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PLAIDOYER POUR

UNE RÉFORME
COHÉRENTE ET
CONSTRUCTIVE DE
LA « POLITIQUE
DROGUE » EN
TUNISIE

SOCIÉTÉ TUNISIENNE D’ADDICTOLOGIE

Février 2021
PLAIDOYER POUR UNE REFORME COHERENTE ET CONSTRUCTIVE DE LA
« POLITIQUE DROGUE » EN TUNISIE

SOCIETE TUNISIENNE D’ADDICTOLOGIE

COMITÉ DE RÉDACTION

Emira KHELIFA : Assistante hospitalo-universitaire en psychiatrie – Hôpital Razi. Trésorière


de la STADD.

Salma DEROUICHE : Docteur en psychologie clinique et psychopathologie - Maître


Assistante à la Faculté des Sciences Humaines et Sociales de Tunis. Vice-présidente de la
STADD chargée de la formation.

Faten DRISS : Médecin - Addictologue. Membre actif de la STADD.

Sana DEROUICHE : Psychiatre – Addictologue. Vice-Présidente de la STADD chargée de la


Rdr et de la Communication.

Kaouther CHARBAGI : Médecin - Addictologue, Centre d’Assistance Médicale Urgente. Vice


trésorière de la STADD.

Mehrez AJMI : Médecin – Addictologue. Vice-Président de la STADD chargé de la


coopération avec la société civile.

Hend ELLOUMI : Psychiatre – Addictologue. Secrétaire générale adjointe de la STADD.

COMITÉ DE LECTURE

Haifa ZALILA : Professeur en Psychiatrie – Chef de service des consultations externes et des
urgences à l’hôpital Razi. Secrétaire Générale de la STADD.

Hanen TIOUIRI : Professeur en Infectiologie- Chef de service des maladies infectieuses de


la Rabta. Vice- Présidente de la STADD chargée du volet sanitaire.

Ouajdi SOUILEM. Professeur Hospitalo-Universitaire en Pharmacologie à l’École Nationale


de Médecine Vétérinaire. Vice-Président de la STADD chargé de la recherche.

Nabil BEN SALAH : Professeur en médecine légale – Directeur du Centre d’Assistance


Médicale Urgente. Président de la STADD.

1
Table des matières

PRÉAMBULE................................................................................................................................ 3

DONNÉES NATIONALES ET INTERNATIONALES SUR LE TROUBLE DE L’USAGE DES

SUBSTANCES PSYCHOACTIVES ................................................................................................... 6

1- Situation actuelle en Tunisie .............................................................................................. 6

1-1 Indicateurs de la consommation ............................................................................. 6

1-2 Indicateurs de santé................................................................................................. 8

2-Données mondiales sur l’application des politiques répressives ..................................... 13

3- Modèles fondés sur les soins ........................................................................................... 15

4- Estimations de coût : ........................................................................................................ 19

4-1 Evaluation des coûts des troubles de l’usage de substances : .............................. 19

4-2 Données mondiales évaluant le coût des addictions : .......................................... 20

4-3 Estimation du coût des interventions sanitaires ................................................... 21

5- Conventions nationales et internationales ratifiées par la Tunisie.................................. 23

PRINCIPES GÉNÉRAUX POUR L'ÉLABORATION D’UNE POLITIQUE EFFICACE EN MATIÈRE DE

DROGUES .................................................................................................................................. 25

CONCLUSION ............................................................................................................................ 29

2
PRÉAMBULE

Il est de nos jours admis, partout dans le monde, que les politiques de lutte contre le
phénomène “drogue”, basées sur la répression, sont totalement inefficaces. La montée du
trafic et de la consommation des drogues ainsi que les répercussions aussi bien sociales que
sanitaires sur les usagers et leur environnement en témoignent.

Ainsi, la fameuse « guerre contre la drogue » menée depuis les années 60 a complètement
échoué autant dans l’éradication du trafic de drogues que dans la réduction du nombre de
consommateurs. Par ailleurs, de plus en plus de preuves pointent du doigt les insuffisances du
régime actuel de contrôle des drogues et ses conséquences désastreuses sur les deux
dimensions de la santé publique et des droits fondamentaux de l’homme.

Un nombre croissant de pays, ayant pris en compte toutes ces considérations, ont déjà
entamé un processus de changement radical de leur façon d'appréhender ce problème
épineux, en adoptant des politiques différentes, afin de faire face aux risques liés au trafic et
à l’usage de drogues.

Jusqu'à aujourd'hui, la Tunisie, n’a malheureusement pas encore pris part à ce mouvement,
se gardant encore de faire une évaluation objective de ses choix et de leurs conséquences.
Comme tout autre pays confronté à ce fléau, la Tunisie doit s’inscrire dans un processus
d’élaboration de programmes efficaces. Pourtant, le bilan de la loi 92-52 [1] portant sur les
produits stupéfiants et de toute la « politique drogue » qui est en train d’être appliquée en
Tunisie, n’est pas difficile à établir. Non seulement, la consommation des produits est en
hausse, l’âge d’initiation de plus en plus précoce, mais aussi tous les indicateurs de la santé
sont alarmants, comme indiqué plus loin. Des accidents tragiques, ne cessent de défrayer la
chronique, attestant et confirmant ce constat. Ainsi, nous assistons à une véritable
« épidémie » d’alcool frelaté, avec neuf décès au bilan provisoire de la dernière intoxication
touchant 59 personnes et datant du 07 Février 2021 à Kasserine. De même, des vies
continuent à être brisées, des jeunes condamnés à des peines de prison dignes des crimes les
plus abominables pour de simples consommations, comme pour la toute dernière affaire des
jeunes du Kef, sanctionnés par 30 années d’emprisonnement à cause de leur consommation

3
de cannabis. Ces incidents sont certes l’occasion pour l’opinion publique de s’émouvoir, et de
se saisir du sujet temporairement, pour l’oublier jusqu’à la prochaine catastrophe.

