’expression est de V. Gofman, op.cit.
181
l’élevage ; mais c’est aussi la comparaison de la langue à un fleuve qui est
révélatrice de la conception khlebnikovienne de la création poétique. La langue est
présentée comme un fleuve verbal, une force élémentaire, toujours en mouvement,
que suit la création poétique (« Словотворчество не нарушает законов языка »),
en même temps qu’elle a la capacité de la régénérer. La création poétique renouvelle
et vivifie la langue : c’est ce qui donne toute sa profondeur à l’expression « culture
de la langue », et souligne la valeur linguistique, « glossogonique »483, de la poésie.
La création verbale aura donc pour tâche de mettre en scène le flux de la langue, et
c’est cette exhibition des forces de la langue qui donne conjointement à la langue un
surcroît de vie. Ainsi Livšic écrit-il dans ses mémoires à propos de la création de
Xlebnikov :
« Ce procès, il est vrai, n’était pas une création de racines, car dans ce cas il aurait
dépassé les limites de la langue russe, et de toute autre langue également. Mais il ne
se réduisait absolument pas à une suffixation expérimentale. Non, la mise à nu des
racines, en comparaison de laquelle les néologismes qui nous avaient frappés ne
jouaient qu’un rôle secondaire, était, et ne pouvait être qu’un réveil des significations
endormies d’un vocable et la naissance d’autres significations. C’est justement pourquoi
sont condamnées à l’échec toutes les tentatives de distinguer les créations poétiques
khlebnikoviennes de ses recherches philologiques. »
483
La formule est de V. Gofman, op.cit.
484
V. Livšic, Polutoraglazyj strelec, op.cit., p. 47
182
b. Une poétique de la langue potentielle
« La création verbale enseigne que toute la diversité d’un vocable provient des sons
élémentaires de l’alphabet, remplaçant les semences du vocable. C’est à partir de ces
points originaux que se construit un vocable, et le nouveau semeur de langues peut
simplement remplir sa main des 28 sons de l’alphabet, les semences de la langue. Si
vous avez de l’hydrogène et de l’oxygène, vous pouvez remplir d’eau le fond sec et les
bras vides des rivières. »
485
Ju. Tynjanov, op. cit., p. 374
486
V. Xlebnikov, « Naša osnova », op.cit., p. 228
487
L’expression est de J.-C. Lanne, « Velimir Xlebnikov », Histoire de la littérature russe. Le Vingtième
siècle. L’Âge d’Argent, ouvrage dirigé par E. Etkind, G. Nivat, I. Serman, V. Strada, Paris, Fayard, 1987
488
J.-C. Lanne, Velimir Xlebnikov, poète futurien, op.cit. La question est au coeur de la deuxième
partie, « Khlebnikov et la poésie ».
183
apparaît alors comme un moment de l’écoulement de la langue, qui met en scène
spéculairement ce flux verbal. Jakobson décrit le poème khlebnikovien comme une
« tresse verbale »489, afin de donner à voir le caractère autarcique d’un discours
orienté sur lui-même, désormais indépendant de toute référentialité, qui s’organise
en un système clos d’interrelations sonores, phonologiques et morphologiques,
riches d’un sens en puissance. La lecture de deux poèmes-miniatures de Xlebnikov
donnera à voir et à entendre ce principe poétique de la langue potentielle.
Les deux premiers vers du quatrain apparaissent comme une mise en scène du
mouvement phonique de la langue, souligné sémantiquement par le verbe « летел »
en fin de premier vers. Tous deux composés d’une suite de quatre noms suivis d’un
verbe, ces deux vers signent la disparition de la syntaxe traditionnelle et exhibent la
logique sonore du poème. Ils se présentent en effet comme un jeu phonique fondé
sur le phénomène linguistique proprement russe du vocalisme plein, unissant ainsi
489
« slovesnaja pletënka », R. Jakobson, “Novejšaja russkaja poèzija”, Selected writings, V, On
Verse, Its masters and Explorers, Mouton, The Hague, Paris, New-York, 1979, p. 311
490
V. Xlebnikov, Sobranie sočinenij IV, Wilhelm Fink Verlag, München, 1971, p. 116
184
dans le poème le mouvement synchronique de la langue à son mouvement
diachronique. Le poème se présente à ce titre comme une activation, et une re-
sémantisation autonome, des principes phonologiques de la langue russe. Le même
schéma phonétique de ce phénomène du vocalisme plein, composé de deux
consonnes encadrant la répétition des voyelles « o » ou « e » de part et d’autre de la
consonne liquide « r » ou « l »491 est réalisé successivement de différentes manières,
dessinant un jeu de permutations consonantiques qui semble s’engendrer de lui-
même, entraînant dans une même suite verbale des exemples attestés
linguistiquement de vocalisme plein, archaïques ou non (« золоте », « борона »,
« ворон », « володы », « голода »), et d’autres noms morphologiquement
différents, mais phonétiquement proches (« вечера », « летел », « мечева »). C’est
cette phonologie poétique qui constitue le spectacle du poème, un spectacle sonore
qui s’apparente à une musique de la grammaire (« свирел »), tout en rappelant la
nature « spectative » du verbe poétique lui-même492.
Quant aux deux derniers vers, ils peuvent alors être lus comme une mise en
scène des spectateurs de ce poème en train de se faire : l’espace naturel (« долы »),
et les personnes (« жены », « кметы », « юны ») sont les auditeurs (« И долы
внимали ») de ce spectacle sonore, et leurs réactions, désir, plainte ou rire,
rappellent la dimension vitale de la poésie. Le poème s’achève par le rire, comme en
écho au célèbre poème « la Conjuration par le rire »493, soulignant ainsi la continuité
de la création qui unit tous les poèmes dans un même flux verbal.
Три чала
Причалят
К лодкам боль.
Кричала
491
voir à ce sujet Ch. J.Veyrenc, Histoire de la langue russe, Paris, Institut d’Etudes Slaves, 1970,
p.18
492
J.-C. Lanne traduit par « mots spectatifs » l’expression zercožnie slova qui apparaît dans le
manifeste Slovo kak takovoe, op.cit. p. 57
493
« Zakljatie smexom », V. Xlebnikov, Sobranie sočinenij I, Wilhelm Fink Verlag, München, 1968,
p. 35
494
« Tri čala », V. Xlebnikov, Sobranie sočinenij IV, Wilhelm Fink Verlag, München, 1971, p. 125
185
Кричалой
Глоткой голь.
Trois amarres
Amarrent
La douleur aux barques.
La glotte de la gorge
Clame
Une clameur.
495
voir à ce sujet P. Garde, Grammaire russe, Paris, Institut d’Etudes Slaves, 1980, p. 17
186
poétique sur lequel Xlebnikov fonde son utopie linguistique d’une langue poétique
universelle.
«5) Слова умирают, мир вечно юн. Художник увидел мир по новому и, как
Адам, дает всему свои имена. Лилия прекрасна, но безобразно слово лилия
захватанное и « изнасилованное ». Поэтому я называю лилию еуы –
первоначальная чистота восстановлена. 2) согласные дают быт,
национальность, тяжесть, гласные – обратное – вселенский язык.
Стихотворение из одних гласных :
оеа
иееи
496
« Iskusstvo avangarda : jazyk mirovogo obščenija. »
497
voir à ce sujet U. Eco, La Recherche de la langue parfaite dans la culture européenne, Paris,
Seuil, 1994, chapitre XVI, « les Langues auxiliaires internationales », pp.359-380
498
ibid., p. 33
187
аеељ
3) стих дает (бессознательно) ряды гласных и согласных. Эти ряды
неприкосновенны. Лучше заменять слово другим, близким не по мысли, а по
звуку ( лыки-мыки-кыка). Одинаковые гласные и согласные, будучи заменены
чертами, образуют рисунки, которые неприкосновенны (напр. III-I-I-III). Поэтому
переводить с одного языка на др, нельзя, можно лишь написать стихотворение
латинскими буквами и дать подстрочник. Бывшие д.с.п. переводы лишь
подстрочники, как художественные произведения, они – грубейший
499
вандализм. »
La langue d’outre-raison est présentée ici comme une langue primitive, sur le
modèle de la langue originelle, la langue adamique. Le poète est en effet comparé à
Adam qui, selon le récit de la Genèse500, nomme tous les êtres de la création. Cet
acte est compris par Kručenyx comme l’archétype de la nomination subjective (ce
qui n’est sans doute pas le sens biblique, qui suggère sans doute plutôt une
transparence de la raison divine et de la raison humaine) : c’est en ce sens qu’il
comprend la perfection et l’universalité de la langue d’outre-raison. Ailleurs, il parle
en effet de l’ « expression authentique de l’âme troublée »501. La langue d’outre-
raison se présente comme une proto-langue subjective et affective, une langue des
émotions, « langue sensuelle », selon l’interprétation glossolale que donne J.
Boehme de la langue adamique502, correspondant à la sensation directe du monde
qu’éprouve le poète (« Художник увидел мир по новому »). Le nom « iéouy »
499
A. Kručenyx, « Deklaracija slova kak takovogo », op.cit., p. 63-64. Le poème vocalique
correspond aux premiers vers du « Notre Père » en slavon.
500
Genèse 2, 19-20 : « Le Seigneur Dieu modela du sol toute bête des champs et tout oiseau du ciel
qu’il amena à l’homme pour voir comment il les désignerait. Tout ce que désigna l’homme avait pour
nom « être vivant » ; l’homme désigna par leur nom tout bétail, tout oiseau du ciel et toute bête des
champs, mais pour lui-même, l’homme ne trouva pas l’aide qui lui soit accordée. », Traduction
Oecuménique de la Bible, op.cit.
501
A. Kručenyx, « Vzorval’ », op.cit., p. 61
502
U. Eco, La Recherche de la langue parfaite..., op.cit., p. 212
188
serait ainsi le fruit nouveau d’une relation d’âme à âme entre la fleur et le poète,
relation intime et universelle à la fois. Kručenyx indique en effet le caractère
universel de l’expression vocalique, qu’il justifie surtout par le fait qu’elle soit
intraduisible. Pour Kručenyx, l’intraduisible est universel : il a ainsi recours aux
deux modèles de la glossolalie des mystiques et de la xénoglossie des prophètes
pour justifier le statut universel de la nouvelle langue poétique503. Dans Vzorval’, il
écrit :
503
U. Eco (op.cit., p. 395-396) rappelle bien la différence entre le « parler en langues » glossolale
cité par Paul dans la Première lettre aux Corinthiens (1Co 14), et les « autres langues », étrangères,
que parlent les disciples à la Pentecôte (Ac 2, 4-6 : « Ils furent tous remplis d’Esprit Saint et se mirent
à parler d’autres langues, comme l’Esprit leur donnait de s’exprimer. (...) A la rumeur qui se
répandait, la foule se rassembla et se trouvait en plein désarroi, car chacun les entendait parler sa
propre langue. », op.cit.)
504
A. Kručenyx, « Vzorval’ », op.cit., p. 62
505
« ognennye jazyki », « Deklaracija zaumnogo jazyka », op.cit., p. 180
506
« Deklaracija zaumnogo jazyka », op.cit., p. 180
189
Cette conclusion révèle la rivalité entre projet scientifique et projet poétique
de langue universelle. Kručenyx fait preuve de mauvaise foi en critiquant
l’artificialité de l’espéranto qui, tout en étant en effet une langue créée, se fonde
néanmoins sur un système linguistique existant, et veut justement être fidèle au
caractère organique de toute langue. La poésie transrationnelle de Kručenyx, bien au
contraire, sous prétexte d’universalité, quitte le domaine de la langue pour celui des
bruits vocaux, et répète l’utopie primitiviste et régressive d’une communion des
émotions dans un mythique langage non-sémiotique, ce qui est en soi une
contradiction. Xlebnikov, lui, cherche à établir rationnellement un nouveau système
sémiotique poétique, fondé sur l’utopique signifiance des phonèmes de la langue.
Alors que Kručenyx cherche une langue poétique fondée sur une universalité
irrationnelle, Xlebnikov, au contraire, expérimente une langue universelle
rationnelle : c’est aussi ce qui le distingue nettement des expérimentations poétiques
symbolistes. C’est sur un modèle scientifique, modèle chimique et mathématique,
que Xlebnikov cherche à déterminer les éléments primitifs du discours, à partir
desquels s’élaborera la langue d’outre-raison. Pour Xlebnikov, les sons constituent
les unités fondamentales, signifiantes, de la langue. C’est ici que se révèle le
caractère utopique de sa démarche : en effet, les sons, ou phonèmes, « n’ont pas de
sens par eux-mêmes, mais ils se groupent entre eux pour former des énoncés doués
de sens »507. Comme le souligne V. Gofman508, c’est pour dépasser l’arbitraire du
langage que Xlebnikov reconnaît une signification aux sons, qu’il élève au statut de
« morphème », c’est-à-dire de « plus petit élément doué de sens qu’on peut
découper dans un énoncé »509, afin de faire coïncider les unités sonores du langage et
les unités conceptuelles de la pensée, et d’ouvrir ainsi la voie à une langue
conceptuelle universelle. Il expose au début de Nos principes le fondement d’une
nouvelle « science verbale » :
507
P. Garde, Grammaire russe, op.cit., p. 91
508
V. Gofman, « Jazykovoe novatorstvo Xlebnikova », op.cit.
509
P. Garde, ibid.
190
наносится неудачно построенным словом. Это потому, что нет счетводных
книг расходования народного разума. И нет путейцев языка. Как часто дух
языка допускает прямое слово, простую перемену согласного звука в уже
существующем слове, но вместо него весь народ пользуется сложным и
ломким описательным выражением и увеличивает растрату мирового разума
временем, отданным на раздумье. Кто из Москвы в Киев поедет через Нью-
Иорк ? А какая строчка современного книжного языка свободна от таких
путешествий ? Это потому, что нет науки словотворчества.
Если б оказалось, что законы простых тел азбуки одинаковы для семьи
языков, то для всей этой семьи народов можно было бы построить новый
510
мировой язык – поезд с зеркалами слов Нью-Иорк - Москва. »
510
V. Xlebnikov, « Naša osnova », op.cit., p. 228-229
511
V. Gofman, « Jazykovoe novatorstvo Xlebnikova », op.cit.
191
recherche linguistique de Xlebnikov est essentielle : la création verbale de
Xlebnikov, fondée sur l’articulation de « sons-concepts primordiaux »512, doit
révéler la « sagesse de la langue »513 qui elle-même coïncide avec la sagesse, la
vérité de l’univers. La combinaison de ces sons fondamentaux formera des
« vocables directs », qui exprimeront directement l’être du monde. C’est également
en ce sens que cette langue rationnelle est une langue universelle : elle doit
découvrir le principe de l’univers. Xlebnikov indique plus loin de manière précise la
méthode à suivre pour aboutir à la réalisation de cette création verbale parfaite,
universelle :
512
L’expression est de J.-C. Lanne, « Velimir Xlebnikov », Histoire de la littérature russe. Le
Vingtième siècle. L’Âge d’Argent, op.cit. D’un manière générale, notre réflexion s’inspire du chapitre
3 « Xlebnikov et la langue » de l’ouvrage de J.-C. Lanne, Velimir Xlebnikov, op.cit., pp. 51-74
513
V. Xlebnikov, « Naša osnova », op.cit., p. 231
514
V. Xlebnikov, « Naša osnova », op.cit., p. 235-236
192
S’il s’avère que Č , dans toutes les langues, a la même signification, la question de
la langue universelle est résolue : tous les types de chaussures s’appelleront če-
jambes, tous les types de tasses, če-eau, c’est clair et simple. (…) La langue d’outre-
raison est donc la future langue universelle en germe. Elle seule peut unir les hommes.
Les langues rationnelles les divisent déjà. »
515
voir à ce sujet U. Eco, la Recherche de la langue parfaite… op.cit., chapitre II, « la Pansémiotique
kabbalistique », pp. 41-50
516
voir à ce sujet V. Gofman, op.cit., et U. Eco, op.cit., chapitre XIV, « De Leibniz à
l’Encyclopédie », pp. 307-331
517
M. Crépon, « Glossaire », G.W. Leibniz, L’Harmonie des langues, présenté, traduit et commenté
par M. Crépon, Paris, Seuil, 2000, p. 204
193
serait plus apte que l’état analytique moderne à révéler l’unité du monde. Mais
comme le souligne aussi J.C. Lanne, Xlebnikov présente cette langue universelle
comme une hypothèse (« Если окажется, что Ч во всех языках имеет одно и то
же значение, то решен вопрос о мировом языке ») , une langue du futur qui
tendrait à la perfection, « langue-limite »518 qui reste à l’état d’idéal, mais qui est
déjà contenue en puissance dans la création poétique transrationnelle de Xlebnikov
(« заумный язык есть грядущий мировой язык в зародыше »). Si l’on poursuit le
parallèle entre le projet de Xlebnikov et celui de Leibniz, on pourrait dire que la
langue transrationnelle de Xlebnikov cherche à surmonter la confusion des langues
dans l’harmonie d’une langue unique d’un ordre supra-rationnel, promesse de
communion universelle entre les hommes (« Только он может соединить
людей »). M. Crépon indique que la notion d’harmonie, chez Leibniz,
«désigne l’unité dans la variété d’un tout, mais aussi l’ordre et la justice qui y
règne », mais qu’elle est avant tout « un principe d’intelligibilité de la totalité du
monde et un principe d’action »519. Cette même notion d’harmonie semble bien
définir la tâche de Xlebnikov, cette fois dans le domaine poétique : l’idéal d’une
langue transrationnelle répond à une quête métaphysique de l’unité du monde, qui
doit être trouvée dans la langue elle-même. C’est ainsi que la langue
transrationnelle, et la création verbale qui la fonde, est à la fois un principe d’action
poétique et un principe de connaissance de l’être ; elle est orientée vers l’idéal
utopique de l’harmonie entre la langue, la pensée, les hommes et l’univers.
518
J.-C. Lanne, op.cit., p. 221
519
M. Crépon, « Introduction », G.W. Leibniz, L’Harmonie des langues, op.cit., p. 12
194
Но в какой степени этому явлению можно присвоить название языка ? Это,
конечно, зависит от определения, которое мы дадим понятию слова. Если мы
впишем как требование для слова как такового то, что оно должно служить
для обозначения понятия, вообще, быть значимым, то, конечно, заумный язык
отпадает как что-то внешне относительно языка. Но отпадает не он один ;
приведенные факты заставляют подумать, имеют ли не в явно заумной, а
просто в поэтической речи слова всегда значение или это только мнение –
фикция и результат нашей невнимательности. Во всяком случае, и изгнав
520
заумный язык из речи, мы не изгоняем еще его, тем самым, и из поэзии. »
520
V. Šklovskij, O poèzii i zaumnom jazyke, op.cit., p. 57
521
V. Livšic, Polutoraglazyj strelec, op.cit., p. 50-51
195
Ou bien était-ce une inévitable maladie de croissance, et était-il alors inutile de s’en
prendre au sort, si au terme d’un bouleversement furieux de l’ « héritage », j’avais
appris à apprécier de manière nouvelle le verbe densifié par le sens ? »
196
Chapitre 3 : Les conceptions de l’intégrité du verbe
poétique
522
E. Benvéniste, « la Forme et le sens dans le langage », Problèmes de linguistique générale, 2,
Paris, Gallimard, 1974, pp. 215-229
523
ibid., p. 224
197
A. L’intégrité du vocable
a. Saussure
Plus loin, Saussure définit également les deux faces du signe, « concept » et
« image acoustique », ou « signifié » et « signifiant »525. Il insiste encore une fois sur
la réciprocité de cette combinaison :
526
« Ces deux éléments sont intimement unis et s’appellent l’un l’autre. »
524
F. de Saussure, Cours de linguistique générale, publié par C. Bailly, A. Sechehaye et A.
Riedlinger, Paris, Payot, 1965, p. 23-24
525
ibid., p. 99
526
ibid., p. 99
198
Le signe, qui est au fondement de la langue comprise comme système, est un
phénomène double : le complexe acoustico-vocal du signe est indissociablement uni
au caractère signifiant du signe ; sa matière sonore se combine indissolublement à sa
signification. Le signe est matière sonore signifiante, ou signification sonore ;
l’homme parlant, et le poète, ont donc nécessairement affaire à une binité de son et
de sens : c’est ce que rappellent les conceptions poétiques de l’intégrité du vocable.
b. Benvéniste
« Dire que le langage est fait de signes, c’est dire d’abord que le signe est l’unité
sémiotique. (...) l’unité particulière qu’est le signe a pour critère une limite inférieure :
cette limite est celle de la signification ; nous ne pouvons descendre en-dessous du
528
signe sans porter atteinte à la signification. »
« Le signifiant n’est pas seulement une suite donnée de sons qu’exigerait la nature
parlée, vocale, de la langue, il est la forme sonore qui conditionne et détermine le
530
signifié, l’aspect formel de l’entité dite signe. »
527
voir à ce sujet le commentaire d’E. Gilson dans Linguistique et philosophie. Essai sur les
constantes philosophiques du langage, Paris, Vrin-reprise, 1982, pp. 263-283
528
E. Benvéniste, op.cit., p. 219-220
529
ibid. p. 220
530
ibid., p. 220
199
2. Le vocable en poésie, unité complexe de son et de sens.
a. Èjxenbaum
531
Dans son essai Du verbe artistique , écrit en 1918, Èjxenbaum décrit le
matériau qu’a le poète à sa disposition pour créer : la langue. Il distingue la langue
courante de la langue poétique par la différence qualitative de perception des
vocables : alors que dans la langue courante, le locuteur manie automatiquement,
mécaniquement la langue, le poète est au contraire celui qui désautomatise l’acte de
parole en prêtant attention à sa nature propre. Ainsi, dans la langue courante, les
vocables ne sont que des signes abstraits, des outils de la pensée.
« Наивные люди обыкновенно думают, что слово есть только условный знак
для обозначения понятий. Так оно, пожалуй, и есть в нашей обыденной,
обиходной деловой речи. В обиходном разговоре или в деловом письме мы
привыкли употреблять слова как значки, при помощи которых можно легко и
экономно выразить свои мысли. Экономия – закон обыденной, практической
речи. Мысль в таком случае кажется чем-то готовым, стоящим в нашем
532
сознании вне слов, а слово – только формой, только оболочкой мысли. »
« Les personnes naïves pensent généralement qu’un vocable n’est qu’un signe
arbitraire désignant un concept. C’est en effet ce qu’il en est dans notre langue
courante, habituelle, pratique. Dans une conversation courante ou dans un écrit
pratique, nous avons l’habitude d’employer les vocables comme des étiquettes, au
moyen desquelles il est simple et économique d’exprimer notre pensée. L’économie est
la loi de la langue courante, pratique. Dans ce cas, la pensée apparaît comme déjà
prête dans notre conscience, en dehors des vocables, et le vocable apparaît comme
une simple forme, une simple enveloppe de la pensée. »
Dans l’usage courant, c’est donc la signification qui prime sur la matière des
vocables. Dans l’usage poétique, c’est le contraire qui semble se passer :
L’usage courant et l’usage poétique privilégient donc chacun l’une des deux
faces du signe : celle du signifié dans la langue courante, celle du signifiant dans la
531
B. Èjxenbaum, « O xudožestvennom slove », O literature, Moskva, Sovetskij pisatel’, 1987.
532
Ibid., p. 331
533
ibid., p. 333
200
langue poétique. Par-là, Èjxenbaum reconnaît et rappelle la double dimension du
signe, et aussi du vocable en poésie. Tout en soulignant d’abord la dimension sonore
et articulatoire du vocable, comme étant le signe distinctif de la poésie, il rappelle
ensuite la dimension signifiante du vocable en poésie.
534
ibid., p. 335
201
l’ouvrage de Bal’mont la Poésie comme enchantement qui donne à Èjxenbaum
l’occasion d’affirmer une fois encore l’intégrité des vocables.
« Un vocable, pour lui, est soit un miracle, soit un enchantement (...) Cette hésitation
dans l’appréciation du vocable est due à ce que toute l’attention de Bal’mont est
concentrée non sur le vocable, en tant que phénomène intégral, dans lequel chair et
âme sont indissociables, mais sur les sons qui forment le vocable.
Il croit à la force du son séparément, de la lettre séparément. Pour lui, « chaque
lettre ... est un enchantement », « chaque lettre est une messagère », « chaque lettre
est magie ».
Dans une telle théorie du vocable-son et du vocable-lettre il n’y a rien, semble-t-il, de
dangereux pour la poésie, rien qui soit incompatible avec elle. Mais que se passe-t-il si
cette théorie, développée rationnellement avec toute la force de la logique, mène à la
décomposition de la force vive du vocable, le transforme en un tas mort de sons et de
lettres, que rien ne consolide de l’intérieur ? Le culte du son et de la lettre en dehors du
vocable en tant qu’organisme intègre, en dehors de sa forme interne, tue l’être même
de l’élément verbal. »
535
B. Èjxenbaum, « K. Bal’mont. Poèzija kak volšebstvo », O literature, op.cit., p. 324. Le texte date
de 1916.
202
b. Mandel’štam
« Cette réalité en poésie, c’est le verbe en tant que tel. Maintenant, par exemple,
lorsque j’expose ma pensée dans la forme la plus précise possible, mais qui n’est
absolument pas poétique, je parle en fait par signes, et non au moyen du verbe. Les
sourds-muets se comprennent parfaitement les uns les autres, et les sémaphores des
chemins de fer remplissent une fonction très compliquée, sans avoir recours au verbe.
Donc, si l’on considére le sens comme le contenu, tout le reste du vocable doit être
considéré comme un simple appendice mécanique, qui ne fait qu’empêcher la
transmission rapide de la pensée. Le « verbe en tant que tel » est né lentement. Petit à
petit, l'un après l'autre, tous les éléments du vocable ont été attirés dans le concept de
forme, et seul le sens conscient, le Logos, est jusqu'à présent considéré, à tort et de
manière arbitraire, comme le contenu. De cet honneur inutile le Logos ne peut que pâtir.
Le Logos n'exige que l'égalité avec les autres éléments du vocable. Le futuriste, n’étant
pas venu à bout du sens conscient en tant que matériau de la création, l’a jeté par-
dessus bord, et, en fait, a répété la grossière erreur de ses prédécesseurs.
Pour les acméistes, le sens conscient, le Logos, est une aussi belle forme que la
musique pour les symbolistes.
Et, si chez les futuristes le verbe en tant que tel rampe encore à quatre pattes, dans
l’acméisme il prend pour la première fois la position verticale, plus digne, et entame
l’âge de pierre de son existence. »
536
Il est remarquable que dans une première version, Mandel’štam avait écrit « ja govorju (…)
soznanijem » : il oppose ainsi le signe comme instrument de la conscience intellectuelle au verbe en
tant que tel, situé hors de la conscience intellectuelle. Avec le verbe en tant que tel, le sujet semble
donc dépossédé de sa conscience individuelle, et laisse place à l’autonomie de la langue.
537
O. Mandel’štam, « Utro akmèizma », Sobranie sočinenij v trex tomax, t. 2, Moskva, Terra, 1991,
p. 320-321. Le texte peut être daté de 1913.
203
говорю, в сущности, знаками, а не словом »). Le statut du signe est marqué par
l’hégémonie du sens. Au contraire, le statut du verbe en tant que tel se caractérise
par l’équilibre, l’égalité (« равноправие ») de tous ses éléments constitutifs. C’est
toute la forme matérielle et sémantique du vocable qui constitue la réalité verbale :
en effet, Mandel’štam emploie les notions traditionnelles de forme et de contenu
pour signifier que tout est forme dans le vocable : « все элемены слова
втягивались в понятие формы », et plus loin, « сознательный смысл, Логос,
такая же прекрасная форма ». Comme le souligne A. Faivre-Dupaigre538,
Mandel’štam affirme la dignité du sens rationnel : c’est ce qu’indique l’emploi du
terme Logos, riche de significations philosophiques et de connotations théologiques
qui tendent à en faire un absolu. Mandel’štam oppose ainsi nettement le verbe en
tant que tel acméiste au verbe en tant que tel futuriste, qu’il cite implicitement tout
en s’en démarquant : contrairement aux futuristes, les acméistes considèrent le
« sens conscient » du vocable comme un matériau poétique au même titre que les
sonorités qui lui sont intimement associées. C’est aussi ce que suggère l’allusion à la
musicalité des vocables dans la poétique symboliste : contre la partialité futuriste et
symboliste envers le matériau poétique qu’est le vocable, Mandel’štam affirme
l’impartialité de la position acméiste qui prend pour matériau poétique toute la
réalité sonore et sémantique des vocables. La position acméiste apparaît donc ainsi
comme une conception juste, qui respecte la dignité du vocable compris dans toute
son intégrité : c’est ce que résume l’expression « verbe en tant que tel ».
538
A. Faivre-Dupaigre, Genèse d’un poète : Ossip Mandelstam au seuil du XXème siècle.,
Valenciennes, Presses Universitaires de Valenciennes, 1995.
539
O. Mandel’štam, « O prirode slova », op.cit., p. 255-256
204
« Le plus commode et le plus juste au sens scientifique est de considérer le vocable
comme une image, c'est-à-dire une représentation verbale. De cette manière on écarte
la question de la forme et du contenu, en considérant que la phonétique est la forme, et
tout le reste le contenu. On écarte la question de savoir quelle est la signification
première : le vocable ou sa nature sonore? C'est une représentation verbale, un
ensemble complexe de phénomènes, un lien, un "système". La signifiance du vocable
peut être analysée comme une bougie allumée à l’intérieur d’une lanterne de papier, et
inversement : la représentation sonore, habituellement appelée phonème, peut être
placée à l’intérieur de la signifiance, comme la même bougie à l’intérieur de la même
lanterne. »
3. La polysémie du vocable.
540
L.G. Kixnej, Filosofsko-èstetičeskie principy akmeizma i xudožestvennaja praktika O. Mandel’štama,
Moskva, dialog MGU, 1997.
541
“vkus k celostnomu slovesnomu predstavleniju”, “O prirode slova”, ibid. p. 229
542
V. Terras, "O. Mandel’štam i ego filosofija slova", Slavic poetic essay in honor of K. Taranovsky,
Paris / The Hague, Mouton, 1973.
543
I. Paperno, "O prirode poètičeskogo slova. Bogoslovskie istočniki spora Mandel’štama s
simvolizmom", Literaturnoe obozrenie, n°1, 1991.
205
a. L’analyse d’ Èjxenbaum
« V.F. Odoevskij a une pensée remarquable : lorsque nous parlons, nous faisons
remonter dans chaque vocable la poussière de milliers de significations données à ce
vocable par les siècles, par divers pays, et même par des individus séparés. Le poète
sent dans le vocable ces significations entassées par les siècles... »
544
B. Èjxenbaum, « O xudožestvennom slove”, op.cit., p. 339-340
545
ibid., p. 340
206
émotionnelles des vocables qui caractérisent justement la perception poétique de la
langue. Pour Mandel’štam également, le sens est « quelque chose de mouvant ».
b. L’analyse de Mandel’štam
Pour Mandel'štam, le sens d’un vocable poétique est libre : la notion de liberté
signifie l’indépendance du sens vis-à-vis de la chose désignée, mais surtout la
polysémie inhérente au vocable. Dans le Verbe et la culture, en 1920, il écrit:
« Est-ce donc que la chose est maître du verbe? Le verbe est Psyché. Le verbe
vivant ne désigne pas d’objets, il choisit librement, comme pour une habitation, une
signifiance parmi d’autres, une chose, un joli corps. Et le verbe erre librement autour de
la chose comme l’âme autour du corps abandonné sans être oublié. »
546
O. Mandel’štam, « Slovo i kul’tura », op.cit., p. 226
547
N. Struve, Ossip Mandel’štam, Paris, IES, 1982.
207
c. l’analyse de M. Cvetaeva
548
Dans son essai l’Art à la lumière de la conscience , Cvetaeva introduit sa
réflexion sur la nature de la création poétique par une évocation des forces
élémentaires qui s’emparent du poète ; elle manifeste ainsi la proximité qu’elle
ressent entre les forces de la nature et l’inspiration poétique, entre la production de
la nature et la création poétique, et c’est ce qui fait dire à E. Malleret : « Elle est
poète et ne se réfère qu’à la force élémentaire qui la meut »549. Cherchant à préciser
la spécificité de la relation du poète aux forces de la nature, Cvetaeva parle ensuite
de la force élémentaire du verbe :
« Пока ты поэт, тебе гибели в стихии нет, ибо все возвращает тебя в
550
стихию стихий : слово. »
548
Bien que l’essai de M. Cvetaeva, datant de 1932, soit largement postérieur à l’ensemble des textes
de notre corpus, nous avons choisi de l’intégrer à notre réflexion : d’une part, sa publication en
émigration modifie son statut, et peut légitimer sa continuité avec les productions de l’Âge d’Argent ;
d’autre part, sa réflexion sur la nature de la création poétique ainsi que sur la dimension éthique de la
poésie nous a paru indispensable au développement de notre problématique.
549
E. Malleret, “Tsvetaïeva ou la vitesse intérieure”, M. Cvetaeva, le Poème de la montagne, le
Poème de la fin, L’Age d’Homme, 1984.
550
M. Cvetaeva, « Iskusstvo pri svete sovesti », Sobranie sočinenij v 7 tomax, tom 5,
Avtobiografičeskaja proza, Statji, Esse, Perevody, Moskva, Ellis Lak, 1994, p. 351
551
E. Malleret, « le Statut du discours chez Tsvetaïeva – une esthétique du courage », M. Cvetaeva.
Trudy pervogo meždunarodnogo simpoziuma (Lozanna, 30.VI – 3. VII 1982), pod red. Robina
Kemballa v sotrudničestve c E. Etkindom, L.M. Gellerom, Slavica Helvetica, Peter Lang, Berne,
1991.
208
Signorini552, lorsqu’elle affirme qu’un vocable extrait tout le potentiel de la langue.
Plus loin, Cvetaeva précise ce qu’elle entend par « force élémentaire verbale » : elle
insiste justement sur la dimension signifiante du verbe, comprise dans un sens très
large.
552
S. Signorini, « Antinomija glagol’nost’- bezglagol’nost’ v poèzii M. Cvetaevoj », ibid.
553
« Iskusstvo pri svete sovesti », ibid., p. 360
209
élémentaire verbale, qui allie la notion de puissance naturelle à celle d’esprit, semble
donc bien suggérer toute la force sémantique et spirituelle contenue en puissance
dans les vocables.
a. L’événement de la parole
554
P. Ricoeur souligne l’importance décisive de cette distinction pour la philosophie de la langue : P.
Ricoeur, la Métaphore vive, Seuil, 1975, « 3ème étude, la métaphore et la sémantique du discours »,
pp. 88-129
555
E. Benvéniste, « la Forme et le sens », op. cit.
556
ibid., p. 225
210
Benvéniste expose ici clairement les différences de perspective séparant la
langue comme sémiotique de la langue comme sémantique. Au mouvement
intrinsèque du sémiotique s’oppose le mouvement extrinsèque du sémantique ; la
perspective sémantique se focalise sur la phrase, le discours, en tant qu’activité du
locuteur, supposant l’engagement du locuteur dans sa parole (« l’intenté » du
discours). Mais le discours met aussi en jeu tout le monde extérieur à la langue elle-
même : c’est la « situation de discours » dont dépend justement le sens de la phrase.
« Le sens de la phrase est en effet l’idée qu’elle exprime ; ce sens est réalisé
formellement dans la langue, par le choix, l’agencement des mots, par leur organisation
syntaxique, par l’action qu’ils exercent les uns sur les autres. Tout est dominé par la
condition du syntagme, par la liaison entre les éléments de l’énoncé destiné à
transmettre un sens donné, dans une circonstance donnée. Une phrase participe
toujours de « l’ici-maintenant », certaines unités du discours y sont conjointes pour
557
traduire une certaine idée intéressant un certain présent d’un certain locuteur. »
C’est l’interaction des vocables qui crée le sens de la phrase. Les signes, unités
sémiotiques de la langue, sont actualisés au sein de la phrase, deviennent des mots,
ou vocables, unités sémantiques de la phrase, et reçoivent du contexte leur sens
particulier. Benvéniste soumet en outre ce sens intra-linguistique à « l’ici-
maintenant » de l’acte de parole, sens extra-linguistique, qu’il nomme référence :
557
ibid., p. 225-226
558
ibid., p. 226-227
211
essentiel pour ce discours particulier qu’est la parole poétique. En focalisant son
attention sur le vers et sur le sens des vocables à l’intérieur du vers, Jurij Tynjanov
développe, dans le contexte poétique, les mêmes intuitions que Benvéniste.
