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COLLECTION

dialectiques
dirigée par Danielle Kaisergruber

La collection dialectiques prolonge


et approfondit le travail de la re-
vue dialectiques. C'est donc à la
fois une collection de recherche et
d'intervention. Elle regroupe des
travaux interdisciplinaires et des
interventions théorico - politiques
sur des champs divers : philoso-
phie, sciences humaines, pratiques
culturelles.
Elle vise, comme la revue dialecti-
ques, à un débat permanent entre
des travaux, des prises de position
issus de pratiques différentes. Es-
sentiellement une confrontation en-
tre des exigences matérialistes et
l'extraordinaire développement des
sciences humaines dans lequel il
faut s'orienter en s'appropriant
certains acquis, en posant des pro-
blèmes nouveaux.

Dialectique(s) du scientifique, de
l'idéologie, du socio-économique et
du symbolique.

A paraître.
LIRE JARRY
Michel Arrivé

NICOLAS BOUKHARINE,
TEXTES INEDITS
Biographie historique de
Jean Ellenstein
le statut
marxiste
de la philosophie
« DIALECTIQUES »
collection dirigée par
Danielle Kaisergruber

Copyright © 1976 Edition Complexe


s.p.r.l. Diffusion Promotion information
8b, rue du Châtelain
1050 Bruxelles
Georges Labica

le statut
marxiste
de la philosophie

EDITIONS
distribution
COMPLEXE Presses Universitaires de France
OEUVRES DU MEME AUTEUR

— Ibn Khaldoun, La Muqaddima : Le rationalisme d'Ibn


. Khaldoun, Extraits choisis et classés avec Avant-propos,
trad. française revue par J.E. Bencheikh, Hachette, Paris,
1965
— Politique et religion chez Ibn Khaldoun, Essai sur l'idéo-
logie musulmane, Etudes et Documents, S.N.E.D., Alger,
1968
— Ibn Tufayl, Le philosophe sans maître, Histoire de Hayy
ibn Yaqzan, S.N.E.D., Alger, 1969
— L'impérialisme, Actes du Colloque d'Alger, 21-24 mars
1969, collectif, S.N.E.D., Alger, 1970
— Le marxisme d'aujourd'hui, Dossiers Logos, P.U.F., Paris,
1973
— Lénine et la pratique scientifique, collectif, C.E.R.M., Edi-
tions sociales, Paris, 1974
— Philosophie et religion, collectif, C.E.R.M., Editions socia-
les, Paris, 1974

à paraître :
— Le discours utopique, collectif, décade de Cerisy la Salle,
10/18, U.G.E., Paris, 1976
— Sur quelques aspects de la dialectique matérialiste, coll.,
C.E.R.M., Editions sociales, Paris, 1976

D/1638/1976/8
ISBN 2-87027-002-X
Avant-propos

Iconoclastie : disposition à
briser les images »
(Littré)

Avatars. L'ouvrage qu'on va lire a une histoire qui n'est pas


tout à fait indifférente à son objet. Ce n'est pas original.
Tel est le cas de la plupart des ouvrages portant sur le mar-
xisme. Ils ont à se justifier, à la façon dont on produit sa
preuve ontologique. Et ce n'est pas vrai des travaux sur Des-
cartes ou sur Kant. On notera déjà cette résistance.
Traduit-elle le refus de l'académisme ou celui des naïvetés pre-
mières ? A moins qu'il ne s'agisse plus sûrement d'une marque
originelle commandant un mode d'emploi, le noli me tangere !
de la théorie contestant n'être que théorique, ainsi de la bal-
samine qui éclate au moindre toucher ? Quelque chose, au
demeurant, à retenir.
Quant à l'histoire en question, dont les débuts coïncident
à peu près avec le moment où nous avons cessé de prendre
le Pirée pour un homme, n'en gardons que les moins inutiles
paliers.
Un jour, car il a bien fallu que ce fût tel jour, des motifs
subjectifs, issus de quelque faim inassouvie de la philosophie,
conjoints assurément à la réalité objective de quelque fin de
la philosophie, les uns et l'autre d'analyse à ce point ardue
que mieux vaut, en ce lieu, renoncer à l'entamer, dans la crainte
d'un entraînement de passion qui trop vite nous inciterait à
la substituer à celle qu'à quelques pages d'ici on va devoir
lire, — ainsi d'une époque post bergsono-brunschivcgo-durk-
heimienne qui faisait passer ses conflits, au vrai internes à
l'institution universitaire et aux rapports d'icelle avec ses
entours, de Politzer à Sartre, de Valéry à Vaillant, pour le
règlement de comptes d'une génération avec sa conscience d'au-
trefois, quand la conscience, pour n'être pas d'autrefois, était
cependant de ladite génération, tandis que le règlement de
comptes n'était, lui, à personne et ne trouvait point de comp-
table, fors les payeurs, mauvais sujets en tous les sens du
terme, — ainsi aussi, puisqu'on dit trop à ne rien dire, de ce
rare bonheur de n'avoir connu pour toute histoire réelle que
quelques décennies de conflits, ceux-là point universitaires,
avec le voisin d'outre-frontière comme avec les lointains
d'outre-mer, et le meurtre du père n'était pas symbolique,
du frère à l'ordre du jour, quant à ce « soi », censé se forger
dans l'épreuve, il n'était rien d'autre que le trou de ses ques-
tions, — ainsi des livres dont on attendait tout et le reste
et de la vie qui coulait auprès mais si méconnue, messie
méconnu (à l'instant encore, dans la dérision des mots, la
rétention d'un dépit), préparèrent la dérive d'anciens affects ;
un jour donc on est parti, car on était déjà en route, à la
rencontre de la philosophie marxiste.
Qu'en espérait-on ?

Critiques. A tout le moins l'accomplissement de l'entreprise


critique qui se donne comme inhérente à toute philosophie.
Qui est présente déjà au niveau des formes les moins théo-
risées de la réflexion : besoin d'une distance, même non assumée
en tant que telle, permettant la mise en question des appa-
rances les plus familières. Sous la forme d'un premier type de
connaissance, fortement spécifié, l'entreprise critique régit la
philosophie en la provoquant à l'existence, par détachement.
Ses proies sont l'opinion, le reçu, l'établi ou le multiple, à
faire voir comme tels. Et la science. La dignité, jusqu'à devenir
la suprême, du détachement croît à proportion de la dignité
de ce dont on se détache. Du côté de Platon, du côté de Des-
cartes, par là toujours recommencés. Du côté d'un avènement
dont aujourd'hui encore toutes les raisons n'ont pas été livrées ;
et de quelle conjoncture. Sous une seconde forme, la critique
s'offre l'objet « philosophie » et s'efforce de l'exhausser au
rang de la science. Du côté de Kant, du côté de Husserl, que
l'on ne passera point. A moins de n'avouer l'universelle dévo-
ration philosophique, — du côté, cette fois, de Hegel. Sous
une dernière forme (mais la question de ces « formes » et de
leur venue ?), l'entreprise critique tend à récuser les précé-
dentes comme indéfiniment internes au discours philosophique
lui-même et à la logique, historique, de son inflation. Cela
suppose, d'un même mouvement, et la reconnaissance de la
philosophie en tant que mesure de sa propre clôture et la
désignation d'une extériorité irréductible du (au) philosophi-
que, dont ce dernier puisse être prouvé tributaire, y compris
dans la critique qu'il fait de soi. Ce serait le cas de Marx,
qui, à l'âge d'un D.E.S. ou d'une maîtrise, nous annonce une
fin de la philosophie qu'il mettra des années à démontrer.
Le caractère, encore scolaire, de cette vision possédait son
propre entraînement, exprimé par la métaphore de l'issue ou
« sortie » (Ausgang), comme dira Engels, de la philosophie,
— dedans/dehors, sur le pas, aller/retour... Feuerbach aurait
perçu la nécessité de cette « sortie », sans l'emprunter. Mais
la philosophie, ayant exhibé son véritable objet comme le
manqué de sa longue quête, s'en trouvant à jamais dépos-
sédée et passée elle-même au rang de ces apparences, qu'elle
s'était crue investie de la mission de conjurer, réussissait-elle
autre chose qu'une évacuation, un exit, philosophique ? Le
marxisme n'est-il pas, éminemment, philosophie ? La métaphore
parle à nouveau : fin/début, mort/résurrection. Pourtant, si,
cherchant une mine de diamants, on ne trouvait que le dia-
mat ? Et qu'il n'ait pas bonne mine ? Critique : ne convien-
drait-il pas d'encore repartir ?
Et qu'est-ce à dire ?

Lectures. Faire comme si de rien n'était. Un film dont on


veut repérer la séquence défaillante : remonter les images.
La méthode tient son idéal : oublier tous les discours sur
Marx (générique, pour « le marxisme »), de bruit et de fureur,
d'apologie et de thaumaturgie, pour ne retenir précisément
que le fait significatif de ce bruit ou de cette apologétique.
Hypothèse : et si Marx avait été, dans tous les cas (ou pres-
que, l'hypothèse étant «de travail »), utilisé, c'est-à-dire repris
continué, critiqué, dépassé, appliqué, pansé et repensé, mais
non point, tout simplement, lu ? Que la chose soit claire :
nous n'avons ni la naïveté, ni la cuistrerie de croire que nous-
même (que je) allons fournir cette lecture. L'hypothèse ne
renvoie pas à une telle ambition. Elle voudrait questionner
un fait, à tout le moins largement évident à travers ne fût-ce
que le survol d'une exceptionnelle exégèse, celui, peut-être,
d'un obstacle à la lecture. Et si, s'agissant de Marx, on avait
affaire à une œuvre qui ne peut être lue, à l'inverse de ce
qu'il en va, tôt ou tard, et les passions s'étant apaisées, de
toute œuvre ? Cela n'emporterait-il pas une signification bien
digne d'être mise à jour ? Et, s'agissant de philosophie, puis-
que telle est notre interrogation, qu'en est-il d'un « philo-
sophe » qui ne donne pas occasion de penser, avec un minimum
de sérénité « philosophique », — lequel n'exclut en rien dans
ce cas, comme dans les autres (tous les autres), certains enga-
gements, sa propre philosophie ? Dira-t-on que le moment
n'est pas encore venu précisément où se taisent les passions
et que Marx n'a pas fini d'encombrer notre horizon intel-
lectuel (?) ? Mais cela encore est une question : pourquoi, ce
qui est sans exemple, si longtemps ?
Quant à la pratique d'une telle lecture, elle est aussi simple
et aussi difficile que notre précédent « oublier », qui consiste
à refuser toute idée préconçue, savoir toute problématique liée
à une histoire. Paradoxe face à la considération d'une théorie
de l'histoire ? Mais ce paradoxe, s'il existe, n'est nullement
inadéquat à notre projet. Qui se formule ainsi : prendre comme
objet la question de la philosophie dans son rapport au mar-
xisme, sous une double acception : qu'en est-il de la philosophie
pour le marxisme ? Qu'en est-il de la philosophie dans le
marxisme ? C'est pourquoi je parle d'un « statut marxiste de
la philosophie », non d'un « statut de la philosophie marxiste ».
Les exigences qui en découlent et engagent la pertinence de
l'examen en ses différents moments : concernant le matériau
à travailler, des textes, dans leur chronologie, il s'agira d'au
moins mettre entre parenthèses nos savoirs sur le déjà donné :
concepts, domaines et problèmes (cf. «philosophie», «histoire»,
« Hegel », « Ricardo », « le jeune Marx », « la dialectique »
etc.) ; on s'emploiera donc à fonder la situation de chaque
document aussi bien dans l'avènement d'une conceptualisation
(soit Marx lisant Feuerbach) que dans sa reprise (soit Engels
exposant le rapport de Marx à Feuerbach, ou, plus tard,
Lénine lisant Engels). Devraient se trouver par là induite la
considération d'une histoire du marxisme et d'une histoire
dans le marxisme et, dans le meilleur des cas, décrites quel-
ques unes de ses conditions de possibilité ; difficulté qui cesse
d'être ordinaire, aussitôt que l'on accepte de prendre au sérieux
l'ambition avouée du marxisme de se constituer non pas comme
discours sur l'histoire, mais bien comme discours de l'histoire.
Tâches : d'abord lire (essayer de, — qui a peu à voir avec la
modestie) Marx, dégager les problématiques de ses textes, les
constituer, se mettre à leur écoute interne ; produire peut-être
la théorie de cette « lecture », en ce qu'elle est un obstacle
réel, par conséquent à expliquer, à une lecture « philosophi-
que » ; en ce qu'il n'y a peut-être, toujours, nulle autre lecture
que celle que traduit une pratique, ou une reproduction, qui
est à la fois son ailleurs et son désigné explicite, celle-là des
« marxistes », dont faire la théorie n'est assurément pas une
tâche sans nouvelles questions.

