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Verbeke Gérard. Comment Aristote conçoit-il l'immatériel ?. In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, tome 44,
n°2, 1946. pp. 205-236;
doi : 10.3406/phlou.1946.4051
http://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1946_num_44_2_4051
l'immatériel ?
(5) Ces critiques seront exposées plus longuement dans une étude critique
que M Mansion compte publier prochainement au sujet de la thèse de M Bi-
gnone
<6> F RuSCHE, Blut, Leben und Seele, Paderborn, 1930, pp 188 250 —
W JAEGER, Das Pneuma «m Lyketon, Hermes, XVIII (1933), pp 29-74 —
W WlERSMA, Die anstotelische Lehre vont Pneuma, Mnemosyne, S III, vol. XI
(1943), pp 102-107 — G Verbeke, L'Evolution de la doctrine dix pneuma du
Stoïcisme à S Augustin, Paris et Louvain, 1945, p. 14.
<7> G. Verbeke, op. cit., p 40.
208 G. Verbeke
<*) Enn., III, 6, 7 'AXX' iiravtxé'ov èrzi xe x$)v SXtjv ti\v &Troxetp.^vT)v, xal xà èirl
Tfl îiXfl elvai Xeyofxeva, èÇ uiv xd xe \xi\ eîvai aûxTjv xal xà xîj<; uXïjç a7ra6è<; yvaxjOifaexai.
""Eaxi jjièv ouv àa(iu,axoç, è7re{7iep xè a-tofxx u<xxepov xai <ru\6exov xal aux») fjiex àXXou
itotel aaifxa. Ouxco yàp xoû dvd(xaxoç Ttx\jyi\x.e xoû aôxou xaxà xà aacofxaxov, ô'xt Ixâxe-
pov xd xe ôv T) xe uXr) èxé'pa xûv awu,âxwv.
<9) Pans, 1930.
<10) Op cit , p 93
<U) X^P""^ signifie: ce qui peut être séparé ()(Ci)p{Çto), ce qui est separable;
ce qui possède une certaine indépendance de manière à pouvoir exister en lui-
même (p ex. la substance matérielle), et spécialement ce qui est indépendant du
monde matériel et jouit de caractères opposés à ceux de la matière — Nous
croyons que le choix de ce terme grec est révélateur de l'aspect sous lequel Ans
tote envisage le problème de la survie il se borne strictement à déterminer et à
appliquer les conditions de possibilité d'une existence séparée de l'âme humaine
(De anima, I, 1, 403 a 9 ssq • . . oux IvS^otx' étv oùSè xoûx' aveu fft6(iaxoi; elvai...
t' #v aûxijv xwptÇe<r8ai... oùx #v e'(?i) ^wpiax^) Platon ne cherche pas seule-
Comment Aristote conçoit-il l'immatériel ? 209
** *
ment si la survie est possible, mais si de fait l'âme humaine existait déjà avant
son entrée dans le corps et si réellement elle continuera d'exister après la mort ;
ce réalisme platonicien est une des principales sources des hésitations qui se font
jour dans l'argumentation du Phédon Certains historiens de la philosophie
ancienne y ont vu, pour cette raison, un exposé plus ou moins mythique, ne
présentant pas la rigueur d'une argumentation purement philosophique: cette
interprétation nous paraît fausser la pensée de Platon ; car il a assis tout son
raisonnement conduisant à l'immortalité de l'âme humaine sur la théorie des Idées,
laquelle n'est certainement pas une doctrine mythique mais qui constitue le fonde-
jnent de tout son système
<12> Op cit, pp. 245 ssq.
210 G. Verbeke
l'acte de penser ; mais si cet acte est, lui aussi, une espèce
d'imagination ou qu'il ne puisse exister indépendamment de
l'imagination, il ne pourra pas davantage exister sans corps. S'il y a donc
quelqu'une des fonctions ou des affections de l'âme qui lui soit
véritablement propre, l'âme pourra posséder une existence séparée
du corps ; par contre, s'il n'y en a aucune qui lui soit propre,
l'âme ne sera pas séparée, mais il en sera d'elle comme du droit,
qui, en tant que droit, a beaucoup d'attributs, par exemple celui
d'être tangent à une sphère d'airain en un point, alors que
pourtant le droit à l'état séparé ne peut la toucher ainsi : il est, en
effet, inséparable puisqu'il est toujours donné avec un corps » (13).
