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net/publication/312495653
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Jean Rivelois
Institute of Research for Development
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Petit atlas historique des grands empires (juin 2016) View project
"Pour des raisons de sécurité, il est interdit de...". Normes, arrangements et transgressions. View project
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Ils sont au fondement des relations entre acteurs nationaux ou entre nations ; ils
reflètent les rapports entre acteurs de pouvoir et acteurs en charge de la domination sociale,
ainsi que les interactions entre acteurs du centre politique et acteurs de la marge. Les systèmes
politiques actualisent les différents modèles d'Etats qui leur servent de référence ainsi que les
conditions d'intégration des hommes à leurs nations et d'ancrage de celles-ci au monde à
travers les relations internationales. Le passage entre modèles d'Etats et systèmes politiques
sera opéré en faisant dériver ces derniers de deux autres types de systèmes collectifs : les
systèmes de gouvernement et les systèmes de représentation.
1
En Asie, où les systèmes monarchiques sont nombreux (Bhoutan, Thaïlande, Malaisie, Brunei), il faut signaler
les cas du Bhoutan, passé de la monarchie absolue à la monarchie constitutionnelle démocratique en 2005, du
Népal où le souverain a été déposé en 2008 et de la Malaisie où un système original accorde un mandat tournant
de cinq ans aux neuf souverains héréditaires (les sultans) des différents Etats de la fédération.
2
La planification administrative conduit à un contrôle centralisé de la société, qu'un parti unique ou dominant est
le plus capable d'assurer ; ce faisant, elle favorise une appropriation quasi patrimoniale des institutions et des
moyens de production par le noyau dirigeant de la société.
3
C'est ainsi, par exemple que les lois, traités et réglementations internationales débordent les frontières
nationales et transcendent les prises de décision des pouvoirs du niveau étatique national, d'autres médiations
institutionnelles apparaissant qui contraignent l'Etat-nation à l'intérieur de ses frontières (FMI, Banque mondiale,
OMC, OCDE, mais également les médiations sociales transnationales comme les ONG ou le courant anti-
2
mondialisation libérale qui peut être interprété comme une transposition au niveau global de l'Etat-social).
4
C'est ainsi que Hegel, dans sa Philosophie du droit (1821, Paris, Vrin, 1975), développera le concept de
« souveraineté organique », attribuant à celle-ci une conception fonctionnelle fondée sur la division des pouvoirs
mise au service de l'encadrement de la société civile par l'Etat ainsi que sur le primat du politique sur le
théologique à travers la définition de la religion privée, du civisme, de la morale sociale et d'une opinion
publique contrôlée par les fonctionnaires.
5
C'est ainsi que, pour Machiavel, la corruption est considérée comme un des éléments servant à renforcer le
pouvoir politique, par delà toute morale puisque la conservation et la grandeur de l'Etat légitiment tous les
procédés utilisés pour y parvenir, ce qui explique pourquoi « un prince est souvent contraint, pour maintenir ses
Etats, d'agir contre sa parole, contre la charité, contre l'humanité, contre la religion. Il doit se tenir prêt à
tourner selon que les vents de la fortune et la variation des choses lui commandent, à ne pas s'éloigner du bien,
s'il peut, mais à savoir céder au mal s'il y a nécessité » (Machiavel, Le Prince, Paris, Ed. Seghers, 1972, p. 145).
6
Cf. Bodin (J.), Les Six Livres de la République (1576), Paris, Fayard, 1986.
3
7
Concernant le rapport entre Etat et souveraineté, Michel Senellart souligne, à l'issue
de son analyse de l'évolution du concept de gouvernement, que "la souveraineté est [devenue]
-
seule nécessité de le conserver... [On passe ainsi] d'une conception finaliste à une conception
purement fonctionnelle du gouvernement". C'est en effet au tournant des XVIe et XVIIe
siècles, entre Machiavel et Hobbes, qu'on est passé d'une conception qui identifiait le
gouvernement et l'Etat à une dissociation entre l'activité gouvernementale (la conduite des
affaires de l'Etat) et la souveraineté. Dès lors fut privilégié l'exercice du pouvoir (la technique
de gouverner), pour finalement, au début du XVIIIe (Rousseau avec la théorie de la volonté
générale dénonçant la duplicité du corps politique et du gouvernement par rapport à la volonté
souveraine dont l'Etat est l'expression, ainsi que Montesquieu avec la séparation des
pouvoirs), réduire le gouvernement à l'autorité publique qui impose le respect d'un ordre
8
juridique .
Au XIXe siècle (avec Saint-Simon qui rêve d'une technique neutre et toute puissante, à
l'écart des passions, des intérêts sociaux et des antagonismes politiques, ainsi qu'avec Marx
pour qui la société économique est plus importante que l'Etat dont elle détermine le
fonctionnement), mais surtout au début du XXe siècle, avec le développement de la
rationalisation bureaucratique (Weber), le politique comme instance décisionnelle s'effacera
dans un dispositif administratif et impersonnel jusqu'à être réduit à une pratique économique,
au sens large, c'est-à-dire à l'administration des personnes et des biens. Ce processus se
prolongera, à la fin du XXe siècle, par une autonomisation croissante du théologique et de
l'économique par rapport à la régulation politique, par le rejet du corporatisme (l'intervention
du politique sur le social à travers la création de syndicats qui soutiennent davantage le
pouvoir d'Etat que les revendications de leurs bases et dont les dirigeants sont mus par le
profit personnel et l'obtention de privilèges de la part du pouvoir) et la lutte contre tout
mouvement démocratique (les mobilisations contre le chômage, la critique écologique de la
croissance et du "tout industriel", les luttes des femmes pour l'égalité, les mouvements
antiracistes et antifascistes, les manifestations pour le droit au logement...) et par l'imposition
des méthodes liées à l'expertise technique (les lois de la compétitivité, les impératifs de la
flexibilité, la soumission du social aux critères monétaires, la soumission du politique étatique
au marché et aux organismes internationaux de financement) et du lobbying (réduction du
social à l'intervention politique de groupes de pression entrepreneuriaux, c'est-à-dire
appropriation du social par l'économique et privatisation du politique par l'économique).