Croisements. Que, sur cette route, nous n'ayons pas été seul,
ni, moins encore, le premier est évident. Et même si vrai que
nous n'avons pas gardé la mémoire de tant de rencontres, que
nous n'avons même pas jugé bon de la convoquer, lui pré-
férant, — ce lieu n'est-il pas celui d'une recherche, non un
confessionnal ? —, mais d'un choix déjà prononcé, d'une dé-
cantation qui s'est opérée d'elle-même, les connaissances, s'il
se peut, que nous devons à nos croisés, de les avoir croisés,
quant à elles, anonymes.
Le tout dans le remâchement des choses enseignées, où l'on
finit par douter, pour reprendre une distinction de Brice
Parain, si l'on parle pour dire ce que l'on sait ou si l'on parle
pour savoir ce que l'on dit. Qui tient la ligne entre le reçu
et le donné ? Je prends le mien, sans savoir où, de l'avoir
digéré, sans chercher où. Déjà j'ai lu ailleurs des mots que
je n'avais pas écrits et qui peut-être m'appartenaient. Le lec-
teur, quant à lui, s'il est en quête de sources et d'étiquettes,
aura toujours raison et toujours tort. Sait-il où il est lui-même ?
Et sa proie ? Sais-je quelles nourritures m'ont maintenu vivant
comme organisme ? Sur le problème, — il n'est pas si grave,
de cette assimilation, le fameux couple Marx/Hegel (où / = ?)
a aussi quelque chose à communiquer. A cela un avantage : se
laisser, en quelque sorte, confisquer par l'objet, être ce vide,
comme on l'a dit, qui « appelle l'objet », — à produire. Ou
à reproduire. De le savoir empêche d'en être dupe. Et la con-
séquence d'un tel avantage, pas mince elle non plus, qui donne,
ce prix de l'anonymat, le moindre à la polémique ; car céder
à sa provocation, en l'occurence, serait le plus sûr moyen
d'abandonner le cap. Faisons comme Ulysse, restons attachés.
Aussi bien les comptes ne se règlent-ils pas, chaque fois, après,
et, de surcroît, autrement qu'on ne l'avait prévu ? Surtout
quand on sait qu'avec le marxisme, toute approche, fût-elle
la plus théorique, — mais ce sera le pire grief, ne peut qu'elle
ne soit strictement tributaire, par définition, i.e. par néces-
sité historique, de la conjoncture où elle voit le jour, laquelle
lui posera indéfiniment, si diverses soient les voix de ses
interprètes, la question de son opportunité. L'intérêt que l'on
sert ou le jeu que l'on fait sont-ils ceux que l'on croyait ?
Bien sûr que non. Il n'est ni recours, ni secours : jeté au
domaine public, « objectivé », le dit parle ; le non-dit égale-
ment ; et le silence. On n'arrête pas ce rouet-là. Il vous bobine.
Quand on disait que le marxisme et l'histoire avaient partie
liée.
Ni seul, ni premier. Soit. Mais au futur comme au passé.
Car, face à un si vaste dessein, la candeur non plus ne peut
nous habiter de pouvoir l'accomplir isolément. Ni, même plus,
l'ardeur des grands voyages. Derrière Lénine, on voy-
ait déjà Gramsci ou Lukacs ou ..., et pourquoi, où et comment
la repensée d'une philosophie « marxiste »... Et c'est à peine
si l'on envisage désormais de suivre Engels au bout de sa
course. Pour l'heure on s'est tenu à la halte de 1848, un gîte
d'étape à peu près garanti. Pour souffler et marquer le pas,
comme on piétine et comme on imprime. Surpris qu'il y ait
eu tant à faire, en ce premier commencement. Pas pour nous
seulement, on s'en apercevra plus loin. La précision n'est pas
excuse ; n'est pas dérobade (le promis sera tenu). Elle est
invite. Et elle va de soi. S'il est vrai que le marxisme ne
relève pas de l'ascèse du penseur solitaire, mais concerne
l'exercice collectif.

Le singe et l'homme. Ne se complaît-on pas dans la multipli-


cation des obstacles ? Après tout, sont-ils si nombreux ? Si
spécifiques ? Je crois que oui. Et j'en trouve encore un, caché
sous les autres : pourquoi demandera-t-on, et sans doute sans
excessive courtoisie, avoir privilégié la voie de la constitution,
ou de la genèse, de la théorie? L'anatomie de l'homme n'est-elle
pas la clef de l'anatomie du singe ? A cela, du moins, je puis
répondre aussitôt. Avant/après, histoire/science, sous les traits
d'une métaphore, un concept permettait de penser ensemble
ces antithèses, et si elles en sont ou non : les « trois sources »
ou la « triarchie ». Dont précisément on a tenté de retracer
la carrière. Celle-là, on le verra, du concept de société bour-
geoise. C'est à ce début que notre discours s'est épuisé. En
ce sens, oui, un procès de genèse. Qui est la seule lecture bien
fondée puisqu'elle parvient à tenir à salubre distance la ger-
minative ainsi que la talmudique. Voir infra. Règle connue,
et de beaucoup, sinon de tous ? Le rappel n'en est pas moins
nécessaire qui trouve ici sa place, dans la meilleure expression
qu'il ait reçue (tant pis pour les croisements soi-disant oubliés) :
« Certes nous savons que le Jeune Marx deviendra Marx, mais
nous ne voulons pas vivre plus vite que lui, nous ne voulons
pas vivre à sa place, rompre pour lui ou découvrir pour lui.
Nous ne l'attendrons pas d'avance au bout de la course pour
jeter sur lui comme sur un coureur le manteau du repos, parce
qu'enfin c'est fini et qu'il est arrivé. Rousseau disait qu'avec
les enfants et les adolescents, tout l'art de l'éducation consiste
à savoir perdre du temps. L'art de la critique historique con-
siste aussi à savoir perdre assez de temps pour que les jeunes
auteurs deviennent grands. Ce temps perdu n'est que le temps
que nous leur donnons pour vivre. C'est la nécessité de leur
vie que nous scandons, par notre intelligence de ses noeuds,
de ses renvois et de ses mutations. Il n'est peut-être pas, dans
cet ordre, de plus haute joie, que d'asisster ainsi, dans une vie
naissante, une fois détrônés les Dieux des Origines et des
Fins, à la genèse de la nécessité » (Louis Althusser, Pour Marx,
p. 67). Rappel d'une règle ?
Pour notre part, nous avons voulu davantage : une démon-
stration. Jusqu'à ses risques ultimes. Que le lecteur sache donc
bien, qui aura souvent le sentiment de suivre une démarche
insistante, redisante, revenante, qu'elle, cette démarche, n'est
point seulement due à des nécessités de composition, mais, de
façon plus fondamentale, à l'adéquation à un itinéraire offrant
lui-même de telles caractéristiques ; qu'il sache aussi qu'elle
n'est pas mimétisme, ni pure et simple reproduction (sens, ici,
de décalque) ; voulue, non voulue, consentie, imposée, elle
n'est que fidélité et lui laisse, au lecteur, toutes ses questions,
afin qu'à son profit, ou à son détriment, lui aussi la recom-
mence, tant sont considérables les enjeux qu'elle initie.

Je, nous. Au sujet de l'énonciation, on l'a deviné, nous avons


accordé quelque licence. Nulle autre norme que celle de la
venue d'une écriture, qui n'a pas joué là son propre contrôle.
Auprès de on, à la discrétion si prolixe, le nous narratif, à
nos yeux point seulement académique, et moins encore irres-
ponsable, domine amplement, mais de manière non exclusive.
Le nous collectif, ou seulement pédagogique, trouve place çà
et là, qui croit exprimer une logique, mais n'est peut-être que
l'illusion de ne pas crier dans le désert. Plus rarement, sinon
jamais, sauf en ces quelques lignes introductives, paraît le je,
bien trop haï pour se réhabiliter tout seul dans le discours
qui semble par excellence le récuser, quand, de fait, il devrait
l'appeler comme élément de sa propre contestation, théorique.

Techniques. Sigles : nos protagonistes les plus fréquents appar-


tiennent tous à la même famille et sont décrits à la fois dans
la Bibliographie, en fin de volume, et dans les notes, au
moment de leur première apparition. Les principaux : MEW,
pour Marx/Engels Werke ; Erg. 1 ou 2, pour Ergänzungsband
(2 vol. in MEW) ; MEGA, pour Marx/Engels Gesamtausgabe ;
Corr., pour Correspondance Marx/Engels ; Sit., pour la situa-
tion de la classe laborieuse en Angleterre de F. Engels ; IA,
pour L'idéologie allemande de Marx et Engels ; SF, pour la
Sainte famille de Marx et Engels ; MPh, pour Misère de la
philosophie de Marx, etc.
Traductions : leurs auteurs sont cités chaque fois ; les rares
fois où ils ne le sont pas, elles nous sont imputables ; quand
nous procédons à certaines modifications, le lecteur en est
prévenu et renvoyé à l'original.
Les mots soulignés dans les citations : sauf mention expresse,
le sont toujours par les auteurs.
Première partie

PARLER ALLEMAND

« Wenn die Philosophen mit uns denken und


die Arbeiter mit uns kämpfen — gibt es da
noch eine Macht auf Erden, die stark genug
wäre, unserem Fortschritt zu widerstehen?»(*)

F. Engels

(*) « Si les philosophes pensent avec nous et si les travailleurs combattent


avec nous, y a-t-il encore une force sur terre, qui serait assez puissante,
pour s'opposer à notre progrès ? » (MEW, t. 2, p. 515).
I. Typologie européenne

L'Allemagne de la jeunesse de Karl Marx et Friedrich Engels


occupe, dans le contexte européen, une place originale.
Il paraît légitime de recourir à deux critères, le plus sou-
vent mêlés, pour dresser une typologie des pays qui composent
l'Europe occidentale d'alors. Le premier prend en considération
le niveau atteint par le développement économique ; le second
celui de la conscience nationale.
Au lendemain de la chute de l'empire napoléonien (1815,
qui marque aussi la fin de la guerre anglo-américaine), La
Sainte Alliance, puis la Quadruple Alliance, procèdent à un
nouveau découpage de la carte politique, qui va présenter à
la révolution industrielle des situations fort différentes les unes
des autres. Les bouleversements qui se produiront à peu près
partout, en 1848, seront expressifs de ces différences natio-
nales et leur devront leur caractère de luttes sociales ici, de
luttes de libération ailleurs. Marx notera ce phénomène quand
il écrira, dans Les luttes de classes en France : « De plus, peu
après la révolution de février, les Allemands, les Polonais,
les Autrichiens, les Hongrois, les Italiens se révoltèrent, chaque
peuple suivant sa situation » (1). La référence à nos deux
critères permet un premier clivage qui amène à distinguer la
Grande-Bretagne et la France d'une part, en tant que pays
« en voie de développement », pour user d'une expression con-
temporaine, l'Allemagne, l'Autriche-Hongrie et l'Italie, d'autre
part, en tant que pays « sous-développés ». Les premiers ne
connaissent plus depuis longtemps de problèmes d'intégration
nationale ; ils ont rompu avec les structures féodales et sont
d'ores et déjà entrés dans la voie capitaliste de développement
dont la contradiction sociale dominante oppose les intérêts de
(1) MEW, t. 7, p. 22 ; Editions sociales, Paris, 1952, p. 36. C'est nous
qui soulignons.
la b o u r g e o i s i e à c e u x d u p r o l é t a r i a t . S a n s d o u t e les r y t h m e s
e n t r e les d e u x p a y s n e s o n t - i l s p a s s e m b l a b l e s . L ' A n g l e t e r r e
j o u i t d ' u n e a v a n c e c o n s i d é r a b l e ; elle est v é r i t a b l e m e n t , p o u r
e m p r u n t e r u n e a u t r e e x p r e s s i o n à M a r x , « le d é m i u r g e d u c o s -
m o s b o u r g e o i s » (2). S u r le p l a n p o l i t i q u e , d e p u i s l ' é c h e c d e
G e o r g e I I I , les s o u v e r a i n s o n t r e n o n c é à r e s t a u r e r le p o u v o i r
p e r s o n n e l ; G e o r g e I V c o n s e n t , en 1 8 2 4 , à a c c o r d e r le d r o i t
d e g r è v e ; u n e p r e m i è r e r é f o r m e é l e c t o r a l e v o i t le j o u r e n
1 8 3 2 ; le l i b r e - é c h a n g e s e r a i n s t a u r é e n 1 8 4 6 . Les m a c h i n e s
o n t été i n t r o d u i t e s d a n s l ' i n d u s t r i e dès le X V I I I è m e siècle ;
d e 1 8 2 0 à 1 8 4 0 le n o m b r e des t i s s e r a n d s t r a v a i l l a n t à l a m a i n
p a s s e d e 2 4 0 . 0 0 0 à 6 0 . 0 0 0 ; le t e x t i l e d i s p o s e d é j à d e q u e l -
ques 150.000 métiers. L ' e x p a n s i o n coloniale o u v r e au com-
merce de n o u v e a u x fronts, en Inde, en Chine, en A f g h a n i s t a n
o u e n A m é r i q u e l a t i n e ; l ' E m p i r e b r i t a n n i q u e est f o n d é dès
l a m o i t i é d u X I X è m e siècle. D e s p h é n o m è n e s d e crises, e n
1 8 1 7 e t 1 8 1 9 , a c c o m p a g n e n t ces p r o f o n d e s t r a n s f o r m a t i o n s ,
crises « d o n t l a n a t u r e d é c o n c e r t a i t les c o n t e m p o r a i n s : il n ' y
a v a i t n i d i s e t t e , n i m a n q u e d e s u b s i s t a n c e , m a i s le p a y s s e m -
b l a i t i n c a p a b l e d e c o n s o m m e r l a t o t a l i t é d e sa p r o d u c t i o n » (3).
L a s u p p r e s s i o n q u a s i c o m p l è t e des « b o u r g s p o u r r i s », s u r la
base desquels la noblesse foncière interdisait encore à la b o u r -
geoisie i n d u s t r i e l l e l ' a c c è s a u P a r l e m e n t , est p r é c é d é e d e r é v o l t e s
sociales d u r e m e n t r é p r i m é e s , t e l l e celle d e P e t e r ' s F i e l d à M a n -
c h e s t e r , en 1 8 1 9 . L ' e s s o r sans p r é c é d e n t des f o r c e s p r o d u c t i v e s
d a n s le c a d r e d ' u n e p o l i t i q u e i m p é r i a l i s t e , e n t r a d u i s a n t , sous
t o u s ses a s p e c t s , l ' a c c o m p l i s s e m e n t d e l a r é v o l u t i o n i n d u s t r i e l l e ,
t e l est le t r a i t f o n d a m e n t a l d e l a s i t u a t i o n d e l ' A n g l e t e r r e .
Les choses, p o u r la F r a n c e , s o n t p a s s a b l e m e n t d i f f é r e n t e s .
D i s o n s que, d ' u n p o i n t de v u e plus q u a n t i t a t i f que q u a l i t a t i f ,
l ' a v a n c e est m o i n s g r a n d e . L e p a y s , p o u r la p é r i o d e c o n s i -
d é r é e , c o m p t e 32 m i l l i o n s d ' h a b i t a n t s , d o n t p l u s d e 2 0 m i l -
lions v i v e n t e n c o r e d e l a t e r r e ; P a r i s d é p a s s e à p e i n e le m i l -
l i o n ; il n ' e x i s t e p a s d e g r a n d e s c o n c e n t r a t i o n s i n d u s t r i e l l e s
c o m p a r a b l e s a u x b r i t a n n i q u e s ; l'électorat, en 1831, ne repré-
sente que 200.000 personnes. L a l u t t e de la bourgeoisie de
l ' i n d u s t r i e , d u c o m m e r c e , e t a u s s i d e l a science, c o n t r e les f é o -
d a u x r o y a l i s t e s d e v r a a t t e n d r e les T r o i s G l o r i e u s e s d e 1 8 3 0
p o u r ê t r e c o u r o n n é e d e succès ; elle t r o u v e r a s o n s y m b o l e d a n s
l a m o n a r c h i e de L o u i s - P h i l i p p e , t a n d i s q u e l a c o n q u ê t e d e
l ' A l g é r i e j e t t e les bases d e l a f u t u r e e x p a n s i o n c o l o n i a l e . A i n s i
l ' e s s o r i n d u s t r i e l v a s ' a c c r o î t r e e t b o u l e v e r s e r ce q u i s u b s i s t e
des a n c i e n n e s structures pendant que la bourgeoisie, en ses
(2) MEW, t. 7, p. 97 ; E.S., éd. cit., p. 107.
(3) Elie Halévy, Histoire du socialisme européen, Bibliothèque des idées,
N.R.F., Gallimard, Paris, 4 éd., 1948, p. 28.
d i v e r s e s s t r a t e s m è n e à s o n t e r m e le p r o c e s s u s d e c o n t r ô l e d u
p o u v o i r p o l i t i q u e a m o r c é e n 1 7 8 9 . M a i s c e t t e m o n t é e est
s c a n d é e d e m o u v e m e n t s p o p u l a i r e s q u i v é r i f i e n t q u e la F r a n c e
e s t b i e n « le p a y s o ù les l u t t e s d e classes o n t é t é m e n é e s , c h a q u e
fois p l u s q u e p a r t o u t a i l l e u r s , j u s q u ' à l a d é c i s i o n c o m p l è t e , et
o ù , p a r c o n s é q u e n t , les f o r m e s p o l i t i q u e s c h a n g e a n t e s , à l ' i n t é -
r i e u r d e s q u e l l e s elle se m e u v e n t e t d a n s l e s q u e l l e s se r é s u m e n t
l e u r s r é s u l t a t s , p r e n n e n t l e u r s c o n t o u r s les p l u s n e t s » (1).
D è s 1 8 2 4 u n e g r è v e , à P a r i s , f a i t u n m o r t ; e n 1 8 2 7 , des
é m e u t e s d u e s a u c h ô m a g e p r o v o q u e n t des b r i s d e m a c h i n e s
e t e n t r a î n e n t l a n a i s s a n c e d e s p r e m i è r e s c a i s s e s d e p r é v o y a n c e ;