Ce qui nous intéresse dans ce texte, c'est la manière selon
laquelle Aristote aborde le problème de l'immortalité et
spécialement les conditions qu'il pose pour admettre la survie de l'âme
humaine : il faut qu'il y ait au moins une activité psychique q^it
soit totalement indépendante du corps et puisque la pensée est la
seule qui semble remplir cette condition, il faut montrer qu'elle
est, en effet, totalement indépendante par rapport à la
connaissance sensible. Quels sont les présupposés de cette position du
problème ? On peut en relever deux : d'abord que l'âme humaine
est foncièrement une, puisqu'une seule activité indépendante du
corps suffit pour en manifester la nature immortelle ; ensuite, qu'une
âme totalement inactive est impossible, puisqu'il est inadmissible
qu'elle existe sans exercer une certaine activité <14).
Que cette position du problème psychologique fondamental soit
d'origine platonicienne, cela n'est aucunement douteux. Il suffît,
pour s'en rendre compte, de comparer ce texte du Traité de l'âme
avec le Phédon, où pour la première fois dans l'œuvre de Platon
le problème de la survie de l'âme humaine est traité de façon
philosophique.
Dans l'introduction de ce dialogue socratique, avant d'aborder
l'argumentation proprement dite qui doit prouver l'immortalité de
l'âme humaine, Platon esquisse le portrait du véritable philosophe.
(20) Cette hypothèse sera envisagée et adoptée dans une certaine mesure
durant la dernière période de l'évolution philosophique de Platon ; cf. Théétète,
187 a ssq
<ÎX> THOMAS d'Aquin, Quaestio de Anima, art XV, in corpore.
Comment Aristote conçoit-il l'immatériel ? 213
<"> Enn , IV, 7,8 s Et ouv x6 voetv êaxt x6 à'veu aufiaxoi; àvxtXofJipiveaOai, ttoXù
itpdxepov Jet |xtj aâjjxa aùxè x6 votjctov elvai.
(23> Enn , IV, 7, 13. ... ou^ ô'Xtj oùôè 7c3<ra xoû at&fiaxoç yevon^vTj, àXki xt xal
ilta (i(t>(iaxo< l
214 G. Verbeke
<2 > AvERROÈS, op ctt , I, n° 13, p 6 v.. Et dixit: Dicamus îgitur etc îdest
quod, si ahqua actionum aut passionum animae non indiget instrumenta corpo-
rah, possibile est ut ilia actio sit abstracta quoniam, si non est in rebus existenti-
bus m corpore, necesse est ut sit abstracta Et, si est m rebus existentibus m cor-
pore, necesse est ut sit non abstracta Verbi gratia, si intelligere fuerit sine înstru-
mento corporali et non fuerit m rebus existentibus in corpore, verbi gratia ut est
intelligere intentiones imaginabiles, necesse est ut sit actio sempiterna et abstracta
Et si impossibile est ut sit sine îmaginatione, tune actio ejus erit non abstracta:
quamvis intellectus sit abstractus ab eo
<28> AvERROÈS, op ctt , I, n° 12, p 6 v . Et haec est sententia ejus in intel-
lectu materiali, scil quod est abstractus a corpore et quod est impossibile ut
intelligat ahquid sine imaginatione
(29) THOMAS D'AQUIN, In Anstotehs hb De anima commentanum, I, 2,
n° 19 PlROTTA (cf Summa Theol , I, q 75, a 2, ad 3) Sciendum est îgitur, quod
ahqua operatio animae aut passio est, quae indiget corpore sicut instrumento et
sicut objecto. Sicut videre indiget corpore, sicut objecto, quia color, qui est ob-
jectum visus, est in corpore Item sicut instrumento; quia Visio, etsi ait ab anima,
non est tamen nisi per organum visus, scilicet pupillam, quae est înstrumen-
tum , et sic videie non est animae tantum, sed est organi. Ahqua autem operatio
216 G. Verbeke
Toutes ces distinctions n'ont pas été faites par Aristote, qui
en est arrivé ainsi à une doctrine de l'immortalité beaucoup plus
étroite que celle de saint Thomas. Toute dépendance à l'égard
de la matière est incompatible avec l'immortalité : si l'intellection
ne peut se faire sans être alimentée par les images sensibles,
l'intelligence ne pourra jouir d'une existence séparée du corps.
