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Anne

Peyrouse a publié plusieurs recueils de poèmes et de nouvelles, ainsi


qu’un roman. Elle a fait paraître des anthologies sur le slam, sur la poésie
amoureuse et sur la poésie humoristique. Elle a gagné des prix littéraires dont les
prix Piché de poésie et Félix-Leclerc. Durant plusieurs années, elle a écrit pour
diverses revues littéraires et pédagogiques. Elle a été directrice littéraire des
maisons d’édition Le Loup de Gouttière et Cornac ; elle poursuit actuellement
cette implication aux éditions Hamac, Productions Somme toute. Elle enseigne
la création littéraire à l’Université Laval au Département de littérature, théâtre et
cinéma.
Site : annepeyrouse.com
Instagram : @annepeyrouse
ENCORE TEMPS DE
REBROUSSER CHEMIN
De la même autrice
Tu ne tueras point
roman, Hamac, 2018
Grand jeté d’encre
recueil de poèmes (danse et poésie), Cornac, 2016
Bannières à ciel ouvert
recueil de poèmes, Écrits des Forges, 2015
Passagers de la tourmente
nouvelles, Hamac, 2013
Slam ma muse 2
anthologie, Cornac, 2013
Sables d’enfance
recueil de poèmes, Cornac, 2008
Slam ma muse
anthologie, Cornac, 2008
Comme papiers au vent
renku avec Carol Lebel, Le Loup de Gouttière, 2005
Humour et poésie
anthologie, Écrits des Forges, 2004
L’amour de toi
anthologie, Le Loup de Gouttière, 2003
Des neiges et des cendres
recueil de poèmes, Le Loup de Gouttière, 2001
Au-delà des murs
nouvelles et contes, Le Loup de Gouttière, 2000
Dans le vertige des corps
recueil de poèmes, Le Loup de Gouttière, 1998
Dans ce recueil : « Exilée sur le sol » est un récit qui a fait partie des 30 textes sélectionnés pour le prix du récit Radio-Canada 2015 ; «
Le testament de l’Oye » est une nouvelle qui a fait partie des 25 textes sélectionnés pour le prix de la nouvelle Radio-Canada 2014 ; «
Des mots comme des baisers », « Les battures » et « Du coke et des cigarettes » ont été publiés dans une version différente dans le
recueil de nouvelles Au-delà des murs en 2000 (épuisé).
Anne Peyrouse

encore temps de
rebrousser chemin
ENCORE TEMPS DE REBROUSSER CHEMIN
a été publié sous la direction d’Éric Simard
Mise en pages et maquette de couverture : Francesco Gualdi
Révision linguistique : Julie Veillet
Correction d’épreuves : Aimée Lévesque
© Anne Peyrouse et Hamac
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Titre : encore temps de rebrousser chemin/Anne Peyrouse.
Nom : Peyrouse, Anne, 1966 -
Identifiants : Canadiana (livre imprimé) 20200089145 | Canadiana (livre numérique) 20200089153 | ISBN 9782925087021
(couverture souple) | ISBN 9782925087083 (PDF)| ISBN 9782925087090 (EPUB)
Classification : LCC PS8581.E97 E53 2020 | CDD C843/.54 — dc23
Dépôt légal — 4e trimestre 2020
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
Bibliothèque et Archives Canada
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Tous droits réservés
Imprimé au Canada
à mes amours littéraires
L’ÉCOLE DES MORTS

Aussi loin que je me souvienne,


j’ai toujours voulu être un gangster.
LES AFFRANCHIS DE SCORSESE

Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours voulu être écrivaine. J’ai
commencé à lire et à écrire cachée dans un angle mort près des abreuvoirs de
l’école secondaire publique. École déprimante où mes parents m’avaient inscrite,
alors que mon frère et ma sœur allaient dans le privé. Or, moi, par tous les pores
de ma peau, j’étais athée. Athée comme mes auteurs préférés. Mes parents
savaient très bien que je déchirerais l’uniforme du privé et que je leur ferais
honte par mon comportement rebelle. J’étais comme ça, une forte tête, un esprit
et un corps libres qui allaient supporter la polyvalente les Compagnons-de-
Cartier et s’y morfondre plutôt que s’adonner à la prière du matin, du midi, et
autres heures barbares. Institution d’une mocheté extrême ; pénitencier aux murs
crasseux, à l’odeur puante glauque mixant cigarettes et vieilles huiles à moteur
venant du garage de l’école professionnelle attenante. Tout, dans cette
institution, semblait lourd. Sale et déprimant. J’y vivotais de peine et de misère.
Or, surtout et avant tout, dans cette débâcle totale, je supportais mon prof
d’histoire qui traitait sans cesse les Français de pommes pourries.
Je m’excluais de tous et de tous les gestes de rapprochement. Le moindre
souffle de vie dérangeait mes pensées. Je détestais en premier lieu les gars qui
portaient une salopette de grosse toile orangée et un t-shirt blanc moulant où, à la
hauteur de l’épaule, bien serré dans le tissu, était glissé leur paquet de Players.
Les gars de mécanique auto, eux, pseudo-James Dean et sous-Marlon Brando,
loin d’être exclus, se voyaient reluqués par tous et surtout par toutes. Ils
arrivaient, muscles bandés, dans la grande salle, comme un troupeau de Purs-
Sangs luisants de transpiration et de graisse à moteur. Les filles, en chaleur, les
reniflaient, tétons pointés. Ils s’accotaient aux murs et s’en allumaient une, dans
une chorégraphie de mâles dominants, à la phéromone insipide. Les femelles en
bavaient. Ça fumait dans la salle commune, la salle des pas perdus, ça
s’embrassait. Le couple le plus pathétique était composé d’un petit gros musclé
et de sa girafe maigrichonne. Pour qu’ils puissent s’embrasser, elle devait
s’asseoir sur une table et lui, il s’élevait sur ses orteils. Ils se roulaient des pelles
durant toutes les pauses et l’heure du midi, à en donner mal au cœur. Ils ne se
parlaient jamais – la bouche toujours pleine. La plupart du temps, ça
s’échangeait mâles et femelles – pas de fidélité, un petit plaisir à la va-vite,
langues s’entortillant bien goulûment.
Personne n’adorait Baudelaire ou Rimbaud. Encore moins Lautréamont. Moi,
je lisais Pétrus Borel « le Lycanthrope ». Du Louise Labé et du George Sand.
Mon plaisir, je le trouvais près des sept abreuvoirs où, dans un coin, je me
dissimulais assise, les épaules serrées, dans le silence et la profondeur des pages
tournées. Des mots ressentis. Dans ce cocon feutré où personne ne déambulait
durant les heures de classe, je lisais encore et encore. Je séchais bien
évidemment mes cours.
Je croquais aussi des bouts de réglisse en fantasmant sur la liberté du haschich
des poètes maudits. Je rêvais à l’absinthe en buvant des limonades épaisses. Et je
n’avais aucun rapport avec cette école secondaire qui, malgré tout, s’imposait à
moi.

Tous les matins et maintes fois par jour, j’affrontais mon cadenas : bien
mélanger les chiffres, faire plusieurs tours vers la droite puis m’arrêter au 20,
ensuite 2 tours vers la gauche et arrêt sur le 8 et 1 tour complet vers la droite
pour stopper sur le 13. Et tac, chaque fois, je ne parvenais pas à l’ouvrir. Alors,
je recommençais et recommençais. Envie de pleurer. Envie de fuir. Envie de
crier à l’aide à mon amie abandonnée à des milliers de kilomètres. J’étais
l’exportée française, la pomme pourrie des cours d’histoire, l’idiote qui n’arrivait
pas à ouvrir son cadenas canadien ou québécois. Oui, j’avais envie de pleurer !
Non, en Provence, il n’y avait pas de casiers pour déposer nos manteaux et nos
bottes de neige, car nos petits coupe-vent se glissaient facilement dans nos
cartables ! Non, en Provence, il n’y avait pas toutes ces cases grises au garde-à-
vous dans d’immenses couloirs étroits où j’appréhendais un face-à-face avec un
merveilleux Pur-Sang, dévisageant mes proéminents seins qui avaient pris une
ampleur extraordinaire depuis deux mois. Depuis mon passage aux douanes et
mon entrée dans ce nouveau pays de froid et de toits dégueulassement oxydés,
ceux verdâtres du Château Frontenac. Où étaient donc les couvertures chaudes
d’ardoise sur les petites maisons en crépi blanc ? Je me rappelais le préau où l’on
se protégeait du soleil et du mistral. J’entendais le choc précis des billes des plus
jeunes et leurs rires. J’imaginais encore et encore le sourire de Pascal, au teint si
maghrébin qu’il aurait pu enrager mon père s’il avait compris le moindrement
ma passion pour ce garçon cinq ans plus vieux que moi. Mon exécrable paternel
était le protecteur autoritaire de ma virginité, mais était surtout raciste… à cause
de la guerre d’Algérie ? Tu parles… Ses parents riches avaient payé pour qu’il
reste planqué dans les cuisines d’une caserne. Il n’y était pas allé. Moi, pour
l’écœurer et lui jeter sa lâcheté et tous ses mensonges de planqué en pleine face,
oui, moi, je lisais Camus, son œuvre complète, tout en laissant traîner L’étranger
sur la table de cuisine, sur le divan du salon, sur le comptoir de la salle de bain,
etc. Plusieurs fois par jour, mon père croisait ce livre de pied-noir, comme il
disait. J’avais même exhibé sur les murs de ma chambre une photo immense de
l’auteur que je trouvais extrêmement beau. Les ados ont des affiches de groupes
de musique ; moi j’aimais la gueule bronzée, cigarette au bec, col relevé de
Camus, mais aussi celle de Dostoïevski et, surtout, celle du craquant Rimbaud ;
quel pétard cet éméché délinquant !
C’était l’époque des profs aux chaussettes de laine dans des sandales de cuir
assorties à leur sacoche brune frangée, aux rebords blanchis des narines, ils
donnaient le goût d’un potentiel suicide chaque fois qu’ils improvisaient leurs
cours monotones et qu’ils expulsaient une lourde haleine de scotch. L’époque où
je réussissais mes cours sans y aller. Le surveillant, Monsieur Bleu, pas plus haut
que trois raisins secs bien gavés de rhum, roulait les mécaniques grâce aux
cliquetis de ses dizaines de clefs accrochées à sa ceinture par un moulinet d’acier
rutilant, il trafiquait un peu de dope avec les gars du garage et me laissait
tranquille, coin abreuvoirs, alors que je lisais telle une pacifique délinquante.
J’allais uniquement à mes examens et en histoire, car je me demandais jusqu’à
quand le prof allait dire pommes pourries en parlant des Français alors que
j’étais là. Combien de temps prendrais-je avant de l’envoyer paître ?
Mais une humaniste m’a précédée : « M’sieur, y’a une Française ici ! » Ça n’a
rien changé, puisqu’il croquait encore plus souvent dans la pomme pourrie. En
fin de compte, je ne l’ai jamais envoyé chier – premier grand regret de mes
14 ans.
Le deuxième, je le subissais tous les jours en montant dans l’autobus scolaire,
et surtout lors de l’arrivée à l’école, lorsque tout le monde était sorti et que je me
retrouvais au fond coincée avec un laideron à la tignasse frisée énorme, à la peau
volcanique, à la dentition moribonde, costaud et gras, tentant de m’embrasser,
ses sales paluches écrasant mes seins, sa queue bandée se frottant à moi ; juste à
y repenser ma bile remonte. J’étais coincée et surtout pétrifiée. Figée de peur et
de révolte retenue, percluse d’étonnement de voir qu’un tel acte était possible,
inerte sous la pression étouffante de ma poitrine et l’intimidation de son regard :
« Si tu parles, j’te viole. » L’école secondaire ? C’était donc ça ? Et le chauffeur
d’autobus ? Immonde ! Il fouillait dans ses pseudo-papiers. Bandait-il ?
Je regrette tellement de ne pas avoir dénoncé ce viol, car c’en était un !
D’avoir gardé ça pour moi, au lieu de le dire, au lieu de saisir ce Luc par la gorge
et de l’étouffer, au lieu de lui écraser les parties avec un si fort coup de genou
que ses couilles auraient remonté jusqu’à ses amygdales.
Néanmoins, au lieu d’aller voir le directeur ma mère mon père le Québec la
Provence les douaniers mon amie d’enfance Baudelaire Rimbaud Lautréamont
Labé Sand Camus les profs aux narines cocaïnées l’humaniste m’ayant défendue
contre le lanceur des pommes pourries, j’ai décidé de me raser la moitié de la
tête. Comme Dostoïevski dans Souvenirs de la maison des morts, j’étais moi
aussi au goulag. Mon nouveau look a refroidi l’obsédé de l’autobus scolaire.
Mais je n’ai jamais rien dit – deuxième grand regret de mes 14 ans.
EXILÉE SUR LE SOL *

Tu as pris l’autobus le train l’auto le bateau.


Ça va moins vite
en toi ça va moins vite.
Le voyage crée une lenteur tant espérée et si rare.

Le bateau grimpait sur les vagues de l’océan et les hommes d’équipage


buvaient comme des puits sans fond. Tu es tombée avec eux, tu t’es retrouvée
très bas, feutrée dans une sorte de lichen. Ils ont pissé dans l’eau – des auréoles
jaunes fumantes. Tu te moquais de ce peu d’urine comparé à ce gigantisme
océanique. Tu avais envie de rire. Un rire alcoolisé qui retiendrait peut-être ton
vomi. Il fallait boire et manger pour ne pas dégueuler ; était-ce légende ou vérité
? Y’a un gros marin qui t’a récité « L’albatros », puis il a mis ton nom à la place
de l’oiseau et de ses métaphores. Il a ironisé quelques vers de ce poème chaque
fois qu’il te croisait ; tu souriais. Un drôle de type égaré. Tu penses que ça t’a
aidée à supporter la traversée. Tu as serré la main à tous les hommes d’équipage
une fois sur terre.
Tu as bien vite réappris à poser fermement les pieds. Tu aimes le sol. Le
tangage t’a toujours effrayée. Encore aujourd’hui, tu ressens un vide là où tu
entends une voix de marin que tu as quitté. Tu en as aimé quelques-uns, de ces
hommes d’océan, au long cours. Alors, tu roules un caillou dans ta main, tu
siffles dans un brin d’herbe, tu grattes la terre de tes orteils, et le malaise
disparaît.

Tu aimes l’horizon coupé par les rails et s’élargissant sur tant d’autres rails.
L’Italie a tellement de rails et de trains en attente. Tu apprécies aussi les gens qui
restent, ou ceux qui hantent les quais parce qu’ils y travaillent. La France et ses
gares à l’évanescence de croissants chauds. L’Amérique et ses gares aux odeurs
de cirage. Les clochards s’y réchauffent. Des impressions de tristesse. Il y a trop
de pauvres bougres vendant un peu de bonheur dans les billets de loterie. Tu les
as aimés sur les quais espagnols et portugais. Étrangement et pas si étrangement
que ça, les vendeurs de loteries se retrouvent dans les gares les plus pauvres,
parmi une population qui sourit et dévoile ses dents cariées. Une bouche trouée
malodorante. Tu te souviens des coins retirés du Portugal. Les vendeurs tiennent
entre leurs mains des cerfs-volants d’espoir comme ces jeunes sur les plages de
Cuba ou du Mexique.
Sur le quai numéro 5, une vieille femme t’offre une chambre à prix dérisoire.
Comme ça arrive souvent en Yougoslavie, les étrangers servent de pécule. Elle te
serre carrément le bras et te tire vers l’extérieur de la gare. Dans cette prise
vigoureuse, même douloureuse, pinçante, tu sens la nécessité vitale des quelques
sous que tu peux lui laisser. Tu n’es pas riche : tu es une étudiante qui prend une
pause de six mois. Tu as économisé sur ton travail de nuit ; ton sac à dos est bien
trop chargé, à cause des livres que tu traînes. La vieille sourit de toutes ses dents
horriblement cassées et se chevauchant (ce mot déclenche ton sourire, tu
imagines des chevaux-dents). On dirait qu’elle a mangé de la terre noire.
Pourtant, son haleine ne dégage aucune puanteur. Elle embaume les agrumes. Tu
te demandes s’il y a des citronniers ou des orangers ; tu ne connais pas bien ce
nouveau pays dans lequel un bateau grec t’a déposée. Mais tu sais déjà qu’en
partant, tu laisseras le double du prix demandé. Tu es comme ça, tu n’as jamais
aimé compter (à part les grains de sable coulant entre tes orteils, comme un défi
impossible). Généreuse parce que tu veux qu’on t’adopte. Peut-être.
Ivanka : un prénom de vents et de flammes douces nuancées, chemin cahoteux
à dos d’âne, échos de sabots. Ivanka : une sieste à l’abri d’épaisses tentures
rouges et noires, un soleil perçant les ruines ; la guerre en approche et le nom
Croatie. Tu ne comprends pas sa langue. Aucune importance. Tu as appris en
voyage que la langue n’est qu’un coffre à malices. Ivanka, ses gestes, attitudes,
regards et intonations te suffisent. Elle offre un corps lexique qui te dira
l’essentiel. Tu l’écoutes et vous vous souriez lorsque vous sentez que vous vous
êtes devinées. Ivanka, c’est beau, c’est humain, féminin. En toi : « Adopte-moi,
serre-moi, enseigne-moi, aime-moi. »
Tu es toujours en quête de l’autre. Tu aimes les grands-mères.

La façade principale de sa maison s’écaille en feuilles de carton moisies – un


dégradé rappelant les papiers multicolores de bricolage que tu utilisais au
primaire. Elle t’ouvre sa vieille porte de bois : il y a plein d’échardes, tu trouves
ça beau et tu as envie de prendre une photo, mais tu n’oses pas, car tu ne veux
pas lui manquer de respect et tu ne sais pas comment elle interpréterait ton geste.
À l’intérieur, les murs sont recouverts de lourdes tentures effilochées. Tant de
couleurs en si peu d’espace. Elle te prend la main et t’emmène vers une étrange
pièce. Tu mets un peu de temps à comprendre. Tu dormiras là, cette nuit. Tu lui
souris.
Tu entres dans cette véranda où un divan-lit te servira de couchette – sûrement
peu confortable. Beaucoup de voyageurs auraient eu l’impression de s’être fait
avoir. Toi, tu souris. Tu n’es pas difficile et ton travail de nuit t’a appris à dormir
n’importe où et n’importe quand… Ou, plutôt, tu aimes travailler la nuit, car tu
sais dormir n’importe où et n’importe quand… toujours pas très longtemps. Tu
fonctionnes comme ça depuis des années. Aussi, tu cherches ton confort dans la
tête plus que sur le matelas. Tu imagines déjà t’endormir dans cette boîte de
verre. Tu pourras t’y apaiser. Tu le crois. Plusieurs fenêtres sont brisées. Des
filets de vent froid pénètrent. Toute la pièce reflète une grande propreté. Il y a
des tas de couvertures bariolées et de couleurs éclatantes. Ivanka te caresse
l’épaule. Elle sait que vous vous entendrez bien, que tu es heureuse d’être là.
Que sa véranda est pour toi un cocon de douceur et que le reste du monde, pour
l’instant, ne t’intéresse pas. Une odeur de paprika et d’olives noires se répand tu
ne sais d’où. Peut-être d’un petit pot posé sur un meuble ; peut-être des aisselles
vieilles et belles, réconfortantes d’Ivanka. Tu te souviens d’un poème de Saint-
John Perse où les mots t’invitaient à te vautrer sous les aisselles des femmes des
îles. Tu penses à Gauguin et à Brel. Aux îles Marquises. Tu as aimé tout de suite
prononcer les syllabes I-van-ka. Tu les adores. Ton corps a des échos sensuels.
Tu n’as pas fait l’amour depuis quelques jours et déjà, ça te manque. Tu songes
que dans deux ou trois nuits, tu iras dormir dans une auberge de jeunesse pour
rencontrer un homme qui te dira peut-être son prénom et vous baiserez par
plaisir, sans lendemain.