1 8 3 1 v o i t l a c é l è b r e i n s u r r e c t i o n d e s C a n u t s l y o n n a i s d o n t l e

m o t d ' o r d r e « v i v r e e n t r a v a i l l a n t o u m o u r i r e n c o m b a t t a n t »

r e t e n t i r a , a p r è s e u x , d a n s t o u t e s l e s l u t t e s o u v r i è r e s ; c ' e s t e n

1 8 3 3 q u e , p o u r l a p r e m i è r e f o i s , a p p e l s e r a f a i t à l a t r o u p e

a f i n d e s u p p l é e r l e s g r é v i s t e s ; e n 1 8 3 4 , n o u v e a u x s o u l è v e -

m e n t s à L y o n ; l e 1 2 m a i 1 8 3 9 , u n m o u v e m e n t a n i m é p a r l e s

s o c i é t é s s e c r è t e s d e s « f a m i l l e s » e t d e s « s a i s o n s » , s o u s l a

d i r e c t i o n d e B l a n q u i e t d e B a r b è s , s e r a , à P a r i s , n o y é d a n s

l e s a n g . L a c l a s s e o u v r i è r e q u i , e n j u i n 1 8 4 8 , s ' e s s a i e r a à l a

r é v o l u t i o n p o u r s o n p r o p r e c o m p t e , a d é s o r m a i s f a i t s o n a p p a -

r i t i o n s u r l a s c è n e h i s t o r i q u e . E l l e n e l a q u i t t e r a p l u s .

A u s s i b i e n n ' e s t - c e n u l l e m e n t l e f a i t d u h a s a r d si l e

t e r m e d e « s o c i a l i s m e » v o i t l e j o u r , a u m ê m e m o m e n t , e n

G r a n d e - B r e t a g n e e t e n F r a n c e ; l a p a t e r n i t é e n r e v i e n t - e l l e à

P i e r r e L e r o u x o u à R o b e r t O w e n ? O n n ' e n d i s p u t e r a p a s .

O n r e t i e n d r a s e u l e m e n t q u e , d a n s l e s a n n é e s t r e n t e à q u a -

r a n t e , l e s d e u x é c r i v a i n s , i n d é p e n d a m m e n t l ' u n d e l ' a u t r e ,

l e l a n c e n t d a n s l e d o m a i n e p u b l i c ( 5 ) o ù il f e r a f o r t u n e , a v e c

u n e p r e m i è r e c o n n o t a t i o n d e n a t u r e é c o n o m i q u e , q u e l ' a v e n i r

n ' o u b l i e r a p a s , c e l l e d e l ' a s s o c i a t i o n e t d e l a c o l l e c t i v i t é p a r

d i s t i n c t i o n d ' a v e c l ' i n d i v i d u a l i s m e ( 6 ) . C a r l e m o u v e m e n t d e s

( 4 ) M E W , t. 2 1 , p. 2 4 8 ; L e 1 8 B r u m a i r e d e L o u i s B o n a p a r t e , E.S., Paris,

1 9 6 3 , p. 1 1 (il s'agit d e la p r é f a c e d e F. E n g e l s à la 3 é d i t i o n a l l e m a n d e ,

1 8 8 5 ) .

(5) E n 1 8 5 0 , P. L e r o u x p r é t e n d r a a v o i r utilisé le m o t d è s 1 8 3 2 d a n s
s o n D i s c o u r s s u r l a s i t u a t i o n a c t u e l l e d e l a s o c i é t é e t d e l'esprit h u m a i n ;

le p a m p h l e t d e R. O w e n , W h a t is s o c i a l i s m ?, p a r a î t e n 1 8 4 1 . S u r la q u e s -

t i o n , v o i r V o c a b u l a i r e t e c h n i q u e et c r i t i q u e d e l a p h i l o s o p h i e , d e A . L a l a n -

d e , P . U . F . , P a r i s , 5 éd., 1 9 4 7 , A p p e n d i c e , art. « S o c i a l i s m e ».

(6) Cf. V o c a b u l a i r e . . . , cité à la n o t e p r é c é d e n t e . V o i r aussi E. H a l é v y

q u i écrit : « D o c t r i n e é c o n o m i q u e a v a n t tout, le s o c i a l i s m e m o d e r n e affir-

m e q u ' i l est p o s s i b l e d e r e m p l a c e r la l i b r e i n i t i a t i v e des i n d i v i d u s p a r


l ' a c t i o n c o n c e r t é e d e la collectivité d a n s la p r o d u c t i o n e t la r é p a r t i t i o n d e s

richesses. O r cette d o c t r i n e n e s u r g i t p a s a c c i d e n t e l l e m e n t a u d é b u t d u

X I X siècle. E l l e a e u p o u r o r i g i n e i m m é d i a t e la r é v o l u t i o n i n d u s t r i e l l e

e t la m i s è r e q u i a c c o m p a g n a celle-ci. L e s o c i a l i s m e p r é t e n d r é s o u d r e le

p a r a d o x e d u m o n d e m o d e r n e : le p a u p é r i s m e q u i n a î t d u m a c h i n i s m e »