2. Le vocable et le vers.
a. L’approche de Tynjanov
L’étude des spécificités de la langue du vers (« стиховой язык »), c’est à dire
de la langue dans cette situation particulière de parole qu’est le poème, suppose la
conception du vers comme une construction verbale : c’est donc la dimension
syntaxique de la langue, fondée sur l’interaction de tous les éléments de la phrase,
qui sera privilégiée dans l’étude du vers. Les notions de construction et de
corrélation (« конструкция », « соотношение ») mettent en relief l’organisation
syntagmatique du vers. De même, dans son essai l’Intervalle, à propos de la
poétique de Xlebnikov, Tynjanov qualifie le vers de stroj , « construction »,
559
Problema stixotvornogo jazyka, Ju. Tynjanov, Literaturnaja Èvoljucija, izbrannye trudy, sost. V.
Novikova, p. 30
212
« organisation », « ordre »560. La notion d’ordre souligne l’interdépendance et
l’équilibre des vocables à l’intérieur du vers : c’est aussi ce que L. Timofeev, à la
suite de Tynjanov, nomme le « système » du vers561. C’est donc l’étude du vers
comme construction verbale qui permet d’aborder la question stylistique
fondamentale du sens des vocables dans le poème. C’est aussi ce qu’Èjxenbaum a
en vue lorsqu’il insiste sur l’interrelation des vocables dans la langue.
b. L’approche d’ Èjxenbaum
L’association des vocables dans le vers est bien ce qui crée le sens particulier
de chacun d’eux ; c’est de leur interrelation que naissent leurs nuances sémantiques.
Le contexte actualise chaque fois de manière nouvelle le sens de chaque vocable.
Alors que le vocable de la langue n’est doté que d’un sens général, abstrait, l’acte de
560
Ju. Tynjanov, “Promežutok”, op.cit., p. 432
561
L. Timofeev, Slovo v stixe, Moskva, Sovetskij pisatel’, 1987.
562
B. Èjxenbaum, « O xudžestvennom slove », op.cit., p. 340-341
563
ibid., p. 341-342
213
parole, ou le vers, individualise et personnalise sa signification564. Èjxenbaum reste
cependant tributaire d’une conception psychologique de la poésie, puisqu’il réduit
finalement l’étude de la construction verbale aux effets émotionnels qu’elle peut
susciter (« чувственно окрашивающий », индивидуально и эмоционально
окрашенное »). Mandel’štam, lui, est plus proche de l’attitude de Tynjanov qui
essaie de donner sens linguistiquement, et non psychologiquement, au phénomène
de l’interaction verbale dans le vers.
c. L’approche de Mandel’štam
« L’acméisme est pour celui qui, empli de l’esprit de construction, ne refuse pas
lâchement sa pesanteur, mais l’accepte avec joie afin d’éveiller et d’utiliser de manière
architecturale les forces qui dorment en elle. L’architecte dit : je construis, donc j’ai
raison. La conscience d’avoir raison nous est plus chère que tout en poésie, et (...) nous
introduisons le gothique dans la relation entre les vocables, de même que Jean
Sébastien Bach l’a affirmé en musique.»
564
Èjxenbaum ne relève pas ici la nature métaphorique des associations syntagmatiques que Belyj
qualifiait d’inhabituelle : il apparaît cependant clairement que lorsque l’attention se porte sur le vers
comme construction, donc sur la syntaxe poétique, pour déterminer la question du sens des vocables
poétiques, surgit inéluctablement la question de la prédication métaphorique, caractéristique de la
syntaxe poétique « inhabituelle » par rapport à celle de la langue courante... C’est ce que nous
étudierons dans la troisième partie de notre travail.
565
O. Mandel’štam, « Utro akmèizma », op.cit., p. 321
214
La métaphore du vocable-pierre, qui apparaît au coeur de cette deuxième
partie, confirme bien cette représentation du poème comme construction verbale : le
vocable-pierre est l’unité fondamentale du poème, qui l’organise par un jeu
d’interactions en lui donnant sa forme matérielle, tout en recevant un sens de la
totalité du poème. La métaphore du vocable-pierre apparaît d’abord dans le contexte
d’une définition de la « réalité du matériau », dont il était déjà question à propos du
verbe en tant que tel dans la première partie du manifeste, puis en référence au
poème « Problème » de Tjutčev566.
« Quel insensé acceptera de construire s’il ne croit pas en la réalité du matériau dont
il doit vaincre la résistance ? Le pavé, sous les mains du constructeur, se transforme en
substance, et il n’est pas né pour construire, celui pour qui le bruit du ciseau brisant la
pierre n’est pas une preuve métaphysique. Vladimir Solov’jev ressentait une terreur
prophétique particulière devant les roches grises de Finlande. L’éloquence muette de la
masse de granit le tourmentait comme un mauvais sortilège. Mais la pierre de Tjutčev
qui, « ayant roulé de la montagne, s’est couchée dans la vallée, d’elle-même éboulée
ou détachée par une main pensante », c’est le verbe. Dans cette chute étonnante, la
voix de la matière sonne comme un discours articulé. On ne peut répondre à cet appel
que par l’architecture. Les acméistes soulèvent avec dévotion la mystérieuse pierre
tiouttchévienne et la posent au fondement de leur édifice. »
566
F.I. Tjutčev, Sočinenija v 2t., t.1, Moskva, Pravda, 1980, p. 71
Problème.
« La pierre avait pour ainsi dire eu soif d’une autre existence. Elle s’était découvert
une aptitude potentielle à la dynamique : c’était comme si elle avait souhaité participer à
une « voûte croisée », à la joyeuse interaction de ses semblables. »
216
3. L’actualisation du vocable dans le vers.
a. L’analyse de Tynjanov.
C’est donc bien le vers, en tant que totalité organisée, qui influe sur le sens des
vocables qui le composent. Dans son essai l’Intervalle, Tynjanov précise la
spécificité du vocable en situation de parole, c’est-à-dire à l’intérieur du vers :
Cette nouvelle dimension que confère le vers au vocable, c’est celle qui résulte
de l’influence réciproque des vocables dans le vers, car les nuances sémantiques
naissent justement de ces associations ; mais cette nouvelle dimension résulte aussi
du passage du potentiel à l’actuel : la nouvelle vision, c’est une vision
stéréoscopique qui saisit à la fois le sens actuel des vocables, et leur profondeur
sémantique potentielle. C’est ainsi que Tynjanov, dans Problème de la langue
versifiée, distingue différents indices de sens des vocables à l’intérieur du vers :
« l’indice principal du sens » (« Основной признак значения »569), « les indices
secondaires » (« Второстепенные признаки »), ou « harmoniques sémantiques »
(« семантические обертоны »570), et « les indices fluctuants du sens »
(« колеблющиеся признаки смысла »571). Suivant la même démarche que
567
Ju. Tynjanov, Problema stixotvornogo jazyka, op.cit., p. 30
568
Ju. Tynjanov, “Promežutok”, op.cit., p. 417
569
ibid., p. 72
570
ibid., p. 73
571
ibid., p. 80
217
Tynjanov, I. Xaxam572 rappelle que ces « indices fluctuants du sens » constituent
précisément le trait différentiel du texte poétique. Il propose d’autres dénominations,
qui insistent chacune sur un caractère particulier de ce sens poétique : l’expression
« sens scintillant du vocable », tout comme celle de « signification changeante du
vocable », empruntée à V. Vinogradov573, souligne sa nature mouvante et éphémère,
parce que chaque fois renouvelée dans chaque contexte nouveau ; l’expression
« sens latéraux des vocables », empruntée à R. Budagov574, indique que le sens
poétique s’oppose à la rectitude du sens de la langue commune ; enfin, celle de
« sens profonds des vocables », empruntée à I. Gal’perin575, insiste sur la densité
sémantique des vocables en poésie, provoquée par l’actualisation de toutes ses
potentialités.
572
I. Ja. Xaxam, « Mercajuščee značenie slova v poètičeskom tekste », Sbornik naučnix trudov, vyp.
294, pp. 21-29, Funkcii edinic jazyka v sisteme teksta, Moskva, 1997.
573
V.V.Vinogradov, “K sporam o slove i obraze”, Voprosy literatury, n°5,1960.
574
R.A. Budagov, Bor’ba idej i napravlenij v jazykoznanii našego vremeni, Moskva, 1978.
575
I. R. Gal’perin, « Glubina poètičeskogo teksta », Teorija jazyka. Anglistika. Kel’tologija, Moskva,
1976.
576
G.M. Gorjanaja, « Èstetičeskij potencial slova v xudožestvennom tekste”, Strukturno-
semantičeskij i stilističeskij analiz edinic reči, Tula, 1988.
577
B. Pasternak, « Neskol’ko položenij », Sobranie sočinenij v 5 tomax, t. 4, Povesti, statji, očerki,
Moskva, “Xudožesvennaja literatura”, 1991, p. 369
218
« Grâce à son ouïe innée, la poésie recherche la mélodie de la nature parmi le bruit
du dictionnaire, et, l’ayant choisi comme on choisit un motif, elle s’adonne ensuite à une
improvisation sur ce thème. »
219
Что дал царскосельский лицей ?
Два бога прощались до завтра,
Два моря менялись в лице :
578
“Tema s variacijami. Variacii. Original”, B. Pasternak, op.cit., t.1, p. 184
220
les symbolistes et les futuristes, qui niaient, chacun à leur manière, l’intégrité du
vocable, c’est sa matérialité qui avait été privilégiée, dans sa double dimension de
matière sonore et signifiante. Au moment du Verbe et la culture, Mandel’štam est
face à un autre écueil : l’identification du vocable et de la chose est une autre
manière encore de nier l’être propre du langage. Dans le paragraphe concernant le
verbe-Psyché, Mandel’štam adopte un ton proche de celui du manifeste ; il exhorte
le lecteur à reconnaître la véritable nature du vocable : celui-ci est une réalité
spirituelle autonome.
579
L.G. Kixnej, op.cit.
580
“smyslovaja muzyka”, Ju. Tynjanov, “Promežutok”, op.cit., p. 442.
222
C. Poétiques de l’intégrité
« L’état de création est une état d’hallucination. Tant qu’on n’a pas commencé –
obsession, tant qu’on n’a pas fini – possession. Quelque chose, quelqu’un vient habiter
en toi, ta main réalise. Non pas toi, mais cela. Qui, lui ? Ce qui à travers toi veut être.
Les choses me choisissaient selon le signe de la force, et je les écrivais souvent –
presque contre ma volonté. Toutes mes choses russes sont ainsi. Des choses de la
Russie voulaient se dire, elles m’ont choisie. Et convaincue, charmée – comment ? par
ma propre force : toi seule ! Oui, moi seule. Et soumise - parfois lucide, parfois aveugle
– j’obéissais, cherchais de l’oreille un devoir auditif donné. Et ce n’est pas moi qui, entre
581
M. Cvetaeva, Iskusstvo pri svete sovesti, op. cit., p. 364
582
ibid., p. 366
223
cent vocables (non pas des rimes ! au milieu des vers) choisissais le cent-unième, mais
elle (la chose), qui résistait à toutes les cent épithètes : je ne m’appelle pas ainsi. »
Молвь
Наинасыщеннейшая рифма
Недр, наинизший тон.
Так, перед вспыхнувшей Суламифью –
Ахнувший Соломон.
Ах : разрывающее сердце,
Слог, на котором мрут.
583
« Molv’ », M. Cvetaeva, Izbrannye proizvedenija, Moskva-Leningrad, 1965, p. 268-269
224
Ах, это занавес – вдруг – разверстый.
Ох : ломовой хомут.
La Force verbale
226
sembler que pures sonorités privées de significations. C’est donc bien l’intégrité de
son et de sens des vocables qui est rappelée, ainsi que la double dimension
spirituelle (« Ах с Эмпиреев ») et concrète (« и ох вдоль пахот) du sens. C’est
également la richesse des références culturelles que portent les vocables, et en
particulier les noms propres, qui est évoquée : le poème rappelle leur poids
intertextuel. Ainsi, les noms de « Суламифь » et « Соломон » rendent présents les
personnages bibliques qu’il nomment, donnant corps à la langue, tout en faisant
allusion à la passion qui les anime, et qui par là colore émotionnellement le poème,
et les noms de « Олег » et « Пушкин » renforcent la dimension métapoétique du
poème en établissant une filiation avec le poème « Песнь о Вещем Олеге » de
Puškin.
584
E. Malleret, « Le Statut du discours chez Tsvetaïeva – une esthétique du courage », op.cit.
227
« И », qui unissent les vers (« И повинись, поэт, »), ou les strophes (« И
пригибался, и зверем прядал... ») indépendamment de tout lien logique. C’est ce
qu’ E. Malleret analyse comme « la recherche de la vérité par l’accumulation de
variations à partir d’une base immobile »585. Cette recherche de la vérité s‘exprime
aussi sous forme d’assertions brèves, « Ах : разрывающее сердце, », « Ах – да
ведь это ж цыганский табор », qui résonnent comme des affirmations
ontologiques.
a. La sensation et la conscience
« Des courants contemporains se sont imaginés que l’art était comme une fontaine,
alors que c’est une éponge.
Ils ont cru que l’art devait jaillir, alors qu’il doit s’imprégner et s’intensifier.
Ils ont considéré qu’il pouvait être décomposé en moyens de figurations, alors qu’il
se compose des organes de la sensation.
585
ibid.
586
« stix možno oščupat’ rukami », Ju. Tynjanov, “Promežutok”, op.cit., p. 437
587
B. Pasternak, « Neskol’ko položenij », op.cit., p. 367
228
(...)
Le livre est un morceau cubique de conscience brûlante, fumante – et rien d’autre. »
« D’où également une autre tendance – prendre comme visée du vocable la chose,
orienter les vocables et les choses de telle manière que le vocable ne soit pas
suspendu en l’air, et que la chose ne soit pas nue, les réconcilier, les emmêler
fraternellement (...)
C’est là qu’est la mission de Pasternak.
Pasternak écrit depuis longtemps, mais il ne s’est pas immédiatement hissé au
premier rang – seulement ces deux dernières années. Nous avions fortement besoin de
lui. Pasternak donne une nouvelle chose littéraire. D’où l’inhabituelle nécessité de ses
thèmes. Son thème n’est pas du tout saillant, il est tellement fortement motivé qu’on
n’en parle presque pas. Quels thèmes provoquent le heurt du vers et de la chose ?
Tout d’abord, c’est l’errance même, la naissance même du vers parmi les choses. »
588
La conception pasternakienne de la poésie semble ici rejoindre celle que Rimbaud exposait dans
sa lettre à P. Demeny du 15 mai 1871, où il écrit, à propos de la langue poétique future : « Cette
langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et
tirant. » (A. Rimbaud, Oeuvres complètes, édition établie, présentée et annotée par A. Adam, Paris,
Gallimard, 1972, p. 252). Cette langue « résumant tout », parole récapitulatrice, réconcilie
l’intelligible et le sensible, tout en soulignant la prédominance du corps.
589
Ju. Tynjanov, “Promežutok”, op.cit., p. 435
229
L’enjeu de la poésie de Pasternak est donc, pour Tynjanov, la réconciliation
des vocables et des choses : contre l’abstraction des tendances futuristes, Pasternak,
dans Ma soeur – la vie, oriente les vocables vers les choses, jusqu’à rechercher une
intimité entre les vocables et les choses. Le vocable, et le vers, deviennent choses
parmi les choses du monde. C’est donc bien la dimension concrète, corporelle,
sensuelle, des vocables qui est privilégiée. Cette notion de proximité des vocables et
des choses, que Tynjanov définit comme « l’errance même, la naissance même du
vers parmi les choses » est également le signe de la métonymie qui, selon Pasternak,
doit organiser le lyrisme poétique :
Не надо толковать,
Зачем так церемонно
Мареной и лимоном
Обрызнута листва.
590
B. Pasternak, « Černyj bokal », op.cit., p. 354
591
“Davaj ronjat’ slova...”, B. Pasternak, op.cit., t. 1, p. 167-168
230
Кто иглы заслезил
И хлынул через жерди
На ноты, к этажерке
Сквозь шлюзы жалюзи.
Не знаю, решена ль
Загадка зги загробной,
Но жизнь, как тишина
Осенняя, - подробна.
Ne pas interpréter
Pourquoi, cérémonieux,
La garance et le citron
Eclaboussent les feuilles.
De la feuille d’érable
Et depuis l’Ecclésiaste
N’a pas quitté son poste
De la taille de l’albâtre ?
592
« Balašov », B. Pasternak, op.cit., t. 1, p. 124
« Мой друг, ты спросишь, кто велит,
Чтоб жглась юродивого речь ?
В природе лип, в природе плит,
В природе лета было жечь. »
232
la parole, et engage à lire le poème comme une manifestation de la réalité sensuelle
des vocables.
233
тишина / Осенняя, - подробна. ». Le poème suggère ainsi l’unité intégrale que
forment les vocables, le poème, et le monde ; il est cette « voix de la vie »593, dont
Pasternak, dans « Quelques positions » fait le critère de la création poétique.
Chez Pasternak, la réalité sensuelle des vocables semble donc liée à une
conception de la création poétique recherchant la communion à la plénitude de la vie
comprise comme une intensification de toutes les sensations du monde qu’éprouve
le sujet lyrique. Chez Mandel’štam, au contraire, la réalité des vocables est
593
« golos žizni », B. Pasternak, « Neskol’ko položenij », op.cit.
594
B. Pasternak, Oxrannaja gramota, op.cit., t. 4, « За деревьями стояло искусство, столь
прекрасно разбирающееся в нас, что всегда недоумеваешь, из каких неисторических миров
принесло оно свою способность видеть историю в силуэте. Оно стояло за деревьями, страшно
похожее на жизнь (...) », p. 211
234
essentiellement une réalité culturelle ; elle correspond à une conception de la poésie
comme perpétuel renouvellement de la culture passée, comme une remémoration et
une actualisation, une re-création du passé.
595
O. Mandel’štam, « Slovo i kul’tura », op.cit., p. 227
235
« Поэзия – плуг, взрывающий время так, что глубинные слои времени, его
чернозем, оказываются сверху. Но бывают такие эпохи, когда человечество, не
довольствуясь сегодняшним днем, тоскуя по глубинным слоям времени, как
пахарь, жаждет целины времен. (...) Часто приходится слышать : это хорошо,
но это вчерашний день. А я говорю : вчерашний день еще не родился. Его еще
596
не было по-настоящему. »
« La poésie est une charrue qui laboure le temps de telle façon que les couches
profondes du temps, ses terres noires, se retrouvent à la surface. Mais il existe des
époques où l’humanité, qui ne se satisfait pas du jour présent, regrette les couches
profondes du temps, et, comme un laboureur, a soif des friches des temps. (...) On
entend souvent : c’est bien, mais c‘est hier. Or moi, je dis : hier n’est pas encore né. Il
n’a pas encore vraiment été.»
« Чаадаев, утверждая свое мнение, что у России нет истории, то есть что
Россия принадлежит к неорганизованному, неисторическому кругу культурных
явлений, упустил одно обстоятельство – именно : язык. Столь
596
ibid., p. 224
236
организованный, столь органический язык не только дверь в историю, но и
597
сама история. »
« Čaadaev, en affirmant son point de vue selon lequel la Russie était privée
d’histoire, c’est-à-dire que la Russie appartenait à un cercle inorganisé, anhistorique de
phénomènes culturels, a oublié une circonstance – précisément : sa langue. Une
langue si organisée, si organique n’est pas seulement une porte sur l’histoire, mais elle
est l’histoire même. »
Mandel’štam affirme ici, contre Čaadaev, que c’est bien la langue russe qui est
la garante de l’organicité, de l’intégrité de la culture russe. Comme le formule L.
Kixnej598, la langue est le principe d’unité de la culture. La langue russe porte en elle
l’histoire et la culture, elle est l’histoire. Dans cette perspective, les vocables
poétiques ne sont que l’actualisation dans le poème de la densité historique et
culturelle de la langue dans son entier. Mandel’štam précise plus loin sa conception
culturelle des vocables :
« Nous n’avons pas d’Acropole. Notre culture continue jusqu’à présent à errer sans
trouver ses murs. En revanche, chaque vocable du dictionnaire de Dal’ est une noisette
de l’Acropole, un petit Kremlin, une forteresse ailée du nominalisme, lestée de l’esprit
hellénique de lutte infatigable contre la force élémentaire informe, le néant qui menace
de toutes parts notre histoire. »
597
O. Mandel’štam, « O prirode slova », op.cit., p. 247
598
L.G. Kixnej, op.cit.
599
O. Mandel’štam, « O prirode slova », op.cit., p. 251
600
M. Poljakova, “Kritičeskaja proza O. Mandel’štama”, O. Mandel’štam, Slovo i kul’tura, Moskva,
Sovetskij pisatel’, 1987
601
D. Myers, “Hellenism and Barbarism in Mandel’štam”, A. McMillin, Symbolism and after: Essay
on Russian Poetry in Honour of Georgette Donchin, Bristol Classic Press, 1992^.
237
comprendre chez Mandel’štam au sens de réalité des vocables602, sens incorrect
philosophiquement, mais justifié poétiquement par la dignité du terme « nom »
compris dans le concept... Mandel’štam affirme donc ici la réalité culturelle des
vocables, réalité culturelle ontologique qui se trouve au fondement de la lutte de la
poésie pour l’être.
602
ibid., « Russkij nominalizm, to est’ predstavlenie o real’nosti slova kak takovogo...”, p. 246
603
O. Mandel’štam, “Vozm’i na radost’ iz moix ladonej…”, Tristia, op.cit., t.1., p. 84
238
Elles bruissent dans les profondeurs transparentes de la nuit,
Leur pays – la forêt impénétrable du Taygète,
Leur nourriture – le temps, la mélisse, la menthe...
604
cf W. Weidlé, les Abeilles d’Aristée, op.cit.
239
création de la culture passée qui caractérise la conception de la poésie selon
Mandel’štam.
240
La deuxième partie était entièrement consacrée aux différentes conceptions du
verbe poétique qui voient le jour et rivalisent à l’Âge d’Argent. La conception
symboliste du verbe poétique dessine une mystique poétique dans laquelle le verbe
est tendu vers son propre au-delà : situé entre la double limite du silence et de la
musique, le verbe est un médiateur, une ouverture vers l’être. Contre cette
conception instrumentaliste du verbe, qui se trouve défini selon des critères
extérieurs à la poésie, les cubo-futuristes recherchent la spécificité du matériau
verbal : ils défendent la conception du verbe en tant que tel, émancipé de la fonction
de représentation, qui exhibe l’activité propre de la langue. La conception du verbe
en tant que tel, à son point de développement ultime, nie en fait le statut du signe,
union de son et de sens, et en vient à détruire le langage alors qu’elle cherchait à en
révéler la spécificité... C’est à la fois contre l’utopie symboliste, qui privilégie le
sens caché du verbe, et le réduit à une fonction de médiateur, et contre l’utopie
futuriste qui, au contraire, tend à ne considérer que la matière du verbe au détriment
de son caractère signifiant, que d’autres poètes, et notamment Mandel’štam,
Pasternak et Cvetaeva, affirment l’intégrité du verbe, union de son et de sens, de
matière et de forme, suivant par là l’analyse linguistique de la langue. Dans le
poème, chaque vocable est perçu dans toute sa dimension acoustique, vocale et
signifiante ; le sens du poème naît à la fois de la densité sensible, mais aussi
culturelle des vocables, et de leur interaction dans le vers qui éveille leur polysémie.
C’est précisément l’intégrité des vocables, corrélée à celle du vers et du poème tout
entier, qui invite enfin à passer à un autre niveau d’analyse du slovo : dans la
troisième partie, c’est le statut du discours poétique dans sa totalité qui sera abordé.
241
PARTIE III : LE STATUT DU DISCOURS POETIQUE
242
C’est le terme slovo au sens de « parole » selon Saussure, ou de « discours »
selon Benvéniste, qui est au centre de la troisième partie de notre travail. Après
avoir souligné l’immense polysémie de ce concept dans la culture russe du début du
vingtième siècle, et après avoir rendu compte plus précisément du statut du vocable,
ou verbe poétique tel que le conçoivent les poètes de différents mouvements
littéraires de l’Âge d’Argent, il s’agit maintenant d’étudier le statut du discours
poétique : la notion de discours, impliquant un acte d’énonciation qui engage le
locuteur tout comme la situation même de sa parole, pose ainsi le double problème
du sens et de la référence du discours poétique.
« Alors que le philosophe ne s’intéresse qu’à la vérité du sens, au-delà même des
signes et des noms ; alors que le sophiste manipule des signes vides et tire ses effets
de la contingence de signifiants (d’où son goût pour l’équivocité et d’abord pour
l’homonymie, l’identité trompeuse des signifiants), le poète joue de la multiplicité des
606
signifiés, mais pour rejoindre l’identité du sens. »
605
J-Y. Pouilloux, « Métaphore », Encyclopedia Universalis, Paris, 1970.
606
J. Derrida, « la Mythologie blanche », Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972, p. 296
243
Quel est le statut de ce « jeu poétique », et comment est-il orienté vers la
« vérité du sens », tel est le propos du chapitre consacré à la métaphore.
244
Chapitre 1 : La métaphore
a. Définitions
« Le nom est un son composé et signifiant qui n’indique pas le temps, dont aucune
609
partie n’est signifiante par elle-même. »
607
P. Ricoeur, la Métaphore vive, Paris, Seuil, 1975, pp. 7-12
608
J. Derrida, op.cit., p. 275
609
Aristote, Poétique, introduction, traduction nouvelle et annotation de M. Magnien, Librairie
générale française, 1990, p. 116, (1457 a).
610
M. Magnien, « Introduction », Aristote, Poétique, op.cit., p.29
245
« La métaphore est l’application à une chose d’un nom qui lui est étranger par un
glissement du genre à l’espèce, de l’espèce au genre, de l’espèce à l’espèce, ou bien
611
selon un rapport d’analogie. »
614
« Créer de bonnes métaphores, c’est observer les ressemblances. »
2. Sémantique de la métaphore
a. Définitions
« C’est par suite de leur coaptation que les mots contractent des valeurs que en eux-
mêmes ils ne possédaient pas et qui sont même contradictoires avec celles qu’ils
possèdent par ailleurs. On voit s’allier des concepts opposés et qui même se renforcent
619
en se conjoignant.»
« La métaphore est une phrase dans laquelle certains mots sont employés
620
métaphoriquement, d’autres non métaphoriquement. »
617
J. Derrida, la Mythologie blanche, op.cit., p. 282
618
J. Derrida, « le Retrait de la métaphore », Psyché : inventions de l’autre, Paris, Galilée, 1987. Cet
essai fera l’objet du quatrième paragraphe de ce chapitre.
619
E. Benvéniste, « la Forme et le sens », Problèmes de linguistique générale, 2, Paris, Gallimard,
1974, p. 227
620
P. Ricoeur, op.cit., p. 110.
247
L’approche de Black associe en fait nomination et prédication métaphoriques.
A l’intérieur de la phrase, Black décrit l’interaction qui unit deux types de contenus
propositionnels : la phrase métaphorique, qu’il nomme cadre (frame), et le vocable
qui porte la métaphore, qu’il nomme foyer (focus). P. Ludwig commente
l’interaction selon Black de la manière suivante : « D’après Black, le cadre dans
lequel il apparaît impose au focus une extension de signification. »621 Cette
conception interactionniste de la signification des vocables dans la phrase rend
compte, d’un point de vue linguistique, de la liberté sémantique de la métaphore que
Ricoeur nomme « prédication impertinente »622. Contre la théorie de la substitution
qui prévaut en rhétorique, la sémantique de la métaphore élabore une théorie de
l’ « extension de la signification », de la tension, ou de la torsion, entre cadre et
foyer.
« Pour que la métaphore soit ressentie comme une métaphore vive, il faut que, dans
le vocable, on perçoive son trait principal de signification, mais précisément de manière
comprimée, décalée. Dès que cette compression disparaît, dès que la « lutte »
s’achève, la métaphore meurt, et devient un simple fait de la langue courante. »
C’est bien cette tension, cette lutte sémantique à l’intérieur du vocable comme
de l’énoncé tout entier qui constitue la prédication métaphorique. A la suite de
Tynjanov, E. Berenštejn624 définit la métaphore comme un instrument de lutte du
poète contre la langue usuelle. L’enjeu de cette lutte semble bien être un surplus
621
Le Langage, textes choisis et présentés par P. Ludwig, Flammarion, Paris, 1997, p. 202
622
P. Ricoeur, op.cit., p. 8
623
Ju. Tynjanov, Problema stixotvornogo jazyka, op.cit., p. 91
624
E. Berenstejn, « Vlast’ – slovo – zvuk v lingvo-poètičeskoj perspektive”, Kultura i istorija, Tver’,
2000.
248
sémantique, tu par la langue courante, que le discours poétique cherche au contraire
à promouvoir. Cette tension sémantique de l’énoncé se résout ainsi en une
« nouvelle pertinence sémantique »625 qui naît précisément de cette ambiguïté
sémantique que O. Revuckij nomme « dualité de l’énoncé tout entier »
(dvuplanovost’ vsego vyskazyvanija)626, et que G. Gorjanaja interprète comme une
« extension des limites de compatibilité des vocables » (rasširenie granic
sočetaemosti slov)627.
625
L’expression est de P. Ricoeur, op.cit., p. 10
626
O.I. Revuckij, « K probleme okkazional’nyx xudožestvenno-rečevyx konstrukcij »,
Funkcional’no-stilističkij analiz sredstv reči, Tula, 1991.
627
G.M. Gorjanaja, « Èstetičeskij potencial slova v xudožestvennom tekste », Strukturno-
semantičeskij i stilističeskij analiz edinic reči, Tula, 1988.
628
op.cit.
629
J. Derrida, « le Retrait de la métaphore », op.cit., p. 82
630
M. Magnien, « Introduction », Aristote, Poétique, op.cit., p.29
249
la structure de l’écran. On peut penser à une métaphore comme à un tel écran, et au
système de « lieux communs associés « du mot focal comme au réseau des lignes
transparentes sur l’écran. On peut dire que le sujet principal est « vu au travers » de
l’expression métaphorique ; ou, si l’on préfère, que le sujet principal est projeté sur le
domaine du sujet subsidiaire. (Dans cette dernière analogie, le système d’implications
de l’expression focale doit être compris comme déterminant la « loi de
631
projection »). »
« J’entends par « mettre une chose devant les yeux » indiquer cette chose comme
633
agissant. »
3. Herméneutique de la métaphore
a. Définitions
« Mais la possibilité que le discours métaphorique dise quelque chose sur la réalité
se heurte à la constitution apparente du discours poétique, qui semble essentiellement
non-référentiel et centré sur lui-même. A cette conception non référentielle du discours
poétique, nous opposons l’idée que la suspension de la référence latérale est la
condition pour que soit libéré un pouvoir de référence de second degré, qui est
proprement la référence poétique. Il ne faut donc pas seulement parler de double sens,
637
mais de « référence dédoublée », selon une expression empruntée à Jakobson. »
636
P. Ricoeur, op.cit., p. 10
637
ibid., p. 10-11
638
ibid., p. 282
251
l’ambivalence qui la caractérise : si la métaphore, par son ambivalence, déstabilise
la perception usuelle du réel, elle vise néanmoins le réel ; l’approche herméneutique
souligne une fois encore clairement le statut gnoséologique de la métaphore.
« Ce qu’il nous faut donc comprendre, c’est l’enchaînement entre trois thèmes : dans
le discours métaphorique de la poésie la puissance référentielle est jointe à l’éclipse de
la référence ordinaire ; la création de fiction heuristique est le chemin de la
640
redescription ; la réalité portée au langage unit manifestation et création. »
639
La question de la vérité du discours poétique sera l’objet du troisième chapitre de la troisième
partie.
640
ibid., p. 302
252
souligne que « metaphorikos désigne (…) ce qui concerne les moyens de
transport »641. Le début du texte est ainsi consacré non pas à une définition, mais à
une énumération des concepts induits par celui de métaphore, compris en son sens
étymologique de transport : c’est ainsi tout le lexique de la route et du véhicule qui
est sollicité par Derrida.
« Metaphora circule dans la cité, elle nous y véhicule comme ses habitants. Selon
toutes sorte de trajets, avec carrefours, feux rouges, sens interdits, intersections ou
croisements, limitations et prescriptions de vitesse. De ce véhicule nous sommes d’une
certaine façon – métaphorique, bien sûr, et sur le mode de l’habitation – le contenu et la
642
teneur : passagers, compris et déplacés par métaphore. »
641
J. Derrida, « le Retrait de la métaphore », op.cit., p. 63
642
ibid., p. 63
643
ibid., p. 64
644
ibid., p. 65
645
ibid., p. 79
646
ibid., p. 79
647
« J’ai constamment, dans la Mythologie blanche et ailleurs, avec une insistance qu’on peut juger
lassante mais qu’en tout cas on ne peut négliger, mis en question le privilège du nom, et du mot,
comme toutes ces « conceptions sémiotiques qui, dit justement Ricoeur, imposent le primat de la
dénomination ». A ce primat j’ai régulièrement opposé l’attention au motif syntaxique, qui est
dominant dans la Mythologie blanche (cf. p. 317, par exemple). », ibid., p. 73
253
parler d’elle more metaphorico, à sa manière à elle. Je ne peux pas en traiter sans
traiter avec elle, sans négocier avec elle l’emprunt que je lui fait pour parler d’elle. Je
n’arrive pas à produire un traité de la métaphore qui ne soit traité avec la métaphore qui
du coup paraît intraitable.
C’est pourquoi depuis tout à l’heure je me déplace d’écart en écart, de véhicule en
véhicule, sans pouvoir freiner ou arrêter l’autobus, son automaticité ou son automobilité.
