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ET TEMPORALITÉ
Liliane Abensour
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Liliane ABENSOUR
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 14/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 87.116.178.111)
rience particulière, d’un « élan vital », d’une union avec le Grand Tout. Une
sensation que connaissent, entre autres, les mystiques et aussi les poètes.
Pour Freud, la sensation océanique représente une énigme pour laquelle il
tente ce qu’il appelle « une dérivation psychanalytique, c’est-à-dire génétique,
d’un tel sentiment » qui, en lien avec la régression et l’originaire, prend, non sans
soulever bien des interrogations, l’aspect pathologique d’un Moi immature.
Or l’attraction vers l’illimité répond-elle nécessairement à un mouvement
intérieur régrédient, un désir de retour au sein maternel ? Correspond-elle tou-
jours au leurre d’un Moi-plaisir primitif qui resterait clivé ? Et, s’il est vrai qu’il
y a clivage, celui-ci présente-t-il toujours les mêmes caractéristiques ? Pour les
patients psychotiques, quand un gouffre, un vide ou encore un trop-plein
d’excitations s’offrent à eux, quand se jouent pour eux la survie ou la perte de
soi, l’attraction vers l’illimité à laquelle ils sont soumis est le plus souvent terri-
fiante, désorganisatrice. À l’opposé, pourrait-on dire, la sensation océanique, à
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ANIMISME ET RÉGRESSION
maire - Moi mature, et par conséquent d’un clivage, est évoquée un temps,
pour être bientôt détournée. Freud y voit une hypothèse qu’il n’entend pas
poursuivre.
H. et M. Vermorel reprennent cependant l’idée et la développent de façon
intéressante en insistant sur les frontières mouvantes du Moi et sur le chemine-
ment qui, de Malaise à « Un trouble de mémoire sur l’Acropole »1, conduit
Freud, quelques années plus tard, toujours en référence à la sensation océa-
nique, à repenser la notion de clivage et les états de trouble de la conscience
dont une partie renvoie nécessairement au passé. Il y aurait dissociation du
Moi selon deux modes possibles, soit en niant la réalité extérieure, entraînant
des phénomènes de déréalisation, soit en se laissant infiltrer par des sensations
originaires qui suscitent des phénomènes de dépersonnalisation.
Retenons que, à ce stade de réflexion, Freud, adressant son texte à Romain
Rolland, s’étonne de ne pas avoir éprouvé, sur l’Acropole, d’exaltation et de
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1. S. Freud (1936), Un trouble de mémoire sur l’Acropole, Résultats, idées, problèmes, II, Paris,
PUF, 1985.
2. S. Freud (1926), Inhibition, symptôme, angoisse, in OC, vol. XVII, et Analyse avec fin, analyse
sans fin (1937), Résultats, idées, problèmes, vol. II, Paris, PUF, p. 231.
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développe l’idée que les risques sont grands, dans certains cas, de réveiller, par
une analyse classique et la régression qu’elle implique, une psychose latente.
Comme ce fut le cas d’un de mes patients qui, en fin d’analyse, exprime son
angoisse et sa crainte d’être pris dans une recherche toujours plus poussée,
« toujours plus loin, toujours plus loin ». Il manifeste des signes inquiétants et
pense qu’ils viennent faire obstacle à la fin de son analyse, puisqu’il se sent
devenir de plus en plus « cinglé ».
Si, pour Federn, les conceptions topiques, économiques et dynamiques
sont les mêmes, le transfert ne peut être appréhendé de la même façon, pas plus
que la règle d’associations libres ou l’interprétation apportée aux patients.
La psychose adulte intervient le plus souvent, on le sait, à la sortie de
l’adolescence, au moment de la réviviscence, avec la transformation du corps et
la confrontation avec la sexualité agie, du conflit qui oppose les pulsions
sexuelles au Moi. Ainsi se manifeste soit la faille advenue dans un espace-temps
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où c’est arrivé » ? Ou encore cette patiente qui, après de longs silences, dit : « Je
ne peux pas vous dire ce que je ressens, parce que je ne sais pas quelle partie de
moi peut répondre. »
C’est dire que penser en termes de régression, de lien à la mère ou de nar-
cissisme en pareil cas, revient à nier l’impact de l’intensité pulsionnelle qui, de
l’intérieur comme de l’extérieur, a un effet d’effraction traumatique provoquant
une déchirure, un éclatement, une violente désorganisation du Moi. Comme le
décrit Freud, sous la poussée de la pulsion, le Moi se déforme et parfois se
déchire. Il trouve alors des solutions plus ou moins malheureuses, selon qu’il
est hypertrophié, déchiré ou asséché. En l’absence de toute subjectivité, les
patients psychotiques se perdent dans un illimité où se confondent l’intérieur et
l’extérieur, l’avant et l’après, eux et le monde.