( o p . cit., p. 1 8 ) .
idées, compte-tenu des formes d'expression spécifiques qu'il
revêt dans les deux pays, répond à une même situation glo-
bale. En Angleterre, les premiers théoriciens économistes, par-
tisans du libéralisme, apparaissent dans le prolongement de
l'école utilitariste et se partagent, face au problème posé par
le développement industriel et la transformation sociale, en
deux courants traditionnellement désignés comme « optimiste »
et « pessimiste », auxquels, on le sait, demeurent attachés les
noms de Ricardo et de Malthus (7). Owen, à travers surtout
les expériences des villages de « coopération et d'amitié » qu'il
tente dans ses entreprises ou les colonies qu'il fonde aux Etats-
Unis, se fait l'initiateur d'une sorte de socialisme étatique et
contribue (Labour Exchange de 1832) à répandre des idées
créatrices dans le monde ouvrier. Le chartisme demeure cepen-
dant le mouvement social le plus important pour l'époque :
mobilisant des millions d'ouvriers et porteur, sinon d'une idéo-
logie, du moins de revendications précises de classe, il par-
vient à arracher quelques réformes essentielles (comme la
journée de 10 heures) et à faire la preuve, qui survivra à
l'échec de la pétition d'avril 1848, de la nécessité pour tous
les prolétariats de puissantes organisations de masse ; les tra-
vailleurs anglais devaient être les premiers bénéficiaires de
cette leçon que Lénine, à nouveau, après Engels, allait re-
tenir (8).
Pour la France, les courants de pensée sont encore plus
divers. Sismonde de Sismondi, que Marx rangera parmi les
théoriciens de l'économie politique classique (9), inaugure la
critique du libéralisme ; les observations auxquelles il se livre
en Angleterre le conduisent, dès 1820, dans ses Nouveaux
principes d'économie politque, à avancer une théorie selon la-
quelle les crises sont inhérentes au mode de production capi-
(7) Précisons bien que nous nous bornons ici à une présentation typo-
logique des principaux pays européens qui nous paraît utile pour « situer »
le contexte d'ensemble dans lequel penseront Marx et Engels, —et qu'ils
penseront ; nous n'avons nullement l'ambition, fût-ce sous forme schéma-
tique, de reconstituer une histoire et moins encore d'exposer des doctrines,
notre seule originalité en ce domaine qui n'en offre plus guère (voir notre
Bibliographie) se limitant à souligner, par avance, c'est-à-dire à leur vraie
place chronologique, les traits mêmes que retiendront Marx et Engels. Ici,
par exemple, voir Misère de la philosophie, Ed. Sociales, Paris, 1947, p. 98
et suiv. sur les écoles d'économie politique et p. 123 et suiv. sur Ricardo.
(8) « ... l'Angleterre donna au monde le premier grand mouvement
révolutionnaire prolétarien, réellement massif, politiquement cristallisé, le
chartisme... » (t. 24, p. 282 ; voir aussi t. 39, « Cahier « o », p. 665).
Rappelons qu'Engels, puis Marx, entretinrent les contacts les plus étroits
avec Harney, leader de la tendance la plus radicale, qui, dès 1839, avait
mis en avant dans les débats de l'organisation la grève générale comme
moyen de conquête du pouvoir (cf. Correspondance, t. 1, passim).
(9) Cf. MEW, t. 13, p. 37 ; Contribution à la critique de l'économie
politique, E.S., Paris, 1957, p. 30.
taliste ; brisant avec l'optimisme d ' u n Say ou d'un Bastiat,
il p r é v o i t d e f a ç o n s c i e n t i f i q u e le p h é n o m è n e d e l a p r o l é t a -
r i s a t i o n g é n é r a l i s é e , m a i s il n e lui t r o u v e p o i n t d ' a u t r e r e m è d e
q u e celui d u r e t o u r à l a p e t i t e p r o d u c t i o n , v i s i o n p r o p r e m e n t
« r é a c t i o n n a i r e » ( 1 0 ) o ù L é n i n e , d a n s s a r é f u t a t i o n des idées
p o p u l i s t e s , v e r r a l'essence d u p o i n t d e v u e p e t i t - b o u r g e o i s e n
é c o n o m i e (11). D a n s la m ê m e voie s'engage C. P e c q u e u r , à
q u i o n d o i t l a f o r m u l e « l a v a p e u r est, à elle seule, u n e m é m o -
r a b l e r é v o l u t i o n », e t s u r t o u t S a i n t - S i m o n , d o n t E n g e l s l o u e r a
« l a l a r g e u r d e v u e g é n i a l e » ( 1 2 ) , e t s o n éco l e ; leurs thèses
c o n c e r n a n t l a « classe i n d u s t r i e l l e » o n t l ' i n c o n t e s t a b l e m é r i t e
d e p r o p o s e r des m o d e s d ' o r g a n i s a t i o n d e l a société c a p i t a l i s t e
le p l u s s o u v e n t s t r i c t e m e n t a d a p t é s à s o n p r o c è s . Les p r e m i e r s
s y s t è m e s se r é c l a m a n t d u s o c i a l i s m e f o n t l e u r a p p a r i t i o n a v e c
u n P . L e r o u x q u i v o i t b i e n , dès 1 8 3 3 , q u e « l a l u t t e a c t u e l l e
des p r o l é t a i r e s c o n t r e l a b o u r g e o i s i e , est l a l u t t e d e c e u x q u i
n e p o s s è d e n t p a s les i n s t r u m e n t s d e t r a v a i l c o n t r e c e u x q u i
les p o s s è d e n t » ( 1 3 ) et u n E t i e n n e C a b e t d o n t l ' i n t e r p r é t a t i o n
d u c h r i s t i a n i s m e c o m m e le v r a i c o m m u n i s m e n e m a n q u e r a p a s
d e s u c c e s s e u r s d a n s l ' A n c i e n ( W e i t l i n g ) e t d a n s le N o u v e a u
m o n d e ( K r i e g e ) ( 1 4 ) . Si la f é c o n d i t é des idées a i n s i a v a n c é e s
n ' e s t p a s n i a b l e , elles n ' e n r e s t e n t p a s m o i n s p r i s o n n i è r e s d e
s y n t h è s e s s i n g u l i è r e s m a r i a n t , p o u r e x o r c i s e r le p r é s e n t , u n p a s s é
idéalisé (celui d u c h r i s t i a n i s m e originel ou de la r é v o l u t i o n
française) et u n a v e n i r de rêve ( c o m m u n a u t é s exemplaires
i n v e s t i e s d u p o u v o i r d e r é g é n é r a t i o n d e l a société). D ' a u t r e s
entreprises, p a r contre, sont plus directement orientées vers
l ' a c t i o n e t f o n t l e u r b u t d e l a r é a l i s a t i o n d e la d é m o c r a t i e :
p r é p a r é p a r les c o n s p i r a t i o n s d e l a C h a r b o n n e r i e , d ' a b o r d i t a -
l i e n n e , le n é o b a b o u v i s m e e m p r u n t e , g r â c e à B u o n a r o t t i , à l a
f i n des a n n é e s v i n g t , ses t h è m e s à la C o n s p i r a t i o n p o u r l ' E g a -
lité ( 1 5 ) e t les r é a c t u a l i s e a u s e r v i c e d ' u n a c t i v i s m e v i o l e n t
d o n t l a p l u s h a u t e f i g u r e d e m e u r e B l a n q u i , l ' E n f e r m é , en q u i
se r e c o n n a î t r o n t , j u s q u ' à n o s j o u r s , n o m b r e d e p a r t i s a n s d u
radicalisme révolutionnaire. M a r x et Engels ne réorganiseront-
(10) La remarque est de E. Halévy, op. cit., p. 51.
(11) Cf. Pour caractériser le romantisme économique, O.C., t. 2.
(12) Anti-Dühring, MEW, t. 20, p. 23 ; E.S., Paris, 1950, p. 55 ; Engels
compare Saint-Simon à Hegel, comme l'avait fait Marx dans sa lettre à
Schweitzer à propos de Proudhon (MEW, t. 16, p. 25).
(13) Apud La revue encyclopédique, oct.-déc. 1833.
(14) Pour ce courant, mêlant intimement socialisme et aspirations reli-
gieuses, cf. H. Desroche, Socialismes et sociologie religieuse, Cujas, Paris,
1965.
(15) Le texte de Babeuf est publié par Buonarotti à Bruxelles en 1828,
à Paris, en 1830 ; voir Babeuf et les problèmes du babouvisme, Colloque
international de Stockholm, E.S., Paris 1963 ; La Conspiration pour l'égalité,
dite de Babeuf a été publiée aux Editions Sociales, Paris, 1957, 2 Vol.,
préf. de G. Lefebvre.
ils p a s , a v e c d e u x d é l é g u é s de B l a n q u i , l a L i g u e des c o m m u -
nistes, en 1 8 5 0 , s u r la b a s e d e p r i n c i p e s tels q u e c e u x d e l a
l u t t e d e classes j u s q u ' à l a s u p p r e s s i o n d e t o u t e classe p r i v i -
légiée, d e l a d i c t a t u r e d u p r o l é t a r i a t et d e l ' o r g a n i s a t i o n i n t e r -
n a t i o n a l e des t r a v a i l l e u r s ( 1 6 ) ? D e l a C h a r b o n n e r i e p r o c è d e
aussi B u c h e z d o n t le s o c i a l i s m e c h r é t i e n , p a r le c a n a l d e s o n
j o u r n a l ( 1 7 ) , l ' A t e l i e r , n e f u t p a s sans i n f l u e n c e s u r les m i l i e u x
o u v r i e r s . L o u i s B l a n c se s e r a i t i n s p i r é d e ses idées, q u i f u t
a s s u r é m e n t le m o i n s o r i g i n a l d e t o u s ces t h é o r i c i e n s e t p o u r -
t a n t le seul à j o u e r , e n 1 8 4 8 , u n r ô l e a u sein d u p o u v o i r
p o l i t i q u e ; d a n s l a t r a d i t i o n m a r x i s t e , s o n i m a g e se m a i n -
t i e n d r a c o m m e l ' e x a c t n é g a t i f d e celle d e B l a n q u i : d e M a r x
à L é n i n e , les s a r c a s m e s n e lui s e r o n t p a s m é n a g é s ( 1 8 ) . L a
p l a c e la p l u s i m p o r t a n t e r e v i e n t t o u t e f o i s , d a n s l a F r a n c e d u
m o m e n t , à d e u x p e n s e u r s q u ' i l f a u t b i e n a s s o c i e r sous l a m ê m e
é t i q u e t t e d e s o c i a l i s t e s a n a r c h i s t e s , — en e n t e n d a n t sous ce
terme d'anarchisme une commune opposition à toute forme
de centralisation étatique — , F o u r i e r et P r o u d h o n . Le premier,
a u q u e l E n g e l s p e n s e r a e n f a i s a n t le p r o j e t d ' u n e b i b l i o t h è q u e
des m e i l l e u r s a u t e u r s é t r a n g e r s , se s i g n a l e p a r u n e c r i t i q u e
aussi a c e r b e q u e p r o f o n d e d u s y s t è m e c a p i t a l i s t e e t d e l ' E t a t
c o m m e a p p a r e i l r é p r e s s i f e n t r e les m a i n s d ' u n e classe ; ses
« p h a l a n s t è r e s », q u i n e c o n t e s t e n t g u è r e l a p r o p r i é t é , n ' o n t
p o u r t a n t rien de c o m m u n i s t e . Lui, P r o u d h o n , — sur lequel
n o u s a u r o n s à r e v e n i r l o n g u e m e n t , e t B l a n q u i e x e r c e r o n t la
p l u s d u r a b l e i n f l u e n c e s u r le m o u v e m e n t o u v r i e r f r a n ç a i s ;
i n f l u e n c e q u i , m é l a n g é e à celle d u m a r x i s m e , s e r a u n t r a i t
de son originalité.
D a n s la m e s u r e o ù il n o u s est d é s o r m a i s p o s s i b l e d e p a s s e r
(16) Les deux délégués étaient Adam et Vidal ; voir R. Garaudy, Les
sources françaises du socialisme scientifique, éd. Hier et Aujourd'hui, Paris,
1948, p. 217 et suiv.
En fait ces principes sont le produit d'une longue gestation et de vifs
débats dans l'histoire de la Ligue des Justes, puis des Communistes. Il est
d'ores et déjà établi que la Ligue des Justes entretenait, par le canal de
ses communes parisiennes, les plus étroites relations avec les sociétés secrètes
néo-babouvistes et qu'elle subit leur influence. Cf. Bert Andreas dont les
Gründungsdokumente des Bundes des Kommunisten, parus à Hambourg en
1969, viennent de faire l'objet d'une édition française, due à Jacques Grand-
jonc, chez Aubier Montaigne, Paris, 1972 ; voir aussi l'importante lettre
du 23 octobre 1846 de F. Engels au Comité de Correspondance commu-
niste de Bruxelles (apud Marx/Engels, Correspondance, t. I, E.S., Paris,
1971, p. 431-432) et notre examen, infra, ch. V.
(17) La devise du journal était: «Celui qui ne travaille pas ne doit
pas manger » ; il parut de 1840 à 1850. Sur Buchez, cf. A. Cuvillier,
Buchez et les origines du socialisme chrétien, P.U.F., Paris, 1948 et, plus
récemment, Buchez ou l'âge théologique de la sociologie, par F.A. Isambert,
Ed. Cujas, Paris, 1968.
(18) Cf. K. Marx, Les luttes de classes en France: « Des workhouses
anglais en plein air, voilà ce qu'étaient ces ateliers nationaux et rien de
plus », MEW, t. 7, p. 26 ; E.S., éd. cit., p. 40 ; Lénine, A la manière
de Louis Blanc, t. 24, pp. 24-27.
à une caractéristique générale, il faut bien parler de « modèles »
anglais et français. Pour l'Angleterre les traits essentiels se-
raient les suivants : avance économique considérable, qui place
ce pays largement en tête de l'Europe et même du monde ;
marge de tolérance très grande pour sa bourgeoisie ; plus de
problème féodal ; d'où un socialisme déjà imprégné de libé-
ralisme ; et des tendances encore implicites, car non visibles
dans les années 40, à la limitation des luttes au plan écono-
mique, à une certaine collaboration de classes ainsi qu'à un
relatif « embourgeoisement » de l'élite ouvrière dont, plus tard,
le trade-unionisme et le travaillisme donneront des expressions
achevées. Pour la France : avance moindre, le pays demeure
encore paysan-artisan ; la liquidation de la féodalité fait pro-
blème et, du même coup, l'accession au pouvoir politique de
la moyenne bourgeoisie ; d'où un socialisme en réaction contre
le libéralisme de la bourgeoisie, mais qui demeure utopiste
(fausses conciliations, anarchisme) et donc idéaliste (réminis-
cences de l'Antiquité et obsession de la révolution de 89 dont
l'inachèvement est diversement apprécié). Quant aux « modè-
les », au risque de simplifier à l'extrême, on aurait : Angle-
terre, patrie de l'industrie ; France, patrie des révolutions ;
Angleterre, idéal économique pour toutes les bourgeoises ;
France, idéal des luttes sociales pour toutes les classes ouvrières.
La formule : les machines plus les idées, dans sa généralité,
caractériserait assez bien, nous semble-t-il, la période d'avant
1848 et son foisonnement «théorique», ou, pour user d'une
équation partout depuis prévalente : économie politique an-
glaise plus socialisme français.
Or, dans ce « reste » de l'Europe que nos critères ont séparé
du tandem anglo-français, il n'en va nullement de même.
L'attestent les situations politiques différentes qui sont celles
des libéraux ; un ouvrage collectif consacré à l'Histoire des
idées politiques les présente ainsi : « Le libéralisme est l'idéo-
logie de la classe bourgeoise qui profite de la révolution fran-
çaise. Mais en Allemagne, en Italie, dans l'Europe centrale et
orientale, l'aristocratie gouverne, l'unité nationale n'est pas
faite, les libéraux sont dans l'opposition et le mouvement libé-
ral, pendant la première moitié du siècle se confond avec le
mouvement national. Ainsi coexistent longtemps deux formes
bien distinctes de libéralisme : le libéralisme confortable, dont
la plus parfaite expression est la doctrine de Manchester et
le libéralisme militant qui inspire, en Allemagne et en Italie,
les éternels vaincus de tous les mouvements révolutionnaires.
L'unité allemande, l'unité italienne ne sont pas faites par des
libéraux, mais dans une certaine mesure contre eux. Le natio-
nalisme change de nature, de libéral, il devient conservateur,
parfois même ouvertement réactionnaire » (19).
La période de 1820 à 1830 est marquée par de nombreux
mouvements révolutionnaires, provoqués par les répressions de
la Sainte Alliance et qui, en bien des cas, préfigurent les sou-
lèvements de 1848 ; en Espagne, en 1823, des révoltes sont
écrasées par la France, fraîchement entrée dans la Sainte
Alliance (1818) ; en Italie, par l'Autriche, en 1821 (Naples et
Piémont) ; en Russie, Nicolas Premier défait les Décembristes
en 1825 ; l'insurrection grecque, qui suscitera l'enthousiasme
que l'on connaît chez certains romantiques, débute en 1821
et dure jusqu'à l'émancipation obtenue en 1829 ; c'est en 1831
que la Pologne est à nouveau réduite et absorbée par la Rus-
sie ; cependant que dans le nouveau monde les guerres d'in-
dépendance, conduites par les anciennes colonies espagnoles,
aboutissent à la création d'une vingtaine d'Etats, dont le
Mexique, le Pérou, le Chili, l'Argentine et le Brésil qui s'ajou-
tent de la sorte aux Etats Unis.
Mais limitons-nous aux principaux protagonistes de la scène
européenne.
En Italie, le mouvement du « Risorgimento » focalise pro-
prement toutes les aspirations. A l'origine, les plus « révolution-
naires » émanent de la charbonnerie (carboneria), d'abord sorte
de patriotisme conspirateur en réaction contre le pouvoir des
Bourbons du Sud du pays. Elle n'a pas de programme poli-
tique et, au gré des conjonctures, sa forme est double, clandes-
tine dans le Sud, réformiste-économique dans le Nord, où les
libéraux disposent de journaux. D'emblée, à leurs côtés, l'ar-
mée eut l'initiative et représenta la vocation nationale ; à
Naples le mouvement eut davantage d'ampleur populaire (S.
Pellico). Après les échecs des années 20 à 30, les tentatives
de 1848 verront la lutte pour l'unité passer aux mains de la
bourgeoisie. Du point de vue des idées, trois courants dominent.
Mazzini est le principal théoricien ; dès 1840 sa pensée est
achevée : ce n'est pas un socialiste ; sa critique de la charbon-
nerie dénonce l'esprit de complot qui tient le peuple à l'écart ;
« Pensée et action » telle est sa devise politique qui assigne
à l'Italie la double mission de réaliser son unité nationale et
de provoquer, par son exemple, une prise de conscience en
Europe ; il convient disait-il, dans une formule restée célèbre,
« d'opposer l'Europe des peuples à l'Europe des rois » ; son
prestige demeurera grand, bien après la période à laquelle nous
nous attachons, puisque c'est à lui que sera tout d'abord con-
(19) P. Touchard, L. Bodin, P. Jeannin, G. Lavau, J. Sirinelli, P.U.F.,
Collection Thémis, 2 édition, Paris, 1963, t. II, p. 511.
fiée la rédaction du préambule de l'Association Internationale
des Travailleurs à Londres, où il était réfugié, en 1861. Gio-
berti représente le courant du libéralisme modéré, qui triom-
phera avec Cavour ; il s'agit d'intellectuels soucieux d'analyses
historiques, craignant les initiatives populaires, se méfiant de
la démocratie et admirateurs des modèles monarchiques anglais
et français. Le libéralisme radical est exprimé par Ferrari et
surtout Cattaneo ; ce dernier, tout particulièrement, oppose au
mysticisme mazzinien des idées positivistes et rationalistes ;
il en appelle à une « Europe des intelligences » et rêve d'une
libération politique et sociale complète. Ces trois courants con-
vergent à travers les mouvements populaires de 1846-1848.
A Milan l'archevêque autrichien est chassé et remplacé par un
Italien ; à Naples le souverain accorde une constitution ; la
question nationale italienne devient européenne et les grandes
puissances, comme la France et l'Angleterre, s'y intéressent. Le
nationalisme commence à mobiliser les masses populaires et
les conquiert aux idées démocratiques. Le 25 février 1848 la
révolution parisienne provoquera la révolution viennoise et
cette dernière relancera le processus en Italie avec les « Cinq
journées de Milan ». La double interférence, analysée par L.
Salvatorelli (20), entre socialisme et libéralisme ainsi qu'entre
démocratie et nationalisme, joue cependant à l'échelle de
l'Europe, la première l'emportant en France, la seconde ailleurs
en Europe, les deux, conjuguées, entraînant l'échec général des
mouvements révolutionnaires. En Italie, « la peur des rou-
ges » (21) pousse la bourgeoisie contre le prolétariat (du moins
dans ses premières formes urbaines) et l'engage dans le camp
de la réaction monarchiste. Cavour symbolise cette évolution.
Aussi bien les jeunes nationalismes sont-ils dispersés dans la
bataille en Europe continentale. En 1849 l'effondrement pari-
sien sonne le glas : l'Assemblée constituante allemande est
dissoute, Rome tombe devant l'intervention française de Louis-
Napoléon, la révolution vénitienne capitule. Par voie de con-
séquence, deux thèses s'avèrent caduques, celle du fédéralisme,
chère aux libéraux, celle du néo-guelfisme qui espérait qu'un
Pape, acquis aux idées nouvelles, pourrait devenir le chef de
la nation italienne. Reste une seule issue, à laquelle se ral-
lient les réalistes et même d'anciens mazziniens comme Gari-
baldi : attendre du seul royaume ayant conservé quelque
puissance, le Piémont, qu'il parvienne à faire cette unité que
d'autres avaient rêvée.