(…) Tout énoncé au sujet de quoi que ce soit qui se passe, y compris la métaphore, se
648
sera produit non sans métaphore. »
648
ibid., p. 65
649
ibid., p. 65
650
M. Heidegger, « le Chemin vers la parole », Acheminement vers la parole, trad. Par J. Beaufret,
W. Brokmeier et F. Fédier, Gallimard, 1976.
254
approchant »651, de « trait (…) qui rapporte ou transporte »652, Derrida relie le motif
du trait à celui du mouvement, ou transport, exposé au début de l’essai, induisant
ainsi une certaine unité entre le début et la fin de l’essai. Cherchant à préciser la
notion de trait, il la décrit, et en énumère des termes synonymes :
« Quel est donc le trait de ce Bezug entre Denken et Dichten? C’est le trait (Riss)
d’une entame, d’une ouverture traçante, frayante (…), d’un Aufriss. (…) N’étant rien, il
n’apparaît pas lui-même, il n’a aucune phénoménalité propre et indépendante, et ne se
montrant pas, il se retire, il est structurellement en retrait, comme écart, ouverture,
différentialité, trace, bordure, traction, effraction, etc. Dès lors qu’il se retire en se tirant,
653
le trait est a priori retrait, inapparence, effacement de la marque de son entame. »
Toute la fin du texte apparaît comme une variation avec répétitions des termes
essentiels que sont le trait et le retrait, l’« écart », qui, associé à la « ressemblance »,
signifie la « différence », ou « différentialité ». Le terme d’écart semble justement
faire le lien entre le thème du transport et celui du trait : l’écart est mouvement, et
Derrida clôt précisément son essai par le terme de chemin, qui lui aussi peut à la fois
avoir le sens de trace et de trajet. Tout en maintenant son constat de l’impossibilité
de la définition, Derrida aboutit néanmoins à une connaissance nouvelle de la
métaphore :
651
ibid., p. 87
652
ibid., p. 88
653
ibid., p. 88
654
ibid., p. 93
255
langage (elle a un sens) et la vérité du langage qui dirait la chose telle qu’elle est en
655
elle-même, en acte, proprement. »
655
J. Derrida, « la Mythologie blanche », op.cit., p. 287
656
J. Derrida, la Voix et le phénomène, Paris, Puf Quadrige, 1998, p. 98
657
J. Derrida, « le Retrait de la métaphore », op.cit., p. 79
658
ibid., p. 79
256
le sens de « re-pli » et de « re-tour » de ce « re-trait », Derrida en conclut que « le
retrait de la métaphore donne lieu à une généralisation abyssale du
métaphorique »659, au détriment du métaphysique, avant de retourner le présupposé
initial en invitant au contraire à penser le retrait de l’être comme retrait de la
métaphore : encore une fois, il ne fait que mettre en œuvre cette constatation
principale selon laquelle tout est métaphore. Comme l’indique Ricoeur dans la
Métaphore vive, le rapprochement entre métaphysique et métaphore, qu’il soit
effectué dans la direction heideggerienne ou dans la direction derridienne, ne retient
finalement de ces concepts que le préfixe « meta » :
1. Définition de la métaphore
659
ibid., p. 80-81
660
P. Ricoeur, la Métaphore vive, op.cit., p. 366
257
« Мы выросли на изумительной подвижности вашей недвижимости : рыдание
передвижнической вашей действительности, гудя, отлетало от заиндевелых
стекол детской, жужжа, обжигало их грозной желтизной. С самого же начала
сообщили вы нам тайну путей сообщения и тайны всяких столкновений,
смещая их за форточкой волшебных фонарей. (…) Затем, с общего согласия и
по взаимному сговору, получили мы, бакалавры первого выпуска вашей школы
661
транспортеров, - почетную кличку футуристов. »
661
B. Pasternak, « Černyj bokal », Sobranie sočinenij v 5 t., t.4 Povesti, stat’ji, očerki, Moskva,
« Xudožesvennaja literatura », 1991, p. 355
662
P. Ricoeur, la Métaphore vive, op.cit., p. 366
663
ibid., p. 357
258
« L’âme du futuriste, cet arrangeur à l’arrangement d’âme singulier, par lui, de
manière réaliste, est déclarée la métaphore du lyrisme absolu ; la seule espèce
acceptable de coffre volant. Les cœurs des symbolistes se brisaient contre les
symboles, ceux des impressionnistes assiégeaient les portes du lyrisme, auquel on
rendait des cœurs fouettés. Mais ce n’est qu’avec le cœur du lyrisme que commence à
battre le cœur du futuriste, cet aprioriste du lyrisme. Tel est et a toujours été le lyrisme
authentique, qui est véritablement cette condition a priori de la possibilité du subjectif. »
664
ibid., p. 359
259
(Pasternak, dans ce texte, parle de l’art comme « devoir improvisé »665), expression
singulière de la vie, adéquate à ce que Pasternak nomme, dans son autre manifeste
futuriste la Réaction de Wassermann, le « mouvement de l’idée lyrique »666.
665
« extemporale », ibid., p. 358
666
B. Pasternak, « Vassermanova reakcija », op.cit., p. 352
667
ibid., p. 353-354
260
условиями внешнего потребления »), reflétant ce que M. Aucouturier nomme
« l’infection industrielle de l’art contemporain »668, en référence à la première partie
du manifeste consacrée précisément aux lois du marché auxquelles se heurte l’art
moderne.
668
M. Aucouturier, « Introduction », B. Pasternak, Oeuvres, édition établie, présentée par M.
Aucouturier, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la pléiade, 1990.
669
ibid.
261
сравнения имеют целью освободить предметы от принадлежности интересам
жизни или науки, и делают их свободными качествами; чистое, очищенное от
других элементов творчество переводит крепостные явленья от одного
владельца к другому; из принадлежности причинной связи, обреченности,
судьбе, как мы переживаем их, оно переводит их в другое владение, они
становятся фаталистически зависимыми не от судьбы, предмета и
существительного жизни, а от другого предмета, совершенно
несуществующего как таковой и только постулируемого, когда мы переживаем
такое обращение всего устойчивого в неустойчивое, предметов и действий в
качества, когда мы переживаем совершенно иную, качественно иную
зависимость воспринимаемого, когда самая жизнь становится качеством. (…)
И вот я говорил тебе о какой-то деятельности, сменяющей наблюдение, о
переживании жизни, ставшей качеством предметов, покинувших предметность
670
жизни. »
La création lyrique est ici associée à une sensation nouvelle du monde, que
Pasternak nomme sensation qualitative. L’affirmation de la transformation des
verbes et noms en adjectifs indique linguistiquement ce déplacement qualitatif de la
perception du monde, « каким-то водоворотом качеств », qui donne naissance à
la métaphore par contiguïté. Plus largement, tout le lexique du devenir (« стали »,
« становится ») et du transfert (« водоворотом » , « переводит », « обращение »)
souligne la nécessité de la transposition, ou transformation, qui est à l’œuvre dans la
métonymie. La création est en effet définie comme le transfert métonymique d’un
phénomène du monde vers un autre : « чистое, очищенное от других элементов
творчество переводит крепостные явленья от одного владельца к другому ».
Cet autre phénomène relève cette fois du monde poétique, de la réalité nouvelle
670
B. Pasternak, Perepiska s Ol’goj Frejdenberg, pod redakciej i s kommentarijami È. Mossmana,
New-York & London, Harcourt Brace Jovanovich, 1981, p. 14-15
262
perçue par le poète : « они становятся фаталистически зависимыми не от
судьбы, предмета и существительного жизни, а от другого предмета,
совершенно несуществующего как таковой и только постулируемого ». La
nécessité de la métonymie découle donc de la nécessité de la sensation neuve,
qualitative, de la vie qu’éprouve le poète : « когда мы переживаем совершенно
иную, качественно иную зависимость воспринимаемого, когда самая жизнь
становится качеством. ». En conclusion, Pasternak récapitule son intuition
essentielle : la création lyrique n’est pas description de la réalité, mais redescription
selon l’expression de Ricoeur ; la création prend la place de l’observation (« о
какой-то деятельности, сменяющей наблюдение »). La création peut alors être
définie comme une « observation lyrique » qui transforme la vie en qualité, qui
redécrit qualitativement le monde, par glissements métonymiques. La qualité semble
être cette sensation lyrique du monde qui enjoint au poète de renommer
métonymiquement les choses. Par la métonymie, la création lyrique se révèle être
l’expression de cette nouvelle forme de la réalité dont le poète a l’intuition.
671
R. Jakobson, « Notes marginales sur la prose du poète Pasternak », Huit questions de poétique,
trad. de l’allemand par M. Lacoste et A. Combes, Seuil, 1997
672
ibid., p. 60
673
ibid., p. 64
263
en ce que la relation entre les choses du monde qu’instaure la métonymie acquiert
une existence poétique qui tend à supplanter l’existence des choses elles-mêmes :
« Le lien établi prend le pas sur les éléments qu’il avait à relier et les rejette dans
l’ombre ; « l’attrait de la signification existant pour elle-même » se dévoile, les rapports
de référence aux objets sont estompés, c’est à peine s’ils transparaissent. En ce sens,
aussi bien les relations métonymiques créées par Pasternak que les relations
métaphoriques propres à Maïakovski, ou les méthodes si variées utilisées par
Khlebnikov dans ses poèmes pour condenser la forme (interne ou externe) du langage,
reflètent une tendance tenace à la suppression des objets ; on retrouve d’ailleurs cette
tendance caractéristique dans d’autres formes de l’art de la même époque. La relation
devient objet en elle-même (…) Le poète voit dans la substituabilité mutuelle des
images la définition de l’art. »674
674
ibid., p. 66
675
M. Aucouturier, op.cit.
264
pré-logique de la pure sensation »676. Le poète, grâce à la métaphore par contiguïté,
cherche donc à rendre compte du sens nouveau qui lui est révélé par la perception
lyrique qu’il a du monde. M. Aucouturier affirme ainsi :
« La métaphore qui nomme le nouveau avec des mots anciens, a bien pour effet,
comme le pensent les formalistes, de briser l’automatisme du signe, de mettre du jeu
entre le signifiant et le signifié. Mais ce n’est pas pour émanciper la matière verbale, en
faire un simple matériau de construction : c’est pour permettre au langage de
s’appliquer à ce qui est encore extérieur au langage, que le langage n’a pas encore
emprisonné dans le réseau figé des significations usuelles où évolue notre vie pratique :
bref, pour communiquer ce qu’il y a, littéralement, d’ineffable dans la sensation pure du
677
réel : son absolue nouveauté. »
676
ibid.
677
ibid.
678
J. Derrida, « la Mythologie blanche », op.cit.
679
R. Jakobson, op.cit.
680
selon l’expression de J. Derrida, « le Retrait de la métaphore », op.cit.
681
M. Aucouturier, « Boris Pasternak », Histoire de la littérature russe, le XXème siècle, Gels et
dégels, op.cit.
265
2. Mise en œuvre de la métaphore dans le poème « Définition de la
poésie »
Определение поэзии
Définition de la poésie
682
B. Pasternak, Sobranie sočinenij v pjati tomax, t.1, Stixotvorenija i poèmy, Moskva,
Xudožestvennaja literatura, 1989, p. 134
266
Dans ce poème, Pasternak donne d’emblée à comprendre la poésie comme un
mode de perception du monde : tout le poème est fondé sur les sensations.
Apparaissent d’abord des sensations auditives (« свист », « щелканье »,
« флейт »), accompagnées de sensations tactiles (« сдавленных льдинок »,
« мокрых ладоньях »), gustatives (« сладкий »), et visuelles (« ночь », « звезду »,
« Небосвод », « ольхою »). Le poème se présente ainsi comme un syncrétisme de
la sensation, unissant l’homme, la nature et l’univers dans un tout mimé par les
unités syntaxiques que forment les vers (« Это – слезы вселенной в лопатках »,
« Этим звездам к лицу б хохотать »).
Cette poésie fondée sur la sensation est aussi caractérisée d’un bout à l’autre
par le déplacement métonymique : les verbes de mouvement, tout d’abord, donnent
à voir ce déplacement (« Низвергается », « донести », « завалился »). Mais ce
sont aussi les déplacements syntaxiques qui organisent le poème : ainsi, dans les
sept premiers vers, la prédication métaphorique fondée sur le tiret, qui signe la
copule absente, fait jouer le sens des définitions entre « est » et « n’est pas ». Selon
la terminologie de Black, le cadre de chacun des vers est « Это », désignant la
poésie, tandis que leur foyer est constitué des différentes sensations qui suivent le
tiret (« круто налившийся свист », « щелканье сдавленных льдинок »…), qui
sont autant de prismes par lequel est regardée la poésie. Ces différents foyers
élargissent donc la perception de la poésie aux diverses sensations du monde et des
relations entre les êtres. Comme le souligne I. Kunin683, la métaphore a bien ici pour
visée de rendre compte d’une perception neuve, authentique et totalisante du monde.
683
I.F. Kunin, « Kak čitat’ rannie stixi Pasternaka”, Russkaja reč’, n°1, Moskva, 1991.
684
I.N. Tjukova, « Metafora v rannej lirike B.L. Pasternaka v aspekte idiostil’a », Russkij jazyk v
sovremennom kul’turnom aspekte, Tomsk, 2000.
267
sensation des choses et celle des vocables : c’est ce qui fait dire à Tynjanov que,
chez Pasternak, le vers se heurte aux choses, il surgit des choses685.
685
Ju. Tynjanov, « Promežutok », op.cit., p. 435 : “Kakie temy privodjat v stolknovenie stix i vešč’ ?
Èto, vo-pervyx, samoe bluždanie, samoe roždenie stixa sredi veščej”.
268
C. Poétique de la métaphore : l’exemple de Belyj
1. Définition de la métaphore
« Toutes les formes de figurativité ont une chose en commun : le désir d’élargir la
représentation verbale de l’image donnée, de rendre ses frontières instables,
d’engendrer un nouveau cycle de création verbale, c’est-à-dire de donner une impulsion
à la représentation ordinaire du vocable, de mettre en mouvement sa forme interne ; la
modification de la forme interne d’un vocable conduit à la création d’une nouveau
contenu de l’image ; c’est ce qui donne du large à notre perception créatrice de la
réalité. »
Belyj commence ici par affirmer le caractère intrinsèque de la création, qui est
son propre but : la création artistique a pour but la création de métaphores. Mais
689
ibid., p. 242
270
Belyj poursuit sa réflexion en montrant le dépassement de la création artistique
dans la création de mythes : « но как только достигается эта цель средствами
изобразительности и символ создан, мы стоим на границе между поэтическим
творчеством и творчеством мифическим ». Désormais, il s’attache à rendre
compte de cette proximité du poétique et du mythologique. La métaphore créée
devient un être autonome, qui accède à l’être (« бытие »), et à la vie au sens propre,
« символ становится воплощением ; он оживает и действует самостоятельно ».
La création poétique, par la métaphore, devient ainsi création de vie et d’être, sur le
modèle de la Création divine : « белый рог месяца становится белым рогом
мифического существа : символ становится мифом ». La création poétique est
mythologique, la métaphore est créatrice de réalité, créatrice d’un monde nouveau.
C’est ici que poésie et religion se rejoignent : la réussite de la métaphore, la vie du
mythe poétique, requiert la foi.
690
ibid., p. 243
271
l’évolution historique de la forme interne d’un vocable, est une caractéristique de la
langue elle-même, que le poète ne fait qu’exhiber dans la création poétique.
La mythologie poétique, création d’un sens vivant, est donc une conséquence
de la logique métaphorique de la poésie comme de la langue elle-même. En créant
des métaphores, le poète se met au service de la langue, la réalise de manière
nouvelle et pleine. C’est dans ce sens que créer des métaphores revient à créer un
supplément de réalité, poétique et mythologique.
Dans la première partie de la Magie des vocables, Belyj élabore une définition
métaphorique du discours poétique, qui met en œuvre cette rencontre du poétique et
du mythologique.
691
A. Belyj, « Mysl’ i jazyk », Logos, kniga 2, op.cit., p. 254
272
« Поэтическая речь есть речь в собственном смысле ; великое значение ее в
том, что она ничего не доказывает словами ; слова группируются здесь так,
что совокупность их дает образ ; логическое значение этого образа
неопределенно ; зрительная наглядность его неопределенна также, мы должны
сами наполнить живую речь познанием и творчеством ; восприятие живой,
образной речи побуждает нас к творчеству ; в каждом живом человеке эта речь
вызывает ряд деятельностей ; и поэтический образ досоздается – каждым ;
образная речь плодит образы ; каждый человек становится немного
художником, слыша живое слово. Живое слово (метафора, сравнение, эпитет)
есть семя, прозябающее в душах ; оно сулит тысячи цветов ; у одного оно
прорастает как белая роза, у другого – как синенький василек. Смысл живой
речи вовсе не в логической ее значимости ; сама логика есть порождение речи ;
недаром условие самих логических утверждений есть творческое веление их
считать таковыми для известных целей ; но эти цели далеко не покрывают
целей языка как органа общения. Главная задача речи – творить новые образы,
вливать их сверкающее великолепие в души людей, дабы великолепием этим
покрыть мир ; эволюция языка вовсе не в том, чтобы постепенно
выпотрошить из слова всякое образное содержание ; выпотрошенное слово
есть отвлеченное понятие ; отвлеченное понятие заканчивает процесс
покорения природы человеку ; в этом смысле на известных ступенях развития
человечество из живой речи воздвигает храмы познания ; далее наступает
новая потребность в творчестве ; ушедшее в глубину бессознательного семя-
слово, разбухая, прорывает сухую свою оболочку (понятие), прорастая новым
ростком ; это оживление слова указывает на новый органический период
культуры ; вчерашние старички культуры, под напором новых слов, покидают
свои храмы и выходят в леса и поля, вновь заклинают природу для новых
завоеваний ; слово срывает с себя оболочку понятий ; блестит и сверкает
девственной, варварской пестротой.
Такие эпохи сопровождаются вторжением поэзии в область терминологии,
вторжением в поэзию духа музыки ; вновь воскресает в слове музыкальная сила
звука ; вновь пленяемся мы не смыслом, а звуком слов ; в этом увлечении мы
бессознательно чувствуем, что в самом звуковом и образном выражении скрыт
глубочайший жизненный смысл слова – быть словом творческим. Творческое
692
слово созидает мир. »
692
A. Belyj, « Magija slov », op.cit., p. 230-231
273
enveloppe désséchée (le concept), et grandit en une pousse nouvelle ; cette vivification
du vocable indique une nouvelle période organique de la culture ; les vieillards de la
culture passée, sous la pression de ces nouveaux vocables, quittent leurs temples et
s’en vont dans les champs et les forêts, lançant des incantations à la nature en vue de
faire de nouvelles conquêtes ; le vocable se sépare de son enveloppe de concepts ; il
brille, étincelle de mille couleurs vierges, barbares.
De telles époques s’accompagnent d’une incursion de la poésie dans le domaine de
la terminologie, et de l’esprit de la musique dans celui de la poésie ; le vocable voit de
nouveau ressusciter en lui la force musicale du son ; nous sommes de nouveau
charmés non par le sens, mais par le son des vocables ; dans cet élan, nous sentons
inconsciemment que c’est l’expression sonore et imagée en tant que telle qui cache le
sens profond, vital de la parole : être une parole créatrice. La parole créatrice crée le
monde. »
693
L’expression est de P. Ricoeur, op.cit., p. 312
274
ci parmi toutes les figures de style. Belyj comprend en effet, comme Aristote, la
métaphore au sens large de transport des significations : c’est ce que révèle la
prédominance des verbes de mouvement caractérisant ce qu’il nomme « parole
vivante ». Belyj définit en effet tour à tour la métaphore par le mouvement potentiel
de la graine (« семя (…) сулит тысячи цветов »), celui de la jeune pousse (« семя-
слово (…) прорастая новым ростком »), mais aussi celui de l’efficacité des
vocables poétiques qui la constituent (« эта речь вызывает ряд деятельностей »,
« образная речь плодит образы »). Enfin, ce transport concerne aussi le
glissement de la notion de sens : le sens de la parole poétique s’oppose à la
signification logique des concepts (« Смысл живой речи вовсе не в логической ее
значимости »). Par ce déplacement lexical, Belyj signifie que le sens métaphorique
échappe au schéma de la signification logique décrit en termes de signifiant et de
signifié. Plus loin, il ajoute encore : « вновь пленяемся мы не смыслом, а звуком
слов ». Le son prend le pas sur le sens, ce qui souligne encore la spécificité du
procès de la signification métaphorique. En fait, le sens métaphorique (« Смысл »)
semble recouvrir la notion de tâche (« задача »), d’enjeu, de principe et de fin de la
métaphore : « Главная задача речи – творить новые образы ». Le sens de la
métaphore est à chercher en elle-même, elle est sa propre direction. Le sens de la
métaphore est la création de métaphores, création poétique et mythique : « в самом
звуковом и образном выражении скрыт глубочайший жизненный смысл слова
– быть словом творческим. Творческое слово созидает мир. » L’équivalence
entre la vie (matérialisée avant tout par la dimension sonore de la parole, et non sa
dimension signifiante) et la création présente la création de métaphores comme une
nécessité vitale qui se suffit à elle-même ; dans cette perspective, signifier veut dire
créer, la métaphore signifie lorsqu’elle crée un monde nouveau. La métaphore du
neuf (« творить новые образы »), associée à celle du primitif (« слово (…)
блестит и сверкает девственной, варварской пестротой »), indique encore le
mouvement de la création de métaphores, mouvement de la vie créatrice qui est sa
propre fin, et qui ajoute à l’infini un supplément de vie au monde. La métaphore, ou
parole vivante, « parole créatrice » (« Творческое слово »), crée le monde
éternellement jeune de la poésie, monde mythopoétique qui renouvelle la perception
du monde environnant. C’est le mythe poétique, fruit sémantique de la métaphore,
qui peut alors être interprété comme cette nouveauté « barbare », en tant qu’elle se
275
trouve dans l’au-delà de la logique, comme ce supplément de vie que la métaphore
apporte au monde. Pour Belyj, le « sens profond et vital » de la métaphore semble
ainsi être son statut ontogonique : contrairement au discours logique, qui signifie, le
discours métaphorique crée. Le discours poétique dépasse ainsi la dualité du signe et
rejoint mythopoétiquement le statut du Verbe de Dieu, Verbe créateur : il ne signifie
pas, il produit. Chez Belyj, tout comme chez de nombreux poètes de l’Âge
d’Argent, les métaphores christiques du verbe poétique, de même que différentes
métaphores vitalistes, sont omniprésentes ; c’est ainsi toute une mythologie du
discours poétique qui se dessine, magnifiant le logos poétique en tant que source de
sens métaphysique et de vie.
276
Chapitre 2 : Mythologies du verbe poétique
694
Weidlé évoque « l’action simultanée du Mythe et du Logos » dans laquelle s’inscrit l’art, Les
Abeilles d’Aristée, op.cit., p. 261
695
J. Schlanger, Les Métaphores de l’organisme, l’Harmattan, 1995, p. 7
696
M. Détienne, article « Mythe » de l’Encyclopédie Universalis, « Epistémologie des mythes »,
op.cit.
277
contient un indicible que ne peut énoncer le discours rationnel » semble bien
pouvoir s’appliquer également à ce domaine particulier de la mythologie poétique.
Ainsi B. Uspenskij697 écrit-il à propos de la métaphore mandelstamienne que la
métaphore est un principe de pensée, un « moyen de connaissance philologique du
monde ».
Les métaphores du verbe poétique que proposent les poètes de l’Âge d’Argent
sont donc autant de tentatives de réponses à la question du statut du verbe poétique,
tout en étant également des instruments de persuasion pour le poète qui cherche à
affirmer la vérité de la conception qu’il défend. Or ce sont le plus souvent les
mêmes métaphores, des métaphores cosmiques ou christiques, qui sont employées
tour à tour par les poètes symbolistes, acméistes ou futuristes, en vue de servir des
conceptions poétiques certes différentes, mais qui finalement se rejoignent sur
l’essentiel : il s’agit toujours de défendre une certaine idée de la régénération du
verbe poétique.
Depuis Platon est affirmée l’analogie entre l’acte du démiurge, qui crée le
cosmos, et l’acte du poète, qui crée les mythes698 ; la création poétique apparaît ainsi
comme un acte semblable à la Création primordiale, et le poète est érigé en
démiurge. Ricoeur interprète ce parallèle comme une vivification du mythe des
origines, transposé dans le domaine poétique. Il écrit :
697
B.A. Uspenskij, « Anatomija metafory u Mandel’štama », Novoe Literaturnoe Obozrenie, n°7,
1994
698
voir à ce sujet L. Brisson, Platon, les mots et les mythes, Paris, Maspero, 1982, p. 50
699
P. Ricoeur, « article « Mythe » de l’Encyclopédie Universalis, « Interprétations philosophiques »,
op.cit.
278
Cette nostalgie de l’origine se double en outre d’une nostalgie de l’unité
primitive entre l’homme et le monde. L. Brisson rappelle en effet le contexte
religieux dans lequel s’inscrit le mythe archaïque, mais aussi le mythe poétique :
« La parole vivante (métaphore, comparaison, épithète) est une graine qui gît dans
nos âmes ; elle nous promet mille fleurs ; chez l’un, elle se développe en une rose
blanche, chez l’autre, en un petit bleuet. »
« En tant qu’art, il [le symbolisme] n’aspire qu’à une chose : l’élasticité de l’image, sa
vie intérieure et son extensivité au sein de l’âme où elle s’enfonce, comme une graine
qui doit grandir et devenir épi. En ce sens, le symbolisme est l’affirmation de l’énergie
extensive de la parole et de l’art. »
700
L. Brisson, op.cit., p. 105
701
A. Belyj, « Magija slov », op.cit., p. 230-231
702
V. Ivanov, “Mysli o simvolizme”, op.cit., p. 196
279
Outre qu’elle fait référence à la parabole évangélique du semeur703, induisant
une analogie entre Parole divine et parole poétique, gage de vérité pour cette
dernière, la métaphore de la semence donne à entendre la dimension potentielle du
verbe poétique, qui est avivée tant par le poète que par son lecteur appelé ainsi à une
co-création. On retrouve également la métaphore de la semence chez Xlebnikov,
mais dans un contexte différent, déjà cité :
« La création verbale enseigne que toute la diversité d’un vocable provient des sons
élémentaires de l’alphabet, remplaçant les semences du vocable. C’est à partir de ces
points originaux que se construit un vocable, et le nouveau semeur de langues peut
simplement remplir sa main des 28 sons de l’alphabet, les semences de la langue. Si
vous avez de l’hydrogène et de l’oxygène, vous pouvez remplir d’eau le fond sec et les
bras vides des rivières. »
Ici, c’est la dimension potentielle des phonèmes de la langue qui est désignée
par la métaphore de la semence. Elle souligne ainsi la liberté créatrice de la langue,
mais aussi du poète qui va jouer de ces possibilités que recèlent les sons pour créer
de nouveaux vocables poétiques.
« Puškin comme Saint Serge de Radonež reçoivent non seulement la forme de leur
expérience intérieure, mais aussi les premières intuitions secrètes de leur exploit futur
sous l’ombre vivante de l’« arbre verbal » natal, nourrissant ses racines dans la Terre-
Mère, et élevant son sommet dans le fin éther azuré de la Sophia. »
C’est ici la langue russe, source de chaque parole humaine, et donc du verbe
du poète, qui est présentée comme un arbre sacré, lien entre la terre et le ciel, le
peuple et Dieu. De même, dans Pensée du symbolisme, c’est tout l’art symboliste
703
Marc 4, 14 : « Le semeur sème la Parole. », Traduction Oecuménique de la Bible, op.cit.
704
V. Xlebnikov, « Naša osnova », op.cit., p. 228
705
V. Ivanov, « Naš Jazyk », op.cit., p. 397
280
lui-même qui est présenté comme une « fleur cosmique », échelle de Jacob
poétique :
« Le symbolisme véritable ne se coupe pas de la terre ; il veut unir les racines aux
étoiles, lui qui, comme une fleur stellaire, naît de racines proches et aimées. »
И поныне на Афоне
Древо чудное растет,
На крутом зеленом склоне
Имя Божие поет.
Outre les métaphores végétales, ce sont les métaphores des oiseaux et des
abeilles que l’on retrouve relativement fréquemment chez différents poètes pour
706
V. Ivanov, « Mysli o simvolizme », op.cit., p. 196
707
O. Mandel’štam, Sobranie sočinenij v 4 tomax, t.1, Moskva, Terra, 1991, p.47.
281
évoquer le verbe poétique. Le poème « J’ai oublié le mot... »708 de Mandel’štam, par
exemple, s’ouvre sur une évocation parallèle du verbe et de l’hirondelle, laissant
entendre dans cette métaphore une désignation du verbe poétique :
Mудрость в силке
утро в лесу
Славка. Беботэу-вевять !
Вьюрок. Тьерти-едигреди !
Овсянка. Кри-ти-ти-ти тии !
La grive. Biebotèou-vieviat !
Le bouvreuil. Tierti-iedigriedi !
La passerine. Kri-ti-ti-ti tii !
Слово
708
O. Mandel’štam, “Ja slovo pozabyl…”, ibid., p. 81
709
V. Xlebnikov, “Mudrost’ v sylke”, op.cit.
710
N. Gumilev, Stixotvorenija i poèmy, op.cit.
282
Дурно пахнут мертвые слова.
Le Verbe
Nous le confinâmes
Aux pauvres limites de la nature,
Et comme les abeilles d’une ruche désertée,
Les vocables morts empestent.
Dans son poème, Mandel’štam fait revivre, sur un mode poétique, les abeilles
de Gumilev : le verbe mort renaît dans le poème désigné par la métaphore du collier.
La création poétique apparaît ainsi comme le lieu de la vie toujours recommencée
des vocables ; la métaphore animale souligne donc la dimension dynamique du
verbe poétique. Pour reprendre la terminologie de J. Schlanger712, par un « transfert
de schèmes » d’un domaine de connaissance à l’autre, en l’occurrence de la biologie
vers la poétique, la métaphore joue le rôle d’une « conceptualisation inventive »
permettant de dire la nature dynamique, énergétique du verbe poétique. Car c’est
bien le verbe poétique comme energeia que toutes les métaphores cosmiques
cherchent à cerner : il s’agit pour le poète de souligner la puissance, la dimension
active, l’efficacité du verbe poétique. C’est aussi ce qu’indiquent les métaphores de
la force élémentaire.
C’est pour traduire le terme russe stixija que nous employons l’expression de
force élémentaire, sous laquelle nous entendons à la fois les différents éléments
cosmiques et l’énergie qui les constitue.
711
O. Mandel’štam, “Voz’mi na radost’ iz moix ladonej…”, op.cit., t.1., p. 84
712
J. Schlanger, Les Métaphores de l’organisme, op.cit., p. 7
283
a. La métaphore de la terre.
Alors qu’elle n’était que suggérée dans l’essai Notre langue, la métaphore de
la langue, terre maternelle, est explicitement présente dans le sonnet « la
Langue »713 d’Ivanov :
Язык
La Langue
b. La métaphore de la mer
713
V. Ivanov, « Jazyk »., Stixotvorenija, poèmy, tragedii, kn.1-2, Novaja biblioteka poèta, Sankt
Peterburg, 1995.
284
русского языка, не вмещающегося ни в какие государственные и церковные
714
формы. »
« Поэтому русский язык историчен уже сам по себе, так как по всей своей
715
совокупности он есть волнующееся море событий. »
« La langue russe est historique par elle-même, puisque dans sa totalité elle est une
mer mouvante d’événements. »
714
O. Mandel’štam, « O prirode slova », op.cit., t. 2, p. 245
715
ibid., p. 246
716
B. Pasternak, “Tema s variacijami. Variacii. Original”, op.cit., t.1, p. 184
285
Quel était l’héritage des Cafres ?
Que donna le lycée impérial ?
Deux dieux se quittaient jusqu’au lendemain,
Deux mers changeaient de visage :
« Пока ты поэт, тебе гибели в стихии нет, ибо все возвращает тебя в
717
стихию стихий : слово. »
« Et je dirai plus : l’erreur de mon identification enfantine de l’élément marin avec les
vers se révéla être une vision prophétique : « l’élément libre » se révéla être les vers, et
non la mer, les vers, c’est-à-dire l’unique force élémentaire à laquelle on ne dit jamais
adieu. »
717
M. Cvetaeva, « Iskusstvo pri svete sovesti », op.cit., p. 351
718
L’expression est de L. Jerphagnon, Histoire de la pensée. Philosophies et philosophes. 1.
Antiquité et Moyen-Âge, op.cit., p. 42
719
ibid.
720
Le poème “K morju” de Puškin commence par le vers « Proščaj, svobodnaja stixija ».
721
M. Cvetaeva, Moj Puškin, Paris, Booking International, 1995, p. 56
286
Cvetaeva affirme ici définitivement le rôle primordial du verbe poétique,
puissance à jamais présente qui fonde la création poétique autant que l’identité du
poète lui-même.
Les métaphores de la lumière peuvent elles aussi être lues comme des
réappropriations poétiques du mythe cosmogonique, qui élaborent à leur tour un
mythe du verbe poétique comme principe universel.
Les métaphores de la lumière sont très fréquentes chez les poètes symbolistes,
de même que, dans une moindre mesure, chez les acméistes. Ainsi Ivanov définit-il
le verbe symboliste comme un rayon de lumière :
« Si l’art en général est l’un des plus puissants moyens de liaison humaine, alors on
peut dire de l’art symboliste que le principe de son activité est avant tout la liaison, au
sens premier et très profond du mot liaison. En réalité, non seulement il relie, mais il
unit. Deux entités sont unies par une troisième qui leur est supérieure. Le symbole,
cette troisième entité, ressemble à un arc-en-ciel qui s’illuminerait entre un vocable
rayonnant et l’humidité de l’âme réfléchissant ce rayon… Et dans chaque œuvre d’art
véritablement symbolique s’amorce une échelle de Jacob. »
722
ibid. p. 192
723
cf Genèse 28, 12
724
Jean 1,4-5: “En lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes, et la lumière brille dans les
ténèbres, et les ténèbres ne l’ont point comprise.”, Traduction Oecuménique de la Bible, op.cit.
287
l’essai la Magie des vocables, la lumière du verbe poétique signifie dès lors la
puissance du poète créateur de paroles :
« (...) словом я подчиняю явление, покоряю его ; творчество живой речи есть
всегда борьба человека с враждебными стихиями, его окружающими ; слово
725
зажигает светом победы окружающий меня мрак. »
Le verbe poétique est ici présenté comme la seule force élémentaire dont
dispose le poète pour lutter contre les autres éléments qui l’entourent ; la métaphore
de la lumière, à laquelle la référence implicite à l’Evangile confère une dimension
sacrée, présente ainsi le verbe poétique comme un instrument de la victoire, ou du
salut pour le poète, qui trouve en la création poétique la source de la vie. Plus loin,
Belyj évoque aussi le « flot lumineux des vocables » :
« (...) aveuglé par la catastrophe imminente, l’homme, terrifié, se met à conjurer par
le verbe les dangers qui lui sont inconnus ; à son étonnement, le verbe seul peut à ses
yeux être un moyen de réelle conjuration ; alors, sous l’écorce des vocables éventés se
met à jaillir le flot lumineux des nouvelles significations verbales ; de nouveaux vocables
se créent. »
725
A. Belyj, “Magija slov”, op.cit., p. 132
726
ibid., p. 134
288
« (...) всякая живая речь, если она откровенно не упивается словесным
фейерверком звуков и образов, не живая речь, а речь, пропитанная трупным
727
ядом. »
« (...) toute parole vivante, si elle ne s’enivre pas ouvertement du feu d’artifice
verbal des sons et des images, n’est pas une parole vivante, mais une parole
imprégnée d’un poison cadavéreux. »
727
A. Belyj, “Magija slov”, op.cit., p. 136
728
L’expression est de L. Jerphagnon, op.cit., p. 48
729
“Slovo”, N. Gumilev, Stixotvorenija i poèmy, op.cit.
730
Parmi de nombreuses occurrences, Isaïe 10, 17 : « La lumière d’Israël deviendra un feu et son
Saint une flamme qui brûlera et dévorera ses ronces et ses épines en un seul jour », Traduction
Oecuménique de la Bible, op.cit.
731
Actes des apôtres 2,3 : « Alors leur apparurent comme des langues de feu qui se partageaient et il
s’en posa sur chacun d’eux. », ibid.
732
Genèse 1, 3-4 : « et Dieu dit : « Que la lumière soit ! » Et la lumière fut. Dieu vit que la lumière
était bonne. », ibid.
289
sacrée du verbe poétique. Par ces évocations mythiques le poète confesse sa foi dans
le verbe poétique, source de régénération et de vie, créant par là lui-même un
nouveau mythe poétique.
3. La métaphore de l’énergie
a. Le modèle mystique
« La théologie byzantine appelle ces Noms divins des énergies : c’est précisément
ce terme qui traduit le mieux l’éternel éclat de la nature divine ; bien mieux que les
« attributs » ou « propriétés » de la théologie scolastique, il nous donne une
représentation de ces forces vivantes, de ce jaillissement, de cette abondance de la
733
V. Ivanov, « Zavety simvolizma », op.cit., p. 181
734
V. N. Losskij, Dogmatičeskoe bogoslovie, Moskva, Centr “SEI”, 1991, p. 220.
290
Gloire divine. C’est que la théorie des énergies incréées est par son esprit
profondément biblique. »
735
V. Ivanov, « Zavety simvolizma », op.cit., p. 181
736
ibid., p. 182
737
Abbé H. Brémond, Prière et poésie, Paris, Grasset, 1926.