Ivanka t’attire dans une vaste pièce remplie de vieux divans affaissés. Malgré
les larges tentures, tu perçois les fissures des murs. Murs habillés de nappes et de
tissus usés, percés, entassés. Mais resplendissent quand même le rouge, le noir,
l’ocre, des fils d’or sans or et les sourires d’Ivanka et de ses enfants aux dents
noires si noires. Elle a écrit sur un bout de papier froissé 88. Tu comprends. Tout
le monde la fête. Elle te présente alors aux hommes que tu devines être ses trois
fils – ils ont déjà un âge avancé. Puis, ses deux filles – des femmes fatiguées qui
portent fièrement le noir d’une robe rêche cachant leur corps ample et fertile.
Quel âge leur donner ? Tu ne sais pas, tu ne cherches pas. Peut-être, sur le lot, y
a-t-il un beau-fils ou une belle-fille ? Pas d’importance. Trois petits garçons
jouent dans un coin avec de vieilles autos de bois. D’un doigt crochu, elle
indique un coin où t’asseoir. Tu t’y écrases de fatigue et de satisfaction, de
silence et d’observation. Tous et toutes assis, sauf elle qui va et vient. Tu sens les
ressorts te blesser les fesses. Ivanka est partie, et tu restes dans ton silence, alors
que les autres parlent dans leur langue. Incompréhensible pour toi ; uniquement
musicale. Tu es un peu mal à l’aise. Elle revient avec une assiette de feta et
d’olives noires qu’elle dépose sur une vieille table recouverte d’une étoffe rouge
trouée. Tout de suite, une odeur salée et vinaigrée envahit la pièce. Ivanka
s’appuie sur le mur, se laisse glisser sur la paroi et s’assoit par terre. Tu sais que
tu ne dois pas te lever pour lui offrir ton siège, elle est à sa place, assise au sol,
épanouie. Tous grignotent. Tous boivent un café à la texture robuste – qui a dû
bouillir. Comme un pouding, il tient presque tout seul dans la tasse. Il colle aux
dents. Tous discutent en te dévisageant de temps en temps. Aucune gêne. Ils ont
leur place dans cette pièce. Dans cette vie familiale que tu as fuie.
Tu as faim de ce plat d’Ivanka et d’eux. Eux comme frères et sœurs d’ailleurs,
elle comme arrière-grand-mère franche. Elle semblait avoir toujours été là, très
vieille, entière, accueillante, mère, mamie, arrière-grand-mère, immortelle. Elle
aurait pu toujours t’héberger dans sa véranda brisée. Tu serais devenue l’être
protégé sous un dôme de verre. Il ne semblait pas y avoir de mort avec elle ou
près d’elle. Et pourtant, la guerre envahissait déjà son pays.
Elle repart dans sa cuisine. Ce sera le dernier service. Ivanka a fini son devoir
d’hôtesse. Quatre-vingt-huit ans : elle se rassoit par terre. Par terre. Son dos
droit. Comme si ce dos soutenait toute la cabane et tous les membres de la
famille à l’intérieur de ces murs presque en ruine. Dans un mouvement assez
souple, elle croise ses jambes en Indien, sans dévoiler sa peau. Sa robe est noire
comme sa chevelure avait dû l’être. Assise fièrement, son regard grand – oui,
grand – balaye la pièce. Vous vous dévisagez. Elle te regarde. C’est unique, c’est
bien. Et tu comprends que tous les jours, elle s’assoit ainsi et regarde les autres,
l’autre. Tu comprends que tous les jours jusqu’à la fin de ta vie, tu devras
t’asseoir ainsi et observer le monde – un monde à toi. Par terre ; dans la
souplesse de l’existence. C’était ça l’important. L’essentiel. Cet instant-là.

En fin de compte, tu as passé une nuit affreuse à te battre contre les


moustiques et leurs bruits aliénants. Le lendemain, en après-midi, tu as repris le
train, mais juste avant ton départ, assise sur le seul banc du quai, tu as vu la
forme noire d’Ivanka, au loin, marchant entre les rails, portant sur la tête une
bassine d’acier d’où dépassait un tas de draps. Tes draps.

Sur la vitre du wagon, un homme te montre l’impact d’une balle. Tu


comprends qu’il faut t’éloigner des fenêtres, par prudence. Sur les quais, des
soldats armés, lourdement armés. La guerre s’en vient. Toujours trop
rapidement. Tu te demandes alors si Ivanka restera éternelle.

La mort envahit ton esprit, tu as envie de pleurer.


* Clin d’œil à « L’albatros » de Charles Baudelaire.
DES MOTS COMME DES BAISERS

— Parle ! Parle ! Parle !


D’étranges sons restent muets. Des tristesses et une cigogne se cachent en son
ventre. Il a une patte folle qui l’oblige à courir et monter et tomber. Son regard
explore l’horizon du haut de son balcon. Et dans son jardin, il taquine les chats
errants. Il aime la campagne où s’alanguissent les moissons. Il ne veut pas de sa
chambre. Son bec tente d’émerger du silence. Il a peur de dire un mot. Le mot si
doux en son antre fermé. Il ne parle pas.
Jadis, autour de son berceau, des phrases douces, des paroles lentement
prononcées, puis une autre et une autre porteuses de tant d’amour. À ses
premiers pas, des mots dits plusieurs fois, découpés en syllabes comme des
baisers déposés. À l’école, une lettre après l’autre, une démission après l’autre,
et une porte close. Enfant autiste. Papa et maman arrondissent leurs lèvres. Il
adore l’accent de Thierry. Son « e » et son « é » sont des notes dorées
s’accrochant aux nuages. Il court à la balançoire pour les attraper. Son « a » est
un soleil. Liliane est née toute blanche. Sa petite sœur dira ses premiers mots
alors que lui n’aura jamais prononcé « maman, papa ». Il est né cowboy
surexcité dans une histoire belle de famille calme, sans encombre. Il est à part.
On lui parle lentement, doucement. Il comprend tout, mais…
— Parle ! Parle ! Parle !

Pour son neuvième anniversaire, la pâtisserie au bord de l’étang ressemble à


un de ses dessins. Il faudrait qu’il souffle pour éteindre les bougies en train de
fondre sur le gâteau, mais il ne bouge pas. Il est cloîtré. Il a une petite étoile
douloureuse dans la bouche. Il ne comprend pas la fête. Le vieillissement. Le
temps. Sa tête lui dit : « Serre les lèvres, serre les lèvres, pourquoi 9 ans, tu as
8 ans ! Sur les bougies, ne souffle pas ! » Papa et maman sont tristes. La peine
s’échappe de tout leur corps, jusqu’aux pierres et aux racines. Leurs
lamentations sont des tombes. Ils désirent parfois sa mort. Elle devrait être
joyeuse cette fête.
Lui, son âme devient toute chaude. Comment agir ? Que prendre ? Le taureau
et le sang sur ses flancs perforés. Un phoque blanc et une montagne escarpée. Un
lampadaire et une hirondelle. L’amour détrempé d’Alice au pays des merveilles.
Une mer coule dans sa tête. Une débâcle de contes invraisemblables. Il
ressemble à un ours. Il court d’un bateau à l’autre, d’un avion à l’autre. Son
imaginaire cogne. Il côtoie Cendrillon, Peau d’âne et Barbe bleue. Barbe bleue et
sa clef. La cigogne aime la clef. Tout se découd en lui. Une ouverture dans le
chas d’une aiguille mène loin le fil de son délire. Ça cogne dans sa tête. Il restera
à 8 ans. Son regard dépasse les murs et les saisons. Il monte. Monte. L’escabeau
touche au ciel. Il grimpe. Aujourd’hui, il sera l’escamoteur d’horizon. Et celui
qui gâche l’anniversaire. Et le père hurle, tout doucement en lui, le tenant serré
entre ses bras.
— Ne crie pas ! Ne crie pas ! Ne crie pas, mon fils !
L’enfant ne voit pas le siècle avancer. Celui-ci a eu raison du jeu des enfants ;
l’a jugé sévèrement. N’a plus voulu qu’il aille à l’école. Les grands ont parlé
d’institution spécialisée. Une crise après l’autre, tant de refus d’y retourner.
Liliane a quitté la maison familiale. Elle a fui son grand frère ; elle n’en pouvait
plus. Les parents ne veulent plus qu’il sorte. Ils survivent sur les terres éclatées
de trop de crises. Ils vieillissent mal. Ils s’usent. Ils ressentent la haine et
l’intolérance, ils fissurent. Ça ne tient qu’à un fil. Ils veulent s’en aller. Ils ont
faim d’une autre naissance, d’un autre prénom. D’une autre cigogne.

Sa main d’enfant dessine des cœurs, sans cesser de rêver. Il a 13 ans, mais il
ne le sait pas. Il n’a pas vieilli depuis l’anniversaire à l’étang. Il n’y a plus eu de
gâteau avec bougies. Pas pour lui. Les érables se découvrent beaux à ses yeux.
Aujourd’hui, il voit des chatoiements. Il ramasse ses rires et les tend à son père
et à sa mère. C’est une bonne journée. Entre ses doigts, il distribue plein
d’amour. Il sème des « je t’aime » dans les croquis qu’il multiplie du matin au
soir. C’est une bonne journée et il a encore 8 ans, même si son pyjama est
vraiment plus grand. Il veut crier son amour.

Sur le divan, dans une position inconfortable, maman berce le grand corps de
16 ans. Ses cheveux gris lui vont bien et elle chante tout doucement près des
lèvres endormies de son fils. Papa sourit, fredonnant. Ils sont tous les trois.
Silencieux.
Et lui, il rêve à tous les mots de tête qu’il leur a tant de fois dits :
— Maman, je t’aime !
— Papa, je t’aime !
— Liliane, je t’aime !
BOXING DAY

J’AI LE MÉTAL LA HARGNE LA CRISE AU CŒUR LE DÉGUEULIS


VISCÉRAL J’EN BAVE FAUT QUE JE FRAPPE DESTROY EN MOI ET SUR
LES AUTRES JUSQU’AUX DOULEURS LES PLUS EXTRÊMES LES
DÉCHIRURES LES PLAIES LES RUPTURES DE LIGAMENTS ET
L’EFFRITEMENT DES CARTILAGES J’AI BESOIN DE COGNER SUR
L’UN SUR L’AUTRE ET SURTOUT SUR MOI-MÊME J’ENTENDS L’ÉCHO
DES PLAINTES DE MES ADVERSAIRES LA CRISSURE DE TOUTES LES
PARTIES DE MON CORPS PAS DE PITIÉ NI POUR EUX NI POUR MOI JE
FRAPPE JUSQU’AUX ÉCLABOUSSURES DE SANG DANS MA BOUCHE

La boxe telle une blessure personnelle fixée aux jointures des phalanges.

JE COGNE JE FRAPPE J’ÉCRASE L’AUTRE DEVANT MOI J’ÉCLATE


SA FACE JE BRISE SON NEZ BESOIN DE LE DÉFIGURER JE PROJETTE
MA HAINE DANS SON VENTRE POUR QU’IL EXPULSE SES TRIPES JE
DÉSIRE SES CÔTES PERFORANT SES POUMONS ET LE SANG NOYANT
SES ORGANES MES POINGS PRÉVOIENT L’IMPACT JOUISSENT DE
L’AFFAISSEMENT DES MUSCLES J’ENTENDS CLAQUER LA
MÂCHOIRE JE VEUX L’ABATTRE L’ANÉANTIR JE VOIS L’AUTRE
S’EFFONDRER ET AUTOUR DE MOI TANT D’AUTRES À ANÉANTIR JE
VEUX COGNER ÉCLATER LES ARCADES SOURCILIÈRES EXTIRPER
LES TRIPES

La boxe comme une ruée incontournable.

GLADIATEUR JE SERRE LES ARMES À EN DÉCHIRER MES VEINES


J’ÉVISCÈRE MON REGARD ME TOURNE VERS L’ENFER JE RESTE
SOUS UNE PLUIE DE SANG SOUS UNE GRÊLE DÉVIERGEANT MA
PEAU J’AI DES CICATRICES OÙ PURIFIER MA HAINE JE LA LAVE LA
FROTTE LA FRAGMENTE JE SCULPTE MES MUSCLES LES SOLIDIFIE
IL Y A DES COMBATS PLUS MORBIDES JE LES GARDE EN MÉMOIRE
ET EN REDEMANDE J’EXPURGE L’AUTRE DANS SON MAL ME
VAUTRE

La boxe comme si la haine s’incrustait.


MON POIGNET CÈDE JE LE RENFORCE LE TOURNE RETOURNE JE
SOULÈVE POIDS HALTÈRES JE LE POUSSE À LA LIMITE DE
L’ENTORSE DE LA DÉCHIRURE DES TENDONS ET DE LA CASSURE JE
LE PLIE LE REPLIE JE M’ENTRAÎNE AVEC TOUTES SORTES DE JEUX
VIDÉO POUR QUE MON POIGNET DEVIENNE FLEXIBLE FORT
INCONTOURNABLE IMBATTABLE POUR ABATTRE LES AUTRES JE
COMBATS JE SUIS LE PREMIER À MEURTRIR JE NE CÉDERAI PAS JE
VAINCRAI

La boxe tel un appel posé sur les images d’enfance.

J’ENLÈVE LES BANDES SUR MES MAINS QUI EMPESTENT LE SANG


SÉCHÉ ET LA DOULEUR DE L’ADVERSAIRE ELLES DÉCOLLENT DES
CROÛTES ÇA ENTAILLE LE DÉSIR ET REVIGORE LA VICTOIRE JE LES
ENFONCE DANS L’EAU SALÉE JE HURLE EN MOI PUIS DANS LA
SALLE JE COMBATS POUR MIEUX DÉTRUIRE JE VEUX ENTENDRE
RÉSONNER L’ÉCHEC DE L’OPPOSANT J’IMAGINE SES CONTUSIONS
SES LÉSIONS SES BLESSURES SES CICATRICES JE M’ENDORS AVEC
DES VISIONS DE SCARIFICATIONS J’HALLUCINE ET CRIE

La boxe comme une volonté qui cristallise les envies.

LE CORPS DE MON ADVERSAIRE M’OPPRESSE CE SERA QUI


RABAISSERA L’AUTRE QUI LE FENDRA ET EN REDEMANDERA QUI
JOUERA DANS LES PLAIES OUVERTES MES MUSCLES
S’ÉCHAUFFENT SE TENDENT MA TRANSPIRATION RECOUVRE MES
PECTORAUX MA PEAU ENDUITE DE GRAISSE ATTÉNUE LES CHOCS
POUR MIEUX LES RELANCER JE SERRE MON PROTÈGE-DENTS MES
LIGAMENTS RÉSISTENT MES ÉPAULES SE COURBENT ATTENTION
MES OMOPLATES NE CESSENT DE SE REDRESSER NE CÉDANT
JAMAIS MA COLONNE VERTÉBRALE NE SE PROSTERNERA PAS JE
SENS DÉJÀ L’ŒDÈME D’UN COUP SOLIDE AU FOIE MON AXE DE
FRAPPE SE DÉSTABILISE POUR MIEUX SE CENTRER POIGNET-OS
CARPES-PHALANGES MES GANTS ÉCRASENT UN CRASH
DÉVASTATEUR IL EN PREND PLEIN LA GUEULE SA MÂCHOIRE AU
RALENTI REBONDIT SOUS MON CROCHET GAUCHE J’OUVRE SON
ARCADE SOURCILIÈRE ÇA PISSE LE SANG JE LE PIÉTINERAI JE
L’ACHÈVERAI LE DÉBOYAUTERAI
La boxe tel le souvenir de l’autre sous un linceul froissé.

DES HÉMATOMES AUX BRAS AU VENTRE UNE FISSURE UNE


FÊLURE UNE DENT QUI TOMBERA UN ACOUPHÈNE QUI S’ARRÊTERA
D’ICI UNE OU DEUX HEURES UNE PERTE D’ÉQUILIBRE UNE ENVIE
DE PLEURER

La boxe comme une remarque de vie.

IL ME PUNCHE DE PARTOUT MON CORPS EST UN SAC DE MUSCLES


SANS AUCUN COIN VIERGE SON DIRECT M’ABAT J’AI TELLEMENT
MAL L’ARBITRE ARRÊTE LE COMBAT JE SUIS AILLEURS DANS UNE
AUTRE DIMENSION KNOCK-OUT

La boxe comme une prémisse à la sérénité.


DU COKE ET DES CIGARETTES

L’ascenseur monte et Émy, dans un éloignement du corps, dans son silence, a les
yeux remplis d’attentes.

Marc, son frère, avait éclaté comme une phrase sans sujet, sans prédicat, dans de
lourdes métaphores et des verbes horribles, froissants. À 16 ans, il s’était mis à
hurler pour déranger tous les murs qu’il pouvait déranger, et à dormir, dormir si
longtemps, en refusant tout. Elle avait fermé la porte de sa chambre pour
s’éloigner et se protéger de lui. Mais elle voulait quand même l’entendre dormir,
savoir s’il respirait encore. Parfois, il y avait des va-et-vient incessants et des
discours incompréhensibles. Il disait « Jésus ».
Elle aurait aimé que tout redevienne comme avant la crise. On lui avait dit
d’être patiente. Elle voulait le revoir élève ordonné, elle espérait son rire et sa
musique à fond dans sa chambre. La joie des Beatles et lui en train de gueuler.
Elle voulait retourner aux promenades le long de la rivière. Il aimait l’eau. Leurs
pieds nus pataugeant, puis leurs deux corps – tellement différents : long et si
mince ; charnu avec ses bourrelets et pas très grand – étendus sur la rive de sable
: dos au sol, bras en croix, regards fixant dans le ciel l’armature d’acier du tracel
de Cap-Rouge.

Il aimait Annie. Elle aimait Pascal. Ils rougissaient et piaffaient. Se parlaient


de caresses qu’il fallait donner lorsqu’on était amoureux. Ils piaffaient de plus
belle. Lui, il était plus vieux, alors il devrait mieux savoir. Il lui racontait des
tristesses amoureuses : celles d’Anna Karénine, celles de madame Bovary et
d’autres : les siennes. Il croyait que tout finissait toujours mal. Et il criait en riant
: « Le train ! Le train ! », mais il n’y avait pas de train. Marc affirmait que tout
s’écroulerait. Que tout le monde crèverait.
Il lui demanda si elle croyait en Dieu.

Le lendemain, il s’était levé en hurlant : « Cette nuit, j’ai entendu la voix du


Christ, je suis l’élu, et ce matin, le soleil me parle. » Ses parents avaient haussé
les épaules et n’avaient pas cru bon qu’il manque l’école. Il s’était glissé au fond
de l’autobus comme une bombe à retardement. Puis, même pas une heure après
le début des classes, il avait tellement hurlé la bonne parole du Seigneur que le
directeur avait téléphoné. Leur mère était allée le chercher et toutes les fenêtres
de la maison avaient été fermées. Il avait hurlé, hurlé. Elles étaient restées
longtemps fermées. Hurlé, hurlé. Il s’était mis nu dans un désir de retourner aux
sources et s’était enfui vers la rivière. Il avait couru sur la voie ferrée. En haut,
sur le tracel, il s’était arrêté au centre et avait levé les paumes de ses mains vers
la chaleur du soleil. Il avait l’air heureux quand les policiers et les pompiers l’ont
descendu, lui, le fils de Dieu.
Ensuite, hurlements, hurlements… et ça avait duré des jours et des nuits. Émy
avait eu peur. Son frère, durant une semaine, encore une autre, et sans arrêt, ne
fut plus le même. Un mois s’était écoulé. Les médecins avaient parlé de crise
aiguë. De schizophrénie. Et, une nuit, ils avaient parlé de tentative de suicide.
Pour savoir, il suffisait de suivre les flaques de sang.