(20) Pensiero e azione del Risorgimento, Roma, Einaudi, 1962, p. 138,


ouvrage que nous suivons plus particulièrement ici.
(21) Ibid., p. 139.
A bien des égards le processus italien, où les premières
revendications sociales sont contraintes de se manifester dans
la lutte pour l'identité nationale, bientôt confisquée, à son
profit, par un pouvoir de type traditionnel, se révèle exem-
plaire et mesure la distance entre pays développés et sous-
développés dans l'Europe d'alors.
L'Autriche, sous ce que l'on pourrait appeler un fort
grossissement, traduit des phénomènes analogues. Le pays con-
naît une situation d'extrême arriération économique (environ
140 km de voies ferrées) aussi bien que sociale (maintien du
servage chez les Hongrois et les Slaves) qui explique que les
luttes prendront le caractère d'une opposition violente à l'Em-
pire, centrée sur la revendication de gouvernements nationaux
indépendants ; en 1821 une insurrection paysanne, en Bohème,
durera quatre mois ; à Prague, en 1844, ont lieu des soulève-
ments ouvriers avec bris de machines ; la même ville sera la
première à réagir à l'annonce de la révolution parisienne. Le
13 mars, à Vienne, verra la fuite de Metternich et l'entrée
des libéraux dans le cabinet nouvellement formé ; en mai, les
ouvriers se soulèvent pour l'obtention du droit de vote ; à
Prague, les exigences d'un Congrès d'hommes politiques slaves
entraînent le sac de la ville par les troupes de Windischgraetz.
Au printemps de 1849 la Hongrie proclamera son indépen-
dance avec Kossuth ; le succès de cette révolution aurait eu
d'importantes conséquences pour la libération des peuples de
l'Empire et de l'Italie ; elle sera écrasée, laissant cependant
derrière elle de notables résultats, abolition du servage, néces-
sité du développement industriel, question slave.
La situation de l'Allemagne, sur laquelle nous aurons à
revenir plus amplement, est passablement différente. S'il ne
fait pas de doute qu'elle relève bien du deuxième secteur de
notre typologie, il n'en reste pas moins qu'elle semble conjuguer
les diverses contradictions de la révolution industrielle et de
la question nationale. A l'instar de l'Italie, l'Allemagne d'avant
1848 est formée d'une mosaïque politique (35 Etats), mais, à
sa différence, une unité de fait y existe déjà à cause du rôle
déterminant joué par la Prusse, notamment grâce à l'instau-
ration du Zollverein (1819-1831) et malgré les longues hésita-
tions politiques de la Bavière. La Prusse n'est liée par aucune
forme de dépendance à une puissance étrangère et elle ne
détiendra pas son leadership national d'une série de conjonc-
tures, comme il en ira pour le royaume de Savoie, — au grand
dol de Mazzini. Elle n'est cependant pas l'Etat allemand le
plus avancé du point de vue des structures politiques qui,
comme en Autriche, demeurent féodales et maintiennent le
pays sous le joug de la noblesse terrienne ; elle ne connaît,
par contre, le problème des nationalités que de façon margi-
nale (minorité polonaise). On peut même penser qu'en bonne
part sous l'impact des campagnes napoléoniennes, l'unité alle-
mande est davantage conditionnée par des facteurs exogènes
(conjoncture internationale, équilibre des puissances en Europe)
plutôt que par des facteurs endogènes (le sentiment national
et l'intégration nationale y sont profonds). L'état de dévelop-
pement, d'autre part, est faible ; l'agriculture fait toujours
l'essentiel de l'activité économique et reste traditionnelle ; les
paysans de l'Est de l'Elbe sous la domination des Junkers,
ne sont pas encore débarrassés de toutes les servitudes ; les
années 1845-46 sont marquées de famines dues à des mauvaises
récoltes. Dans l'industrie l'artisanat demeure largement domi-
nant, les usines sont rares et il n'existe pas de grandes con-
centrations urbaines ; de 1826 à 1846 l'entreprise fondée par
Friedrich Krupp passe de 4 à 122 ouvriers ; la Rhénanie est
cependant une zone industriellement avancée (en témoigne la
famille d'Engels à Barmen) et des places financières, comme
Hambourg et Francfort, sont actives ; la classe ouvrière de-
meure embryonnaire ; les tisserands silésiens, dont Henri Heine
chantera la révolte en 1846, en expriment les aspirations
sociales, ainsi que le verra Marx, plus que la condition dans
une économie capitaliste ; 1847 sera une année de crise indus-
trielle et de chômage ; de très nombreux Allemands quittent
leur pays pour gagner les terres promises des Etats-Unis, tan-
dis que d'autres vont renforcer l'émigration de Paris. Même
dans les régions de l'Ouest (Rhénanie) qui ont atteint le stade
pré-industriel, la bourgeoisie est sans perspective, ainsi que
devront le reconnaître Marx et Engels lorsque, dans la Nou-
velle Gazette Rhenane, ils constateront qu'elle se refuse à jouer
le rôle révolutionnaire attendu. Le bouillonnement des idées,
par contre, est considérable. Il est le fait d'une nouvelle géné-
ration qui n'a point connu les guerres libératrices et qui, sen-
sible aux multiples contradictions que la situation condense
en son sein, veut en finir avec l'Allemagne Biedermeier, dor-
mante, conservatrice, ou, du mot qui, chez Marx et Engels,
la résume avec le plus de force : philistine.
Est-on, pour autant, autorisé à parler de « modèle » comme
nous l'avons fait dans le cas de la Grande-Bretagne et celui
de la France ? Oui, sans doute, et dans la mesure précisément
où ces deux pays symbolisent, pour la conscience allemande,
l'avenir dans lequel elle aspire à entrer. Parvenue qu'elle se
sent au point de sa propre mutation nécessaire, l'Allemagne
élabore son image et la projette dans les deux « modèles »
anglais et français, leur conférant par là cette fonction d'anti-
cipation qui retiendra Marx en 1857 (22). Quel « modèle » ?
Sinon celui qui se constitue dans la pensée même de la rela-
tion aux deux autres, dans cette distance déjà en partie par-
courue d'être mesurée, forme de conscience, donc, autrement
dit modèle théorique (23).
C'est pourquoi pour l'Allemagne, peut-être plus que n'im-
porte où ailleurs en Europe, 1848 représente une charnière
historique, le passage de l'ancien au nouveau. Tout change à
partir de cette date et selon un processus d'une exceptionnelle
accélération puisque deux décennies suffiront pour créer la
base industrielle (24) et engager le pays dans la voie capi-
taliste de développement, qui, en lui assurant, bien avant la
fin du siècle, la position de grande puissance internationale,
lui épargnera, du même coup, moins qu'à aucun autre, les con-
tradictions dont elle est le porteur.
Force est bien en effet, pour établir des comparaisons, de
constater que les ruptures révolutionnaires dans le contexte eu-
ropéen de l'époque n'ont pas produit partout les mêmes effets.
Même si, à grande échelle, on a affaire à un unique mouvement,
celui de la révolution industrielle modelant et remodelant le
monde moderne, il n'en demeure pas moins qu'eu égard aux
conjonctures nationales, différentes sont les scansions et les
périodisations à travers lesquelles l'historien, ou le politique,
tentent de les penser. La Grande-Bretagne et la France sont
d'ores et déjà des sociétés bourgeoises, c'est-à-dire des sociétés
où dominent les rapports capitalistes de production, — et
abstraction faite des formes spécifiques dans lesquelles s'exerce
et s'élargit cette domination ; les crises qu'elles connaissent
sont inhérentes à ce procès, plus économiques, ici, en Angle-
(22) F o n d e m e n t s (Grundrisse) de la critique de l'économie politique,
M E W , t. 13, Einleitung, p. 615 ; E.S. a p u d C o n t r i b u t i o n . . . , ed. cit., p. 149.
(23) Ce p h é n o m è n e présente q u e l q u e analogie avec celui q u e A b d a l l a h
Laroui a proposé de n o m m e r f u t u r a n t é r i e u r dans son a p p r o c h e des pro-
blèmes du m o n d e a r a b e contemporain. Cet a u t e u r écrit n o t a m m e n t : « Cette
notion de futur antérieur — d ' u n avenir déjà esquissé ailleurs et q u e nous
ne sommes pas libres de refuser — rend compte, dans la société arabe, et
de l'éclectisme de la pensée, et de la c o u p u r e entre la réalité sociale et
la conscience de soi. Prise sérieusement en considération, elle ne peut
a b o u t i r q u ' à l'une des deux perspectives suivantes. O n p e u t :
1) soit considérer que cette d é t e r m i n a t i o n p a r le f u t u r n'est pas effective.
O n p e u t alors proclamer le retour à soi, conçu c o m m e u n e réalité immua-
ble, capable d'être saisi directement et sans a priori. C'est l'appel à l'au-
thenticité ;
2) soit considérer q u e le f u t u r est c o n t r a i g n a n t et q u e la situation qu'il
crée est irréversible. Dès lors le p r o b l è m e n'est plus d'accepter o u de re-
fuser cet avenir esquissé mais seulement de choisir, p a r m i tous les possibles,
celui qui p a r a î t découler d'une l o g i q u e postulée dans l'histoire. » (L'idéolo-
gie a r a b e contemporaine, Maspéro, Paris, 1967, p. 68).
(24) La f o r m u l e est de M. Eude, art. A l l e m a g n e (Histoire) in Encyclo-
paedia Universalis, t. I, p. 723, col. 1.
terre (1847 : libre-échangisme, phase impérialiste), plus poli-
tiques et sociales, là, en France (révolutions de février et de
juin), mais le clivage social essentiel passe bien entre bour-
geoisie et prolétariat. L'Italie, pour ne rien dire de l'empire
autrichien écartelé, pour une longue période encore, par les
problèmes des nationalités, se situe à un niveau inférieur à
celui q u i c a r a c t é r i s e l ' A n g l e t e r r e et la F r a n c e ; elle est p r é - c a p i -
taliste, pré-industrielle ; les luttes pour l'unité et l'identité
nationale s'y subordonnent toutes les a u t r e s dans une tempo-
ralité historique, préparatoire au surgissement de nouveaux
rapports sociaux, plus étendue que celle des autres nations
européennes que nous avons citées. Par où l'originalité alle-
mande semble peu contestable.

