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S t é p h a n e HABER
Photo de couverture : Money de Moyan Brenn, sous licence Creative Commons, Attribution
4.0 International (CC BY 4.0), photo modifiée par l'application d'un filtre de « grain photo ».
Photo originale provenant de Flickr.com
SoCpapol
SOPHIAPOL, EA 3932
Laboratoire de sociologie, philosophie
et anthropologie politiques
www.pressesparisouest.fr
2016
ISBN : 9 7 8 - 2 - 8 4 0 1 6 - 2 3 2 - 2
Sommaire
Présentation 11
S t é p h a n e HABER
Stéphane Haber
Formes, relations, procès.
Sur quelques motifs ontologiques
dans la critique marxienne de l'économie politique
1. Voir par exemple la comparaison avec la physique dans MARX Karl, Le Capital.
Critique de l'économie politique, Livre I « Le procès de production du capital », Paris,
PUF, « Quadrige », 1993, p. 4.
2. ALTHUSSER Louis, « L'objet du Capital » in Lire « Le Capital », ALTHUSSER Louis
(dir.), Paris, PUF, « Quadrige », 1996, p. 3 9 6 et sq.
16 Frédéric MONFERRAND
LA CENTRALITÉ DU FÉTICHISME
DE LA MARCHANDISE
entrent en contact les unes avec les autres en vertu d'une propriété qu'elles
semblent posséder par nature : la propriété d'être immédiatement conver-
tibles en argent. « L'énigme du fétiche argent n'est donc que celle du fétiche
marchandise, devenu visible, crevant les yeux18. »
Au niveau d'analyse où nous nous trouvons ici, l'explication du féti-
chisme semble reposer sur une distinction classique entre le « naturel », ou
le donné, et le « social » ou le construit. Or, cette distinction est au prin-
cipe des approches constructivistes en ontologie sociale, dont Razmig Keu-
cheyan a en conséquence attribué la paternité à Marx". Dans ses versions
dominantes, le constructivisme tend cependant à reconduire les « struc-
tures invisibles de la réalité sociale20 » à la puissance structurante de l'esprit.
« Construire » le monde social, c'est ainsi pour John Searle attribuer collecti-
vement des « fonctions-statuts » à des « faits bruts » que rien ne prédestinait
à un tel usage. Dans cette perspective, et pour reprendre l'exemple central
de La Construction de la réalité sociale, l'argent serait le produit intention-
nel des actes de langage par lesquels nous déclarons que tel « fait brut »
X (un morceau de papier) compte dorénavant comme « fait institution-
nel » Y - en l'occurrence, comme moyen d'échange et de paiement - dans
le contexte C de l'échange marchand21. L'exemple de l'argent révélerait ainsi
le fait que la réalité sociale est « ontologiquement subjective22 » en ceci que
sa description implique une référence constitutive à l'intentionnalité des
acteurs. La différence dans l'explication du phénomène monétaire respec-
tivement proposée par Searle et Marx révèle ainsi de profondes divergences
entre l'ontologie sociale que l'on peut extraire du Capital et les ontologies
sociales constructivistes.
Pour Marx en effet l'argent est la forme sociale objective de la valeur, et
loin de reposer sur une théorie de l'intentionnalité collective, l'explication
génétique de cette forme permet au contraire de déduire les représentations
fétichistes que s'en font les agents. Il convient à cet égard de rappeler que
C'est ici par l'échange ou dans la sphère de la circulation marchande que les
travaux concrets exécutés dans les différentes branches de la division du travail
sont égalisés comme travail abstrait producteur de valeur. Faut-il en conclure,
à la suite d'Isaak Roubine, que la valeur ne préexiste pas à son expression
monétaire, voire qu'elle est constituée par l'échange, de sorte que Marx oscil-
lerait entre une théorie proprement sociale (monétaire) de la valeur et une
théorie naturaliste du travail abstrait comme dépense physiologique héritée
des classiques30 ? L'extrait suivant milite en faveur d'une réponse négative :
Frédéric Monferrand
42. Voir HEGEL Georg. W. F., Science de la logique ( 1 8 3 2 ) , 1.1, La Logique objective,
deuxième livre, La Doctrine de l'essence, op. cit., p. 2 5 2 - 2 5 9 .
43. MARX Karl, « Introduction de 1857 » in Manuscrits de 1857-1858 dits « Grun-
drisse », op. cit., p. 50.
44. Ibid., p. 39.
45. MARX Karl, « Lettre à Annenkov du 28 décembre 1846 » in MARX Karl et
ENGELS Friedrich, Lettres sur « Le Capital », Paris, Les Éditions sociales, 1964,
p. 2 7 - 2 8 .
46. MARX Karl, Le Capital, Livre I, op. cit., p. 7.
La crise comme concept critique aujourd'hui ?
Sur la contribution de Jûrgen Habermas dans
Problèmes de légitimation du capitalisme avancé
sort, multidimensional and overdetermined, supplies the inescapable backdrop for every
seriousattemptatcritical theorizing. Henceforth, such theorizingcan no longeravoid the
question of capitalist society. Large-scale social theorizing aimed at clarifying the nature
and roots of crisis, as well as the prospects for an emancipatory resolution, should regain
its central place in critical theory. » (FRASER Nancy, « Marketization, Social Protection,
Emancipation: Toward a Neo-Polanyian Conception o f Capitalist Crisis », p. 1-2).
Disponible sur http://f.hypotheses.org/wp-content/blogs.dir/203/files/2012/02/
Texte-Nancy-Fraser-anglais.doc.
3. BENHABIB Seyla, Critique, Norm and Utopia, New York, Columbia University
Press, 1986, p. 229.
4. MCCARTHY Thomas, The Critical Theory ofjurgen Habermas, Cambridge, MIT
Press, 1981, p. 358.
LA CRISE COMME CONCEPT CRITIQUE AUJOURD'HUI ? 29
approche complexe du capitalisme et de ses crises peut encore être très utile
dans la construction d'un nouveau diagnostic d'époque. Cet article compte
présenter brièvement quelques éléments de cette approche des crises, ainsi
que donner quelques pistes concernant la façon dont ce dispositif pourrait
être appliqué aujourd'hui.
8. Ibid., p. 83.
9. Ibid., p. 83.
LA CRISE COMME CONCEPT CRITIQUE AUJOURD'HUI ? 31
D'autre part, sous les conditions du capitalisme tardif, son hypothèse cen-
trale affirme que :
La crise administrative
Dans le capitalisme tardif, la contradiction fondamentale du capitalisme
se déplace du système économique vers le système administratif à la suite
de l'intervention de l'État et de l'amortissement des perturbations engen-
drées par les dysfonctionnements économiques. Ainsi, le cycle économique
donne lieu à l'inflation et à la crise chronique dans le secteur des finances
publiques15. L'État se retrouve face à deux tâches fondamentales : d'une part, il
convient d'encourager le maintien du mouvement d'accumulation du capital
et de l'autre, il doit s'assurer de la loyauté des masses. Or, la socialisation de
la production, qui est axée sur des objectifs privés, comporte des exigences
auxquelles l'appareil d'État ne peut pas répondre parce qu'elles sont para-
doxales16. La nécessité d'accroître la capacité de planification de l'État pour
mener à bien l'intérêt général des capitalistes (le maintien du système) entre
en collision avec la nécessité d'éviter que cette même extension mette en dan-
ger la structure fondamentale du capitalisme, basée sur la liberté d'investis-
sement du capitaliste individuel. Ainsi, la planification de l'État entre dans
un mouvement oscillatoire entre une expansion de son autonomie face à son
La crise de légitimation
Comme nous l'avons vu, la contradiction fondamentale du capitalisme, à
savoir le fait d'une production sociale tournée vers des intérêts non univer-
salisables, est déplacée vers l'administration. Maintenant, il faut justifier la
collecte différenciée des impôts en fonction des couches sociales et l'emploi
particulariste des maigres ressources qu'une politique d'élimination des crises
utilise et épuise. Il en résulte un besoin fonctionnel de rendre autant que pos-
sible le système administratif indépendant du système de légitimation. C'est
ce qui explique la nécessité de maintenir le privatisme des citoyens comme
une ressource de motivation fondamentale de l'action capitaliste.