Elle a refusé d’ouvrir la porte de sa chambre et de sortir. Lui, il a simplement


murmuré : « Émy, je me suis ouvert les veines. » Elle n’a pas ouvert sa porte.
Elle savait que ça arriverait et c’était cette nuit, cette nuit-là. Elle l’a entendu
s’asseoir sur le seuil et pleurer. Elle n’est pas sortie de son lit, mais a envoyé un
texto. Et crié très fort : « Maman ! Maman ! Papa ! Papa ! » Elle a entendu des
pas précipités. Elle savait qu’il ne risquait rien, car sa mère était infirmière. Tout
se passerait bien. Les parents ont frappé à sa porte ; elle n’a pas ouvert. Ils lui
ont simplement dit : « Tout va bien, mais s’il te plaît, ma chérie, nettoie tout pour
que ta petite sœur ne voie rien. » Ils sont partis. Elle est sortie de sa chambre. Il y
avait trop de sang.
Ensuite, elle a trouvé beau le reflet du sang lisse. Elle a trouvé que s’ouvrir les
veines était un geste de partage et de découverte. Que jamais elle n’avait vu
autant de pureté au seuil d’une porte. Elle a souri. Puis, égoïstement, elle a pensé
que son rôle était de protéger cette pureté en nettoyant avant qu’elle se tarisse.
Elle a pris un seau et une éponge et a frotté le sang qui commençait à coaguler. Il
était moins beau, moins luisant. Elle a tout nettoyé et s’est mise à haïr le geste
posé par son frère. Le sang n’était que fausse pureté disparaissant vite, se
changeant en boue noirâtre, en matière dure.

Marc était rentré 15 jours après. Il avait jeté ses disques. Il avait mis ses livres
dans une boîte déposée devant la porte d’Émy. Il n’allait plus à l’école. Il
dormait. Ne parlait plus ni d’Annie ni d’amour. Ne se promenait plus. Il
mangeait avec les doigts, et ça coulait sur le bord des lèvres. Il avait mis un
désordre total sur son bureau, alors qu’avant, tout était rangé au millimètre près.
Et surtout, il ne regardait plus du côté du tracel et détournait les yeux
lorsqu’Émy lui demandait comment ça allait. Parfois, elle lui avouait qu’elle
s’était endormie tard, car elle avait lu Anna Karénine et quelques poèmes. Il se
mettait alors à se balancer sur sa chaise d’avant en arrière, rapidement, sans
arrêt. Elle se levait et disparaissait dans le jardin. Prendre de grandes
respirations. Elle avait commencé à fumer des menthols. Elle haïssait le soleil.
Elle ne parvenait plus à parler à Marc. Rien entre eux, pas d’écho. Mais elle était
forte et voulait combattre pour deux. Pour leurs retrouvailles. Elle aurait voulu
qu’il lui parle comme un grand frère porteur d’avenir. Elle aurait aussi pris
quelques conseils. Marc semblait si loin. Dans ce regard à la fois vidé et torturé.
Hanté.

Elle est allée le voir souvent, puis elle a espacé ses visites, pour enfin y aller
juste une fois par mois. Elle a vieilli avec son rythme à elle et lui, il a laissé le
temps passer. Dans les murs de l’hosto, il a essayé d’être bien, en s’occupant
uniquement de lui.
Sa sœur, il la reconnaissait de loin et, le plus rapidement possible, il se faufilait
dans l’ascenseur. Elle n’avait pas le temps de sortir qu’ils redescendaient déjà.
Ils passeraient l’après-midi ensemble, comme chaque mois, une fois, une seule
fois. Marc marcherait devant elle, toujours en avant, et elle se surprendrait à
penser que la marche lui permet d’être enfin son grand frère, le premier, l’aîné,
celui qui doit ouvrir la voie. Elle lui paierait un lunch, pas vraiment santé. Genre
hot-dog ou hamburger. Elle était habituée à voir la déchéance de son apparence.
Il ne sentait pas très bon. Elle accepterait tout ce qu’il avait envie de faire. Pas
grand-chose. Toujours pareil : elle lui paierait ses quatre litres de coke, deux ou
trois paquets de cigarettes, puis ils rentreraient. S’étaient-ils parlé ? Elle ne savait
pas par où commencer. Elle aurait pu dévoiler son cœur serré, mais c’était à lui,
le grand frère, de lui montrer les mots à dire et les routes à suivre. Il venait de
reprendre la direction de l’asile.

Il reste là, cloîtré et protégé. Elle retourne vers sa vie tout en se méprisant
profondément, car elle n’a pas parlé. Elle frotte le renflement de sa poche. Elle
met la main sur son livre et aurait voulu lui raconter l’histoire de son quatrième
roman. Qu’il y a une scène près du tracel de Cap-Rouge.
Le lendemain matin, elle téléphonera à sa mère pour lui annoncer que l’état de
Marc est stable, et que le sien aussi.
W.-C. POUR QUELQUES PIÈCES

Madame Pipi vit dans le blanc luisant de son sarrau, de ses gants de latex, de sa
serpillière, de sa brosse à récurer. Madame Pipi sourit de ses dents ivoire. Une
propreté impeccable récompensée par de p’tites pièces que lui laissent,
satisfaites, les dames qui se libèrent du poids de leur vessie, ou de leurs intestins.
Et, faut-il le préciser, il n’est point facile de trouver des chiottes propres à Paris –
où les toilettes turques se moquent encore de nous, en affirmant qu’elles sont le
summum de la propreté. Donc, ici, sous Notre-Dame, la touriste s’assoit en toute
sérénité sur la lunette. Blanche.
Madame Pipi se met à l’ouvrage avec professionnalisme et dignité, elle aime
son travail de minutie qui apporte tant de soulagement aux femmes. Elle est là,
sous les jupes grises et poussiéreuses de Notre-Dame. Avec savon à mains
renouvelant l’odeur d’un zeste d’orange et de cannelle. Tant de douceur après la
sévérité religieuse. Or, ce qui lui plaît avant tout, c’est le plaisir de voyager en
restant chez soi.
Madame Pipi est une nomade sédentaire qui fantasme dès que le tourniquet
vrille sous les hanches. Elle imagine alors capitales et villages, quartiers chics et
bidonvilles, océans et fleuves, jardins publics et forêts. Elle concrétise les images
de lointains déserts ou de denses jungles remplies d’insectes et de cris de
cacatoès. La texture et l’âge des peaux ne l’intéressent pas, uniquement les
couleurs la captivent – du jaune au noir, du café latté au blanc, au blond. Elle sait
imaginer l’enracinement de telle ou telle nuance. Les yeux l’entraînent loin
aussi. Dans les verts, elle perçoit de grands espaces canadiens. Dans l’iris bleu,
c’est Ithaque et la mer Ionienne, une odyssée en motocyclette entre pins et
cyprès. Elle veut rêver. Elle ne veut pas communiquer, mais juste entendre les
accents. Puisqu’ils témoignent de sols et de paysages éloignés, de partances et de
chemins de fer.
De l’orge des cheveux allemands au bleu des Caraïbes, chaque jour, elle
nomadise ces sept portes closes qui auraient pu la projeter dans l’ennui du boulot
répétitif. Geste sale du décrottage des chiottes. Crachat et vomi, sang menstruel
et fluides intestinaux. Sept portes, sept ressources essentielles – presque
existentielles – pour les femmes – et pour les filles – et des milliers de voyages à
imaginer. En partance, toujours en partance. Tête penchée sur les cuvettes
récurées à l’eau de Javel, elle s’expatrie heureuse, se foutant des regards qui
dénigrent celle qui torche la pisse et la merde. Tant de pays en ce monde. Ses
yeux se brident ; ses mèches décoiffées se métamorphosent en dizaines de
tresses africaines ; son haleine sent le cari ; ses narines s’élargissent. Les
frontières éclatent et elle devient couleurs, accents, capitales. Son bonheur se
diffuse dans les mille et un périples que lui proposent jour après jour les
urgences des vessies et des entrailles. Elle entend un hymne au monde dans les
jets de pisse et les p’tits plouf plouf, puis dans les cascades de la chasse. Chutes
d’Iguazú, de Detian, de Yosemite ou du Niagara. On lui dit merci dans des
dizaines de langues, tous les jours, un travail sept jours sur sept, car les
remplaçantes ne cognent pas aux portes. Quand Madame Pipi est malade, les
touristes se morfondent. Lorsqu’elle a été engagée par la mairie de Paris, son
patron lui a dit : « Vous savez, les jeunes préfèrent maintenant travailler dehors
ou dans les boutiques ; c’est un travail à vie que je vous offre et en plus, le
pourboire est bon. Les touristes laissent de grosses pièces dont elles ignorent la
valeur, alors c’est bon pour vous. » Elle a simplement précisé : « Il suffit que je
sois à la maison vers 20 h pour souper avec mon époux. » Elle était la Madame
Pipi de Notre-Dame de Paris depuis plus de 30 ans et elle n’avait jamais manqué
de s’asseoir à 20 h 30 avec Vincent, devant une bonne soupe et du fromage, et la
baguette. Vincent mettait à chauffer la soupe 15 minutes avant qu’elle mette la
clef dans la serrure.

À la banque, tous les jeudis matins avant le boulot, Madame Pipi allait déposer
ses pourboires. Elle était passée des francs aux euros. Les pièces d’ailleurs – et il
y en avait beaucoup –, elle les apportait chez elle et les mettait, sans les trier,
plus joli ainsi, dans des pots de confiture vides, de différentes formes et
grosseurs, sur des étagères. Elle demandait à Vincent, au moins une fois ou deux
l’an, de rajouter des étagères de bois sur les murs. Certains collectionnent du
sable de tous les pays qu’ils ont visités ; d’autres ramènent des couteaux à beurre
ou les fameuses petites cuillères touristiques décorées d’un drapeau de pays ou
d’un écusson représentant une région ou une ville. Elle, elle adore ranger ses
pièces dans des pots de confiture. Elle ne mange que celle à l’abricot. Au début,
Vincent avait rajouté beaucoup d’étagères dans la cuisine, puis dans le salon,
puis dans la chambre, ensuite beaucoup dans les couloirs, placées de plus en plus
haut, et de plus en plus bas, pour terminer par la salle de bain. Il y en avait
partout vraiment partout. Sauf dans la pièce étroite où trônait le cabinet. Vincent
lui avait demandé pourquoi pas là, et elle lui avait murmuré dans le creux de
l’oreille, car elle aimait le taquiner : « J’y rêve toute la journée jusqu’à 19 h 30,
alors à la maison, je veux que ce soit différent. » Et elle déposa un baiser sur les
lèvres de Vincent qui souriait à toutes les réponses qu’elle pouvait lui donner.
Elle avait amassé une petite fortune en rêverie.
Leur soirée se passait à s’interroger sur l’ailleurs tout en consultant des
encyclopédies et Wikipédia. Vincent était casanier, sédentaire, pantouflard
comme un meuble vissé au plancher, et sans passeport. Bien à Paris, sans
voyages à l’horizon. Ils étaient heureux ainsi.

Mais aujourd’hui, juste avant la fermeture, après qu’elle a frotté et récuré


l’évier, après qu’elle a gratté violemment le fond d’une cuvette tellement sale
qu’elle pouvait imaginer la crise des entrailles que la voyageuse avait dû subir,
après qu’elle a eu pitié et levé la tête, les hélices des deux ventilateurs au plafond
qui permettent l’aération des odeurs d’ammoniaque et de merde se sont mises à
projeter des papillons de cendre. Il pleuvait des obscurités en brindilles tristes. Et
ça se multipliait. Sur le sol en céramique, il y avait de partout comme des
origamis de lave séchée. L’air s’épaississait et les touristes toussaient. Un
brouillard gris recouvrait le blanc. Et les bruits de sirènes envahissaient tout
l’espace. Notre-Dame brûlait. Plus aucune pression dans les chasses d’eau : les
pompiers risquaient leur vie. Elle aurait aimé, avec toutes les pièces étrangères
amassées dans ses bocaux, leur fondre un immense bouclier, mais elle était si
minuscule et les flammes si fortes. Le drame s’imposait de la flèche de la
cathédrale au fin fond des W.-C., et pour la première fois, Madame Pipi ne
pouvait imposer le blanc et rêver de voyages. Le réel venait de la rattraper. Les
touristes pleuraient. Les Parisiens pleuraient. Madame Pipi avait arrêté de rêver
avant 19 h et venait de fermer, sous les ordres stricts des gendarmes, les toilettes
de Notre-Dame. Toutes les envies étaient coupées, il ne restait que pleurs,
plaintes et soupirs.

Vincent se glissa derrière Viviane, lui prit la main ; c’était la première fois
qu’il se rendait sur son lieu de travail. Toutes les chaînes télévisées du monde
diffusaient les images de la cathédrale brûlant. Ils restèrent là, respirant la fumée
accaparante de la réalité dure de Paris.
Il lui dit, après deux heures à regarder le feu : « Si nous prenions le train
demain vers la Bretagne ? » Elle lui sourit.

Le lendemain, sur le parvis de la cathédrale, on retrouva des centaines de


bocaux remplis de pièces étrangères, de tant de pays qu’il fut impossible de les
dénombrer, et ce mot adressé au maire :
Je vous prie d’accepter ma démission ainsi que ce don de bocaux remplis par toutes les pièces des
voyageuses de ce monde que j’ai eu la chance de croiser durant mes longues journées de travail et de
rêverie. Ces pièces pourront être fondues en vue de recréer le plus fidèlement possible l’immense
flèche de Notre-Dame de Paris. Bien à vous,
Viviane (votre Madame Pipi)
PILATES OU ZUMBA

Dans le salon, sa tasse de café fume sur l’accoudoir du fauteuil. Elle sourit
car elle sent qu’elle a encore envie de relire les premières pages de
Mrs Dalloway. Elle pense à sa sœur. Elle y pense souvent, car leur famille est
peu nombreuse. On les confond à l’épicerie du coin. Elles n’ont pourtant pas du
tout la même apparence. Sa sœur est plus mince, plus brune, plus naturelle,
aucun maquillage, la peau de son visage semble un peu plus marquée que la
sienne, peut-être à cause de la fumée de cigarette. Mylène, elle, même si leur
grand-mère paternelle n’avait jamais été une femme gentille, avait imité ses
soins de peau : du Lancôme toujours du Lancôme matin et soir. Mamie Simone
avait toujours repoussé les rides et son caractère, lui, avait repoussé le plus
endurci des êtres. Une sale peste hypocrite prétentieuse rabaissante. Mylène se
souvient du voyage avec sa sœur, lorsque toutes deux s’étaient imposé une halte
à Nîmes pour aider leur grand-mère après le décès de papi Jean. Un acte
vraiment trop généreux. La vieille avait piqué une crise dans le jardin, car sa
sœur avait coupé les iris à la racine. Iris en état de décomposition avancée. Sa
sœur, en une fraction de seconde, avait reçu plus de paroles blessantes qu’en dix
années au Québec. Elle voulait juste désherber. La grand-mère : la plus
insultante des femmes.
En ce qui concerne leur ressemblance, il y avait la voix. Bien vrai. Une même
voix au téléphone. Toutefois, pas les mêmes intonations, ni les mêmes
expressions, ni le même plaisir avec les mots, puisque sa sœur aimait peindre
plus qu’écrire. Elle avait décapité les Iris de Van Gogh et la grand-mère Simone
avait démoli sa passion. Mylène avait su dès cet instant qu’elle n’irait pas à
l’enterrement de la vieille, par amour pour sa sœur.
La première douce gorgée déploie une réalité matinale toute lumineuse.
L’amoureux et les filles dorment encore. Du calme partout. Sa sœur n’a pas
d’enfant. Trois chats qu’elle dorlote comme fils et filles. Pas un, mais trois.
Comme dans leur famille, ils étaient trois : un grand frère qui n’avait jamais pu
assumer ce rôle à cause de la maladie mentale, la petite sœur inattendue qui avait
accroché solidement son existence dans les entrailles maternelles et celle qui
occupait le milieu, récoltant inévitablement les ricochets de l’un et de l’autre.
Mylène avait organisé sa rébellion avant le grand frère, elle était partie plusieurs
fois seule en sac à dos pour fuir père/mère/études/travail/quotidien, elle avait
croqué haschich et toutes sortes de corps, avait gagné sa vie très tôt pour
l’indépendance, elle était surtout tombée dans la littérature comme Obélix dans
la potion magique, elle avait fréquenté la psychiatrie pour mieux comprendre son
frère, à l’hôpital Robert-Giffard avait travaillé dur et aimé ces gens atteints, puis
était partie à cause de toutes sortes d’infections qui se propageaient dans les
murs blancs et qui pouvaient contaminer son bébé, on l’avait invitée à donner un
cours à l’université, elle avait parlé d’écriture et de littérature devant des groupes
et des groupes alors qu’elle avait toujours fui les exposés oraux ; elle avait eu
une autre fille ; maintenant, elle était bien là où elle était. Sa sœur avait eu peur
d’enfanter. Peur de l’hérédité comme une épée de Damoclès. Pas d’enfant ; juste
des chats. Avait coupé les ponts avec le frère schizophrène. Les extrémités ne se
rejoignaient plus. Mylène, elle, donnait des nouvelles de la sœur au frère, du
frère à la sœur. Des ricochets qui la peinaient un peu, mais qui devaient être faits.
Ça se passait comme ça depuis des années.
La chaleur intense du café ouvre la mémoire. Mylène se souvient alors que
jusqu’à ses 30 ans, elle n’a pas eu le goût de devenir mère, que la plupart des
adultes parlaient aux enfants comme à des imbéciles et que ça la dérangeait,
mais quand le corps a exigé, quand il a explosé, elle n’a pas réfléchi, n’importe
qui, n’importe quand, elle savait qu’elle pouvait s’arranger seule avec un enfant
parce qu’elle avait passé sa vie à s’arranger, mais elle préférait un père pour son
enfant, un bon père (pas comme le sien), alors ça tombait bien parce que
Stéphane était là, depuis peu, mais intensément, tout chaud dans son lit, et que
lui aussi il voulait des enfants, et en plus, ils s’aimaient. Il a dit « oui ». Quelque
15 années plus tard, comme ça, après la naissance de leurs deux filles et surtout,
après l’amour qu’ils aimaient tellement faire, elle lui a demandé, sans y réfléchir,
de la marier, et il a dit « oui ». Elle a toujours été comme ça. Impulsive.
Conquérante. Vagabonde. Réalisant des éclairs de besoin, des désirs venus du
corps et de l’âme, comblant des manques, risquant et se jetant au feu ; après elle
verrait bien. Elle croyait à sa bonne étoile. L’hérédité, c’était le diabète pour ses
deux filles et pas la schizophrénie ; elle considérait que c’était un moindre mal.
Elle avait toujours été comme ça, à voir le bon côté de la vie. Le verre plus plein
que vide. Philanthrope, malgré les horreurs humaines. Néanmoins, aucun pacte
avec l’injustice.
La tasse reste brûlante entre ses doigts. Elle réchauffe son visage. La
deuxième gorgée la réveille. Elle sourit en se rappelant le premier et dernier
cours de pilates auquel elle a assisté avec sa sœur. Elle lui avait proposé : «
Viens donc avec moi suivre un cours ! » Elle préférait la zumba, mais sa sœur, le
pilates. Quand la prof a commencé à demander à chacune des femmes allongées
de se concentrer sur l’intérieur d’elle-même et de rentrer son nombril dans le sol,
ça l’a mise en colère. Une colère intérieure. Mylène a ressenti son envie de fuir –
même si, en observant sa sœur du coin de l’œil, elle s’est rendu compte que ce
nombril dans le fond du plancher avait l’air de relaxer. Un nombril zénitude.
Elle, elle aurait pris le premier vol vers Katmandou et se serait perdue dans les
ruelles. Elle aurait préféré suivre un guide au fin fond de la jungle que de
s’occuper de son nombril. Elle irait en Écosse, en Irlande, au Maroc, en Russie,
en Martinique plutôt que de se symbioser le nombril au sol. Juste à y penser, elle
palpitait. Son stress avait monté en flèche ; elle espérait que le cours finisse, pour
ne plus jamais y remettre les pieds et surtout pour ne pas engueuler la prof. La
plus jeune avait aimé ça ; Mylène avait détesté et ne voulait plus y retourner.
C’était un peu bébé, une crise immature, mais elle était comme ça aussi. Pilates
et yoga, ça la stressait. La preuve : le seul cours échoué durant ses études était
Relaxation. Les deux sœurs avaient donc essayé un autre cours, celui de remise
en forme. Plus exigeant pour le cardio. Elle avait forcé sa sœur, elle le savait,
mais y’avait des compromis à ne pas accepter ; fuck le nombril tellurique ! Elle
la regardait. Sa sœur n’avait jamais eu d’équilibre, elle n’avait jamais été bonne
sur un vélo, alors que Mylène pédalait les dents au vent. Pleine de joie. Là, sa
cadette de quatre ans basculait sur le gros ballon d’entraînement bleu. Elle
n’arrêtait pas de tomber par en avant et par en arrière et à droite et à gauche.
Toutefois, plus les semaines avançaient, plus sa sœur tenait bon. Elle souriait en
y repensant. Elle était belle, sa sœur, avec son fuseau déchiré à l’entrejambe.
Avec ses cheveux frisottés remontés en queue de cheval. Avec sa concentration
et son désir d’y arriver. Mylène était heureuse de ces séances, à peu parler, à
déverrouiller leur corps. Elle aurait aimé que sa sœur vienne à la zumba avec
elle. Bien sûr, elle connaissait déjà la réponse. Un jour, peut-être. Elle, jamais
plus de pilates !