Avant de la retrouver, dans la c a r a c t é r i s t i q u e q u e M a r x et


Engels en donneront, il convient, en conformité à tout le
moins avec l'entraînement de nos précédentes démarches, de
donner les grandes lignes d'un bilan. Compte-tenu des spéci-
fications typologiques proposées, la p é r i o d e de réaction poli-
tique qui va s'ouvrir au lendemain des mouvements révolu-
tionnaires de 1848-49, en Europe, entérine un double échec.
Cet échec est d'abord celui des libéraux. Avec 1848, une
page est désormais tournée ; les entreprises idéologiques et
politiques où s'illustrèrent des p e r s o n n a g e s de haut relief, tels
un Kossuth ou un Mazzini, n'ont plus d'avenir. U n des meil-
leurs constats en est dressé par Alexandre Herzen, témoin
trois fois privilégié, par sa n a t i o n a l i t é (il e s t r u s s e ) , sa classe
(il est issu de la noblesse terrienne) et sa culture (qui est
européenne). Ce libéral, nourri de philosophie hegelienne et
rallié aux idées révolutionnaires, se t r o u v e assister, sur place,
à Paris, aux événements de 1 8 4 8 e t il c o n s i g n e ses i m p r e s s i o n s
d a n s u n e série d'essais intitulés D e l ' a u t r e rive. L ' o u v r a g e n'est
pas seulement un traité d'histoire immédiate, comme on dirait
aujourd'hui, dont nombre d'analyses recoupent celles q u e f e r a
Marx, au même moment, d a n s Les luttes d e classes en F r a n c e ,
il e s t a u s s i , c a r l ' a n g l e d e v u e d e H e r z e n n ' e s t n u l l e m e n t c e l u i
d e M a r x , e t p e u t - ê t r e s u r t o u t , le d o c u m e n t a u t o - c r i t i q u e d ' u n e
c l a s s e q u i se s e n t r e j e t é e p a r l ' h i s t o i r e . H e r z e n écrit : « L'aris-
tocratie est, en général, une anthropophagie plus ou moins
c u l t i v é e ; le cannibale qui mange son prisonnier, le proprié-
taire qui prélève une somme exorbitante sur ses terres, l'in-
dustriel qui s'enrichit aux dépens de son ouvrier ne sont que
des variétés d'un seul et même cannibalisme... Tant que la
m i n o r i t é d é v e l o p p é e en d é v o r a n t la vie de g é n é r a t i o n s entières,
se d o u t a i t à peine des raisons de son bien-être ; tant que la
majorité t r a v a i l l a n t n u i t e t j o u r n e se d o u t a i t guère que tout
le p r o f i t d u travail allait à d'autres, les u n s e t les a u t r e s
considéraient cet état de choses c o m m e n a t u r e l , le m o n d e d e
l'anthropophagie pouvait tenir... Le travailleur ne veut plus
p e i n e r p o u r a u t r u i : et v o i l à la fin de l ' a n t h r o p o p h a g i e , v o i l à
le t e r m e d e l ' a r i s t o c r a t i e . L ' o b s t a c l e m a i n t e n a n t c ' e s t q u e les
travailleurs n'ont pas mesuré leurs forces, les paysans restent
en arrière quant à leur instruction. Quand ils s e t e n d r o n t la
main, vous direz adieu à vos loisirs, à votre luxe, à votre
civilisation ; alors cessera l ' e n g l o u t i s s e m e n t d e la m a j o r i t é v o u é e
à f a b r i q u e r p o u r la m i n o r i t é u n e vie de b o n h e u r et d'aisance.
L'idée de l'exploitation de l'homme par l'homme est main-
tenant ruinée ; ruinée parce que personne ne la croit plus
j u s t e » ( 2 5 ) . T o u t a u s s i s i g n i f i c a t i f se r é v è l e ê t r e l ' i t i n é r a i r e d e
Cristina T. Belgioioso, princesse de naissance et par mariage,
q u i m i l i t e à l a « J e u n e I t a l i e », f i n a n c e l ' i n s u r r e c t i o n m a n q u é e
d e B u o n a r o t t i en Savoie en 1831, tient salon à Paris en 1833,
fait donation de t o u s ses biens fonciers, fonde en 1845 la
Gazetta italiana au service de l'indépendance et marche, en
1848, à la tête d ' u n e c o l o n n e d e v o l o n t a i r e s q u i e n t r e r a t r i o m -
p h a l e m e n t à M i l a n . D ' a b o r d d i s c i p l e d e M a z z i n i , elle se r é c o n -
ciliera avec la m a i s o n en Savoie en 1860. Soucieuse de faire

la critique de ses propres erreurs politiques, elle entend en


outre, c o m m e H e r z e n , être un véritable témoin de son époque
et conçoit sa R é v o l u t i o n lombarde, à la manière d'un repor-
tage de style moderne (26).
Le s e c o n d échec que 1848 c o n d u i t à e n r e g i s t r e r est celui des
premières théories socialistes ou socialisantes. A quelques nota-
bles e x c e p t i o n s près, d o n t , p o u r la F r a n c e , celle d e B l a n q u i (27),
(25) De l'autre rive, apud Textes philosophiques choisis, Moscou, 1948,
2 éd., p. 410. Sur Herzen, qui n'a sans doute pas suscité en France
l'intérêt qu'il mérite, voir Raoul Labry, A. Herzen, essai sur la formation
et le développement de ses idées, éd. Bossard, Paris, 1928 ; Michel Mervaud,
Herzen et la pensée allemande, Cahiers du monde russe et soviétique, éd.
Mouton et Cie., janvier-mars, 1964, pp. 32-73 ; ainsi que quelques articles
du volume V (tomes 1 et 2) de l'Histoire du développement scientifique
et culturel de l'humanité, R. Laffont, éd., UNESCO, 1969.
(26) La rivoluzione lombarda del 1848, a cura di Antonio Bandini Buti,
Universale economica n° 33, Milan, 1949.
On sait par ailleurs tout l'intérêt qui s'attache au témoignage de Tocque-
ville, consigné dans ses Souvenirs.
(27) « Quel écueil menace la révolution de demain ? L'écueil où s'est
brisée celle d'hier, la déplorable popularité des bourgeois déguisés en tribuns.
Ledru-Rollin, Louis Blanc, Crémieux, Lamartine, Garnier-Pagès, Dupont
de l'Eure, Flocon, Albert, Arago, Marrast... Liste funèbre, noms sinistres,
écrits en caractères sanglants sur tous les pavés de l'Europe démocratique...»
Blanqui, Avis de février 1851 (cité par R. Garaudy, Les sources françaises
du socialisme scientifique, Editions d'Hier et Aujourd'hui, Paris, 1948).
De son côté A. Herzen note, à propos d'un banquet en octobre 1848, où
se retrouvaient « les aristocrates de la République démocratique... les mem-
bres rouges de l'Assemblée » : « Je les plaignais pour la sincérité de leurs
errements, pour leur bonne foi en des choses irréalisables, pour leurs ar-
dents espoirs aussi purs et aussi vains que l'esprit chevaleresque de Don
ces t h é o r i e s n ' a p p a r a î t r o n t p a s s e u l e m e n t i n a d é q u a t e s f a c e à
l ' é v é n e m e n t , elles s e r o n t i m p u i s s a n t e s à e n a s s i g n e r les causes
p r o f o n d e s . L e c o m p o r t e m e n t des h o m m e s e u x - m ê m e s n e m a n -
que pas d'enseignement : déjà en 1830 les Saint-Simoniens
s'étaient tenus à l'écart et a v a i e n t r e c o m m a n d é à L a f a y e t t e
d ' a s s u m e r la d i c t a t u r e ; C o n s i d é r a n t , plus tard, écrira à Ba-
z a i n e e t à B i s m a r c k ; P . L e r o u x se t i e n t à l ' é c a r t des m o u v e -
m e n t s d e 1 8 4 8 , C a b e t n e p a r v i e n t p a s à se f a i r e é l i r e . . . A i n s i
les r é v o l u t i o n s , q u i p a r a i s s a i e n t d e v o i r o f f r i r u n t e r r a i n d ' a p -
plication p r a t i q u e a u x doctrines qui, en large p a r t , objective-
m e n t s i n o n s u b j e c t i v e m e n t , les a p p e l a i e n t , à t r a v e r s d e p e r t i -
nentes e t s o u v e n t décisives critiques d e la société existante,
les r é v o l u t i o n s d é n o n ç a i e n t les d o c t r i n e s et, p a s s a n t o u t r e à
leurs v œ u x de réformes, m o n t r a i e n t que de nouvelles c o n t r a -
d i c t i o n s s ' é t a i e n t s u b s t i t u é e s a u x a n c i e n n e s ; q u ' i l f a l l a i t les
p e n s e r p o u r a g i r s u r elles. C e s e r a l ' œ u v r e d e M a r x et d ' E n -
gels. M a i s les l e ç o n s q u i r e n d r o n t p o s s i b l e d ' é l a b o r a t i o n d ' u n
s o c i a l i s m e d é l i v r é d e l ' u t o p i e , d u r o m a n t i s m e o u des v u e s
idéalistes, c'est-à-dire, en p r o p r e s termes, d ' u n socialisme scien-
t i f i q u e , s o i t : a d é q u a t a u p r o c è s réel, ces leçons i m p r è g n e n t
d é j à les m e i l l e u r e s c e r v e l l e s , celles e n p a r t i c u l i e r des h i s t o r i e n s
f r a n ç a i s , c o m m e v e r r a P l é k h a n o v ( 2 8 ) , c a r elles s o n t d e l ' a i r
d u t e m p s . S o u s les d i v e r s e s c o n j o n c t u r e s n a t i o n a l e s , q u i t a n t ô t
les o p a c i f i e n t e t t a n t ô t les r é v è l e n t , elles s i g n a l e n t , a u sens
d ' u n i n d e x p o i n t é , q u e les b o u r g e o i s i e s o n t g é n é r a l e m e n t cessé
d e v é h i c u l e r le p r o c e s s u s r é v o l u t i o n n a i r e , q u e les p r o l é t a r i a t s
g é n é r a l e m e n t a s s u r e n t le r e l a i . L a t h é o r i e d e ces i n d i c e s r e s t e
à f o n d e r . E l l e i r a d ' a u t a n t m o i n s d e soi q u e les b o u r g e o i s i e s ,
d a n s les d i f f é r e n t s c o n t e x t e s n a t i o n a u x , a u r o n t v i s a g e s p e u
s e m b l a b l e s , q u e les p r o l é t a r i a t s s e r o n t f a i b l e s o u f o r t s q u a n t
à leur masse numérique, leur idéologie ou leur combattivité ;
les p l u r i e l s e u x - m ê m e s , q u i les d é s i g n e n t , c o n n o t e n t b i e n des
p r o b l è m e s , des n a t i o n a l i s m e s d e c o n s e r v a t i o n o u d e p r o g r è s