Un État qui se respecte et qui respecte ses citoyens ne doit plus tolérer une législation aussi
injuste et surtout contraire aux fondements des notions de base des droits de l’homme.
Privilégier la répression et le contrôle est lié à l’absence d’une vision claire et surtout d’une
stratégie fondée sur des données scientifiques et non pas des considérations morales et
populistes.

Il est vrai que nous assistons, et depuis quelques années, à des initiatives citoyennes et
législatives, fort louables, menées par de nombreux groupes de citoyens soucieux des libertés
individuelles et des droits humains. La réponse officielle s’est malheureusement limitée à des
demi-mesures, basées sur des idéologies et des dogmes, ou un tiraillement politique avec des
concessions, à l’image de la révision qui a lieu en 2017, ne permettant pas de résoudre le
problème. A la place, la révision de notre législation en matière de drogue devra s’édifier sur
la base de chiffres et de preuves scientifiquement prouvées.

Ne pas opter pour une vision toute autre du problème constitue un frein à toutes les tentatives
qui pourront être faites afin de faire bénéficier tout citoyen tunisien, ayant un problème de
consommation de drogue, de jouir de son droit constitutionnel de se faire soigner. Aussi, la
STADD, Société Tunisienne d’Addictologie, rappelle qu’une application stricte de la loi 92-52
du 18 mai 1992, tel qu’il en a été fait usage dans le « procès des jeunes du Kef », peut menacer
tout le personnel associatif et médical qui œuvre dans le domaine de l’addictologie. En effet,
les programmes de réduction de risque (RdR) et l’échange de seringues auprès des jeunes qui
consomment des substances psychoactives, amènent les différents acteurs de la Réduction
de Risque à fréquenter les lieux de consommation, délit passible selon l’article 8 de la loi 92-
52 de 6 mois à 3 ans de prison. Également, les médecins sont amenés selon l’article 9 de la
même loi à transmettre à une « fameuse commission » le nom de tout patient qui se présente
avec un trouble de l’usage des substances, en passant outre, la notion de secret médical,
principe fondateur de toute relation de soin. Ce patient sera de ce fait condamné à ne faire
qu’une « seule tentative de sevrage » pour laquelle il va être répertorié ad aeternam par les
autorités policières et judiciaires.

4
Le constat est tel que, dans un pays en pleine ébullition depuis 2011 et qui fait face à des défis
économiques, sécuritaires, environnementaux et sociétaux majeurs, une application stricte
de la loi 92-52 mettrait une grande partie de la population tunisienne en prison et qu’il est
donc impératif et urgent de modifier notre vision de l’approche de la problématique des
usages de substances psychoactives en se basant sur des faits concrets et en adoptant une
approche holistique.

Ainsi, une stratégie intégrative et multidisciplinaire devrait voir le jour afin de réduire à la fois
l’offre et la demande et œuvrer pour la réhabilitation des usagers dans le respect total de la
dignité humaine.

Il est donc impératif à ce stade de notre histoire post-révolutionnaire de promouvoir une


approche des troubles de l’usage des substances fondée sur une politique santé et sur des
connaissances scientifiques actualisées et ce qu’on appelle “l’Evidence Based Medecine” ou
« EBM », la médecine factuelle basée sur des preuves.

La Société Tunisienne d’Addictologie, prône complètement cette approche avec une vision
globale et non réductionniste du phénomène de l’addiction.

Cette vision, présentée ci-après, qui se base sur une approche cohérente fondée sur les soins
et la prévention dans le respect des droits humains, ne peut se concrétiser sans le concours
des différents acteurs politiques et les représentants de la société civile.

[1] Loi N°92-52 du 18 Mai 1992 relative aux stupéfiants. Journal Officiel de la République Tunisienne du 26 Mai 1992 N°33 629-
34.

5
DONNÉES NATIONALES ET INTERNATIONALES SUR LE TROUBLE DE
L’USAGE DES SUBSTANCES PSYCHOACTIVES

1- Situation actuelle en Tunisie

En Tunisie, l’usage de drogues, tous types confondus, et leur possession sont criminalisés. Les
lois sur l’usage de drogues en Tunisie sont parmi les plus répressives dans le monde. La loi 92-
52 condamne l’accusé, même s’il est à sa première arrestation, à un an de prison et mille
dinars d’amende. Avec une loi aussi répressive, et paradoxalement, on constate,
actuellement, que tous les indicateurs sont à la hausse et qu’il est largement temps de tirer la
sonnette d’alarme. Nous ne disposons pas actuellement, en Tunisie, d’un organisme tel qu’un
observatoire des drogues et des addictions qui pourrait intégrer les chiffres des saisies du
ministère de l’intérieur, du ministère de la justice, de la direction générale des douanes, des
enquêtes nationales en population générale et des indicateurs de santé. Nous disposons de
quelques chiffres résumés ici :

1-1 Indicateurs de la consommation

Une enquête nationale “MedSpad” [1] a été menée auprès d’un échantillon représentatif de
jeunes scolarisés âgés de 15 à 17 ans en 2013 et refaite en 2017 avec la même méthodologie.
En 2013, 24,6% des lycéens âgés de 15 à 17 ans rapportaient avoir consommé au moins une
fois dans leur vie une drogue autre que le tabac et l’alcool. Ce chiffre a augmenté en quatre
ans, passant à 31%. (Tableau 1)

6
Tableau I : Comparaison de la consommation de substances, au moins une fois dans la vie, chez les
jeunes scolarisés âgés de 15 à 17 ans [1].

Des chiffres, nettement plus élevés ont été constatés par d’autres enquêtes notamment, par
celle d’Alert International menée en Décembre 2020 qui a montré que l’usage de drogue à
l’intérieur même des lycées était de 59.9% dans un lycée de Tataouine, 69,5% dans un lycée à
Kasserine et 76,1% dans un lycée de Douar Hicher [2].