Ses filles commençaient à bouger, les planches à craquer au-dessus de sa tête.


Elle buvait un peu plus vite. Le café l’imprégnait. Elle sentait sa vitalité. La
matinée se couvrait du bruit des autres. Sa sœur, depuis quelque temps, passait
une mauvaise période. Elle avait entendu dire que la dépression était comme une
grosse chienne noire qui multipliait ses petits et ses petits. Prisonnière de ce
chenil pour la troisième fois, sa sœur pleurait. Mylène ne savait pas comment
aider ; elle sentait que tout conseil était déplacé. Il ne fallait pas pousser l’autre,
être juste à son écoute. Elle savait que ses chats étaient un fil solide qui la reliait
à la vie, que sa sœur pouvait voir si tristement, pathétiquement, que tout devenait
un poids. Elle voulait proposer des activités, remodeler le temps, ouvrir les
rideaux pour que le bonheur réapparaisse. Rien pour l’instant. Il fallait attendre.
Elle avait fini la dernière gorgée. Pour la troisième fois, le mot « maman »
venait de fracasser ses oreilles. Là, elle enviait la solitude de sa sœur, tout en
sachant que Sandra enviait parfois sa famille. Mylène avait pris le risque de la
famille, de l’amour, de la littérature et des voyages, sans trop réfléchir, par
impulsion, parce qu’elle fonctionnait comme ça.

Au bas des escaliers, dans le brouhaha matinal, elle crie à ses amours : « Le
café est encore chaud ! » et leur rappelle qu’il faut appeler leur tante pour lui
souhaiter bonne et heureuse année, malgré sa tristesse accablante. Elle sait très
bien qu’elle laissera traîner Mrs Dalloway dans le salon, en espérant qu’une de
ses filles lui pose une question sur ce livre ou que sa sœur se remette à la lecture,
et surtout à la peinture.

Elle espérait :
…debout devant la fenêtre ouverte, elle sentait que quelque chose de merveilleux allait venir ; elle
regardait les fleurs, les arbres où la fumée jouait, et les corneilles s’élevant, puis retombant **.
** Mrs Dalloway de Virginia Woolf, traduit de l’anglais par S. David (Stock, Paris).
UN MAUVAIS FEED-BACK

Y m’l’a léguée. Ouais, y m’l’a léguée. Calvaire ! Y m’a légué sa Westfalia. Sa


belle grande minoune qu’y’a traversé le Canada et les States d’est en ouest, du
sud au nord. Calvaire, j’suis lucky en maudit ! J’sais pas c’que j’ai faite pour ?
J’suis même pas d’la famille éloignée. Ni genre une amie. Encore moins une
p’tite amie. S’rait pervers en maudit ! Pas de trucs croches, c’est certain !
Pourtant toutes mes orifices, y les’a regardées. Super profondément, comme un
pro. Y’a compris l’passé et l’présent d’mon corps, ben avant moé. Pis, j’pense
même qu’y peut prévoir genre mon avenir. Compétent ! J’me rends chez lui
kekes fois par an. Y’est en masse à l’heure, dispo. Je l’call, pis le lendemain,
j’peux le vouèr. C’est vraiment chill. Tout l’monde chiale contre l’système, moé
j’ai rien à r’dire. Y reste là, à m’écouter, à m’aus-cu-pter… Y résume les bobos
d’mon corps. Y comprend ses maudites crises. Et ça couine en maudit parfois !
Vraiment compétent le p’tit vieux ! Mais ben plate, y prend sa retraite, parce
qu’c’t’un vieux. J’l’aime ben ! Ça va être dur quand y s’ra pus là ! Quand j’y
repense vraiment, genre y m’a refilé ma première pilule du lendemain ; malade
comme une chienne qu’j’ai été. Y m’a mise au repos quand j’me suis blessé le
dos à contenir la crise du gros Gérard. C’est point rose tous les jours d’bosser
dans un asile ! Préposée aux bénéficiaires, ça pèlle correct, surtout avec la prime
de nuite, mais ça permet pas de voyager ben ben. Cuba ou Old Orchard Beach,
c’est pas pour moé ! Le gros Gérard y’est mort en s’avalant la langue, genre un
suicide, faut l’faire ! Le doc y’a pleuré avec moé pour ma première, ma
deuxième et ma dernière fausse couche, pis une croix sur tout’ça. Et les gars,
aussi. Ben seule. Avec mon chien. Que j’promène tellement souvent qu’j’me suis
fait’une « tendinite du tendon d’Achille ». Trop drôle comme maladie, mais ça
fait mal en criss ! Et encore, avant d’rendre l’âme, mon bon vieux doc, y m’a
diagnostiqué une « double tendinite du tendon d’Achille », ouf ! Pied droit et
pied gauche, y faut l’faire, c’est certain, en même temps, c’t’à cause de mes
mauvaises shoes. Y m’a taquinée en m’disant que ça pouvait arriver qu’à moé.
P’t’être qu’à veille de décrisser l’âme à drouète, y s’est convaincu : « Celle-là
marche trop et marche mal, je vais lui donner ma Westfalia, c’est une fille sans
fortune qui ne voyage pas, ça va lui plaire. » Ben juste ! Certain que ça m’plaît,
mon drôle de bonhomme ! Y’avait un regard doux. Une grande tendresse où j’ai,
oui moé, déballé tous mes soucis. Y’est à l’écoute. Y travaille ben ! S’donne à
fond. M’a conté qu’un jour, ben blessé, bancal, souffrant d’sa cheville foulée, y’a
quand même plongé son regard et ses mains entre les cuisses d’une femme pour
sortir son premier. C’t’un accoucheur réputé. Combien de fois y’a donné vie ?
J’sais ben pas. Y’a un bon regard. À ma première minute de vie, j’aurais ben
aimé moé aussi voir ce regard. J’aurais ben aimé ça r’naître juste pour ça. La
cirrhose de mon vieux, ça m’a détruit tout espoir en l’homme. Dans l’père. Y’a
peut-être senti un peu de ça en moé lorsque j’prenais rendez-vous juste pour un
p’tit bobo. J’m’en suis p’t’être inventé, une ou deux maladies, pour aller le
vouèr. Y m’a conté peu d’choses sur son travail, mais c’t’accouchement-là, ça
m’a marquée. Ça lui ressemblait en keke sorte. Y’avait pas d’enfants à ma
connaissance, mais y les aimait, c’tait certain. Y’avait de bons yeux. J’dis pas
qu’y s’prenait pour mon vieux. Non ! Mais y’avait des criss de bons yeux ! Que
j’aimais, c’est certain, ben certain ! Pourquoi y m’a légué sa Westfalia ? Y’a
aucune réparation à faire d’ssus. Y’avait tout checké, des freins au châssis. D’un
joli beige comme dans l’temps chez Sears. Avait dû s’manger d’la route, ben d’la
route. En tout cas, c’est c’qui m’avait conté. J’aime dire ce mot : West-fa-lia.
Y’est mort mon doc. Y’a deux jours, son notaire m’a appelée. Y’a juste
prononcé ben clairement, avant qu’j’tombe sur l’cul : « Il vous donne sa
Westfalia. » Pas trop posé d’questions, just’une : « Pourquoi à moé ? » La
Westfalia, c’tait genre une légende pour moé. J’entrais donc dans une grande
famille, et pour moé, ben c’était du nouveau. Ça m’faisait ça, à moé, comme
feed-back, j’étais heureuse, vraiment heureuse. Sur Google Maps, j’avais tapé «
Québec–Grand Canyon National Park » ; c’était comme un rêve, sûrement
40 heures d’route.

« Pourquoi le compteur y’est vide ? » Le garagiste y’a répondu : « Ben simple,


l’a jamais roulé, est neuve comme une pucelle. » Moé, j’ai capoté ben dur. Ça
sifflait dans mes oreilles des osties de sales mensonges. On passait d’mes
maladies à ses voyages tout l’temps. C’était notr’seule intimité, c’était le fun !
J’m’disais qu’le jour où y parlerait point d’voyage dans sa Westfalia, lui ou moé,
on s’rait à veille d’crever. Y revenait de l’Arizona. J’ai cherché des traces de
sable rouge. Rien pantoute ! Ai trouvé dans l’fin fond d’un placard deux ou trois
guides de voyage.
Moé, j’suis partie seule du jour au lendemain, en Westfalia ; sur l’autoroute, le
compteur tournait si ben qu’ses mensonges de voyages y’ont disparu. Pourquoi y
m’avait crossée ? Et pourquoi y me l’avait donnée ? J’sais toujours pas, mais y’a
genre keke chose qui m’fait chier, ça c’est certain ! Les mensonges, ça me pue
au nez.
Tu parles d’une grand’famille !
Moé j’roule. Pis, je roulerai encore plus loin, je pousserai encore plus loin
parce qu’en fin de compte, j’m’en criss de ses mensonges,
c’qui compte c’est mon ostie d’liberté !
DANS L’ATTENTE D’UNE VIEILLE HISTOIRE

Logre sourit. Il sourit de toutes ses dents blanches,


mais aussi de tous ses colliers, de son gilet brodé,
de sa culotte de chasseur, de sa chemise de soie,
et surtout ah ! surtout de ses hautes bottes.
LA FUGUE DU PETIT POUCET DE TOURNIER

J’ai glissé ma hanche droite sur l’aile du char, puis y ai appuyé mon coccyx
douloureux pour l’anesthésier à la chaleur de la tôle. Dans le bois, derrière, les
cris des corneilles irritaient mes tympans. Vieille rengaine haletante. Il y avait
aussi le vent blindé d’humidité. Le vent sirupeux. Tout m’incommodait alors que
mes pensées, elles, sans cesse, continuaient à se programmer et se
déprogrammer. J’avais quelque chose en tête. J’en connaissais la cause : ma
relation avec lui. Et c’est lui que j’attendais là, dans ce pressentiment de crash
d’avion.
La chaleur de la tôle apaisait vraiment mes douleurs de bas de dos. Mon seul
réconfort. Je testais le chaud. Jusqu’à quand pouvais-je le supporter avant qu’il
me brûle la peau à travers mon jean qui collait de plus en plus ? Devenant toile
ramollie. Ça brûlait. Je retirais mes fesses. Et, étrangement, en y passant la main,
la chaleur avait créé une zone insensible. Espérais-je ça dans mon cœur ? Contre
mon anxiété ? Une atrophie.
En arrière de moi, plus loin que le bois, se faufilant entre les troncs et les
fougères, le ronflement constant des grandes autoroutes. J’avais bifurqué. Après
que j’ai roulé plusieurs minutes à travers les érables – lorsque j’étais enfant, sur
des chemins semblables, j’espérais croiser un chevreuil, mais surtout un
renard –, un vide m’avait éblouie et révoltée. Une coupe à blanc au milieu d’une
forêt. L’œil d’un cyclope. Telle une force étrange crachant son fiel et détruisant
des centaines d’arbres. Ce trou en pleine nature déchirait ma croyance en une
possible humanité. Ce n’était qu’une déchirure parmi tant d’autres. J’en avais
connu tant. Il y avait dans ce triste vide un panthéon de briques et de fer, de
grilles et de miradors, de faux calme. Tout était faux – même mon attente.
J’avais donc garé mon auto sur le bas-côté du chemin terreux. Les hautes
herbes dans le fossé avaient été brûlées. Quelqu’un ou quelque chose s’obstinait
à détruire. J’ai reposé mon coccyx sur la tôle,
brûlante.
De Rivière-du-Loup jusqu’ici, j’avais vu défiler plus de kilomètres dans cette
virée qu’en une année. La route avait été longue, si longue. J’avais bien choisi
ma musique : Tom Waits, Johnny Cash et le dernier album du regretté David
Bowie qui avait joué plus que les autres ; il était né la même journée que moi.
Pour rouler si longtemps, il fallait que je le veuille, que j’envisage de le revoir
pas juste durant une ou deux heures. Mais pour plus longtemps. Il fallait que je
souhaite le côtoyer. Manger, discuter, revivre. Oui, même revivre avec lui. Lors
des préparatifs, rien de tel ne m’avait traversé l’esprit, maintenant s’imposait
cette évidence : j’étais bien là dans l’espoir de le revoir. Ça me semblait avoir du
bon sens. Ça paraissait être le but sous-tendu par cette attente. Une rencontre
devait arriver entre lui et moi.
Là, ici, appuyée
sur ma vieille auto surchauffée.

J’ai ressenti le capot bouillant. Me suis redressée d’un coup. À la fois brûlées
et anesthésiées, mes fesses. Comme après une fessée. J’étais là, faussement
patiente, devant la prison de Gatineau, rue Saint-François. Ce panthéon de
voleurs, d’arnaqueurs, de violeurs et de malfrats à main armée, sous la tutelle de
saint François, bien qu’aucun n’ait fait vœu de pauvreté. Les portes du
pénitencier luisaient. Elles ressemblaient à une plaque brillante d’obsidienne. Je
connaissais ce reflet, car cette pierre pendait à mon cou. Comme une invitation à
embarquer sur une patinoire de glace noire. Il ne m’a jamais appris à patiner ;
main dans la main… J’aurais tant aimé m’agripper, peureuse chatonne, à ses
doigts épais. À ses muscles durs.
J’ancrais mon regard dans celui des gardiens sur le mirador. J’imaginais tous
les commentaires qu’ils pouvaient passer : belle cruche attendant son
bonhomme, pitoune soumise, encore une qui perd sa vie. Plutôt intenses ces va-
et-vient d’œil à œil. Fuck ! Qu’est-ce qu’ils pouvaient bien marmonner ? Fuck
you ! Ils plongeaient presque leurs babines dans mon décolleté. Ils auraient pu
s’y abreuver : j’avais tellement transpiré. De si haut, ils devaient avoir une
sacrée vue. Mais rien ni personne n’aurait pu m’obliger à me couvrir. J’avais
terriblement chaud. J’ai donc décidé d’enlever ma chemise et de rester en
camisole blanche. Mon soutien-gorge était noir, en dentelle. J’oublie de prévoir
ce genre de détail. J’ai toujours été comme ça. Moi, je souhaitais juste un peu de
calme, un peu de solitude. Je désirais mettre un peu d’ordre dans mes pensées
sans ressentir ces hommes me zieutant. Quel était le rôle de sa présence dans ma
vie ? Et mon rôle dans la sienne ? Pour réfléchir, marcher a toujours été la
meilleure solution pour moi. Je l’avais si souvent testée. Penser en marchant. Se
calmer. Et oublier le regard de ces hommes-rapaces. J’aurais voulu ne penser
qu’à son regard à lui – lui qui sortirait bientôt de cette prison.
Et j’ai marché lentement.
Droitement.
Dans la poussière.
Par en avant, puis demi-tour. Vingt ou trente pas à la fois comme dans un cul-
de-sac
brûlant.

J’ai réfléchi. Il était encore temps de rebrousser chemin. D’ouvrir la portière


de ma vieille Firebird, de remonter, de m’asseoir, d’insérer la clef dans le contact
et de passer à une moins évidente conclusion. Je n’ai jamais marchandé mon
avenir. Je l’ai choisi – et dans ces choix, il n’avait occupé que très peu de place,
alors pourquoi aujourd’hui avais-je fait escale devant cette prison ? Sa prison ?
Désirant relancer ma marche, j’ai décidé de tourner autour de l’auto. Dans un
mouvement lent. Puis un mouvement plus rapide. Autour de l’auto. Mon jean
frôlant la tôle. Comme si j’avais été prise d’un regain d’énergie d’où émergeait
une unique question : à quoi m’a-t-il servi jusqu’à maintenant ? J’ai totalement
oublié l’arrogance des deux gardiens. Ce rythme rapide créait une brise légère
sur mes épaules dénudées ; j’étais bien, vraiment bien. D’autres questions
naissaient à la cadence de mes pas : à quoi pouvais-je m’attendre en le revoyant
? Dix ans. Il en avait pris pour dix années qui s’étaient changées en quinze
années, car il avait salement cassé la gueule à un gardien, entre autres… Cinq
ans de plus, parce qu’il dérange. Il a toujours dérangé. Et il ne s’est jamais dit
que cinq années de plus, après dix, pour une fillette, pouvaient anéantir son
attente. Détruire ses espoirs et souvenirs. Car, en fin de compte, il avait passé
plus de temps en prison qu’avec moi. Lorsqu’il passera ces portes de prison en
compagnie d’autres hommes, le reconnaîtrai-je ? Fallait-il vraiment que je
l’attende ? J’avais envie d’y croire et de m’émerveiller. Ma marche se changeait
presque en sautillements. Il fallait que j’attende, que je l’attende, j’en étais
persuadée. Mes bras et mes mains pour le serrer.
J’étais à la bonne place, au bon moment.
Je me devais d’être là à sa libération.

Je me suis vue petite, sautillant près de lui. Des fois, il me disait : « P’tite, va
voir plus loin ! J’ai des trucs à terminer avec les gars. » Ils se réunissaient dans
des lieux publics. L’été, toujours dehors. Alors, je trottais comme une sauterelle
sur les quais, jusqu’à ce que les tendons derrière mes chevilles brûlent. Je
courais partout. Ça sentait bon la rivière des Outaouais et les tulipes. Son regard
onctueux de père se tournait vers moi. Sa grosse voix tonnait : « Je termine
bientôt, ralentis le rythme ! On ira se sucrer le bec à la Crémière. » Alors, même
mon cœur ralentissait. C’était comme ça que je me sentais tout en modérant mon
rythme de marche. Néanmoins, je n’avais pas le goût d’une crème glacée,
malgré la chaleur. J’avais le goût de lui. De le voir, de le sentir, de le presser
contre moi.
Je me suis revue petite. « Allez, prends ma main et fais-moi danser ! » Un pas
en avant, un pas en arrière. Je monte sur ses bottes et nous tournons encore et
encore. Mes mains dans ses grosses mains comme des pantoufles et tombent en
éclair mes cheveux de rouquine et tourne tourne mon petit corps surplombé par
celui du géant. Il est le géant sur lequel je pose les pieds et il m’emmène dans
une grande valse. Il est l’ogre pour les gars de son clan, qui sont tous mes oncles,
ceux qui me doivent respect et protection. Je suis la fille de l’ogre et je n’ai pas
de maman. Je suis née dans une fleur d’hibiscus. C’est ce qu’il me conte. Je suis
celle que le géant a recueillie. Et j’aime ça. Il m’invente des naissances. Je suis
la poussière sur le dos d’une coccinelle. Je suis une météorite.
Petite, j’ai regardé par le trou de la serrure. Les cris retentissaient et le sang
coulait. J’ai su qu’il ne fallait pas le quitter et encore moins le tromper. J’ai
imaginé les pieds de maman dans le béton et sa descente au fond de l’eau. Peut-
être était-ce lui ou avait-il donné le contrat à un des mononcles ? Maman. Pas
une fleur ni une reine, mais une sirène.
Quand j’ai compris, j’ai eu peur.

J’appréhendais l’ouverture des portes. L’ogre serait sûrement devenu homme


flasque, craquelé d’amertume. Entre les murs de plâtre grisâtre de sa cellule,
sans même une photo récente de moi. Ça raclait partout. Mes os, mon ventre, ça
se crispait. J’étais déshydratée. Heureusement, un petit vent aérait mon corps et
soulageait mon esprit. À quoi allait-il ressembler ? Pourquoi étais-je là à
l’attendre ?