291
chapitre de son essai, c’est en termes religieux qu’Ivanov conceptualise cette
efficacité du nouveau verbe poétique. Il y reprend l’idée de l’ambivalence de la
langue, à la fois logique et symbolique, qu’il avait présentée au début de l’essai,
pour montrer que la langue poétique symboliste va justement dépasser cette
ambivalence afin d’unir ce qui était divisé.
738
V. Ivanov, « Zavety simvolizma », op.cit., p. 184
739
cf Isaïe 55,11 : « ainsi se comporte ma parole du moment qu’elle sort de ma bouche : elle ne
retourne pas vers moi sans résultat, sans avoir exécuté ce qui me plaît et fait aboutir ce pour quoi je
l’avais envoyée. », Traduction Oecuménique de la Bible, op.cit.
292
основною формою которой послужит « миф », понятый как синтетическое
суждение, где подлежащее – понятие-символ, а сказуемое – глагол : ибо миф
есть динамический вид (modus) символа, - символ, созерцаемый как движение и
740
двигатель, как действие и действенная сила. »
« La première parole, actuellement la seule qui nous soit habituelle, sera la parole
logique, dont la forme interne principale est le jugement analytique ; la seconde, qui est
actuellement mélangée par hasard à la première, enlaçant comme l’or sacré du gui les
chênes de la poésie qui l’aiment bien, et étouffant par sa croissance parasite les
pépinières de la science, s’élevant en lourds épis de grains familiers dans les prés de la
contemplation inspirée et en étrangère ivraie dans les champs labourés par les
charrues de la pensée exacte, la seconde sera la parole mythologique, dont la forme
principale sera le « mythe » compris en tant que jugement synthétique où le sujet est un
concept-symbole et le prédicat, un verbe : car le mythe est le mode (modus) dynamique
du symbole, symbole contemplé comme mouvement et moteur, comme acte et force
efficiente. »
740
V. Ivanov, « Zavety simvolizma », op.cit., p. 184
293
« Задачею поэзии была заклинательная магия ритмической речи,
посредствующей между миром божественных сущностей и человеком.
Напевное слово преклоняло волю вышних царей, обеспечивало роду и племени
подземную помощь воспетого героя, предупреждало о неизбежном уставе
судеб, запечатлевало в незыблемых речениях (ρήµατα) богоданные законы
нравственности и правового устроения и, утверждая богопочитание в людях,
утверждало мировой порядок живых сил. Поистине, камни слагались в
городовые стены лирными чарами, и – помимо всякого иносказания – ритмами
излечивались болезни души и тела, одерживались победы, умирялись
междоусобия. Таковы были прямые задачи древнейшей поэзии – гимнической,
эпической, элегической. Средством же служил « язык богов », как система
чаровательной символики слова с ее музыкальным и орхестическим
сопровождением, из каковых элементов и слагался состав первоначального,
741
« синкретического », обрядового искусства.. »
L’efficacité de la parole est présentée comme étant bien réelle : lui sont
associés de nombreux verbes d’action (« преклоняло », « обеспечивало »), et son
action salvifique est renforcée par des expressions attestant leur vérité :
« поистине », « помимо всякого иносказания » ; l’efficacité de la parole est enfin
associée à ses qualités sonores et rythmiques (« лирныe чары », « ритмы »,
« система чаровательной символики слова »). Mais les enseignements que tire
Ivanov pour le symbolisme ne sont pas nouveaux ; la référence à l’héritage magique
de la parole ne lui sert qu’à réaffirmer la nécessité de retrouver, par la poésie,
l’énergie symbolique de la parole faisant d’elle une parole ontologique et
gnoséologique. Chez Blok et Belyj, en revanche, la référence à la magie occupe une
place prépondérante dans l’élucidation de la nature de la parole poétique : la magie
est pour eux un modèle leur permettant de penser par analogie la puissance de la
parole poétique.
741
ibid., p. 185
294
b. Le modèle magique selon Blok
Blok montre tout d’abord que c’est le désir qui est au centre du processus
incantatoire : dans l’incantation, le désir du sorcier, qui est en fait l’expression de
son énergie vitale, va fusionner avec l’énergie de la nature. Cette fusion des forces
occultes de l’homme et de la nature est une union démoniaque, contraire à l’ordre du
monde, qui manifeste la victoire du principe dionysiaque sur le principe apollinien.
« Le sorcier concentre toute sa force dans son désir et devient comme l’incarnation
de sa propre volonté. Cette volonté se transforme en une force primordiale
indépendante qui lutte, ou entre dans une amicale conversation avec la nature, autre
force primordiale. C’est une fusion démoniaque de deux volontés indépendantes ; deux
forces chaotiques se rencontrent et s’entremêlent en une union maléfique. La relation
au monde disparaît, l’homme agit avec le monde et comme un seule être avec lui, le
brouillard envahit sa conscience ; l’instant de la conjuration devient un instant d’orgie ;
nous pourrions dans notre pauvre langue donner à cet instant le nom de vision géniale
742
A. Blok, « Poèzija zagovorov i zaklinanij”, Sobranie sočinenij, t. 5 (proza 1903-1917), Moskva /
Leningrad, Gosudarstvennoe izdanie xudožestvennoj literatury, 1962.
743
ibid., p. 47
295
dans laquelle les frontières entre le chant, la musique, la parole et le mouvement, la vie,
la religion et la poésie, auraient disparu. »
Dans ce passage, Blok montre bien que l’acte magique donne accès à une
révélation extatique unitive grâce à la fusion de l’énergie primordiale intérieure à
l’homme et de l’énergie primordiale du monde, dans et par la parole incantatoire
musicale et rythmée. Il donne à voir l’idée d’immédiateté dans cette description de
l’instant éphémère de l’unité d’être du microcosme et du macrocosme, qui est aussi
un instant d’unité du verbe et de l’acte, instant qui précède le surgissement de la
conscience, et donc la division du moi et du monde autant que du verbe et de l’acte.
Par cette description de l’acte incantatoire, Blok cherche à montrer l’évidence de la
foi dans le verbe et de l’efficacité du verbe, il donne à voir cette équivalence du
verbe et de l’acte qui apparaît aussi comme l’idéal du verbe poétique authentique.
744
ibid.
745
ibid.
296
Enfin, Blok cherche un peu plus loin à élucider d’où vient cette force du
verbe, quel est le ferment de ce verbe-acte. Blok avait tout d’abord montré que cette
force provenait de la foi que l’homme a en la parole, et qu’elle lui était conférée par
la double puissance de l’homme et de la nature qui se concentrait en elle dans l’acte
de conjuration. L’efficacité est donc avant tout fonction de la relation du sujet à la
parole ; transposée dans le domaine de la poésie, l’efficacité du verbe poétique
apparaît comme la résultante d’une interrelation entre l’écriture et la lecture de la
poésie. C’est donc une vision de la poésie comme relation qui se dégage de cette
constatation. Mais l’efficacité est aussi l’effet d’une force intrinsèque au verbe : il
s’agit de « la force créatrice du rythme ».
Blok affirme donc que l’efficacité, qui est force et puissance (« силa »,
« могущество »), réside dans le rythme de la parole. En effet, plus loin, il définit
encore le rythme comme l’essence de l’incantation (« сущность заклинания »). La
parole rythmique est comparée à une flèche, ce qui renforce l’idée de son
dynamisme et de sa force. En fait le motif du rythme peut être interprété comme une
métaphorisation de l’idée d’efficacité : le rythme, mouvement sonorisé, mouvement
verbal, semble à même de traduire l’unité de la parole-acte.
746
ibid., p. 52
747
ibid., p. 53
297
« L’art des incantations actives est un art universel, nécessaire pour tous ; cet art
primitif bienfaisant donne à l’homme un moyen de lutte pour la vie. »
Dans la Magie des vocables, Belyj insiste lui aussi sur la nature efficace du
verbe, mais dans un sens différent de Blok : il cherche à penser le verbe poétique par
analogie avec le Verbe divin créateur. Le modèle magique lui permet ainsi de penser
la parole poétique au sens étymologique d’une parole créatrice : créatrice de monde,
créatrice d’être.
Dans ces quelques assertions courtes, juxtaposées, qui sonnent comme autant
de paroles de vérité, Belyj affirme la puissance créatrice de la langue, tout comme sa
puissance gnoséologique : nommer fait venir à l’être en même temps qu’il fait
connaître. Belyj pense ainsi le verbe poétique, tout comme le langage en général, par
analogie avec le Verbe créateur de Dieu tel qu’il se manifeste au début du livre de la
Genèse : en fin de compte, les différents paragraphes de la première partie de son
essai ne sont que la répétition, l’amplification, de manière claire ou confuse, logique
748
A. Belyj, « Magija slov », op.cit., p. 131
298
ou irrationnelle, de cette seule idée de l’unité que forment verbe, création et
connaissance.
Belyj insiste plus loin sur les qualités vivantes, c’est-à-dire figuratives et
sonores, du verbe poétique authentique, et donne ainsi à penser que c’est dans le
son, la matérialité du verbe que réside son efficaсité. En effet, la simple
juxtaposition de deux phrases évoquant tout d’abord la puissance ontologique et
gnoséologique de la parole, puis l’abrupte définition de la parole comme son,
semble justifier cette lecture :
Or c’est bien l’idée du caractère sonore de la parole qui conduit ensuite Belyj
à affirmer le modèle de la Parole créatrice de Dieu, lui permettant d’expliciter la
puissance de la parole poétique. Le poète s’assimile dès lors à un démiurge, et non
plus à un prophète, comme le faisait Ivanov, et la parole poétique est ainsi pensée
par analogie avec la Parole divine.
« Dans le son se recrée un nouveau monde dans les limites duquel je me sens le
créateur de la réalité ; je commence alors à nommer les objets, c’est-à-dire à les recréer
une seconde fois pour moi-même. En cherchant à nommer tout se qui entre dans mon
champ de vision, je me protège en réalité d’un monde hostile, que je ne comprends pas
et qui m’agresse de toutes parts ; du son de la parole je dompte ces éléments ; le
processus de dénomination des phénomènes spatiaux et temporels est un processus
d’incantation ; la parole est conjuration (…). »
749
ibid., p. 131
750
ibid., p. 132
299
la parole. Mais il affirme aussi la nature magique de la parole au sens propre,
comme l’indique la répétition de l’expression « в сущности ».
Plus loin, Belyj reprend comme en résumé cette idée de la puissance magique
de la parole et dévoile en même temps le type de logique qui prévaut dans le
déroulement de sa pensée et de son discours : il s’agit d’une logique sonore,
acoustique, poétique, et non pas rationnelle. Voici la définition qu’il donne du
sorcier, qui peut également être interprété comme une figure du poète :
« (…) ведун – это тот, кто знает больше слов ; больше говорит ; и потому
751
– заговаривает. »
« (…) le sorcier, c’est celui qui connaît plus de vocables ; il parle plus ; et donc, il
parle en incantations. »
« (…) par un vocable bien créé je pénètre plus profondément dans l’essence des
phénomènes que par le processus de la pensée analytique (…). »
Enfin, l’évocation que fait Belyj de la puissance de la parole se clôt sur une
reprise en point d’orgue de l’idée de la parole comme condition d’existence de
l’humanité. En une dernière synthèse, Belyj fait de la parole une puissance de vie et
d’être qui finalement contient tout en elle.
751
ibid.
752
ibid., p. 132
753
ibid.
300
« C’est pourquoi la parole vivante est la condition d’existence de l’humanité même :
c’est la quintessence de l’humanité ; et c’est pourquoi primitivement la poésie, la
connaissance, la musique et la parole formaient une unité ; c’est pourquoi la parole
vivante était magie, et les gens parlant de manière vivante étaient des êtres marqués du
sceau de la communication avec la divinité. »
Tout comme chez Blok, on retrouve ici le mythe grandiose d’une synthèse
primitive qui prend sa source dans l’acte d’une parole authentique, efficace, qui
donnerait accès à l’être et serait un moyen de connaissance. Or c’est tout à la fois ce
que Belyj énonce et ce qu’il met en œuvre : il profère sa propre parole selon le
modèle magique du fiat divin, afin d’en manifester la nature poétique au sens
propre, celle d’une parole créatrice qui fait venir à l’être et qui donne ainsi réalité et
vérité à ce qui est énoncé, à savoir la puissance magique de la parole.
d. Le mythe de l’efficacité
754
T. M. Greene, Poésie et magie, Paris, Julliard, 1991.
755
M. Cocagnac, L’Energie de la Parole biblique, Paris, Cerf, 1996, p. 96
301
En effet, dès le livre de la Genèse, Dieu met lui-même en relation Verbe divin et
verbe humain en donnant à l’homme de nommer les bêtes756. M. Cocagnac écrit à ce
propos : « Il plaît à Dieu de distribuer les efflorescences de sa Parole selon les
pouvoirs de l’être humain. »757 L’énergie humaine, physique et spirituelle, du verbe
humain peut donc être vivifiée par l’énergie créatrice du Verbe de Dieu, et prolonger
ainsi l’oeuvre de la Création : c’est ainsi que la théologie du Verbe est indissociable
d’une théologie de la parole humaine, voire d’une théologie de la poésie. Les
métaphores christiques, récurrentes à l’Âge d’Argent, rendant compte de la nature
du verbe poétique, pourraient alors être lues comme des tentatives poétiques de
définition de cette théologie de la poésie...
756
Genèse 2, 19-20
757
M. Cocagnac, ibid.
758
M.C.Ghidini, Il Cerchio incantato del linguaggio, op.cit.
759
W. Weidlé, les Abeilles d’Aristée, op.cit., p. 321
760
M. Eltchaninoff, « Présentation », la Philosophie russe en question, Cahiers d’histoire de la
philosophie N°2, Art et Philosophie russe, Centre G. Bachelard de Recherches sur l’imaginaire et la
rationalité de l’Université de Bourgogne, 2000.
302
particulier qui manifeste toute la corporéité sensible de l’intelligible et cherche à en
peindre une image iconique. » En effet, c’est la métaphore de l’incarnation du verbe
poétique qui est la plus fréquente, présente à la fois chez les poètes symbolistes et
acméistes. Ainsi, les métaphores christiques ont soit une portée simplement
rhétorique, utilisant des données culturelles dominantes dans un but de persuasion,
soit une visée conceptuelle, cherchant à définir la nature du verbe poétique en
relation avec la nature du Christ, Verbe de Dieu.
« Le verbe créateur est un verbe incarné (un verbe-chair), et dans ce sens il est
efficace ; c’est la chair vivante de l’homme qui en est le symbole (...) »
761
A. Belyj, « Magija slov », op.cit., p. 134
762
Jean 1, 14 : « Et le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous et nous avons vu sa gloire, cette
gloire que, Fils unique plein de grâce et de vérité, il tient du Père. », Traduction Oecuménique de la
Bible, op.cit.
763
S. Cassedy, « Bely’s Theory of Symbolism as a Formal Iconics of Meaning”, Andrey Bely, Spirit
of Symbolism, ed. by J.E. Malmstad, Cornell University Press, Ithaca and London, 1987.
303
et le décalage. »764 En fait, c’est bien cette « inadéquation » du sens qui donne
naissance à la logique poétique : ici, donc, Belyj pense le mythe de la régénération
du verbe poétique sur le modèle du mythe de l’Incarnation, à travers le lexique de la
vie et de la chair. Tout comme le prologue de l’Evangile de Jean unit le mythe du
Verbe créateur de l’univers à celui de l’incarnation de Dieu, Belyj unit l’image du
verbe-chair à celle du verbe poétique véritablement créateur, afin de persuader son
lecteur à la fois de la réalité et de l’efficacité du verbe poétique qu’il défend.
764
J. Schlanger, « les Métaphores de l’organisme », op.cit., p. 261
765
V. Šklovskij, « Voskrešenie slova », Gamburgskij ščet, Moskva, Sovetskij pisatel’, 1990.
766
ibid., p. 40
304
Chez Ivanov ou Mandel’štam, en revanche, les métaphores christiques
semblent être plus qu’un simple outil rhétorique.
767
I. Paperno, « O prirode poètičeskogo slova. Bogoslovskie istočniki spora Mandel’štama s
simvolizmom”, Literaturnoe Obozrenie, n°1, 1991
768
V. Ivanov, « Zavety simvolizma », op.cit., p. 186.
769
V. Ivanov, « Jazyk », Stixotvorenija, poèmy, tragedii, kn.1-2, op.cit.
770
C'est ce qu'indique précieusement A. Šiškin dans son article consacré à Ivanov et Florenskij:
A. B. Šiškin, "Realizm V. Ivanova i o. Pavla Florenskogo", Florenskij, pro et contra, red. D. K.
Burlak, Sankt-Peterburg, Izdatel’stvo Russkogo Xristianskogo Gumanitarnogo Instituta, 2001.
305
Šiškin771, l’Incarnation peut être comprise, au sens philosophique où les penseurs
religieux l’entendent à l’Âge d’Argent, comme un concept anti-kantien qui prouve
le lien entre l’esprit et la chair, le transcendant et l’immanent. Selon le point de vue
poétique, c’est le verbe poétique symboliste, le symbole, qui porte l’incarnation du
transcendant : Ivanov formule ainsi la nature du verbe poétique symboliste en
adéquation avec le mystère chrétien de l’Incarnation, révélant sa proximité avec la
vision du monde de Florenskij, qui écrit dans la Colonne et le fondement de la
vérité :
« Mais remarque bien à présent : toute notre conception du monde, toute notre
science – je ne parle pas de la science théologique, mais de la science en général, de
l’esprit scientifique, - repose toute entière sur l’idée du Logos, sur l’idée du Dieu-Verbe,
- et non pas seulement la science, mais toute notre vie, tout notre mode de vie. »
« Le symbole est un verbe devenant chair, mais qui ne peut l’être tout à fait ; s’il le
pouvait, ce ne serait plus un symbole, mais il serait l’effectivité théurgique même. »
Ivanov précise ici à la fois la proximité entre verbe poétique et Verbe incarné,
verbe symboliste et « symbole des symboles », et l’abîme qui les sépare, matérialisé
par la différence grammaticale fondamentale entre perfectif et imperfectif (« слово,
становящееся плотью », et « И Слово стало плотию » de l’Evangile). Comme le
souligne M.C. Ghidini774, Ivanov s’oppose ainsi à une vision magique du symbole
en soulignant au contraire les limites du verbe symboliste, tout en rappelant cette
tension nécessaire du verbe poétique vers le Verbe de Dieu, son idéal. C’est aussi
771
Ibid.
772
P. Florenskij, Stolp i utverždenie Istiny, Moskva, AST, 2003, p. 122
773
V. Ivanov, « Mysli o simvolizme », op.cit., p. 197-198
774
M.C. Ghidini,, op.cit.
306
par la notion de mythe, qu’il expose notamment dans son essai Deux courants dans
le symbolisme contemporain, qu’Ivanov exprime cet idéal poétique.
« Le mythe est la forme la plus pure de la poésie révélatrice. (...) Car le mythe est
l’image des réalités, et toute autre interprétation du mythe authentique n’est que son
altération. Un nouveau mythe est une révélation nouvelle des mêmes réalités. »
« Dans la vie du verbe une nouvelle ère a commencé. Le verbe est chair et pain. »
775
V. Ivanov, « Dve stixii v sovremennom simvolizme », op.cit., p. 157
776
O. Mandel’štam, « Slovo i kul’tura », op.cit., p. 225
307
tendu vers les réalités supérieures. C’est cette même dimension réelle, historique, de
la langue que Mandel’štam rappelle dans De la nature du verbe à travers la même
métaphore de la chair :
777
O. Mandel’štam, « O prirode slova », op.cit., t. 2, p. 246
778
I. Paperno, op.cit.
779
B.A. Uspenskij, « Anatomija metafory u Mandel’štama », op.cit.
308
Christ, mais aussi l’homme et le monde, au moyen de l’art, manifestant ainsi la
conscience d’une nécessaire éthique poétique à l’Âge d’Argent.
309
Chapitre 3 : Ethique poétique à l’Âge d’Argent
1. Définitions
a. Justesse et justice
« Dans ces conditions, mon bon, n’est-ce pas aussi le nom naturellement adapté à
chaque chose que ce fameux législateur doit savoir transposer en sons et en syllabes,
et, quand il fabrique et établit tous les noms, ne doit-il pas avoir en vue ce qui est le
781
nom en soi, pour avoir autorité en la matière ? »
780
Voir à ce sujet J. M. Schaeffer, L’Art de l’âge moderne, op.cit.
781
Platon, Cratyle, op.cit., p. 83 (389 d)
310
de la parole, caractéristique de la modernité poétique. C’est ainsi ce qu’expose
Mandel’štam dans son essai Remarques sur la poésie. Bien que le passage concerne
en propre le discours poétique khlebnikovien, il semble que Mandel’štam l’érige ici
en idéal de la parole poétique :
784
« Но если есть Страшный суд слова – на нем я чиста. »
782
O. Mandel’štam, « Zametki o poèzii », op.cit., p. 263
783
voir à ce sujet J.-C. Lanne, « Xlebnikov et le langage d’outre-entendement », Altérations,
créations dans la langue : les langages dépravés, études rassemblées par A. Tomiche, Presses
Universitaires Blaise Pascal, Centre de Recherche sur les Littératures Modernes et Contemporaines,
2001.
784
M. Cvetaeva, « Iskusstvo pri svete sovesti », op.cit., p. 374
311
conscience du poète comme une responsabilité face à la langue et au verbe. Mais la
justice du poète est aussi corrélée à la notion de vérité.
b. Vérité
786
« Сознание своей правоты нам дороже всего в поэзии. »
« La conscience de notre justesse nous est plus chère que tout en poésie. »
Le poète vrai, justifié par son activité, et conscient de sa justesse, est celui qui
se conforme à la « vérité vivante » (« живой правдой ») du monde et de la langue :
justesse, justice et vérité sont donc intrinsèquement liés dans le domaine poétique, à
la manière du domaine religieux.
Quant à la notion de vérité, elle est interprétée moins dans son acception
d’adéquation au réel qu’au sens de révélation : c’est la vérité comprise comme
αλήθεια qui semble privilégiée. En effet, la vérité – alètheia « désigne une chose qui
se montre telle qu’elle est, ainsi que la justesse du discours (logos) qui en fait
785
G. Gusdorf, la Parole, chapitre 7, Paris, Puf, 1953
786
O. Mandel’štam, « Utro akmèizma », op.cit., p. 178
787
B. Pasternak, « Vassermanova reakcija », op.cit., p. 349-350
312
état. »788 En manifestant la corrélation entre justesse du discours et vérité, le concept
philosophique d’alètheia peut s’appliquer au domaine poétique : la justesse de la
parole poétique, telle qu’elle a été définie plus haut, est un gage de vérité ; dire, pour
le poète, signifie dévoiler l’être. Mais la vérité est aussi comprise dans son acception
héraclitéenne : le logos, ou discours vrai, est celui qui exprime l’unité des contraires.
La pensée d’Héraclite, reprise sur un mode poétique, permet donc d’affirmer, d’une
part, la vérité du logos poétique, et d’autre part, la logique propre à la poésie, qui
s’oppose à la loi de non-contradiction pour au contraire magnifier le contraste,
l’antinomie. Le fragment suivant semble bien pouvoir être lu de manière féconde
sur un mode poétique :
789
« L’adverse, bénéfique ; à partir des différents, le plus bel assemblage. »
a. L’héritage grec
788
Dictionnaire critique de théologie, sous la direction de J.-Y. Lacoste, Paris, Puf, 1998.
789
Héraclite, Fragments, texte établi, traduit et commenté par M. Conche, Paris, Puf, 1986, p. 403.
(fragment 8 Diels-Kranz)
790
ibid.
313
все) » ; « разум – для всех один и тот же... ». И именно этот самый философ,
тянувшийся к « бестрепетному сердцу непреложной Истины », - как выражался
Парменид, - он-то именно и твердил всю жизнь свою о разрозненности,
раздробленности и антиномичности нашей земной юдоли. Открыв
совершенную гармонию Слова, он со всею возможною, - для жившего до Христа,
791
- остротою увидал внутреннюю вражду мира.»
b. La pensée mythique
791
P. Florenskij, Stolp i utverždenie Istiny, op.cit., p. 143
792
M. Détienne, les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris, Maspéro, 1967.
793
ibid., p. 77
794
ibid., p. 27
314
elle en est l’ombre inséparable. »795 Les couples que forment Alétheia et Léthé
(vérité et oubli), ainsi qu’Alétheia et Apaté (vérité et tromperie), révèlent donc
l’ambivalence, l’ambiguïté intrinsèque de la vérité comprise comme union des
contraires.
« Alors que le philosophe ne s’intéresse qu’à la vérité du sens, au-delà même des
signes et des noms ; alors que le sophiste manipule des signes vides et tire ses effets
de la contingence des signifiants (d’où son goût pour l’équivocité et d’abord pour
l’homonymie, l’identité trompeuse des signifiants), le poète joue de la multiplicité des
797
signifiés, mais pour rejoindre l’identité du sens. »
795
ibid., p. 69
796
P. Ricoeur, la Métaphore vive, op.cit., p. 11
797
J. Derrida, « la Mythologie blanche », Marges de la philosophie, op.cit.,p. 296
315
parole poétique apparaîtra tour à tour comme expression de la vérité lyrique,
dévoilement de la vérité du monde, et enfin accès à la vérité de l’homme.
« Ainsi l’oeuvre d’art est cette même oeuvre de la nature, mais devant être éclairée
de la lumière de la raison et de la conscience. »
« Ici la loi artistique est directement contraire à la loi morale. (...) Dans d’autres cas,
la création artistique est une sorte d’atrophie de la conscience, je dirai plus : elle est une
nécessaire atrophie de la conscience, ce défaut moral, sans lequel l’art ne peut être. »
Cvetaeva définit ici l’antinomie nécessaire entre loi artistique et loi morale ;
« l’atrophie de la conscience » caractérise l’état de la conscience morale quotidienne
dans la création artistique, elle reprend plus loin ce point de vue dans une assertion
éloquente :
« L’art est artifice, peut-être la dernière illusion de la terre, la plus fine, la plus
insurmontable. »
798
M. Cvetaeva, “Iskusstvo pri svete sovesti”, op.cit., p. 347
799
ibid., p. 353
800
ibid., p. 362
316
Par ce lexique de l’artifice et de l’illusion (« искус », « соблазн »), fortement
connoté négativement, et même diaboliquement, Cvetaeva décrit l’art comme une
tromperie, à l’opposé, apparemment, de l’exigence éthique. Pourtant, parallèlement,
elle décrit aussi la « conscience créatrice » du poète, son exigence de justice et de
vérité :
802
« Но если есть Страшный суд слова – на нем я чиста. »
801
ibid. p. 371
802
ibid., p. 374
803
M. Cvetaeva, Sočinenija v dvux tomax, tom 1, sostavlenie, podgotovka teksta i kommentarii A.
Saakjanc, Moskva, Xudožesvtennaja literatura, 1980.
317
Не буду я права.
И не оспаривает вас
Высокородный стих.
Вы можете – из-за других –
Моих не видеть глаз,
А все-таки
Я вышел на площадь,
выжженный квартал
надел на голову, как рыжий парик.
804
Dans son commentaire du premier fragment (dans la classification Diels-Kranz) d’Héraclite,
M.Conche écrit : « Le logos est le Discours toujours vrai, le Discours même de la vérité. », op.cit., p.
33
320
Людям страшно – у меня изо рта
шевелит ногами непрожеванный крик.
Et pourtant
323
différentes du tout, l’une accumulative, chez les symbolistes, et l’autre potentielle,
chez les futuristes, qui induisent par la suite des poétiques différentes.
805
O. Mandel’štam, « Burja i natisk », op.cit., p. 340-341
806
Je remercie Monsieur J.-C. Lanne pour son analyse de cet extrait.
324
De ces deux conceptions de la totalité découlent deux visions de la parole
poétique comme dévoilement de la vérité du monde : dans la vision du monde
symboliste, la parole poétique est ce principe de communion cosmique
(« sobornost’ ») qui manifeste la vérité du monde ; dans la vision du monde
futuriste, la parole poétique se révèle elle-même comme étant l’unité du monde.
807
V. Ivanov, « Mysli o simvolizme », op.cit., p. 194
808
V. Ivanov, « Legion i sobornost’ », op.cit., p. 100
325
Dans cet essai, Ivanov oppose à la légion, collectivité formée par amassement
mécanique, le principe de communion, unité organique, harmonieuse, de la totalité
du monde, qui trouve son fondement dans le Christ, Verbe de Dieu, « Слово ».
Dans cet extrait, Ivanov insiste sur l’interrelation concordante des personnes qui
correspond à la réalité humaine du principe de communion : et c’est précisément
leur parole, ou leur verbe, signe de la présence en l’homme du Verbe divin, unité du
monde, qui rend possible la communion organique des personnes et du cosmos tout
entier (« все – одно свободное согласие, ибо все – одно Слово »). Puisque le
Verbe est le principe de la communion harmonieuse du monde, le verbe poétique,
qui procède du Verbe divin (« В каждой Слово приняло плоть и обитает со
всеми »), a donc vocation à dévoiler la vérité du monde comme une totalité
organique. Le poème « la Naissance de la poésie »809, qui date de 1915, expose cette
conception de la parole poétique. Dans ce poème réflexif où la parole poétique met
elle-même en scène sa propre genèse, Ivanov montre que la parole poétique révèle la
totalité organique du monde qui embrasse les personnes, les animaux et tout le
cosmos.
Рождение поэзии
809
V. Ivanov, « Roždenie poèzii », Sobranie sočinenij, t. IV, Bruxelles, Foyer oriental chrétien, 1987,
p. 47
326
La Naissance de la poésie
810
Platon, Gorgias, présentation et traduction par M. Canto-Sperber, Paris, Flammarion, 1993, p.
259 : « Mais regarde bien : à ton avis, tout le jeu de la cithare, toute la poésie dithyrambique n’ont-ils
pas été inventés pour faire plaisir ? (...) Eh bien, d’une telle façon d’agir, n’avons-nous pas dit tout à
l’heure que c’était une forme de flatterie ? » (502a – 502c)
327
créateur811, apparaît ici sous la forme d’un souffle lumineux (« Сиял первозданный
эфир »), qui unit ainsi les deux puissances vitales du souffle et de la lumière. La
lumière divine, en effet, est présente tout au long du poème, toujours en corrélation
avec le chant, la poésie (« Эдем огласили светло », « Поэзию, златом повиту »)
ou le souffle primordial (« Соткал светоструйный эфир »). Souffle et lumière sont
donc reliés et organiquement unis à la parole et au chant, leur conférant par là un
statut ontologique. En outre, pour le poète, la poésie et la musique semblent
également ne faire qu’un : à la première strophe, c’est bien la musique qui unifie la
totalité du monde (« Слил шепоты мира в единый / Отгул мусикийский –
Зефир »), qui est donc le principe de l’harmonie du monde (« Наитье гармоний
сошло »). Or c’est justement la notion d’une parole musicale qui est au coeur de
l’ambiguïté poétique du poème : d’un côté, la parole musicale cherche à séduire
l’auditeur par l’harmonie de ses sonorités, et de l’autre côté, c’est elle, au contraire,
qui est le gage de la vérité de la poésie, en lui permettant de dévoiler l’unité
polyphonique du cosmos.
811
cf Genèse 1, 2 : « le souffle de Dieu planait à la surface des eaux », et Gn 2, 7 : « Le Seigneur
Dieu modela l’homme avec de la poussière prise du sol. Il insuffla dans ses narines l’haleine de vie,
et l’homme devint un être vivant. », Traduction Oecuménique de la Bible, op.cit.
328
auditeur. Parfois c’est au contraire le vocable qui prévaut pour lui-même,
indépendamment de ses associations sonores : le poème fait alors apparaître la
poésie comme une recherche du plaisir des vocables de cette langue polymorphe
qu’est le russe. Dans ce poème transparaît bien en effet le plaisir que procurent les
vocables rares et savants, qu’ils soient grecs (« эфиp », « мусикийский »), slavons
(« древo », « злато »), ou vocables composés dont l'expressivité est comme
dédoublée (« первозданный », « светоструйный »). La poésie est ainsi définie, par
la forme même du poème, comme une recherche du plaisir poétique, plaisir sonore
et articulatoire, qui, apparemment loin de dire la vérité, a pour vocation de charmer
le poète et l’auditeur. De ce point de vue, la parole poétique juste apparaît dans ce
poème comme une parole euphonique, harmonieuse ; justesse et concordance se
répondent dans cette présentation de la parole poétique.
812
cf Sagesse 7, 21 : « Toute la réalité cachée et apparente, je l’ai connue, car l’artisane de l’univers,
la Sagesse, m’a instruit », et Sagesse 8, 1 : « Elle s’étend avec force d’une extrémité du monde à
l’autre, elle gouverne l’univers avec bonté. », Traduction Oecuménique de la Bible, op.cit.
329
aussi le sujet lyrique lui-même, présent à la dernière strophe dans le pronom
personne « nous » (« как нам извел... »), qui indique bien que le « je » du sujet
lyrique, comme celui de son lecteur, ou de toute personne, est organiquement relié à
tout ce qui est autre à l’intérieur de la totalité organique du monde. Le champ lexical
de l’échange musical, à travers les verbes « слушала », « пел », « вторил », et les
noms « Отгул », « напевы », matérialise, et sonorise, cette symphonie cosmique
que révèle la parole poétique. Celle-ci dévoile donc la vérité du monde, qui est son
caractère organique et son unité suprême. La vérité du monde est vérité
symphonique : c’est dans ce sens que la poésie accorde les deux dimensions
antinomiques qui sont les siennes, celle du plaisir, un plaisir musical et verbal, et
celle de la connaissance, qui vise à dévoiler l’harmonie de l’être.
La poésie réunit ainsi plaisir et connaissance poétiques dans une même quête
de la vérité-harmonie du monde, et l’éthique poétique suggérée dans ce poème
apparaît comme une éthique de la communion universelle, communion du poète et
de son lecteur à la parole poétique, qui les fait elle-même communier à la totalité du
monde unifié par le Verbe.
813
Božidar, « Solncevoj xorovod », Poèzija russkogo futurizma, op.cit., p. 497
330
paradoxalement son autoréférentialité qui permet à la parole de dire l’être814 : les
futuristes, comme les sophistes815, affirment ainsi l’équivalence du dire et de l’être.
Ainsi, bien qu’à première vue, dans le poème de Božidar, ce soit le sujet lyrique qui
mène la « ronde du soleil », il est en fait au service de la parole poétique qui, en se
déployant d’elle-même, dit l’unité du monde.
Солнцевой хоровод
Осеньзимняя
Кубарь кубариком
Жарким // шариком
В тьме
Вей,
Полигимния,
Сме-
лей !
Ты солнь, солнь
Звезды пòсолонь,
Небосвод промолнь
Рдяным посохом –
La Ronde du soleil
D’automne et d’hiver
Tourne, toupie
Boule // de feu
Dans la ténèbre
814
J.M. Schaeffer souligne ce paradoxe dans son ouvrage L’Art de l’âge moderne, op.cit., p. 353
815
voir à ce sujet M. Fattal, « Vérité et fausseté de l’onoma et du logos dans le Cratyle de Platon »,
Ontologie et dialogue. Hommage à P. Aubenque, sous la direction de N.L. Cordero, Paris, Vrin,
2000.
331
Souffle,
Polymnie,
Plus
D’audace !
En fait, le poème dans son entier montre que c’est la parole elle-même qui
confère le statut de démiurge à celui qui la profère : la justesse et la vérité de la
parole poétique doivent être comprises comme son adéquation à l’univers tout
entier ; elles sont le signe de la toute-puissance de la parole poétique elle-même. La
parole qui sort de la bouche du sujet lyrique se déploie de manière autonome, selon
les lois propres de la langue, et le sujet lyrique n’est en quelque sorte que son
support vocal. Ainsi, tout le poème se présente comme une « ronde verbale » qui est
332
également « ronde cosmique » ; comme une ronde, la parole poétique s’engendre
elle-même suivant sa propre logique sonore. Ainsi le nom « мчительница » se
métamorphose-t-il en « мучительница », créant une nouvelle dérivation sémantique
qui revient sous forme verbale à la fin du poème (« Мчись », « Мучайся »), mais
qui se développe aussi par variation sonore en « Смуглая » à la première strophe, et
en « Смугляна » à la dernière. Ces répétitions sonores avec variations dévoilent
précisément l’énergie interne de la parole poétique qui suit son propre
développement, fidèle aux sons de la langue désormais perçus comme autonomes.