7
Cf. Senellart (M.), Les arts de gouverner, Paris, Ed. Le Seuil, Coll. Des Travaux, 1995, p. 30.
8
Dans cette perspective, la corruption est dès lors vue comme un facteur qui, s'opposant aux lois, mine les
principes du gouvernement car les affaires de l'Etat doivent être régies par « l'esprit des lois » ; chaque type de
régime peut être touché par la corruption : le despotisme (où un seul homme gouverne, sans autres règles que
celles produites par ses caprices et sa volonté) lorsque le despote cesse d'inspirer la crainte à ses sujets, la
monarchie (où un seul homme gouverne par des lois fixes et établies) dès que l'honneur s'affaiblit, et la
République (où le souverain est soit le peuple dans une démocratie, soit une partie du peuple dans une
oligarchie) quand la vertu disparaît.
4
9
La main invisible est une expression forgée par Adam Smith qui désigne la théorie selon laquelle l'ensemble des
actions individuelles des acteurs économiques, guidées uniquement par l'intérêt personnel de chacun contribuent à la
richesse et au bien commun. Cf. Smith (Adam), Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations,
Livre IV, ch. 2, 1776, Ed. Flammarion, 1991, tome II p. 42-43.
5
qui, s'opposant aux partisans de la rationalité des marchés et du retrait de l'Etat pour assurer
l'équilibre sans contrainte régulatrice, ont prôné la nécessité du retour de l'Etat10.
La théorie de la régulation s'oppose à la théorie néoclassique qui a été créée dans les
années 1870 à partir des travaux de Léon Walras et de Carl Menger. L'école néoclassique,
encore appelée école marginaliste, rejettent l'interprétation des économistes classiques
(inspirés par Smith et Ricardo), selon laquelle la valeur d'un objet dépend de la quantité de
travail nécessaire à sa fabrication (théorie de la valeur travail) ; au contraire, selon les
néoclassiques, cette valeur est liée aux lois de l'offre et de la demande (Walras, Marshall selon
qui les prix s'adaptent pour réaliser l'égalité entre l'offre et la demande dès lors que les
marchés sont concurrentiels) ou est subjective, variant d'un individu à l'autre et résultant d'une
combinaison entre utilité et rareté (Menger) ; de plus, pour Menger, l'économie ne peut se
concevoir dans un cadre national car l'homme est partout le même. La théorie néoclassique
servit ensuite de base à l'école de Chicago (Milton Friedman) qui fournira une démonstration
mathématique de l'efficacité du libéralisme et de l'économie de marché comme moyens
d'accroître la production et d'en assurer la répartition ; selon la théorie de Friedman, la
consommation ne dépend pas du revenu courant (ce dont on dispose), mais du revenu
permanent (ce dont les ménages savent pouvoir compter dans le long terme), et il insiste sur le
primat de la politique monétaire (c'est un taux d'inflation qu'il faut viser et non pas un taux de
création monétaire, les banques centrales devant être libres de moduler les taux d'intérêt afin
d'atteindre une inflation faible et de soutenir la croissance), l'objectif étant de rétablir un
marché libre et un gouvernement limité ; pour atteindre cet objectif, il faudrait mettre en
application des politiques favorisant la lutte contre l'inflation, l'indépendance des banques
centrales, la flexibilité du marché du travail... Pour les néoclassiques, par exemple George
Stigler, le marché permet de résoudre l'essentiel des problèmes et l'Etat ne peut intervenir
pour suppléer aux défaillances du marché car il n'est pas le défenseur de l'intérêt général, mais
celui des lobbies (industriels cherchant à fuir la concurrence, fonctionnaires en mal de
pouvoir, syndicats idéologisés), d'où la nécessité qu'il y aurait à adopter une politique de
déréglementation ; telle est la théorie de la décision publique, connue également sous le nom
de théorie de la capture de la réglementation.
La théorie néoclassique a donc débouché sur le néolibéralisme ; ce dernier, tout en se
fondant sur le concept de "marché efficient" et en privilégiant les bienfaits de la concurrence,
accorde aux règles et à l'intervention étatique mesurée (là où l'initiative privée est défaillante)
un rôle clé, est favorable au marché et se méfie de l'excès de réglementations et de toute
action qui viendrait entraver le jeu de la concurrence entre intérêts privés (conception du
marché centrée sur la concurrence). Fondées sur cette théorie, les politiques néolibérales ont
ainsi bouleversé l'organisation des entreprises, le rôle des Etats et la vie des individus : les
Etats et les individus ont été sommés de se comporter comme des entreprises et la conduite
10
Cf. Stiglitz (Joseph), Le triomphe de la cupidité, Paris, éd. Les liens qui libèrent, 2010 & Galbraith (James, K.),
L'Etat prédateur. Comment la droite a renoncé au marché libre et pourquoi la gauche devrait en faire autant, 2008,
Paris, Seuil, 2009.
6
des individus a été orientée comme s'ils étaient toujours et partout engagés dans des relations
de transaction et de concurrence sur un marché.
Ce courant de refondation du libéralisme par le néolibéralisme a commencé à être
promu avant 1945, par Raymond Aron et Jacques Rueff (en France) et par l'Autrichien
Friedrich Hayek qui jugeait que toute intervention de l'Etat mène inévitablement à la tyrannie
(in The road of Serfdom, publié en 1944)11. Enfin, il faut noter qu'il n'existe pas un seul
paradigme néolibéral, mais qu'il y a des différences entre l'école autrichienne (Ludwig von
Mises, Friedrich Hayek) défendant le laisser-faire en dehors de toute considération sociale et
qui inspirera le courant libertarien, l'école de Chicago (Milton Friedman, David Becker)
soutenant un libéralisme empirique et prédictif et le libéralisme allemand (Alexander
Rüstow, Wilhelm Röpke) légitimant l'économie sociale de marché. A la faveur de la crise
économique des années 1970, le courant néolibéral monétariste a inspiré les politiques
publiques, d'abord avec Margaret Thatcher et Ronald Reagan.