Il marche et je ne sais plus si c’est mon père. Son pied marque le sol, s’y
enfonce. Puis de l’autre pied, une nouvelle empreinte. Ses bottes sont toujours
aussi hautes. Il est l’ogre qui avance vers moi. Il porte un jean décoloré sur les
cuisses, un t-shirt noir – dessus un FUCK YOU. Je le reconnais. Il a perdu du
poids. Il me sourit. Une barbe grisonnante lui couvre toutes les joues. Et je me
dis qu’il serait bon s’y cacher. Il n’est peut-être plus qu’un vieil homme paisible,
à qui il faut tout pardonner. Même mes naissances inventées. Même le meurtre
de ma mère. Et tout ce que j’ignore. Il sourit. En prison, ils ont dû lui réparer les
dents. Elles sont tellement droites et blanches. Trop parfaites. Vraiment fausses.
Je ne sais pas s’il a le bon sourire. Cet homme qui me sourit, est-il mon père ? Et
la voix – coup de canon – retentit : « FILLE ! SALUT PRINCESSE ! »

En une fraction de seconde : une décision instantanée irréfléchie irrévocable.


En un claquement de doigt, j’ai su que je devais remonter dans l’auto, m’attacher
et démarrer.
J’ai su ce que j’étais venue chercher.
Respirer à nouveau cet air paternel qui perfore l’estomac.
STU-PI-DE

Il a fini d’être stupide. Il veut apprendre à lire. Elle lui a murmuré Pourquoi tu
veux absolument comprendre les mots ? Pourquoi ne se contentait-il pas des
chiffres et des images ? Pourquoi ne continuait-il pas de compter calmement les
objets et les arbres ? Elle lui a expliqué que colorier était plus facile que lire.
Que peindre lui permettrait d’avoir un travail plus tard : peintre en bâtiment. Elle
lui a répété, accompagné d’un clin d’œil, que lire pouvait mener à être trop
émotif, et même à perdre la raison, que lire empêchait de ramener de l’argent.
Lui, il savait bien qu’elle feuilletait sans cesse. Savait lire. Père affirmait que lire
distrayait trop. Qu’il y avait toujours un manque à gagner, alors il fallait se
concentrer sur les sous. Père ne savait pas lire, car il avait dû travailler très tôt,
alors il se moquait bien de lire ou de ne pas lire. Il savait compter. Plus tard, il lui
trouverait un travail dans le bâtiment, il avait plein de contacts – 30 ans de
métier, ça développe les relations.
Or, Gabriel avait déjà reproduit en cachette, d’un mouvement souple et élancé
du poignet, le cercle, le parapluie et la patte du a. Il avait, grâce à une impulsion
ferme et rapide, tiré une ligne de haut en bas sur la feuille, surplombée par une
bille, parfaitement ronde, sans accroc comme les siennes. Il avait dessiné deux
ou trois dos de vagues, puis le v d’un oiseau ou le w d’un couple d’oiseaux – des
tourterelles. Il frémissait : « C’est tellement beau ! » Il s’amusait de plus en plus
à copier les lignes et les ronds, les croisements et les enlacements, les formes sur
les pages des livres qui traînaient sur le bureau de sa sœur. Il dissimulait le tout
dans ses cahiers de dessins sous son matelas. Il copiait également les mots sur
les boîtes de céréales, sur les pancartes, sur les gilets de Stéphanie. Elle, la belle
Stéphanie, la plus belle des tourterelles, le prenait sûrement pour un idiot ; il en
était même certain. Elle avait deviné son ignorance à l’épicerie du coin, la seule
épicerie du village, animée à partir de 19 h. Pris en flagrant délit
d’analphabétisme. Il ne savait pas ce qui était inscrit sur les t-shirts de la belle
Stéphanie. Sur sa poitrine. Sa si belle poitrine de tourterelle. Mais ce qu’il savait,
c’est que sous son gilet se profilaient deux seins merveilleux. Il aurait aimé lui
écrire : « amour », « désir », « épouse-moi ». Il avait l’impression que s’il
réussissait à lire et écrire, il pourrait séduire Stéphanie en lui concoctant de
beaux poèmes.
Amour, toujours.
Il voulait maintenant apprendre à lire. Il n’y avait ni perte de temps ni folie qui
tienne. Existait seulement la poitrine harmonieuse, bien égale, du B renversé de
Stéphanie.
En plus, il était certain qu’il réussirait à caresser ce B s’il savait lire.
Sa grande sœur lui a alors promis que tous les soirs, elle lui montrerait une
lettre, puis une autre, ensuite les syllabes, et ils répéteraient plusieurs fois les
mêmes lettres et les mêmes syllabes, puis viendraient les mots. Il faudrait aussi
prononcer tout ça à voix haute ; ils iraient se cacher au sous-sol, faisant croire
qu’ils allaient jouer. En lui, il saute de joie. Elle lui a aussi dit que le premier mot
qu’il apprendrait serait « secret » : S-E-C-R-E-T, SE-CRET, SECRET. Car il
faudrait qu’il garde secret son apprentissage de la lecture. Et de l’écriture. Il
n’avait pas réalisé tout de suite que s’il apprenait à lire, il pouvait également,
automatiquement, écrire. Les deux étaient reliés. « Complètement jumelés. », lui
a-t-elle répondu. Et ça lui semble maintenant tellement logique. Pourquoi n’y
avait-il pas pensé ? Trop obnubilé peut-être par son besoin de décrypter les
slogans sur la poitrine de Stéphanie… sur ses t-shirts décolletés et camisoles
moulantes… Mireille avait suggéré que cette jeune femme était un peu trop
expérimentée pour lui, mais bon, il avait conclu à une petite surprotection. Il a
donc sauté, encore plus haut, de joie. Il s’imaginait déjà en train d’écrire ses
poèmes d’amour et de les lire à voix haute. Oserait-il ? Sa calligraphie devait
être parfaite ; son vocabulaire, recherché ; les fautes, totalement absentes. Tout
correspondrait à une grande œuvre romantique. Il achèterait même une carte
postale avec un coucher de soleil ou celle, super amoureuse, avec un cœur formé
par les becs d’un couple de flamants roses ou par les longs cous de deux cygnes.
Il voulait tout de suite apprendre à lire et écrire, O-U-I, OUI. À toutes ses
propositions, Stéphanie lui répondrait avec cette syllabe unique : OUI.
OUI.
Et encore OUI.
Il en était certain !

Il désirait lire parce qu’il connaissait les yeux brillants de sa sœur, parce qu’il
entendait ses pleurs et ses rires en sérénades douces, parce qu’elle répondait à
presque toutes les questions ou parce qu’elle le stoppait avec « Attends, je vais
vérifier dans les livres ! ». Elle lui sortait des mots obscurs comme « dictionnaire
», « glossaire », « nomenclature », « encyclopédie », et celui-ci, tellement
étrange : « thesaurus ». Il voulait lire parce qu’il voyait Mireille tourner des
pages et des pages et ne jamais s’ennuyer. Même la nuit, sous les draps, elle
éclairait une lampe de poche et, sous cette tente lumineuse, elle s’éternisait. Des
fois, elle bougeait, mais souvent, elle restait immobile si longtemps qu’il avait
peur qu’elle soit morte, alors il l’appelait, puis une voix sereine le rassurait. Il
devait y avoir tout un univers dans ces livres pour empêcher de dormir. Mireille
allait tout le temps à la bibliothèque et revenait hyperchargée. Là, il comptait le
nombre de livres qu’elle ramenait. Trois, dix, quinze. Elle souriait en lui tapotant
les épaules : « Tu vois comme tu sais bien compter, toujours juste. » Père disait :
« Tu ne dois pas te tromper, autrement tu te feras avoir. Tu dois faire la
différence entre un tiers et deux cinquièmes. Tu peux marcher au crédit, mais pas
à la dette. » Et mère lui ressassait toujours les mêmes consignes : « Ne jamais
oublier de ramasser ton change, bien vérifier le nombre de billets et de pièces
qu’on te redonne, compter deux fois plutôt qu’une, demander de baisser le prix
si ça n’a pas de bon sens, t’essayer, tenter de marchander, te la fermer si c’est à
ton avantage. »

Mireille connaît bien Gabriel. Lorsqu’il bâille, elle sait s’il est fatigué ou s’il a
faim. Lorsqu’il tremble, a-t-il froid ou est-il nerveux ? Plus vite que lui, elle
saisit ses signes. Elle deviendra son enseignante. Mère a toujours affirmé : « Les
filles, elles s’font pas engrosser quand elles sont sur les bancs d’école. » Mireille
a la tête forte, il le voit bien. Quand le paternel lui envoie une remarque
déplaisante, elle lui balance qu’elle a ses classes et qu’il devrait tourner 20 fois
la langue dans sa bouche avant de beugler des âneries. Du tac au tac, elle a
toujours une réplique. Les livres permettent ça. Gabriel le sait. Il l’a bien
compris. Il apprendra tout d’abord à lire et à écrire SE-CRET.
En cachette, Mireille lui apprend les voyelles. Il les reconnaît de plus en plus
vite, les sait par cœur, arrive à toutes les lire et à toutes les écrire. Sur tous les
meubles, il trace incognito de la pointe de l’index la forme des consonnes. Il
s’endort avec, dans la tête, la forme des J, L, P, R. Il les prononce
silencieusement. Il connaît maintenant l’alphabet au complet. Il parvient de plus
en plus à assembler les lettres et à lire des syllabes de trois lettres. Des Jai, Lou,
Pri. Les syllabes se réunissent peu à peu. Des Jo-Li, Pa-Réo forment des mots. Il
jubile. Mireille sourit devant la rapidité de ses progrès. Elle le taquine avec
Stéphanie, elle trouve aussi que cette fille a une belle poitrine en forme de B
couché. MI-REI-LLE lui a offert en cachette un stylo ; sûrement pour écrire le
nom STÉ-FA-NI et son premier poème. Mireille l’a corrigé : STÉ-PHA-NIE ; il
n’a pas compris le PH = F, alors elle a dû lui préciser que le français est
compliqué et qu’il faut être patient, et apprendre ce qu’il y a à savoir sans trop
discuter. Il a appris le mot EX-CEP-TION, tellement difficile à écrire. Il devra
s’en souvenir. Gabriel tente maintenant de classer les mots dans les phrases.
Incroyable : il apprend tellement vite. Comme s’il avait appuyé sur un bouton on
et que depuis, tout déboulait.
En même pas cinq mois, il passe à travers l’essentiel. À la bibliothèque,
Mireille lui emprunte ses premiers livrets de lecture et lui achète une lampe de
poche. Tout ça en cachette. Dans la chambre, deux tentes lumineuses. Ils lisent ;
rien ne bouge sous les draps, à part de temps en temps Gabriel qui soulève sa
tente pour demander une explication. Il lit et il se sent fort. Il se sent complet. Il
se sent amoureux. Il a décidé d’aller chercher sa propre carte de bibliothèque.
Bientôt, il n’y aura plus de secret qui tienne. Il lit et écrit le mot COU-RA-GE, et
il est fier de son apprentissage.
Ils empruntent le maximum de livres. Des gros. Gabriel sort un dictionnaire
des synonymes et un autre de rimes. Mireille sourit. Il écrira son poème.

Aujourd’hui, il croisera STÉPHANIE et lira ses seins.

I AM WONDERFUL

Après des mois passés à décortiquer lettres, syllabes, mots, il est là, sidéré, à
prononcer I-AM-WON-DER-FUL et il ne comprend pas. Carrément rien. Ses
lèvres entrouvertes répètent et répètent et un néant de sens se glisse à travers son
cerveau.
Avait-il appris à lire sans apprendre à comprendre ? Il reconnaissait pourtant
toutes les lettres. Il les identifiait et savait les prononcer, alors pourquoi aucun
sens n’émergeait ? Non, ça ne se pouvait pas ! Sa sœur et lui avaient déjà lu un
grand nombre de livres. Il savait lire. Il avait appris.

I-AM-WON-DER-FUL

Rien, pas de sens.


Ses lèvres s’usaient sur toutes les syllabes et Stéphanie, du haut de sa beauté,
de ses 20 ans et de ses seins relevés, arpentait le trottoir devant l’épicerie, en
ronronnant « Alors, tu veux Stéphanie aujourd’hui ? ». Il avait appris son nom
grâce à cette réplique tant de fois répétée. Lui, il n’oserait jamais l’approcher, car
il ne savait toujours pas lire les mots de son t-shirt.
Ses lèvres prononcent I-AM-WON-DER-FUL. Son cerveau entre dans un
couinement de détresse. Il ne comprend pas. La lecture répétée de ces syllabes
chute comme un château de cartes. Il compte les cartes. Le compte est bon.
Il ne sera pas poète.
LES CALEPINS DE CHARLES

Non, ça ne va pas ! Ça ne va pas du tout ! Personne ne devrait me l’envoyer en


pleine face ou me le poignarder dans le dos. Mon prénom. Trop petit. Même pas
un cheval, même pas un âne, ni un bout de ferraille tachée de sang. Sa matière.
Son écho. Atone. Il tombe. Je démembre les victimes qui osent dire mon
prénom. Pas d’amitié possible. Il y a tellement de charniers sous mes pas.
Servant d’engrais. En ricochets dans mon esprit. J’embrasse le front de mes
victimes. J’aspire leur âme enfantine et leur joli prénom.

Sadomasochistes, pédophiles, nécrophiles, cannibales, mutilateurs, violeurs,


maniaques compulsifs, fétichistes, pervers, agresseurs, étrangleurs, égorgeurs,
éventreurs, démembreurs, tortionnaires, bourreaux, agresseurs, batteurs,
empoisonneurs, criminels par-dessus criminels, monstres par-dessus monstres,
sang sperme organes morts, tueurs en série étudiés décortiqués jusqu’à la petite
enfance par des profileurs, tentatives d’esquisser de disséquer l’inconscient pour
établir une possible logique, une raison, une sagesse de l’horreur.

Tant de syllabes collées à la luette. En arrière des dents, je vomis. Ça racle et


frissonne. Je suis un monstre à langue fourchue. Mes joues se gonflent devant
l’angelot. Il prie et je plante ma corne en lui. Je lui donne des coups de sabot, je
piétine ses lombaires. La haine ne me lâche pas. Le sang ; la jugulaire ; l’âme. Je
prends possession de son prénom. Olivier, 3 ans. Je suis un être sensible. Je n’en
ai jamais douté. Le Petit Prince, j’ai réécrit son histoire.

Tant de victimes : hommes femmes adolescents enfants vieux vieilles bébés


chiens, pères mères fils filles chattes, époux prostituées, enseignants étudiants
souris de laboratoire, connaissances copines amies best, autostoppeurs et
autostoppeuses, massacres en groupe en famille en couple en solo en meute, les
tueurs et moi n’avons pas le choix et avons tant de choix, il faut des victimes,
alors nous priorisons des séries des énumérations, encore et encore. J’ai choisi la
mienne.

Le sang coagule vite. Le couteau sectionne, la balle fissure, la corde strie, le feu
grésille dans la chevelure de la fillette. L’eau à l’intérieur du regard noyé. En un
dernier soubresaut, Camille, 7 ans, régurgite une flaque de vomi. Elle a prononcé
maman et je m’acharne à la décapiter.

Je regarde droit dans les yeux d’Audrey-Anne. Mon royaume pour une fillette,
5 ans, et je découpe dans la chair. Je hurle plus loin que l’horizon. Je brise les
frontières de la vie et ma rage envahit l’espace. M’excite. L’érection me durcit.
Je suis au sol fracassant son crâne d’enfant, ouvrant des brèches, déchirant sa
bouche. Personne ne m’arrêtera. Je ne me contiens plus. Mes gestes m’emportent
et rougeoient tout ce qui se trouve à gauche à droite. Je fragmente les fenêtres de
ses yeux, me désorbite de plaisir. Je suis fou, complètement dingue d’elle. Là,
j’en ris. Ma Petite Princesse et sa rose. J’ai des meurtres colériques. Et
l’éjaculation présente.

Charles, 3 ans, mange du sable, tousse et s’étouffe. Sa mère hurle. Je lui mets les
doigts dans la bouche. Il vomit. Je souris : il vivra. Sa mère dit Charles et j’ai
mal.

Je suis le chef, le gourou, le pire, le meilleur. Je suis la Toute Puissance. Le prix


Nobel. Grand Académicien. Je suis une bibliothèque où s’empilent mes archives
de meurtres. Dans mon cerveau, j’énumère des listes de prénoms. J’ai des ADN
répertoriés sous les ongles. J’ai des mèches de cheveux entre les dents et, au
fond de l’estomac, quelques organes dévorés. Je coupe une phalange puis l’autre
; j’aime les doigts d’enfants. Je collectionne les pénis des petits garçons. Je les
mets dans des boîtes à chaussures pour observer leur décomposition. Puis, quand
ça pue trop, je les enterre. J’ai reniflé, mangé, baisé mes victimes. J’ai creusé le
fond de leurs entrailles. Avorté leurs pitiés. D’elles, il ne me reste que de menus
objets. Et beaucoup de prénoms. Je les écris sur mes murs, je les dessine sur mon
plancher, je les chante dans la rue, comme des rondes des danses de frères et de
sœurs.

L’enfant prononce le mauvais mot.


Son prénom, à moi, À MOI. Il m’appartient. Je l’écris là, ici, dans un de mes
calepins. Je les remplis de listes. Mes listes forment MON ŒUVRE ! Je
transcris. Je collectionne. Propriétaire acharné : à moi, à moi, leurs prénoms !
Fragments identitaires, leurs prénoms m’accompagnent, me bercent, me baisent
les oreilles, me pénètrent l’âme, je les écris dans des calepins bleus. Barbe bleue.
La clef restera tachée, ma sœur Anne, tu seras égorgée. Anne, 8 ans. Tout pour
crever la tête dévissée de tes épaules. Tes syllabes : consonances cosmiques.
Elles sont là en plein milieu d’une de mes listes. Petite pirate croquée à
l’Halloween.

Ils ont analysé toutes sortes de tueurs en série. Qui sont ces gens qui
s’intéressent aux ombres de moi-même ? Qui listent mes caractéristiques ? je
suis charles, fils adoré d’une mère-amour d’un père-amour. aucune souffrance,
aucun mépris ni à la maison ni à l’école. je connais le jeu la joie le sport la
lecture. jusqu’à la fin de leur vie, j’irai voir mes parents. nous nous aimons. fils
aimant. les statistiques éclatent. Bien sûr, mes vieux auraient dû m’avorter. je
remplis très jeune des calepins. Les profileurs s’intéressent à l’enfance. Des
colonnes et des colonnes de déductions. Je n’aime pas mon prénom. Je le trouve
piteux.

Des prénoms font toc toc ! toc toc ! sur la planche à découper.

Dans la bouche de Joël, 2 ans, il y a des plaintes merveilleuses. J’ai écrit dans
mon calepin le mot « retrottoir », parce qu’on remonte toujours sur un trottoir et
on le redescend. Et on répète l’action : « retrottoir ». Ce mot mien est juste,
précis, unique, original, concrétisant une partie intime de ma mémoire. L’enfant
mort a dit mon mot. Et je n’ai point de petit frère. Joël dit « retrottoir » et moi, «
remeurtre ».

Il y a toujours un couple quelque part dans une histoire. Pour moi, Annie et
Jason, les jumeaux de 6 ans. Au parc du coin, j’essayais de déjeuner
tranquillement sur un banc, en face des balançoires, et sans cesse, leurs prénoms
s’élevaient pour mieux retomber. Ils hurlaient. Maintenant, ils végètent,
ensemble, dans la profondeur d’un marécage. Des insectes patinent sur leurs os
équarris, sucés jusqu’à la moelle. Alors, leur monde lâche prise. Pour qu’ils se
taisent, j’ai bâillonné leurs bouches, cousu leurs lèvres et cloué à jamais leurs
mâchoires. Fondu de l’acier sur leurs petites sandales. C’était un mauvais jour
pour un beau couple enfantin à jamais.

J’entends un prénom dans une ruelle. Ça retourne mes larmes. Il tombe à


l’intérieur comme une déchirure. La pression revient. Quelqu’un a planifié de
dire « Émile » pour mieux m’écorcher. Durant combien de temps vais-je me
retenir ? Je savourerai la langue de ce Minuscule Prince. Il a 7 ou 8 mois. Je la
hacherai sur ma planche à découper. Combien de victimes ? Plus de 90 et moins
de 200. Je suis un détraqué, un déviant, un désaxé, un déstabilisé. Pas ma faute,
car chaque fois, il y a quelqu’un qui dit le mauvais prénom et ça ouvre une pièce
secrète, une pièce réservée, une pièce interdite, celle de ma collection d’enfants
morts. Un baume pour moi ; un sale moment pour la victime. Ma pièce morbide.