Logique verbale et plaisir verbal, qui apparaissaient comme contradictoires aux
yeux de Platon, se trouvent donc intimement liées : le plaisir esthétique de la
création verbale, qui réunit deux vocables en un (« четыревзглядная »,
« Веснолетняя », « Звездодейкой »), est aussi suggestion d’un sens nouveau, fort
de la résonance d’un vocable proféré pour la première fois. De même, le plaisir
articulatoire est intimement lié à la création du sens. Alors que chez Ivanov c’est
l’harmonie des voyelles, leur fluidité qui était recherchée, le poème de Božidar
affirme la prédominance des consonnes, qui s’accumulent comme dans un jeu
articulatoire : la combinaison de plusieurs consonnes consécutives est privilégiée
(« кружа мчись », « четыревзглядная », « нарядная », « Рдяным »), de même
que l’alternance répétée des mêmes consonnes, ou de leurs variantes sonores ou
sourdes (« Кубарь кубариком / Жарким // шариком », « В пляс пойди по пусти
трусистой »). L’accumulation des consonnes, si elle contribue à la conception de la
poésie comme plaisir de la bouche et de la voix, suggère aussi que ce sont les
consonnes qui portent le sens des vocables et de leurs unités minimales que sont les
phonèmes. La parole poétique en déploiement a donc deux effets contradictoires et
pourtant intimement liés : elle suscite le plaisir verbal, qui n’a d’autre fin que lui-
même, en même temps qu’elle manifeste la vérité de l’être, qui n’est autre que la
vérité de la langue et de la parole elles-mêmes. La parole poétique juste, fidèle aux
phonèmes de la langue, considérés comme doués de sens, rend justice aux sons de la
langue en manifestant toute leur potentialité. Ainis, par exemple, le nom « солнце »
peut à la fois se déployer dans l’impératif « солнь », ou se muer par permutation
consonantique en l’impératif « промолнь », tout en suggérant alors une nouvelle
voie sémantique, ou encore révéler sa proximité phonétique et sémantique avec le
nom « золото ». La parole juste dévoile ainsi la vérité de la langue, qui consiste en
333
sa richesse sonore potentiellement riche de sens nouveau. Mais la vérité de la langue
est aussi la vérité du monde tout entier ; la parole poétique sous sa forme potentielle
minimale, le phonème, est la vérité-unité du monde. C’est ce que dit le poème
lorsqu’il s’énonce, dévoilant le caractère identique du poème et de l’univers.
L’éthique poétique qui se dessine est une éthique de l’identité, caractérisée par la
réduction potentielle de la totalité, et en particulier du poète et de son lecteur, à
l’unité qu’est la parole poétique, ou au contraire, ce qui signifie la même chose, par
la potentielle expansion à l’infini de la parole poétique.
816
O. Mandel’štam, « O prirode slova », op.cit., p. 257
334
monde est à sa disposition de créateur, à la manière de ses organes, de son corps.
Mandel’štam associe donc fortement parole poétique et dignité de l’homme : la
poétique acméiste est aussi nécessairement un impératif éthique, marqué ici par la
volonté et le courage au sens le plus noble, orienté vers l’affirmation de l’homme
(« мужественная воля к поэзии и поэтике, в центре которой стоит человек »).
Plus loin, Mandel’štam précise encore la dimension éthique de la poétique
acméiste :
Pour Mandel’štam, l’élan poétique doit être un élan moral (« С ним вместе в
русской поэзии возродилась нравственная сила ») ; la notion de justesse,
autrement dit d’intégrité de la parole poétique, qu’il défend depuis son manifeste le
Matin de l’acméisme, révèle ici son versant éthique, l’intégrité et la dignité de
l’homme (понятие « мужа »). Comme le souligne J. Doherty819, la parole poétique,
ainsi que la culture, est proprement le champ de l’éthique acméiste. C’est ici que les
notions de justesse de la parole et de justice manifestent avec le plus de clarté leur
proximité : la parole poétique juste est une parole qui rend justice à l’homme,
affirme sa dignité, sa « force morale ». La parole poétique dit l’homme, et, par-là,
est un chemin vers la vérité de l’homme.
817
ibid., p. 258
818
Mandel’štam emploie le terme «muž » dans son sens archaïque d’homme, mais aussi de preux. Ce
terme peut être interprété comme un équivalent du latin « vir », qui appelle aussi la notion de
« virtus », l’excellence de l’homme. Cet emploi souligne ainsi la présence des valeurs antiques dans
l’éthique acméiste.
819
J. Doherty, The acmeist movement in Russian poetry. Culture and the Word, Clarendon Press,
Oxford, 1995.
335
Extrait du recueil Tristia, le poème « Solominka »820, datant de 1916, apparaît
tout d’abord comme une obscure architecture verbale, qui culmine dans la double
affirmation « Я научился вам, блаженные слова » : cette assertion forte, qui unit le
sujet lyrique à sa propre parole autour de la notion de béatitude, suggère une lecture
du poème en son entier comme une mise en oeuvre de cette parole poétique juste
« au centre de laquelle se tient l’homme ». C’est l’avènement de la parole dans le
poème qui est source de béatitude, ou encore de justification poétique, pour
l’homme. En effet, si ce poème empreint de nostalgie semble sémantiquement
basculer dans le néant, c’est en fait la parole poétique elle-même qui, par sa justesse
sonore et culturelle, affirme la prédominance de l’être. L’obscurité et l’ambiguïté du
poème relève d’une poétique de l’énigme, qui cultive la tension logique et
sémantique pour dire la vérité de la parole, de la culture et de l’homme.
Соломинка
I.
II.
820
O. Mandel’štam, « Solominka », Tristia, tom 1, p. 59-60
336
Декабрь торжественный сияет над Невой.
Двенадцать месяцев поют о смертном часе.
Нет, не Соломинка в торжественном атласе
Вкушает медленный, томительный покой.
Solominka
II
337
Le poème « Solominka » se présente tout d’abord comme une relation entre le
« je » lyrique et sa parole. En effet, le « je » lyrique est présent à travers la parole
qu’il adresse à un « tu » (« ты ») énigmatique, d’abord nommé « соломинка », puis
« соломка », auquel il prête différents actes et qualités (« Когда, соломинка, не
спишь в огромной спальне / И ждешь... » ; « Всю смерть ты выпила и
сделалась нежней »). Ces interpellations successives, bien qu’énigmatiques
puisque contradictoires (« Не Саломея, нет, соломинка скорей », « Нет, не
Соломинка, - Лигейя, умиранье »), fondent le « je » lyrique en faisant résonner sa
voix, jusqu’à l’affirmation directe du « je » dans le vers « Я научился вам,
блаженные слова », répété deux fois en fin de première et en début de deuxième
partie, point culminant du poème. Dans ce dernier vers, l’ambiguïté est levée, le
sujet lyrique énonce clairement qu’il s’adresse aux vocables qu’il profère et qui
adviennent dans le poème. Les vocables, « вам », sont donc constitutifs de l’identité
du sujet lyrique ; ils forment comme une constellation verbale autour du « je » du
poète, à la manière des ces « ustensiles » dont il était question dans l’essai « De la
nature du verbe ». La parole crée l’environnement concret, matériel, du sujet lyrique
(« в огромной спальне », « потолок », « предметы », « Мерцают в зеркале
подушки »), mais aussi son environnement culturel, la ville de Saint-Pétersbourg
(« над черною Невой », « тяжелая Нева », « из гранита »), et les personnages
littéraires qui l’habitent (« Саломея », « Ленор, Соломинка, Лигейя, Серафита »).
Enfin, le poème suggère que c’est la mémoire qui est le cadre permettant à la fois la
quête et l’avènement de la parole (« Я научился вам, блаженные слова »), et c’est
à son tour l’avènement de la parole qui fonde la présence de l’homme et affirme sa
dignité. Parole, mémoire et culture sont donc indissociablement liés sur le même
chemin poétique, qui est à la fois un chemin éthique.
340
« Книга есть кубический кусок горящей, дымящейся совести – и больше
821
ничего. »
« Nous avons oublié que la seule chose qui soit en notre pouvoir, c’est de savoir ne
pas déformer la voix de la vie qui résonne en nous. »
Pasternak évoque déjà ici cette voix intérieure, voix de la conscience qui est la
« vérité vivante » qui guide le poète et son lecteur. Les notions de vie et de vérité
semblent ici être équivalentes, ce qui signifie que la parole poétique juste, adéquate
à l’élan vital du poète, est une parole vraie. Justesse, vérité et vie sont ainsi
intimement liées au sein de l’éthique poétique qui se dessine dans ces différents
textes. De même, dans la Réaction de Wasserman, Pasternak évoque la vérité des
procédés poétiques en terme de justification :
821
B. Pasternak, « Neskol’ko položenij », op.cit., p. 367
822
ibid.
823
B. Pasternak, « Vassermanova reakcija », op.cit., p. 349-350
341
« Между тем только явлениям смежности и присуща та черта
принудительности и душевного драматизма, которая может быть оправдана
824
метафорически. »
Импровизация
Improvisation
824
ibid., p. 353
825
B. Pasternak, « Improvizacija », Poverx bar’jerov, op.cit., p. 60
342
Les pots de goudron nocturne rougeoyaient.
Et le fond de la barque était rongé
Par la vague. Et les oiseaux se mordaient à mon coude.
343
En fait, c’est le poème, dans sa totalité, qui exhibe une poétique du détour
métaphorique ayant pour objectif d’évoquer la vie ; la métaphore, comprise dans son
sens le plus large, est précisément cette justesse poétique qui dit la vie, c’est-à-dire
la vérité. C’est tout d’abord une métaphore musicale qui évoque la vie : le titre
musical, « Improvisation », désignant le poème, suivi de la métaphore de
l’instrument « клавишей стаю », désignant les oiseaux, et de l’image finale de la
mélodie, « Рулады в крикливом, искривленном горле », désignant leurs cris,
embrassent dans une même composition musicale la vie des oiseaux et la vie de la
parole poétique qui se déploie librement dans le poème. En effet, le poème lui-
même apparaît comme une succession de thèmes et variations sonores et verbales
qui dessinent leur propre logique poétique, sur le modèle de la logique musicale. De
ce point de vue, la première strophe peut être lue comme le thème du poème, qui
contient en puissance tous les éléments sémantiques et phonétiques qui seront
ensuite développés au long des trois strophes suivantes. Cette logique sonore
apparaît à différents niveaux : la répétition avec variation d’un même vers (« И
было темно. И это был пруд » à la deuxième strophe, repris de manière inversée à
la strophe suivante « И это был пруд. И было темно »), la répétition avec variation
d’une suite de consonnes et de voyelles («И было волною обглодано
дно »), l’anaphore de la consonne initiale (« Крикливые », « крепкие клювы »), le
développement d’une même racine (« Скорей умертвят, чем умрут ») sont autant
de manifestations de cette nécessité sonore interne au poème qui engendre le
discours poétique. Ces variations sonores expriment la vie de la parole poétique qui
se développe selon ses propres lois phoniques, manifestant par là en même temps
son adéquation à la vie organique du monde.
345
La dernière partie était consacrée au statut du slovo compris désormais au sens
de discours poétique, défini par opposition au discours logique, rationnel. De ce
point de vue, c’est la métaphore, prise au sens le plus large de transport du sens, qui
peut être considérée comme l’élément fondamental du discours poétique. Le premier
chapitre a ainsi été l’occasion d’une présentation des différentes conceptions
linguistiques, philosophiques et poétiques de la métaphore, ainsi que leur mise en
oeuvre poétique chez Pasternak et Belyj, en vue d’élucider le statut de la nomination
et de la prédication métaphoriques, qui constituent la logique propre au discours
poétique. La réflexion sur la métaphore a révélé la proximité de la métaphore et du
mythe, conformément à une vision du discours poétique comme union de mythos et
de logos : c’est dans cette perspective qu’ont ensuite été soulignées les différentes
mythologies du verbe poétique qui apparaissent de manière récurrente à l’Âge
d’Argent. Nous avons ainsi étudié les métaphores cosmiques, qui créent le mythe du
verbe poétique comme principe universel, et les métaphores christiques, qui créent
le mythe du verbe poétique comme renouvellement du Verbe incarné, source d’être
et de vérité. Cette mythologie poétique, caractéristique de l’Âge d’Argent, révèle
également la quête d’une nouvelle vision intégrale du monde, dans laquelle le poète,
porteur de la parole poétique, trouverait sa juste place : les préoccupations poétiques
rejoignent finalement les préoccupations éthiques autour des notions de justesse, de
justice et de vérité, qui dessinent un large champ de réflexion et de création à la fois
philosophique, théologique, et poétique. Sont alors apparues différentes formes
d’une éthique poétique à l’Âge d’Argent, reliant le statut du verbe poétique à l’enjeu
de la vérité : vérité lyrique, vérité du monde, vérité de l’homme.
346
CONCLUSION
347
La première partie de notre travail, consacrée à l’historicité de la question du
statut du verbe poétique, avait pour tâche de présenter la situation intellectuelle et
spirituelle de l’Âge d’Argent. Il y était tout d’abord question de l’hellénisme de la
période, justifiant que l’on parle de renaissance au sens occidental du terme. Mais
cette nouvelle hellénisation de la culture russe était intimement liée à une nouvelle
christianisation, qui forment toutes deux le cadre dans lequel se développe la
réflexion philosophique, théologique et poétique sur le logos, la langue, le nom et le
verbe. L’ouvrage de Trubeckoj La Doctrine du Logos dans son histoire nous a servi
de fil conducteur dans le premier chapitre, et la question de l’onomatodoxie dans le
deuxième : dans les deux cas, nous avons vu combien la question du verbe et du
nom était centrale à l’Âge d’argent, justifiant que l’on parle de période de « lutte
pour le logos », mais nous avons aussi montré que la poésie trouvait sa place aux
côtés de la philosophie et de la théologie, en se réappropriant sur un mode poétique
des catégories de pensée philosophique et théologique. Enfin, dans le troisième
chapitre, consacré à l’hégémonie de la poésie à l’Âge d’Argent, nous avons souligné
l’inscription de la modernité russe dans la tradition romantique de la sacralisation de
la poésie, au sein de laquelle le logos poétique dépasse ses propres limites pour
embrasser l’ensemble des domaines linguistique, philosophique et théologique. La
présence de ce que nous avons nommé une linguistique poétique, ainsi qu’une
ontologie poétique, est caractéristique de la modernité russe qui fonde une
équivalence entre la poésie et l’être, mais aussi la poésie et la sagesse.
Après avoir souligné tous les facteurs communs qui donnent son unité à la
période, et après avoir éclairé la communion de pensée entre linguistique,
philosophie, théologie et poésie à l’Âge d’Argent, il importait de recentrer la
réflexion sur le statut du verbe dans le domaine proprement poétique. La deuxième
partie était donc entièrement consacrée aux différentes conceptions du verbe
poétique qui voient le jour et rivalisent à l’Âge d’Argent. La conception symboliste,
première chronologiquement, situe le verbe poétique entre les deux pôles
paradoxaux que sont le silence et la musique : l’idéal apophatique comme l’idéal
musical du verbe révèlent la caractéristique essentielle du verbe-symbole, qui est le
dépassement de ses propres limites. Pour Ivanov, le verbe est de nature épiphanique,
il est un chemin vers l’être. Cette dimension de médiateur fait du verbe poétique le
fondement de la vision symbolique du monde, qui se confond avec l’idéal de la
348
communion universelle (sobornost’). Belyj, lui, affirme une conception
instrumentaliste du verbe, fondée sur sa dimension magique, qui fait du symbole un
verbe créateur au sens plein : le verbe poétique correspond finalement à l’élan vital
et à l’activité créatrice de l’homme ; c’est le verbe qui assure ainsi le salut de
l’homme.
C’est à la fois contre l’utopie symboliste, qui privilégie le sens caché du verbe,
et le réduit à une fonction de médiateur, et contre l’utopie futuriste qui, au contraire,
tend à ne considérer que la matière du verbe au détriment de son caractère signifiant,
que d’autres poètes, et notamment Mandel’štam, Cvetaeva, ou Pasternak,
développent différentes conceptions de l’intégrité du verbe poétique. Chaque
vocable est conçu comme une unité complexe de son et de sens, conformément à la
définition linguistique du signe. Dans le domaine poétique, cependant, l’accent est
mis sur la polysémie des vocables, autrement dit sur leur densité diachronique, que
le discours est susceptible de convoquer. En effet, à l’intégrité du vocable
correspond l’intégrité du vers et du poème : dans le poème, c’est toute la dimension
acoustique, vocale et signifiante du vocable qui est actualisée ; le sens du poème naît
à la fois de la densité sensible, mais aussi historique des vocables, ainsi que de leur
349
interaction dans le vers. Cette conception de l’intégrité du verbe est au fondement de
différentes poétiques : nous avons décrit l’approche de Cvetaeva comme une
poétique de la nomination juste, au sein de laquelle l’intégrité des vocables est
interprétée au sens d’une droiture, dans la perspective d’une morale poétique ;
l’approche de Pasternak nous est apparue comme une poétique de la sensation
verbale, où l’intégrité du verbe est comprise dans sa dimension sensible, qui s’élève
à sa dimension métaphysique ; quant à la conception de Mandel’štam, nous l’avons
présentée comme une poétique de la densité culturelle, où l’intégrité du verbe est
magnifiée dans toute sa dimension historique et humaine.
350
la définition archaïque du discours poétique, celui-ci est une union de logos et de
mythos. L’Âge d’Argent voit se développer une mythologie du verbe poétique, dans
laquelle les mythes peuvent être interprétés soit comme des instruments rhétoriques
de persuasion, soit comme des instruments conceptuels originaux, qui cherchent à
dire, sur un mode métaphorique, la nature du verbe. Nous avons souligné deux types
de métaphores récurrentes à l’Âge d’Argent : les métaphores cosmiques
(métaphores organiques, métaphores de la force élémentaire, métaphores de
l’énergie), qui relient la création poétique à la Création primordiale, et créent le
mythe du verbe poétique comme principe universel ; et les métaphores christiques
(la métaphore de l’incarnation, prédominante, mais aussi celle de la résurrection),
qui créent le mythe du verbe poétique comme renouvellement du Verbe divin,
source d’être, de vie et de vérité. Ces mythologies poétiques témoignent également
de la quête, à l’Âge d’Argent, d’une nouvelle vision intégrale du monde, dans
laquelle le poète, porteur de la parole poétique, trouverait sa juste place : c’est ainsi
que se trouvent réunies la poétique et l’éthique ; la question du statut du verbe
poétique s’ouvre finalement à l’enjeu de la justice et de la vérité.
Le statut du verbe à l’Âge d’Argent s’est avéré être le point d’ancrage de tout
un faisceau de questions linguistiques, philosophiques, théologiques et poétiques,
que nous avons cherché à exposer à la fois de manière descriptive et analytique. Au
coeur de toute cette problématique se trouve la mise en question, et l’affirmation,
selon diverses modalités, du lien essentiel qui unit l’homme, sa parole, et l’être.
352
PLAN DE LA BIBLIOGRAPHIE
1. Corpus
1.1.Oeuvres poétiques
1.2. Essais poétiques
1.3. Philosophie
- ouvrages
- articles
2. Sources primaires
2.1. Linguistique
2.2. Littérature
- ouvrages
- articles
2.3. Philosophie
- ouvrages
- articles
2.4. Théologie
- ouvrages
- articles
3. Sources secondaires
3.1. Civilisation
- ouvrages
- article
3.2. Linguistique
- ouvrages
- articles
3.3. Littérature
- ouvrages
- articles
3.4. Philosophie
- ouvrages
- articles
3.5. Théologie
- ouvrages
- articles
353
BIBLIOGRAPHIE
1. Corpus
1.1.Oeuvres poétiques
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363
INDEX DES NOMS PROPRES
365
TABLE DES MATIERES
tome I.......................................................................................1
Introduction ................................................................................3
A. La glorification du Nom......................................................................................... 38
1. La crise du Mont Athos ...................................................................................... 38
a. Les sources .................................................................................................. 38
b. Onomatodoxes contre onomatoclastes........................................................ 39
2. Généalogie de l’imjaslavie.................................................................................. 41
a. Renaissance d’un débat patristique ............................................................. 41
366
b. La tradition juive du Nom........................................................................... 43
c. La tradition hésychaste................................................................................ 44
B. Débat théologique et philosophique autour du statut du Nom............................... 45
1. La position de l’Eglise officielle : pro et contra................................................. 45
a. La « Lettre du Saint Synode »..................................................................... 45
b. L’analyse de S. Troickij.............................................................................. 47
c. Critique du point de vue officiel de l’Eglise par V. Èrn ............................. 49
2. La justification théologique et philosophique de l’onomatodoxie...................... 50
a. La nature synergétique du Nom .................................................................. 50
b. L’Incarnation du Nom ................................................................................ 52
c. Justification poétique de la glorification du Nom....................................... 54
C. La lutte pour le Logos. ........................................................................................... 57
1. Le logisme de V. Èrn .......................................................................................... 58
a. La Russie, temple du Logos ........................................................................ 58
b. Logos vs ratio.............................................................................................. 60
c. La conversion au logos ............................................................................... 61
2. P. Florenskij, ou la réalité du verbe. ................................................................... 63
a. Le verbe comme symbole ........................................................................... 63
b. Le verbe comme organisme........................................................................ 66
3. S. Bulgakov, ou la sophianité du verbe .............................................................. 67
a. Statut anthropocosmique du verbe .............................................................. 68
b. Statut sophianique du verbe ........................................................................ 70
4. Le poème « le Verbe » de N. Gumilev : une mythopoésie du verbe .................. 72
a. Rapport d'analogie entre verbe poétique et Verbe divin ............................. 73
b. Rapport métonymique entre verbe poétique et Verbe divin ....................... 75
367
b. L’interprétation poésiologique de la forme interne .................................... 89
α. L’interprétation de Belyj......................................................................... 89
β. L’interprétation de Mandel’štam ............................................................ 91
γ. L’interprétation de Šklovskij .................................................................. 92
3. L’opposition entre prose et poésie ...................................................................... 93
a. Fondement linguistique de l’opposition entre prose et poésie .................... 93
α. L’analyse humboldtienne........................................................................ 93
β. L’analyse potebnienne ............................................................................ 94
b. Interprétation poésiologique de l’opposition entre prose et poésie ............ 96
α. Interprétation symboliste ........................................................................ 96
β. Interprétation cubo-futuriste ................................................................... 98
B. Emergence d’une ontologie poétique..................................................................... 99
1. La sacralisation de la poésie. ............................................................................ 100
a. Le modèle du poète-philosophe Tjutčev ................................................... 101
b. Le modèle du philosophe-poète : Nietzsche ............................................. 103
2. Poésie et connaissance ...................................................................................... 105
a. L’utopie d’une poésie théurgique. ............................................................ 105
b. L’utopie d’une poésie immédiate. ............................................................ 108
3. Poésie et Sagesse .............................................................................................. 110
a. Poésie et Sophia ........................................................................................ 110
b. Poésie et sagesse animale ......................................................................... 112
Partie II : Les différentes conceptions du verbe poétique à l’Âge d’Argent ........... 117
368
a. Symbolisme russe et symbolisme occidental............................................ 142
b. Symbole et sobornost’ .............................................................................. 144
3. Le symbolisme de Belyj : le verbe créateur...................................................... 146
a. Conception instrumentaliste du verbe....................................................... 146
b. Le poème « le Verbe ».............................................................................. 150
369
b. Mandel’štam ............................................................................................. 203
3. La polysémie du vocable. ................................................................................. 205
a. L’analyse d’ Èjxenbaum ........................................................................... 206
b. L’analyse de Mandel’štam........................................................................ 207
c. l’analyse de M. Cvetaeva .......................................................................... 208
B. L’intégrité du vers et du poème ........................................................................... 210
1. Le statut sémantique de la phrase ..................................................................... 210
a. L’événement de la parole .......................................................................... 210
b. La question du sens et de la référence ...................................................... 211
2. Le vocable et le vers. ........................................................................................ 212
a. L’approche de Tynjanov ........................................................................... 212
b. L’approche d’ Èjxenbaum ........................................................................ 213
c. L’approche de Mandel’štam ..................................................................... 214
3. L’actualisation du vocable dans le vers. ........................................................... 217
a. L’analyse de Tynjanov.............................................................................. 217
b. La liberté des vocables dans le vers selon Pasternak................................ 218
c. La liberté des vocables dans le vers selon Mandel’štam .......................... 220
C. Poétiques de l’intégrité......................................................................................... 223
1. Une poétique de la nomination juste : Cvetaeva............................................... 223
a. Le statut du nom chez Cvetaeva ............................................................... 223
b. Le poème « la Force verbale ».................................................................. 224
2. Une poétique de la sensation verbale : Pasternak ............................................. 228
a. La sensation et la conscience .................................................................... 228
b. « Laissons choir les vocables... ».............................................................. 230
3. Une poétique de la densité culturelle du verbe : Mandel’štam......................... 235
a. Le statut historique et culturel des vocables ............................................. 235
b. Le poème « Prends de mes mains ... ». ..................................................... 238
370
4. Derrida, la mise en question de la métaphore ................................................... 252
a. Mise en question de la définition de la métaphore.................................... 252
b. Mise en question de la métaphore en tant que concept métaphysique. .... 256
B. Poétique de la métaphore: l’exemple de Pasternak.............................................. 257
1. Définition de la métaphore ............................................................................... 257
a. Le manifeste la Coupe noire..................................................................... 257
b. Le manifeste la Réaction de Wassermann ................................................ 260
c. Lettre à Ol’ga Frejdenberg du 23 juillet 1910........................................... 261
d. Interprétations de la métaphore chez Pasternak........................................ 263
2. Mise en œuvre de la métaphore dans le poème « Définition de la poésie »..... 266
C. Poétique de la métaphore : l’exemple de Belyj.................................................... 269
1. Définition de la métaphore ............................................................................... 269
a. L’essai la Magie des vocables................................................................... 269
b. L’essai la Pensée et la langue................................................................... 271
2. Mise en œuvre de la métaphore en prose.......................................................... 272
371
a. Justesse et justice ...................................................................................... 310
b. Vérité ........................................................................................................ 312
2. L’horizon intellectuel de la pensée poétique de l’Âge d’Argent ...................... 313
a. L’héritage grec .......................................................................................... 313
b. La pensée mythique .................................................................................. 314
B. La parole poétique, expression de la vérité lyrique.............................................. 316
1. M. Cvetaeva, la parole poétique comme affirmation de soi et auto-justification.
.............................................................................................................................. 316
2. V. Majakovskij, la parole poétique comme affirmation de soi et justification
d’autrui.................................................................................................................. 320
C. La parole poétique, dévoilement de la vérité du monde ...................................... 323
1. V. Ivanov : le verbe et le Verbe, Salut du monde............................................. 325
2. Božidar : la parole poétique, unité du monde. .................................................. 330
D. La parole poétique, accès à la vérité de l’homme. ............................................... 334
1. O. Mandel’štam : la parole poétique, l’homme et la culture ............................ 334
2. B. Pasternak : la parole poétique, l’homme et la vie ........................................ 340
Bibliographie............................................................................ 354
372
Florence Corrado
TOME II : ANNEXES
Thèse de Doctorat
sous la direction de
M. le Professeur Jean-Claude Lanne
2
ANNEXE 1 : LEXIQUE
FRANÇAIS-RUSSE
GREC-LATIN
1
Le vocabulaire grec et latin ayant connu, à travers les siècles, une sensible évolution dans l’expression des
notions de « langue » et de « parole », les termes grecs et latins ne peuvent être considérés comme des
équivalents immuables des termes russes et français. Ils ne sont donc proposés qu’à titre indicatif.
3
forma – forme // morphè - forma
>> vnutrennjaja forma – forme interne
>>vnesnjaja forma – forme externe
1) C’est chez Humboldt qu’apparaît la notion de forme des langues. Fidèle à la tradition
aristotélicienne, il définit la forme comme le principe déterminant la langue. La forme est cet
élément constant, spécifique à chaque langue, qui sous-tend tout acte linguistique particulier.
Humboldt utilise l’image d’une force à l’œuvre dans le langage.
« Ce travail de l’esprit, qui fait du son articulé le médiateur de la pensée, s’exerce selon une
fonction continue et uniforme qui, assumée aussi complètement que possible et rendue de façon
systématique, constitue la forme de la langue.
Une telle définition paraît ne donner qu’un schéma abstrait et n’être qu’un produit de la
science. Or, il serait absolument faux de ne voir là qu’un être de raison dépourvu d’existence
propre. En réalité, la forme exprime bien plutôt la marque radicalement individuelle de l’élan au
cours duquel une nation incarne dans sa langue ses valeurs intellectuelles et affectives. C’est
parce que nous ne pouvons jamais accéder au foyer unifiant d’un tel projet, mais seulement à la
pluralité discontinue de ses effets, que nous sommes réduits à rendre la régularité uniforme de
son action par l’unité générale d’un concept privé de vie. Au coeur de lui-même, l’élan rayonne
2
d’unité et de vie.»
« Nous distinguons dans un vocable : la forme externe, c’est-à-dire le son articulé, le contenu,
objectivé par l’intermédiaire du son, et la forme interne, ou le sens le plus proche de l’étymologie
du vocable, le moyen par lequel le contenu est exprimé. »
2
W. Humboldt, Introduction à l’œuvre sur le kavi, traduction et introduction P. Caussat, Paris, Seuil, 1974, p.
185
3
A. A. Potebnja, Mysl’ i jazyk, in Russkaja slovesnost’. Antologija, gl. red. V.P. Neroznak, Moskva, Academia,
1997, p. 51
4
Внешняя форма есть тот неизменный, общеобязательный, твердый состав,
которым держится все слово ; ее можно уподобить телу организма. (...) Напротив,
внутреннюю форму слова естественно сравнить с душою этого тела.(...) Эта душа
слова – его внутренняя форма – происходит от акта духовной жизни. Если о внешней
форме можно, хотя бы и приблизительно точно, говорить как о навеки неизменной, то
внутреннюю форму правильно понимать как постоянно рождающуюся, как явление самой
4
жизни духа. »
« Язык, стяжавший столь благодатный удел при самом рождении, был вторично
облагодатствован в своем младенчестве таинственным крещением в животворящих
струях языка церковнославянского. Они частично претворили его плоть и духотворно
5
преобразили его душу, его « внутреннюю форму ».»
« Ayant reçu un don si plein de grâce à la naissance, la langue fut une seconde fois comblée
de grâce dans sa jeunesse par son baptême mystérieux dans les eaux vivifiantes de la langue
slavonne. Elles ont en partie transformé sa chair et spirituellement transfiguré son âme, sa « forme
interne». »
L’acte de parler correspond à l’articulation des sons d’une langue qui sont porteurs de
sens. Le verbe « parler » met l’accent à la fois sur la profération et sur l'expression. Le sujet
parlant s’exprime, et de ce fait s’affirme en tant que personne.
1) D’un point de vue linguistique, les noms sont les vocables par lesquels un locuteur
désigne des êtres animés ou des choses. Le nom commun désigne une chose tout en signifiant
l’expérience subjective que le locuteur en fait, à la différence du nom propre qui ne fait que
désigner. C’est dans ce sens que Mandel’štam écrit :
4
P. Florenskij, „U vodorazdelov mysli, IV. Mysl’ i jazyk”, Sočinenija, t.3(1), Moskva, Mysl’, 2000, p. 213.
5
V. Ivanov,„Naš jazyk“, Rodnoe i vselenskoe, Moskva, Respublika, 1994, p.396.
5
6
« Имя уже определение, уже « что-то знаем ». »
« Le nom substantif désigne non pas seulement la qualité, l’idée en général, mais sa
réalisation particulière, son cas particulier ; il exprime non seulement l’idée, mais l’existence, la
chosification de cette idée, son être dans un objet particulier. Hormis son contenu dicible dans le
vocable, il est aussi un geste silencieux mais expressif, mystique et, par son sens, ontologique :
cela est. C’est ce geste ontologique qui constitue la nature du nom. »
« Le processus de dénomination des phénomènes spatiaux et temporels par des vocables est
un processus d'incantation ; tout vocable est une formule magique. »
1) La langue est un système de signes vocaux commun à un groupe social qui permet
l’exercice de la faculté de langage. Selon la distinction saussurienne, la langue est un produit
social, par opposition à la parole qui est un acte individuel d’énonciation.
6
O. Mandel’štam, “O pirode slova”, Sobranie sočinenij v 5 t., Moskva, Art Biznes Centr, 1993, p. 249.
7
S. Bulgakov, Filosofija imeni, Moskva, Iskusstvo / Sankt Peterburg, Inapress, 1999, p. 60.
8
Ibid., p. 44
9
A. Belyj, „Magija slov”, Simvolizm kak miroponimanie, Moskva, Respublika, 1994, p. 132.
6
« On peut localiser [la langue] dans la portion déterminée du circuit où une image auditive
vient s’associer à un concept. Elle est la partie sociale du langage, extérieure à l’individu, qui à lui
10
seul ne peut ni la créer ni la modifier… »
« В сущности язык всегда был и есть один - язык самих вещей, их собственная
11
идеация. »
“En réalité, la langue est et a toujours été une : elle est la langue des choses elles-mêmes, leur
propre idéation. »
« La langue est le plus puissant instrument de création. Lorsque je donne un nom à un objet,
j’affirme son existence. Toute connaissance découle de la dénomination. »
« [la langue] sert de maillon intermédiaire entre le monde des objets connaissables et le sujet
connaissant, et dans ce sens elle contient en elle-même objectivité et subjectivité. »
“La langue, selon la vision profonde de Wilhelm von Humboldt, est à la fois produit et force
active (έργον et ενέργεια) ; un milieu commun qui est sans cesse créé par tous, tout en précédant
et conditionnant en même temps tout acte créateur dans le berceau même de sa pensée ; c’est
une alliance antinomique de nécessité et de liberté, de divin et d’humain ; création de l’esprit du
peuple et don de Dieu au peuple. La langue, selon Humboldt, est un don que le peuple reçoit
comme un destin, comme une sorte de prédétermination de son être spirituel à venir. »
10
F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1972, p. 23.
11
S. Bulgakov, Filosofija imeni, op.cit., p. 26
12
A. Belyj, „Magija slov”, op.cit., p. 131.
13
A. Potebnja, “Mysl’ i jazyk”, Slovo i mif, Moskva, Pravda, 1989.
14
V. Ivanov, « Naš jazyk », op.cit., p. 396
7
nazyvat’ – appeler // onomazein – appellare
Donner un nom.
« Les mondes des concepts abstraits, tout comme les mondes des essences, de quelque
manière qu’on appelle ces essences (matière, exprit, nature), ne sont pas réels ; ils n’existent pas
sans le verbe ; le verbe est l’unique navire réel sur lequel nous voguons d’une inconnue vers une
autre. »
15
A. Belyj, „Magija slov”, op.cit., p. 137.
16
O. Mandel’štam, “O prirode slova”, op.cit., p. 246
8
« Aucune langue ne s’opposera aussi fortement que le russe à une fonction appliquée qui
serait nominative. Le nominalisme russe, c’est-à-dire l’idée de la réalité du vocable en tant que tel,
vivifie l’esprit de notre langue et le relie à la culture philologique grecque, non d’un point de vue
étymologique ou littéraire, mais par le principe de liberté intérieure qui leur est commun. »
« У нас нет Акрополя. Наша культура до сих пор блуждает и не находит своих стен.