Il suffit de parcourir le troisième livre du Traité de l'âme pour
se rendre compte que l'intellection n'est pas totalement
indépendante de la connaissance sensible. Aristote affirme de la façon la
plus explicite que l'âme ne peut jamais penser sans image
sensible : <3cveu cpavTdca^atoç ; c'est la même expression que nous avons
rencontrée au début de l'ouvrage dans la position du problème (30).
Le Stagirite, ayant rejeté l'innéisme de son maître, est amené à
admettre que la pensée doit être nourrie sans cesse par la
connaissance sensible : bien qu'il reconnaisse la distinction entre les
deux niveaux de la connaissance humaine, il affirme cependant
qu'un lien indissoluble les unit. « Et c'est pourquoi, d'une part, en
l'absence de toute sensation, on ne pourrait apprendre ou
comprendre quoi que ce fût, et, d'autre par*, l'exercice même de
l'intellect doit être accompagné d'une image, car les images sont
semblables à des sensations sauf qu'elles sont sans matière... Mais
<demandera-t-on> en quoi les notions premières diffèreront-elles
alors des images ? J^e serait-ce pas que ces autres notions ne sont
pas non plus des images, bien qu'elles ne peuvent exister sans
image ? » (31). Il n'y a donc vraiment aucune exception à cette
dépendance de l'intellection vis-à-vis de la sensation : même les
notions premières et absolument simples sont dérivées de cette
source ; Aristote dit, dans le De motu animalium (32), que l'horizon
de la connaissance sensible est coextensif à celui de l'intelligence,
affirmation exagérée, sans doute, de son propre empirisme. C'est
est, quae îndiget corpore, non tamen sicut instrumento, sed sicut objecto tantum.
Intelhgere emm non est per organum corporale, sed indiget objecto corporah.
<30> De anima, III, 7, 431 a 16 De Memona et Remin , 1, 449 b 31
<") De anima, III, 8, 432 a 7-14; trad TRICOT.
<M> 6, 700 b 19
Comment Aristote conçoit-il l'immatériel ? 217
dans les images sensibles que l'intellect saisit ses idées (33) ; le
propre de l'intelligence humaine est de saisir l'armature
universelle et nécessaire des essences dans la configuration de 1 image
sensible. Appliquant ici la distinction introduite par Averroès et
saint Thomas nous pouvons dire qu'il y a de la part de
l'intelligence une dépendance objective vis-à-vis de la connaissance
sensible.
Qu'en résulte-t-il pour Aristote qui ne fait pas cette distinction ?
Puisqu'il affirme explicitement que toute dépendance vis-à-vis de
la matière est incompatible avec l'immortalité, il est forcé
d'admettre que l'intelligence en tant que puissance réceptive, c'est-
à-dire en tant que liée aux images sensibles, est périssable ; c'est
ce que nous lisons au Ve chapitre du IIIe livre du Traité de l'âme :
à Se TCalbjxixôç vouç cpfrapxdç : l'intelligence passive est mortelle.
Cette conception aristotélicienne est donc une conséquence logique
de la manière dont il a abordé le problème de l'immortalité.