Quand je tue, mon prénom trop petit devient horde de caribous, vaste migration,
il triple et quadruple ses syllabes. Il est famille. Jouissance. Horizon. Espoir.
Planète.
SOUS SURVEILLANCE

Dans un fauteuil noir matelassé, bien calé, il regarde la télé. Il a une pantoufle
usée au pied droit ; nu, son autre pied repose sur un pouf. Il a compressé son
mollet gauche dans un bandage et ça ne m’étonne pas. Depuis toute petite, je me
souviens de lui, ainsi, la jambe momifiée. Lorsque j’avais 10 ans, maman m’a
expliqué : « Papi oppresse ses plaies de varices. » Je ne savais pas ce que
signifiait varice. Papi et sa mauvaise jambe ; sa seule préoccupation. Depuis
toute petite, je porte cette image de vieil homme penché sur ses plaies, tripotant
sa jambe purulente, en plein salon, avec du matériel de médecin éparpillé :
bandages cotons cure-oreilles crèmes flacons d’alcool. D’un côté le sain et de
l’autre le souillé. Et il y avait des odeurs… d’hôpital, de zombies.

« Ton grand-père t’engagerait de soir et de nuit pour l’été. » OK ! Belle job


pour bouquiner. Je passerai donc mes nuits dans une chambre d’ami près de la
sienne.

On ne montre pas comme ça ses plaies. Même si je lis Lovecraft, sa jambe


infectée m’écœure au plus haut point. Je crois au maître de l’horreur. En
Cthulhu, en ses forces. Mais veux éviter de poser mon regard sur une patte
pourrie. Y’a quand même une différence entre réalité et fiction ! Ses plaintes
envahissent ma bulle. Elles cognent en moi. Je sors des mots lus pour retourner
mes yeux vers la fine tranche de lumière sous ma porte. Il m’appelle pour
déplacer son corps. Quinze pas et j’entre dans sa chambre. Il parle de plaies de
lit. Il est lourd, même si pas gros. Alors, commence une bataille pour le virer. Je
me bats avec une entité amorphe qui libère une mixture d’odeurs compactes –
bloc râpeux irritant les sinus. Il empeste. Tout en sortant son mollet infecté de
sous la couette, il me demande de rester. Il n’a aucun bandage. Ça devient
abominable. Il aère trous cratères lésions ulcères, gouffres suintants. Une
cartographie abjecte. Du liquide blanc jaunâtre. J’ai envie de dégueuler. Elle est
laide sa jambe. Pourtant, il passe des heures à la nettoyer avec des cotons-tiges
enduits de substances brunâtres. Désinfecte. Badigeonne. Rien n’y fait. Son
mollet un monstre. Je sais qu’il voudrait guérir. Des fois, je pense que c’est
comme une gangrène qui n’en finit plus ou que ce serait mieux la gangrène et
l’amputation et qu’il pourrait enfin passer à autre chose dans sa vie. Mais non, la
purulence est son centre.

Cthulhu s’est glissé dans la pièce. Partout, des bruits de dents où son mollet se
recouvre d’êtres mangeurs de chair. S’entrouvrent des mâchoires, s’abattent des
griffes. Une secte de nécromanciens invoque des parasites qui remontent aorte
veines capillaires ; ses plaies yeux putrides. Du pus en fines gouttes creuse des
tunnels, seconde après seconde, jusqu’à la moelle. Il est contaminé. Il va crever à
cause des bactéries. C’est sûr. Il m’explique encore une fois sa réalité : un joueur
adverse a piétiné son mollet lors d’un match de soccer. Les crampons se sont
enfoncés. Il a hurlé. Sa carrière fichue. Depuis, mauvaise circulation, et les
varices ont pris le dessus. Je lirai l’œuvre de Lovecraft.

Il aimerait enterrer sa jambe. Je n’en doute pas. Il la déposerait dans la terre


lourde des cimetières. Sans prière. Avec libération. Je l’imagine la découper. La
scier. La lame entrerait. Elle couperait. Cthulhu s’en pourlécherait. Encore et
encore. Le sang traverse mes pages. Je regarde sa jambe. Elle est trop laide dans
la rougeur virulente de son inflammation – trop de puits de pus. On n’offre pas
une telle vision à sa petite-fille, même si elle est presque majeure. Je veux
abattre un grand coup de hache sur son genou, et balancer loin le mollet. Je veux
sectionner et retourner aux tentacules griffes de mon livre. Je veux que peurs et
horreurs s’abreuvent à Cthulhu. Je ne bouge plus. Il vient de sombrer dans le
sommeil. J’attendrai un peu avant de retourner dans ma chambre.

Toutes les pages que je tourne, c’est pour que Lovecraft puisse vivre, aimer et
réécrire en moi ; c’est pour oublier cette jambe qui ne cicatrisera jamais, pour
que je puisse déclencher le mouvement de mes orteils de mes talons de mes
mollets et partir en courant lorsque papi Jean sera crevé. J’appellerai le 9-1-1.
La chambre blanche brille. Je ne veux pas finir mon livre. Il y a encore deux
pages à tourner et deux heures à attendre la relève. Mais dans mon sac, j’ai un
autre livre. Je pourrais rester longtemps à bouquiner. Il sursaute, se plaint, a
tellement mal que je dois encore le tourner. Encore le toucher.
Il crie, brisant mes gestes minutieux. Cassant mon rythme. Il me serre la main,
me dispute. Pas envie qu’il me touche, car j’ai peur de la contamination, même
si je sais que ça ne se peut pas. Je m’éloigne en affirmant que je le protège, que
je ne veux pas qu’il ait mal. J’offre de lui lire un passage de mon livre pour le
distraire et pour que la colère retombe. Je le soulève par les aisselles pour mieux
l’asseoir. Ses deux jambes sont maintenant libres de toutes couvertures, il porte
juste son pyjama ; dont le bas est un short – un short de soccer ligné sur les
côtés, aux couleurs de l’Italie. Il plisse le front en m’écoutant.
Puis, lentement, il ferme les yeux. Il sourit. « Il est bien ton livre ! »
Ses pieds ses orteils ses chevilles, il les pointe. Son mollet se durcit. Ça vibre
en lui.
Cthulhu prend son mal,
traversant des applaudissements
il court et marque
et moi aussi.
LES BATTURES

à la mémoire de Félix Leclerc


On l’appelle Bastien. Bastien le nain. Il court vents et marais, et mime des gestes
lents lorsque ses mains se balancent aux cieux. Il porte une veste de grand,
ceinturée serrée ; il a l’air d’un étrange. Sa mère l’a mis au monde un jour où les
bourrasques effrayaient tout le village. Un jour d’avril où personne ne voulait
plus de tempête. Elle accouchait seule. Ça sifflait, ça hurlait, c’était indomptable
et Bastien s’en est sorti. Il est tombé de l’entrejambe dans un ploc laiteux de
sang et de chairs tristes. Le sable était projeté violemment sur la porte d’entrée et
les vitres de la cabane. Elle le prit et le serra si fort que jamais il ne put grandir.
On dit qu’il était l’enfant d’un viol. Puis, on dit qu’il était fils du nordet cisaillant
le printemps. On ne l’aimait pas.
Bastien vit dans les battures et les dunes, et lors des jours de mauvais temps, il
s’amuse à courir les bras levés en cerf-volant. Il fait ça et l’a toujours fait, aussi
loin que remonte la mémoire du village. Un jour, on a compris que le vent portait
ses mots. Qu’il parlait uniquement au vent. Que sa mère était morte, on ne sait
quand. Qu’il était seul.
Bastien a de grands mots de vent. Ils s’écoutent : vent/Bastien ; Bastien/vent.
C’est leur façon de s’approcher. Personne ne veut du nain, car on pense qu’il est
malédiction. Il reste loin des gens et des cabanes. On lui donne parfois des
paniers de provisions, de l’eau, du vin et de vieux vêtements d’enfants portant
encore l’odeur du pain chaud des familles. Il garde sa grande veste, après avoir
respiré profondément cette tendresse qu’il ne connaît point ; il y met le feu. On
ne veut pas qu’il approche, on le tient à distance avec ces offrandes.
Parmi les voix des battures, celles des femmes, il les aime. Pas n’importe
quelles femmes. D’un groupe tenu serré. Leurs chants, il les écoute. Elles
chantent pendant leur travail après la pluie ou après les marées. Elles marchent
ensemble. Elles ont remonté leur jupe et en ont accroché les extrémités à leur
ceinture, d’où pendent deux sacs de cuir. Elles semblent lourdes avec leurs bottes
jaunes, brunes ou rouges – couleurs des bateaux. Sur la plage, elles effraient.
Car, avec leurs dents, d’un coup sec, elles décapitent les vers ramassés d’un
geste leste dans le varech, puis recrachent les minuscules têtes, ploc ! Un
filament de bave salée suit toutes ces petites morts. A cappella, l’hymne
funéraire. Les têtes ne repoussent pas. Plus la journée avance, plus leurs sacs de
cuir se gonflent, plus les haleines empestent, plus les chants ont des mots
odorants. Bastien aime ces femmes. Il approche. Alors elles crient aigu. Il se
rétracte dans sa peau de nain, devient encore plus minus et le vent emporte ses
rêves.
Il est si petit, si petit.

Le vent… Les voix les cris les paroles les soupirs les mots les chants, il
transporte tout. Il est oreille mémoire. Cœur. Bouche vitale. Bastien entend tout.
Le vent lui dit tout. Le vent siffle et hurle, marmonne, chante, soupire. Bastien a
entendu la solitude qui cogne à la poitrine de Roussette. Il l’a surnommée ainsi,
celle qui marche les pieds nus tous les soirs, à l’orée de l’eau et du sable sec. Il
l’aime à cause de ses tresses et de ses lèvres qui ne cessent de murmurer. Elle a
les dents si blanches qu’il devine que ce n’est pas une décapiteuse de vers. Il a
un peu peur d’elle. Elle ne parle pas, elle ne chante jamais, elle murmure
seulement. On pense qu’elle est possédée. Bastien croit qu’elle est mystère. Elle
siffle aussi. Elle siffle si bien.
Ici, sur l’île, les pêcheurs ont peint leurs toits de couleurs vives, car lors des
tempêtes, le ciel est gris, parfois d’une lourdeur noire étouffante, et là-bas, sur
l’eau, le rouge ou l’orangé aide à reconnaître les maisons. Comme un appel aux
retrouvailles. À la survie. Les hommes espèrent revoir leurs épouses. Et les
enfants – tant d’enfants qui attendent aussi.
Le nordet effraie, tourmente l’océan, frôle et détruit. Les vieux s’enferment.
Les chercheuses de vers récitent des Notre Père tout en empaquetant dix à vingt
vers dans des cornets de papier journal qu’elles vendront demain au marché. Les
rafales crachent, fouettent. Les têtes de vers roulent, créant de petits monticules
entre les dunes. Le ciel semble bas. Il y a la tempête et il n’y a que Roussette qui
erre sur la plage.
Lui, Bastien, Bastien le nain, la regarde au loin. Il n’a pas peur du vent. Elle
non plus. Il ne lui veut pas de mal. Juste lui prendre la main.

D’ailleurs, on raconte que lors d’une tempête, Roussette a vu un bateau partir au


ciel toutes voiles gonflées. Le bateau filait à toute allure comme un cerf-volant
délirant et la voix de son homme s’est envolée. Les gens savent que son
amoureux n’est jamais rentré à bon port. Quand le vent hurle, elle vient sur la
plage. Murmures et sifflements. Elle murmure les mots « goélette », « capitaine
», « amour », « bébé ». Tant de tristesses en elle qui ne peuvent qu’émerger. Elle
franchit la ligne d’eau et se met à hurler, à gesticuler, à sacrer, à vomir des
insultes. Bastien craint pour l’esprit de sa Roussette, car ses yeux lancent la
haine au plus profond de l’œil du cyclone, égratignant et réveillant l’orage.
Belle, toute trempée, la robe collée, ses mamelons noirs durs comme son âme.
Elle s’est tournée vers Bastien. « Viens défaire mes tresses et tu verras comme tu
seras grand, comme tu seras beau, comme tu seras mien ; tout à moi, le beau
Bastien ! » Par les fenêtres, on distingue son ombre fluide. On se signe. «
Regarde-moi, Bastien ! Bastien tout petit, tout petit fils d’Éole ! Viens ! » Elle a
desserré ses cheveux et toutes ses mèches sont sèches, n’absorbant pas l’eau. On
redouble de prières. Elle siffle fort et on entend : « Viens que je te prenne dans
mes bras ! Viens que je te porte ! Je me perdrai pour toi. Viens t’envoler avec
moi ! »
On vit Bastien, Bastien le nain, se déplier, s’élever et monter aussi vite dans le
ciel qu’un fou de Bassan plongeant sur sa proie. Elle le précédait, lui tenant la
main. Bastien et Roussette disparurent.

Le lendemain de l’horrible tempête, on retrouva deux corps. Celui de


Roussette, échoué ; elle s’était noyée et l’océan l’avait vomie. Et celui tout petit
de Bastien, sans tête.

Parfois, encore maintenant, lorsque les tempêtes hivernales s’éternisent dans le


printemps, on sent que le nordet, tel un regard fureteur entre les dunes et parmi
les battures, cherche la tête du fils d’Éole.
Et les décapiteuses ont peur.
CHAMBRE 29 ***

Deux femmes s’apprêtent à prendre le deuil. Deux femmes deviennent une. Ce


n’est point un leurre, c’est une totalité. Elles se tiennent la main, respirant
profondément. Elles sont entrées dans la chambre du père qu’elles n’ont pas vu
depuis 15 ans.
Il pleut sur Nantes
Donne-moi la main
Le ciel de Nantes
Rend mon cœur chagrin ****

Elles ne sont pas à Nantes, mais à l’hôpital Saint-François d’Assise à Québec.


Il ne pleut pas. Le soleil n’atténue pas leur hésitation : ont-elles bien choisi ?
Confusion parmi tant d’autres. Elles pourraient offrir au mourant quatre grandes
ailes de plumes blanches en guise de sanctuaire. Or, il aurait fallu qu’il les
mérite. Elles ont rêvé tant de fois à lui.
Là, l’une d’elles peine à le reconnaître et tente de fuir ; l’autre ressent l’anxiété
et retient sa sœur. Elles sont tristes. Muettes. Éreintées.
Il avait fallu ce message
Pour que je fasse le voyage

Le médecin a appelé l’ex-épouse et a insisté : « Il part vite, très vite. Il a


demandé à voir ses enfants. »
Faites vite, il y a peu d’espoir

Deux sœursfillesfemmes sont là dans l’appréhension. Leurs cris d’existence se


fracassent. Le varech se déchire. Percé s’allonge dans leurs yeux. Percé, un peu à
l’extérieur de cette ville, une maison familiale, une mère soumise. Deux fillettes
en symbiose, autosuffisantes. Deux ans de différence. L’une pleure et l’autre
sèche les larmes. Lorsque la première hurle de rire, la deuxième assemble ces
éclats et s’en pourlèche les babines. L’une chante et l’autre avale les sons.
Il pleut sur Nantes
Donne-moi la main

Ensemble, dans cet air aseptisé d’hôpital, elles s’immergent. Une puanteur de
merde, de sang séché, de crachats. De bouffe d’hôpital. De produits décapants. Il
n’a pas mangé son œuf dur. Ça pue. Sa poitrine est nue. Aucun poil, mais
beaucoup d’ecchymoses. Et un œil au beurre noir qu’il explique tout de suite par
ses vaisseaux qui éclatent facilement à cause de la maladie. Elles ont du mal à
reconnaître le corps devant elles, ainsi que son visage, mais la voix est toujours
la même ; cette tonalité redonne forme au père. C’est bien lui.
Fillessœursfemmes se regardent, ailes encombrées. Hésitantes. Mais,
aujourd’hui, l’une d’entre elles décide de traverser. De passer de l’autre côté,
dans un lieu où l’autre ne va pas. Pourquoi ? Cassandre saisit la main du
moribond. Peut-on comprendre ces doigts qui se touchent ? Annabel y réfléchit,
elle y voit un acte manqué, une pulsion, une folie, le pardon… une
réconciliation… Elle s’éloigne du geste de sa sœur. Elle ne suit pas et l’on peut
presque entendre son hurlement intérieur, celui causé par une aile qui se déchire.
La lumière était froide et blanche

Là, Cassandre le sait : aucun accord. Pourtant, elles ont vécu en simultané,
même à des centaines de kilomètres ; l’une à Québec et l’autre à Toronto ; l’une
en français et l’autre en anglais. Elles ont aimé les arts, ont hébergé des chats,
ont visité Paris et Chicago, refusent de manger la chair animale et le miel des
abeilles, laissent dévaler leurs cheveux. Elles ont donné leurs caresses, mais
vivent seules. Deux existences inséparables.
Là, maintenant, Annabel a mal.
Ce mal l’a prise à la fois dans l’instantanéité et dans la lenteur. Il s’est glissé
dans la fragilité de ses chevilles, et a ensuite suivi les cuisses et leurs muscles
pour se scléroser dans l’acidité du ventre puis pour éclater enfin dans sa cage
thoracique jusqu’aux tempes. La chambre sent la débarbouillette humide, le
compost, la pisse. Le corps du père respire. Respire fort. Trop fort. Cassandre
tient la main du père. Main mauve flasque.
Il a demandé à vous voir

Annabel se sent si exclue qu’elle éternue unedeuxtrois fois, le père rit, elle se
sent ridicule et violente. Elle pense au couteau de dépeçage dissimulé au fond du
tiroir de sa table de nuit. Celui qu’elle lui a volé jadis pour qu’il n’assassine plus
les animaux. Elle a envie de cracher, de vomir, de l’inonder d’insultes. De
l’éventrer. D’abattre d’un grand coup de hache tous ces doigts réunis, de père et
de fille. Elle respire fort. Trop fort.
Mon père, mon père
Du fin fond de la Gaspésie, dans le cul-de-sac d’un chemin de terre, ricochant
sur la rivière aux Émeraudes, on entendait résonner les cris et les pleurs de la
mère. Les gifles fouettaient ses joues. Les frappes balancées en arrière de la tête,
les coups de pied et les coups de poing créaient tant de vertiges. On ressentait
l’écrasement des casseroles dans le ventre. Une fissure sur une côte. Une fine
lèvre fendue. Les fillettes espéraient que les armes de chasse ne serviraient pas.
On entendait les insultes. Ça débordait de partout. Leurs ailes s’y sont noircies.
Ma mémoire en souffrance, je ne lui pardonnerai pas. Aucun doute dans leurs
esprits, dans leurs racines et origines, dans le primordial de l’instant,
femmessœursfilles savent qu’Annabel ne tiendra jamais la main du père.
Mon père, mon père

Dans une immense profonde respiration, elles se redressent. Les doigts se


délient. Annabel et Cassandre reconstituent leur ensemble. Se noyautent à
nouveau. Elles s’aiment. Existeront toujours réunies.
Il pleut sur Nantes
Et je me souviens
Le ciel de Nantes
Rend mon cœur chagrin

Derrière la fenêtre de la chambre d’hôpital, un grand coup d’aile libérateur


traverse le ciel. Elles se sourient.
Mais il mourut à la nuit même
Sans un adieu, sans un « je t’aime »

La brume vient tout juste de se retirer et l’on découvre enfin le rocher Percé.
Le souffle doux du vent froid marin laisse passer les cris des fous de Bassan. Les
yeux d’Annabel et de Cassandre ne quittent pas l’horizon. La mère recouvre
leurs épaules d’une couette de plumes d’ange. Elles iront rire sur les plages.
Elles ramasseront des agates alors que leur frère Zachary jouera de la flûte
devant des centaines de touristes venus de si loin, si loin, pour voir la beauté.
*** Clin d’œil à la nouvelle intitulée « Le lit 29 » de Guy de Maupassant.
**** Extraits de la chanson Nantes de Barbara.
PROCRASTINATEUR UN JOUR/TOUJOURS

POSTURE 1 : LIRE CE TEXTE SANS VOUS RÉFÉRER AUX NOTES DE BAS DE PAGE.
POSTURE 2 : LIRE CE TEXTE EN CONSULTANT SYSTÉMATIQUEMENT LES NOTES DE BAS DE PAGE.
POSTURE 3 : NE LIRE QUE LES NOTES DE BAS DE PAGE ET CRITIQUER L’AUTRICE DE CE TEXTE.
POSTURE 4 : LIRE DE LA POÉSIE À LA PLACE DE LA NOUVELLE.
POSTURE 5 : ÉCOUTER UNE SÉRIE TÉLÉVISÉE.