Le problème est que les traditions culturelles ont leurs propres conditions
de reproduction. Celles-ci ne restent vivantes que dans la mesure où elles se
développent spontanément, en assurant la continuité d'une histoire à tra-
vers laquelle les individus et les groupes peuvent s'identifier à eux-mêmes et
les uns aux autres. Or, selon Habermas, « l'expansion de l'activité de l'État a
pour conséquence indirecte une augmentation excessive du besoin de légi-
timité », car « des évidences culturelles qui étaient jusqu'ici des conditions
marginales d'application du système politique entrent dans le domaine de
la planification de l'administration18 ». Dès lors, des traditions qui étaient
exclues des programmes publics et des discussions pratiques sont mises en
évidence et interrogées. La planification de l'éducation, de l'urbanisme, de
la santé et de la famille exige une justification universelle (puisque l'État
17. KEANE John, Public Life and Late Capitalism, op. cit., p. 96.
18. Ibid., p. 101.
LA CRISE COMME CONCEPT CRITIQUE AUJOURD'HUI ? 35
La crise de motivation
Comme nous l'avons vu, la motivation la plus importante pour le main-
tien des systèmes d'action sociale du capitalisme tardif consiste en une atti-
tude privée dans la vie publique et dans la vie professionnelle et familiale
des citoyens. La thèse de Habermas est que ces modèles de motivation sont
systématiquement détruits en raison de la dynamique interne des sociétés
du capitalisme tardif. Pour cela, il doit prouver, d'une part, l'épuisement des
traditions qui soutiennent ces attitudes et, d'autre part, que le capitalisme
ne peut pas mobiliser de nouvelles ressources de motivation pour remplacer
fonctionnellement les premiers.
Les éléments des idéologies bourgeoises qui favorisent les orientations
privées perdent leur place en raison des changements sociaux. L' « idéo-
logie de la performance » est remise en cause par l'inadéquation entre la
formation scolaire et la réussite professionnelle. L' « individualisme pos-
sessif » s'écroule en raison de l'augmentation de la présence des biens col-
lectifs (les transports, les loisirs, la santé, l'éducation, etc.) parmi les biens
de consommation20. Enfin, « l'orientation vers des valeurs d'échange » est
compromise à cause de l'affaiblissement de la socialisation du marché21.
Selon le diagnostic de Habermas, l'érosion des réserves de la tradition pré-
capitaliste et capitaliste engendre des structures normatives « résiduelles »,
qui ne sont pas adaptées à la reproduction du privatisme dans la vie civique
et familiale. Il y a donc une sorte de conflit entre les valeurs proposées par le
système socio-culturel et les valeurs réclamées par le maintien des systèmes
politique et économique structurés en classes. Parmi les éléments rendus
dominants dans la tradition culturelle, il est nécessaire de mentionner « le
scientisme » dans la dimension cognitive ou théorique, « l'art post-aura-
tique » dans la dimension esthétique et, surtout, « la morale universaliste »
dans la dimension morale et pratique.
L'avènement d'une éthique communicationnelle, selon laquelle seuls
les intérêts universalisables sont susceptibles d'être acceptés dans une dis-
cussion collective libre de contraintes, est certainement le plus important
parmi les éléments culturels issus des idéologies bourgeoises qui produisent
un effet de blocage sur le développement des systèmes économique et poli-
tique. Ce dernier aspect est celui qui explique plus clairement cet effet de
blocage, puisque le capitalisme avancé (comme d'ailleurs d'autres formes
d'organisation sociale basées sur une structure de classes) doit stabiliser la
contradiction fondamentale d'une production socialisé appropriée en fonc-
tion d'intérêts particuliers (non universels). Par conséquent, la propagation
possible de l'éthique communicationnelle universelle dans les processus de
socialisation est un élément clé pour le déclenchement d'une crise de moti-
vation dans le capitalisme tardif. Et Habermas voit dans la crise d'adoles-
cence et dans les mouvements étudiants les premiers effets de ce nouveau
modèle de socialisation22.
Habermas soutient qu'il existe deux sorties possibles pour la crise de
légitimation/motivation :
Il est bon d'insister toutefois sur le fait que, s'il parle encore d'une révo-
lution, il n'accepte pas la voie violente ni « l'essentialisme » de la lutte de
classes, car il a des réserves quant à la solution marxiste orthodoxe. Même si,
à ce moment, notre auteur n'est pas si clair par rapport à une stratégie poli-
tique plus concrète, il s'agirait probablement de trouver une issue démocra-
tique aux conflits, ce qui ne serait possible que grâce à une politisation des
masses. Il ne s'agit plus de se limiter au prolétariat en tant que porteur de la
lutte contre la domination de classe, car d'autres mouvements, comme celui
des étudiants, ont attiré l'attention de Habermas pendant cette période.
PROBLÈMES DE LÉGITIMATION :
UNE VISION RÉTROSPECTIVE
26. STREECK Wolfgang, « The Crises of Démocratie Capitalism », op. cit, p. 20.
LA CRISE COMME CONCEPT CRITIQUE AUJOURD'HUI ? 39
Leonardo Da H o r a Pereira
29. Les travaux statistiques de l'économiste français Thomas Piketty sont importants
à cet égard. Voir par exemple ALVAREDO Facundo et PIKETTY Thomas, « The Dyna-
mics of Income Concentration over the Twentieth Century. The Case of Advanced
Economies », in LOPEZ-CALVA Luis Felipe et LUSTIG Nora (dir.), Markets, the State and
the Dynamics of Inequality, Washington, Brookings Institution Press, 2009.
30. Cf. extrait de FRASER cité en début du texte.
31. M ê m e s'il ne s'agit pas de la reprise des théories de l'effondrement, danger
contre lequel, d'ailleurs, Habermas a toujours été attentif.
LA CRISE COMME CONCEPT CRITIQUE AUJOURD'HUI ? 41
BIBLIOGRAPHIE
3. Ibid., p. 176
4. HONNETH Axel, « Arbeit und Anerkennung. Versuch einer Neubestimmung »,
Deutsche Zeitschrift fur Philosophie, vol. 56, n ° 3 , 2 0 0 8 , p. 3 2 7 - 3 4 1 . Honneth confirme
et approfondit dans ce texte les idées concernant la troisième sphère de la reconnais-
sance (solidarité) dans La Lutte pour la reconnaissance, chapitre 5, Paris, Les Éditions
du Cerf, 2 0 0 7 , .
THÉORIE CRITIQUE ET TRAVAIL À L'HEURE DU CAPITALISME COGNITIF 45
duction sociale. Par le biais du travail, les sujets contribuent non seulement
à la reproduction matérielle de la société, mais aussi à la formation de leur
propre identité (le travail étant une des trois sphères de la reconnaissance
par lesquelles cette dernière se construit)5. En ce sens, le travail a une double
valeur : en tant qu'il permet la reproduction sociale, il est à la base de la
constitution du « bien commun » ; en tant qu'il définit une des dimensions
de la reconnaissance, il est aussi à la base de l'identité des sujets.
