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Traqué

Ce jour-là, il pleuvait lorsque je m’aventurai hors de l’enceinte du collège. Les


lumières des lampadaires grésillaient au gré de fortes bourrasques de vent. Les rues
étaient désertes ; et je n’entendais qu’un faible murmure au loin. A vrai dire, je ne
pouvais avoir la certitude de ma solitude, vu l’épais brouillard qui emplissait les rues.
Je pensais à la mer, où je devais me rendre dans une semaine à l’occasion des vacances
de Pâques, lorsque j’interrompis ma course brusquement, car j’avais entraperçu un
bref mouvement ou une faible lueur qui échappa à mon regard. Soudain, un éclair sorti
des ténèbres me fit sursauter, mais me permit d’apercevoir très clairement le chat noir
qui m’avais poussé précédemment à me figer, et me permit aussi de constater qu’un
homme, bouteilles en mains, se rapprochait de moi. A mesure que je pressais le pas,
l’ivrogne redoublait d’allure. Je m’engageai vivement dans la rue Netter, m’arrêta au
numéro 13, et constata, avant de rentrer, que l’on avait cassé les plaques de verre du
portail.
Avant même que je puisse refermer la grille, l’homme soûl qui m’inspirait méfiance
surgit devant moi. Nous nous dévisageâmes longuement. De la terreur mêlée
d’angoisse envahirent mon corps, mais aussi étrangement de la lassitude. L’homme
n’avait pourtant pas l’air bien dangereux : malgré une barbe hirsute, le visage quelque
peu boursouflé et une posture suspecte, ses yeux bleus comme l’océan et gonflés de
fatigue étaient doux, limpides et apaisants. Néanmoins, ses bras musclés et ses habits
crasseux qui avait l’air de dissimuler un objet ravisèrent ma défense. Il portait une
marinière en mauvaise état, ainsi qu’une vareuse en haillons et tenait dans sa main un
seau ou un objet de même nature. Il m’adressa subitement la parole :
-Victor, te… souviens-tu… de… moi ?, me demanda-t-il, pris de quintes de toux.
Stupéfait qu’il connaisse mon nom et interloqué que sa voix me paraisse familière, je
cherchai à clarifier les ténèbres qui voilaient mon esprit.
-C’est moi, Timothé, me dit-il, comme s’il avait le don de clairvoyance.
Soudain mon cœur s’illumina. Timothée avait été un surveillant de l’école où j’avais
étudié. Je l’avais rencontré durant une récréation, alors que je pleurais car j’avais
perdu mon cartable. Il m’avait aidé à le retrouver et m’avais même offert des sucreries
pour me redonner le sourire. Cette aventure s’était gravée dans ma mémoire, et nous
n’avions cessé dès lors de nous séparer. Mais, du jour au lendemain, il avait quitté
l’école primaire car sa mère était décédée. Plus tard, le corps enseignant nous avait
expliqué qu’elle s’était faite cambriolée, et que, présente sur les lieux de l’effraction,
les voleurs l’avait violentée, puis l’avais « éliminée ». Mais, on n’avait jamais retrouvé
les tortionnaires, avait-il ajouté.
-Comment en es-tu arrivé là, Timothée ?, lui demandai-je, sceptique notamment car
lorsque je l’avais côtoyé, il n’avait jamais négligé sa tenue.
-C’est une longue histoire, me dit-il. Après que ma mère ait rendu son dernier souffle,
le chagrin s’est emparé de moi, et j’ai sombré dans la boisson et dans les jeux d’argent.
J’étais désormais sans famille, et pour un chômeur alcoolique et joueur, il est difficile
de payer son loyer, et afin de combler des dettes accumulées aux fils des mois, j’ai
vendu ma maison et depuis mon nouveau sanctuaire est la rue.
-Mais… as-tu besoin d’aide ?
-Non, rétorqua-t-il avec sympathie. Je souhaiterais juste revivre ce qu’est qu’avoir des
amis. Cela raviverait la flamme du désir de vivre dans mon cœur. Et…
Il s’interrompit. Je perçus de l’hésitation dans ses dernières paroles et m’enquis de ce
qu’il souhaitait.
-Je vais aller droit au but, me dit-il. Tu sais que ma mère est morte, continua-t-il après
un long silence. Elle était tout pour moi, et après son enterrement, malgré ma volonté
de… me… recueillir (je haussai les sourcils), passer devant sa tombe est un véritable
supplice pour… moi. M’en approcher me fais l’effet de l’épée de Damoclès
s’apprêtant à s’abattre sur moi, comme si la Providence me reprochait quelque chose.
Ces derniers mots semblèrent s’échapper involontairement de sa bouche. Des larmes
silencieuses perlaient sur son visage. Ces paroles semblaient lui demander un effort
considérable. Il se tut, puis sortit un bouquet de fleurs de son blazer.
-Je souhaiterais que tu, dans ton infinie bonté, apportes ces ciguës jusqu’à son cercueil,
mais que tu n’y ailles que vers 21h, moment présumé de son décès.