Plusieurs commentateurs, au cours de l'histoire, se sont
évertués d^interpéter les expressions d'Aristote selon leur propre doc- •*•
trine et de faire de lui un défenseur ardent de l'immortalité
personnelle de l'âme humaine. Ils déploient généralement beaucoup
d'ingéniosité pour expliquer les termes TtaO-Yjxixôç voûç. Ils
identifient cette faculté avec la partie inférieure de l'âme humaine :
celle-ci ne serait pas totalement irrationnelle, puisqu'elle peut obéir
aux ordres de la raison ; Aristote lui appliquerait donc à bon droit
le terme voûç. Cette explication se retrouve déjà dans le
commentaire de Thémistius <34) : il propose de traduire le voûç TZ<x%"qxiv.6ç
d'Aristote par une expression équivalente, à savoir : TZtx&àç Xofixdv,
xouxéaxt Tcàfroç ^uX*té àvfrpwiuvYjç, & Stà xyjv eiç awjia xoû voû xaxofxtaiv
Xéyou ^ixoyjx yÉvexai xal èTUjxoa (3j|. La connaissance sensible, de
même que les tendances qui s'y rattachent, seraient donc élevées
chez l'homme à un niveau supérieur, parce qu'elles sont
subordonnées à la domination souveraine de la raison : c'est ce qui jus-
(36> In Anst librum De anima comm , III, 10, n° 745, PlROTTA: Passivus
vero intellectus corruptibilis est, ides* pars animae, quae non est sine praedictis
passionibus, est corruptibilis , pertinent enim ad partem sensitivam Tamen haec
pars animae dicitur intellectus, sicut et dicitur rationalis, inquantum ahquahter
participât rationem, obediendo rationi et sequendo motum ejus, ut dicitur m primo
Ethicorum — M De Corte a prouvé la dépendance de saint Thomas vis-à-vis de
Thémistius dans le premier livre de son Commentaire sur le De anima (Archives
d'Histoire doctrinale et littéraire du moyen âge, VII (1932), pp 47-84) nous
croyons que l'étude comparative des deux autres livres conduit à la même
conclusion, comme nous espérons le prouver dans un prochain article
(S7) Le Commentaire de Jean Philopon sur le Troisième Livre du « Traité de
l'Ame » d'Aristote, éd par M De Corte, Liège et Paris, 1934, pp 42, 26.
Propter quid îgitur, ait, non semper memoramur ? Quia, ait, et si impassibles
intellectus et hoc deberet non obhvisci, sed fantasia corruptibilis, hanc enim ait
passivum intellectum ut sepe dictum est
(3S) Die Psychologie des Anstoteles, insbesondere seine Lehre Oom Noûç
1TOIT)TIX()<;, Mayence, 1867, pp. 208-209 Voici les passages aristotéliciens auxquels
il renvoie pour appuyer son interprétation* Eth Nicom , VI, 12, 1143 b 4, De
anima, III, 3, 427 b 27, De anima, III, 10, 433 a 9, De memor et Remin , 1,
450 a 22 et a 12
Comment Aristote conçoit-il l'immatériel ? 219
actu der Einwirkung durch die Phantasie unterhegt, also als ■Jta8ï)Ti>'.ô<; be-
zeichnet werden muss, hort auf ((pôapxdç). Der vouç als solcher bleibt, aber als
mtellectus m actu, hort er auf, weil eine Einwirkung von der Phantasie ausge-
schlossen 1st ».
<"> Recension de cet article par M De Corte dans Bulletin Thomiste, t. IV,
année XI (1934), p. 184, n° 264
Comment Aristote conçoit-il l'immatériel ? 221
<"> De anima, III, 4, 429 a 29, trad TRICOT Nous avons apporté certaines
modifications à la traduction de M Tricot
<"> De anima, II, 13, 424 a 24
<"> De anima, III, 4, 429 b 10 ssq.
Comment Aristote conçoit-il l'immatériel ? 225
l'acte qui lui correspond. Il est bien clair cependant que dans
l'être individuel l'état potentiel précède l'état d'actualité, puisque
toute actualisation présuppose une disposition potentielle
correspondante (61). L'intellect actif, étant actualité pure, est donc le
principe de toute actualisation cognitive d'ordre intellectuel : il
possède, de ce fait, une antériorité temporelle sur les multiples
dispositions potentielles des intelligences réceptives.
Aristote en vient maintenant au texte capital pour notre sujet :
-coOfr'
XiopioB-ÊÎç S'èaxi ^xdvov Suep èaxt, xat xomo [idvov à&àvaxov v.a.1
aîSwv (62). A quel sujet se rapporte xtopiafreÉç ? Nous croyons avec
M. F. Nuyens <63) qu'il ne peut se rapporter qu'à l'intellect actif,
dont il est question dans la phrase précédente : àXk' oty àxk jièv voel
àxè S'oô voel; le sujet de cette dernière proposition ne fait point de
difficultés et puisque le terme ywpia&slç s'y rattache
immédiatement, il est impossible de le rapporter à un autre sujet. D'ailleurs
tout le contexte de ce chapitre confirme notre interprétation,
puisque le Stagirite y oppose continuellement les caractères de
l'intellect actif à ceux de l'intellect réceptif.