En quoi une telle conception du travail permet-elle de le penser comme
vecteur de l'émancipation ? Honneth soutient qu'avec l'apparition de la
division sociale du travail, à l'époque moderne, la reconnaissance fait naître
des nouvelles relations de solidarité. En participant à la constitution (et à
la reproduction) du bien être commun, les individus se savent liés l'un à
l'autre6. Pour Honneth, c'est l'imbrication entre la reconnaissance mutuelle
et le marché du travail qui assure ce genre de compréhension de soi. Ainsi,
grâce à la reconnaissance, destin individuel et destin collectif se réunissent ;
contribuer au bien être commun signifie contribuer à son propre bien être et
à son autonomie (et inversement), et pouvoir légitimement protester au cas
où les attentes (de reconnaissance) que cela implique ne sont pas satisfaites
(c'est-à-dire si les conditions sociales et les conditions de travail empêchent
les travailleurs d'être et de se sentir estimés pour leur contribution autonome
au développement de la communauté et de leur propre autonomie).
La force de cette conception du travail réside dans le fait qu'elle permet d'y
penser l'émancipation à la lumière de trois catégories qui lui garantissent un
ancrage non aléatoire aux dynamiques sociales. Tout d'abord, l'émancipa-
tion est fondée sur les attentes normatives de la reconnaissance (et dépend
de l'estime pour la contribution au bien commun, « via le travail »). Ensuite,
elle est impliquée dans le processus de la reproduction sociale. Certes, le
travail est organisé selon des règles codifiées qui prévoient son déroulement
7. Ibid., p. 336. « Diese „soziale Ordnung" von Màrkten, [...] umfasst mithin nicht
nur positiv-rechtliche Vorschriften und Grundsàtze, die die Bedingungen der Vertrags-
freiheit und des wirtschaftlichen Austauschs festlegen; vielmehr gehôren dazu auch eine
Reihe von ungeschriebenen, nicht ausdrucklich formulierten Normen und Regeln, die
vorjeder marktvermittelten Transaktion implizit bestimmen, wie der Wert bestimmter
Guter einzuschâtzen und woraufbei deren Austausch legitimerweise zu achten ist. »
De cette façon, m ê m e si la sphère économique se détache c o m m e sphère autonome
et qu'elle est gérée par des règles propres, elle sera toujours fondée sur des normes
morales implicites.
8. Pour Honneth, les paradigmes esthétique et interactif du travail dérivaient d'un
stade de développement capitaliste qui laissait encore entrevoir la possibilité d'un rap-
port direct avec l'objet de travail et d'un emploi du savoir pratique et théorique per-
mettant au sujet de ne pas être passif dans le processus de production, d'y exprimer sa
créativité. Si depuis ils n'ont assumé qu'un caractère utopique, c'est qu'ils n'étaient pas
compatibles avec les tâches de la reproduction sociale (ibid., p. 3 2 9 - 3 3 3 ) .
THÉORIE CRITIQUE ET TRAVAIL À L'HEURE DU CAPITALISME COGNITIF 47
13. Pour le rôle de la reconnaissance chez DEJOURS, voir ibid., t. 2. Il s'agit non
seulement, comme chez Honneth, de la reconnaissance en tant qu'estime pour la
contribution au bien-être collectif, mais aussi de la reconnaissance des proprié-
tés esthétiques et qualitatives du produit (octroyée par les collègues, et donc par
quelqu'un qui est intérieur au milieu du travail et qui a la capacité de l'évaluer). Voir
p. 3 6 - 3 7 et p. 104-108.
travail vivant, invisible, caché derrière les règles codifiées - , le travail lui-
même ne saurait se poursuivre16 et casserait même l'efficacité dont il est
tant question à l'époque de son organisation post-fordiste. Si cela est vrai,
le développement de la subjectivité peut être relié à la reproduction sociale :
par les mêmes moyens par lesquels le sujet cherche à surmonter les diffi-
cultés, sublimer la souffrance et accroître sa subjectivité - le travail vivant -
s'accomplit une forme de reproduction sociale.
CONCLUSION
Marco Angella
plutôt la capacité à rendre cette forme habitable par une « forme de vie ».
Ce programme, caractérisant la spécificité de la discipline, permet de rendre
compte à la fois de la résistance de cette pratique face à un capitalisme
consumériste par l'invention de formes de vie à partir de cadres matériels
expérimentaux, ainsi que de son intégration remarquable à la définition
d'un « être-pour-le-marché » pour un hyperconsumérisme contemporain.
Si le design est aujourd'hui un chien de garde du capitalisme c'est moins
parce qu'il se fait le vecteur privilégié d'une promotion des marchandises
que par son insistance à produire des formes de vie pour le marché. En
interrogeant la critique formulée à l'encontre du design dans les années 1970,
et en replaçant son projet à la lumière de son histoire, nous chercherons à
repenser la place qu'il joue dans le consumérisme contemporain.
C R I T I Q U E DU D E S I G N DANS LES A N N É E S 1 9 7 0
5. BAUDRILLARD Jean, Pour une critique de l'économie politique du signe, op. cit., p. 248.
6. Ibid., p. 245 : « La fonction(nalité) des formes, des objets devient chaque jour plus
insaisissable, illisible, incalculable. Où est la centralité de l'objet, son équation fonc-
tionnelle aujourd'hui ? Où est sa fonction directrice, où sont les fonctions parasites ? ».
56 V i n c e n t BEAUBOIS
avalé, digéré par le système qui ne s'en porte que mieux et s'engraisse.
[ . . . ] On veut me faire croire que je suis entièrement responsable de tout
ce qui ne va pas 10 .
10. SOTTSASS Ettore Jr., « Mi dicono che sono cattivo », Casabella, n° 376, avril
1973. Traduit de l'italien par Aurélien Bigot et Laurent Ménétrey in MIDAL Alexan-
dra (dir.), Design, l'anthologie, Saint-Étienne, Éditions de la Cité du design - HEAD
Genève, 2013, p. 316.
11. MORRIS William, L'Âge de /'ersatz et autres textes contre la civilisation moderne,
Paris, Éditions de l'encyclopédie des nuisances, 1996 [1894],
58 V i n c e n t BEAUBOIS
saire de cet ensemble. Ce n'est pas la forme plastique de la chaise qui prime
mais sa capacité à cristalliser certaines relations sociales, certaines formes
de vie potentielles, tant du côté du producteur que du consommateur. Cette
attention à la résonance entre forme plastique et forme de vie explique sa
théorie originale de l'ornementation : l'ornement est autant conçu comme
un plaisir pris par l'ouvrier à sa tâche que comme un plaisir esthétique à la
chaise achevée. L'ornementation se justifie par la reconnaissance apportée
au savoir-faire de l'opérateur faisant égaler un plaisir du faire et un plaisir
du consommer12.
Cette vision d'une émancipation du travail industriel par une inter-
vention artisanale ponctuelle et restreinte reste naïve. Toutefois elle nous
apprend quelque chose sur la démarche spécifique du design : il ne s'agit en
aucun cas de se focaliser « d'abord » sur des objets isolés mais de penser un
projet collectif qui se matérialise « ensuite » sous forme d'objets. Produire
une chaise c'est aussi produire le système de production par lequel la chaise
devient possible. La Morris&Co s'organise ainsi collectivement incluant
artistes, artisans et techniciens à l'image des guildes du Moyen-âge : l'opéra-
tion du design consiste alors à se placer dans une fiction collective réelle, un
projet de vie alternatif, pour en définir les conditions matérielles.