11
En 1947, Hayek et Wilhelm Röpke (l'un des pères du miracle allemand) créèrent la Société du Mont-Pèlerin, en
Suisse, regroupant des personnalités universitaires qui diffusèrent les thèses du néolibéralisme à un moment où, au
lendemain de la guerre, l'époque était plutôt aux nationalisations, à l'intervention de l'Etat-providence, au plan ainsi
qu'au contrôle de la finance et de la monnaie. En 2012, la Société du Mont-Pèlerin regroupait encore 500 membres de
40 pays (cf. Le Monde du 4 avril 2012). Pour cette partie, cf. Denord (François), Néolibéralisme, version française :
Histoire d'une idéologie politique, Paris, éd. Demopolis, 2007 ; Dardot (Pierre) & Laval (Christian), La nouvelle
raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2008 ; Audier (Serge), Néo-libéralismes(s).
Une archéologie intellectuelle, Paris, Ed. Grasset, Coll. « Mondes vécus », 2012.
7
chaos, de désordre, d'arbitraire et de discorde où le succès l'emporte sur la morale, la force sur
12
la justice, la loi du plus fort étant assimilée à une loi physique opposée aux lois sociales .
12
« [Dans l'état d'anonie,] les actes les plus blâmables sont si souvent absous par le succès que la limite entre ce
qui est permis et ce qui est prohibé, ce qui est juste et ce qui ne l'est pas, n'a plus rien de fixe, mais paraît
pouvoir être déplacée presque arbitrairement par les individus [...] C'est à l'état d'anonie que doivent être
attribués [...] les conflits sans cesse renaissants et les désordres de toutes sortes dont le monde économique nous
donne le triste spectacle [...] Sans doute, les plus intenses parviennent à écraser les plus faibles ou à les
subordonner. Mais si le vaincu peut se résigner pour un temps à une subordination qu'il est contraint de subir, il
ne la consent pas, et, par conséquent, elle ne saurait constituer un équilibre stable [...] [L'état d'anomie] va
contre le but même de toute société, qui est de supprimer ou, tout au moins, de modérer la guerre entre les
hommes, en subordonnant la loi physique du plus fort à une loi plus haute », Durkheim (E.), De la division du
travail social, Paris, PUF, 1960 (première édition : 1893), pp. II-III.
13
Cf. Bobbio (N.), Droite et gauche : essai sur une distinction politique, 1995, Paris, Le Seuil, 1996.
14
Cf. L'Abécédaire (entretiens filmés en 1988-1989).
8
15
Cf. Julliard (Jacques), Les Gauches françaises. 1762-2012 : Histoire, Politique et Imaginaire, Paris, Flammarion,
2012.
16
Cf. Rémond (René), La Droite en France, 1954, Paris, Ed. Aubier-Montaigne, Coll. Collection historique, 1992.
9
universelle de la pensée politique " et qui caractérise une droite défendant un " libéralisme
notabiliaire ", usant d’un pragmatisme opportuniste destiné à éviter les crises politiques et
fondant la souveraineté sur les réalisations de la puissance publique et sur l'autorité17. Malgré
que la tripartition de Rémond fasse l'impasse sur l'existence d'une droite fasciste en France,
elle permet d'expliquer pourquoi la droite française fut tour à tour ou simultanément
monarchiste et républicaine, centralisatrice et provincialiste, libérale et étatiste, cléricale et
laïque, nationaliste et européenne, colonialiste ou non. Les analystes en science politique
considèrent généralement que ce qui distingue la droite, par delà ses fractures, c'est un
attachement à des racines (la famille, la tradition, la terre, la patrie) qui constitueraient autant
de « pôles de stabilité » en référence au passé18.
On peut cependant relativiser cette caractéristique de la droite, en reprenant la
distinction opérée par Merton (in Social Teorie and Social Structure, 1949) entre
« cosmopolites » (généralement tournés vers le monde, rattachant leur réussite à leur culture
générale, occupant des fonctions d'influence ou d'autorité et communiquant entre eux, souvent
en anglais, à travers le globe) et « autochtones » (davantage axés sur leur propre ville, basant
leur reconnaissance sur leurs relations de proximité, occupant des fonctions de pouvoir) et en
remarquant qu'une partie de la droite, celle que l'on pourrait qualifier de « globalisée et
libérale » a adopté des comportements cosmopolites qui s'opposent à sa caractéristique
traditionnelle autochtone, et qu'inversement, il existe également une gauche antilibérale
mondialisée (les ONG internationales, le mouvement écologiste) ainsi qu'une gauche
autochtone (les associations).
Quant à l'extrême droite nationale-populiste française, elle s'est cristallisée lors de la
vague boulangiste (1887-1889) et s'est développée à travers le fascisme français, révolte
contre les Lumières, la démocratie et le marxisme, cautionnant, durant la seconde guerre
mondiale, la répression contre les juifs, les communistes et les patriotes gaullistes ; elle fut
portée autant par l'Action française royaliste (Maurice Barrès) que par un syndicalisme
révolutionnaire socialiste (Georges Sorel), et s'est heurtée à une tradition républicaine et
libérale issue de 178919. Après 1918, s'était créée une division entre une extrême droite
réactionnaire, catholique et royaliste et une autre extrême droite révolutionnaire, plutôt
17
Cette droite néo-conservatrice s’inspire des idées que l'historien Russell Kirk (1918-1994) a développées en 1953
dans The Conservative Mind : From Burke to Eliot (" L'esprit conservateur : de Burke à Eliot ", non traduit), où il
théorise les " six canons " de la pensée conservatrice : " la croyance en un ordre transcendant " appuyé sur " la loi
naturelle " ; l'inclination pour la grande variété de l'existence humaine en opposition à " l'égalitarisme " ; la conviction
que " la société civilisée exige des ordres et des classes " ; la certitude que " la liberté et la propriété privée sont
étroitement liées " ; " la foi dans la coutume " et la méfiance face à tout changement mené à partir d'abstractions ; la
reconnaissance que la réforme n'est pas toujours salutaire et qu'il faut craindre " l'innovation hâtive ". Cicéron apparaît
comme une figure pour les conservateurs, qui s'est opposé aux fausses promesses des démagogues populistes romains :
l'acceptation de l'autorité par le peuple, proclamait-il, vient de la considération pour des dirigeants qui font preuve de
" vertu civique " et de " probité ", ce qui implique cet autre grand principe du conservatisme : l'élite d'une société et ses
responsables doivent défendre des valeurs fortes d'intégrité au sein d'un " ordre moral " reconnu par tous, peuple et
dirigeants.