Il faut tenir compte du vertige qui les saisit selon les zones de fracture,
variables selon les individus, mais toujours sensibles à l’attraction vers l’infini,
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relation d’objet. Pour le patient psychotique, la maîtrise est un leurre. Il lui pré-
fère l’attraction vers l’illimité, ne serait-ce que l’illimité des mots. Comme pour
cette patiente qui s’installe nuit et jour devant son ordinateur pour y enregis-
trer, en une tâche sans fin, tous les faits et gestes de sa journée. De la machine
ou d’elle, c’est la première qui est toute-puissante et non pas elle, qui, en fait,
lui est assujettie. La question de la maîtrise s’attache moins à elle qu’à
l’ordinateur qui, pense-t-elle, offre des possibilités illimitées d’enregistrement et
ne connaît ni les failles ni les défaillances des êtres humains.
L’emportement vers l’inconnu, le dépassement par effacement de ses pro-
pres limites mène le psychotique vers la déliaison pulsionnelle.
SENSATION OCÉANIQUE,
SURINVESTISSEMENT PULSIONNEL, CRÉATION
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1. Lou Andreas-Salomé (1958), Correspondance avec Freud, Paris, Gallimard, 1970, pp. 43-44.
2. Malaise, op. cit., p. 250.
3. D. W. Winnicott (1971), Jeu et réalité. Espace potentiel, Paris, Gallimard, 1975, pp. 132-133.
4. H. et M. Vermorel, op. cit., pp. 348-349.
L’attraction vers l’illimité 1073
le siège. » Non pas un désir de retour protecteur au sein maternel, mais, dans
une collusion inséparable de la naissance et de la mort, une forteresse à
défendre dans une lutte qui peut être mortelle, et qui le porte en avant. Là est le
paradoxe.
À sa mère, Romain Rolland écrit tous les jours dès qu’il est séparé d’elle,
notamment lors de son séjour à Rome, au sortir de l’École normale supérieure :
« Je me sentais éloigné d’elle, plus étroitement lié... Je pensais à deux : Moi et un
autre Moi... Alors les deux causaient et l’on ne s’apercevait plus que les jours
passaient... Il n’y avait ni hier ni demain et chaque jour est aujourd’hui, chaque
aujourd’hui un morceau d’éternité... j’ai oublié le temps... »1
Rome la ville éternelle, lien entre l’évocation de Romain Rolland et celle de
Freud ? Ou plutôt rapprochement fortuit qui souligne le malentendu ? Pour
l’un, résurgence du passé ; pour l’autre, exaltation du présent, dans un ajourne-
ment de la menace du temps. Métaphore archéologique des strates de l’être
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1. Ibid., p. 75.
2. Ibid., p. 110.
L’attraction vers l’illimité 1075
ment d’affirmer sa présence au monde, dans le monde. C’est là, entre autres,
une des dimensions du psychodrame psychanalytique.
On se souvient du rapprochement que Freud fait pour aussitôt le repous-
ser, tout en en reconnaissant le même point d’attaque, entre « certaines prati-
ques mystiques » et les « efforts thérapeutiques de la psychanalyse » : « Leur
intention est en effet de fortifier le Moi, de le rendre plus indépendant du Sur-
moi, d’élargir son champ de perception et de consolider son organisation de
sorte qu’il puisse s’approprier de nouveaux morceaux du Ça. »1 On pourrait
ajouter, selon le principe de l’océanique : « de nouveaux morceaux de l’uni-
vers ». La création artistique, la poésie surtout, ne participent-elles pas d’une
culture de l’océanique, de la volonté d’un ordre différent du monde ?
Liliane Abensour
6, rue Toullier
75005 Paris
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