Cette dynamique se retrouve en Allemagne au sein du Bauhaus de
Walter Gropius, notamment dans sa période Dessau (1925-1932) : la
réalisation des bâtiments est pensée en lien étroit avec la vie sociale du
campus où étudiants et professeurs cohabitent dans la redéfinition d'un
cadre de vie expérimental. Les objets du design ne représentent pas le point
de focalisation de cette discipline, demeurant de simples « produits » - au
sens propre du terme - d'un travail sur l'espace de vie réel. Cette dimension
expérimentale du design concernant les cadres de vie dessine une certaine
ligne de force dans son histoire, se poursuivant avec les intuitions de
Lâszlô Moholy-Nagy dans les années 1930 jusqu'au mouvement hacker des
années 2000 en passant par le Design radical italien de la fin des années 1960.
L'objet n'est plus appréhendé comme un simple moyen passif, inerte, sou-
mis aux volontés et aux intentions humaines mais comme un élément polari-
sant un cadre de vie, travaillant le collectif qui l'habite. Cette attention à la vie
explique cependant l'efficacité du design appliquée à la dynamique capitaliste.
12. MORRIS William, L'Art et l'artisanat, Paris, Rivages Poche, 2011 [ 1901 ], p. 16-17.
LE DESIGN, CHIEN DE GARDE DU CAPITALISME ? 59
13. Voir notamment les travaux de Hors RITTEL au sein de la Hochschule fur Ges-
taltung d'Ulm, ainsi que SIMON Herbert, The Sciences of the Artificial, MIT Press,
Cambridge, 1969.
14. BROWN Tim, Change by Design: How Design Thinking Transforms Organiza-
tions and Inspires Innovation, New-York, Harper Collins, 2 0 0 9 ; MARTIN Roger, The
Design of Business: Why Design Thinking Is the Next Compétitive Advantage, Boston,
Harvard Business Press, 2009.
15. BROWN Tim, « Thinking », Harvard Business Review, juin 2008, p. 86 : « A
methodology that imbues the full spectrum of innovation activities with a human-
centered design ethos ».
60 V i n c e n t BEAUBOIS
appelle, selon lui, à reconsidérer l'objectif des designers qui ne doit plus
tant concerner la production de nouveaux objets que la mise en relation
d'individus et de dispositifs techniques dans le but de produire de l'« inno-
vation sociale16 ». Le « Design Thinking » intime alors de mettre en avant les
individus et leur culture avant de s'intéresser aux objets techniques. Brown
insiste notamment, dans sa conférence TED de juillet 2009, sur la mise en
œuvre de projets liés à des problématiques sociales au sein des pays en voie
de développement comme le système sanitaire, la sécurité, la distribution
d'eau potable, etc. Si cette idée semble en apparence s'inscrire dans la lignée
initiée par Morris et le Bauhaus où le projet design se concentrait sur la
question d'un projet collectif de vie, il s'agit en réalité moins de penser les
conditions matérielles de formes de vie à inventer que d'opérer un design
des formes de vie elles-mêmes.
Brown mentionne, dans sa conférence, un projet ayant pour but la mise
en place en Inde d'une distribution d'aides auditives à très bas prix compre-
nant un service de diagnostic et de réglage des appareils via une application
sur smartphone, permettant aux Indiens de se passer de techniciens spécia-
lisés et de pouvoir gérer de manière autonome ce service sanitaire. Le pro-
blème de cette proposition n'est pas tant la solution proposée en elle-même
que le processus mis en place. Le « Design Thinking » est vendue comme un
processus unilatéral où l'équipe de designers vient interpréter une culture,
un milieu de vie, pour lui fournir des solutions définitives. Cette méthodo-
logie semble réaliser la contradiction d'être « centrée sur l'utilisateur » tout
en faisant du designer l'agent principal des propositions et du programme
de transformation sociétale envisagé.
Pour Brown, la consommation n'est plus un simple acte d'achat passif
mais demande une participation des consommateurs au programme qui
leur est destiné. Si selon ses propres termes, de « relation passive » la consom-
mation devient « relation active », cette participation des consommateurs
n'est jamais considérée comme telle mais toujours « interprétée » par le
designer et rendue compatible avec un impératif de solution. Le design se
déplace alors de la constitution d'un cadre de vie au dessin des formes de vie
16. BROWN Tim et WYATT Jocelyn, « Design Thinking for Social Innova-
tion », in Stanford Social Innovation, Winter 2 0 1 0 . Disponible au lien suivant :
http://www.ssireview.org/articles/entry/design_thinking_for_social_innovation.
LE DESIGN, CHIEN DE GARDE DU CAPITALISME ? 61
17. Propos recueillis par GAZSI Mélina, « Philippe Starck : "Je vis trois ou quatre
fois une vie normale au minimum" », Le Monde, 31 janvier 2013.
18. HABER Stéphane, Penser le néocapitalisme. Vie, capital et aliénation, Paris, Les
Prairies ordinaires, 2013, p. 260.
62 Vincent BEAUBOIS
Le design opère ici moins la mise en évidence des objets que le mode de
vie qui leur est rattaché. Et on peut alors affirmer qu'il se fait bien « chien
de garde » du capitalisme lorsque ces formes de vie sont explicitement des-
sinées pour leur ajustement à la logique consumériste, comme si le marché
ne présentait pas d'en-dehors à nos cadres de vie.
Vincent Beaubois
Classe et espèce humaine :
pour une contribution à la critique du capitalisme
5. Ibid.
6. HABER Stéphane, Critique de l'antinaturalisme. Etudes sur Foucault, Butler,
Habermas, Paris, PUF, « Pratiques théoriques », 2006, p. 130. L'auteur mentionne
trois naturalismes présents dans les textes de 1844 de Marx. Il s'agit ici du natura-
lisme que Haber n o m m e « anthropologique ».
7. Voir CHARBONNIER Pierre, « De l'écologie à l'écologisme de Marx, sur l'his-
toire naturelle du capitalisme et ses interprétations », Tracés, 1/2012, n° 22, (« Éco-
logiques. Enquêtes sur les milieux humains »), p. 153-165.
8. MARX Karl, « Lettre à Lassalle 1 , 6 Janvier 1861 », Correspondance, t. 6, p. 2 6 5 - 2 6 6 .
9. MARX Karl, « Lettre à F. Engels », 19 décembre 1860, Correspondance, t. 6, p. 248.
66 Flore D'AMBROSIO-BOUDET
12. Le slogan d'un parti de gauche radicale est « nos vies valent plus que leurs
profits », pointant un clivage de classe, sans indiquer si ce « nous » est destiné à se
limiter au « nous » de classe.
68 Flore D'AMBROSIO-BOUDET
13. HACHE Emilie, Ce à quoi nous tenons. Propositions pour une écologie pragma-
tique, Paris, La Découverte, 2011.
14. HABER Stéphane, Penser le néocapitalisme. Vie, capital et aliénation. Paris, Les
Prairies ordinaires, 2013. Haber fait remarquer combien la vitalité peut être prise
pour objet de soin tout autant que c o m m e ressource par le capital.
15. Définie c o m m e plastique et adaptable, mais aussi vulnérable et structurelle-
ment dépendante.