18
Cf. sous la direction de Sirinelli (Jean-François), Histoire des droites, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 3 tomes, 2007.
19
Cf. Sternhell (Zeev), Ni droite ni gauche. L'idéologie fasciste en France, Seuil, 1983.
10
païenne et souhaitant l'émergence d'un homme nouveau ; il faudra attendre 1969 et la création
du mouvement Ordre nouveau pour que soit établie une union organisationnelle, mais non
idéologique, entre ces deux extrêmes. C'est sur cette base que sera ensuite créé, en 1972, le
Front national en tant que parti d'abord protestataire et, aujourd'hui, prétendant gouverner,
agglomérant, en plus des monarchistes et des catholiques traditionalistes, d'anciens
pétainistes, d'anciens Waffen-SS, des néonazis, des anciens d'Ordre nouveau, des anciens
poujadistes, des anciens d'Indochine, des anciens de l'OAS (Organisation de l'Armée secrète),
nostalgiques de l'Algérie française, ce qui creusera encore davantage le fossé entre la droite
classique (fondée sur la Résistance et ayant accepté l'indépendance de l'Algérie) et l'extrême
droite (collaborationniste et anti-gaulliste). L’extrême droite développe une pensée originale
de l'homme et de la société qui place au-dessus de tout l'unité, la pureté du groupe et un ordre
social et moral autant conservateur qu'autoritaire. Cette idéologie conceptualise la nation
comme une entité charnelle et spirituelle, un corps politique organique fondé sur les liens du
sang et les " solidarités naturelles " (famille, village, nation). Ce positionnement a toujours
été à la fois conservateur, voire réactionnaire sur l'identité nationale et les valeurs morales
(ordre, autorité, travail, propriété), et, simultanément, étatique et populiste, prévoyant de
résorber les fractures sociales à coups de compensations corporatistes ciblées ; le patriotisme
est invoqué afin d'embrigader toutes les classes sociales dans un projet transpartisan, et de
désarmer les révoltes populaires, par exemple en prévoyant de supprimer les syndicats. Ce
projet idéologique vise l'homogénéisation et la purification du corps social de tout élément
" étranger " (finance internationale, Europe, immigrés, cultures ou religions non autochtones)
dans un but de " redressement national ", de " remise en ordre ", de " réarmement moral du
pays ", et même de " reconquête " (à l'image de “la Reconquista” espagnole). L’objectif est de
redonner au pays une unité et une identité qui reflètent l’idéal de pureté ethnique autant que
culturelle ; il s’agit de valoriser un nationalisme ethnique par le retour au droit du sang qui
assigne chaque individu à une identité héritée, à une citoyenneté fondée sur le biologique,
contre le métissage – " Le nationalisme, c'est l'acceptation d'un déterminisme ", disait
Maurice Barrès. C’est ainsi que l'idéologie commune des extrême droites se caractérise par
une conception organiciste de la société, fondée sur l'ethnie, la nationalité (la patrie) ou la
race, rejetant tout universalisme et naturalisant, essentialisant ou biologisant les différences,
conçues comme des inégalités prédéterminées entre nations, races, individus et cultures, et
fixées par l'histoire et la tradition sur un territoire national invariant, ce qui aboutit à défendre
l'utopie d'une société close sur elle-même ; ce déterminisme est aussi une négation de la
possibilité d'intégration des identités multiples dans un moule national commun ainsi qu'un
refus de l'autonomie de décision des individus. Le mode d'organisation des mouvements
d'extrême droite repose sur la confiance absolue envers des "élites véritables" (le sauveur
charismatique) ; ils dénoncent la décadence des mœurs, refusent le progrès social et pratiquent
le culte du complot. Ils conçoivent l'évolution politique comme une décadence contre laquelle
le national-populisme se doit de réhabiliter le "peuple sain" préservant la nation et de
privilégier le rapport direct entre le sauveur et le peuple, par-delà les institutions et leurs
élites, dénoncées comme corrompues. L'internationalisme ou l'européanisme sont également
11
La demande d’ordre et de sécurité est à l’ordre du jour, relayée autant par la droite et
la gauche de gouvernement que par les partis d’extrême droite. Cette demande d’ordre est une
demande de répression de nature idéologique car les partis de droite, de gauche et d’extrême
droite y répondent de manière démagogique, préférant s’attaquer aux effets du désordre social
(accroissement de la délinquance, retour de l’intégrisme religieux), plutôt que de traiter les
causes de ce désordre (accroissement des inégalités sociales et territoriales, déclassifications
sociales et professionnelles…), ce qui impliquerait de remettre en question la domination des
marchés et la captation des richesses par une minorité, et de mettre en œuvre des politiques de
redistribution, de justice fiscale, de partage du travail et non plus de compétition au travail,
de construction de services publics efficients et de protection sociale fondée sur la solidarité et
non plus sur le mérite. Il en résulte que l’ethnicisation, la racialisation et la confessionalisation
des rapports sociaux à travers l’expression d’une idéologie identitaire – survalorisation de
l’ethnie, de la race, de la religion, de la nation – qui enferme les individus dans des
déterminismes, permet d’occulter la question sociale. Une telle idéologie est partagée autant
par les classes dominantes, leur permettant de se distinguer du reste du monde afin d’assouvir
leur besoin de captation de richesses, de pouvoir et de savoir, que par les classes dominées
dont certains représentants autoproclamés instrumentalisent et confortent les identitiés
raciales ou religieuses afin de se construire des clientèles locales qu’ils domineront.
