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Résumé
Dominique Deslandres, Evangélisation et acculturation en Nouvelle-France, p. 751-788.
Les historiens de l'acculturation oublient souvent que les missions jésuites en Nouvelle-France furent précédées par d'autres
desseins évangélisateurs. Ces derniers, menés par des séculiers et des laïcs, reflétaient une conception de la conversion qui
était sans doute la plus commune. Et s'ils ne donnèrent pas entière satisfaction du point de vue théologique, ces projets de
conversion furent d'autant plus significatifs qu'ils s'inscrivirent hors les règles sévères que tentaient d'imposer les réformateurs
tridentins.
Deslandres Dominique. Séculiers, laïcs, Jésuites : épistémés et projets d'évangélisation et d'acculturation en Nouvelle France.
Les premières tentatives, 1604-1613. In: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Italie et Méditerranée T. 101, N°2. 1989. pp.
751-788.
doi : 10.3406/mefr.1989.4064
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mefr_1123-9891_1989_num_101_2_4064
DOMINIQUE DESLANDRES
* Abréviations :
ACTI : «Acti». Série des archives de la Congrégation «de Propaganda Fide» corres
pondant aux minutes des réunions générales du dicastère romain.
APF : Archives de la Sacrés Congrégation «de Propaganda Fide», à Rome.
ARSI. «Archivum Romanum Societatis Iesu». Archives romaines de la Compagnie
de Jésus.
CG : « Congregazioni Generali ». Réunions générales de la Congrégation « de Propa
ganda Fide».
IHSI : « Institutum Historicum Societatis Iesu ». Institut historique de la Compagnie
de Jésus, Rome.
Lettere : Lettres. Série des archives de la Congrégation « de Propaganda Fide » cor
respondant aux réponses écrites du dicastère romain.
MNF : Monumenta Novae Franciae. Édition des sources jésuites concernant la Nouv
elle-France. Voir L. Campeau S.J., Monumenta Novae Franciae. Rome-Québec,
Mon. Hist. S.I.-Presses de l'Univ. Laval, depuis 1967, 3 vols.
MNFI : Monumenta Novae Franciae, vol. I.
Mon. Hist. S.I. : Monumenta Historica Societatis Iesu. Sources et documents relatifs
à l'histoire de la Compagnie de Jésus.
RJ : Relations des Jésuites. R. G. Thwaites, The Jesuit Relations and Allied Docu
ments : Travels and Explorations of the Jesuit Missionaries in New France, 1610-
1791, Cleveland, Burrows, 1891-1901, 73 vols.
SCPF : Sacrée Congrégation «de Propagande Fide», dicastère romain créé en 1622
par le pape Grégoire XV pour la propagation de la foi catholique.
SOCG : « Scritture Originali riferite nelle Congregazione Generali », série des docu
ments reçus par la Congrégation «de Propagande Fide» et discutés lors des
réunions générales du dicastère romain.
WMQ : William & Mary Quarterly. Périodique historique américain du College of
William & Mary, Williamsburg, Virginie.
1 L'Acadie laissée pour compte à cette époque vit revenir des missionnaires,
les récollets de Γ Immaculée-Conception (Aquitaine), en 1619. L'histoire de cette
mission demeure très obscure bien qu'elle ait duré cinq ans; la compagnie bordel
aisequi la soutint fut dissoute en 1624, les récollets Jacques de La Foyer, Louis
Fontiner et Jacques Cardon abandonnèrent alors l'Acadie et rejoignirent leurs
confrères à Québec et finirent par quitter la Nouvelle-France en 1625.
De 1629 à 1630, les jésuites Vimont et Vieuxpont œuvrèrent à Sainte- Anne du
Grand Cibou, en Acadie. Mais la petite colonie, fondée par Charles Daniel, fut déci
mée par le scorbut. En 1630, le provincial Jean Filleau découragé par les insuccès
passés rappela les deux missionnaires. Ensuite deux récollets d'Aquitaine rejoigni
rent Charles de La Tour au Cap de Sable. Ils furent, en 1632, les seuls missionnair
es demeurant en Nouvelle-France quand fut signé le traité de Saint-Germain-en-
Laye qui rendit le Canada à la France. . . (cf : Chrestien LeClercq, Premier établi
ssement de la Foy dans la Nouvelle-France. . ., Paris, A. Auroy, 1691 (2 vol.), I, p. 241-
243, 293-294). Et L. Campeau, Initiatives de la S.C. en faveur de la Nouvelle-France,
dans S.C.P.F. Memoria Rerum, 1/2, p. 735-738).