16. Voir HABER Stéphane, Penser le néocapitalisme, op. cit. p. 2 3 5 - 2 4 0 .
CLASSE ET ESPÈCE HUMAINE. . 69
De ce point de vue là, le déjà vieil axiome marxien, selon lequel le proléta-
riat, en raison de sa position de dépossédé n'ayant rien d'autre à perdre que ses
chaînes est le mieux placé pour assumer la tâche de renverser le capitalisme,
pourrait bien se voir, sans contradiction, étendu à une libération incluant,
avec les autres classes, l'humanité tout entière entendue cette fois comme
« espèce », c'est-à-dire comme engageant avec elle, du fait même de son inter-
dépendance bien comprise et de sa parenté reconnue, les autres espèces et
écosystèmes que le capitalisme « épuise » sans vergogne comme il « épuise17 »
les travailleurs. Toutefois, l'utopisme de cette mission émancipatrice s'avére-
rait renforcé du fait de l'ampleur du défi et de l'absence totale de garantie que
ne se crée ou ne se perpétue quelque système oppressif que ce soit...
Remarquons ainsi que cette convergence avérée entre classe et espèce
au sein d'une critique du capitalisme d'inspiration marxiste pose des pro-
blèmes qui interdisent peut-être de s'en tenir à une pure subsomption des
attentes écologiques, associées à l'idée d'espèce humaine, sous le paradigme
de la lutte des classes.
17. MARX Karl, Œuvres, Le Capital, section III, 10, Paris, Gallimard, « La Pléiade »,
1963, p. 795 : à propos de l'Angleterre, « la m ê m e cupidité aveugle qui épuise le sol
attaquait jusqu'à sa racine la force vitale de la nation ».
18. Voir le slogan, titre de chanson puis de journal « tout est à nous » (Ligue com-
muniste révolutionnaire, puis Nouveau parti anticapitaliste, pour le titre de journal).
70 Flore D'AMBROSIO-BOUDET
19. Qu'on se réfère ici au livre d'Angela DAVIS : Femmes, race et classe, Paris, Des
femmes, 1983. Aux oppressions afférentes à ces trois catégories, devrions-nous en
ajouter une quatrième qui serait le fait de l'espèce humaine (pourvu que le passage
de l'idée de pression d'espèce à celle d'oppression soit légitime) ?
20. MARX Karl, Introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel (1843),
Paris, Ellipses, 2000. p. 14.
CLASSE ET ESPÈCE HUMAINE. . 71
21. La fonction socio-politique des religions ne prend-elle pas souvent appui sur
le détournement de ce sentiment, né du rapport à la « nature », vers la sphère des
puissants. Voir ROUSSEAU Jean-Jacques, Le Contrat social, II, 7.
22. MARX Karl, Introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel, op. cit., p. 7.
23. Que l'homme d'action ne s'impatiente donc pas à l'égard du regard distant du
géologue ou climatologue habitués à raisonner sur des échelles de temps très longs,
mais y lise le signe qu'un autre point de vue reste en pensée possible, suggérant bien
d'autres points de vue que celui qui, évidemment, nous importe d'abord.
24. LEOPOLD Aldo, Almanach d'un comté des sables, GF Flammarion, 2000,
p. 168-173.
25. HABER Stéphane, Penser le néocapitalisme, op. cit., p. 10-14. Précisons toute-
fois que Haber ne parle pas de quasi-divinités, mais de « puissances détachées »,
72 Flore D'AMBROSIO-BOUDET
marchandise, voire tous ces fétiches identitaires qui produisent des satisfac-
tions narcissiques, où qu'ils se fondent, semblent ainsi imposer leur supréma-
tie au détriment de la valeur de l'homme (tout homme) comme être vivant,
et être ce par quoi adviennent humiliation, asservissement, abandon, mépris.
Dans ces conditions, difficile de faire entendre l'idée que l'espèce humaine
puisse fonctionner comme socle ontologique d'une communauté et d'une
identité partagée mobilisable au sein d'une politique écologique : car la pro-
duction culturelle de fétiches de ce genre tend à fabriquer des discontinuités
dans la reconnaissance, des clivages, des classifications et des hiérarchisations
confinant à la quasi-subdivision de l'espèce humaine en « espèces socio-cultu-
relles ». Il se peut même que nous soyons condamnés à une distorsion poli-
tique : d'une part la légitimité de la description de l'homme comme espèce,
une et continue au cœur même de sa diversité naturelle, semble s'imposer
intellectuellement comme valide (et même fertile moralement) ; d'autre part
la réalité sociale et politique semble induire une représentation morcelée de
cette même espèce et rendre non opératoire politiquement la représentation
d'une identité d'espèce. On retrouverait alors l'aporie d'un humanisme cos-
mopolite en mal d'avènement.
Vitalité et puissance humaines, (non)-reconnaissance et subdivision
sociale de l'espèce sont ainsi le lieu de problèmes majeurs aux conséquences
parfois lourdes tant du point de vue social que du point de vue écologique.
Or, nous faisons l'hypothèse qu'elles engagent, sans s'y réduire, l'enjeu de
l'estime de soi, individuelle et collective, avec laquelle le capitalisme intera-
git, et que ces problèmes ne pourront prétendre se résoudre sans la prise en
charge de cet enjeu.
A première vue on pourrait penser que ces idées convergent vers une réé-
dition de la deuxième blessure narcissique indiquée par Freud à propos de
la description darwinienne de l'homme ; ou bien vers une exacerbation du
sentiment pascalien de contingence de l'homme dans l'univers et maintenant
dans le système Terre, sentiment amèrement compensé par la gloire d'être
devenu une force polluante aux effets climatiques et géologiques comparables
à ceux d'une force géologique majeure. Plutôt qu'un ressort de l'estime de soi,
n'y a-t-il pas là les ressorts d'une mésestime collective généralisée ?
Nous estimons que, malgré ces aspects indéniables, une interprétation un peu
différente de notre qualité de membres de l'espèce peut se dessiner. Une inter-
prétation résumable dans la proposition suivante : nous sommes « déjà » plus
grands que nous-mêmes. Pour la simple raison que nous portons en nous un
certain condensé de l'histoire de la vie terrestre, sur le plan cellulaire, génétique,
physiologique, anatomique ; sur le plan instinctuel, comportemental, et adapta-
tif ; pour la simple raison que nous sommes faits de la matière du monde, celle
qui constitue tous les êtres naturels, qu'on ne peut à ce titre refuser de nommer
naturels sauf à nier notre provenance, notre parenté, notre inscription dans un
monde qui nous précède et nous façonne. Pour cette raison enfin que l'histoire
de l'univers et de la Terre nous ont donné, sous les auspices du climat relative-
ment stable de l'holocène, à développer patiemment et dans une grande diver-
sité de vues, les moyens de nous représenter tout ce que nous avons en nous ;
c'est-à-dire de penser ce que nous « sommes », par tout ce qui n'est pas nous.
Aussi, nous semble-t-il ontologiquement fondamental, mais aussi politi-
quement décisif, de saisir la relation entre estime de soi et estime de ce qui
n'est pas soi, « sur un mode qui ne soit pas celui de l'aliénation ». Du moins
estime de soi et admiration de ce qui n'est pas soi (admirer au double sens
de s'étonner et de contempler27). Admirer le monde naturel, sa diversité, sa
richesse, l'ingéniosité et la complexité du vivant, méditer sur ce réel qui nous
précède et nous dépasse, cela ne suffira certes pas à mettre fin aux oppres-
sions, à la pression anthropique sur la planète et à la prédation capitaliste
qui en est l'une des racines. Mais cela peut contribuer de manière profonde
à décentrer l'homme de lui-même pour le ramener à soi sur un mode qui
ne soit pas celui des fétiches qui morcellent l'espèce. Se jouerait ainsi, pour
Flore d'Ambrosio-Boudet
31. HIBOU Béatrice, La Bureaucratisation du monde à l'ère néolibérale, op. cit. Pour
toutes les citations à ce sujet, voir les pages 46 et suivantes.