C’est ainsi que, reniant l’objectif d'émancipation porté par la gauche depuis la
Révolution française, deux gauches peuplent aujourd’hui le paysage politique français : la
gauche autoritaire qui, par souci électoraliste, est conduite à développer un sentiment
d’empathie vis-à-vis des classes populaires, ce qui l’amène à épouser les opinions
dominantes : certaines catégories populaires sont hostiles aux étrangers, alors on stoppe
l'accueil des réfugiés, le soit-disant peuple veut fermer les frontières, alors on accroît les
mesures sécuritaires ; et le racisme et la xénophobie, ainsi légitimés, se répandent au sein de
la société et ont tendance à devenir une norme sociale respectable. Quant à la gauche
" libérale-libertaire " qui valorise une société ouverte et métissée, elle préfère s'adresser aux
citadins mondialisés qu'aux périurbains déclassés et elle entérine ainsi le séparatisme social et
territorial23. A l’inverse, une gauche alternative conjuguerait la lutte contre les inégalités et le
combat pour l'affirmation des libertés.
La démocratie
Tocqueville (1805-1859), précurseur des politiques libérales, avait posé le problème
du rapport entre représentation et égalité au sein des systèmes démocratiques, valorisant les
corps intermédiaires (les associations municipales, par exemple) qui font le lien entre l'Etat et
les citoyens et permettraient de remédier aux dérives supposées de la démocratie que sont le
despotisme (de l'Etat, de la planification) et l'individualisme social, ce dernier conduisant à
dévaloriser l'esprit de grandeur civique et de solidarité au profit des loisirs considérés comme
23
Cf. Guilluy (Christophe), Fractures françaises, Ed. François Bourin, 2010 ; La France périphérique : comment on a
sacrifié les classes populaires, Ed. Flammarion, 2014.
13
abrutissants et ravageurs car ils maintiendraient les hommes dans l'état de l'enfance ; cette
question de la démocratie est également au centre des interrogations de Francis Fukuyama qui
définit les régimes démocratiques à partir de trois critères (un Etat solide, l'autorité de la loi
contre le clientélisme et l'impunité, la responsabilité du gouvernement devant ses administrés
à travers des élections libres) dont la combinaison lui permet d'entreprendre une classification
24
des différents Etats selon qu'ils se rapprochent ou non d'un régime démocratique idéal .
Il existerait donc différentes variantes de la démocratie que l'on pourrait distinguer à
partir du critère des pratiques clientélistes ; ces dernières pourraient soit s'opposer à
l'instauration de régimes démocratiques, soit s'exprimer au sein de ceux-ci. Différents types
de systèmes de représentation peuvent alors être caractérisés :
1) la démocratie représentative qui fonctionne par délégation de pouvoir et tend vers la
25
réalisation d'une démocratie institutionnelle ,
2) la démocratie directe ou participative, de type libertaire, promue dans la société antique
26
grecque (en excluant les esclaves) ou par certaines communautés utopiques ; aux antipodes
de la démocratie d'opinion, elle est fondée sur la mise en place de contre-pouvoirs qui
débouchent sur l'organisation de jurys citoyens tirés au sort pour évaluer l'action des
politiques, et peut aller jusqu'à l'établissement d'un tribunal populaire ayant compétence pour
juger les affaires politiques, les délits de presse, les atteintes à la sûreté de l'Etat ou les affaires
de corruption impliquant les élus (idée développée par Pierre Leroux en 1848) ; elle peut
également permettre à des citoyens non élus de participer à la prise de décision, directement, à
travers des délégués étroitement contrôlés ou à travers des représentants tirés au sort ; l'outil
du tirage au sort, utilisé pendant l'âge d'or de la démocratie athénienne (cf. le grand conseil
d'Athènes, « la Boulée ») et qui s'est perpétué dans les républiques médiévales et renaissantes
italiennes jusqu'au XVIIIe siècle, est censé garantir « l'égale liberté des membres de la
24
Cf. Fukuyama (Francis), Le Début de l'Histoire. Des origines de la politique à nos jours, Paris, éd. Saint
Simon, 2012.
25
La démocratie institutionnelle a été théorisée par Montesquieu et reprise par un penseur contemporain comme
Raymond Aron qui partage avec l'auteur de l'Esprit des lois le respect de la loi et le sens du compromis. Il faut
néanmoins préciser que la démocratie politique ne débouche pas forcément sur de la démocratie sociale comme
le prouve le cas extrême de l'Inde ; en effet, en Inde, le système des castes reste un phénomène dominant qui
rejette les « intouchables » (dalits ou opprimés) aux marges de la société et fait que les principaux partis indiens
(le Congrès et le Parti nationaliste hindou, BJP) sont dirigés par les hautes castes –, même si, depuis 1947,
l'application du principe de discrimination positive (quotas de postes dans l'administration ou aux élections) a
permis l'arrivée aux commandes locales de partis régionalistes représentant les castes basses et intermédiaires.
26
Au sein des cités grecques, la démocratie participative considérait chaque citoyen comme un militant au
service de sa cité ; il en résultait, notamment, que, comme elles étaient dépourvues d'institutions publiques pour
veiller à l’application de la loi, les cités grecques confiaient à chaque citoyen le soin de dénoncer aux magistrats
ceux qui violaient la loi. Cet appel à la dénonciation était considéré comme un processus d'apprentissage de la
démocratie ; mais la corruption constituait une de ses principales limites car le dénonciateur qui faisait
condamner un citoyen pour des faits avérés recevait une part importante de ses biens (la moitié, voire les deux
tiers) ; cf. Doganis (Karine), Aux origines de la corruption : démocratie et délation en Grèce ancienne, Paris,
PUF, 2007.