Il est également difficile aujourd’hui d’estimer le nombre d’usagers de drogue injectable, en


l’absence d’enquêtes nationales. Des enquêtes séro-comportementales (Integrated Biological
and Behavioural Survey (IBBS) en vue d’une surveillance épidémiologiques et
comportementales des usagers de drogues injectables ont été menées à différentes dates et
dans différentes régions. En 2009, cette enquête a retrouvé dans les gouvernorats de Tunis,
Bizerte, Sousse et Monastir, 7000 usagers de drogues par voie injectable. Ce chiffre a évolué
à 9800 en 2017 pour les seuls gouvernorats de Tunis et Bizerte. Parmi ces usagers de drogues
injectables, 77% avaient un antécédent de séjour en prison en 2017 [3].

D’ailleurs, l’enquête World Prison Brief a estimé que la proportion de détenus pour des faits
liés à l’usage de drogue (loi 92-52) était de 30% de l’ensemble des détenus [4].

Dans ce cadre, des chiffres certes anciens, du centre d’étude juridiques et judiciaires [5], sur
le nombre de condamnations rendues par les tribunaux à partir de l’année judiciaire 2006-
2007 jusqu’à l’année judiciaire 2010-2011 sont très parlants (Figure 1):

7
1593

1412

1217

874
731
578 601
458 479 497

2006-2007 2007-2008 2008-2009 2009-2010 2010-2011


Nombre de personnes condamnées pour usage de drogues
Nombre d'affaires traitées pour vente de drogue

Figure 1 : Comparaison du nombre d'affaires pour usage et pour vente de


drogue par année judiciaire

A noter que le nombre de personnes détenues pour usage de drogue était en croissante
augmentation, et paradoxalement celui de la vente en baisse. Qu’en est-t-il alors de l’éternel
argument sécuritaire « qu’on arrêtait le consommateur pour nous mener au dealer ? »

1-2 Indicateurs de santé

L´usage de substances psychoactives peut avoir diverses conséquences néfastes pour la santé
de type infectieux, cardio-vasculaire, toxique etc...

La consommation de drogues injectables a créé un problème majeur de santé publique à


l’échelle internationale. En effet, les usagers de drogues injectables, du fait des pratiques
« unsafe », constituent un groupe particulièrement vulnérable vis-à-vis du virus
d’immunodéficience humaine (VIH) et des virus des hépatites virales surtout C [6].

8
En Tunisie, l’incidence du VIH est en augmentation croissante (figure 1). Elle a été estimée à
1,69/100000 habitants en 2019, soit 392 nouveaux cas [7].

Figure 2 : Incidence de l'infection à VIH pour 100 000 habitants en Tunisie 1986-2016

Les 26 centres de dépistage anonyme et gratuit, répartis sur toute la Tunisie, ont évalué le
mode de transmission du VIH chez les 45 personnes qui les ont consultés et dont la sérologie
est revenue positive en 2019 [7]. Ils ont retrouvé que l’usage de drogue injectable était le
mode de transmission du VIH le plus fréquent, retrouvé chez 40% des personnes séropositives
(Tableau II).

Tableau II : Mode de transmission du VIH chez les personnes séropositives consultant les centres de
dépistage anonyme et gratuit en 2019 [7].
Mode de transmission Nombre de personne séropositives

Usage de Drogue injectable 18

Relations hétérosexuelles 13

Relations homosexuelles 4

Inconnu 10

9
Dans le service des maladies infectieuses de la Rabta qui prend en charge la majorité des
personnes vivant avec le VIH en Tunisie, la file active est de 1571 patients. La prévalence des
usagers de drogues injectables était de 20,81% soit 327 patients dont 71 avaient une
comorbidité hépatite C et VIH [8].

La mortalité globale du service des maladies infectieuses était de 17,18%, sur la période allant
de 1990 à 2020. Les usagers de drogues injectables constituaient 30,37% de la totalité des
décès soit près d’un décès sur trois. La mortalité dans cette population est estimée à 25,07%,
versus une mortalité estimée à 15.11% chez les personnes vivant avec le VIH et non usagères
de drogues par voie injectable [8].

Les quatre enquêtes séro-comportementales IBBS réalisées en 2009, 2011, 2014 et 2017 [3],
ont mis en évidence une nette augmentation de la séroprévalence du VIH chez les usagers de
drogues par voie injectable, passant du simple au double en moins de 10ans (Tableau III).

Tableau III : Prévalence des infections à VIH, hépatites B et C parmi les usagers de drogues par voie
intraveineuse, résultats des enquêtes IBBS [3]
2009 2011 2014 2017

Prévalence infection VIH 2.7% 2,4% 3,9% 6%

Prévalence infection VHB 3,1%

Prévalence infection VHC 29,1% 29%

Ces enquêtes IBSS [3] ont permis de conclure que l’épidémie VIH, est actuellement de type
concentré dans les populations clés : les hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes
(11,2%), les usagers de drogues par voie intraveineuse (6%) et les travailleuses du sexe (1,2%)
pour l’année 2017. La courbe de prévalence est ascendante pour toutes les populations clés
mais parmi les usagers de drogues par voie intraveineuse cette augmentation est la plus
élevée. Elle a explosé passant de 2.4% en 2011 à 6% en 2017 (figure 4) :

10
Figure 4: Prévalence du VIH parmi les populations clés (2009 – 2017) [3]
UDI : usagers de drogue injectable ; HSH : hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes ;
FTS : femmes travailleuses du sexe

Pour l’hépatite C, les enquêtes IBBS ont montré une prévalence de 29% (soit près d’une
personne sur 3) chez les usagers de drogues par voie injectable (Tableau III). La séroprévalence
des HVC étaient significativement la plus élevée chez les usagers de drogues par voie
injectable qui s'injectent des drogues depuis plus de 10 ans (44.8%) et chez ceux ayant
commencé cette pratique entre l’âge 20 et 24 ans [3].