86 Alexis CUKIER
fabrique des titres financiers suit quatre étapes qui permettent de détailler
ce processus de réification :
- « La massification » : une institution financière constitue un por-
tefeuille de créances à partir de diverses dettes de ménage et les trans-
fert à une entité de gestion spécialisée qui les accumule (« pooling »).
La réification consiste ici en une « dépersonnalisation » des relations
de créances spécifiques, qui sont transformées en une entité juridique
générique, dont les propriétés sont standardisées.
- « L'abstraction » : les créances, pour être agglomérées dans un produit
financier, doivent subir une opération d ' « abstraction » par la même
entité juridique ou bien par une autre entreprise spécialisée ; chaque
titre est « décomposé en particules abstraites : soit le risque, le rende-
ment, l'échéance, la division du flux de paiement en remboursement
du capital et paiement de l'intérêt et même la devise dans laquelle a été
négocié le contrat de prêt ». Ce sont ces « propriétés sociales et écono-
miques réifiées » qui constituent, dans leur rapport par exemple avec les
taux directeurs de la banque centrale, le taux de faillite et d'impayé ou
le taux change anticipé, la valeur du produit financier.
- « La virtualisation : ces entités dépersonnalisées et abstraites sont
ensuite recombinées à l'aide d'outils mathématiques, évalués puis validés
par les agences de notation, afin de recevoir une « cote » qui représente le
risque assigné à l'ensemble du produit financier. Ce processus de virtua-
lisation permet paradoxalement que cette entité devienne « une chose »,
un produit marchand qui entre dans l'espace de circulation financier.
- « La circulation financière finale » : le titre est finalement placé dans
un portefeuille d'investissement financier, entre sur le marché et est
acheté, le cas échéant au moyen d'un autre prêt bancaire. Dans tous les
cas, « ce sont maintenant les propriétés de ces recombinaisons virtuelles
qui constituent la matière valorisable ». Le titre peut ensuite être réin-
tégré comme élément de base dans la constitution d'un autre titre, cette
« titrisation au carré » faisant alors culminer le processus de réification
des relations de créances privées initiales.
Cette analyse d'un outil financier spécifique permet de discerner dans
l'actuel fonctionnement de la finance plutôt que le règne d'un « capital fic-
tif » ou le « triomphe de la liquidité », un processus social de réification
financière des rapports sociaux, qui transforme des relations entre des per-
88 Alexis CUKIER
33. ORLÉAN André, Le Pouvoir de la finance, Paris, Odile Jacob, 1999, p. 210.
34. LAZZARATO Maurizio, La Fabrique de l'homme endetté. Essai sur la condition
néolibérale, Paris, Amsterdam, 2011.
35. Ibid., p. 88.
RÉIFICATION ET CRITIQUE DU CAPITALISME AUJOURD'HUI 89
les décisions des États ou des institutions publiques qui doivent, pour obte-
nir des échéances de remboursement de leurs dettes, non seulement accélé-
rer la mise en œuvre des politiques néolibérales mais encore s'y engager sur
plusieurs décennies. Mais ce principe s'applique également aux débiteurs
privés, dont les créanciers exigent informations et garanties concernant
leurs pratiques économiques voir leur « moralité » : « la dette est accordée à
partir d'une évaluation de la « moralité » et porté sur l'individu et le travail
sur soi qu'il doit lui-même activer et gérer36 ». Dans ces processus, le pouvoir
du créancier s'appuie sur une réification de l'action du débiteur : celle-ci
n'est pas seulement l'objet d'une procédure d'évaluation, de mesure et de
quantification, mais encore un gage qu'il doit monnayer contre un crédit ou
une échéance de remboursement supplémentaire.
Plus encore : cette logique n'est plus aujourd'hui seulement celle du ban-
quier à l'égard de son client, ou d'une institution supranationale à l'égard
d'un État, elle tend à devenir celle des institutions étatiques à l'égard des
citoyens. Maurizio Lazzarato prend l'exemple des entretiens individuels
pratiqués par Pôle Emploi, dont il rend compte dans le cadre de son analyse
de la « transformation des indemnités chômage en dette37 ». Dans ces entre-
tiens, comme l'indique une intermittente interrogée par l'auteur :
Cette évaluation est elle-même indexée sur les catégories abstraites des
bilans de compétences et autres outils de suivi individuel et de formation.
On retrouve ainsi, dans le rapport des citoyens aux institutions sociales
managérisées, hyper-administrées et tendanciellement financiarisées, le
principe néolibéral du « capital humain » selon lequel les ressources sub-
jectives (physiques, morales, intellectuelles et relationnelles) des individus
peuvent être mises en vente sur le marché du travail. L'individu doit alors
constituer en et pour lui-même un capital qu'il lui est possible de valori-
ser par sa formation, son expérience professionnelle, sa carrière, ses rela-
39. Sur le rôle du capital humain dans cette novlangue, en rapport aux analyses
marxiennes du fétichisme de la marchandise, voir BIHR Alain, La Novlangue néoli-
bérales. La rhétorique du fétichisme capitaliste, Lausanne, Page Deux, 2007.
40. Voir n o t a m m e n t BRUNEL Valérie, Les managers de l'âme. Le développement
personnel en entreprise, nouvelle pratique de pouvoir ?, Paris, La Découverte, 2004.
41. DE GAULEJAC Vincent, Travail, les raisons de la colère, Paris, Edition du Seuil,
2011, p. 149.
42. Voir notamment DARDOT Pierre et LAVAL Christian, La Nouvelle raison du
monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2009, n o t a m m e n t les
chapitres 8 , 1 2 et 13.
RÉIFICATION ET CRITIQUE DU CAPITALISME AUJOURD'HUI 91
CONCLUSION
Alexis Cukier
43. HONNETH Axel, La Réification. Petit traité de théorie critique, Paris, Gallimard, 2007.
44. FISCHBACH Franck, Sans objet. Capitalisme, subjectivité, aliénation, op. cit.
Sur quelques problèmes posés par l'articulation
entre peine et structure sociale
1. La Révolution française puis les législations impériales ont posé des principes
qui structurent toujours le droit pénal : principes de légalité et de proportionnalité
des peines, procédure définissant les droits de la défense, présomption d'innocence
notamment.
2. MARX Karl, « Bénéfices secondaires du crime », in SZABO Denis et NORMAN-
DEAU André (dir.), Déviance et criminalité, Paris, Armand Colin, Collection U2,
1970, p. 84-85.
3. FOUCAULT Michel, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.
4. RUSCHE Georg, KIRCHHEIMER Otto, Peine et structure sociale. Histoire et « Théo-
rie critique » du régime pénal, Paris, Les Éditions du Cerf, « Passages », 1994.
5. PACHUKANIS Evguéni B., La Théorie générale du droit et le marxisme, Paris,
EDI, 1970.