14
27
cité » ; dans les sociétés contemporaines, la démocratie participative signifie que la prise de
décision ne doit pas être réservée aux seuls élus et experts mais que des jurys citoyens ou des
budgets participatifs peuvent, par exemple, permettre aux citoyens de ne pas être de simples
électeurs ; le problème de la démocratie participative est son application au sein d'Etats-
nations, au delà de la communauté de citoyens (le niveau communal) ;
3) la démocratie délibérative reposant sur le fondement que les décisions politiques, pour être
légitimes, doivent être prises à l'issue d'une délibération critique publique et d'un débat
contradictoire au cours duquel tous les intérêts et les valeurs devraient pouvoir être défendus ;
sa référence est la théorie de « l'agir communicationnel » de Jürgen Habermas, fondée sur la
promotion de l'échange rationnel, et elle a été critiquée car elle négligerait les antagonismes
28
sociaux et les rapports de domination au sein de l'espace public ; Habermas critique ce qu'il
29
nomme la société post-démocratique , c'est-à-dire la tendance à la dissémination de l'idée
démocratique dans des formes de gestion et de régulation comme, par exemple, à travers la
gouvernance qui aboutirait à une dépolitisation technique de la démocratie. On assiste
également à une érosion du modèle démocratique lorsque celui-ci se réduit au seul moment
électoral, signifiant un accaparement politique par l'Etat (l'oligarchie nationale des niveaux
exécutif, législatif et de la haute administration, et particulièrement les parlementaires qui ne
représenteraient que des intérêts particuliers locaux), comme c'est de plus en plus le cas dans
les démocraties représentatives ; pour combler ces déficits démocratiques, il ne suffirait donc
pas d'une simple organisation institutionnelle de la délégation de pouvoir (délégation du
peuple vers ses représentants), mais il serait nécessaire d'inventer une nouvelle organisation
citoyenne permanente et autonome (vis-à-vis d'Etats de plus en plus compromis avec les
marchés), fondée sur des formes de proposition, de contrôle, d'évaluation et de lutte contre les
30
nouvelles pratiques de domination (la corruption libérale, l'endettement des Etats...) ;
4) les pratiques de désobéissance civile qui consistent à désobéir ouvertement à des lois ou à
31
des règlements au nom de la démocratie et de la justice ; de telles pratiques convergent
27
Cf. Sintomer (Yves), Le pouvoir au peuple, Paris, éd. La Découverte, 2007.
28
Cf. Girard (Charles) et Le Goff (Alice), La Démocratie délibérative, Paris, éd. Hermann, coll. « L'avocat du
diable », 2010.
29
Selon Habermas, la société post-démocratique signifie la fin de la social-démocratie, modèle d'une gestion
commune de l'Etat-providence par les forces du travail et celles du capital à travers un compromis de classes
visant à brider les forces du capital par une meilleure redistribution sociale des profits (triptyque négociations-
croissance-consommation, reposant sur la croissance) et à équilibrer leurs composantes financières et
industrielles, le tout aboutissant à une pacification des rapports sociaux opposée à la lutte des classes. Les
délocalisations et la fin de la croissance par l'emploi dans les sociétés industrialisées d'Europe ont remis en
question ce modèle. Cf. Habermas, Le discours philosophique de la modernité, 1988, Paris, Gallimard, coll. Tel,
2011.
30
Cf. Rosanvallon (Pierre), La contre-démocratie. La politique à l'âge de la défiance, Paris, Seuil, 2006 ;
Rancière (Jacques), La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005.
31
Cette politique qui s'inspire directement des pratiques développées par Henry David Thoreau (1817-1862) et
par la mouvance « non violente » de Gandhi et de Martin Luther King, a eu un écho dans la société française
15
aujourd'hui pour défendre les services publics dans les secteurs de l'hôpital, de l'université, de
la recherche et de l'école en remettant en question les réformes de l'Etat qui visent à imposer
une logique managériale et néolibérale fondée sur la concurrence généralisée, à privilégier
une logique des résultats au détriment d'une logique des moyens et à favoriser l'esprit de
rentabilité, de performance et de compétition en opposition à l'univers, dénoncé comme figé,
des pratiques bureaucratiques ;
5) les systèmes de responsabilité civique qui débouchent sur la constitution d'acteurs sociaux
se manifestant comme acteurs d'un pouvoir partagé ou à l'occasion de mouvements sociaux de
contre-pouvoir, dépassant les intérêts particuliers ou catégoriels et visant le renouvellement du
rapport entre l'Etat et la société civile ; elle repose sur l'organisation d'acteurs intermédiaires
(entre l'Etat et la société) comme les syndicats et les associations qui contribuent au processus
de prise de décision, mais elle se heurte souvent à l'écueil des groupes de pression
corporatistes s'arrogeant le monopole de la représentation (représentants politiques, syndicats
32
corporatistes ou lobbyies industriels, commerciaux ou financiers). Selon Rosavallon , les
démocraties contemporaines ont toujours eu tendance à valoriser un « système de double
légitimité » se superposant à l'élection, qui reste le principe clé : de la fin du XIX e siècle aux
années 1980, c'est l'administration publique qui a rempli ce rôle (exemple du service public à
la française), répondant ainsi aux défaillances du système électoral (instabilité politiques liée à
des coalitions fragiles, par exemple) ou aux défaillances de la classe politique (la quête
impartiale et désintéressée du bien commun par l'administration s'est substituée à la
dépendance de l'administration à l'égard du politique pour court-circuiter les scandales
politiques de corruption et de népotisme) ; la politique néolibérale adoptée dans les années
1980 a contribué à miner l'idée wébérienne que le pouvoir administratif incarnait l'intérêt
général. Depuis, à côté de la voie électorale, trois nouvelles formes de légitimité sont
apparues : 5-1) la « légitimité d'impartialité » qui s'incarne dans des autorités administratives
indépendantes (cours des compte, CNIL, Halde en France, Banques centrales, gendarmes des
marchés comme la FSA en Grande-Bretagne, la SEC aux Etats-Unis ou l'AMF en France...),
5-2) la « légitimité de réflexivité » reposant sur des mécanismes correcteurs et compensateurs
du pouvoir politique d'Etat (Cours constitutionnelles, mouvements sociaux), et 5-3) la
« légitimité de proximité » fondant les mécanismes chargés d'établir un lien entre le pouvoir et
les citoyens (police de proximité, justice de proximité). Ces différentes formes de double
légitimité peuvent également constituer un risque de dévoiement de l'idéal démocratique
lorsque, par exemple, les ONG se substituent à l'administration ou lorsque la parole des
contemporaine à travers « l'appel de 121 », en 1960, qui défendait le droit à l'insoumission dans la guerre
d'Algérie, « le manifeste des 343 salopes », en 1971, qui revendiquait le droit à l'avortement et « l'appel des 66
cinéastes », en 1997, qui se solidarisait avec les étrangers en situation irrégulière. Participent également de ce
type de démocratie, certaines mobilisations écologiques comme celle de l’organisation d’une « zone à défendre »
(ZAD) s’opposant, depuis 2012, au projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes dans le département de la Loire-
Atlantique, en France.