Зато каждое слово словаря Даля есть орешек Акрополя, маленький Кремль, крылатая
крепость номинализма, оснащенная эллинским духом на неутомимую борьбу с
17
бесформенной стихией, небытием, отовсюду угрожающим нашей истории. »
« Nous n’avons pas d’Acropole. Notre culture continue jusqu’à présent à errer sans trouver ses
murs. En revanche, chaque vocable du dictionnaire de Dal’ est une noisette de l’Acropole, un petit
Kremlin, une forteresse ailée du nominalisme, lestée de l’esprit hellénique de lutte infatigable
contre la force élémentaire informe, le néant qui menace de toutes parts notre histoire. »
« En conséquence, si la poésie est métaphore, αλληγορία au sens large du mot, alors la prose,
en tant qu’expression de l’observation élémentaire, et la science, tendent à être, dans un certain
sens, redondance, ταυτολογία. »
Situé dans le même courant de pensée, Belyj a recours à la double métaphore de la vie
et de la mort, dévoilant ainsi un mode de pensée mythopoétique :
« Le terme idéal est un cristal éternel obtenu exclusivement par voie de décomposition totale ;
le vocable-image est comme un être humain vivant : il crée, il influence, il fait évoluer son contenu.
Le vocable commun prosaïque, c’est-à-dire un vocable ayant perdu sa figurativité sonore et
vivante, sans être encore devenu terme idéal, est un cadavre puant en décomposition. »
17
ibid., p. 251
18
A. A. Potebnja, Iz zapisok po teorii slovesnosti, Xar’kov, 1905, p. 100
19
A. Belyj, op.cit., p. 135
9
3) Dans la pensée mystique développée par Bulgakov, c’est la vision du monde
symboliste qui est la clef de lecture de la poésie. La poésie est la langue dans sa dimension
symbolique, contrairement à la prose qui nie cette dimension du verbe.
« En poésie le vocable cesse d’être uniquement un signe utilisé pour signaler un sens, des
« concepts » ; il apparaît tel qu’il est, c’est-à-dire un symbole. »
21
« Язык есть орган, образующий мысль. »
Pour Humboldt, le langage est aussi ce qui permet l’ouverture de l’homme au monde, sa
communication avec autrui.
« Ainsi surgit entre l’homme et le monde, de par la réflexion de celui-ci en celui-là, l’instance
dont le rôle est de souder l’homme au monde et d’offrir le monde à l’action de l’homme : je veux
22
dire le langage. »
3) La tradition du réalisme philosophique, elle, est orientée vers les origines du langage.
Pour Bulgakov, le langage est la manifestation de la transcendance en l’homme, en ce qu’il
révèle dans son âme la présence d’idées qui lui préexistent.
20
S. Bulgakov, op.cit., p. 119
21
A.A. Potebnja, Mysl’ i jazyk, op.cit.
22
W. von Humboldt, op.cit., p. 366
10
« Сущность речи есть пробуждение смыслов, жизнь идей-слов в человеке, которые
связуют сознание людей, и связь эта совершается через язык. Внутреннее это слово
имеет свою особенную жизнь, ранее чем оно воплощается в слове, в сознании,
23
реализуется в нем. »
« L’essence du langage est l’éveil des significations, la vie en l’homme de vocables-idées qui
lient la conscience des hommes, et c’est par la langue que se réalise ce lien. Ce verbe intérieur a
une vie propre antérieure à son incarnation dans le vocable, dans la conscience, et qui se réalise
en eux. »
reč’ – parole, discours // lógos – verbum, verba, voces (vox), sermo, oratio
2) Dans une perspective productrice, héritée de Humboldt, la parole est définie du point
de vue du locuteur comme activité créatrice :
« En elle-même, la langue est non pas un ouvrage fait [ergon], mais une activité en train de se
faire [energeia]. Ainsi sa vraie définition ne peut-elle être que génétique. Il faut y voir la réitération
éternellement recommencée du travail qu’accomplit l’esprit afin de ployer le son articulé à
l’expression de la pensée. En toute rigueur, une telle définition ne concerne que l’acte singulier de
la parole actuellement proférée ; mais, au sens fort et plein du terme, la langue n’est, tout bien
24
considéré, que la projection totalisante de cette parole en acte. »
25
« Поэтическая речь и есть речь в собственном смысле. »
23
S. Bulgakov, op.cit., p. 24
24
W. von Humboldt, op.cit., p. 183
25
A. Belyj, op.cit., p. 133
11
3) Dans une perspective mythopoétique défendue par les poètes symbolistes, la parole
poétique, présentée d’emblée métaphoriquement comme parole vivante, est définie comme
une analogie de la parole magique ou prophétique.
26
« Сама живая речь есть непрерывная магия. »
Cette approche oriente l’attention sur le sujet lui-même autant que sur l’acte de parole :
en dernier lieu la parole est définie comme affirmation de la personne qui profère cette parole,
et affirmation de la chose nommée. La parole apparaît ainsi comme la synthèse en acte du moi
et du monde.
« Творчество живой речи есть всегда борьба человека с враждебными стихиями, его
окружающими ; слово зажигает светом победы окружающий меня мрак.
И поэтому-то живая речь есть условие существования самого человечества : оно
квинтэссенция самого человечества ; и потому первоначально поэзия, познавание,
музыка и речь были единством; и потому живая речь была магией, а люди, живо
говорящие, были существами, на которых лежала печать общения с самим божеством. »
28
« la création d’un discours vivant est toujours une lutte de l’homme avec les forces
élémentaires hostiles qui l’entourent ; le verbe éclaire de la lumière de la victoire la ténèbre qui
m’entoure.
C’est pourquoi la parole vivante est la condition d’existence de toute l’humanité, elle est la
quintessence de l’humanité ; c’est pourquoi à l’origine la poésie, la connaissance, la musique et la
parole étaient unies ; c’est pourquoi la parole vivante était magie, et les gens parlant de manière
vivante étaient des êtres marqués du sceau du dialogue avec la divinité. »
26
ibid., p. 132
27
V. Ivanov, “Zavety simvolizma”, op.cit., p. 184
28
A. Belyj, op.cit., p. 132
12
simvol - symbole // sumbolon – signum, symbolum
"Le symbole a pour caractère de n'être jamais tout à fait arbitraire; il n'est pas vide, il y a un
29
rudiment de lien naturel entre le signifiant et le signifié."
« Через микрокосм говорит космос, но, вместе с тем, чрез человека говорит и его
живая органическая конкретность, определенная психическая и историческая
индивидуальность и определенный язык, определенно настроенный, индивидуально
окачественный инструмент. И потому слово так, как оно существует, есть
удивительное соединение космического слова самих вещей и человечeского о них слова,
притом так, что то и другое соединены в нераздельное сращение. (…) Это загадочное,
трудное для мысли и волнующее для сердца сращение идеального и реального
(материального), феноменального, космического и элементарного мы называем
символом. Итак, мы дошли до точки : слова суть символы. Природа слова символична, и
30
философия слова тем самым вводится в состав символического мировоззрения. »
« A travers le microcosme parle le cosmos, mais en même temps, à travers l’homme parle
aussi sa dimension concrète, vivante, organique, une individualité historique et psychique définie
et une langue définie, un instrument accordé de manière définie, dont la qualité est individuelle.
C’est pourquoi le verbe tel qu’il existe est l’union étonnante du verbe cosmique des choses
mêmes et du verbe humain qui les désigne, de telle sorte que l’un et l’autre sont réunis en une
coalescence indivisible. (…) Cette mystérieuse coalescence, difficile pour la pensée et émouvante
pour le cœur, de l’idéal et du réel (matériel), phénoménal, du cosmique et de l’élémentaire, nous
l’appelons symbole. Nous sommes ainsi arrivés à notre terme : les vocables sont des symboles.
La nature du verbe est symbolique, et la philosophie du verbe, par là, s’inscrit dans le cadre d’une
vision du monde symbolique. »
« Часть, равная целому, причем целое не равно части, - таково определение символа.
Символ есть символизируемое, воплощение есть воплощаемое, имя есть именуемое, -
хотя нельзя сказать обратно, - и символизируемое не есть символ, воплощаемое не
есть воплощение, именуемое не есть имя. (...) И потому, сказав « не есть все это », - мы
вступаем на путь апофатического богословия, апофатической философии : все, что не
31
есть это, - и вообще не есть, не есть как предмет нашей мысли. »
« Une partie qui est égale au tout, tandis que le tout n’est pas égal à la partie : telle est la
définition du symbole. Le symbole est le symbolisé, l’incarnation est l’incarné, le nom est le
nommé, mais l’inverse n’est pas vrai : le symbolisé n’est pas le symbole, l’incarné n’est pas
l’incarnation, le nommé n’est pas le nom. (…) Et c’est ainsi que, en disant « ce n’est pas tout
cela », nous entrons sur la voie de la théologie apophatique, de la philosophie apophatique : tout
ce qui n’est pas cela, et ce qui, de manière générale, n’est pas, n’est pas en tant qu’objet de notre
pensée. »
29
F. de Saussure, Cours de linguistique générale, op.cit., p. 101
30
S. Bulgakov, Filosofija imeni, op.cit., p. 27-28
31
P. Florenskij, „U vodorazdelov mysli, IV. Mysl’ i jazyk”, op.cit.p. 138
13
skazat’ - dire // legein – dicere
Dire signifie émettre les sons articulés d'une langue. Il est synonyme de « proférer »,
« prononcer ».
1) Du point de vue linguistique, le vocable est la plus petite unité de la langue porteuse
de signification.
« Nous distinguons dans un vocable : la forme externe, c’est-à-dire le son articulé, le contenu,
objectivé par l’intermédiaire du son, et la forme interne, ou le sens le plus proche de l’étymologie
du vocable, le moyen par lequel le contenu est exprimé. »
“Toute création d’un vocable nouveau à partir d’un vocable précédent crée, en même temps
qu’un sens nouveau, une représentation nouvelle. C’est pourquoi nous pouvons dire qu’à l’origine,
tout vocable est constitué de trois éléments : il est l’union de sons articulés, c’est-à-dire du signe
extérieur de la signification ; de la représentation, ou signe intérieur de la signification, et de la
signification elle-même. »
« Уже при самом возникновении слова между его значением и представлением, т.е.
способом, каким обозначено это значение, существует неравенство : в значении всегда
заключено больше, чем в представлении (...). Слово служит лишь только точкой опоры
34
для мысли. »
32
A.A. Potebnja, Mysl’ i jazyk, op.cit.
33
A. A. Potebnja, Iz zapisok po teorii slovesnosti, op.cit., p. 19
34
ibid., p. 21
14
« Dès l’apparition d’un vocable il y a déjà une inégalité entre sa signification et sa
représentation, c’est-à-dire le moyen par lequel est signifiée cette signification : cette dernière
contient toujours plus que la représentation. (…) Le vocable ne sert que de point d’appui à la
pensée. »
« Indépendamment de son caractère premier ou dérivé, tout vocable, en tant que signe sonore
d’une signification, se fonde sur l’union d’un son et d’une signification, par simultanéité ou
consécutivité ; donc, tout vocable est métonymie. »
« La création de vocables est une très ancienne création poétique de l’homme. Aujourd’hui les
vocables sont morts et la langue est semblable à un cimetière, mais le vocable à sa naissance
était vivant, imagé. Tout vocable, à la base, est trope. »
3) C’est aussi cette attention portée à ce qui fait le lien entre le sensible et l’intelligible
qui amène Mandel’štam à donner une définition synthétique du vocable comme un système
d’éléments équivalents : le son et les significations, les représentations qui s’y associent...
« Для акмеистов сознательный смысл слова, Логос, такая же прекрасная форма, как
37
музыка для символистов. »
« Pour les acméistes, le sens conscient du verbe, le Logos, est une aussi belle forme que la
musique pour les symbolistes. »
« Разве вещь хозяин слова? Слово – Психея. Живое слово не обозначает предметы, а
свободно выбирает ту или иную предметную значимость, вещность, милое тело. И
вокруг вещи слово блуждает свободно, как душа вокруг брошенного, но не забытого
38
тела.»
« Est-ce donc que la chose est maître du verbe? Le verbe est Psyché. Le verbe vivant ne
désigne pas d’objets, il choisit librement une signification concrète parmi d’autres, une chose, un
joli corps. Et le verbe erre librement autour de la chose comme l’âme autour du corps abandonné
sans être oublié. »
« Que faire de l’attache du vocable à son sens : serait-ce donc une dépendance servile ? Mais
le vocable n’est pas la chose. Sa signification n’est en aucun cas sa propre traduction. En fait
35
ibid., p. 203
36
V. Šklokvskij, “ Voskrešenie slova ”, Gamburgskij ščet, Moskva, Sovetskij pisatel’, 1990, p. 36
37
O. Mandel’štam, “Utro akmeizma”, op.cit., p. 321
38
O. Mandel’štam, “Slovo i kul’tura”, op.cit., p. 226
39
O. Mandel’štam, “O prirode slova”, op.cit., p. 255-256
15
personne n’a jamais baptisé une chose en lui donnant un nom inventé. Le plus commode et le
plus juste du point de vue scientifique est de considérer le vocable comme une image, c’est-à-dire
une représentation verbale. Est ainsi écartée la question de la forme et du contenu, où la
phonétique est la forme et tout le reste le contenu. »
« C’est dans un verbe qu’est donnée la création originelle : le verbe relie le monde invisible,
silencieux qui foisonne dans la profondeur subconsciente de ma conscience personnelle, au
monde silencieux, privé de sens, qui foisonne hors de ma personne. Le verbe crée un monde
nouveau, un troisième monde, celui des symboles sonores, au moyen desquels s’éclairent les
mystères qui me sont extérieurs. »
«Слово есть мир, ибо это он себя мыслит и говорит, однако мир не есть слово,
точнее не есть только слово, ибо имеет бытие еще и металогическое, бессловесное.
Слово космично в своем естестве, ибо принадлежит не сознанию только, где оно
вспыхивает, но бытию, и человек есть мировая арена, микрокосм, ибо в нем и через него
звучит мир, потому слово антропокосмично, или, скажем точнее, антропологично. И
эта антропологическая сила слова и есть реальная основа языка и языков. Наречия
различны и множественны, но язык один, слово едино, и его говорит мир, но не человек,
43
говорит мирочеловек. »
« Le verbe est le monde, car c’est le monde qui se pense et se dit, cependant le monde n’est
pas le verbe, plus précisément n’est pas que le verbe, car il a également un être métalogique,
non-verbal. Le verbe est cosmique par nature, car il appartient non pas seulement à la conscience
dans laquelle il étincelle, mais à l’être, et l’homme est l’arène du monde, un microcosme, car en lui
40
V. Ivanov, ”Zavety simvolizma”, op.cit., p. 183
41
ibid., p. 187
42
A. Belyj, op.cit., p. 131
43
S. Bulgakov, op.cit., p. 26
16
et à travers lui retentit le monde, c’est pourquoi le verbe est anthropocosmique, ou bien, pour être
plus précis, anthropologique. Et cette puissance anthropologique du verbe est justement le
fondement réel de la langue et des langues. Les idiomes sont divers et multiples, mais la langue
est une, le verbe est un, et c’est le monde qui le parle, et non l’homme, c’est le monde-homme qui
le parle. »
Autrement dit, dans une perspective chrétienne, le verbe humain est défini par référence
au Verbe divin.
« Предвечно сущее Слово, Которое Само о Себе говорит : Аз есмь сый, явилось тем
творческим принципом, в Котором и Которым сотворено все существующее. Вселенная,
космос, есть раскрытие и откровение изначально сущего Слова. Будучи этим
раскрытием и откровением, мир в самых тайных недрах своих « лочичен », т.е.
сообразен и соразмерен Логосу, и каждая деталь и событие этого мира есть скрытая
мысль, тайное движение всепроникающего божественного Слова. Логос как начало
человеческого познания не есть Логос другой, отличный от Логоса существенно-
44
божественного. Это тот же самый Логос, только в разных степенях осознания. »
« Le Verbe qui est de toute éternité, qui dit de lui-même : Je suis « l’étant », est apparu comme
étant le principe créateur dans lequel et par lequel fut créé tout ce qui existe. L’univers, le cosmos,
sont le dévoilement et la révélation du Verbe qui est depuis le commencement. Etant ce
dévoilement et cette révélation, le monde, dans ses entrailles les plus secrètes, est « logique »,
c’est-à-dire qu’il est en concordance et en conformité avec le Logos, et chaque détail, chaque
événement de ce monde est une pensée cachée, un mouvement secret du Verbe divin qui
pénètre tout. Le Logos en tant que principe de la connaissance humaine n’est pas un autre Logos,
il ne diffère pas du Logos essentiel et divin. Il s’agit du même Logos, mais à différents niveaux de
conscience. »
« Итак, надо различать в прологе Ев. Ио., две мысли о Логосе : о Логосе в себе как
Божественной Ипостаси, как Боге и о логосе, действующем в мире, хотя и обращенном к
Богу, энергию Логоса в мире, Софию. И этот Логос в творении имеет пребывание и
45
средоточие в человеке как образе и подобии Божии. »
“Il faut ainsi distinguer dans le prologue de l’Evangile de Jean deux pensées du Logos : le
Logos en soi en tant qu’hypostase divine, Dieu, et le logos agissant dans le monde, bien que
tourné vers Dieu, énergie du Logos dans le monde, Sophia. Et dans la création ce Logos a sa
place et son centre dans l’homme, en tant qu’image et ressemblance divine. »
NB. En russe, c’est tantôt le terme slave, « slovo », tantôt le terme grec, « logos », qui
est employé. En français, c’est le terme « verbe », hérité du latin, qui rend compte de cette
polysémie.
Synonyme de « dire », le verbe « exprimer » met l’accent sur l’acte du sujet qui rend
sensible, dans la parole, une pensée, mais aussi sur le résultat de cette « parole-pensée ».
44
V. Èrn, Bor’ba za logos, in V. Èrn, Sočinenija, Moskva , Pravda, 1991, p. 79
45
S. Bulgakov, op.cit., p. 104
17
znak – signe // sumbolon – signum
« Le signe linguistique unit non une chose et un nom, mais un concept et une image
acoustique. (…) Nous appelons signe la combinaison du concept et de l’image acoustique. Nous
proposons de conserver le mot signe pour désigner le total, et de remplacer concept et image
46
acoustique par signifié et signifiant. »
47
« Le signe linguistique est arbitraire. »
Dans la même perspective, ces deux verbes sont employés par les symbolistes dans le
sens théologique de « être le signe de », « symboliser ».
zvuk – son
1) Dans la langue, le son est indissociable du sens : c’est le son articulé. Potebnja
affirme que le vocable est nécessairement à la fois son et sens.
« ... членораздельного звука без значения не называется словом. Такой звук есть
48
исскуственный фонетический препарат, а не слово. »
« ...un son articulé privé de sens ne peut être nommé vocable. Un tel son est une préparation
phonétique artificielle, et non un vocable. »
« Car c’est l’intention et l’aptitude à signifier – entendue moins dans l’absolu que, d’abord, dans
leur incarnation déterminée, définie par la transposition représentative d’un contenu de pensée –
49
qui constituent à elles seules le son articulé. »
46
F. de Saussure, op.cit., p. 98
47
ibid., p. 101
48
A.A.Potebnja, Iz zapisok po russkoj russkoj grammatike, Gosudarstvennoe Učebno-pedagogičeskoe izdanie
Ministerstva Prosveščenija RSFSR, Moskva, 1958, p.13
49
W. Von Humboldt, op.cit., p. 205
18
Saussure, au contraire, décrit de façon physique l’union inséparable formée par un
« bruit » et un sens.
« Le son, unité complexe acoustico-vocale, forme (…) avec l’idée une unité complexe,
50
physiologique et mentale ».
Èjxenbaum, lui, distingue le statut du son dans la parole poétique de son statut dans la
langue courante. Dans le discours poétique, la dimension sonore de la parole tend à prévaloir
sur sa dimension signifiante :
« Au plus haut degré du discours artistique, dans le vers, l’aspect sonore et articulatoire de la
parole se retrouve pour ainsi dire au premier plan, si bien que, pour une grande part, l’attention se
concentre justement sur ces éléments. »
« ... есть только намеки, да еще очарование гармонии, могущей внушить слушающему
53
переживание, подобное тому, для выражения которого нет слов. »
50
ibid., p. 24
51
O. Mandel’štam, “O prirode slova”, op.cit., p. 256
52
B. Èjxenbaum, „O xudožestvennom slove”, O literature, Moskva, Sovetskij pisatel’, 1987, p. 333
53
V. Ivanov, “Zavety simvolizma”, op.cit., p. 182
19
« ...il n’y a que les allusions, et puis le charme de l’harmonie, qui puissent inspirer à l’auditeur
une sensation identique à celle que les vocables sont impuissants à exprimer. »
« ... à nouveau dans le vocable ressuscite la force musicale du son ; à nouveau nous sommes
charmés non par le sens, mais par le son des vocables. »
En privilégiant le son par rapport au sens, la parole poétique symboliste tend à sortir des
limites concrètes de la langue vers une conception mystique. Ivanov, en effet, insiste moins
sur le son (zvuk) de la parole poétique que sur sa résonance (otzvuk), dessinant le chemin
sonore des realia aux realiora :
« Я не символист, если слова мои равны себе, если они – не эхо иных звуков, о которых
не знаешь, как о Духе, откуда они приходят и куда уходят, - и если они не будят эхо в
55
лабиринтах душ. »
« Je ne suis pas symboliste, si mes paroles sont égales à elles-mêmes, si elles ne sont pas
l’écho d’autres sons dont on ne sait, comme de l’Esprit, ni d’où ils viennent, ni où ils vont, et si
elles n’éveillent pas d’échos dans les labyrinthes des âmes .»
La mythologie poétique futuriste est encore plus radicale : est affirmé le « son en tant
que tel », qui indique l’indépendance du son par rapport au sens dans la parole poétique. V.
Xlebnikov parle de « zvukopis’ » et de « zvukorjad », V. Šklovskij de « zvukoreč’ » pour
désigner cette parole au statut nouveau.
56
« …сами звуки речи, как таковые, обладают особенной силой. »
« …les sons mêmes du discours, les sons en tant que tels, ont une force particulière. »
La parole comprise comme pure sonorité quitte les limites de la langue objective. Seule
une pensée mythopoétique peut affirmer l’existence de cette parole nouvelle. L’acte même de
nomination de cette parole par le néologisme de « zvukoreč’ » lui confère être et réalité.
57
« … эти звуки хотят быть речью. (...) заумная звукоречь хочет быть языком. »
« …ces sons veulent être discours. (...) le discours sonore d’outre-entendement veut être
langue. »
54
A. Belyj, op.cit., p. 134
55
V. Ivanov, “Mysli o simvolizme”, op.cit., p. 194
56
V. Šklovskij, “O poèzii i o zaumnom jazyke”, op.cit., p. 46
57
ibid., p. 57
20
smysl – sens //nous, dianoia - significatio, sententia, vis, intellectus,
interpretatio
1) La tradition philosophique relie la question du sens soit à celle de l’idée, soit à celle
du signe. Dans la perspective platonicienne, le sens est l’idée, ou principe intelligible. Au
contraire, Saint Augustin relie le sens au signe, en ce qu’il désigne des connaissances issues
de l’expérience sensible. La pensée de l’Âge d’Argent prolonge à sa manière chacune de ces
traditions.
« Столь различным может быть дано представление о бытии в сознании, что тот,
кому, по его чувствованию, приоткрывается « мистический » смысл бытия, будет
ощущать словесное приписание этого признака предметам созерцательного
58
постижения в повседневном значении обычного слова – как « изреченную ложь ». »
« La représentation de l’être dans la conscience peut être si diverse que celui dont les sens
découvrent la signification « mystique » de l’être ressentira l’emploi lexical de ce signe des objets
de la connaissance contemplative dans le sens quotidien d’un vocable banal comme « la
profération d’un mensonge ». »
60
« В искусcтве мы заявили : слово шире смысла. »
58
V. Ivanov, “Zavety simvolizma”, op.cit., p. 180
59
ibid., p. 183
60
A. Kručenyx, “Novye puti slova”, Manifesty i programmy russkix futuristov, Wilhelm Fink Verlag, 1967, p.
66
21
En fait, c’est une parole non-signifiante qui est promulguée, donc un non-signe :
61
« Людям нужны слова и вне смысла. »
La pensée futuriste de la parole se révèle ainsi être une utopie poétique non-linguistique.
« Для акмеистов сознательный смысл слова, Логос, такая же прекрасная форма, как
62
музыка для символистов. »
« Pour les acméistes, le sens conscient du verbe, le Logos, est une aussi belle forme que la
musique pour les symbolistes. »
« Le verbe vivant ne désigne pas d’objets, il choisit librement une signification concrète parmi
d’autres, une chose, un joli corps.»
« Le poète sent dans le vocable ces significations entassées par les siècles, et en révèle
parfois l’ancien fondement au moyen d’associations de vocables. (...) Le sens d’un vocable est
quelque chose de mouvant, changeant ; « la poussière de milliers de significations » pèse sur de
nombreux vocables. »
61
V. Šklokvskij, “O poèzii i o zaumnom jazyke”, op.cit., p. 49
62
O. Mandel’štam, “Utro akmeizma”, op.cit., p. 321
63
O. Mandel’štam, “Slovo i kul’tura”, op.cit., p. 226
64
B. Ejxenbaum, „O xudožestvennom slove”, op.cit., p. 340
22
discours : c’est alors au sein de l’acte de la prédication, plus que de la nomination, que se
découvre la nature de la parole.
23
ANNEXE 2 : RESUMES DES ESSAIS POETIQUES
1. Essais symbolistes
Dans cet essai65, écrit en 1916, qui se présente comme un traité poétique, Bal’mont
expose sa représentation de la poésie comme une musique verbale dont la force incantatoire
repose sur la magie de la parole et des sons qui la composent. Cette conception est liée à une
vision du monde comme un tout harmonieux, où les sons de la nature et les paroles des
hommes se répondent. Bal’mont commence donc son essai en présentant sa vision du monde
puis, à partir de la lecture de poèmes incantatoires primitifs, cherche à montrer l’unité de la
parole, de la magie et de la musique. Bal’mont introduit son essai par l’évocation de la notion
de dualité, qui pour lui est omniprésente dans le monde. Il y voit des correspondances, une
harmonie entre la dualité et l’unité, qui sont autant de représentations du monde comme
totalité une. Il dessine également une analogie entre le monde et la parole poétique que forme
le vers (stix), qui lui aussi unit par la rime deux unités en une seule sonorité. Bal’mont donne
ensuite sa version de la Genèse : pour lui au commencement était le Silence (Bezmolvie) d’où
a pu jaillir le Verbe. Mais il s’agit aussi du mythe du commencement du poème, jailli d’abord
du silence, puis de la rime qui unit les vers. On retrouve donc l’analogie du monde et de la
poésie, qui vont finalement fusionner pour ne plus former qu’une seule unité harmonieuse.
65
K. Bal’mont, Poèzija kak volšebstvo, Moskva, Skorpion, 1915.
24
mexicaine) et d’épopées (finnoises), Bal’mont montre que la parole incantatoire est puissante
et créatrice.
L’auteur continue sa réflexion en affirmant que c’est justement cette fusion de l’homme
et de la nature, de la parole humaine et des forces élémentaires, qui constitue « le mystère
sonore de la Poésie comme Enchantement » (zvukovaja tajna Poèzii kak Volšebstva). La
parole humaine est une merveille, un miracle (samoe volšebnoe čudo) qui a le pouvoir de faire
venir le monde à l’être. Bien plus, chaque lettre de l’alphabet, chaque son du discours sont des
charmes, des forces magiques. Bal’mont évoque enfin la relation de l’homme à la parole et
définit alors le verbe comme « une sculpture sonore » (zvukovoe izvajanie) dont la magie
dépend de la force incantatoire de qui la profère.
Développant ensuite l’idée selon laquelle tous les éléments du vocable merveilleux sont
eux-mêmes magiques, Bal’mont entreprend l’étude des sons vocaliques et consonantiques de
la langue du point de vue de leur charme, des associations qu’ils suscitent, sonores, visuelles,
ou sémantiques. Cette étude le conduit à réaffirmer la musique de la parole, obscure pour la
raison mais claire pour les sens, capable de faire sentir à l’homme le mystère du monde. Il
affirme ainsi de nouveau l’unité de la parole, de la magie et de la musique.
Enfin Bal’mont conclut son essai en rappelant que pour être enchantement, le vers, ou la
parole poétique, doit être de nature double. En montrant que la parole doit à la fois tendre vers
l’au-delà obscur et silencieux de la conscience et vers l’éclat de la lumière, Bal’mont reprend
l’idée qu’il avait présentée en introduction : celle de la dualité qui doit être dépassée dans une
harmonie unitive.
66
A. Belyj, Glossolalija. Poèma o zvuke, Berlin, 1922.
25
du son, et comparent la mimique des sons à une danse. C’est la notion d’eurythmie qui va
ainsi rendre compte de cette gestuelle des sons. Mais l’essentiel de ce poème est constitué
du « conte des sons », c’est-à-dire de la représentation de la genèse des sons, qui peut à son
tour être lue comme le récit de la genèse du poème sonore eurythmique.
Les six premiers points de ce poème forment comme une introduction dans laquelle
Belyj commence par définir la parole comme une union de rythme, de sens et de son. Il
compare la production de son par la langue, dans la bouche, aux mouvements d’une danseuse,
et cette comparaison entre les mouvements de la langue dans la bouche et les gestes de la
main, des bras, du corps, lui permettent d’affirmer que « les sons connaissent les secrets des
plus anciens mouvements de l’âme. » Il écrit enfin que ces vocables-sons forment un monde.
En conclusion, il définit la mimique des sons comme une danse. C’est la notion de « sons
rythmiques » qui pour lui caractérise la langue : il définit alors l’art verbal comme eurythmie,
manifestation d’une unité entre parole, pensée et connaissance.
Du 19 è au 64 è point, Belyj fait donc le récit de la genèse des sons. Il s’agit d’une récit
imagé, sous la forme de luttes internes à la bouche. C’est une logique sonore qui justifie
l’apparition et le sens des vocables : tout en faisant référence aux travaux de V. Poržezinskij,
A M. Müller, R. Steiner ou Benzeler, Belyj donne sa propre explication du sens des sons et de
26
leurs combinaisons, les vocables, en élaborant toute une étymologie poétique et sonore. Ainsi
les sons apparaissent-ils au premier jour sous l’effet d’un flux de chaleur. Belyj donne une
description physique du son comme rayonnement d’énergie calorique, ce qui lui permet
d’assimiler son et lumière et de créer un autre néologisme désignant la parole : « zvukolučie »,
ou rayon sonore. L’étude des sons permet aussi à Belyj d’évoquer la relation qui s’instaure,
dans la parole, entre le moi parlant et le monde : la dénomination provoque en effet la
renaissance du « je », et le parallélisme déjà esquissé entre la bouche et le cosmos permet
d’affirmer une corrélation entre les sons et le monde extérieur. Ce récit de la genèse des sons
conduit également Belyj à évoquer un « Eden » sonore et lumineux du nom d’« Aèrija », où
habitent des « hommes-sons », porteurs de « sons lumineux » qu’ils expriment en langage des
sons, « zvukoslovie », ou glossolalie. Belyj poursuit l’étude des voyelles et des consonnes qui
s’unissent naturellement à chacune d’elles, et justifie plusieurs fois son entreprise en
exprimant l’idée que les sons forment des tableaux, des récits, des mythes qu’il faut apprendre
à lire.
Belyj aborde enfin la relation de la parole à la pensée. Il définit la pensée comme une
compréhension de la corrélation des lettres-sons dans le vocable. Il présente donc les sons
comme étant les éléments primordiaux de la pensée. Si le concept, base traditionnelle de la
pensée rationnelle, est défini négativement comme l’état figé de ce processus, la parole
sonore, au contraire, est l’incarnation vivante de la pensée. Belyj ajoute plus loin que le
processus de la pensée embrasse à la fois la mémoire et l’imagination : il s’agit bien là de
l’affirmation d’une pensée non pas conceptuelle, mais d’une pensée sonore et poétique, dans
et par la parole. Or Belyj ajoute qu’avoir accès à la pensée sonore donne une « conscience
angélique », rend visionnaire, autrement dit ouvre la porte du paradis poétique et sonore
qu’est l’Aèrija. Dans le récit de la genèse des sons, l’homme apparaît au quatrième jour, et
avec lui la langue (reč’). « La langue est la conscience de la vie. », écrit Belyj, et l’homme est
autant créé par la parole que lui-même ne l’utilise pour créer. C’est par cette dialectique de la
parole et de la création que se clôt le conte des sons. En effet, à partir du point 65, Belyj
reprend son étude du sens des sons, puis la définit comme étant une lecture visionnaire
(jasnovidenie), lecture du « sens cosmique des sons ». Il cherche enfin en conclusion à
rappeler les affirmations essentielles de son poème et reprend ainsi la notion d’eurythmie, et
celle de « langue des langues », langue sonore, ou glossolalie. Il définit encore une fois
l’eurythmie comme étant l’union du son et du geste qui permet, tel Zarathoustra, de danser la
langue et la poésie et d’exprimer ainsi l’être profond. Enfin, dans un élan apocalyptique, Belyj
27
affirme sa foi en un retour de l’Aèrija. Il écrit : « Pouvoir lire le son n’est qu’une première
allusion à la langue des langues ; et nous savons que le second avènement du Verbe se
réalisera. » Pour lui, la glossolalie sera donc le second avènement du Verbe salvifique, la
langue cosmique qui unira les hommes.
L’essai la Magie des vocables67, publié pour la première fois dans le recueil
Symbolisme en 1910 à Moscou, se présente comme un petit traité visant à définir la nature du
langage en général et de la parole poétique en particulier, en mêlant considérations
linguistiques, philosophiques, psychologiques et poétiques. Le principe de construction de cet
essai est l’association d’idées, l’enchaînement de définitions des notions délimitant le champ
lexical de la langue, ainsi que l’accumulation d’images rendant compte de l’expérience du
langage et de la création poétique. Il en résulte un texte protéiforme dont le caractère hybride
est révélateur de la logosophie de Belyj. Le texte est composé de deux parties. Dans la
première, Belyj insiste sur la dimension créatrice et gnoséologique de la langue et de la parole
poétique : c’est ce qu’il appelle la magie des vocables. Dans la seconde, Belyj réaffirme la
correspondance entre la création d’une parole poétique et l’activité, ou création du langage. A
la suite de Potebnja, il montre la nature métaphorique et symbolique du langage.
67
A. Belyj, „Magija slov”, Simvolizm kak miroponimanie, Moskva, Respublika, 1994.
28
que verbale. Le moi nomme, profère des sons, et crée un nouveau monde, ou plutôt recrée le
monde pour lui-même. C’est ici qu’est alors affirmée la dimension magique de la parole :
l’acte de dénomination est une incantation visant à soumettre le monde hostile en même tant
qu’à le connaître. De même qu’il opposait au début de son essai discours imagé et discours
logique, Belyj oppose ici parole magique et pensée analytique et indique que la force magique
de la parole est un meilleur instrument de connaissance de la réalité environnante. Cette même
idée est ensuite reprise au moyen de la métaphore biblique du verbe-lumière éclairant les
ténèbres. Belyj conclut en rappelant que primitivement, poésie, discours et connaissance ne
faisaient qu’un. Il englobe ces trois réalités sous l’expression de « verbe vivant » qui établit un
lien entre les hommes et les divinités.
Ce verbe créateur est défini par la métaphore biblique du verbe incarné : celle-ci
souligne la réalité en même temps que l’efficacité du verbe poétique. Belyj présente le verbe
créateur comme une matière vivante, « chair verbale » qui s’oppose au « squelette » du terme
conceptuel. Cette double image indique que donner la priorité au sens terminologique tue la
parole, tandis que le jeu des images sonores active les forces vives de la langue. De nouveau
Belyj opère un glissement entre parole poétique particulière et langue commune : la force
vivante de la parole poétique est analogue à l’activité créatrice ininterrompue de la langue.