MEFRIM 1989, 2. 49
754 dominique deslandres
14 À ce sujet voir : SOCG vol. 397 f. 31rv, 38rv; SOCG vol. 399, f. 119rv, 132rv;
Acta vol. 12, f. 269rv; Acta vol. 13 f. 46v.
Les quelques catalogues jésuites envoyés à la Propagande sont repérables dans
les séries «Congressi Missioni Miscellanee», vol. 9, p. 375 (1653), p. 443-447 (1753),
vol.1 f. 396rv-399rv (ca 1760); «Congregazioni particolari» vol.7 f. 428rv-435rv
(1653); «Informazioni» vol. 136 f. 522rv-529rv (1647), vol. 136 f. 559rv (1667);
«Misc. diverse», vol. 20 f. 100rv-106rv (1659), etc.
Voir Codignola, Rome and North America, 1622-1799, the Interpretative Frame
work, dans Storia nord americana, I, 1984, p. 5-33.
15 La Propagande à Vitelleschi, automne 1625 SOCG vol. 3, f. 245rv; voir aussi
SOCG vol. 259, f. 2O3rv.
16 Voir Luca Codignola, Roman Sources of Canadian History in the Seven
teenth and the Eighteenth Centuries : Assessment and Future Perspectives, communic
ation présentée au Congrès «Italy-Canada Research», du Centre académique ca
nadien en Italie, Rome, 12-16 décembre 1988.
Luca Codignola, Le Vatican et la Nouvelle France, communication présentée au
Congrès annuel de l'Institut d'histoire de l'Amérique française, Montréal, Canada,
18-19 oct. 1985.
Monique Benoît et Gabriele Scardellato, Calendar of Documents Relating to
French and British North America in the Vatican Secret Archives, series «Segretaria
di Stato, [Nunziatura di] Francia, 1622-1799, Ottawa, Archives Publiques du Cana
da et Université de Saint-Paul, 1984, édition microfichée.
EVANGELISATION ET ACCULTURATION EN NOUVELLE-FRANCE 759
17 Voir le dossier que constituent les documents : dans les SOCG le vol. 198 :
(Gallia ad 1629), t. 1, f. 9v; le vol. 199 (ad 1648) f. 374rv, 387rv; le vol. 347 : f. 225-
6rv, 236rv (1625), dans la série «C. Missioni. Miscellanee», vol. 1, f. 357-365rv; voir
par exemple comment le jésuite Biard considère en 1612 la religion des Amérind
iens : MNFI p. 213 et plus tard en 1616, p. 506, 508.
18 James Axtell a publié bon nombre d'articles à ce sujet, The European Failur
e to Convert the Indians : An Autopsy, dans W. Cowan, éd., Papers of the Sixth
Algonquian Conference, Ottawa, 1975, p. 274-90. Bronze Men and Golden Ages : The
Intellectual History of Indian-White Relations in Colonial America, dans Journal of
Interdisciplinary History, 12, 1982, p. 663-75, Some Thoughts on the Ethnohistory of
Missions, dans Ethnohistory, 29, 1982, p. 35-41. A Moral History of Indian-White
Relations Revisited, dans The History Teacher, 16, 1983, p. 169-90 et deux ouvrages :
The European and the Indian : Essays in the Ethnohistory of Colonial North Americ
a, New York Oxford Univ. Press, 1981; et The Invasion Within: The Contest of
Cultures in Colonial North America, New York-Oxford : Oxford Univ. Press, 1985.
J. Axtell a aussi travaillé avec J. P. Ronda, Indian Missions: A Critical Bibliography,
Bloomington, Indiana University Press, 1978. Ce dernier a produit un certain nomb
red'articles dans la revue William and Mary Quarterly : «We are Well as We are» :
An Indian Critique of Seventeenth Century Christian Missions», dans WMQ, 34, 1977
p. 66-82; et Generations of Faith : the Christian Indians of Martha's Vineyard, dans
WMQ, 38, 1981, p. 369-94.