32
Cf. Rosanvallon (Pierre) La légitimité démocratique. Impartialité, réflexivité, proximité, éd. Du Seuil, coll.
« Les livres du nouveau monde », 2008.
16
experts et celle des sondages d'opinion se substituent à la voix des urnes pour orienter la
décision politique.
6) la démocratie partielle (en réalité, l'oligarchie, car y règnent des professionnels de la
33
politique, séparés du peuple ), soit restreinte et élitaire (liée à un pouvoir autoritaire et
réservée aux couches sociales intégrées au système et aux forces politiques
institutionnalisées), soit confisquée (le règne de l'arbitraire adopté autant dans les Etats
populistes religieux fondés sur l'alliance entre les élites politiques déclassées, issues des
couches intermédiaires, et les groupes sociaux marginalisés, qu'au sein des "dictatures
34
militaires libérales" où l'armée institutionnalise une situation de guerre civile qui ne peut
s'achever que par la destruction totale de l'un des protagonistes). Dans tous ces cas, la
démocratie partielle se caractérise par le manque d'indépendance de l'institution judiciaire,
35
l'impunité des élites politiques, le corporatisme contraire à l'intérêt général , le favoritisme
33
C'est ce que signifiait Gramsci lorsqu'il déclarait, lors de la mort de Lénine, en 1924, que « Tout Etat est une
dictature (...) d'un petit nombre d'hommes qui, à leur tour, s'organisent autour de l'un d'entre eux ». Argument
que vient renforcer le fait que, comme le reconnaissent les théoriciens du politique, de Machiavel à Max Weber,
les Etats, même démocratiques, se sont fondés sur la violence. La question de la démocratie est donc
consubstantielle de la forme de l'Etat (capitaliste, socialiste, de droit, totalitaire...). Ainsi, en définissant l'Etat
comme « condensation matérielle d'un rapport de forces entre les classes et les fractions de classes », Nicos
Poulantzas développait une théorie de l'Etat, réhabilitant l'Etat de droit et visant à concilier socialisme et
démocratie ; à travers sa formule, « le socialisme sera démocratique ou ne sera pas », il dénonçait l'héritage de
Lénine qu'il définissait comme la matrice du totalitarisme stalinien ; il substituait au rôle prépondérant du Parti
léniniste une conjonction entre un pouvoir gouvernemental désireux de transformer l'Etat et une mobilisation de
masse, ce double mouvement simultané devant mener au dépassement du capitalisme et à l'instauration d'un
socialisme démocratique ; en ne considérant pas l'Etat comme simplement l'instrument de la bourgeoisie au
service de l'exploitation des masses et de la captation des profits, Poulantzas reconnaissait comme centrale la
question du pouvoir étatique, l'Etat pouvant être mis au service d'une libération à condition qu'il s'appuie sur des
valeurs et pratiques démocratiques, les « micro-résistances » foucaldiennes ne suffisant pas non plus pour
atteindre cette libération (in L'Etat, le Pouvoir, le Socialisme, 1978, Paris, Ed. Les prairies ordinaires, 2013).
34
Sur le modèle promu par l'essayiste américain Samuel Huntington pour lutter, dans les années 60, contre la
menace communiste dans le tiers-monde, ainsi que le rappellait Sami Naïr in Pourquoi cette montée de
l'islamisme, Le Monde Diplomatique, août 1997.
35
Le corporatisme fait partie de ces médiations historiques qui, en s’institutionalisant, permettent à la société
civile de pénétrer dans l'Etat en même temps qu'à l'Etat d'organiser la société civile, avec l'objectif de
pacification des antagonismes de classes ; dès lors on comprend comment, si les groupes criminels parviennent à
noyauter les syndicats, ils peuvent être en mesure d'infiltrer l'Etat. On peut définir le corporatisme, avec
Schmitter, comme « un système de représentation d'intérêts dans le cadre duquel les acteurs sont organisés en
un nombre limité de catégories fonctionnelles obligatoires, disciplinées, hiérarchisées et en marge de toute
concurrence ; l'Etat les reconnaît et les accepte (il les crée, même) et elles ont le bénéfice du monopole de la
représentation dans la mesure où elles parviennent, en échange, à contrôler le choix de leurs dirigeants, le type
de demandes qu'ils expriment et l'appui qu'ils reçoivent », Shmitter (P.), "Still the century of corporatism", in
Trend, toward corporatist intermédiation, London, Sage, 1979, p. 13. Les travaux de Pierre Rosanvallon (Le
sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France, Paris, Gallimard, 1992 ; Le Peuple introuvable.
Histoire de la représentation démocratique en France, Paris, Gallimard, 1998) ont également montré comment
la représentation populaire voisine en permanence avec le corporatisme alors qu'elle ne peut remplir sa fonction
de légitimation politique qu'en s'en écartant. Le corporatisme s'oppose à la méritocratie qui est un système
organisant la sélection des emplois à partir d'un contrôle strict des compétences de chacun et qui suppose une
société individualiste, dans la mesure où les agents occupent des emplois en fonction de critères universalistes et
en dehors de tout lien commmunautaire et de tout particularisme culturel ou idéologique ; la méritocrate
implique une société transparente utopique, dans la mesure où persistent des inégalités sociales ainsi que des
mécanismes de transmission professionnels quasi héréditaires ; enfin, la méritocratie sert à justifier des régimes
17
de type technocratique ; cf. Hermet (G.), Culture et démocratie, Paris, UNESCO, 1993.