Le matin, l’envie de pisser me convainc de me lever, autrement je dors. Je dors.


Je dors encore. Toujours. Mais ma vessie est lourde. L’appel de la pisse : je suis
vivant. J’ai la sieste quotidienne qui s’étire comme mes stores sans corde, cassés,
éternellement rabaissés. Nuits et jours confondus. Le lever du corps : douleur. Le
mal s’incruste dans mon dos. Pourtant… Mes vertèbres se tordent. J’ai le bas des
jambes endolori, mais surtout les tendons des chevilles qui, dès que je pose la
plante des pieds, me redemandent d’aller m’étendre. M’étendre. Pourtant, je suis
jeune. Le plancher : froid. Je devrais pisser là. Sur place : une flaque fumante.
L’éveil est trop difficile *****. Je suis certain que tous les autres de mon âge
travaillent, étudient, baisent. Me lever ou pas ? Pourquoi découvrir mes épaules
? Sortir du lit ou pas ? Pourquoi émerger de ce plaisir solitaire ****** ? J’étais si
bien. Nu. Couché. Dans mes rêves. Oui, les autres gagnent de l’argent.
Commencent une famille. Maintenant, hors du lit, un courant d’air refroidit la
pointe de mon pénis. La peau se replie, se fripe, se sclérose. Je cours et m’assois
rapidement sur le bol. M’installe sur la pointe des pieds pour éviter le contact
gelé de la céramique. Je n’ai ni pyjama ni pantoufles. Trop long à mettre.
Inconfortables. Chers. Je coince mon sexe entre mes cuisses *******. Chaleur.
Réconfort. Paisiblement, je pisse. Les autres pissent debout, tout en engageant la
conversation avec le voisin d’urinoir.
De la pisse un peu sur le galbe de mes cuisses, mais l’essentiel chute avec
précision. Ça glougloute. M’essuyer ou pas ? Je vis seul, personne pour juger
mes actions dégueu et, de toute façon, même si je voulais me ranger du côté de
la norme, c’est-à-dire de la salubrité ********, j’ai oublié d’acheter du papier ou des
kleenex… Une feuille suffirait. Lundi, je me suis imposé : « Il faut que tu ailles à
la pharmacie (c’est moins cher qu’ailleurs et on se retrouve avec une tonne de
rouleaux ça évite d’y aller trop souvent, même si je ne suis pas une famille
nombreuse) pour acheter des trucs essentiels », mais… ******** j’ai remis à mardi,
puis au lendemain et au surlendemain… Aujourd’hui, c’est samedi… Il me
semble qu’on est samedi… ou dimanche. Les autres ont des agendas
électroniques ou un calendrier rempli sur le dernier sorti des téléphones. Y’a pas
de presse… Me laver les mains ou pas… Y’a plus de savon… Sous mes ongles a
dû s’installer une flopée de microbes et sûrement que mon boutte pue l’âcreté de
la vieille urine. Même si je dors nu, je sue, je sue énormément, alors il y a
inévitablement des odeurs. Me reste-t-il un déodorant ? Je pourrais le passer
délicatement sur mon pénis ; l’odeur s’en irait. Ça piquerait sûrement. Demain,
j’achèterai du papier et du savon ********. Un déo pas trop cher. Du shampooing.
Un peu de poudre à lessive aussi. On verra si j’ai le temps d’y aller ou pas. À
leur place, il y a des pressings qui font leur lessive, alors qu’eux sont à la salle de
sport très tôt le matin. Sport, boulot, famille, argent, restos, vacances, voyages,
amours… Ça semble peser une tonne… pour moi…
J’ai faim. Je sors du congélateur une tranche de pain. Je vais me préparer une
toast à travers la vaisselle sale qu’il faudrait ramasser et surtout laver, mais…
Pas de couteau… Mon doigt plonge dans le restant de margarine, frotte les
parois et tartine. Évidemment, je n’ai plus de beurre de peanut ni de fromage.
Pas de lait. Je bouffe. Je mâche. J’avale. Mais y’a pas de protéines ********. Les
autres de mon âge se sont mis au bio. Y’a plus de café, mais le filtre contient
encore le marc de celui d’hier ou d’avant-hier. J’en repars un, il sera juste un peu
dilué… carrément faible… mais je n’ai pas le courage d’aller à l’épicerie.
Parfois, je me sens paresseux… ou nonchalant ? Mais je me dis que je suis tout
de même un artiste ********. J’ai ça en moi, le côté artiste cool, prenant le temps de
rêvasser ; genre pelleteur de nuages. Les autres peuvent me juger, je suis auteur.
Un auteur de la relève. Oui, j’ai pris la décision d’écrire, de devenir É-C-R-I-V-
A-I-N ou, comme les grands disent (je veux dire les grands auteurs), je me suis
senti appelé par les mots. L’inspiration a happé mon être… ou pas… C’est sûr
qu’en ce moment, la muse est pas mal assoupie… Mais, dans mes limbes, je ne
la sens pas trop loin, alors, parfois, je me prépare : prends un crayon ou un stylo,
trouve une feuille ou pas, je vais carrément sur l’ordinateur, c’est plus simple…
ou pas… Surtout, il faut que je l’avoue, avant d’écrire, y’ a toujours une bonne
série – une série télévisée qui pourrait m’inspirer, me mener à une création hors
du commun… Le café est carrément dégueulasse, mais… Devant American
Horror Story, je devrais m’en remettre, mais ********…
Donc ********, les boîtes de pizza collantes et puantes s’empilent. Les bouteilles
de liqueur diète ou pas créent des tours fragiles. La poubelle n’est jamais très
loin et toujours pleine. Les murs de l’appartement la délimitent. Mon
environnement est devenu un vide-ordures. Il y a des bruits de rot et des gaz
échappés ********. Pas d’ordinateur ouvert sur un quelconque traitement de texte.
Toutefois, les fenêtres de séries en streaming se multiplient dans l’historique de
mon ordi. Oui, j’ai assez de sous pour me payer Internet haute vitesse, comme
ceux de mon âge qui bossent 50 heures semaine. J’appartiens à la race de ceux
qui disent avoir trop de choses à faire et qui n’ont rien à faire, qui prennent
rendez-vous et qui le manquent, qui mettent des jours et des jours à aller à
l’épicerie ou à la pharmacie, et ce, depuis mon entrée universitaire. J’ai décroché
allègrement dès que mon père a prononcé : « T’as tout pour réussir, mon grand !
» Il m’a inscrit en architecture ********, m’a trouvé un trois pièces et demie meublé
et assez chic, a signé au proprio 6 chèques postdatés de 750 dollars, m’a laissé
une carte de crédit dont le solde pouvait monter jusqu’à 3 000 dollars, a rempli
frigo et congélateur, a déposé les clefs sur la table du salon et a fermé la porte
derrière lui. Je lui ai crié : « N’oublie pas de payer Internet haute vitesse ! » J’ai
compris que si tout allait bien, je pouvais poursuivre ce rythme de vie, qu’il
serait là pour combler les manques, mais qu’il jetterait toujours un coup d’œil
sur mes bulletins et que je ne devais pas le décevoir. Et tout cela dans un total
silence ********. Pas dans un manque de compréhension, puisque le message avait
fort bien passé. J’ai toujours su saisir le regard paternel et ses gestes. Un jour, je
vais les écrire, ou pas… dans une nouvelle qui s’intitulera « Les murets de
l’enfance », mais pour l’instant je passe de Game of Thrones à Vikings, je me
promène entre ces deux séries et j’en oublie ma muse et surtout d’aller à mes
cours. Un épisode n’attend pas l’autre et si j’avais plus d’argent, j’achèterais un
troisième ordinateur pour multiplier le rythme des séries que j’écoute, mais… je
ne sais pas si c’est possible…
La première excuse pour un devoir de session remis en retard avait été une
bonne gastro ********. Puis, l’exposé manqué (je venais de commencer la série
Homeland) avait été expliqué par la fausse mort d’un grand-père. J’avais ensuite
séché une semaine de cours (pour The Sopranos) et, à la mi-session, trois
examens. J’avais trouvé dans Dr House une liste pathétique et incongrue de
raisons médicales qui avaient intimidé mes enseignant.e.s. Au final, mon
troisième grand-père venait de mourir et un de mes profs avait contrecarré mes
plans de vie, plutôt ceux du paternel, en affirmant que mon retard paraissait
irrécupérable. Je ne remis plus les pieds à l’université puisque, de toute façon,
les plus grand.e.s écrivain.e.s n’avaient pas étudié l’architecture. Peut-être la
littérature ou pas… Après avoir bu des litres de Pepsi et commencé pour aussitôt
terminer Fargo, Breaking Bad, Bones, Blacklist, Malcolm et Walking Dead, j’ai
donc tiré plusieurs fois la chasse d’eau sur mes études, sans verser une larme. Je
pleurais trop sur Grey’s Anatomy. Un jour je me recyclerai, mais avant, pour
quelques dollars, j’irai recycler les canettes ********, ou pas… Ai-je le goût de
sortir ? Bien sûr… que non… J’ai peur… devant The Haunting of Hill House…
Depuis six mois, j’ai laissé les stores comme ils étaient : fermés dans la
chambre, ouverts dans la cuisine, clos, car cassés, dans le salon. Je n’ai pas remis
mes livres de bibliothèque. Je me lave très peu ; je mange mal, et le minimum
pour conserver mes réserves et ma petite énergie. Je ne sors pas les poubelles. Ça
pue. Je ressemble à un loser. Un artiste ou pas… Je réponds parfois au téléphone
lorsqu’il n’est pas trop loin et, à mon père, j’affirme toujours que ça va très bien.
Je confirme tout ce qu’il propose, on prononce des mots clichés et la
conversation est close. Bientôt, il se rendra compte de mon abandon universitaire
et nommera ça « déchéance ******** », puis il piétinera, se moquera, rabaissera
mon avenir d’écrivain. J’en suis presque certain ou pas… Or, c’est plus qu’un
avenir, c’est mon destin. « Destin »… Je google ce mot et je trouve une série qui
s’intitule La force du destin (pas vue), une autre Le destin d’une reine (pas vue),
aussi Le destin de Lisa (pas vue), et aujourd’hui, je commence Destins croisés,
même si je n’ai pas terminé 24 heures chrono ********. J’écrirai après… ou pas…
Je commande quatre pizzas et douze Pepsi. Pour plusieurs jours. J’économise
mes actions. J’ai un congélateur correct. Je m’installe confortablement.

Dans ma tête, le générique de fin qui vient de se déclencher se mélange au


début de l’autre générique. Je suis accro. Sur la page des séries en streaming, des
nouveautés viennent d’apparaître. J’en commence une : saison un, épisode un,
jusqu’au douzième. Il y a 10 saisons de 12 épisodes et ça défile jour et nuit.
Parfois, il y a 18 épisodes ou 22 épisodes en 4 ou 15 saisons ; c’est magique
c’est variable c’est surprenant c’est incommensurable c’est dingue ça me rend
calme et anxieux ça m’apaise et me trouble ça m’excite ça vibre et… Je vis et
m’endors devant l’écran. Parfois, je reprends là où mes yeux se sont fermés. Ou
je continue, parce que j’ai l’impression de n’avoir rien manqué. Les séries sont
inépuisables et ne m’épuisent pas. Quand il n’y en a plus, il y en a encore.
Comme dans un entonnoir inversé, je tourbillonne de plaisir ; je voudrais avoir
des vies et des vies pour les regarder toutes. Je suis un passionné. Je succombe et
succomberai. Je suis un écrivain qui n’écrit pas, mais qui regarde des séries. Je
m’installe devant Dexter, Justified, Californication, NYPD Blue, American
Crime, Boardwalk Empire, CSI : New York, devant des trucs de médecins ou de
Nurse Jackie, devant des plans cartésiens d’enquêtes et de déductions Les
experts, des machins d’extraterrestres Fringe ou Les 4 400 et d’égarés Lost, des
topos de sorcières et de vampires Vampire Diaries ou Sanctuary, des
mignardises amoureuses charmantes How I Met Your Mother et Friends, je
cherche même des séries de cul et de fornication, mais plus difficiles à trouver,
Secret Diary of a Call Girl, Maison close…
Dans l’appartement, les odeurs ******** imprègnent la moquette. Pas d’air frais,
tous les stores restent fermés. Je n’écris pas. Je me dis qu’un jour je passerai à
l’acte, et je le repousse sans cesse – à la fin de cet épisode, de cette saison, de
cette série. Inévitablement une autre série me happe. Je suis un kidnappé
bienheureux. Comme je le disais, « le générique de fin se mélange au début d’un
autre générique ******** ». Mon père m’a laissé un message étrange ; il
m’annonçait qu’une bourse pour les écrivain.e.s de la relève était disponible. Il
m’invitait à remplir la demande par Internet, il croyait en mes chances, ou pas…
Orange Is the New Black… Puis Scorpion, Six Feet Under, True Detective,
Person of Interest… Mon père… Moi, écrivain… Hannibal et Fringe se
côtoyaient… Il avait signé 6 autres chèques à mon proprio et absorbé toutes mes
dettes sur la carte de crédit, m’en avait posté une autre prépayée de 500 dollars.
Il savait pour l’abandon. Il me coupait les vivres tout en me demandant de
m’inscrire à l’université en littérature ou de faire cette demande de bourse…
comme les grands auteurs… Il croyait peut-être en ma muse. On ne s’en est pas
parlé ********. Je devrais peut-être lui conseiller d’écouter The Crown.

Encore, musiques de génériques, début ou fin, ça m’entre dedans ça me


captive ça recommence je me remplis de séries je voudrais être éternellement
branché et m’injecter épisodes et saisons. Chaque fois, il y a un début et une fin,
c’est le premier et le dernier épisode, et il faudrait que je fasse ça ou ça, de
l’écriture, de la lecture, du ménage, du lavage, la vaisselle, les poubelles, alors
que je m’attache en bien ou en mal, que j’aime ou que m’horripile ce meurtrier
ce médecin cette femme ce groupe d’individus ce monstre cette métamorphose
cet endroit ce phénomène cette réalité cet imaginaire cette image cette musique
cette voix cette mère ce père cette sœur cette famille ces amis ces exclus ces
marginaux ces gens ordinaires ces superhéros ces pauvres ces riches ces snobs
ces prolétaires ces gens d’aujourd’hui et d’avant d’ici et d’ailleurs je m’accroche
à ça à ça à ça à ça à ça à ça et à ça. Des séries passent et m’avalent. Bouche
béante. Je tiens une liste ********, celle-ci représente mon seul effort d’écriture.
American Horror Story, Game of Thrones, Vikings, Homeland, The Sopranos,
Dr House, Fargo, Breaking Bad, Bones, Blacklist, Malcolm, The Walking Dead,
The Haunting of Hill House, Destins croisés, 24 heures chrono, Dexter, Justified,
Californication, New York Police Blues, American Crime, Boardwalk Empire,
CSI : New York, Nurse Jackie, Les 4 400, Lost, Orange Is the New Black,
Scorpion, Six Feet Under, True Detective, Person of Interest, The Wire, Mad
Men, Deadwood, Hannibal, Vampire Diaries, Marseille, Fringe, Friends, Grey’s
Anatomy, How I Met Your Mother, Sons of Anarchy, The Big Bang Theory, Les
experts, Under the Dome, The Crown, etc.

Mon esprit gobe tout. Je pleure je ris. J’ai peur je suis totalement rassuré. Je
reste des heures assis ou couché, je regarde, je mange, je m’endors de temps en
temps, je crois ce que je vois, je doute de tout ce que je vois, j’absorbe. Des
séries me choisissent ; d’autres m’interpellent et me réclament. Je me soumets à
l’offre et à la demande. Je regarde en streaming ; malgré ma peur des virus, ma
gourmandise est plus forte. Je deviens vampire, zombie, beauté fatale, serial
killer, détective, médecin devin, analyste, revendeur de drogue, avocate,
amoureux déçu et perclus, intello, sportive et savant fou, je suis un caméléon
télévisé qui traverse temps et lieux, je suis l’offre et la demande ********. Je
deviens putain.
Je suis l’image qui vaut mille mots. Je n’écris pas, mais j’y pense. Mon père
croit en moi. Il m’a laissé un autre message : « Salut mon grand, j’espère que le
roman avance. Veux-tu que je t’aide à remplir la demande de bourse ? On se
parle bientôt. J’ai du temps libre en fin de semaine ********. »