Je n’exprimai aucune réticence, étant sûr que Timothé aurait fait de même pour moi, et
acceptai immédiatement, bien que sa dernière requête m’eût laissé coi.
Il m’expliqua ensuite où se situait le tombeau. Je fus rassuré que sa mère soit
enterrée au cimetière du père Lachaise, car je comptais me rendre près de ce lieu
macabre le surlendemain avec des amis. Puis , il me donna le bouquet en question, et
me pria de l’excuser de s’éclipser pour quelques affaires d’importances. Une fois
Timothé parti, je ne pus m’empêcher de lâcher les ciguës par terre. Leur contact glacé
me rappelait celui de la peau d’un mort. De plus, je me souvins que j’avais déjà
entendu ce nom quelque part : dans une biographie de Socrate, et plus précisément au
terme de sa vie !... Je frissonnai de tout mon être et hésitai presque à écraser ces fleurs,
mais me retint en me rappelant que c’était la dernière pensée d’un homme pour la
femme qu’il chérit le plus au monde. De surcroît, la blancheur immaculée de ces
ciguës me remémora la droiture de mon ami. Mais, plus je repensais à cette entrevue
inattendue, et plus me paraissait étrange sa requête : le principe de poser des fleurs sur
une tombe est de se recueillir, or, là, j’avais l’impression que Timothée ressentait de la
crainte plus que de la tristesse envers sa mère. Cependant, Timothé ayant toute ma
confiance, ma compassion et mon empathie avec lui, je me convainquis que
j’effectuerai cette tâche sans réticence, malgré qu’une autre pensée me tracassait :
comment s’était-il procuré ces ciguës ?
Je m’apprêtai à ramasser le bouquet de fleurs, lorsque je m’aperçus que j’étais
plongé dans les ténèbres et le brouillard le plus total. Je tâtai le sol en quête des ciguës,
sans succès. Après une demi-heure de recherches infructueuses, épuisé, je rentrai chez
moi. Ma surprise fut grande le lendemain de ne pas retrouver le bouquet, et, ayant le
sentiment d’avoir failli à la tâche, je me promis que, après la dure journée de labeurs
au collège qui m’attendait, j’irai racheter un nouveau bouquet.
Plusieurs heures après être rentré de chez le fleuriste et avoir posé les nouvelles
ciguës dans un vase, je me dirigeai vers mon jardin pour admirer l’or du soir dans un
ciel encore bleu azur, mais m’arrêtai brusquement, apercevant un phénomène
paranormal : les plantes de l’espace vert étaient, étrangement pour cette saison douce
de printemps, fanées, alors qu’elles devraient être fleuries ; et étaient calcinées et
noircies en certains endroits ! Stupéfait, je supposai que cet étrange prodige était dû
aux rayons impitoyables du soleil et me promis de faire part de ces singularités à mes
progéniteurs. Un regard vers la jarre supportant mon achat me fis frissonner et me fis
penser au poison de ces ciguës se mêlant à la sève des plantes de mon jardin.
Le lendemain, ayant quitté mes amis, je m’aventurai dans le cimetière du père
Lachaise. Je suivis les indications données par mon ami, puis arrivé à bon port, je
scrutais le cercueil qui me faisait face, lorsque je me rendis compte que cette tombe ne
portait pas le nom de la mère de Timothé. Troublé car je ne pensais pas m’être égaré ni
trompé de sépulcre, j’examinai les inscriptions des catafalques environnant, sans
succès. Subitement, un cri à glacer le sang brisa le silence angoissant du cimetière, me
faisant une peur bleue, comme jamais je n'en avais eu de ma vie, une peur
cauchemardesque comprimant votre poitrine et figeant chacun de vos membres,
jusqu'à presque vous statufier. Je pouvais sentir les palpitations irrégulières de mon
cœur. Je tournai ma tête de tous les côtés, à la recherche de l’origine de ce hurlement
sinistre. Soudain, j’entraperçus une silhouette blanche, une femme, en robe bombée
immaculée, errant dans les allées. Elle tourna tout à coup son visage dans ma direction,
et me dévisagea d’un air sournois. Ses yeux étaient blancs, d’un blanc fantomatique et
me paraissait pouvoir ébranler même le roc le plus dur. Avec terreur, j’eus
l’impression qu’un « souffle » s’engouffrait en moi. J’essayai de prendre mes jambes à
mon coup et de fuir à folle allure, mais je ne pouvais plus bouger un seul membre,
pétrifié. Alors, dans ma tête apparut une image, celle de la femme en question, me
dévisageant d’un air narquois, ses cheveux détachés et entremêlés. Brusquement, elle
poussa dans ma tête un long râle terrifiant qui me fis l’impression qu’elle prenait le
contrôle de mon corps, puis étrangement, le sol se déroba sous mes pieds, et je perdis
toute vision avec le monde extérieur.

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