La forme ^wpia^et'ç implique-t-elle nécessairement une union
antérieure ? M. Nuyens le croit <64) ; nous pensons cependant que
cette conception se heurte à des difficultés insurmontables. Car il
s'agirait dans ce cas d'une séparation réelle se produisant au
moment de la mort et dégageant l'intellect actif des modifications
accidentelles adoptées à la suite de son union avec l'homme ; la
mort réduirait donc l'intellect actif à sa pure essence. — II nous
paraît très peu probable que l'intellect actif dans son actualité
transcendante puisse subir quelque changement à la suite de la
désagrégation d'un organisme humain déterminé, alors qu'il ne
cesse d'exercer son activité dans une multitude d'autres. Cet
intellect ne serait donc jamais réduit à sa puie essence ; que faudrait-il
en conclure pour son éternité ?
Il est donc plus probable que dans le texte en question,
l'auteur n'oppose pas l'intellect séparé à un état antérieur de ce même
intellect, mais plutôt à celui d'une autre puissance. Dans ce cas
l'aoriste passif de ^topiafrsiç n'a pas une signification temporelle
mais causale (65) : parce que l'intellect actif est séparé, il est
seulement ce qu'il est, à savoir : aîxiov xcd 7iouf]Tiicdv (430 a 12).
L'intellect actif s'oppose donc à l'intellect réceptif, qui, étant
dépendant de la connaissance sensible à laquelle sont empruntés les
objets intelligibles, devient continuellement autre ; car le connais
sant en acte s'identifie avec son objet {430 a 20) Tandis que
l'intellect actif par son indépendance transcendante n'est en aucune
manière influencé par les facultés sensitives ; son actualité
éternelle n'est donc pas liée à la collaboration passagère des sens. C'est
pourquoi Aristote conclut : xcd xoOxo jidvov dO-avatov xat caStov. Le
sens de ce neutre n'est pas douteux : il se réfère au début du
même chapitre : xà aîxiov xaî TiOTjTucdv (430 a 12). L'intellect agent
est donc considéré comme un principe éternellement actif et
souverainement indépendant vis-à-vis de la coopération des sens.
Aristote ajoute que nous n'avons aucun souvenir de cette existence
éternelle, car l'intellect réceptif, étant périssable, a commencé
d'exister ; dans l'exercice de son activité intellectuelle il a toujours
besoin du concours de l'intellect actif ; et puisque celui-ci est dans
une éternité transcendante et impassible, il n'en résulte aucun
souvenir chez l'intellect réceptif (66). L'intellect réceptif ne peut certes
pas se souvenir d'un passé qui n'existe pas pour lui ; il ne peut
pas non plus se souvenir du passé de l'intellect actif, puisque
celui-ci jouit d'une immutabilité transcendante.
Quelle est alors l'origine de l'intellect réceptif ? Nous ne
trouvons guère de renseignements à ce sujet dans le Traité de l'âme ;
dans le De generatione animalium, œuvre tardive d'après la
classification de M. Nuyens (67), le Stagirite nous dit que l'intelligence
seule vient du dehors (ftupafrev) (68> ; c'est la conclusion nécessaire
de la nature immatérielle du voOç : étant indivisible, il ne peut se
reproduire par division matérielle ; il doit donc venir du dehors.
D'où vient-il ? Aristote, admet-il comme Platon la préexistence des
âmes avant leur union au corps ? Nous n'en trouvons point de
traces dans son œuvre : cette doctrine platonicienne est d'ailleurs
en rapport étroit avec sa théorie des Idées, qui est rejetée par Aris-
* * *
«••) Arist , Phys , NI, 4, 203 b 8, Phys , VIII. 7, 261 a 31 ; De caelo, I, 10,
279 b 20 Cf J Baudry, Le problème de l'origine et de l'éternité du monde,
Pans, 1931, pp 113 ssq
<70l Phys., VIII, 10, 266 a 12 ssq Pour ce qui est du passage énigmatique :
Iv rcXtïovi yàp xh (xélÇov, nous adoptons l'interprétation du Prof. Cornford (Class.
Quart , 26, 1932, pp 53-54) reprise par W D. Ross dans son commentaire »ur
230 G. Verbeke
construire l'infini par une augmentation progressive, mais que toute limite dans
l'accroissement ou le décroissement de la matière peut être franchie
(7S) Le même principe est invoqué par Aristote pour démontrer qu'un être
indivisible est immuable Se basant sur le fait que tout changement a un aspect
temporel, il montre que le changement d'un être simple conduit logiquement à
la négation de son indivisibilité (Phys , VI, 10).