Belyj décrit ensuite en un récit mythologique le processus évolutif de la langue. La parole
vivante, imagée, mythique, est pour l’homme l’arme avec laquelle il combat le monde
29
environnant. Après la victoire, ces images se décomposent, la parole qui était vivante se fige
en concepts jusqu’à ce que la vie redevienne menaçante et suscite sa renaissance. Ce récit
distingue ainsi différents types de vocables que Belyj va ensuite définir. C’est encore une fois
la métaphore de la vie et de la mort qui rend compte des différences : le terme conceptuel,
cristal inerte, s’oppose au verbe vivant, organisme florissant. Entre les deux extrêmes se situe
le mot quotidien, qui a perdu ses potentialités sonores et imagées sans être devenu un concept
idéal. Défini par la métaphore du « cadavre puant », il est l’ennemi du verbe vivant. La
création de nouveaux vocables est alors justifiée par la nécessité de cette lutte, et Belyj en
vient finalement à affirmer que le but de la poésie est la création de la langue.
II. La deuxième partie de l’essai est fondée sur l’affirmation selon laquelle le processus
de création poétique, que Belyj nomme « symbolisation créatrice », est déjà présent dans la
langue elle-même, plus précisément dans les moyens de représentation, ou figuration, qu’elle
met en œuvre. La deuxième partie sera donc consacrée à l’étude de la formation d’une langue,
reprenant largement les thèses que Potebnja développe dans ses Notes sur la théorie littéraire
(Zapiski po teorii slovesnosti), tout en soulignant l’analogie qui existe avec la création
poétique. Belyj montre alors qu’une certaine forme de connaissance découle du processus
créateur de la langue elle-même, notamment de la création métonymique : c’est ce qu’il
appelle la pensée mythique.
Belyj énumère les différentes formes de figuration mises en œuvre par la langue :
épithètes, comparaisons, métaphores, métonymies, et montre le processus de passage d’une
forme à l’autre. Il en conclut que leur principe commun est d’ébranler la représentation
traditionnelle d’un vocable afin de vivifier la création verbale et d’en intensifier la perception.
Belyj reprend l’expression de « forme interne » chère à Potebnja : le processus de figuration
met en mouvement la forme interne du vocable, noyau vivant qui rend possible de nouvelles
30
images verbales à partir de vocables préexistants. Belyj donne ensuite une série d’exemples
visant à montrer le processus de formation d’épithètes métaphoriques ou métonymiques, de
comparaisons ou de métaphores, qui sont autant de processus de figuration verbale, ou «
peinture verbale », à partir de deux observations « la lune est blanche. », et « la lune est
comme un croissant ». Définissant les différentes étapes de formation des vocables, après
l’étapes de l’épithète, puis de la comparaison, «lorsque l’épithète appelle un autre objet »,
vient l’étape de l’allusion , ou du symbolisme, «lorsque la lutte de deux objets en forme un
troisième, qui n’est compris dans aucun des termes de la comparaison. ». Dans ce cas, le
moyen de la figuration est la symbolisation, premier acte créateur selon Belyj.
Dans son essai la Poésie des conjurations et des incantations68, écrit en 1906, A. Blok
se donne pour tâche de montrer que les conjurations, incantations, et autres paroles magiques
sont une forme primitive et authentique de poésie, et que les poètes actuels ne cherchent
finalement qu’à retrouver, ou recréer, au moyens d’images, cette poésie immédiate inhérente à
la vie même. Dans cette perspective, Blok cherche donc à éclairer, pour l’esprit rationnel de
ses contemporains, la vision du monde qui sous-tend la poésie des incantations et des
conjurations, et à définir la nature de la parole incantatoire, sa fonction ainsi que le rôle du
sorcier qui la profère. Ayant d’emblée mis en parallèle poésie et magie, c’est en fin de compte
68
A. Blok, „Poèzija zagovorov i zaklinanij ”, Sobranie sočinenij t. V, Moskva / Leningrad, Izdanie
xudožestvennoj literatury, 1962.
31
tout autant la nature de la parole poétique qu’il interroge. Blok montre ainsi que c’est la force
de la parole, son efficacité, son pouvoir sur le monde qui est au cœur des incantations et de
toute poésie.
Blok commence par éclairer la vision du monde primitive qui règle les incantations et
conjurations. Alors que la conscience contemporaine sépare le monde en concepts multiples,
la conscience primitive perçoit le monde dans son unité : les hommes et la nature forment une
union harmonieuse. La nature est remplie d’êtres maléfiques ou bénéfiques, incarnés ou
invisibles, qui exigent de l’homme qu’il entre en contact avec eux. C’est bien au sein d’une
telle vision du monde que peuvent apparaître conjurations et incantations. La connaissance
des mystères de ce monde est réservée aux sorciers et autres magiciens, qui ont passé une
sorte de contrat avec les forces qui le peuplent. Eux seuls connaissent les paroles vraies qui
disent l’essence des choses et peuvent donc avoir prise sur elles. Les sorciers ont donc un
véritable pouvoir sur le monde qu’ils exercent au moyen de la parole. Finalement, les
incantations visent à resserrer les liens entre les hommes et la nature, et cette forme de
religion nécessite la foi en la force de la parole incantatoire. Cependant, Blok montre en quoi
les incantations diffèrent des prières : la prière est centrée sur le nom de la divinité ainsi que
sur ses qualités, alors que l’incantation est centrée sur le désir de l’homme. Les procédés de
l’incantation sont donc des procédés magiques : la volonté de la personne proférant
l’incantation fusionne avec les forces élémentaires. Blok définit cet instant comme une
« vision géniale » qui réunit « chant, musique, parole et mouvement, vie, religion et poésie ».
A ce moment où sujet et objet forment un tout, la parole se fait acte. C’est la puissance du
sujet proférant qui transforme la parole en acte. La parole incantatoire est donc une parole
vivante, efficace, créatrice, subordonnée à la seule volonté du sorcier.
Blok décrit ensuite la composition des incantations ainsi que leur fonction. Les
incantations sont traditionnellement formées de deux parties : l’expression du souhait, et le
rite, ou partie épique. Elles se terminent souvent par l’expression de la fermeté de la parole
qui agit comme un sceau. Les incantations ont toujours une fonction utilitaire : on les trouve
souvent en particulier dans des manuels de médecine. Cette remarque est pour Blok
l’occasion de rappeler que dans la pensée primitive, et contrairement à la logique
contemporaine, la dimension utilitaire n’est pas séparée de la dimension esthétique. C’est
pourquoi rien n’est étranger à la poésie populaire. C’est là pour Blok une conséquence de la
conception d’une parole qui est tout à la fois parole et action. C’est le rythme en tant que
32
puissance créatrice, ou force magique, qui permet l’efficacité de la parole. C’est donc le
rythme qui est le fondement de la parole incantatoire.
Blok donne ensuite une série d’exemples d’incantations, de la plus courte et la plus
simple jusqu’à la plus complexe, sans oublier le cas d’incantations constituées de paroles
incompréhensibles, simples suites de sons dépourvus de sens. Il étudie enfin l’emploi des
noms propres dans les incantations, généralement noms des forces occultes dont l’aide est
demandée. Ceux-ci révèlent des influences ésotériques variées, mais témoignent également de
la vivacité de l’imagination populaire et de sa puissance symbolisatrice.
Par cet essai, il semble que Blok invite le lecteur à approfondir par lui-même le parallèle
qu’il a esquissé entre parole incantatoire et parole poétique. De manière indirecte, il laisse
entendre que l’essence de la parole poétique authentique est la force et l’efficacité que lui
confère le poète en la proférant : objet de foi, la parole poétique, comme la parole
incantatoire, est une parole rythmée qui agit sur le monde.
L’essai Notre langue69 a été publié pour la première fois en 1918 dans le recueil Des
profondeurs (Iz glubiny), consacré à la révolution russe. Dans ce texte, Ivanov s’oppose
violemment à la réforme de l’orthographe défendue dès 1917 par P. N. Sakulin, au nom de
l’intégrité et de la spiritualité de la langue russe. Ivanov reprend en exergue les propos de
Berdjaev rappelant que la proximité spirituelle de la Russie avec Dieu la protège de tout
arbitraire humain, et se donne pour tâche de les illustrer en prenant pour exemple la langue
russe. Ce texte constitue donc une véritable apologie de la langue russe.
L’article est composé de cinq courts paragraphes qui visent à définir la spécificité de la
langue russe, sa nature tout à la fois humaine et divine, et à démontrer, par voie de
conséquence, que toute tentative de sécularisation est vouée à l’échec.
I. Ivanov commence l’article en faisant référence aux travaux de W. von Humboldt pour
définir la langue de manière générale : celle-ci est à la fois ergon et energeia, à la fois un
produit et une force efficiente. Mais l’interprétation qu’il fait de cette antinomie devient
immédiatement religieuse et mystique : il souligne en fait la double nature humaine et divine
69
V. Ivanov, „Naš jazyk“, Rodnoe i vselenskoe, Moskva, Respublika, 1994.
33
de toute langue. Ivanov décrit ensuite la langue russe en particulier comme une langue
comblée de grâce, et fait la louange de sa richesse, de son harmonie et de sa plasticité. Il
montre ensuite que c’est la rencontre du russe et du slavon d’Eglise, image de la divine langue
grecque, qui a donné à la langue sa plénitude et qui fait véritablement d’elle un don de Dieu.
II. Ivanov consacre ensuite le deuxième chapitre à montrer que la langue russe est
l’héritière de la langue hellénique, et que cet héritage lui confère une vocation universelle. Il
affirme aussi que c’est l’esprit de la langue qui contient en germe le génie et la sainteté de la
nation. Ivanov souligne ainsi l’identité de l’exploit poétique et de l’exploit religieux : pour lui,
Puškin comme saint Serge de Radonež ont été inspirés par la langue russe, dont le caractère
mystique est révélé par l’image de « l’arbre verbal » unissant la Terre-Mère au Ciel.
III. Après avoir défini la nature de la langue russe de manière hagiographique, Ivanov
condamne dans le troisième chapitre la réforme de l’orthographe mise en place par le pouvoir
bolchévique et en donne une interprétation mystique. La réforme est pour lui sacrilège ; elle
profane et asservit la langue dans une perspective instrumentaliste qui nie la vie spirituelle de
la langue.
34
V. Ivanov, Pensées du symbolisme
II. L’idée de l’art symboliste comme relation constitue la transition entre les deux
premières parties. Cette relation est une union, une alliance qui, à l’image de l‘échelle de
Jacob, lie les deux niveaux de l’être. Ivanov place explicitement la philosophie du
symbolisme dans la tradition platonicienne, et fait référence au Banquet. Le symbole est à
70
V. Ivanov, „Mysli o simvolizme“, Rodnoe i vselenskoe, Moskva, Respublika, 1994.
71
„Sred’ gor gluxix ja vstretil pastuxa…“, poème extrait du recueil Kormčie zvezdy.
35
l’esthétique symboliste ce qu'Eros est à la pensée platonicienne : un médiateur qui guide les
âmes du sensible vers l’intelligible.
III. C’est le motif de l’amour qui fait le lien entre la deuxième et la troisième partie :
celle-ci s’ouvre sur la citation du dernier vers de la Divine Comédie de Dante, « L’Amor, che
move il Sole e l’altre stelle ». Ivanov fait l’étude du vers d’un point de vue des sonorités, du
rythme, et en vient à déterminer le statut du verbe poétique. Il le définit comme une parole
sacrée, initiatique, parole à la fois intérieure et cosmique. Ivanov montre enfin qu’à l’intérieur
du vers, la parole devient mythe, ce qui lui permet d’affirmer l’identité du vrai symbolisme et
de la théurgie.
IV. Dans la quatrième partie, Ivanov résume les idées qu’il a avancées. Il insiste une
fois encore sur la relation du poète à l’auditeur, et développe le motif de la suggestivité, de
l’allusivité, comme étant essentiel à l’esthétique symboliste. La parole poétique symboliste a
une fonction d’unification de la personne et du monde. C’est une parole efficiente, tendue à la
fois vers l’âme de l’auditeur et vers un ailleurs, et qui se fait l’écho de cet ailleurs dans l’âme
de l’auditeur. Le symbolisme est ainsi présenté comme poétique et philosophie du
mouvement.
36
VII. Après avoir clairement défini, dans toutes les parties précédentes, ce qu’est selon
lui le symbolisme, et plus généralement, en quoi consiste la nature symbolique de l’art,
Ivanov distingue dans une dernière partie le symbolisme véritable du faux symbolisme, et
s’oppose au symbolisme français, en particulier aux principes de la poésie-rébus. Contre une
poétique de l’illusion, il rappelle la formule a realibus ad realiora pour bien montrer que le
symbolisme est ancré dans le réel. Le symbolisme parle du terrestre, du concret, pour y
révéler la présence d'une réalité supérieure. Par voie de conséquence, Ivanov définit
l' « élasticité » de l'image et de la parole comme essentielle à la poétique symboliste, en ce
qu’elle incarne le mouvement ascendant caractéristique de la philosophie symboliste. C’est
pourquoi ce sont les images du verbe-semence, et de l’énergie du verbe qui rendent le mieux
compte de la nature de la parole poétique symbolique. Ivanov conclut sa réflexion en
élargissant la définition du symbolisme comme relation, développée tout au long de l’essai, à
la notion de sobornost', c’est-à-dire l’idée d’universalité, l’esprit de communion et d’unité
propre au symbolisme véritable.
37
V. Ivanov, les Préceptes du symbolisme
L’essai les Préceptes du symbolisme72 reprend, sous forme de publication, deux exposés
qu’Ivanov avait faits l’un à la Société moscovite de la Libre Esthétique (Obščestvo svobodnoj
èstetiki), l’autre à la Société pétersbourgeoise des Défenseurs de la Parole Poétique
(Obščestvo Revnitelej Xudožestvennogo Slova). Il a été publié en 1910 dans la revue Apollon
(numéro de mai-juin 1910). Cet essai est composé de sept parties dont les articulations sont
rarement explicitées de manière logique, mais plutôt suggérées, selon un principe de
rhétorique poétique, par des références ou des thématiques communes, qui font l’unité du
texte tout en dévoilant les étapes du raisonnement de son auteur. Ivanov y définit ce qu’est le
symbolisme, en exposant à la fois ses origines et la tâche qu’il s’est donnée. Il présente
également le rôle du poète symboliste, et détermine le statut de la parole poétique symboliste,
du symbole.
II. C’est la double référence à Tjutčev qui fait la liaison entre les deux premières parties.
A partir d’exemples tirés de sa poésie, Ivanov définit le symbolisme comme « double
vision ». Cette double vision engendre la quête d’une autre langue poétique : ce sera le verbe-
symbole, la parole poétique symbolique qu’Ivanov définit à la fin de cette partie. Cette double
vision est liée à un dualisme, à une division intérieure du poète, qui elle-même correspond au
dualisme du jour et de la nuit, d’Apollon et Dionysos. Ici la référence à Novalis s’unit à celle
72
V. Ivanov, „Zavety simvolizma ”, Rodnoe i vselenskoe, Moskva, Respublika, 1994.
38
de Tjutčev afin de mieux étayer la définition de la nature de la poésie : celle-ci est le lieu
d’une présence concomitante de ces deux pôles qui restent cependant toujours distincts. Le
poète fait l’expérience de ces deux forces, dans sa personne comme dans son activité
créatrice, mais c’est la plongée dans l’élément diurne, puis l’extase silencieuse, la
contemplation des réalités supérieures, qui est le point culminant de son expérience intérieure.
Et c’est cette seule expérience qui rend possible la véritable création poétique symbolique.
Ivanov donne alors une représentation de la poésie comme double reflet du monde des
phénomènes et du monde des essences. La nouvelle langue poétique qui rend possible cette
tâche, c’est le verbe-symbole, initiateur magique de l’auditeur au mystère de la poésie. C’est à
ce moment du texte qu’apparaît la première définition de la poésie symboliste : la poésie est
initiation, et le symbole parole sacrée.
III. Dans la troisième partie, c’est l’idée de la dimension magique du symbolisme qui est
reprise et développée. S’amorce ici un parallélisme entre modernité poétique et primitivisme :
le symbolisme est présenté comme une réminiscence de l’antique langue des prêtres ou de la
langue des dieux. Est ainsi pour la première fois soulignée la dimension religieuse de la
poésie comme de la langue en général. La parole poétique est une parole inspirée,
prophétique. Mais le symbolisme est à la fois réminiscence du passé et projection vers le
futur : Ivanov imagine en effet le symbolisme comme précurseur d’une nouveau moment
religieux pour la langue qui unirait une parole logique, tournée vers les choses sensibles, et
une parole hiératique, mythologique, tournées vers les objets supra-sensibles. Vient alors la
définition du mythe, présenté comme le degré supérieur de la poésie symboliste : le mythe est
un jugement synthétique où le sujet est un concept- symbole et le prédicat un verbe. Le mythe
ainsi défini donne une approche énergétique du symbole comme parole active, efficiente, et
introduit une représentation de la poésie comme action.
IV. La quatrième partie est en continuité thématique avec la troisième. Y est répétée la
dimension magique du symbolisme, son fondement archaïque. Mais cette fois-ci c’est la
définition du rôle du poète qui est en jeu. La référence au poème « Le Poète et la foule » de
Puškin, outre qu’elle ancre de nouveau le symbolisme dans la grande tradition poétique russe,
permet de rappeler le vrai rôle de tout poète, qui est aussi le rôle du poète symboliste : un
poète est religieux, c’est un théurgite qui a pour rôle de manifester l’unité de tout ce qui est.
Ivanov récapitule ensuite tout ce qui relie le symbolisme contemporain à la période archaïque.
Il s’agit tout d’abord de la révélation de l’énergie symbolique de la parole ; ensuite de la
39
représentation de la poésie comme source de connaissance intuitive, et des symboles comme
moyen de réalisation de cette connaissance ; enfin de l’autodétermination du poète en tant que
personne qui à la fois porte en elle une parole intérieure, et révèle la parole du monde, (organ
mirovoj duši, tajnovidec i tajnotvorec žizni). C’est cette adéquation du microcosme et du
macrocosme dans la personne du poète qui fait du poète un véritable prophète.
VI. La sixième partie, à la suite de la cinquième, reste dans une perspective d’histoire
littéraire pour étudier le symbolisme actuel. Ivanov distingue trois étapes dans le
développement du symbolisme russe : thèse, antithèse, et synthèse à venir. La première étape,
positive, optimiste, pleine de liberté, est marquée par la découverte des
« correspondances » qui permettent de percer le mystère du monde. La seconde, étape
négative, pessimiste, apparaît dans un contexte de crise générale en Russie. C’est une étape
pleine de désespoir, où l’individu est écrasé par le quotidien. Cette seconde étape a engendré
d’une part le naturalisme, d’autre part le parnassisme qu’Ivanov critique comme étant
contraire à la nature même du lyrisme poétique. Pour Ivanov, le lyrisme poétique est
semblable à la musique, art en mouvement, actif. Ivanov donne ainsi une nouvelle définition
de la poésie selon le symbolisme : la poésie est dynamique, créatrice de vie (žiznetvorčestvo).
40
thème de l’art comme énergie vivante qui fait la transition entre la sixième et la septième
partie. Ivanov y développe l’idée de la nécessité en art de suivre un canon formel qui soit
organique à l’oeuvre, respectueux de sa force vive. Il définit ce « canon intérieur » tout
d’abord du point de vue du poète, comme la reconnaissance de la hiérarchie du réel : ce canon
est la marque de la perception, par le poète, de la totalité une du monde ; d’autre part du point
de vue de l’œuvre, ce canon intérieur est défini comme une correspondance organique entre
les symboles. C’est ainsi que l’œuvre devient vivante, symbolique, théurgique. L’œuvre est
alors révélation du mystère du monde, de la vérité de l’être, révélation du « symbole des
symboles, de la Chair du Verbe ». Il s’agit là de l’idéal du symbolisme, de la représentation de
l’art comme symbolique de l’être dans son entier. C’est alors que le motif du lien
(svjaz’) apparaît dans toute sa profondeur : le symbolisme est affirmation du lien entre le
poète et « l’âme du monde » d’une part, et du lien entre tous les symboles d’autre part, lien
qui unifie la vision du monde du poète. C’est cette notion de lien qui révèle la proximité de la
poésie et de la religion, et qui annonce la référence au mystère. En effet, c’est par la notion de
mystère, que, dans cette même perspective théurgique, Ivanov affirme de nouveau l’idéal du
symbolisme, définissant le mystère comme « restauration du symbole comme réalité incarnée
et du mythe comme « fiat » réalisé ». En conclusion, Ivanov s’adresse aux jeunes poètes et les
incite à prendre le temps de se découvrir symbolistes, à créer à partir du réel, sans penser aux
realiora, avant de s’adonner à l’inspiration divine.
Publiée en 1913, cette Déclaration du verbe en tant que tel73 est considérée comme
étant le premier fondement théorique de la langue zaum’, langue de l’outre-entendement. Ce
texte court se présente à la manière d’un programme, sous la forme condensée d’une suite de
points essentiels, qui sont numérotés dans un ordre aléatoire, signe de la logique nouvelle que
l’auteur défend.
73
A., Kručenyx “Deklaracija slova kak takovogo”, Literaturnye manifesty ot simvolizma k oktjabrju. Sbornik
materialov. Paris, Mouton, 1969.
41
commune, mais aussi dans la langue de sa propre invention, langue de l’outre-entendement
(zaum’), sans signification précise. L’auteur oppose ainsi les concepts figés de la langue
courante aux possibilités plus grandes et plus justes de ce qu’il appelle appelle la langue libre.
Kručenyx s’en justifie en montrant que seule cette langue nouvelle est à même de rendre
compte du rythme nouveau de la vie, des sensations, et de l’inpiration.
Il affirme ensuite la distorsion entre les vocables et le monde : les vocables sont mortels,
alors que le monde est éternellement jeune, dans la perception qu’en a le poète. A cette
perception nouvelle doit donc correspondre des vocables nouveaux, capables de dire la pureté
originelle du monde. Kručenyx définit ensuite ces vocables nouveaux par leur matière sonore,
succession de voyelles et de consonnes, puis propose une nouvelle règle de l’interaction
verbale poétique : il s’agit de substituer à la logique sémantique une logique sonore, de relier
les vocables dans le poème selon leurs affinités phonétiques, sans éviter les dissonances, qui
elles aussi correspondent à notre perception du monde.
Il conclut en rappelant que c’est de la forme verbale nouvelle que naît le contenu
nouveau, et non le contraire. Ainsi le poète donne-t-il un nouveau contenu à la poésie, il ouvre
à l’art des espaces nouveaux.
L’essai les Nouvelles voies du verbe74 a été publié en 1913 dans le recueil Troe, auquel
ont également participé V. Xlebnikov et E. Guro. Son sous-titre, « la langue du futur – mort
au symbolisme », précise le but fixé par l’auteur : définir de manière incisive la langue de
l’outre-entendement, libre et universelle, langue du futur. Mais il s’agit aussi d’affirmer la
portée gnoséologique de cette langue nouvelle immédiate qui, selon un modèle glossolalique,
est révélatrice d’être.
L’article s’ouvre sur un ton polémique : Kručenyx affirme que l’art verbal ne
commence véritablement qu’avec les futuristes. Le « nous » des futuristes détermine ainsi un
avant et un après, un nouveau décompte du temps. Auparavant, le verbe était prisonnier du
sens ; maintenant, le verbe des futuristes est libéré de la pensée. Le slogan «le verbe excède le
sens » résume la position de l’auteur et donne la direction de ces « nouvelles voies du
verbe ». Il est avant tout question de la libération du son à l’oeuvre dans la langue zaum’, de
74
A. Kručenyx, “Novye puti slova”, Manifesty i programmy russkix futuristov, Wilhelm Fink Verlag, 1967.
42
la logique irrationnelle, mystique, esthétique qui s’y développe. En effet, la zaum’ est une
parole vivante, perçue comme telle par le lecteur ou l’auditeur ; elle est vivante non plus
seulement d’un sens conscient, mais d’un sens surconscient, qui est en définitive gage de sa
portée ontologique, car elle est ainsi reliée aux sources de l’être. Cette nouvelle parole est
donc parole de vérité, de même nature que la parole inspirée des sectaires.
Kručenyx insiste également sur la nouvelle syntaxe de la zaum’ : les vocables y sont
reliés par une logique interne, et non plus par la logique externe de la grammaire. Seules ces
vocables nouveaux et leurs nouvelles corrélations permettent de représenter le nouveau et le
futur, ce qui est la tâche que les futuristes se donnent. Cette langue nouvelle, inhabituelle,
renoue avec le sauvage et le primitif, condition d’une perception immédiate, intuitive du
monde, libérée des constructions platoniciennes ou kantiennes : le monde dit sur le mode de la
zaum’ devient transparent. L’immédiateté est bien en effet la valeur essentielle de la zaum’ :
celle-ci donne ainsi un accès direct à la vérité et à la plénitude de l’être.
Publié dans le recueil Doxlaja luna en 1913, l’essai la Libération du verbe75 se présente
comme l’exposé rigoureux de la conception hyléenne de l’autonomie du verbe poétique. A la
différence des manifestes polémiques dont le but est de marquer les esprits par des formules
incisives, l’essai de Livšic, que D. Burljuk considère comme le théoricien du groupe
« Hylée », cherche à convaincre son lecteur par une réflexion précise sur la nature du verbe
poétique.
Dans le deuxième chapitre, l’auteur précise ce qu’il entend par la notion de liberté du
verbe poétique. Il ne nie pas l’interrelation qui existe entre le monde et la conscience créatrice
75
V. Livšic, “Osvoboždenie slova” , Manifesty i programmy russkix futuristov, Wilhelm Fink Verlag, 1967.
43
du poète : ce n’est donc pas en ce sens qu’il entend l’idée de liberté créatrice. En revanche, il
qualifie de libre une création dont le critère de valeur ne serait pas dans cette interrelation
entre le monde et la conscience du poète, mais à l’intérieur du verbe poétique lui-même.
Ainsi, c’est parce qu’elle se fonde sur l’autonomie du verbe que la poésie hyléenne est libre.
Rien d’arbitraire cependant dans la création : c’est sur le modèle de l’art pictural et de l’art
musical que Livšic décrit les règles de la construction poétique. L’énergie créatrice suit un
principe d’unité et de valence plastiques entre les vocables, de facture verbale, de rythme :
toutes ces notions insistent sur la composition, signe de l’organisation interne, autonome, du
discours poétique. L’accent est donc mis sur le verbe et le discours eux-mêmes. En
conséquence, les distinctions du lyrique, de l’épique et du dramatique, reposant sur la relation
du poème au monde, disparaissent au profit des seules exigences du verbe autonome.
Manifeste écrit en avril 1914, la Réaction de Wassermann76 fut publiée dans la revue
Rukonog, premier almanach du groupe futuriste « la Centrifugeuse » (Centrifuga). Ce texte
polémique reflète la rivalité qui existait entre les différents groupes se réclamant du
futurisme : Pasternak vise V. Šeršenevič, et à travers lui le groupe « la Mezzanine de la
poésie » (Mezonin poèzii). Mais au-delà de la polémique, Pasternak expose dans ce manifeste
sa propre vision de la poétique futuriste, en l’opposant aux facilités d’un art qui ne ferait que
répondre à la demande médiocre de l’époque.
Pasternak commence en effet par présenter l’époque toute entière, caractérisée selon lui
par une conception médiocre de la démocratie, et par la prédominance de la technique sous la
forme d’une industrialisation générale qui s’étend jusqu’à la poésie. Cell-ci est désormais
soumise aux lois du marché et à la demande d’un lecteur-client, aux détriments des notions de
vocation et de création. Cette introduction annonce la polémique contre Šeršenevič :
76 B. Pasternak, “Vassermanova reakcija”, Sobranie sočinenij v 5 t., t.4, Moskva, Xudožestvennaja literatura,
1991.
44
Pasternak en fait l’emblème de ce « faux futurisme » qui ne fait que répondre à la demande du
lecteur médiocre. Il dénonce ainsi l’absence de lyrisme dans la poésie de Šeršenevič, et
critique également son emploi de la métaphore fondée sur l’association par ressemblance, qui
apparaît comme imposée de l’extérieur, et donc inauthentique. En fait, les accusations portées
contre Šeršenevič servent à mettre en relief la poétique du « futurisme authentique »,
défendue par Pasternak lui-même. C’est en effet l’élément lyrique qui se trouve au fondement
de cette poétique, en étant à la fois la structure et la force élémentaire de la poésie. Quant à la
métaphore, elle doit naître d’une nécessité intérieure au poète, et Pasternak affirme qu’il n’y a
que la métaphore par contiguïté qui puisse être inspirée de l’intérieur.
Daté de 1916, le manifeste la Coupe noire77 parut dans le deuxième recueil du groupe
futuriste « la Centrifugeuse ». Alors que la Réaction de Wassermann cherche à définir le
« vrai futurisme » de « la Centrifugeuse » contre les autres groupes se réclamant du futurisme,
« la Coupe noire » cherche à situer la génération futuriste dans son ensemble par opposition à
la génération précédente, représentée par les impressionnistes. Mais tout comme dans « la
Réaction de Wassermann », Pasternak en vient aussi à préciser sa propre conception de la
poésie.
77
B. Pasternak, “Černyj bokal”, Sobranie sočinenij v 5 t., t.4, Moskva, Xudožestvennaja literatura, 1991.
45
« impressionnisme de l’éternel ». Comme dans la « Réaction de Wassermann », c’est
finalement l’élément lyrique, absolu, original, qui se trouve affirmé avec force. Dans la
dernière partie du manifeste, consacrée à la relation de la poésie au temps, le lyrisme se trouve
opposé à l’histoire, comme étant les deux pôles autour desquels se constitue la réalité. La
poésie, pour Pasternak, n’entre pas dans le champ de l’histoire. En revanche, c’est bien
l’élément lyrique qui relie la poésie à la réalité et à la vie.
Ainsi, par cette réflexion sur le lyrisme et la métaphore, Pasternak semble transformer le
dessein initial du manifeste : ayant débuté comme une auto-définition futuriste dans son
opposition à la génération précédente, « la Coupe noire » apparaît finalement comme un essai
de théorie poétique prolongeant la réflexion de la « Réaction de Wassermann. »
Šklovskij commence son article en affirmant que la première création poétique était
justement la création de vocables. Il affirme qu’aujourd’hui les vocables sont morts, alors
qu’à sa naissance un vocable est vivant, imagé, parce que fondamentalement, le verbe est
trope. Dans le discours quotidien, désigné comme « prose », les vocables sont utilisés en tant
que signes algébriques abstraits, ce qui nuit à la perception de leur forme sonore et imagée.
Au contraire, Šklovskij définit la perception artistique comme perception de la forme. La
tâche de la poésie est donc de renouveler la perception de la forme imagée et sonore du verbe,
afin que celui-ci soit vu, perçu, et non plus reconnu comme quelque chose d’habituel. C’est
ainsi que Šklovskij analyse la fonction poétique de l’épithète comme vivifivation du verbe ;
mais l’existence des épithètes homériques (postojannye epitety) confirme la loi de
78
V. Šklovskij, “ Voskrešenie slova ”, Gamburgskij ščet, Moskva, Sovetskij pisatel’, 1990.
46
dégénérescence verbale de la poésie à la prose soulignée par l’auteur : les vocables vivent, se
pétrifient, et meurent.
47
dans sa double orientation sonore et signifiante, la zaum’ accède bien au statut de parole
poétique.
Dans l’essai Notre fondement80, daté de 1920, Xlebnikov expose les principes poétiques
qui régissent la nouvelle création verbale futuriste. C’est le renouveau de la langue poétique
qui est en jeu, aussi bien sur le plan de la construction verbale que sur celui de la dimension
nouvelle de la langue, sa dimension cosmique. De ce point de vue, la réflexion sur le chiffre
(čislo) fait suite à la pensée de la langue, et relie en dernier lieu le domaine de la langue et du
chiffre à la question de l’histoire et du temps. L’essai est composé de trois chapitres : le
premier est intitulé « La Création verbale » (Slovotvorčestvo), le second « La Langue de
l’outre-entendement » (Zaumnyj jazyk), et le troisième « La Compréhension mathématique de
l’histoire. La Gamme de l’Avenirien » (Matematičeskoe ponimanie istorii. Gamma
Budetljanina).
1. La Création verbale.
Le texte s’ouvre sur une comparaison entre la forêt et la langue qui montre que comme
les arbres, les vocables, dans leur diversité, relèvent tous des semences verbales que sont les
sons de l’alphabet. Xlebnikov en déduit que toute la langue doit être réduite à ses unités
fondamentales sonores, sur le principe de la classification de Mendeleev, afin d’établir une
science de la construction verbale qui permettra de créer des vocables justes, selon l’esprit de
la langue elle-même. L’auteur a recours à la métaphore de la voie pour signifier que la
création verbale ne fait qu’ouvrir des possibilités linguistiques nouvelles contenues en
puissance dans le silence de la langue.
Xlebnikov oppose ensuite les vocables purs aux vocables quotidiens : la signification
quotidienne cache toutes les autres significations, de la même manière que le jour cache la
lumière des astres. Le verbe intrinsèque (samovitoe slovo) a vocation à se détacher du sens
commun, évident, pour laisser apparaître les autres sens possibles, ou sens stellaire, qui est
aussi le plus proche de l’homme. La quête du verbe pur a également pour but de réunir tous
les hommes autour d’un sens universel, selon le modèle mythique de la langue première. Il
s’agit ainsi d’étudier scientifiquement la « sagesse » de la langue, ses lois internes, puis de
80
V., Xlebnikov “Naša osnova”, Sobranie sočinenija v 4 t., t.3, Wilhelm Fink Verlag, 1972.
48
construire des vocables nouveaux sur le principe de l’ « écriture sonore » (zvukopis’) : la
permutation de la consonne initiale, tout en suivant la morphologie des vocables, permet de
démultiplier les possibilités de la langue. C’est à ce titre que Xlebnikov vante les fautes
typographiques qui peuvent libérer un sens nouveau et donnent ainsi un exemple réussi de
création à plusieurs voix (sobornoe tvorčestvo). La création verbale apparaît donc comme un
moyen de lutte contre la « pétrification livresque de la langue ». La langue populaire donne la
preuve que la création verbale est une réalité, un signe de la vie de la langue, et le principe de
création verbale littéraire ne fait que suivre cette même voie. La création de vocables, de
même que la déclinaison interne des vocables, vivifient la langue sans trahir les lois qui lui
sont propres, et réactualisent ainsi la langue des premiers jours de la création.
2. La Langue d’outre-entendement.
L’auteur s’attache ensuite à montrer les voies qui rendent intelligible cette langue de
l’outre-entendement. Tout d’abord, il insiste sur le rôle signifiant de la consonne initiale, qui
détermine le sens des vocables. Puis il montre la parenté sémantique qui relie tous les
vocables commençant par une même consonne. Il en déduit alors que chaque lettre est à la
fois son et nom, et c’est sur la base d’un tel alphabet signifiant que Xlebnikov affirme
résoudre la question de la langue universelle. La langue d’outre-entendement est ainsi
présentée comme la future langue universelle qui rassemblera tous les hommes.
49
(slovo), mais du chiffre (čislo), mais l’enjeu est bien d’établir des corrélation entre les sons
d’une part et l’espace-temps d’autre part. Les sons et rythmes de la gamme de l’avenirien sont
simultanément associés, sur la base du calcul mathématique, au coeur humain, aux
événements historiques, et à l’ordre sonore du monde. La logique physique des ondes est
également convoquée dans le but d’établir les lois du destin de l’humanité. L’enjeu final de
ces calculs est la victoire sur le temps, grâce à la gamme de l’avenirien qui relie l’homme au
cosmos.