Q u i c h o t t e . . . La R é p u b l i q u e , telle qu'ils la comprennent, est u n e pensée


abstraite et irréalisable, le fruit de réflexions théoriques, l'apothéose du
système p o l i t i q u e existant, la transfiguration de ce q u i est ; leur république
est u n dernier songe, u n délire poétique d u vieux m o n d e » (op. cit., p. 403 ;
c'est H e r z e n q u i sousigne).
(28) V o i r Essais sur l'histoire d u matérialisme, où Plékhanov insiste sur
les travaux de Guizot, M i g n e t ou Taine, apud Œuvres philosophiques, éd.
d u Progrès, Moscou, t. II, p. 9 et suivantes.
Rappelons, p a r ailleurs, ce q u e M a r x écrivait à Joseph W e y d e m e y e r le
5 mars 1852 : « . . . E n f i n si j'étais toi, je ferais r e m a r q u e r à MM. les dé-
mocrates en général qu'ils feraient mieux de se familialiser eux-mêmes avec
la littérature bourgeoise avant de se permettre d'aboyer contre ce q u i en
est le contraire. Ces messieurs devraient p a r exemple étudier les ouvrages
de Thierry, Guizot, J o h n W a d e , e t c . . . , et acquérir quelques lumières sur
« l'histoire des classes » dans le passé » (Marx/Engels, Correspondance, t. III,
E.S., Paris, 1972, L. 36, p. 78).
aux projets d'internationalisme, vite apparus, sinon réalisés,
c o m m e seuls a d é q u a t s à la c o n t r a d i c t i o n f o n d a m e n t a l e d u m o d e
de production. Les paysanneries, de surcroît, ne pèsent-elles
pas de tout leur poids, qui p a r f o i s les i n c l i n e vers les forces
traditionnelles, vivantes/survivantes des féodalités, parfois les
e n t r a î n e v e r s les s o l u t i o n s b o u r g e o i s e s , démocratiques ou césa-
ristes, qui fascinent leur désespérance ? L'anarchisme, dans la
m u l t i p l i c i t é d e ses e x p r e s s i o n s , des c o r p o r a t i s t e s a u x violentes,
n'apparaît-il pas, pour longtemps, comme la parole la m i e u x
adhérente aux apparences les p l u s visibles du vécu ?
Ici e n c o r e 1848 fait date : celle-là même du Manifeste du
parti communiste dont la lecture aujourd'hui (en 1972) n'est
pas achevée (29).
Notre détour n'a-t-il pas été trop long ? N'eût-il pas été
plus court, plutôt, de n ' a v o i r pas é t é si c o u r t , comme aurait
dit l'abbé Terrasson, goûté de K a n t (30) ? Mais était-ce vrai-
ment un « détour » ce cheminement, puisqu'il nous vouait à
t r a v e r s t a n t de voies d é j à t a n t p a r c o u r u e s , à m a n q u e r le t r a c é
de la nôtre et sa nécessité, pour notre discours, à défaut de
son originalité ? Q u e nous ne le pensions pas n'établit rien
d ' a u t r e q u e ce d i f f é r é d e la p r e u v e o ù n o u s a l l o n s n o u s e n g a g e r .
Revenons, c a r il e n e s t t e m p s , semble-t-il, à l'Allemagne et à
ses h é r o s / h é r a u t s (que l'on nous p a r d o n n e !), dont nous con-
sidérons, en dépit des a p p a r e n c e s , que nous ne les a v o n s pas
quitté de n'avoir eu d'autre préoccupation, dans le monté
l a b o r i e u x d e ce d é c o r , q u e d ' a n n o n c e r l e u r a p p r o c h e .

(29) Signes, français, les plus récents, en cette année, les rééditions en
bilingue parues chez Aubier et aux Editions Sociales.
(30) Critique de la raison pure, trad. Tremesaygues et Pacaud, P.U.F.,
Paris, 1950, Préface à la première édition, p. 9.
II. La «triarchie»

La typologie que nous avons esquissée nous a mis en pré-


sence de trois « modèles ». Nous savons qu'ils ont une exis-
tence dans la réalité ; c'est un premier point. Mais ils ont
aussi une existence dans la conscience ; c'est le second point
que nous avons à considérer ici. Il va nous conduire au centre
de quelques réflexions importantes chez Marx et Engels, mais
qui ne leur sont pas propres, que, jeunes, ils ont trouvées
devant eux. C'est dire que la conscience en question est alle-
mande et qu'elle a une histoire.
Nos trois paradigmes, avant même de faire l'objet d'un
premier essai de théorisation dans la Triarchie européenne de
Moses Hess (31), tirent leur origine des préoccupations poli-
tiques de la gauche allemande. Sous l'effet des mesures de
plus en plus réactionnaires prises par Frédéric-Guillaume IV,
l'opposition durcit ses exigences en faveur de la liberté de la
presse et de l'instauration d'un régime constitutionnel. La lutte
contre la réaction prussienne ne s'accompagne nullement d'une
dénonciation du leadership de la Prusse en Allemagne, elle
tend au contraire à engager l'Etat prussien dans la politique
libérale qui paraît seule conforme aux intérêts de l'Allemagne.
Elle ne craint pas, dans cette perspective, de prendre le contre-
pied de la campagne de nationalisme francophobe qui se
développe à la suite de la Convention de Londres, dont la
conclusion passée entre l'Angleterre, la Russie, l'Autriche et
la Prusse, en juillet 1840, aboutissait à reconstituer la Sainte
Alliance contre la France. Le ton avait été donné par les
Lettres de Paris de L. Borne et La situation en France (Fran-
(31) Die europäische Triarchie, Leipzig, O. Wigand, 1841. Voir Auguste
Cornu auquel notre analyse est ici largement redevable : Karl Marx et
Friedrich Engels, tome 1 Les années d'enfance et de jeunesse / la gauche
hegelienne, P.U.F., Paris, 1955, p. 230 et suivantes.
zösische Zustände) de H. Heine. A. Ruge, dans ses Annales
de Halle avait pris position, avant même la signature de la
Convention, contre l'orientation éventuelle de la Prusse vers
l'Autriche et la Russie ; il écrivait : « La Russie, l'Autriche et
la Prusse s'élèvent contre la tendance historique de l'Europe
romane et germanique et contre les formes libres d'Etat que
celle-ci veut créer et il y aurait certainement suprématie de
leur côté, si la Prusse n'était pas si profondément enracinée
dans le germanisme et empêchée, par là-même, de s'opposer
à la longue à cette tendance. Plus la France devient libre,
plus il devient nécessaire pour l'Allemagne et la Prusse de
ne pas rester en arrière... Ce n'est qu'en réalisant toutes les
conséquences du protestantisme et aussi du constitutionnalis-
me... que la Prusse pourra, avec l'Allemagne, accomplir sa
haute mission historique et réaliser pleinement le concept de
l'Etat absolu » (32). Laissons de côté l'argumentation de Ruge,
courante à l'époque, et son hégélianisme ; retenons l'idée
d'une détermination nécessaire de la Prusse, et de l'Allemagne,
à partir du « modèle » français, en ce qu'elle souligne le fait
que l'Allemagne se trouve bien à la croisée des chemins et
qu'elle peut hésiter entre divers possibles : entre France et
Autriche-Russie, entre Ouest et Est, entre capitalisme et féo-
dalité, entre gauche et droite. Le peut-elle vraiment ? L'épo-
que au moins, au travers de ses batailles idéologiques et de
la politique même de la monarchie prussienne, a cette illusion,
— qui n'est pas si mal fondée.
Moses Hess, dès 1837, avait, en termes lyriques, développé
le thème de la complémentarité franco-allemande, déjà qua-
lifiée par lui de synthèse du spirituel et du politique (33).
Cet autodidacte, nourri à la fois de philosophie classique (Spi-
noza, Rousseau, Hegel) et de doctrines socialistes (Babeuf,
Saint-Simon, Fourier) sera l'ami de Marx et le premier des
Jeunes hegeliens à se proclamer communiste. Il écrit sa Triar-
chie en réponse précisément à un ouvrage anonyme intitulé
la Pentarchie européenne, qui proposait un partage de l'Europe

(32) Cité par A. Cornu, op. cit., p. 235.


(33) L'ouvrage s'intitulait Die heilige Geschichte der Menschheit von
einem Jünger Spinozas (Stuttgart) ; Hess écrivait notamment ceci : « Au
cœur de l'Europe sera fondée la Nouvelle Jérusalem. L'Allemagne et la
France sont les deux points extrêmes de l'Orient et de l'Occident, c 'est
de leur contact que naîtra le fruit divin. Le caractère des Français est
opposé à celui des Allemands... L'Allemagne était et reste le pays des
grandes luttes spirituelles, la France est celui des grandes révolutions poli-
tiques. C'est pourquoi nous disons : de la France, le pays des combats po-
litiques, viendra un jour la vraie politique, de même que de l'Allemagne
viendra la vraie religion. De leur union naîtra la Nouvelle Jérusalem »
(pp. 308 et 310 ; cité par A. Cornu, ibid., p. 237).
donnant la suprématie à l'Autriche et à la Russie (34). Dé-
canté des surcharges imputables à l'excessive imagination de
son auteur, l'argument de la Triarchie est le suivant : l'Alle-
magne tient ses titres paradigmatiques de la Réforme dont la
philosophie, en particulier celle de Hegel, a poursuivi l'œuvre ;
la France doit les siens à la Révolution bourgeoise qui, accom-
plissant, elle aussi, la Réforme, a émancipé les mœurs et pas
seulement les esprits. La Révolution française toutefois n'est
pas allée jusqu'à la complète émancipation sociale ; celle-là
ne pourra être atteinte que dans le pays où « l'opposition entre
le paupérisme et l'aristocratie de l'argent » est à son maximum
d'acuité, à savoir l'Angleterre. Aussi bien cette dernière repré-
sente-t-elle la synthèse idéale entre l'Allemagne, trop idéaliste,
et la France, trop matérialiste (35). Malgré l'utopisme de cer-
tains de ses développements, le livre de Hess avait, comme le
remarque A. Cornu, « le mérite de mettre au premier plan le
problème social généralement passé sous silence par les Jeunes
Hegeliens et de lui donner une solution plus concrète. Il con-
stituait, en quelque sorte, une synthèse des conceptions commu-
nistes et établissait, après le livre de Cieszkowski (36), une
première liaison entre le mouvement de la gauche hegelienne
et les doctrines socialistes et communistes françaises » (37).
Pour notre typologie retenons les traits suivants :
Angleterre : l'économie (révolution sociale, — à accomplir)
France : la politique (révolution politique, — celle de 1789)
Allemagne : la philosophie (révolution intellectuelle — celle
de la Réforme)
Cette « triarchie », pour garder le terme de Hess, ne nous
a certes pas livré toutes ses implications : elle ne fait que com-
mencer son histoire. Laquelle, à bien des égards, se confond
avec celle de Marx et Engels, dès le départ de leur carrière.
F. Engels fut le premier à faire référence à ce trinôme, sinon
à Hess qu'il avait rencontré en octobre 1842 et qui se vantera
de l'avoir « entièrement converti au communisme » (38). Il le
fait dès ses Lettres de Londres, publiées de mai à juin 1843
(34) Die europäische Pentarchie, Leipzig, O. Wigand, 1841, était de
Goldmann ; cf. A. Cornu, op. cit., p. 239.
(35) A. Cornu, op. cit., p. 240.
(36) Il s'agit de Prolegomena zur Historiosophie, paru à Berlin en 1838 ;
dans cet ouvrage, A. von Cieszkowski opposait à l'hegelianisme les principes
d'une philosophie « de l'action » qui emploierait la connaissance des lois
de l'histoire, non pas à des fins de spéculation, mais bien de transformation
du monde. Les Prolégomènes viennent de faire l'objet d'une traduction
française, due à Michel Jacob, aux éditions Champ Libre.
(37) A. Cornu, op. cit., p. 241.
(38) Lettre de Moses Hess du 19 juillet 1843, citée par A. Cornu dans
Moses Hess et la gauche hegelienne, Alcan, Paris, 1934, p. 65.
dans le Schweizerischer Republikaner (39). Traitant de la
situation en Angleterre et du mouvement des idées, tout par-
ticulièrement dans les milieux socialistes, il dégage déjà quel-
ques traits propres à ce pays, tel « l'Angleterre est la patrie
de l'économie politique » (40), et établit des comparaisons avec
la France et l'Allemagne : « les socialistes anglais sont, et de
loin, considérablement plus systématiques (grundsätzlicher) et
plus pratiques que les socialistes français » (41) ; « Ici, tout est
vie et continuité, base solide et action, ici tout prend forme
extérieurement ; alors que nous croyons savoir quelque chose
quand nous avons avalé le fade et misérable livre de Stein,
ou être quelqu'un quand nous exprimons ça et là une opinion
parfumée à l'eau de rose » (42). Les articles du New moral
world, de novembre 1843, sous le titre général de Progrès de
la réforme sociale sur le continent, sont encore plus signifi-
catifs. Engels, pour l'information des socialistes anglais d'une
part, des socialistes allemands d'autre part, y reprend com-
plètement à son compte l'idée triarchique, qu'il oriente, débar-
rassée de toute allusion mystique, ouvertement vers des pers-
pectives politiques de caractère déjà internationaliste. Ayant
assuré, — sans doute avec quelque optimisme juvénile — que
« les trois grands pays civilisés d'Europe — Angleterre, France,
Allemagne — en sont tous arrivés à la conclusion qu'une révo-
lution complète des rapports sociaux, basée sur la commu-
nauté de propriété, est maintenant une nécessité urgente et
inévitable » (43), il précise : « Il doit pourtant apparaître
désirable que les trois nations se comprennent réciproquement
et qu'elles sachent jusqu'à quel point elles se ressemblent, à
partir de quel point elles diffèrent : car il doit y avoir aussi
des différences, étant donnée la diversité d'origine pour cha-
cun des trois pays, dans la doctrine du communisme. Les
Anglais sont venus à cette conclusion pratiquement, par l'ac-
croissement rapide de la misère, de la démoralisation et du
paupérisme dans leur propre pays. Les Français politiquement,
à partir d'une première exigence de liberté et d'égalité politi-
ques ; trouvant celles-ci insuffisantes et adjoignant la liberté
sociale et l'égalité sociale à leurs revendications politiques. Les
Allemands sont devenus communistes philosophiquement, en
raisonnant sur les premiers principes... La grande affaire est
(39) Briefe aus London : quatre lettres ; cf. MEW, t. 1 ; des extraits
de la I et de la I I I lettre ont été traduits en français dans l'ouvrage
de Henri Desroche, Socialismes et sociologie religieuse, Cujas, Paris, 1965,
p. 253 et suiv.
(40) MEW, t. 1, p. 469.
(41) Ibid., p. 473.
(42) Ibid., p. 477.
(43) Fortschritte der Sozialreform auf dem Kontinent, MEW, t. 1, p. 480;
trad. fçse in Desroche, op. cit., p. 261.
qu'ils arrivent à se connaître : cela une fois obtenu, je suis
certain que tous feront les meilleurs v œ u x p o u r le succès de
leurs frères communistes étrangers » (44). Dans ses articles
p o u r le Vorwärts, de 1844, Engels écrira, encore plus nette-
ment s'il se peut : « Que l'Allemagne, la France et l'Angle-
terre sont les trois puissances dirigeantes de l'histoire actuelle,
je me permets de le tenir p o u r acquis » (45).
Dans la voie ainsi indiquée et parallèlement aux préoccu-
pations de F. Engels, les Annales franco-allemandes v o n t
représenter un commencement de réalisation pratique. L'idée
d'une alliance entre la France et l'Allemagne s'était imposée,
depuis plusieurs années, outre Rhin, aux meilleurs esprits de
la gauche radicalisante. P a r les divers canaux de la littérature,
de la critique politique ou de la philosophie, un projet voyait
le jour qui paraissait susceptible de provoquer le rassemblement
de forces éparses dans les deux pays. Si A r n o l d Ruge en fut
l'organisateur, chargé qu'il était à la fois de l'édition, du finan-
cement et de la recherche de collaborations, M a r x en fut
l'inspirateur et le m a î t r e d'œuvre. Le titre lui-même de la
revue lui fut sans doute suggéré p a r la lecture des Thèses
provisoires p o u r une philosophie de l'avenir de Feuerbach (46)
que Ruge avait publiées dans ses A n e k d o t a au début de 1843.
Feuerbach écrivait dans sa Thèse 47 : « P o u r être, faire un
avec la vie et l'homme, le philosophe doit être de sang gallo-
germanique (...). Il suffit de faire de la mère une Française
et du père un Allemand. L'inspiration du coeur (principe
féminin, sens du sensible, siège du matérialisme est française)
l'inspiration de la tête (principe masculin, siège de l'idéalisme)
est allemande » (47). Or, il n'est pas indifférent de noter que
c'est dans la lettre qu'il adresse à Ruge, en réponse à son
envoi des A n e k d o t a , que M a r x précise : « Les aphorismes de
Feuerbach n ' o n t qu'un tort à mes yeux : ils renvoient trop à
la nature et trop peu à la politique. C'est p o u r t a n t la seule
alliance qui peut permettre à la philosophie d'aujourd'hui de
devenir vérité. Mais il en ira bel et bien comme au X V I è m e
siècle, où aux enthousiastes de la nature correspondait une
autre série d'enthousiastes de la politique » (48). Car, eu égard
(44) Fortschritte..., MEW, t. I, pp. 480-481; c est Engels qui souligne.
(45) Die Lage Englands, I (Vorwärts !, n° 70. 31 août 1844), in MEW,
t. I, p. 552 ; trad. in Desroche, op. cit., p. 277.
(46) Cf. Emile Bottigelli, Les « Annales franco -allemandes » et l' opinion
française, apud La Pensée, n° 110, août 1963, p. 52.
A. Cornu a retracé l'histoire de la revue dans un chapitre du t. II de
son K. Marx et F. Engels, P.U.F., Paris, 1958, ch. III.
(47) L. Feuerbach, Manifestes philosophiques, trad. L. Althusser, P.U.F.,
Paris, 1960, p. 117 ; cf. E. Bottigelli, art. cit.
(48) Lettre de Marx à Arnold Ruge du 13 mars 1843 ; MEW, t. 27,
p. 417 ; trad. fçse, Correspondance Marx/Engels, E.S., Paris, 1971, t. 1,
pp. 289-290.
à n o s « m o d è l e s », u n n o u v e l é l é m e n t a p p a r a î t , a v e c les A n -
nales, q u i c o n s i s t e à f a i r e lire sous l a c o m p l é m e n t a r i t é A l l e -
m a g n e / F r a n c e ( A n g l e t e r r e ) la r e l a t i o n plus essentielle e n t r e
p o l i t i q u e et p h i l o s o p h i e , e n t r e p r a t i q u e e t t h é o r i e . S a f i n a l i t é
qui n'exprime pas seulement un tournant, que nous retrouve-
rons chez M a r x , préside aux n o m b r e u x contacts qui sont pris
a l o r s , a v e c M o s e s H e s s , le p r o m o t e u r d e l a t r i a r c h i e , a v e c
E n g e l s , H e r w e g h , B a k o u n i n e ; a v e c le m a î t r e F e u e r b a c h ( 4 9 ) ;
et, d u c ô t é f r a n ç a i s , a v e c C a b e t , F l o r a T r i s t a n , P . L e r o u x ,
Louis Blanc, L a m e n n a i s , D é z a m y , L a m a r t i n e , C o n s i d é r a n t (50).
M a r x , p e u a v a n t d e se c o n s a c r e r a u x A n n a l e s , n ' a v a i t - i l p a s
a c c u m u l é le m a t é r i a u p o u r é c r i r e u n e h i s t o i r e d e la C o n v e n -
tion (51) ?
L ' e s p a c e d u m a r x i s m e , — sa p r e m i è r e g é o g r a p h i e — , n ' e s t -
il p a s c i r c o n s c r i t p a r les t r o i s p a y s ? E n g e l s se r e n d à M a n -
c h e s t e r en n o v e m b r e 1 8 4 2 ; M a r x s ' i n s t a l l e à P a r i s e n o c t o b r e
1843 ; tous d e u x ensemble passent u n e p a r t i e de l'été de 1845
en A n g l e t e r r e et, à l a f i n d e l a m ê m e a n n é e , M a r x r e n o n c e à
la n a t i o n a l i t é p r u s s i e n n e ( 5 2 ) .
L a r é f é r e n c e a u t r i n ô n e n e se l i m i t e p a s à la p é r i o d e d e
f o r m a t i o n des d e u x a m i s . A u c o n t r a i r e , u n e fois d é f i n i t i v e m e n t
d é p o u i l l é e des c o n s i d é r a t i o n s r o m a n t i q u e s et des m é t a p h o r e s
q u i l ' e n g l u a i e n t e n c o r e d a n s la c o n s c i e n c e d ' u n F e u e r b a c h ( 5 3 ) ,
elle est p r o m u e a u r a n g d e p r i n c i p e a c t i f d a n s la r é a l i t é h i s -
t o r i q u e e l l e - m ê m e a v e c l a L i g u e des J u s t e s , p u i s des C o m m u -