Neal Salisbury, Red Puritans : The 'Praying Indians ' of Massachusetts Bay and
John Eliot, dans WMQ, 31, 1974, p. 24-54; et Manitou and Providence: Indians,
Europeans, and the Making of New England, 1500-1643, New York, Oxford Univ.
Press, 1982.
760 DOMINIQUE DESLANDRES
ACADIE
FORT DE
PORT-ROYAL
les peuples qu'elle visa, les méthodes qu'elle employa, les concepts qu'elle
véhicula, et les réactions qu'elle suscita de part et d'autre, je voudrais
dresser un bilan des mécanismes acculturants. Sous cet angle, l'aventure
jésuite acquiert une autre tournure historique. Ce qu'elle retint de ces
expériences et ce qu'elle occulta, révèle, en effet, tout un pan de l'histoire
de la rencontre franco-amérindienne.
Sagamies Sagamos :
côte de la Hève Messamouët
baie de Ste-Marie ou Port-Royal Membertou
rivière St-Jean Chkoudun ou Secoudon
baie de Passamoquoddy Ouaginou
rivière Pentagouët Bessabés
rivière Kennebec Sasinou
Chouacouët (Saco) Marchim et Olemechin.
Voir Marcel Trudel, Histoire de la Nouvelle France. II : Le comptoir, 1604-1627,
Montréal-Paris, Fides, 1966, p. 78; Biard 1612; RJ, II p. 72 et 1616; RJ, III, p. 110.
23 Arch. Nat. Colonie, Acadie, B. II, D. IV, f. 17. Les lettres patentes du 8
novembre 1603 confèrent à De Monts la lieutenance générale d'Amérique. Lescar-
bot les cite dans son Histoire de la Nouvelle-France, éd. Tross, p. 409.
24 M. Lescarbot, Histoire de la Nouvelle-France (1612), édition Tross, 1866,
p. 431; S. de Champlain, Voyages, édition Laverdière, p. 164 et p. 709-710. Marcel
Trudel, historien bien connu de la Nouvelle-France, insiste pourtant, à cette épo
que : « Le rôle missionnaire de la France en Amérique du Nord n'est pas encore
commencé» écrit-il en 1966. Histoire de la Nouvelle-France, IL Le comptoir, Mont
réal-Paris, Fides, 1966, p. 25.
764 DOMINIQUE DESLANDRES
... le grand sagamos, qui se dit en nostre langue grand Capitaine des sauva
ges et le premier de tous, s'est fait baptiser, . . . avec sa femme, ses enfans et
enfans de ses enfans, jusques au nombre de vingt, avec autant de ferveur,
ardeur et zèle à la religion que pourroit faire un qui y auroit esté instruict
depuis trois ou quatre ans. Il promet faire baptizer les autres; autrement
qu'il leur fera la guerre28.
28 MNFI, p. 56.
29 Noté dans Marc Lescarbot, Relation dernière. (1612), dans MNFI, p. 186.
30 II est fort probable en effet que Poutrincourt et Lescarbot espéraient rece
voir des subsides de Marie de Médicis grâce à la « bonne » nouvelle des conversions.
MNFI, p. 61, et aussi Thwaites, I. p. 45.
EVANGELISATION ET ACCULTURATION EN NOUVELLE-FRANCE 767
Son attitude est révélatrice. Pour lui, et pour bien d'autres, il fallait
christianiser. Peu importait si des protestants ou des catholiques, français
ou non, étaient les agents de conversion. Même des laïcs pouvaient rem
placer à bon escient les religieux, comme Lescarbot l'illustra par l'exem
ple des Poutrincourt, qui, décidément, avaient toutes les vertus. Longue
ment,il exposa l'effort convertisseur du chef de Port-Royal, qui faisait
appel à son fils :
«Et d'autant que les hommes ecclesiastics qui ont esté portés pardelà ne
sont encore instruits en la langue de ces peuples, ledit sieur a pris la peine
de les instruire et les faire instruire par l'organe de son fils aîné, jeune gen
tilhomme qui entend et parle fort bien ladite langue et qui semble estre né
pour leur ouvrir le chemin des cieux»34.
31 Marc Lescarbot, La conversion des sauvages qui ont esté baptizes en la Nouv
elle-France cette année 1610, Paris, J. Millot, 1610, dans MNFI, p. 60-93 et RJ, I,
p. 48-114 et La Relation dernière, Paris, J. Millot, 1612, dans MNFI, p. 168-202 et
dans RJ, II, p. 120-190.