<74> Phys , III, 5, 204 b 4
('•) Phys , III, 5, 204 b 10 ssq. — Cf O Hamelin, Le système d' Aristote,
Pans, 1931, pp. 281 ssq.
232 G. Verbeke
il est bien clair cependant qu'alors les éléments finis, quels qm'ils
soient, seront détruits et éliminés par les éléments infinis, ce qui
est contraire à la théorie des éléments. Un corps infini ne peut
donc pas être composé (76).
Peut-il être simple ? Cela n'est guère plus admissible, car dans
ce cas il devrait s'identifier à un des éléments à l'exclusion des
autres, ou bien il devrait être quelque chose en dehors des
éléments ; cette dernière hypothèse est immédiatement re jetée, parce
qu'elle est contredite par les faits ; en effet, on ne rencontre pas
d'éléments en dehors du feu, de l'air, de l'eau et de la terre. Il
n'est pas possible non plus qiu'un des quatre éléments soit infini,
car cela revient à nier tout changement dans le monde, puisque
celui-ci se produit toujours d'un contraire à l'autre <77).
La théorie des quatre éléments est donc incompatible avec
l'existence d'un corps infini. Il faut en dire autant de la doctrine
aristotélicienne du lieu naturel.
Ici se présentent également deux hypothèses concevables : le
corps infini sera ou bien homogène ou bien hétérogène. S'il est
homogène, chaque partie sera immobile ou en mouvement
perpétuel ; or les deux sont impossibles : en effet, puisque, d'après
Aristote, tout mouvement naturel s'explique par la tendance vers
le lieu propre à chaque élément, il n'y a pas de raison pour une
partie quelconque de ce tout homogène de rester à l'endroit où
elle est ou de s'en écarter : car l'espace infini étant le lieu naturel
de chaque particule de ce grand corps homogène, on ne pourra
expliquer ni le mouvement de cette particule {puisqu'elle se trouve
à son lieu naturel) ni son repos (puisque tous les autres endroits
sont également son lieu naturel) (78>.
Reste à voir si ce corps infini peut être hétérogène ? Dans
ce cas il y aura évidemment différents endroits, appropriés aux
différents éléments constitutifs de ce grand tout et l'unité de ce
corps infini ne s'obtiendra que par la juxtaposition de ses éléments.
Deux hypothèses sont concevables : ces éléments peuvent être
limités ou illimités en espèces. S'ils sont limités, il sera impossible
de constituer à partir d'eux un tout infini, comme il a été établi
plus haut (79).
<r6> Phys , III, 5, 204 b 10-22
<"> Phys , III, 5, 204 b 22 - 205 a 7.
<78> Phys., III, 5, 205 a 12-19
<"> Phys , III, 5, 205 a 19-29.
Comment Aristote conçoit-il l'immatériel ? 233
* * *
<90> Arist , De anima, III, 6, 430 b 24 Et 8é tivi fx^ I<jxiv êvavxfov xûv a'ixfoov,
aiià lauxè yiviiaxet y al ëvepyeîqc laxt xai ^wpiaxdv.
<91> Phys , VI, 10, 240 b 30 "Qax' oûx ÈvSifyexai xè à^epèç xtvewûai ou8' #Xux;
H,exa|3aXXeiv ' fiova/âi; yàp $v ouxux; tjv auxoû xt'vT)<xi;, «l 6 XP0V°î *iv éx xwv vuv ' àt\
yàp èv xcJL» vûv xexivrjjjivov $v t^v xal f£Sxa(3ej3XT)xd<;, waxe xiveTaOat fièv [xt^Setcoxe, xexi-
vîjffOai S' àtl. — Celte conception aristotélicienne sur l'immutabilité de l'indivisible
se retrouve également dans certains dialogues de Platon, principalement dans le
Parmémde (138 c-e) et dans le Philèbe (59 c) Elle se rencontre aussi dans le
Phédon (78 c), mais retournée, partant de l'immutabilité des Idées, Platon en
conclut qu'elles sont des natures absolument simples et indivisibles
192> Phys , VI, 10, 240 b 8-12.
236 G. Verbeke