94 Olivier CHASSAING
Selon les lectures les plus courantes de cette articulation, les institutions
pénales sont définies comme l'instrument indirect de la production éco-
96 O l i v i e r CHASSAING
nomique et de ses structures dominantes. Les peines, non dans leur prin-
cipe légal mais au plan de leur application, répondent à un certain état de
la production, et notamment du travail. C'est pourquoi il conviendrait de
toujours ramener l'étude historique de la codification pénale, des décisions
rendues par les juridictions ou de l'exécution des peines, aux objectifs d'une
certaine politique criminelle, comprise elle-même comme levier d'un pou-
voir déterminé, en dernière instance, par les structures économiques.
On relie couramment ces hypothèses à un geste plus général, consistant à
insérer l'analyse des règles et pratiques pénales dans une théorie des rela-
tions de pouvoir, accompli initialement par Foucault dans Surveiller et
punitDécrire la punition légale comme l'une des institutions à travers les-
quelles s'opèrent l'assujettissement et la moralisation (ou, pour Foucault,
la « normalisation ») des subjectivités, ressortit, dans Surveiller et punir, de
l'étude du pouvoir disciplinaire, par contraste avec d'autres formes de pou-
voir, comme celles de la souveraineté et de la loi. Mais si Foucault se situe au
plan des « régimes » et des « rapports de pouvoir » propres à la discipline,
certains commentateurs ont démontré que cette « analytique du pouvoir »
n'était possible qu'en regard d'une théorie de l'infrastructure économique
de la société capitaliste, exprimant par là la nécessité d'exhumer le référen-
tiel marxiste masqué de Surveiller et punir9. Or si la dépendance du pénal
aux structures économiques fait bien l'objet de quelques remarques, parfois
tout à fait claires10, de Foucault dans des textes antérieurs ou contemporains
de Surveiller et punir, c'est surtout dans son cours de l'année 1972-1973,
L'expérience nous enseigne que la plupart des crimes sont commis par
les membres de couches qui subissent une forte pression sociale et qui
sont donc de toute façon désavantagée du point de vue de la satisfaction
17. RUSCHE Georg, KIRCHHEIMER Otto, Peine et structure sociale, op. cit., p. 373.
18. « Dans cette société panoptique dont l'incarcération est l'armature omnipré-
sente, le délinquant n'est pas hors la loi ; il est, et même dès le départ, dans la loi, au
cœur même de la loi, ou du moins en plein milieu de ces mécanismes qui font passer
insensiblement de la discipline à la loi, de la déviation à l'infraction », FOUCAULT
Michel, Surveiller et punir, op. cit., p. 308.
100 O l i v i e r CHASSAING
de leurs intérêts, par rapport aux autres couches sociales. Pour ne point
contrevenir à sa fonction, le régime des peines doit être conçu de telle
sorte que les couches précisément les plus menacées de devenir crimi-
nelles préfèrent rationnellement s'abstenir d'enfreindre la prohibition
plutôt que de subir la sanction. [Si] l'on considère la grande masse du
travail quotidien des tribunaux répressifs, alors il apparaît clairement que
le droit pénal ne vise presque exclusivement que ceux que leur origine,
leur misère économique, leur éducation négligée ou leur état d'abandon
moral ont poussé au crime [ . . . ] . Le régime des peines, pour détourner
efficacement du crime ces couches sociales, doit leur apparaître comme
infiniment pire que leur condition présente elle-même".
L'enjeu originel n'est pas la catégorie du régime des peines, mais celle
de la réforme du régime des peines ; deuxièmement, [ce] n'est pas la
notion de marché de l'emploi, mais celle de la politique sociale face aux
crises du marché de l'emploi qui est la notion centrale ; troisièmement,
[Rusche] oppose l'idéologie des réformes à la réalité des réformes du
régime des peines 22 .
rées. Ce n'est pas la volonté maligne d'un réactionnaire ennemi de l'humanité qui lui
a assigné la tâche nouvelle de dissuader les chômeurs affamés de commettre des délits
de nécessité et d'écraser leur niveau de vie, au point que la prison est devenue le lieu
d'une pression sociale si forte qu'elle effraie non plus seulement le travailleur bien
payé, mais même le chômeur non assisté. Le régime des peines a tout simplement
endossé cette tâche automatiquement et les réformes humanitaires se sont effondrées
sous la violence des faits », in RUSCHE Georg, « Révoltes pénitentiaires ou politique
sociale », in RUSCHE Georg, KIRCHHEIMER Otto, Peine et structure sociale, op. cit., p. 94.
2 2 . LÉVY R e n é , ZANDER H a r t w i g , « I n t r o d u c t i o n » in RUSCHE G e o r g , KIRCHHEIMER
Otto, Peine et structure sociale, op. cit., p. 56.
102 O l i v i e r CHASSAING
23. CASADAMONT Guy, PONCELA Pierrette, II n'a pas de peine juste, Paris,
Odile Jacob, 2 0 0 4 , p. 176.
24. LÉVY René, ZANDER Hartwig, « Introduction » in RUSCHE, Georg,
KIRCHHEIMER, Otto, Peine et structure sociale, op. cit., p. 5 7 - 6 0 .
SUR QUELQUES PROBLÈMES POSÉS PAR L'ARTICULATION ENTRE PEINE ... 103
ser les normes et savoirs transverses à toute une série d'institutions subsumées
sous une même catégorie de pouvoir (voie choisie par Foucault25) ; ou bien
maintenir la dualité, sans affirmer toutefois la détermination causale et uni-
voque du pénal par l'économique, mais de manière à rechercher les analo-
gies entre les deux domaines pour expliquer leur variations communes - en
s'intéressant par exemple aux formes parallèles de l'amende et de lafiscalitéà
l'époque moderne (comme l'esquissent Rusche et Kirchheimer à la fin de leur
ouvrage), ou bien en interrogeant certaines isomorphies entre la structure
interne du droit pénal et les rapports sociaux dominants, pensés sous la pers-
pective commune de la réification du social dans la forme marchande. C'est
cette dernière voie que nous voudrions tracer à présent, en nous demandant
néanmoins si l'abandon d'une conception instrumentale du rapport entre
peines et structures sociales pour en étudier les analogies et expressions réci-
proques, étend ou limite la portée critique de leur articulation.
25. « Dans nos sociétés, les systèmes punitifs sont à replacer dans une certaine
"économie politique" du corps », « la prison ressemble aux usines, aux écoles, aux
casernes, aux hôpitaux, qui tous ressemblent aux prisons », in FOUCAULT Michel,
Surveiller et punir, op. cit., p. 30 et 263.
104 O l i v i e r CHASSAING
28. Formule que l'on pourra compléter par celle qui clôt Peine et structure sociale,
op. cit., citée à la note 15.
29. PACHUKANIS Evguéni B., La Théorie générale du droit et le marxisme, op. cit.
30. Pour l'analyse des réceptions de l'œuvre principale de Pachukanis, voir LOI-
SEAU Léon, « Directions pour une approche marxiste du droit : la théorie d'E. B.
Pachukanis », in Actuel Marx en ligne, n° 16,18 décembre 2012 : http://actuelmarx.u-
paris 10.fr/indexm.htm.