On verra aussi L'histoire de la Nouvelle France E. Tross éd, Paris, Tross, 1866, 3
vols; et l'édition de W. L. Grant et H. P. Biggar en 3 vols, Toronto, The Champlain
Society, 1914.
32 MNFI, p. 78.
33 MNFI, p. 67.
34 MNFI, p. 72-3. Voir aussi p. 175, 181.
768 DOMINIQUE DESLANDRES
leur avions baillé de bonnes impressions, lors que nous estions auprès d'eux;
et ne désiroient pas mieux que de se ranger souz la bannière de Jésus-
Christ»37.
37 MNFI, p. 72.
38 Lescarbot, Histoire, cité dans Candide de Nant, p. 74.
39 MNFI, p. 176-6.
40 MNFI, p. 70, 179, 192-194; 198.
41 MNFI, p. 495. Voir aussi p. 69-70.
MEFRIM 1989, 2. 50
770 DOMINIQUE DESLANDRES
ses, Poutrincourt fut obligé de déployer ses gens en arme pour imposer
des funérailles chrétiennes42. Les Amérindiens se détournaient volontiers
du chef de Port-Royal au profit d'une autre faction française43. Ils
savaient aussi les effrayer à bon escient. L'état d'esprit des Français au
moment de la traite n'était pas rassuré ; quand les Amérindiens les approc
haient, ils étaient prêts à prendre les armes contre eux à la moindre aler
te; les chefs amérindiens se rendaient parfaitement compte de l'effroi
qu'ils produisaient et au moment critique faisaient retirer leurs gens. En
réduisant le temps du «barguinage», les échanges n'en étaient pour eux
que plus profitables44. Ils n'hésitaient pas à profiter des largesses de Pou
trincourt :
. . . quand par fois on leur demande pourquoy ils ne luy redonnent quelques
choses pour tant de biens qu'il (Poutricourt) faict, ont de coustumes de res-
pondre malitieusement : « Endriez ninen mitay Sagamo » ; Monsieur ne se
soucie point de nos peaux de castors45.
42 MNFI, p. 183.
43 MNFI, p. 76-78.
44 MNFI, p. 546.
45 MNFI, p. 137, c'est Biard qui rapporte la scène.
46 MNFI, p. 235.
47 MNFI, p. 65.
EVANGELISATION ET ACCULTURATION EN NOUVELLE-FRANCE 771
La plupart des historiens ont vu à juste titre dans cette tirade une
condamnation des jésuites; elle exprime plus que cela. Il faut rattacher
l'attitude de Lescarbot aux mouvements de résistance qui retardèrent en
France, les progrès de la réforme catholique; résistances qu'a si bien étu
diées Jean Delumeau51. Le mouvement tridentin visait à instaurer une
religion plus intériorisée et plus conforme aux dogmes ; l'exemple de Les
carbot montre qu'il fut controversé tout aussi bien dans les colonies qu'en
métropole.
Pour Lescarbot et Poutrincourt, il ne s'agissait pas, en effet, de sur
veiller « tous les mouvemens de votre corps et de votre cœur pour en faire
registres» mais de «faire tout ce que la piété requiert»52. Encore une fois,
religion du geste, religion de l'apparence, n'était-ce pas, alors, la religion
du plus grand nombre? Ces opinions en matière d'évangélisation ne réflè-
taient-elles pas l'attitude plutôt réticente de la majorité des laïcs français
à l'égard de la christianisation intensive, qui sévissait en France?
L'agonie du sagamo Membertou offre un exemple d'une confrontat
ion entre épistémés laïque et jésuite au sujet de l'attitude que doit adopt
er un converti au moment de mourir. Cet événement ne fut pas interprét
é de la même manière par le jésuite Biard et par Lescarbot. Selon ce
48 Voir par exemple : MNFI, p. 64-5, 67, 86. Voir aussi Trudel, II, p. 93.
49 La conversion des sauvages, MNFI, p. 72-3.
50 MNFI, p. 78.
51 Jean Delumeau, La peur en Occident, Paris, Fayard, 1978. Le Péché et la
Peur, Paris, Fayard, 1983. Rassurer et protéger, Paris, Fayard, 1989.
52 MNFI, p. 78.
772 DOMINIQUE DESLANDRES
» MNFI, p. 184.