(49) Marx écrira à Feuerbach, le 3 octobre 1843 : « Vous êtes l'un des
premiers auteurs à avoir exprimé la nécessité d'une alliance scientifique
franco-allemande. C'est pourquoi vous serez certainement aussi l'un des
premiers à soutenir une entreprise qui s'est fixé pour but la réalisation de
cette alliance. Nous nous proposons en effet de faire paraître conjointe-
ment des travaux allemands et français. Les meilleurs auteurs parisiens
ont donné leur accord. Toute contribution de votre part sera la bienve-
nue... » (MEW, t. 27, p. 419; Correspondance..., éd. cit., p. 301).
(50) Malgré les efforts déployés par Ruge et Fröbel, auxquels encourage-
ments et promesses furent prodigués, ces contacts n'aboutiront pas et les
Annales n'auront que des collaborateurs allemands ; voir E. Bottigelli,
art. cit., qui, en se référant aux textes des Français, conclut (p. 62) : « La
réalité politique française que trouvaient les animateurs des futures Annales
franco-allemandes était loin de ressembler à la noble image qu'ils s'en
étaient faite. On se réclamait à gauche de l'esprit de la Révolution, mais
c'était pour condamner les « excès » et prôner un nationalisme que n'aurait
pas renié le parti légitimiste. Déjà l'étroitesse des conceptions était mas-
quée par l'emphase des mots. C'était, en germe, toutes les insuffisances
et l'impuissance de la Révolution de 1848. »
Sur l'attitude des Français, cf. aussi A. Cornu, t. II, cité, p. 246 et
suivantes.
(51) Sur ce point, cf. Auguste Cornu, Karl Marx et la révolution française
(1841-1845) apud La Pensée, n° 81, sept.-oct. 1958, pp. 63 et 66.
(52) Lettre de Marx au premier bourgmestre Görtz, à Trèves, du 10
novembre 1845 ; MEW, t. 27, p. 603 ; Correspondance, éd. cit., t. I, p. 375.
La renonciation interviendra le 1 décembre de la même année.
(53) Voir Thèse 47, citée supra.
nistes, d'abord, avec l'Association Internationale des Travail-
leurs ensuite ; de l'utopie à l'organisation internationale, elle
va lier en faisceau les meilleurs apports, intellectuels et pra-
tiques, du socialisme européen et en faire la seule médecine
adéquate aux maux engendrés par le développement du capi-
talisme et si confusément appréciés avant la parution du
Manifeste. Disons, avec plus de rigueur, que l'ancienne vision
trinitaire, parce qu'elle était un juste reflet de la situation his-
torique, permettra à Marx et Engels, en dégageant le concept
de société bourgeoise, de parvenir jusqu'à l'essence proprement
théorique (54) de cette situation. Il s'agira d'une révolution,
dont tous les effets devront être mesurés.
Mais revenons à l'histoire qui nous occupe ici.
Avec Engels, tout particulièrement, puisqu'il se chargera, en
diverses occasions, d'exposer au mouvement ouvrier les fonde-
ments du marxisme, la référence à la trilogie sera évoquée
pour marquer les étapes d'une genèse. Ce sera le cas dans
l'Introduction de l'Anti-Dühring (55), où Engels analyse suc-
cessivement les premières formes de la pensée socialiste, fran-
çaises, anglaises et allemandes, la philosophie allemande, spé-
cialement hegelienne, et le mouvement ouvrier (insurrection de
Lyon, chartisme), et montre leur convergence dans l'instaura-
tion du socialisme scientifique. Dans Ludwig Feuerbach et la
fin de la philosophie classique allemande, si l'accent est mis en
priorité sur l'itinéraire philosophique du marxisme, ce dernier
n'en est pas moins sous-tendu par de nombreuses allusions à
la France et à l'Angleterre, tant ce qui concerne la situation
économique et sociale que les productions intellectuelles (56).
Après Engels, toute une tradition se réfèrera à cette triple
détermination. Elle est inaugurée, dès les années 90 du siècle
dernier, par Antonio Labriola et Georges Plekhanov qui, à
travers des ouvrages à la fois didactiques et polémiques, se
font les propagateurs du marxisme. L'un et l'autre, afin de
(54) Voir la lettre, déjà citée, du 3 oct. 1843, à Feuerbach, où Marx
évoque, en parlant des Annales, une « wissenschaftlichen Alliance » (sou-
ligné par nous, G.L.).
(55) Chapitre premier, Généralités; MEW, t. 20, pp. 16 à 26; trad.
frçse de E. Bottigelli, E.S., Paris, 1950, pp. 49 à 58.
(56) « Depuis le triomphe de la grande industrie, c'est-à-dire depuis les
traités de paix de 1815, ce n'est plus un secret pour personne en Angleterre
que toute la lutte politique y tournait autour des prétentions à la domina-
tion de deux classes : l'aristocratie foncière (landed aristocracy) et la bour-
geoisie (middle class). En France, c'est avec le retour des Bourbons qu'on
prit conscience du même fait ; les historiens de la Restauration, de Thierry
à Guizot, Mignet et Thiers, l'indiquent partout comme étant la clé qui
permet de comprendre toute l'histoire de la France depuis le moyen-âge
(...). Les liens féodaux furent brisés, en Angleterre progressivement, en
France d'un seul coup, en Allemagne on n'en est pas encore venu à bout. »
(MEW, t. 21, pp. 299 et 300 ; trad. fçse in Marx/Engels, Etudes philo-
sophiques, E.S., Paris, 1961, pp. 51 et 52).
le s t a t u t marxiste
de la
philosophie
Georges Labica

La philosophie dans son rapport au marxisme : le matérialisme


historique est-il l'évacuation de la philosophie comme spécula-
tion idéaliste ? Lui reste-t-il une place, aussi petite fût-elle ?
La philosophie est-elle une forme particulière ou peut-être la
forme privilégiée de ce que l'on appelle idéologie ? Doit-elle
alors disparaître à tout jamais ?
Marx et Engels, dont le travail commun est plus connu (c'est
aussi pourquoi il l'est mal), ont-ils toujours eu, sur cette ques-
tion, la même position, les mêmes évaluations ? Leur chemine-
ment vers l'élaboration d'une science radicalement nouvelle et
révolutionnaire, le matérialisme historique, exige une sortie
(Ausgang) tout aussi radicale de la philosophie. Le travail de
G. Labica suit pas à pas ce va-et-vient de la philosophie à ce
qui n'est pas elle.
Tous les hommes doivent-ils être philosophes, au sens où l'en-
tend Gramsci ?
En somme la philosophie avec de multiples points d'interroga-
tion, au travers de Feuerbach, Hegel et Lénine. C'est une ge-
nèse extraordinaire de la formation de la pensée marxiste ;
cheminements, traversées, ruptures à l'intérieur/extérieur du
grand théâtre de la philosophie allemande qui figure en sa
diversité toute philosophie possible.
Le titre même, « statut marxiste de la philosophie » (et non
statut de la philosophie marxiste) implique la démonstration qui
est faite : pour un marxiste, pas de philosophie.

collection

dialectiques
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