L´Enquête Nationale de prévalence des hépatites virales A, B et C (ONMNE), menée en 2014-


2015 montre que la prévalence de l´hépatite C dans la population générale était estimée à
0,87%. Selon cette enquête, le risque pour les usagers de drogue d’être porteurs des Anticorps
de l'hépatite C était 10,8 plus important que la population générale [9].

[1] Ministère de la santé – Institut National de la Santé Publique – Société Tunisienne d’Addictologie- Santé scolaire et
Universitaire – Groupe Pompidou du Conseil de l’Europe. MedSPADII 2017 Tunisie. Résultats de l’enquête nationale
Mediterranean School Survey Project on Alcohol and Other Drugs II. Mai 2018..

[2] Alert international. Citizen diagnostic on secondary education. Decembre 2020

[3] Association Tunisienne d’Information et d’Orientation sur le Sida et la Toxicomanie, la Direction des Soins de Santé de
Base/Ministère de la santé en collaboration avec l’ONUSIDA et le Fond Mondial. Enquête sérocomportementale du VIH/VHC
auprès des usagers de drogues injectables Tunisie Integrated Biological and Behavioural Survey (IBBS) 2009, 2011, 2014 et
2017.

11
[4] World Prison Population Brief. Tunisia. http://www.prisonstudies.org/country/tunisia

[5] Samia Doula. La criminalité relative à la drogue selon les statistiques judiciaires. Centres d’études Juridiques et judiciaires.
Tunis 6, avril 2013 .

[6] Institut National de la santé publique Québec. Usage de drogues par injection et interventions visant à réduire la
transmission du vihet du vhc revue systématique de la littérature et validation empirique. Mars 2017.

[7] Direction des Soins de Santé de Base. Rapport annuel du programme national de lutte contre le Sida et les maladies
sexuellement transmissibles 2019.

[8] Pr Hanen Tioui. Situation épidémiologique du service des maladies infectieuses la Rabta. Février 2021.

[9] Société Tunisienne des pathologies infectieuses-Observatoire national des maladies émergentes. Avril 2016. Présentation
des résultats de l’Enquête Nationale de Prévalence des Hépatites Virales A, B & C en Tunisie, 2015-2016. 22 Avril 2017

12
2-Données mondiales sur l’application des politiques répressives

L’approche coercitive, fondée sur l’interdiction de l’usage de drogue et la pénalisation des

consommateurs, a été la principale approche empruntée par la plupart des pays durant des

années afin de lutter contre le phénomène. Les responsables politiques croyaient que cette

stratégie, visant à décourager toute consommation de drogue, permettrait de réduire voire

d’éliminer définitivement les produits illicites. Cette politique a atteint aujourd'hui ses limites.

En dépit de la pénalisation et des efforts d’éradication menés par les États, la culture illicite

de plantes narcotiques a persisté et elle a même atteint des niveaux records à partir de

2015[1]. Quant au nombre d’usagers, il ne cesse d’augmenter (Tableau IV).

Tableau IV : Estimation du nombre d’usagers annuel des produits stupéfiants par les Nations -Unis [2]

Ainsi l’UNODC et le consortium international sur la politique des drogues rappellent que les
pays qui ont adopté les politiques les plus répressives sur la consommation de drogues n’ont
pas enregistré de taux plus faibles de consommation par rapport aux pays dont les politiques
en matière de drogues étaient plus libérales [3,4]. Cette constatation a été affirmée par
plusieurs études comparatives, comme celle menée en 2004, à d'Amsterdam, où une politique
libérale est adoptée en matière de drogues avec légalisation du cannabis, et San Francisco où,
à cette époque, on condamnait l’usage de toutes les drogues à des peines de prison [5].

En plus, les conséquences sanitaires de cette politique répressive ont été désastreuses. Selon
le rapport de l’UNODC, la pénalisation des usagers de drogues a :

- Aggravé leur marginalisation et leur stigmatisation.

13
- Entravé leur accès aux services sociaux et sanitaires, dont ils ont souvent besoin.

- Privé la société de leur force productive.

- Rompu les liens familiaux et communautaires positifs qu’ils ont pu tisser

- Coupé l’accès à l’emploi et à l’éducation [6].

Aujourd’hui, tous les rapports internationaux concluent à l’échec de la guerre contre la


drogue lancée par Richard Nixon dans les années 1960 et qui visait à imposer l'abstinence
forcée aux individus et qui prônait la prohibition comme modèle de régulation politique.
Non seulement, elle n’a pas permis d’éradiquer les drogues, mais elle a contribué à enrichir
les narcotrafiquants, à marginaliser socialement les usagers de drogue, à détériorer leur
état de santé en favorisant la diffusion de l’épidémie de sida et des hépatites et à remplir
les prisons aux frais de l’état [7].

Les Philippines, pays qui continue de nos jours à mener cette guerre contre la drogue, vit
aujourd’hui un véritable génocide d’une partie de sa population avec de véritables
exécutions extra-judiciaires de consommateurs de drogue. Dans son dernier rapport,
Amnesty Internationale qualifie l’ampleur des violations des droits humains de cette
guerre contre la drogue, comme de véritables crimes contre l’humanité |8].

[1] Julia Buxton (2020). Contrôle des drogues et développement : un angle mort des politiques internationales. Revue
internationale de politique de développement. https://doi.org/10.4000/poldev.4152 .

[2] Rapport de la Commission Mondiale pour la politique des drogues. La guerre aux drogues. Juin 2011.

[3] Office des nations unis contre la drogue et le crime. De la coercion à la cohésion. Traiter la dépendance à la drogue par
les soins de santé et non par les sanctions. 30 Octobre 2009.

[4] Consortium International sur les politiques des drogues. Guide sur les politiques des drogues. 2Mars 2012.

[5] Reinarman C, Cohen PDA, Kaal HL. The limited relevance of drug policy: cannabis in Amsterdam and in San Francisco. Am
J Public Health. 2004 May;94(5):836-42. doi: 10.2105/ajph.94.5.836

[6]Costa, A.M. (Mars 2008), Making drug control ‘fit for purpose’: building on the UNGASS decade’, E/CN.7/2008/CRP.17
(Vienne: Commission des Stupéfiants),

[7] Global Commission on Drug Policy, “Advancing Drug Policy Reform: A New Approach to Decriminalization”, rapport,
décembre 2016.