54 MNFI, p. 143-4, p. 538.
55 MNFI, p. 183, 234-235, 355, 374, 399, 538.
56 MNFI, p. 82, 84-85.
57 MNFI, p. 79.
58 MNFI, p. 195-196.
59 MNFI, p. 82.
EVANGELISATION ET ACCULTURATION EN NOUVELLE-FRANCE 773
Pour Lescarbot, le seul voisinage des Français avait une vertu mis
sionnaire; une colonie française était donc une condition préalable à tou
teconversion. Selon Lescarbot, les Amérindiens acquéreraient auprès des
Français progressivement les façons de vivre et la religion de ceux-ci.
Mais avant toute chose l'établissement d'une république devait absolu
mentprécéder celui d'une église en terre canadienne60. Cette opinion fut
souvent contreversée. Les jésuites ne la partagèrent pas.
Convertir les chefs, accoutumer doucement les Amérindiens à la vie
chrétienne par l'exemple donné, leur présenter la conversion comme un
sceau d'alliance, entourer les cérémonies de solennités propres à les
émouvoir, les inviter à se sédentariser ou planter des colonies chez les
peuples agriculteurs . . . Avec toutes ces méthodes d'approche qu'ils pré
conisaient, Lescarbot et Poutrincourt suivaient un modèle acculturant,
propre à une épistémé laïque. Cherchèrent-ils à contrecarrer au Canada,
les influences d'une pratique missionnaire plus sévère, plus compliquée,
qui, en France, se mettait en place?
Les jésuites, qui arrivèrent en 1611, étaient bien conscients que leur
projet missionnaire ne faisait pas l'unanimité. Ils étaient, en effet,
convaincus que leurs prédécesseurs avaient plutôt eu à cœur de survivre
dans des conditions très dures et de s'enrichir par la traite que de convert
ir les Amérindiens61. Les missionnaires craignaient donc les oppositions
des laïcs, catholiques et protestants, qui vivaient en Acadie. De plus,
même parmi les jésuites, en France et à Rome, nombreux étaient ceux qui
trouvaient cette entreprise par trop précipitée, trop périlleuse62. Il y avait
aussi cette conviction qu'il y avait encore trop à faire en France. Dans
cette économie du salut, il fallait savoir gérer les agents missionnaires
selon les fruits à récolter :
... en la nécessité de personnes où nous sommes encore en France, c'est
trop facilement hazarder deux Pères qui sont prou nécessaires par-deçà et
qui, probablement, seront pour y perdre la vie, sans rien ou peu de fruict,
sinon pour eux, soit en mourant au travail, soit en endurant le martyre
d'une façon ou d'une autre. Si ne debvons-nous estre prodigues de la vie de
noz frères.
et
... Il y a prou de villes en France qui respirent despuys tant d'années d'avoir
ung praedicateur des Nostres et n'ont peu. Deux Pères retrenches, c'est une
ou deux missions perdues en France, où le fruict est asseuré et grand, l'au
tre petit et fort incertain63.
Ce n'était pas l'avis de tous les jésuites, surtout les plus jeunes. Ils étaient
prêts à tout braver pour se lancer dans la conquête spirituelle du Canad
a64. La mission devenaient pour eux une sorte de croisade, où ils pou
vaient acquérir une noblesse métaphysique. Ils s'enflammaient à l'idée
que le salut des peuples exigeait la sacrifice de soi65. Biard était bien
conscient de ces aspirations :
«O mon Dieu! où est icy l'ambition des grands? Où la contention des forts?
où la monstre des riches? Où l'effort des vertueux? Y a-(t)-il champ de
Marathon ou lices olympiques plus propres aux courageux? Où est-ce que la
gloire d'un chrestien le peut eslever plus heureusement que où elle apporte-
roit la félicité corporelle tout ensemble et la spirituelle à ses consorts et où,
comme grand outil de Dieu, il feroit d'un désert un paradis, où il dompteroit
les monstres infernaux et introduiroit la police et la milice du ciel en terre,
où les générations et générations. . ., béniroyent son nom et mémoire sans
cesse et le ciel mesme, qui se peupleroit de ses bienfaits, se resjouyroit des
grâces et bénédictions versées dessus luy?»66.
culpabilité s'étendait aussi bien aux laïcs; Lescarbot écrivait ainsi d'une
manière significative : «ces pauvres peuples occidentaux qui gémissent et
dont le défaut d'instruction crie vengeance à Dieu contre ceux qui les
peuvent aider à estre chrestiens et ne le font pas»68.