C’est la question du statut de l’art, et plus précisément de la poésie, qui est au coeur de
l’essai « l’Art à la lumière de la conscience »81, daté de 1932. Marina Cvetaeva y donne sa
définition de la poésie, fondée essentiellement sur la notion de « force élémentaire verbale »
(stixija slova), qui lui permet de décrire le processus même de la création poétique. Le titre de
l’essai indique en outre la préoccupation centrale de Cvetaeva : la question de la relation entre
éthique et création. L’essai est composé d’une introduction, dans laquelle Cvetaeva précise
qu’elle s’adresse uniquement aux lecteurs munis d’une conscience religieuse, indiquant
d’emblée la préoccupation éthique du texte, et de vingt et un fragments, accompagnés de titres
soulignant les thèmes principaux de l’essai. L’essai débute par un parallèle entre création
artistique et création de la nature : seule la responsabilité, ou la conscience du créateur vis-à-
vis de sa création distingue l’art de la nature. Cvetaeva décrit ensuite la dialectique de la force
élémentaire, qui dépasse et emporte le poète, et de la parole du poète (slovo), qui donne
naissance à la création poétique. Il y a plus qu’une communion entre force élémentaire et
parole : la parole est la force élémentaire suprême. C’est à partir de l’exemple du Festin
pendant la peste de Puškin que Cvetaeva développe sa conception du processus créateur
comme mise en oeuvre de la force élémentaire dans la parole, qui est à la fois écoute et
résistance d’une force à l’autre. Plus loin, elle précise l’idée de la supériorité de la force
verbale : celle-ci est la seule force élémentaire qui soit dotée de sens, c’est-à-dire, pour
81
M. Cvetaeva, „Isskustvo pri svete sovesti“, Sobranie sočinenij v 7 t., t. 5, Moskva, Ellis Lak, 1994.
50
Cvetaeva, de spiritualité. Le verbe est à la fois incarnation des idées, incarnation du spirituel,
et spiritualisation des choses, des éléments. Cette insistance sur la dimension spirituelle de la
création poétique est encore soulignée par une remarque sur la pureté de l’art, à propos de la
poésie sans artifice (bez iskusa) des « petits de ce monde » (femmes, enfants), ignorant les
régles de l’art. Pour Cvetaeva, un art pur est pure manifestation de l’âme. Or cette réflexion
sur l’âme renvoie aussi à la problématique morale de l’essai, présente tout au fil du texte.
C’est tout d’abord à partir d’une réflexion sur l’expérience de certains écrivains que
Cvetaeva pose la question du rapport entre poésie et morale. A propos du suicide de Werther,
Cvetaeva répond à la question de la culpabilité de Goethe vis-à-vis de suicides que son oeuvre
aurait pu provoquer. Goethe n’est pas coupable, car sa seule volonté, sa seule intention était
poétique : la loi poétique s’oppose donc à la loi morale. Pour Cvetaeva, « l’atrophie de la
conscience » est même une condition nécessaire de l’art. Cvetaeva s’appuie ensuite sur les
exemples de Tolstoj et de Gogol’ pour poser la question du rapport entre l’art et la vérité, l’art
et le bien. La conscience poétique s’oppose à la conscience morale : il faut donc choisir.
Tolstoj, à la fin de sa vie, choisit la vérité ; Gogol’, en brûlant la seconde partie des Ames
mortes, est lui-même son propre juge, et il choisit le bien.
Cvetaeva, elle, affirme avec force l’autonomie du domaine poétique : la vérité poétique,
fruit de la conscience poétique, est fonction de la nature même de la création. Pour Cvetaeva,
la création poétique est réponse et responsabilité : réponse à l’appel de la force élémentaire,
responsabilité face à cette force élémentaire suprême qu’est le verbe. En qualifiant la création
poétique d’ « obsession », de « vision », de « possession » (navaždenie, snovidenie,
oderžimost’), Cvetaeva précise ce qu’elle entend lorsqu’elle évoque la réponse du poète à la
force élémentaire. L’attitude du poète est tout d’abord l’écoute : écoute de la force
élémentaire présente en soi, écoute de cette force élémentaire verbale qui cherche à venir à
l’être. Vient ensuite la réponse du poète à cette nécessité intérieure de la nomination du
poétique. C’est précisément la nécessité intérieure qui est le critère de la vérité poétique.
Cvetaeva clôt son essai par l’évocation du tribunal du verbe, Jugement Dernier poétique
(Strašnyj sud slova) : la seule justice poétique exige ainsi la responsabilité du poète face au
verbe. L’éthique poétique est une éthique du verbe, la conscience poétique a pour objet l’acte
de nomination. La fidélité à cette nécessité intérieure qui constitue la vie du poète, création
verbale en puissance, est ainsi le seul critère de la justice et de la vérité poétiques.
51
B. Èjxenbaum, De la parole artistique
Dans l’article De la parole artistique,82 écrit en 1918, B. Èjxenbaum présente son point
de vue sur le statut de la parole poétique, statut débattu par les poètes symbolistes et post-
symbolistes tout au long des années 1910. Son analyse se fonde sur la distinction entre les
différents emplois de la parole : emploi quotidien ou artistique, qui induisent différents types
de rapports du locuteur à la parole, rapport pratique ou rapport poétique, privilégiant
respectivement le sens ou le son de la parole. L’article est composé de deux parties : dans la
première, Èjxenbaum analyse la spécificité de la parole artistique par rapport à la parole
quotidienne, tout en montrant que cette dernière est le matériau de la création poétique. Dans
la seconde partie, Èjxenbaum s’attache au sens de la parole artistique : contrairement à la
parole quotidienne, dont le sens est une abstraction, une généralisation impersonnelle, la
parole artistique devient individuelle, expressive, sensible. Èjxenbaum montre que c’est
l’association des vocables à l’intérieur du vers qui enrichit, vivifie leur sens et leur donne une
dimension sensible.
Dans la seconde partie de son article, l’auteur porte son attention sur la signification de
la parole artistique. A la différence de la généralisation qu’induit la parole quotidienne, la
parole artistique met l’accent sur le particulier. Le poète doit donc lutter contre le sens général
de la parole pour lui rendre son expressivité. Èjxenbaum invoque ici de nouveau l’idée de
« sensation de la parole » : le poète est doué d’un sens physiologique nouveau qui lui révèle la
richesse sémantique accumulée dans le temps par la parole. La juxtaposition et la corrélation
82
B. Èjxenbaum, “O xudožestvennom slove”, O literature, Moskva, Sovetskij pisatel’, 1987.
52
des vocables dans le discours artistique vivifie cette richesse sémantique ; le poète peut alors
en choisir le ton, la coloration sensible (čuvstvennyj ton) et individualise ainsi chaque parole.
Èjxenbaum a recours à une métaphore vitaliste pour signifier la distinction qualitative entre la
parole quotidienne et la parole artistique, autrement dit, la parole prosaïque et la parole
poétique. L’impersonnalité et l’abstraction de la parole quotidienne est désignée par la
métaphore de la mort ; la dimension individuelle et sensible de la parole artistique par celle de
la vie. La métaphore de la vie insiste en fait sur le renouvellement de sens que permet
l’emploi artistique de la parole en suggérant une dimension signifiante aux particularités
sonores et articulatoires de la parole. Èjxenbaum semble ici rejoindre la conception
humboldtienne de la langue, en l’appliquant à la création poétique : celle-ci apparaît comme
un affrontement entre deux forces, la force créatrice du poète et la force physiologique de la
langue.
83
O. Mandel’štam, “ Utro akmeizma”, Sobranie sočinenij v 5 t., Moskva, Art Biznes Centr, 1993.
53
symbolisme et du futurisme, qui lui néglige le « sens conscient » du verbe et affirme ainsi que
la vraie définition du verbe en tant que tel est acméiste.
4. C’est la notion d’organisme (organizm) qui est au centre du quatrième point. Cette
notion précise le lien qui unit l’acméisme au Moyen-Âge européen en faisant de la cathédrale
gothique le développement ultime de cette notion d’organisme vers laquelle tendent les
acméistes. A la « forêt de symboles » des symbolistes, Mandel’štam oppose la physiologie
complexe de l’organisme. Il met ainsi une fois de plus l’accent sur la réalité concrète de
l’existence et de l’être.
54
O. Mandel’štam, le Verbe et la culture
L’essai le Verbe et la culture84 fut publié pour la première fois dans Drakon,
l’almanach de l’Atelier des Poètes, en 1921, à Saint Pétersbourg. Il fut ensuite repris dans le
recueil O Poèzii, publié en 1928, dans lequel Mandel’štam rassembla un grand nombre de ses
essais concernant les questions de poétique. Le Verbe et la culture est composé de cinq parties
d’inégale longueur, dans lequel l’auteur expose sa conception de la poésie et du verbe
poétique sous une forme concise et dense. Il y est question du rapport de la poésie au temps, à
l’histoire, notamment dans une perspective chrétienne.
La deuxième partie, composé d’un seul paragraphe, est consacré au monde ancien :
citant l’évangile de Jean, l’auteur montre que, bien que « n’étant pas de ce monde », le monde
ancien est toujours vivant. La thématique chrétienne, ainsi introduite, est ensuite précisée.
Culture et christianisme sont assimilés et ne forment qu’un : ils sont l’Eglise, désormais
séparée de l’Etat. Est ainsi inaugurée une vie nouvelle, libre, spirituelle, joyeuse, dans laquelle
le matériel et le spirituel sont unis comme dans une nouvelle eucharistie : « Pour lui [le
chrétien], le verbe est chair et le pain lui-même est joie et mystère. »
La troisième partie, plus longue, prolonge la réflexion sur cette sécularisation de l’Etat :
Mandel’štam montre que l’Etat est désormais dépendant de la culture qui le préserve de la
destruction qu’opère le temps. Il est ensuite question de la poésie, emblème de la culture. Elle
est alors définie comme un soc retournant le temps, découvrant ses profondeurs, le mettant en
friche. De cette manière, la révolution rejoint le classicisme, le passé attend sa
réactualisation : « On entend souvent : c’est bien, mais c’était hier. Or moi je dis : hier n’est
pas encore né. Il n’est pas encore là présentement. » Mandel’štam affirme ainsi la « joie de la
répétition » comme principe poétique.
84
O. Mandel’štam,“Slovo i kul’tura”, Sobranie sočinenij v 5 t., Moskva, Art Biznes Centr, 1993.
55
destruction consciente de la forme » est mortifère pour la forme comme pour l’esprit : par
cette allusion à l’unité de la forme et de l’esprit, Mandel’štam annonce la conception de la
parole poétique comme organisme, unité vivante, corps et âme.
L’essai De la nature du verbe85 fut publié pour la première fois en 1922, avant d’être
repris dans le recueil O poèzii édité en 1928. Mandel’štam y expose sa conception de la
culture et définit la nature hellénique de la culture russe ; il montre également que c’est la
langue russe qui en fait l’unité. Comme son titre l’indique, cet essai est aussi la prolongation
des réflexions antérieures du poète sur la nature du verbe : Mandel’štam y propose la notion
de « représentation verbale », qui souligne la nature organique du vocable, unité de son et de
sens, ainsi que sa polysémie. Enfin, toute cette réflexion apparaît en fait comme une quête
d’unité, et Mandel’štam montre que c’est bien le verbe qui est ferment d’unité de la culture et
de l’homme. L’essai s’ouvre en effet sur la question de l’unité de la littérature russe :
Mandel’štam a recours à la philosophie de Bergson et à sa conception de système, de lien
spatial entre les phénomènes, libérant à la fois du principe temporel et du principe de
causalité. Les notions d’unité et de lien, associées à celle de synthèse, vont ainsi devenir les
85
O. Mandel’štam, “O Prirode slova”, Sobranie sočinenij v 5 t., Moskva, Art Biznes Centr, 1993.
56
maîtres-mots de l’article. Après une critique de l’évolutionnisme et de la théorie du progrès,
notamment dans leur application à la littérature, Mandel’štam revient à la question de l’unité
de la littérature russe, et affirme que seule la langue peut être le critère de cette unité : en effet,
la langue est une constante qui reste toujours intérieurement une. Cherchant ensuite à définir
la langue russe, Mandel’štam affirme que sa nature est hellénique. Héritière historiquement de
la culture hellénique, elle en reçoit vie, liberté et puissance d’incarnation : « la langue russe
est précisément devenue une chaire sonore et parlante ». Elle est la force primordiale qui meut
la culture russe. Mandel’štam définit ensuite la nature hellénique de la langue russe par son
caractère existentiel, historique, compris dans la dimension sensible de ce terme. Enfin, c’est
au nom de cette vivante plénitude du verbe que Mandel’štam dénonce tout utilitarisme vis-à-
vis de la langue, qu’il soit le fait des symbolistes ou des futuristes. Ainsi, le verbe en vient à
désigner métonymiquement l’histoire, en tant qu’elle est son incarnation vivante, mais aussi la
culture : « chaque mot du dictionnaire de Dal’ est une noisette de l’Acropole ».
57
B. Pasternak, Quelques positions
Pasternak ouvre cet essai par une remarque concernant sa propre relation à la littérature,
ou plus précisément au livre : à l’insouciance des amateurs, il oppose le souci, la nécessité
physique, qui le caractérise. Cette introduction permet ainsi de lire tout l’essai comme une
réponse du poète à un impératif intérieur qui dicte toute une éthique poétique. Le second
fragment s’oppose une fois encore au point de vue commun sur l’art : à la comparaison de
l’art au jaillissement d’une fontaine, Pasternak préfère la métaphore de l’éponge ; il insiste
ainsi sur les impressions, sur la perception, qui sont au fondement de l’art. Le troisième
fragment est consacré à la définition du livre : de nouveau, éthique et poétique y sont liées.
C’est à travers les notions de conscience, de vie et de vérité que Pasternak définit le livre.
Dans le quatrième fragment, Pasternak prolonge la corrélation de l’art et de la vie par la
notion d’éternité, et définit l’art comme présence d’éternité. Le cinquième fragment poursuit
lui aussi le fragment précédent : il pose la question du miracle de l’art. Pour Pasternak, c’est
l’unité de la vie et du temps dans l’art qui est miraculeuse. Le sixième fragment est consacré
aux définitions de la poésie et de la prose. Celles-ci sont présentées comme étant deux
principes indissociables : la poésie, caractérisée par l’ouïe, est orientée vers la nature et les
vocables qui deviennent la base d’une improvisation verbale ; la prose, caractérisée par
l’intuition, est orientée vers l’homme et le discours. Pasternak clôt ce passage par l’évocation
de ce qui fait sans doute le lien entre ces deux pôles : l’unité de la nature, du monde
environnant, et de l’imagination. Enfin, il conclut son essai, dans le septième fragment, par
une réflexion sur la pureté : raison et folie, sensation et conscience, nature environnante et
monde intérieur du corps forment ici le lieu antinomique de la pureté de la poésie.
86
B. Pasternak, “Neskol’ko položenij”, Sobranie sočinenij v 5 t., t.4, Moskva, Xudožestvennaja literatura, 1991.
58
ANNEXE 3 : LA QUERELLE DU MONT ATHOS.
RESUMES
La Lettre du Saint Synode (Poslanie Svjatejšego Sinoda)87 publiée le 18 mai 1913 dans
le numéro vingt de la revue Cerkovnye Vedomosti, en réponse à la crise ébranlant la
communauté orthodoxe, due à la querelle entre onomatodoxes et onomatoclastes, a pour but
d’étudier le propos du moine Ilarion, qui provoqua la querelle par la publication, en 1907, de
son ouvrage Sur les monts du Caucase (Na gorax Kavkaza), dans lequel il affirme que le Nom
de Dieu est Dieu lui-même, ainsi que les argumentations du hiéromoine Antonij Bulatovič
qui, à la suite d’Ilarion, professe la même foi. Afin de juger de la vérité ou de l’hérésie de
cette thèse, le Saint Synode a demandé trois rapports à deux hauts représentants de l’Eglise et
à un professeur d’un institut de théologie : la présente lettre constitue la synthèse de ces trois
rapports qui ont conclu que les glorificateurs du Nom étaient dans l’erreur.
Vient ensuite la critique du parallélisme, fait par les défenseurs d’Ilarion, entre leur
doctrine et la thèse de Grégoire Palamas dans sa querelle contre Barlaam. Grégoire certes
avait nommé « divinité » à la fois l’être de Dieu et ses énergies. Mais il n’appelait pas
87
“Poslanie Svjatejšego Sinoda”, Načala, n°1-4, "Materialy po imjaslaviju", Moskva, 1996, p. 43.
59
« Dieu » ses énergies. Le mot « Dieu » désigne la personne, le mot « divinité » sa qualité, sa
nature. Les énergies peuvent donc être appelées « divinité », mais non pas "Dieu". De plus,
Grégoire distingue les énergies divines de leur action dans le monde terrestre, ce que ne font
pas les onomatodoxes, puisqu’ils assimilent le Nom de Dieu, parole divine et les noms que les
hommes donnent à Dieu, versant ainsi dans le panthéisme.
« Имя Божие есть только имя, а не Сам Бог и не Его Свойство, название предмета, а
не сам предмет, и потому и не может быть признано или называемо ни Богом (что было
бы бессмысленно и богохульно), ни Божеством, потому что оно не есть и энергия
88
Божия. »
« Le Nom de Dieu n’est qu’un nom, et non pas ni Dieu lui-même ni sa qualité, il est l’appellation
d’une chose, et non la chose elle-même, c’est pourquoi il ne peut être reconnu ou appelé ni Dieu
(ce qui serait insensé et blasphématoire), ni divinité, parce qu’il n’est pas une énergie divine. »
88
ibid., p. 50.
60
S. Troickij, les Troubles du Mont Athos
Dans l’étude les Troubles du Mont Athos (Afonskaja smuta)89, publié en 1913 dans le
numéro vingt de la revue Cerkovnye Vedomosti, Troickij commence par rappeler les
différentes étapes jalonnant la dispute depuis la parution du livre d’Ilarion Sur les monts du
Caucase. Il montre que les deux partis opposés se sont formés à la suite de la parution en
février 1912 d’un numéro de la revue monastique Russkij inok contenant un certain nombre
d’articles critiquant l’ouvrage d’Ilarion. Dès la fin de l’année 1912, la querelle prend place
dans des revues générales, et non plus seulement monastiques. Enfin le Synode condamne le
point de vue des onomatodoxes après examen de leurs thèses. Troickij s’attache ensuite à
élucider la thèse des onomatodoxes, depuis l’ouvrage d’Ilarion jusqu’aux textes de ses
défenseurs, et à en démontrer les erreurs.
A propos de l’ouvrage d’Ilarion, ainsi que de la position initiale des défenseurs du nom
de Jésus, Troickij montre que, tant qu’ils restent sur le terrain pratique de la prière, au niveau
de considérations émotionnelles et psychologiques, les défenseurs de la prière de Jésus sont
dans le vrai : il acquiesce à la proposition selon laquelle, dans la prière, le Nom de Jésus est
identifié au Seigneur. En revanche, il s’attache tout au long de l’article à démontrer que
lorsque les onomatodoxes quittent ce terrain pratique pour le niveau théorique et
métaphysique, et posent la question du sens du Nom de Jésus, la question de la relation du
nom à la chose, à l’être, ils tombent, du fait de leur ignorance, dans l’erreur. En d’autres
termes, Troickij dénonce le fait que l’identification subjective du nom et de la personne dans
la prière soit expliquée par un lien objectif général entre le nom et la chose, ce qu’il définit
comme étant une théorie métaphysique naïve et hérétique.
89
“Afonskaja smuta” , Načala, n°1-4, "Materialy po imjaslaviju –",Moskva, 1996, p. 136.
61
tant qu’union de lettres et de sons, est attribuée une certaine puissance divine. S’il est
considéré que la puissance divine est présente dans les lettres et les sonorités des noms divins,
indépendamment de leur sens, c’est l’action magique des noms divins qui est affirmée : la
seule prononciation des noms de Dieu suffirait à se procurer Sa grâce. Troickij dénonce cette
croyance en l’action magique des noms de Dieu, et l’explique par l’ignorance et l’inculture
des moines.
L’auteur commente ensuite plus longuement le point de vue des onomatodoxes instruits
qui, dans l’affirmation « le Nom de Dieu est Dieu », emploient le mot « nom » dans le sens de
l’ « idée » de Dieu, ou encore des qualités, c’est-à-dire des énergies de Dieu, et rapprochent
ainsi cette affirmation de l’enseignement de Grégoire Palamas. Troickij montre d’abord la
divergence de contexte entre les deux querelles de l’onomatodoxie d’une part, et de l’hérésie
de Barlaam d’autre part. Si Palamas employait le mot « Dieu » dans un sens plus large que
d’habitude, au sujet des énergies divines, c’était pour faire face à l’affirmation hérétique de la
nature créée des énergies, et plus précisément de la lumière thaborique. Or dans la querelle
actuelle, personne n’affirme que le Nom de Dieu, en tant qu’élément de la révélation, est de
nature créée. De ce fait, en disant que le Nom de Dieu est Dieu, ils identifient l’énergie divine
à l’être divin : or il s’agit du point de vue de Barlaam, et non de Palamas ! En effet, Barlaam
niait l’existence d’énergies distinctes de l’être, d’une « divinité » des énergies distincte de
Dieu. Barlaam enseignait ainsi que les énergies de Dieu sont Dieu, tout comme les
onomatodoxes professent que le Nom de Dieu, énergie divine, est Dieu. Par leur
terminologie, les onomatodoxes sont donc du côté des barlaamites, et non des palamites.
62
noms de Dieu peuvent être considérés non pas comme Dieu lui-même mais comme Ses
énergies, comme puissance intermédiaire de Dieu à l’homme.
« Ayant conscience de ce qu’il est impossible de prier sans rapporter le nom du Seigneur au
Seigneur lui-même, et impuissant à expliquer correctement ce fait psychologique, les
onomatodoxes ont abouti à la pensée trompeuse selon laquelle cette identification repose sur un
lien objectif entre le nom et le Seigneur, et ont tout d’abord élaboré une grossière théorie païenne
de la divinité des sons et lettres mêmes du nom de Dieu. De pertinentes réfutations de cette
théorie dans le Moine russe les ont incités, sans renoncer totalement à leur théorie, à la reléguer
au second plan en l’adoucissant significativement, et à placer au premier plan, avec l’aide de
théologiens russes, leur lien avec les palamites, adaptant l’enseignement de ces derniers sur
l’énergie divine à leur propre affirmation selon laquelle le nom de Dieu, compris désormais comme
90
ibid., p. 158.
63
idée, pensée de Dieu, est Dieu. Mais cette tentative était condamnée à l’échec, car les palamites
enseignaient non pas que le nom que nous donnons à Dieu ou que notre idée de Dieu est Dieu,
mais seulement que toute énergie divine manifestée dans le monde, et en particulier la révélation,
est de nature divine, et non pas créée. C’est pourquoi les partisans de cette subtile théorie,
lorsqu’ils présentent l’enseignement des palamites, ne disent que ce qu’enseigne toute l’Eglise
orthodoxe ; mais lorsqu’ils présentent leur propre théorie, versent dans un panthéisme évident. »
« Le nom de Dieu, compris au sens de révélation divine, qui plus est dans son acception
objective, c’est-à-dire au sens de révélation à l’homme des vérités, est une éternelle énergie
divine, inséparable de Dieu, perçue par les hommes autant que le permet leur nature créée, leur
finitude et leur dignité morale.
Au terme de « nom » utilisé en ce sens est applicable la dénomination de divinité (Θεοτης),
mais non pas de Dieu, car « Dieu est acteur », et non pas acte, et parce que « Dieu est supérieur
à la divinité ». Le Nom, en tant qu’énergie divine, peut être appelé Dieu que dans un sens
impropre, au sens de ce qui s’oppose à la créature, mais appeler le Nom Dieu lui-même n’est en
aucun cas possible, car dans le terme « lui-même » c’est nécessairement de l’être divin qu’il est
question.
Remarque : La grâce n’est présente ni dans les sons et lettres exprimant l’idée de Dieu, ni
dans notre pensée de Dieu qui est corrélée à ces sons, mais elle peut être donnée par Dieu au
moment de leur profération, si ces sons sont prononcés avec piété, foi et amour pour le
Seigneur. »
91
ibid., p. 159.
92
“Razbor poslanija Svjatejšego Sinoda ob Imeni Božiem”, Načala, n°1-4, "Materialy po imjaslaviju ",
Moskva, 1996, p. 53.
64
glorification du Nom de Dieu. L’article est composé de dix chapitres visant à démontrer
l’inconsistance et l’erreur de la position du Saint Synode.
Au premier chapitre, Èrn dénonce tout d’abord l’absence de pensée théologique dans la
Lettre du Saint Synode : la question fondamentale du Nom de Dieu n’est ni posée ni étudiée,
alors que c’est bien l’abîme de sagesse contenue dans le Nom de Dieu qui aurait dû
initialement attirer l’attention du Saint Synode. Dans le deuxième chapitre, Èrn dénonce la
manière dont a été menée la recherche : le synode aurait dû ou bien promouvoir la réflexion et
les débats sur le Nom de Dieu dans toute l’Eglise, ou bien mener une étude théologique
approfondie de la question au sein même de la hiérarchie synodale. Ces deux voies,
conformes à la tradition de l’Eglise, auraient permis de révéler la vraie position de l’Eglise
vis-à-vis du Nom de Dieu. Mais le Synode a choisi une troisième voie, qu’Èrn qualifie de
catholique, dépourvue de légitimité : il a confié la tâche d’étudier la question du Nom de Dieu
à trois rapporteurs, deux hauts représentants de l’Eglise et un professeur. Le troisième chapitre
de l’article définit la nature de ces rapports : ce sont des articles polémiques, composés de
contre-arguments qui s’opposent aux idées des onomatodoxes. Il est question du mensonge
des onomatodoxes, mais silence est fait sur ce que serait la vérité de la vénération du Nom de
Dieu. Non seulement le cœur de la question n’est pas abordé, mais les contre-arguments eux-
mêmes ne sont pas satisfaisants, et contredisent même les fondements de l’orthodoxie. Èrn
justifie ainsi son propos qui est d’analyser l’argumentation de la Lettre du Saint Synode.
65
nominaliste. C’est dans ce contexte que la question du Nom de Dieu s’avère d’une grande
actualité. Au sixième chapitre, Èrn poursuit sa définition de la philosophie qui est à la base de
la Lettre du Saint Synode. Reprenant le commentaire de Jean de Cronstadt proposé dans la
Lettre..., il montre que, selon le Synode, même au plus profond de la prière, l’homme ne sort
pas de la sphère de sa propre conscience. Or par cette formulation, la Lettre... s’oppose à
l’orthodoxie, puisque la prière n’est plus comprise comme relation de l’homme à Dieu, mais
comme émotion d’une âme seule. Cette théorie subjectiviste, qu’Èrn rapproche du
protestantisme, en vient donc finalement à détruire la prière elle-même.
Au septième chapitre, Èrn montre en effet que le lien entre Nom de Dieu et prière est si
fort que la critique de l’un mène à la critique de l’autre. Il énonce ensuite sa définition de la
prière. Dans la prière, c’est Dieu Lui-même qui est invoqué, c’est donc Dieu Lui-même qui
est appelé, nommé. « Or si l’homme qui prie nomme Dieu, c’est que le Nom de Dieu est
objectivement lié à l’être de Dieu, et non pas simplement relié à une représentation subjective
que nous nous faisons de Dieu ». Et au chapitre huit, Èrn montre que la division qu’opère le
Synode entre le Nom de Dieu et l’Être de Dieu le conduit à affirmer une représentation
magique de la prière. En effet, s’il n’y a pas de lien objectif entre Dieu et Son Nom, c’est
donc la volonté magique autosuffisante de celui qui prie qui crée une illusion d’identité entre
Dieu et Son Nom. Cette invocation magique n’a plus rien à voir avec la prière chrétienne dans
laquelle l’homme est réellement fils de Dieu.
C’est pourquoi, au chapitre neuf, Èrn affirme que le Synode a pris pour fondement de sa
réflexion une "anthropologie mensongère, anti-chrétienne". Il révèle ainsi le présupposé
philosophique du Synode : l’anthropologie kantienne, le phénoménalisme.
93
ibid., p. 73-74.
66
« nomination » humaine, en conséquence de quoi, à réfléchir théoriquement, tout ce monde
devient une pure problématicité et un rien absolu.»
Cette position du Synode donne en outre à Èrn l’occasion de déplorer à quel point le
germanisme s’est implanté dans la culture russe contemporaine.
Enfin, au chapitre dix, Èrn entreprend l’analyse systématique des arguments que le
Synode oppose aux onomatodoxes. Il souligne d’abord la contradiction inhérente à la
définition du Nom de Dieu présentée dans la Lettre... : il y est à la fois affirmé que le Nom de
Dieu n’est qu’un nom conventionnel, et d’autre part que le Nom de Dieu est saint et
vénérable, ce qui est illogique. De même le Synode affirme-t-il le caractère révélé du Nom de
Dieu : s’il en est ainsi, il s’oppose donc aux nominations humaines. Du reste, l’un des auteurs
des rapports, Nikon, revient lui-même sur le nominalisme qu’il a confessé. Il écrit :
« Имя Божие, понимаемое не как простой звук, но как некое отображение Существа
Божия, или, лучше сказать, свойств Его, есть некий, конечно, несовершенный,
мысленный образ Божий, и ему, как чудотворной иконе, присуща некая сила Божия, как
94
проявление того или другого свойства Божия. »
« Le nom de Dieu, compris non comme un simple son, mais comme une sorte de
représentation de l’être divin, ou mieux, de Ses qualités, est une sorte d’image mentale de Dieu,
imparfaite bien sûr, qui contient, telle une icône miraculeuse, une certaine force divine, comme la
manifestation d’une certaine qualité de Dieu. »
Èrn montre que cette définition très imprécise est en contradiction avec la théorie du
nominalisme : si le Nom de Dieu s’apparente à une icône, c’est qu’il a une certaine réalité,
comparable à celle de l’icône. Mais la définition du Nom de Dieu comme image de l’être
divin est ambiguë. Il peut s’agir d’une image créée par Dieu et révélée aux hommes, ou bien
d’une image créée par la conscience humaine. Mais la comparaison avec une icône
miraculeuse ne convient qu’à une image créée par l’homme. Èrn définit alors lui-même la
nature du Nom de Dieu, ainsi que celle, qui lui est subordonnée, des noms par lesquels les
hommes invoquent Dieu.
« Имя Божие, как отображение Существа Божия в Самом Боге – есть уже не икона, а
нечто безмерно больше, не точка приложения Божественной энергии, а сама энергия in
actu, в ее премирной Божественной славе и (по отношению к человечеству) в
благодатном и неизреченном ее богоявлении (теофании).(...) Подобно тому, как
чудотворные иконы стали возможны только потому, что « Слово плоть бысть » и без
совершенного воплощения Бога бессмысленны, так и сфера Имен Божиих, понимаемых
как « чудотворные иконы », возможна только потому, что есть над ней само
Божественное Имя Божие, благодатно человечеству открываемое, и без него
95
превращается в простую метафору и в пустую словестность. »
94
ibid., p. 79
95
ibid., p. 80-81.
67
« Le Nom de Dieu comme image de l’Être divin en Dieu Lui-même n’est pas une icône, mais
quelque chose d’infiniment supérieur, non pas un point d’appui de l’énergie divine, mais l’énergie
elle-même in actu, dans toute sa gloire divine hypercosmique, et (en relation avec l’humanité)
dans sa révélation gratuite et indicible (théophanie). (…) De même que les icônes miraculeuses
ne sont rendues possibles uniquement parce que « le Verbe s’est fait chair », et sans l’incarnation
parfaite de Dieu sont dépourvues de sens, de même la sphère des Noms divins compris comme
des « icônes miraculeuses » n’est possible que parce qu’au dessus d’elle est le divin Nom de Dieu
lui-même, révélé aux hommes par la grâce de Dieu, et sans lequel elle n’est qu’une simple
métaphore et une expression vide. »
Èrn commente ensuite la critique faite par le Synode des références bibliques qui
soutiennent l’argumentation des onomatodoxes et souligne l’aveuglement du Synode qui
affirme lui-même l’identité du Nom de Dieu et de la Gloire de Dieu sans voir qu’elle détruit
les fondement du nominalisme qu’ils confessent. Il poursuit son analyse en commentant la
position du Synode selon laquelle l’affirmation de la présence de la grâce divine dans les sons
et les lettres du Nom de Dieu transforme l’invocation du Nom en une superstition magique.
Èrn rappelle au contraire que c’est la théorie subjectiviste de la prière développée dans la
Lettre… qui est superstition magique, et montre que la force du Nom de Dieu est objective, et
n’est donc pas dépendante de la subjectivité humaine. Mais il rappelle aussi que l’invocation
du Nom ne porte du fruit qu’en situation de prière authentique, pleine de foi, réfutant ainsi
l’accusation d’une mécanisation de la prière chez les onomatodoxes.
Enfin, Èrn conclut son Analyse de la Lettre du Saint Synode en mettant le doigt sur les
divergences de définitions du nom de Dieu entre les différents rapports, démontrant ainsi
l’inconsistance du point de vue officiel. En effet, le texte de la Lettre… définit le Nom de
Dieu comme une simple nomination, qui n’est ni Dieu ni divinité car il n’est pas non plus
énergie divine, alors que G. Troickij définit au contraire le Nom de Dieu comme une
révélation objective de Dieu, comme « une éternelle énergie divine inséparable de Dieu »
(večnaja i neotdelimaja ot Boga ènergija Božija) qui peut donc être nommé "divinité". Cette
divergence fondamentale est ultimement interprétée par Èrn comme un châtiment pour avoir
mené une lutte injuste contre le Nom de Dieu.
En 1921, soit presque dix ans après le début de la crise du Mont Athos, Florenskij
consacre un court essai à la question centrale de la dispute : celle du statut du Nom de Dieu96.
C'est du point de vue de ses présupposés théologiques que Florenskij aborde le problème. Il
96
"Ob Imeni Božiem", P. Florenskij, Sočinenija v četyrex tomax, tome 3 (1), Moskva, Mysl', 2000, p. 352.
68
commence ainsi par rappeler la nécessité d'affirmer la nature symbolique de la vision du
monde chrétienne orthodoxe : le monde des phénomènes est à la ressemblance de la réalité
céleste, il la contient, il en est le symbole. Or l'onomatoclasme nie la possibilité même du
symbole. C'est donc la notion de symbole, de ce qui relie les deux plans de l'être, l'un visible
l'autre invisible, qui est mise par Florenskij au coeur de la problématique du Nom de Dieu.
« Имя Божие есть Бог ; но Бог не есть имя. Существо Божие выше энергии Его, хотя
97
эта энергия выражает существо Имени Бога. »
"Le Nom de Dieu est Dieu; mais Dieu n'est pas le nom. L'Être divin est supérieur à son
Energie, bien que cette énergie exprime l'être du Nom de Dieu".
"Le symbole est cet être dont l'énergie fusionne avec l'énergie d'un autre être qui lui est
supérieur."
97
ibid., p. 358.
98
ibid., p. 359.
69
Enfin, Florenskij clôt son essai par une réflexion sur le lien entre connaître et nommer.
A ce sujet, il rappelle que, dans l'Ancien Testament, la notion du Nom de Dieu est pour ainsi
dire équivalente à celle de la Gloire de Dieu. Le Nom comme la Gloire ont un caractère
ontologique :
"En invoquant le Nom de Dieu, nous sortons de l'immanence, de même qu'en ouvrant une
fenêtre, nous faisons entrer la lumière dans la pièce."
Mais Florenskij conclut cet essai spéculatif et théorique en rappelant l'évidence d'une
pensée fondée sur l'expérience :
" Mais quoi que nous pensions de manière abstraite, quelles que soient les théories que nous
créons, pratiquement, nous pensons de toute façon que prononcer le Nom de Dieu est une entrée
vivante dans Celui qui est nommé."
99
ibid., p. 361.
100
ibid., p. 362.
70
SOMMAIRE
71
V. Šklovskij, De la poésie et de la langue d’outre-entendement .....................................47
V. Xlebnikov, Notre fondement........................................................................................48
3. Essais théoriques consacrés à l’intégrité du verbe poétique.............................................50
M. Cvetaeva, l’Art à la lumière de la conscience » .........................................................50
B. Èjxenbaum, De la parole artistique.............................................................................52
O. Mandel’štam, le Matin de l’acméisme.........................................................................53
O. Mandel’štam, le Verbe et la culture ............................................................................55
O. Mandel’štam, De la nature du verbe ...........................................................................56
B. Pasternak, Quelques positions .....................................................................................58
Sommaire....................................................................................... 71
72