[8]Amnesty internationale. “Philippines. L’ONU doit enquêter sur la «guerre contre la drogue» meurtrière que mène le
gouvernement de Rodrigo Duterte.” rapport du 8 juillet 2019

14
3- Modèles fondés sur les soins

L’ONUDC prône une démarche de traitement de la dépendance aux drogues par le biais des
soins de santé et non la punition. L’idée est de passer de la coercition à la cohésion en
dénonçant à la fois la criminalisation et les violations des droits de l’homme commises au nom
du « traitement obligatoire » et de la lutte contre les drogues [1].

Proposer aux personnes ayant un trouble de l’usage des substances un traitement approprié
peut, non seulement réduire leur consommation de drogue, mais aussi réduire les taux de
récidives criminelles : les exemples de bonne pratique à travers le monde montrent que les
meilleurs résultats peuvent être atteints lorsque le traitement est effectué au sein de la
communauté [2].

Une étude de cohorte prospective menée en Angleterre auprès d’usagers avec des troubles
sévères de l’usage de substances ayant bénéficié d’un programme de soins (ambulatoire ou
hospitaliers) incluant l’usage des traitements agonistes aux opioïdes a montré:

- Une réduction des troubles comportementaux

- Une diminution de l’usage des opioïdes et des benzodiazépines

- Une réduction des injections et du partage du matériel injectable

- Une amélioration de la santé psychologique

- Et une réduction de la criminalité de rue.

Ces résultats retrouvés à un an, ont été maintenus à 4 et 5 ans [3].

Le modèle Portugais :

En 2001, le Portugal a mis en place une ambitieuse stratégie de décriminalisation de toutes


les drogues pour usage personnel, en mettant l'accent sur le suivi des consommateurs. Un
véritable modèle est en train d’apparaître puisque quelques pays s’inspirent de l’expérience
portugaise (l’Argentine, le Mexique, la Tchéquie) et d’autres s’y intéressent (le Royaume-Uni,
la Norvège) [4].

15
Au Portugal, les politiques relatives aux drogues et à la toxicomanie sont réglementées par 3
types d’instruments légaux :

1. La Stratégie

2. Les Plans nationaux

3. Les Plans d’action

La coordination de ces politiques appartient à 3 entités :

A. Le Conseil Interministériel

B. Le Coordinateur National

C. Le Conseil National

L’institution responsable de l’appui aux structures de coordination de ces politiques et de leur


application dans le domaine de la réduction de la demande est l’Institut de la Drogue et de la
Toxicomanie (IDT).

L’IDT est un institut public placé sous la tutelle du Ministère de la Santé. Sa mission est de
promouvoir la réduction de la consommation des drogues licites et illicites, ainsi que la
diminution des troubles de l’usage de substances. Il a pour attributions l’appui à la
coordination nationale et à son application sur le terrain:

1. Appuyer le Gouvernement dans la définition d’une stratégie nationale et des politiques de


lutte contre la drogue, l’alcool et les toxicomanies, ainsi que dans son évaluation.

2. Planifier, coordonner, exécuter et promouvoir l’évaluation de programmes de prévention,


de traitement, de réduction de risques, de minimalisation de dommages et de réinsertion
sociale.

3. Appuyer des actions pour permettre la dissuasion des consommations de substances


psychoactives.

16
4. Agréer les unités de prestation de soins de santé dans le domaine des toxicomanies, dans
les secteurs sociaux et privés, en définissant les protocoles techniques et thérapeutiques, et
en accompagnant leur fonctionnement et application.

5. Développer, promouvoir et stimuler la recherche et maintenir un système d’information sur


le phénomène des drogues et des toxicomanies qui permettent de respecter les activités et
les objectifs fixés par l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies.

6. Assurer la coopération avec des entités nationales et internationales dans les domaines de
la drogue, de l’alcool et des toxicomanies [4].

Voici comment João Goulão [5], l’un des artisans de cette réforme, présente en des termes
simples la manière avec laquelle sont désormais traitées les affaires d’usage de drogues :

« Il y a désormais une distinction entre la procédure criminelle et la simple procédure


administrative. Les personnes arrêtées pour possession ou consommation de drogues sont
amenées au commissariat où la police détermine, selon la quantité, si les substances sont
destinées à un usage personnel ou non. S’il n’y a pas de soupçon de trafic, ces personnes sont
convoquées devant une « commission de dissuasion de la toxicomanie », formée de médecins,
représentants juridiques et travailleurs sociaux.

Plutôt que de lancer des poursuites judiciaires, l’objectif est de déterminer la teneur du
problème lié à la drogue. Même si vous n’avez pas une consommation de drogues
problématique, la commission vous proposera un accompagnement social ou psychologique
si vous le souhaitez. Si vous êtes en situation d’addiction, elle vous invitera à suivre un
traitement ou à vous rendre dans un centre de désintoxication. Vous êtes en droit de le
refuser, mais vous vous exposez, en cas de récidive, à des sanctions pénales….

Il faut retenir que celles et ceux arrêtés avec une quantité dépassant les limites légales sont
poursuivis jusque devant les tribunaux et risquent des condamnations. La décriminalisation de
la consommation de stupéfiants n’a été que la modification d’un article de loi sur la drogue :
celui concernant l’usage personnel de substances. Tout ce qui implique la lutte contre le trafic
de drogues est inchangé depuis 1993. Nous avons donc les mêmes outils légaux. Et je dirais
que les autorités policières sont bien plus efficaces depuis la dépénalisation. Elles ne perdent

17
plus leur temps, leur énergie et leurs moyens pour les usagers, et peuvent se consacrer aux
grosses organisations criminelles ».