36
Pour expliquer ce régime politique de démocratie partielle, on peut renvoyer aux analyses controversées de
l'historien italien Canfora pour qui, ce qu'on a coutume d'appeler la démocratie, au moins dans sa forme libérale
(représentative et parlementaire), ne serait qu'un mode de domination des groupes possédants sur les non-
possédants ; selon lui, la vraie démocratie résulterait « de la prépondérance (temporaire) des non-possédants au
cours de la lutte inexorable pour la conquête de l'égalité », ce qui, à travers l'histoire, n'aurait que rarement
existé, sauf au cours de la Révolution française, de la Révolution russe de 1917 (qui serait le prolongement ou
l'aboutissement de la première) et dans l'après-deuxième guerre mondiale, au moment de la coalition
antifasciste ; pour Canfora, il ne fait aucun doute que les démocraties libérales, après avoir provoqué la tragédie
de 1914, auraient favorisé le fascisme comme un rempart contre le communisme. Cf. Canfora (Luciano), La
Démocratie ; Histoire d'une idéologie, Paris, Seuil, 2006.
37
Comme exemple de partitocratie, on peut citer le cas de l'Espagne où, depuis le milieu des années 1980, les
deux principaux paris politiques de gouvernement (le PSOE et le PP) ont conquis à leur profit tout l'espace
public ainsi qu'une multitude d'organismes publics et semi-publics : la justice, les caisses d'épargne, les
commissions réglementaires des marchés et la Cour des comptes, chargée d'examiner leur financement et celui
des syndicats. Cet accaparement s'est opéré sur la base de relations personnelles clientélistes (réseaux d'influence
partisans) et a transformé les partis en foyers permanents de corruption, aboutissant à une perte de légitimité des
partis et à l'éclosion, en 2011, du mouvement des "indignés" (indignados ou Mouvement 15-M). En Grèce, le
même rejet des partis de gouvernement corrompus (PASOK et Nouvelle démocratie) a abouti à la percée du parti
SYRIZA aux élections législatives de 2012.
18
Conclusion
Finalement, en concevant les systèmes politiques comme une synthèse des systèmes
collectifs de gouvernement et de représentation, il s’avère possible de globaliser le rapport
Etat-Société ainsi que les rapports de pouvoir et de domination. Ainsi, les systèmes politiques
se trouvent définis non en fonction de l'orientation idéologique des partis ou gouvernements
qui contrôlent le pouvoir d'Etat (démocrates, socio-démocrates, chrétiens démocrates,
libéraux, socialistes...), mais en prenant en compte l'exercice du pouvoir et de la domination,
c'est-à-dire les modes d'action spécifiques entre le commandement (personnel ou
institutionnel) sous toutes ses formes (administrative, judiciaire, répressive...) et
38 39
l'obéissance . Par une sorte d'extension de la définition classique des systèmes politiques ,
les gouvernements nationaux ne peuvent donc être réduits à des types différents de régimes
politiques formels, abordés exclusivement selon la forme de la souveraineté (un
gouvernement tyrannique se fonde sur la force, un gouvernement absolutiste sur la personne
d'un roi de droit divin, un gouvernement républicain sur le peuple) et débouchant sur
l'établissement d'une typologie abstraite (dictature militaire, monarchie parlementaire,
monarchie autoritaire, république islamique, république socialiste, république parlementaire,
fédération militaire, fédération autoritaire, fédération démocratique...) peu satisfaisante pour
saisir les changements politiques. Par contre, les gouvernements nationaux peuvent être
40
conçus comme des modes différenciés d'exercice d'un pouvoir souverain à partir duquel les
acteurs politiques ou géopolitiques développent des stratégies qui reposent sur l'utilisation de
diverses techniques de l'action politique (calculs de forces, redistribution sociale, constitution
de clientèles, machinations, complots, ruses et stratagèmes, alliances, violence, corruption,
organisation ou manipulation d'élections...) et qui sont orientées vers le maintien d'un ordre à
travers l'établissement de normes – comme, par exemple, les lois dont le champ d'application
délimite la frontière entre le centre légal et les marges illégales – elles-mêmes destinées à
fonder la sécurité des nations sur la pacification des rapports sociaux ainsi que sur la
reproduction des pouvoirs politiques et institutionnels. C'est pourquoi le concept hégélien de
ruse de la raison semble pertinent pour distinguer les motivations conjoncturelles des agents
41
historiques et la signification de leurs actes dans la longue durée .
38
Cf. Hobbes (Th.), le Leviathan (1651), Paris, Ed. Sirey, 1971.
39
Traditionnellement, la notion de système politique inclut non seulement l'organisation constitutionnelle des
Etats, mais aussi d'autres acteurs et d'autres processus tels que, par exemple, le régime des partis, les libertés
publiques et les médias, les mécanismes de socialisation politique des citoyens, etc.
40
Cf. Senellart (M.), Les arts de gouverner, Paris, Editions du Seuil, coll. Des Travaux, 1995, p.12.
41
Cf. Hegel, La Raison dans l'Histoire, recueil de textes, Paris, Plon, coll. 10/18, 1965. Hegel applique le
concept de ruse de la raison à Napoléon qui, selon lui, bien qu'agissant en fonction de ses intérêts propres et
égoïstes (ambition personnelle, désir de gloire, goût du pouvoir) a permis, grâce à lui et malgré lui,
l'établissement et l'extension de l'Etat moderne rationnel et républicain à toute l'Europe, y compris en faisant en
sorte que les valeurs liées à ce dernier soient défendues par les oppositions que son entreprise impérialiste
suscitait. C'est ainsi que, à son insu, Napoléon fut l'instrument de la Raison dans l'histoire, permettant l'abolition
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