Au discours de Biard se mêlait la même dimension nationaliste que
l'on retrouve chez Lescarbot. Pour ce dernier, la nouvelle province ne
pouvait être moins chrétienne que la France. Il spécifiait bien chrétienne
pas catholique ; il écrivait :
Et toutefois, nous voulons que cela porte le nom de France, nom tant august
e et vénérable, que nous ne pouvons sans honte nous glorifier d'une France
qui n'est point chrétienne69.
68 MNFI, p. 86.
69 Lescarbot, La conversion des sauvages, 1610. MNFI, p. 67.
70 MNFI, p. 460. Biard consacre tout un chapitre au bon droit des Français de
s'approprier les terres de Nouvelle-France contre les Anglais; pas un mot bien sûr
aux Amérindiens, sinon comme victimes à sauver. MNFI, p. 606-607, 610-611.
71 Biard au Provincial C. Baltazar, 1611. MNFI, p. 149.
72 MNFI, p. 140. Voir aussi p. 241 et 531.
776 DOMINIQUE DESLANDRES
» MNFI, p. 559.
74 Idem., p. 141.
75 Idem., p. 142, 218.
76 Lescarbot, Relation dernière, 1612. MNFI, p. 184-5.
EVANGELISATION ET ACCULTURATION EN NOUVELLE-FRANCE 777
86 MNFI, p. 176.
87 MNFI, p. 200, 235-236, 248-249.
88 Lescarbot dans MNFI, p. 200. Biard dans MNFI, p. 506-7. Voir L. Campeau,
dans son introduction aux MNFI, p. 182*-183*.
89 MNFI, p. 185.
780 DOMINIQUE DESLANDRES
trouvent icy, les cierges, les clochettes, l'eau bénite et autre chose, mar
chants en bel ordre aux processions et enterremens que l'on faict. Ainsy s'ac-
coustument-ils à estre chrestiens, pour en son temps le bien estre»94.
Et Biard d'ajouter :
« II y faudra tousjours despenser, les premières années, jusques à ce que, la
terre suffisament cultivée, les artifices introduicts et les mesnages accomo-
dés, le corps de la colonie ait prins une juste accroissance et fermeté; et à
cela faut se résoudre. Or tout de mesme faut procéder pour le temporel,
aussi convient-il le faire, et à semblable proportion, pour le spirituel : bien
catéchiser, instruire, cultiver et accoustumer les sauvages, et avec longue
patience, et n'attendre pas que d'un an any deux ils deviennent chrestiens
qui n'ayent besoin ny de curé ny d'évesque. Dieu n'a point faict encores de
tels chrestiens, ny n'en fera, comme je croy. Car nostre vie spirituelle
dépend de la doctrine et des sacrements et, par conséquent, de ceux qui
nous administrent l'un et l'autre, selon son institution saincte 102.
99 MNFI, p. 514.
îoo MNFI, p. 229, 562-569. Biard écrivit à cet effet : « La première chose que ces
pauvres sauvages apprennent, ce sont les juremens, parolles sales et injures».
MNFI, p. 228.
101 MNFI, p. 509.
102 MNFI, p. 511.
EVANGELISATION ET ACCULTURATION EN NOUVELLE-FRANCE 783
Ils cherchaient à s'accaparer ces dons déployés par le jésuite, comme l'i
llustre Membertou qui désirait devenir prêcheur; ils inséraient volontiers
le message chrétien dans leur propre système de croyances ou alors ils
s'en moquaient éperdument. Le syncrétisme éclaire en effet les descrip
tions des réactions favorables aux démonstrations évangélisatrices de
Biard qui «... leur monstra des images et marques de notre créance, les
quelles ils baisoient volontiers, faisants faire le signe de la saincte croix à
leurs enfans, qu'ils luy offroyent à fin qu'il les benist, et oyoient avec
attention grande et respect ce qu'on leur annonçoit » 103. De même, le jésui
te faisait remarquer à propos des baptisés de Fléché :
«Ils ne sçavoient point de prières, ny de créance, et ne monstroyent aucun
changement du passé, retenoyent tousjours les mesmes sorcèleries ancienn
es, ne venans à l'église que comme les non baptisés, c'est-à-dire aucune
fois, par compagnie ou curiosité et assez indévotement. Voire, quelques
François nous rapportent que, quand ils estoyent à part, ils se mocquoyent
insolemment de nos cérémonies et qu'au fonds et à les bien sonder, ils
n'avoyent prins le baptesme que pour une marque d'estre amis des Nor
mans ; car ainsi nous appellent-ils. On exceptoit de ce nombre le grand Memb
ertou, car de vray cestuy-là estoit chrestien de cœur et ne désiroit rien tant
que de pouvoir estre bien instruict pour instruire les autres 104.