Les résultats de la politique portugaise ont été spectaculaires :

Quelques chiffres [6] :

Nombre de personnes décédées de causes liées à la drogue / année 2000 : 131, année 2008
: 20.

Nombre d’usagers de drogues injectables âgés de 15 à 64 ans par 1000 habitants, en 2000
: 2,3 – 6,4 / en 2005 : 1,5 – 3,0.

Nombre de nouvelles infections par le HIV/SIDA liées à l’addiction aux drogues / en 2000 :
1430 / en 2008 : 352.

[1] Office des nations unis contre la drogue et le crime. De la coercion à la cohésion. Traiter la dépendance à la drogue par
les soins de santé et non par les sanctions. 30 Octobre 2009.

[2]Consortium International sur les Politiques des Drogues. Guide sur les politiques des drogues. Version 2, Mars 2012

[3]Gossop M, Marsden J , Stewart D, Kidd T. The National Treatment Outcome Research Study (NTORS): 4-5 year follow-up
results.Addiction. 2003 Mar;98(3):291-303. doi: 10.1046/j.1360-0443.2003.00296.x

[4] Roque E. La lutte contre la toxicomanie en Europe: le modèle portugais. Rapport de stage. Ecole des hautes études en
santé publique. 2012.

[5] 20 Minutes (16 septembre, 2020). Drogue : « Au Portugal, la police est bien plus efficace depuis la dépénalisation », estime
le coordonnateur national antidrogue. https://www.20minutes.fr/monde/2863327-20200916-drogue-portugal-police-bien-
plus-efficace-depuis-depenalisation-estime-coordonnateur-national-antidrogue

[6] De Menezes Ferreira, J. (2011). Le cas exemplaire du Portugal : drogues et toxicodépendances. Multitudes, 1(1), 47-57.
https://doi.org/10.3917/mult.044.0047

18
4- Estimations de coût :

4-1 Evaluation des coûts des troubles de l’usage de substances :

Il n’est pas aisé aujourd’hui d’estimer le coût de l’usage des substances. Certes la
consommation de substances est un choix personnel, un comportement individuel mais son
impact est lourd pour :

• L’individu lui-même ;

• Les membres de sa famille

• Les membres de sa communauté

• Son entreprise

• La société en général et les dépenses publiques de l’état

L’estimation des coûts des addictions pose également le problème éthique de l’estimation de
la valeur monétaire de la vie humaine et de toute tentative ayant pour but de l’épargner.

Il existe plusieurs modélisations de l’estimation des coûts des addictions [1] mais globalement
tous les modèles confèrent aux conduites addictives un impact direct et indirect sur :

- le foyer : avec une diminution directe des ressources dûe au coût de la substance
psychoactive mais aussi un coût indirect en rapport avec l’abandon des responsabilités,
l’altération des relations interpersonnelles (séparation, divorce) et les violences physiques
envers le conjoint et les enfants.

- la communauté : avec une criminalité subie, une diminution de la cohésion sociale,


une absence de sentiment de sécurité, un environnement avec des seringues, des
vendeurs, des guetteurs et une disparition des commerces de proximité….

19
- le milieu professionnel avec le coût de l’absentéisme, du présentéisme, de la
diminution de la productivité, des vols, des fautes professionnelles…

- La criminalité : englobant les frais de justice, les frais d’emprisonnement, le coût du


trafic, du marché noir, de la criminalité engendrée.

- La santé : essentiellement le coût des accidents de la voie publique sous l’effet des
substances mais aussi le coût de toute la pathologie induite : hépatite B, C, HIV, cirrhose,
cancer des poumons, vessie, foie, IDM du sujet jeune, Endocardite sur cœur sain, nécrose
des membres…. Sans oublier les conséquences psychologiques des addictions avec
dépression, anxiété, psychose cannabique.

- Et finalement, une augmentation de la mortalité : due aux accidents de la voie


publique, mais aussi aux morts par overdose et aux suicides.

4-2 Données mondiales évaluant le coût des addictions :

En Belgique (2012), les coûts directs et indirects des substances addictives ont été estimés à
4,6 milliards d’euros, soit 419 euros par habitant et 1,19% du PIB. L’alcool impose le coût le
plus élevé soit 45% des coûts, suivi par le tabac avec à peu près 32%. Aussi, 515 000 années
de vie corrigées de l’incapacité (années de vie perdues à cause de la mort ou le handicap) ont
été causées par l’abus de substance [2].

Tableau V : Présentation des coûts sociaux en millions d’euros en 2012 en Belgique [2].

20
En France, selon le rapport de l’observatoire Français des drogues et des addictions en
septembre 2015, le coût social de l’alcool est égal à 120 milliards d’euros. Celui du tabac est
également d’un montant de 120 milliards d’euros. Le coût social en lien avec les drogues
illicites s’établit à 8,8 milliards d’euros [3].

Aux Etats-Unis, selon The National Drug Intelligence Center (NDIC), l’addiction coûte :

- $120 billions de dollars/an en manque de productivité.

- $49 billions de dollars/an de perte de journées travaillées.

- $48 billions de dollars/an en dépenses carcérales.

- $4 billions de dollars/an en morts prématurées [4].

4-3 Estimation du coût des interventions sanitaires

Selon le National Institute On Drug Abuse (NIDA), chaque $1 dollar investi dans un programme
de prise en charge des addictions rapporte en retour $4 à $7 dollars de réduction de la
criminalité liée à la drogue, des frais de justice et des vols. Quand on inclut les frais liés à la
consommation de soins, le gain dépasse un ratio de 12 pour 1. Les gains pour la personne et
pour la société portent essentiellement sur la diminution des conflits interpersonnels, sur une
meilleure productivité au travail et sur moins d’accidents liés à l’usage de drogue notamment
les AVP et les overdoses [5].

Aux Etats-Unis : le coût moyen d’une personne maintenue durant un an sous Méthadone®,
traitement agoniste aux opiacés, est estimé $4,700. Alors que le coût d’une personne
emprisonnée durant un an revient à $24,000 [5].