SUR QUELQUES PROBLÈMES POSÉS PAR L'ARTICULATION ENTRE PEINE ... 105
plus chez Pachukanis sur les usages ou les applications du droit, mais sur
sa forme et ses catégories propres, sur ce qu'il institue et permet de faire,
comme le note certains commentateurs : « le juridique est moment : c'est à
dire qu'il n'est pas un reflet imaginaire, ou un pur effet de redondance, mais
une articulation réelle31. » Le droit produit ainsi dans les sociétés capita-
listes la forme par laquelle l'échange marchand se généralise et se diffuse à
toute la société jusqu'à devenir une catégorie de la conscience comme de la
pratique. Dans le chapitre sur la « violation du droit », Pachukanis montre
que la structure du droit pénal ne fait alors que reconduire, dans son propre
langage, le rapport d'échange marchand, en identifiant notamment les rela-
tions délinquant-victime et débiteur-créancier. Dans le cadre de cette ana-
logie, l'action publique de répression et d'application de la loi au nom de
l'intérêt général devient une opération idéologique, le droit pénal ne visant
plus qu'à régler des conflits entre personnes, physiques ou morales. Il abou-
tit ainsi à entériner les principes civils fondés sur la fiction d'un sujet inté-
ressé, hédoniste rationnel, source de ses propres obligations. C'est ce qui
explique alors, pour Pachukanis, la persistance historique du rétributivisme
pénal - d'après lequel le criminel doit être puni parce qu'il s'est mis, par sa
faute, en dette vis-à-vis de la victime, de la société ou de la loi - malgré les
politiques d'hybridation de la peine à des mesures de défense sociale ou de
réhabilitation du condamné.
La rétribution implique en effet un rapport d'équivalence entre crimes (ou
délits) et peines qui doit se déduire de la gravité même de l'acte imputé au
coupable, en fonction de sa responsabilité et de ce que prévoit la loi. Crimes
et délits inaugurent un contrat de droit privé conclu contre la volonté du
délinquant, devenu débiteur malgré lui. Du point de vue des fictions de la
procédure pénale, le quantum de la peine encourue doit néanmoins être
proportionnel aux dommages subis par la victime et par la société, afin de
revenir à une situation d'égalité entre les deux et de mettre fin au différend.
Les juridictions criminelles ont ainsi pour tâche d'organiser la circulation
des peines et des rétributions, sur le modèle de la circulation marchande :
32. PACHUKANIS Evguéni B., La Théorie générale du droit et le marxisme, op. cit.,
p. 155 et 166.
33. Ibid., p. 167.
34. KELSEN Hans, The Communist Theory of Law, Londres, Stevens & Sons
Limited, 1955 ; WARRINGTON Ronnie, « Pashukanis 8c the c o m m o d i t y form theory »,
in Marxian Légal Theory, AJdershot, Dartmouth Publishing, 1993, p. 1 7 9 - 2 0 0 .
3 5 . LOISEAU L é o n , op. cit.
SUR QUELQUES PROBLÈMES POSÉS PAR L'ARTICULATION ENTRE PEINE ... 107
36. Sous ces conditions seulement Pachukanis peut-il affirmer que « fondamenta-
lement, c'est-à-dire d'un point de vue purement sociologique, la bourgeoisie assure
et maintient sa domination de classe par son système de droit pénal en opprimant
les classes exploitées [ . . . ] . La juridiction criminelle de l'État bourgeois est la terreur
de classe organisée qui ne se distingue des soi-disant mesures exceptionnelles utili-
sées durant la guerre civile que d'un certain degré », in PACHUKANIS Evguéni B., La
Théorie générale du droit et le marxisme, op. cit., p. 160.
37. Ibid., p. 162.
108 O l i v i e r CHASSAING
Olivier Chassaing
38. Sur la conception du droit comme ressource critique contre l'Etat et les
groupes dominants, voir les travaux du courant d'études juridiques « Law and
Society ». Pour une synthèse en français, voir notamment ISRAËL Liora, L'Arme du
droit, Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 2009.
39. PACHUKANIS Evguéni B., La Théorie générale du droit et le marxisme, op. cit.,
p. 167.
Entre monnaies de puissance et monnaies du commun.
Pour une approche socio-historique
de l'argent et du capitalisme
M A R X , SIMMEL ET KEYNES
2. Cf. les chapitres III, IV, V et VI de SIMMEL Georg, Philosophie de l'argent, Paris,
PUF, « Quadrige », 1999.
ENTRE MONNAIES DE PUISSANCE ET MONNAIES DU COMMUN 113
MONNAIES DE PUISSANCE
4. Cf. inter alia, ARRIGHI Giovanni, The Long Twentieth Century, London Verso,
1994, BOYER Robert, SAILLARD Yves (dir.), Théorie de la régulation. L'état des savoirs,
Paris, La Découverte, « Recherches », 2002, VERCELLONE Carlo (dir.), Sommes-nous
sortis du capitalisme industriel ?, Paris, La Dispute, 2002.
ENTRE MONNAIES DE PUISSANCE ET MONNAIES DU COMMUN 115
5. Dans une littérature désormais infinie, cf. LORDON Frédéric, Fonds de pension,
piège à cons ?, Paris, Raisons d'agir, 2000, MARAZZI Christian, Le Socialisme du capi-
tal, Paris, Diaphanes, 2014, HABER Stéphane, Penser le néocapitalisme, Paris, Les
Prairies ordinaires, « Essais », 2013.
116 D a v i d e GALLO L A S S E R E
MONNAIES DU COMMUN
6. http://quaderni.sanprecario.info/2014/03/per-una-teoria-delle-monete-del
-comune-di-davide-gallo-lassere/
ENTRE MONNAIES DE PUISSANCE ET MONNAIES DU COMMUN 117
naie comme unité de mesure et comme moyen d'échange des biens, et pas
comme bien en soi. Elle disparait dans l'échange, au lieu d'être amassée
indéfiniment : M-A-M. Une monnaie, donc, socialement conçue pour dis-
paraître afin de stimuler les échanges des biens produits, afin d'être réintro-
duite dans la circulation, c'est-à-dire afin d'être mise à la disposition de la
communauté des usagers8. Il s'agirait ainsi d'une monnaie qui consolide et
qui renforce le lien social, au lieu de le menacer. Mais quel type d'échange
alimenterait-elle, alors ? De quel type de bien soutiendrait-elle la circu-
lation ? Quel genre de relations sociales fortifierait-elle ? À ces questions,
on ne peut répondre qu'a priori ; on peut et on doit certainement avancer
des propositions concrètes (à la suite des chercheurs et des activistes qui
militent en faveur de l'économie démocratique), mais il reste évidemment
des difficultés, des nœuds que seul le conflit social va pouvoir défaire.
Ce qui est déjà certain, c'est que le trait logiquement et historiquement
constitutif de la monnaie consiste à remplir des fonctions économiques
très différentes entre elles - des fonctions qu'il est possible d'articuler entre
elles de manière différenciée. La monnaie peut être employée par des sujets
sociaux en fonction d'intérêts fortement différenciés ; elle est susceptible de
subir des inflexions sociales, géographiques et temporelles très différentes.
Tout cela revient à dire que la prolifération de monnaies sociales commu-
nautairement instituées d'en bas pourrait représenter un enjeux théorique
et politique au moins aussi intéressant et crucial que celui de la redistribu-
tion de l'argent. Je conclus donc en soulignant que la convergence des divers
types d'usages sociaux de l'argent (que je n'ai pas analysé ici : on peut penser
au revenu garanti, aux monnaies parallèles, à la finance soutenable) pour-
raient encourager la recomposition de liens de solidarité basés sur des pra-
tiques de démocratie bottom-up. De tout cela, pourraient même sortir des
processus alternatifs de subjectivation, mais aussi des façons de produire
et de consommer des biens et des services qui se montreraient capables de
résister à la violence du néocapitalisme, tout en esquissant d'importantes
lignes de fuite faisant signe vers son dépassement concrètement possible.
8. Cf. AMATO Massimo, L'Énigme de la monnaie, Paris, Les Éditions du Cerf, 2015.
Les auteurs