Depuis deux jours, un truc me pèse, m’oppresse. Je me dis qu’il faut que
j’écrive ou que j’aille dormir ou que je… Je suis perdu… Je me dis que la
pression vient d’un trop-plein de mots ou d’un trop-plein de fatigue. Mal de tête.
J’ai trop de questions en moi, trop de doutes, trop de maux de ventre, alors je
commence Under the Dome. Pourquoi, sans même avoir envoyé ma demande,
j’ai en main cette lettre décachetée qui me mène au bord du gouffre. Je la froisse
et elle me froisse. Je vois noir. Je n’arrive plus à me concentrer sur l’essentiel,
c’est-à-dire sur les épisodes qui défilent. Je perds le fil. En général,
l’effondrement dépend d’une mauvaise nouvelle ; il est rarement motivé par une
bourse de 5 000 dollars. Mon père a rempli la demande à ma place… Bien sûr,
c’est lui. Bourse qui me permettrait de me consacrer pendant plusieurs mois à
mon art. Bourse pour un roman, mais je préférerais écrire de la poésie, c’est ce
que je me dis : « Un jour, j’écrirai un bon poème ********. » Je palpite. Pulsations
qui claquent. Anxiété. Répondre aux attentes de ces 5 000 dollars… Devoir…
Contrainte… Papa… Il m’a organisé… Under the Dome : j’ai choisi une série
que j’avais déjà vue… M’en suis rendu compte à l’épisode sept. Deviens fou.
Tout mon corps résonne de bruits de génériques qui se croisent et s’affrontent, se
cognent les uns aux autres.
Écrire quoi quand comment ??? Je me tue. Écrire quel personnage quelle
histoire quelle forme pour qui ??? Je me tue. Écrire tellement long court
tellement trop long trop court… Je me tue ou pas… Par où commencer comment
finir ??? Mes veines se vident d’images et de séquences, de rires et de pleurs, de
suspense et d’amour, de fiction… Presque 60 séries ******** en 3 mois remplissent
la baignoire pour mieux s’écouler sur la céramique – des carreaux de céramique
qui passent devant mes yeux à 30 images par seconde ********. Le mot « fin »
s’écrit tout seul. Ou pas… Je suis l’ombre de moi-même, de ce que j’aurais pu
devenir ou pas…
Il y a des virus qui bloquent toutes les pages ouvertes… Ça me tue********…
***** Ici, tout de suite, les premières phrases créent un rythme lourd et saccadé insistant sur la paresse
du personnage. Personnage qui ne me ressemble aucunement, car je suis une travailleuse acharnée.
J’aime cet antihéros parce qu’il correspond à un de ces pseudo-artistes comme on en voit tant. Des
pseudos qui n’écriront jamais à cause de leur procrastination (mot que j’haïs prononcer, me rappelant
mes années de dyslexie et mes mercredis après-midi chez l’orthophoniste, madame Moulinguet, que
j’adorais. Je pense que j’écris à cause du ludique [entre autres] et c’est cette professionnelle du
langage qui me l’a appris. Tire sur la languette et la cédille apparaîtra ! Et maintenant dis : macon et
maçon). Des pseudos qui se gargarisent à nommer la paresse spleen. Allez vous faire voir, gang de
ratés ! De ratées ! Ne pas « trop » genrer… Des pseudo.e.s…
****** Il est important d’« insérer » des questions pour que le rythme du texte évolue et se vivifie. Il
paraît que ça invite également le lecteur ou la lectrice à s’identifier au personnage. Technique de
racolage littéraire ; j’en ris. Aussi, le mot « solitaire » est très important. Notre personnage dort seul et
sera seul tout le long de la nouvelle, même s’il désire être autre ou différent, même s’il semble avoir
une double personnalité. L’expression « plaisir solitaire » ne fait aucune allusion à la masturbation.
D’ailleurs, le « je » dans ce texte n’a pas de vie sexuelle, ce qui n’est pas mon cas. Néanmoins, les
lecteur.trice.s ne peuvent pas me rencontrer dans différents salons du livre. Non, les séances de
signatures ne sont pas pour moi des moments de racolage. Je m’y emmerde ; mon moi se morfond
d’ennui ; trop envie de lire ou d’écrire, désolée, lecteur.trice.s. Deux mots liens dans cette note de bas
de page : « d’ailleurs » et « néanmoins », qui me rappellent mes dissertations ; quand on parle
d’ennui…
******* Le personnage use de sa main pour descendre son pénis dans la cuvette, geste hypervisuel,
même s’il n’y a pas de description. Le but est de faire réagir par ce contact : doigts sur pénis.
Plusieurs de mes livres proposent une sexualité dévoilée, crue, sans censure. Relire Tu ne tueras point
ou Passagers de la tourmente (la dernière nouvelle est carrément choquante – c’est une exploration
artistique, aussi). Mon directeur littéraire est très open ainsi que ma maison d’édition. Il ne faut pas
me le permettre ni une fois ni deux fois. Je m’éclate et n’ai aucunement besoin de permission comme
une poilue (lire le très beau recueil de correspondances Parole de poilus). Je suis libre et sans censure.
******** J’ai failli écrire « salacité ». Je crois aux lapsus qui sont souvent très révélateurs.
******** Ma grande fille n’aime pas les trois petits points, et c’est une excellente lectrice. J’ai relu ce
manuscrit pour le nettoyer de tous ces abus de trois petits points, mais là, dans cette dernière nouvelle,
j’en abuse.
******** Je sais très bien que mon personnage n’ira pas à la pharmacie, mais mes mots décalquent la
pensée procrastinatrice du « je ». Il est amorphe et sale. Mes lecteur.trice.s seront sûrement pris.es
d’aversion pour le personnage. Vous pourriez le juger. Vous pourriez juger, d’ailleurs, beaucoup de
personnages dans encore temps de rebrousser chemin, mais alors je vous conseille de rebrousser
chemin, car je me fous de tous vos jugements. Je ne juge pas, à part les petits et petites fanatiques de
pouvoir qui rabaissent les autres et comblent leur petite vie de tyrannie. Là, j’ai pitié ! J’ai honte pour
eux et elles. Je trouve leur vie bien fadasse.
******** Il possède un minimum d’intérêt pour sa santé ; il a été éduqué ainsi. Il vit sur ses ressources.
******** Je joue sur les préjugés, soit sur les idées toutes faites qui peuvent servir d’excuses au laisser-
aller du personnage. Croyez-moi, un artiste qui crée est loin d’être paresseux. Le travail est la survie
de l’art. La nonchalance mène à écrire toujours le même livre et la paresse est l’anéantissement de
l’artiste. Mon radicalisme s’appuie sur des années d’expérience.
******** J’ai souligné huit « mais » dans ce paragraphe. Je ne désire aucun changement, aucune
recherche de vocabulaire. Ce « mais » est important, puisque le héros ne prend pas d’initiative : il
n’arrive pas à laver sa vaisselle, à aller à l’épicerie, à se préparer un café buvable (ce qui n’est pas le
cas dans « Pilates ou Zumba »), il s’étouffe lui-même dans l’hésitation et le laxisme, il est déplorable.
Ce « mais » insiste donc sur cet état. Je trouve que finir le paragraphe avec un « mais » suivi de trois
points anéantit l’espoir que l’on pourrait avoir envers cet antihéros. Également, le « ou pas » rajouté à
la fin de plusieurs remarques du personnage incarne bien le décrochage et l’indécision. C’est
également un clin d’œil à la formule I would prefer not to dans Bartleby de Melville. On en retrouve
beaucoup, de ces antihéros, dans la littérature, ils traversent les siècles, ce n’est pas une trouvaille
contemporaine. Je fais dans l’antihéros… Pour moi, ça n’existe pas. Je respecte mes personnages.
Charles m’effraie, au plus haut point.
******** Commencer par un « donc » m’amuse. J’imagine linguistes et grammairiens réagir, sortant de
leurs petits souliers trop confortables. Pas correcte, cette utilisation du « donc ». Les profs de français
seront sûrement en désaccord ; ils ont tellement de petites règles fixes/obligées. Et leurs dissertations
emmerdantes : intro/développement/conclusion… Leurs mots liens… Mes livres ne sont pas écrits
pour des obsédé.e.s de tiroirs bien rangés ni pour des enfants de chœur. Ni pour des curés pervers ! Ni
pour ceux et celles qui ne croient pas à la création littéraire, qui comptabilisent les mots et chialent
devant le déficit de l’art, qui croient que l’élite sera le prochain prix Nobel de littérature ! Accrochez
vos conneries au porte-manteau et relisez la « Ballade des pendus » de Villon !
******** Le personnage n’est pas gros ou gras, mais plutôt maigre. Je propose au lecteur d’imaginer
un grand sec d’une vingtaine d’années, aux os saillants, mal rasé et aux cheveux noirs luisants collés,
en survêtement mou et délavé. Il est mon Dude, et j’aime le Dude. Je voudrais un jour aller acheter un
litre de lait de soya à l’épicerie du coin, en chemise de nuit. Et payer par chèque. Mon Grand
Lebowski.
******** Il faut que le lecteur ressente l’autorité et même la tyrannie du père. L’antihéros se doit d’être
soumis, ses épaules croulent sous l’obligation/le devoir, son père exige qu’il réponde à ses désirs, il
domine son fils. S’il n’étudie pas en architecture, si ses notes sont basses, les vivres lui seront coupés.
Toutefois, il est bien chanceux d’avoir un paternel pourvoyeur. Mon prochain livre porte sur le père ;
vous verrez que le mien n’a pas été un pourvoyeur. Vous pourrez également relire tous mes livres et
voir comment l’image du père en fiction ressemble à celle de ma réalité. Comment l’autobiographie
contamine la fiction. Sujet pour une thèse ? Anne Hébert s’en foutrait tellement, de ce genre de
recherche.
******** S’impose ici un autre cliché : le silence ou le manque de paroles entre père et fils. D’ailleurs,
je me demande pourquoi écrire encore une relation enfant/père. Y’ en a donc ben, des livres sur les
pères ! Je pense que les paternels devraient sérieusement se prendre des avocats. Ou se castrer.
******** Les écoles sont des lieux propices à la prolifération de microbes, les salons du livre aussi…
Et je ne parle pas des MTS. Ce n’est pas maniaque que d’être réaliste. Après la lecture de « L’école
des morts », vous avez dû saisir mon amour pour les polyvalentes. (Ironie, quand tu nous tiens !
J’envisage d’écrire J’haïs le secondaire.) On parle des ados décrocheur.euse.s, mais n’oublions pas
les adultes planqué.e.s décrocheur.euse.s au boulot, et payé.e.s pas mal plus cher que nos ados. Y’ a
pas mal plus de microbes qu’on le pense qui contaminent le professionnalisme ! Vous pouvez me
croire.
******** Il possède cette qualité : le recyclage. Les écrivain.e.s sont des maître.esse.s en la matière. Je
me souviens d’une nouvelle, frôlant le genre du conte, que j’ai écrite où une Madame Pipi
collectionne des pièces de monnaies étrangères dans des bocaux de confiture pour, en fin de compte,
les offrir à la mairie de Paris. Mon directeur littéraire, lui-même écrivain, m’avait invitée à recycler
l’événement du feu dévastateur de Notre-Dame de Paris. C’était en avril 2019. Quelle bonne idée, ce
recyclage de la réalité en fiction, et ça a marché. Le désir profond de Madame Pipi était de voir fondre
toute sa collection pour recréer l’emblématique flèche de Notre-Dame. Merci Éric !
******** La plupart des parents ne sont pas heureux de voir leur enfant s’inscrire en littérature ou en
création littéraire, ou, carrément, abandonner les études pour une vie d’artiste et d’écrivain.e. Ils se
font du souci pour leur avenir. C’est un cliché trop vrai. Et d’autres parents sont fiers, tellement fiers.
Merci !
******** Par conscience professionnelle d’écrivain.e (ça existe), pour une certaine symbiose et
identification, j’ai regardé plusieurs séries (toutes les saisons et tous les épisodes). J’ai réfléchi à leur
forme et à leur écriture, et certaines sont extrêmement bien réussies. Il y a un travail sur l’intrigue et
les personnages qui devraient inspirer un grand nombre d’auteur.trice.s. Les personnages secondaires
évoluent vraiment mieux qu’en littérature ; ils sont d’autant plus captivant.e.s. J’attends avec
impatience la sortie de la saison finale d’une série (dont je tairai le nom) pour voir comment mon
héroïne va finir. Je comprends le pouvoir des séries. Les cours de littérature devraient mettre à l’étude
la narration de quelques séries, mais les universités sont toujours à la traîne, et préfèrent de vieilles
théories ou des œuvres postmodernes en désuétude et hermétiques plutôt que le renouvellement
flagrant et efficace de l’art. Moi, je crois à la création actuelle, à l’hybridité ; heureusement qu’il y a
des cours de création littéraire… D’eux naissent de très bon.ne.s écrivain.e.s… Il ne faudrait jamais
oublier que les études en littérature n’existent pas sans les écrivain.e.s. Ici, on sait si c’est l’œuf ou la
poule qui vient en premier. Revenons à des fournées plus créatives ! Assumons nos écrivain.e.s !
******** Les odeurs… Les littéraires disent tout le temps qu’elles sont très difficiles à écrire, qu’il faut
passer par des métaphores visuelles pour les rendre palpables. Dans son appartement, les poils de nez
semblent imprégnés de mazout et de réglisse qui donnent juste envie de cracher comme si l’on
chiquait. Une lourdeur poussiéreuse d’Holocauste. Les divans révèlent une acidité d’urine mélangée
au pigment de vieilles tranches de pepperoni. Le sol est un fieffé mélange vaseux d’où s’échappe le
poivré de la pourriture et de la moisissure qui hésitent encore entre liquide et solide. Le sol : plaie
purulente, gangrène moyenâgeuse, chair lépreuse qui se reniflent lors des derniers instants d’un
moribond. L’air ambiant comme l’haleine de dents mortes. Des orifices encombrés par la merde. Des
pendus et leurs vieilles éjaculations. Ça sent la ruelle d’Istanbul à Paris, de Montréal à Mexico. Ça
pue. C’est infect.
******** J’avais envie de répéter ces mêmes mots. Une aliénation s’impose. Il n’y a pas de place pour
le désespoir chez le personnage, mais chez le ou la lecteur.trice, oui.
******** Le ou la lecteur.trice devrait changer sa façon de percevoir le père. Il n’est pas si autoritaire et
radical ; il semble vouloir aider son fils, même s’il possède une mainmise assez forte. Il faut dire que
son fils ne fout rien et que le père s’en rend compte. Il l’aide sans parler beaucoup, mais c’est peut-
être le fils qui coupe la conversation. Le moindre effort semble difficile. J’imagine son père comme
un être droit et fier, un type qui travaille et croit en la réussite, un homme qui peut faire des sacrifices
pour ses enfants, qui a inscrit son fils dans une école privée et anglaise (ce qui l’aide à comprendre la
plupart des séries), qui lui a offert des voyages ; un homme au visage bien construit. Les bons angles
aux bons endroits comme un bon architecte.
******** Je suis convaincue que mon personnage a regardé au moins 40 séries en 3 mois. Il me
semblait nécessaire d’écrire cette liste de façon exhaustive. En plus, les auteur.trice.s contemporain.e.s
apprécient la liste ; mais il ne faut pas que ça devienne une technique convenue. Je laisse à la
discrétion du ou de la lecteur.trice de rechercher combien il y a de saisons et combien il y a d’épisodes
par saison pour telle ou telle série, et de faire le total ! Toutes ces séries sont disponibles en streaming.
Bravo pour les droits d’auteur.trice !
******** Quel essoufflement ! Une sorte de folie s’empare des mots et du personnage et du ou de la
lecteur.trice ! Il y a un stress dans cette obsession des séries télévisées ; le « je » commence
sérieusement à le ressentir. L’énumération peut être très efficace et suggestive de l’émotion du
personnage. Toujours mieux qu’une explication pompeuse. Ou qu’une synthèse, style journalistique.
On est des auteur.trice.s, pas des journalistes. On ne retourne pas si facilement, et comme ça, notre
plume. Le dosage des énumérations à travers un livre ou une nouvelle demeure un défi, comme
trouver le titre d’un livre. Celui-ci s’est intitulé Nous n’irons pas au bois, Jamais trop loin, Cœurs
resserrés, Jumelages, Des mots comme des baisers, Rebrousser chemin… puis encore temps de
rebrousser chemin.
******** Ce message me semble touchant. Je vous avoue que les personnages de père m’ont souvent
servi d’exutoire. J’aime bien, en quelques mots, taper dessus. Pour moi, ce sont des sales types (relire
« Chambre 29 »), mais ici j’apprécie de plus en plus ce père (j’aime celui dans « Stu-pi-de »). Son
évolution m’amène à l’aimer. J’ai envie – oui – qu’il s’occupe de moi et de ma carrière littéraire.
Bisous à lui.
******** Clin d’œil aux genres littéraires… Au mythe du poète maudit… Peut-être que les
lecteur.trice.s souriront, ou l’inverse, je ne sais pas trop. Toutefois, l’idée d’avoir toujours en poche un
poème séduisant à donner à l’autre me rend taquine. De changer le prénom (féminin) (masculin)
comme l’a si bien réalisé cet arnaqueur amoureux de Ronsard. Sacré.e poète !
******** Dans mon calcul, je me suis trompée… Pas le goût de recompter ! Le déficit en art ne
m’effraie pas, mais l’alexandrin, oui.
******** Cette image s’est imposée, et je l’ai aimée tout de suite.
******** Ai-je laissé mourir ce personnage piteux qui aurait pu être écrivain ? Et pourquoi ? Avoir
pitié des êtres que je crée n’est point mon fort. Me suis amusée à brouiller l’interprétation de la finale
: se suicide-t-il à cause de l’obligation d’écrire ou des virus qui ne lui permettent plus de regarder ses
séries ? Fin ouverte… ou pas… Il y a plusieurs fins et interprétations ouvertes dans ce recueil. Il y a
aussi des confusions voulues : est-ce une nouvelle ou un conte ? Est-ce une fiction ou une autofiction
ou un texte autobiographique ? Les universitaires pourront s’amuser avec ça ; moi, j’m’en balance.
Les journalistes culturels pourront se gargariser d’indiscrétions, j’m’en balance aussi. Anne Peyrouse
n’est pas un pseudonyme. Et elle emmerde les petits esprits !
Remerciements
Ma maman est morte le 23 avril 2020. Merci à Nicole de m’avoir appris à lire
et à écrire, d’avoir supporté mes partances, mes dérapes et mes arrivées dans la
vie et dans l’écriture. D’avoir été là.
Merci à Éric Simard, pour son aide incroyable, pour ses commentaires qui
relancent mon écriture. Merci à mes amours : Stéphane, Marguerite et Alice,
pour leur écoute et leur soutien. Merci à Claude, d’être là.
Merci à mon chien de me promener.
Table des matières

L’école des morts 11


Exilée sur le sol 18
Des mots comme des baisers 27
Boxing Day 31
Du coke et des cigarettes 37
W.-C. pour quelques pièces 44
Pilates ou Zumba 51
Un mauvais feed-back 59
Dans l’attente d’une vieille histoire 64
Stu-pi-de 73
Les calepins de Charles 82
Sous surveillance 89
Les battures 94
Chambre 29 100
Procrastinateur un jour/toujours 106
Remerciements 129
Table des matières 131
Au catalogue 135
Au catalogue
Madeleine Allard
Quand le corps cède, nouvelles, 2016
Jean-Pierre April
Histoires centricoises, nouvelles, 2017
Méchantes menteries et vérités vraies, nouvelles, 2015
Alain Beaulieu
Novembre avant la fin, essai-fiction, 2020
Nicolas Bertrand
Déjà, roman, 2010
Josée Bilodeau
Au milieu des vivants, roman, 2019
Emmanuel Bouchard
Les faux mouvements, nouvelles, 2017
La même blessure, roman, 2015
Depuis les cendres, roman, 2011
Au passage, nouvelles, 2008
Françoise Bouffière
La Louée, roman, 2009
Philippe Chagnon
L’essoreuse à salade, roman, 2019
Pier Courville
Petits géants, roman, 2020
Véronique Côté et Steve Gagnon
Chaque automne j’ai envie de mourir, secrets, 2012
Geneviève Damas
Histoire d’un bonheur, roman, 2015
Les bonnes manières, nouvelles, 2014
Si tu passes la rivière, roman, 2013
Fanie Demeule
Roux clair naturel, roman, 2019
Déterrer les os, roman, 2016
Dominique de Rivaz
Rose Envy, roman, 2015
Camille Deslauriers
Les ovaires, l’hypothalamus et le cœur, nouvelles, 2018
Sarah Desrosiers
Bon chien, roman, 2018
Lynda Dion
Grosse, roman, 2018
Monstera deliciosa, roman, 2015
La Maîtresse, roman, 2013
La Dévorante, roman, 2011
Sinclair Dumontais
La Deuxième Vie de Clara Onyx, roman, 2008
Jean-Guy Forget
After, roman, 2018
Valérie Forgues
Janvier tous les jours, roman, 2017
Nicholas Giguère
Petites annonces, 2020
Quelqu’un, 2018
Queues, 2017
Pierre Gobeil
Splendeurs et misères de l’homme occidental, roman, 2015
L’Hiver à Cape Cod, roman, 2011
Julie Gravel-Richard
Enthéos, roman, 2008
Monique Juteau
Le marin qui n’arrive qu’à la fin, roman, 2020
Jean-Luc Lagarce
Juste la fin du monde, théâtre, 2016
Simon Lambert
Les crapauds sourds de Berlin, roman, 2020
Marie-Claude Lapalme
Le bleu des rives, nouvelles, 2016
Maryse Latendresse
Harakiri, roman, 2018
Éric LeBlanc
Le bleu des garçons, fictions, 2020
Daniel Leblanc-Poirier
Nouveau système, roman, 2017
Claire Legendre
Nullipares, récits, 2020
Making-of, roman, 2017
Hélène Lépine
Un léger désir de rouge, roman, 2012
Stéphane Libertad
L’Odyssée d’Yval, roman, 2018
La Baleine de parapluie, roman, 2012
La Trajectoire, roman, 2010
Alexis Martin
Camilien Houde, « le p’tit gars de Sainte-Marie », théâtre, 2017
Alexis Martin et Pierre Lefebvre
Extramoyen, théâtre, 2018
Ricardo Monti
Hôtel Columbus, théâtre, 2018
Maxime Olivier Moutier
L’inextinguible, entretiens, 2018
Anne Peyrouse
Tu ne tueras point, roman, 2018
Passagers de la tourmente, nouvelles, 2013
Maude Poissant
Saccades, nouvelles, 2014
Sina Queyras
Autobiographie de l’enfance, roman, 2016
Karine Rosso
Mon ennemie Nelly, roman, 2019
Éric Simard
Martel en tête, roman, 2017
Le Mouvement naturel des choses, journal, 2013
Être, nouvelles, 2009
Cher Émile, roman épistolaire, 2006
Olivier Sylvestre
Guide d’éducation sexuelle pour le nouveau millénaire, théâtre, 2020
La loi de la gravité, théâtre, 2019
le désert, 2019
noms fictifs, récits, 2017
Vincent Thibault
La Pureté, nouvelles, 2010
Maude Veilleux
Prague, roman, 2016
Le Vertige des insectes, roman, 2014
Entièrement consacré à la fiction,
Hamac propose des textes
profondément humains qui brillent
par leur qualité littéraire.

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