En Tunisie, nous ne disposons pas d’études portant sur le coût des addictions, mais nous avons
quelques chiffres records par exemple en ce qui concerne les accidents de la voie publique
dont un bon nombre est probablement dû à la consommation d'alcool ou d’autres drogues,

21
sans parler du coût des cancers du poumons imputables au tabac, des coûts des endocardites
sur cœur sain, du traitement de l’HIV, de l’hépatite C etc…

Selon le Ministère de la justice Tunisienne, en 2016, un détenu coûterait 23,5 dinars par
jour|6]. Ces chiffres ne prennent pas en compte, évidemment tous les coûts indirects du
manque de productivité et de toutes les conséquences négatives de la privation de liberté. On
ne peut qu’imaginer ce que pourrait nous rapporter d’investir dans des programmes de soins
et de prévention en matière d’addiction.

[1] Le comité sénatorial spécial sur les drogues illicites. Le coût de la consommation de drogues et la politique sur les
drogues. Canada 22 avril 2002. Bibliotheque du parlement.

[2] Belgian Science Policy Office. Le coût social des drogues légales et illégales en Belgique. (2016).

[3] Observatoire Français des Drogues et de la Toxicomanie : OFDT . Le coût social des drogues en France. Septembre 2015

[4] National Drug Intelligence Center. National drug threat assessment 2011. U.S. Department of Justice. Published August
2011.

[5] National Institute on Drug Abuse (NIDA). Principles of Drug Addiction Treatment: A Research-Based Guide (Third
Edition). January 2018

[6] « Prisons Tunisiennes : un détnu coûte 23,5dt par jour. Kapitalis 13 Mai 2016.
http://kapitalis.com/tunisie/2016/05/13/prisons-tunisiennes-un-detenu-coute-235-dinars-par-jour.

22
5- Conventions nationales et internationales ratifiées par la Tunisie

D’abord et avant tout, il faut rappeler que la constitution tunisienne garantit le droit à la santé
dans son article 38 « Tout être humain a droit à la santé. L’État garantit la prévention et les
soins de santé à tout citoyen et assure les moyens nécessaires à la sécurité et à la qualité
des services de santé. L’État garantit la gratuité des soins pour les personnes sans soutien
ou ne disposant pas de ressources suffisantes. Il garantit le droit à une couverture sociale
conformément à ce qui est prévu par la loi » [1]. Or, face aux addictions, les actions
préventives ont été ponctuelles et inefficaces, les structures de soin, quasi inexistantes, avec
peu de moyens ou opérant dans la clandestinité et les caisses nationales d’assurance maladie
et d’aide sociale ne reconnaissent pas le droit à une prise en charge en cas de trouble de
l’usage de substance.

Ensuite, il est impératif de rappeler que la Tunisie a ratifié de nombreuses conventions


internationales et à leur tête les fameuses conventions uniques sur les stupéfiants de 1961,
1971 et 1988. Bien que le but principal de ces conventions soit le contrôle international des
substances psychoactives, elles appellent les pays signataires à adopter des mesures pour le
traitement, l’éducation, le suivi médical, la réhabilitation et la réinsertion sociale des individus
dépendants à la drogue et ayant commis des infractions liées à la drogue [2].

Depuis 2006, la Tunisie fait aussi partie du réseau MedNet du Groupe Pompidou du Conseil
de l’Europe, dont elle a la présidence pour l’année 2020-2021. Le réseau MedNet a pour
objectif, à travers les échange Nord – Sud et Sud – Sud entre les pays de la méditerranée,
« l’élaboration et la mise en œuvre de politiques cohérentes et équilibrées en matière de
drogues, respectueuses des droits de l’homme et intégrant la dimension de genre, basées
sur des connaissances validées recueillies par des observatoires nationaux. » [3].

Également, en 2016 s’est tenue une session extraordinaire de l’assemblée générale des
nations unis « UNGASS 2016 » dont le document final ratifié par la Tunisie reconnaît la
“dépendance comme un problème de santé complexe et multifactoriel caractérisé par la
chronicité et la rechute » “Recognize drug dependence as a complex, multifactorial health

23
disorder characterized by a chronic and relapsing nature with social causes and consequences
that can be prevented and treated through, inter alia, effective scientific evidence-based drug
treatment, care and rehabilitation programmes”

Ce document encourage également les soins de santé basée sur le volontariat et le


consentement éclairé. « Encourage the voluntary participation of individuals with drug use
disorders in treatment programs, with informed consent ». [3]

Et pour finir rappelons, tous les autres documents également ratifiés par la Tunisie, tel que la
déclaration universelle des droits de l’homme et des libertés fondamentales [3] qui
s’appliquent bien évidemment dans le contexte de la politique des drogues. On l’oublie
souvent mais les consommateurs de drogues peuvent, comme tout autre citoyen, bénéficier
de ces droits à tout moment.

Tous ces textes, bien qu’adoptés par la Tunisie, sont restés de simples « concepts
théoriques », qui bien qu’universels“, attendent encore d’être appliqués dans notre
législation.

[1] Constitution de la République Tunisienne. Adoptée le 26 Janvier 2014 par l’Assemblée Constituante. Publication de
l’Imprimerie Officielle de la République Tunisienne, 2015.

[2] ONUDC. Les Conventions internationales relatives au contrôle des drogues Nations Unis : Convention Unique sur les
stupéfiants de 1961 telle que modifiée par le Protocole de 1972 - Convention de 1971 sur les substances psychotropes -
Convention des Nations Unies contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes de 1988. Nations Unis.
New York, 2014.

[3] LA TUNISIE et MedNET. MedNET : le réseau de coopération sur les drogues et les addictions dans la région
méditerranéenne du Groupe Pompidou. Conseil de l’Europe, Strasbourg 2012.

