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Vendredi
Corentin
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Vendredi
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Yes ! Manquerait plus que ça dure tout l’aprem.
Ouf !
Je farfouille dans mes papiers, j’essaie de
comprendre ce que je fous là, je bâille, j’essaye de
faire l’intéressé, mais je pique du nez, ça me fait
vraiment trop chier.
- Et donc, Julien, tu en penses quoi ?
Putain putain putain mais de *quoi* il parle là ? J’ai
pas suivi, pensé-je. Ça me concerne ? Vraiment ?
- Bin, euh… Oui, je suis plutôt d’accord.
- Très bien. C’est noté.
- Ok.
Mais bordel qu’est-ce qui est noté, merde ? Ça va
encore me retomber dessus, cette histoire.
Franchement, je comprends même pas de quoi on
parle, là.
L’heure tourne. Tout le monde se crêpe le chignon
sur des détails absurdes. Je bâille discrétos. Je me
balance sur la chaise. Je me fais craquer les doigts.
Je regarde le débutant, qui prend des notes à toute
vitesse. Apparemment, c’est lui qui est de corvée pour
la rédaction du compte-rendu de réunion.
Classique.
Je jette un œil à Yvonne, l’aigrie qui pinaille sur tout
et qui a toujours raison (25 ans de métier, monsieur !).
Jean-Jacques, lui, je ne sais comment, semble
*réellement* passionné par ce qui se passe.
Sincèrement, quoi. Quelque part, ce mec est un
surhomme : comment peut-on s’intéresser à un truc
aussi chiant que le conditionnement en palettes de
boîtes de conserves de petit-pois ? De temps en
temps, il y a un blanc, on me regarde, je marmonne un
truc, et la discussion repart. C’est incroyable de voir à
quel point je ne suis pas foutu de suivre. Il n’y a pas
*une seule* fois où j’ai répondu à une question en
sachant de quoi il retournait.
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L’heure tourne. Ça fait deux heures et demie. Une
petite heure, mon cul, oui !
C’est au tour d’Aurélie, du Cost, assistée par Guy,
du Planning. Autant dire qu’à eux deux, dans cette
civilisation où seul l’argent compte, et où il est bien
connu que « le temps, c’est de l’argent », ce sont les
big boss. Leur parole est Évangile. Guy nous présente
l’avancement réel du projet, comparé à l’avancement
prévu, et Aurélie fait remarquer, comme toujours, que
ça dérape, et que « tout le monde » doit y « mettre du
sien ». Confortable position que la sienne, de dire que
c’est à nous de nous bouger le cul.
Ce qui est intéressant, c’est que l’avancement réel
n’est finalement qu’un avancement supposé, basé sur
des indicateurs foireux car remontés par des
ingénieurs et techniciens excédés qu’on leur demande
toutes les cinq minutes où ils en sont et quel est le
« Reste À Faire ».
Excédés au point de remonter des valeurs souvent
bidons, linéarisées à la va-vite par les gens du
planning, qui ont eux-mêmes la pression des chefs de
projet incapables de comprendre qu’un avancement
peut stagner, voire, régresser.
À vouloir à tout prix une visibilité sur une tâche, on
découpe celle-ci en unités arbitraires supposées
objectives et mesurables, alors que tout ça n’est que
du vent. On fait de même avec les individus, découpés
en unités de compétences monitorées et
astucieusement « analysées » lors des entretiens
annuels pour justifier une absence d’augmentation
salariale.
Et au final, cette visibilité faussée ne change pas
grand-chose à l’affaire, elle ne fait que donner
l’illusion de la maîtrise des éléments, et permet
surtout aux managers de justifier leurs salaires par le
biais de jolies présentations PowerPoint, qui
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remontent les échelons de la hiérarchie, s’enrichissant
à chaque niveau d’éléments d’auto-congratulation
visant à se faire bien voir de son supérieur, au mépris
d’une réalité non mesurable, et ainsi de suite,
jusqu’au top-management qui peut ainsi se gargariser
et mettre en place des « plans d’actions », qui vont
suivre le chemin inverse, redescendant par cascading
jusqu’au bas-peuple, lui signifiant ce qu’il doit faire, et
lui indiquant qu’il faudra se serrer la ceinture.
Ah ? Tiens ? Du mouvement ? Yes !
- Bon alors, maintenant, on va reprendre la note
ensemble.
Ah putain ! Naaaan ! Pas ça ! Pas une relecture en
séance. Nan !
Et c’est reparti.
Ça fait maintenant trois bonnes heures. On en est à
la page 11 sur 47. Au secours. J’ai envie de me lever
et de me tirer en courant et en hurlant. Au secours.
L’heure tourne.
Page 21.
Il est 19h.
- Ah, attendez, je voudrais revenir un instant sur le
paragraphe 4.3, en page 7, dit Alain, le
coordonnateur.
PUTAAAAAIN !!! Je vais *taper* quelqu’un, je le
sens. C’est pas possible. J’en peux plus.
Il faut que je me casse. Je tiens plus. J’écoute sans
écouter, j’attends un blanc, j’hésite à me lancer. J’ose
pas.
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Je vais mourir.
Un blanc. On me regarde. Je marmonne un truc. Et
j’enchaîne :
- Et donc, euh, s’il n’y a plus de questions me
concernant, est-ce que je peux… euh, aller terminer
un rapport, sur un autre truc urgent ?
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- … bon ok, mais t’oublieras pas de rédiger ta partie
du compte-rendu, il sera sur l’espace partagé, et il
faut chiffrer la configuration 2 comme on a dit tout
l’heure, ok ?
- Pas de soucis.
Je m’esquive. Je suis au bord de la crise de nerf, et
j’ai pas la *moindre* idée de comment je vais pouvoir
m’en tirer, ce coup-ci.
Job de merde.
Mais au moins, je suis en week-end.
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FIN