103 MNFI, p. 546. Voir les mêmes réactions de la tribu de Météourmite, rapport
ées par Biard : MNFI, p. 244-5.
Lescarbot rapporte le même genre de scène avec le chef Martin et ses gens qui
se font baptisés et montrent un grand zèle pour la religion chrétienne : « Oyans fort
dévotement le service divin, lequel estoit ordinairement chanté en musique de la
composition dudit sieur. Ce zèle s'est reconu non seulement aux néophytes chrét
iens . . ., mais aussi en ceux qui n'estoient point encore initiés aux sacrez mystères
de notre religion. MNFI, p. 182.
104 MNFI, p. 513. Voir p. 244.
«* MNFI, p. 502-3. Voir aussi p. 142, p. 223.
784 DOMINIQUE DESLANDRES
MEFRIM 1989, 2. 51
786 DOMINIQUE DESLANDRES
des Français; il est donc probable, que les Amérindiens percevaient l'œu
vrede Biard et de Massé comme une condition préalable à l'alliance fran
co-amérindienne 114.
Mais il est certain que la présence spirituelle et physique des mission
nairesproduisit des effets spécifiques chez les Amérindiens. Ainsi Biard
remarquait la crise d'autorité des Autmoins, qu'il attribuait aux presta
tionsjésuites. Cette crise eut bel et bien lieu mais peut-être pas à cause
des activités missionnaires. Elle naquit plus du vide créé par les épidé
miessuscitées par la présence physique des Français que par la présence
spirituelle des missionnaires; elle put servir l'introduction du message
chrétien. Dans les remarques, que fit Biard à propos de la rencontre fran
co-amérindienne, se trouvèrent ainsi posés tous les éléments des rencont
res suivantes. Le schéma fut souvent celui-ci : mêmes accusations amé
rindiennes contre les Français de sorcellerie et d'empoisonnement qui les
dépeuplaient, même réponse des Français se déculpabilisant en imputant
la chute démographique aux effets de l'alcool et aux dérèglements amér
indiens115.
Les Amérindiens d'Acadie semblaient apprécier les Français. Ils dis
tinguaient les nations européennes et dénigraient les Anglais. Ils «nous
racontoient, écrivait Biard, les outrages qu'ils avoient receu desdicts An-
glois; et nous flattoient, disans qu'ils nous aymoient bien, parce qu'ils sça-
voient que nous ne fermions point nos portes aux sauvages comme les
Anglois et que nous ne les chassions pas de notre table à coups de baston,
ny ne les faisions point mordre à nos chiens»116. Mais cela n'empêcha pas
certains d'entre eux de mener en 1613 les Virginiens d'Argall aux habita
tionsfrançaises. Si d'autres vinrent ensuite offrir le gîte aux rescapés, il
n'en demeure pas moins que l'attitude amérindienne à l'égard des Franç
aisen général, et des missionnaires en particulier, fut loin d'être unani
me ou même constante117.
tant estre ou avare ou impatient qu'on veuille comme les usuriers, aussi tost
le profit que le prest»118.
et l'habitation où nous sommes, fort propre pour d'icy nous estendre aux
Armoutiquois, Irequois et Montagnes, nos voysins, qui sont grands peuples
et labourent leur terre comme nous, ce lieu, dis-je, nous faict espérer quel
que chose de l'advenir. Que si nos Souriquois sont peu, ils se peuvent peu
pler; s'ils sont sauvages, c'est pour les domestiquer et civiliser qu'on vient
icy; s'ils sont rudes, nous ne debvons point pour cela estre paresseux; s'ils
ont jusques icy peu profité, ce n'est merveille : ce seroit rigueur d'exiger si
tost fruict d'un greffe et demander sens et barbe d'un enfant 123.
Dominique Deslandres