[4] ONUDC. Outcome document of the 2016 united nations general assembly special session on the world drug problem our
joint commitment to effectively addressing and countering the world drug problem. UNGASS 2016

[5] Nations -Unis. Déclaration Universelle Des Droits De l’Homme. Paris 10 Décembre 1948. (résolution 217 A (III)).

24
PRINCIPES GÉNÉRAUX POUR L'ÉLABORATION D’UNE POLITIQUE
EFFICACE EN MATIÈRE DE DROGUES

A la vue de toutes ces données, il n’est plus concevable aujourd’hui de limiter la lutte contre
les drogues dans une approche fondée exclusivement sur la pénalisation des usagers. La
réforme de « la politique drogue tunisienne » devra permettre d’adopter à la place, une
approche équilibrée, intégrée et multidisciplinaire basée sur la santé publique et la réduction
des dommages ainsi que le respect des droits humains et de la dimension du genre. Cette
législation aura comme impératif d’être :

- Fondée sur toutes les preuves scientifiques disponibles.


- Pleinement conforme aux normes internationales des droits humains ainsi que les
principes de l’approche genre.
- Focalisée sur la réduction des conséquences négatives de l’usage de drogues.
- Permettant l’intégration sociale et la lutte contre la stigmatisation des personnes
vulnérables.

De ce fait, la politique nationale Tunisienne en matière de « consommation de substances


devra :

1. Abolir toute peine privative de liberté envers les usagers de drogue.

2. Définir les troubles de l’usage de substance comme un problème de santé complexe


et multifactoriel caractérisé par la chronicité et la rechute et relevant d’une prise en
charge bio-psycho- sociale.

25
3. Considérer la consommation de substances comme un problème majeur de santé
publique nécessitant de mobiliser les dépenses en matière de lutte contre les drogues
vers le secteur sanitaire.

4. Garantir un accès libre, anonyme et direct aux soins avec un accompagnement au long
cours pour les patients présentant des troubles de l’usage de substance.

5. Veiller à prendre en compte les besoins spécifiques de la femme usagère de drogue,


doublement stigmatisée, notamment au cours de la grossesse et de la maternité.

6. Appliquer une politique de réduction de risques et des dommages visant à prévenir la


transmission des infections, la mortalité par « overdose », et les dommages médicaux,
sociaux et psychologiques liés aux troubles de l’usage de substance.

7. Les personnes accueillies dans les centres de réduction de risques pour usagers de
drogue doivent bénéficier d’une prise en charge anonyme et gratuite.

8. Abolir toute forme de « contrôle policier » sur les centres de soins et de réduction de
risques, ainsi que tout intermédiaire ou commission ou structure pouvant entraver
l’accès libre au soin, le respect du secret médical et de la dignité humaine.

9. Considérer l’usage récréatif des drogues comme une étape sur une trajectoire de
consommation pouvant relever d’une action préventive, psychoéducative ou d’une
intervention brève.

26
10. Les usagers de drogues doivent bénéficier de soins, en conformité avec les dernières
données de la science, « Evidence Based Medicine » ou médecine basée sur les preuves
et devront bénéficier de tous les traitements disponibles, y compris les traitements
agonistes aux opioïdes ainsi que de programmes de réhabilitation et de réinsertion
sociale.

11. Les personnes présentant un trouble de l’usage de substance auront le droit à un


remboursement des soins par les caisses nationales de maladie ainsi que la gratuité
des soins pour les personnes indigentes.

12. Mettre en place et activer les “Pôles Addictologie'' qui reposent, en grande partie, sur
des structures de soins déjà existantes et prêtes à agir dans le domaine de la prise en
charge, de la prévention et de la recherche en addictologie.

13. La prévention de l’usage de substance devra se faire avec des programmes, validés par
la science, basés sur la psychoéducation et le développement des compétences et non
sur la menace de la sanction.

14. Penser à une redistribution des circuits légaux de l’alcool allant de pair avec une
politique de prévention et de réduction de risques avec des plans de Communication
audiovisuelle sur les médias et les réseaux sociaux, et en mettant en place des plans
tel que le « Safe Night Life » ou une vie nocturne sécurisée.

27
15. Garantir aux jeunes Tunisiens des moyens récréatifs, tout en veillant à leur sécurité, et
ce en permettant l’accès libre dans tous les centres récréatifs et nocturnes à tous les
programmes assurant la prévention, l’orientation l’information, et le « testing » des
produits licites et illicites qui pourraient s’y retrouver.

16. Assurer des programmes de prévention des accidents de la voie publique dus à l’alcool
en veillant à promouvoir les programmes de « capitaines de soirées » ainsi qu’au
recours aux alcootests et autres tests de dépistage au volant.

17. Assurer une collaboration avec la société civile, les ONG œuvrant dans le domaine de
la prévention, de la réduction de risque en instaurant un partenariat avec les
organismes de l'État avec des contrats - programmes.

18. Assurer un accès au traitement et aux soins pour des populations les plus vulnérables
notamment dans les prisons, chez les travailleurs du sexe, ainsi que les migrants, les
réfugiés, les mineurs etc.

28
CONCLUSION

Aujourd’hui, un changement de paradigme vers une approche sanitaire de l’usage de drogue


est un impératif en Tunisie. Combien de morts, combien de vies détruites par de lourdes
peines de prison faudra-t-il encore perdre pour conclure à l’échec de toute notre « politique
drogue » et pour avancer vers une réforme totale de la loi 92-52 ?

Ces recommandations, basées sur les études scientifiques et les référentiels internationaux,
sont les principes directeurs d’une politique qui sera la seule garante d’un véritable
changement des indicateurs de santé en matière d’addictologie. Demain, nous ne vivrons
probablement pas dans un monde « sans drogue », mais nous pouvons choisir aujourd’hui de
vivre dans un monde avec une meilleure santé, plus de sécurité et un meilleur bien-être de
toute la communauté dans le respect de la dignité et des droits humains.

29
« LE SUPPLICE NE RÉTABLIT PAS LA

JUSTICE, IL RÉACTIVE LE POUVOIR »

Michel Foucault, 1975

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