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Représentation
et incarnation
Approche politico-théologique
de la synodalité en Occident
par Jean-Marie Donegani
Science Po – Paris

L a synodalité est une question théologico-politique parce qu’elle se


pose dans le cadre d’une réflexion de type ecclésiologique concer-
nant l’identité de l’Église et sa gouvernementalité, l’exercice du pouvoir
en son sein et ses rapports avec son environnement politique et social.
L’identité de l’Église a été ramassée dans son histoire le plus
souvent sous la formule de « société parfaite, inégale et hiérarchique »,
mais ce caractère autoritaire et pyramidal affirmé encore par Pie X
dans son encyclique Vehementer nos en 19041, avait été mis en cause la
première fois par Guillaume d’Occam qui insistait au contraire sur son
caractère égalitaire de congregatio fidelium, le terme désignant la multi-
plicité des fidèles professant la même foi2. Même si le concile Vatican
II dans sa constitution Lumen gentium rappelle le caractère
sociétaire de l’Église3, il lui associe la notion de peuple de Dieu
exprimant dans son paragraphe 32 l’égalité de tous les baptisés et la
priorité du sacerdoce baptismal sur le sacerdoce ministériel.

1. « Cette Église est par essence une société inégale, c’est-à-dire une société comprenant deux
catégories de personnes : les pasteurs et le troupeau, ceux qui occupent un rang dans les dif-
férents degrés de la hiérarchie et la multitude des fidèles ; et ces catégories sont tellement dis-
tinctes entre elles, que, dans le corps pastoral seul, résident le droit et l’autorité nécessaires pour
promouvoir et diriger tous les membres vers la fin de la société. Quant à la multitude, elle n’a
pas d’autre devoir que celui de se laisser conduire et, troupeau docile, de suivre ses pasteurs. »
2. Y. Congar, L’Église. De saint Augustin à l’époque moderne, Éd. du Cerf, Paris, 1970,
p. 291-292.
3. LG 8 parle d’une « société organisée hiérarchiquement » et d’une « société constituée et
organisée en ce monde » en délaissant la formule traditionnelle de « société parfaite, inégale 249
et hiérarchique ».

RSR 107/2 (2019) 0-0


Jean-Marie Donegani

On peut donc considérer aujourd’hui que la synodalité est une


expression de cette égalité de tous les membres du peuple de Dieu et
qu’elle revêt des implications concrètes. D’une part elle permet de sup-
poser que l’on n’est plus en présence d’une hiérarchie cléricale et d’un
peuple de fidèles4 mais d’un peuple hiérarchisé, c’est-à-dire structuré par
des ministères, ce qui signifie que tout ce qui est dit du peuple de Dieu
concerne à la fois les clercs et les laïcs, notamment en ce qui concerne
l’infaillibilité dans la foi (LG 12) ; d’autre part, elle permet de prendre en
compte la déshérence de la distinction entre pouvoir d’ordre et pouvoir
de juridiction et l’unification des tria munera : enseigner, sanctifier et
gouverner. On peut alors considérer que les pouvoirs spécifiques du
sacrement de l’ordre ne sont qu’une simple extension des munera du
baptisé (prêtre, prophète et roi)5. Puisque le ministère des prêtres et des
évêques est ministériel avant d’être sacerdotal, l’évêque n’étant plus
considéré comme un délégué du pape, il dispose de la légitimité aposto-
lique de l’Église pour laquelle il siège. C’est une manière de reconnaître
la communion des Églises à côté de la collégialité des évêques, même si,
comme le rappelle Jean-François Chiron, Vatican II semble privilégier
la seconde au détriment de la première, à partir de l’interprétation de
l’Église de Jérusalem comme universelle et non d’abord locale, l’Église
universelle précédant les Églises locales au lieu de procéder d’elles6. On
retrouve là l’opposition bien connue de Michael Walzer entre universel
de surplomb et universel réitératif, l’un partant d’en haut et visant
l’extension d’une formule unique et autoritaire, l’autre partant d’en
bas et regroupant progressivement, en raison de leurs similitudes, les
expériences singulières7.
Par la pratique synodale, l’Église donne une image d’elle-même qui
n’est pas réduite à la vision d’une institution seulement hiérarchique.
Certes, la promulgation des textes est entièrement entre les mains
de l’évêque. Mais le fait que des religieux, des clercs, des laïcs soient
réunis ensemble, le fait que les débats soient le plus souvent ouverts,
le fait que des élections permettent de désigner des délégués, tout ceci
concoure à promouvoir l’image d’une collectivité ouverte et en partie
en prise avec les principes démocratiques qui règnent dans la société.
Même si la synodalité vise le consensus, que traduisent les documents
finaux, lors des échanges des tendances s’affichent et quelquefois des

4. Y. Congar, Le concile de Vatican II. Son Église peuple de Dieu et Corps du Christ, « Théologie
historique », Beauchesne, Paris, 1984, p. 113-114.
5. L. Villemin, Pouvoir d’ordre et pouvoir de juridiction. Histoire théologique de leur distinction, CF,
Éd. du Cerf, Paris, 2003.
6. J.-F. Chiron, « Sensus fidei et vision de l’Église chez le pape François », RSR 104/2, 2016,
p. 187-207.
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7. M. Walzer, Pluralisme et démocratie, trad. fr., Esprit, Paris, 1997, p. 83-110.
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documents annexes rendent compte de débats qui portent sur des
questions fortement discutées même si elles ne sont pas du ressort
à proprement parler du synode (comme l’ordination des femmes ou
l’accueil des divorcés remariés). De même, si tout le monde est d’accord
pour que soient représentés la diversité des groupes et des cultures, les
états de vie, les territoires, les mouvements et services, les débats sont
âpres sur la proportion des délégués de chaque tendance.
La synodalité est surtout une réaffirmation de la dimension
locale, géographique du rassemblement des catholiques. Et cette
dimension est en rapport avec tous les autres éléments de cette localité.
Les chrétiens rassemblés en synode abordent les problèmes sociaux et
politiques du territoire correspondant au diocèse. La distribution large
de questionnaires et la place accordée aux médias tendent à transfor-
mer les rapports entre l’institution religieuse et le système social qui
l’environne. La place des associations qui souvent appartiennent à un
réseau supra diocésain est une manière de réguler la vie diocésaine.
Les deux processus de mobilisation et de régulation ont une portée
évidemment politique : mobilisation des catholiques passifs, régula-
tion des mouvements religieux. Tout ceci dans un recentrage de la
vie ecclésiale sur le diocèse8.
Mais il est faux de penser que, par la synodalité, le principe repré-
sentatif est enfin entré dans l’Église car celle-ci a un rapport particulier
à la construction et à la figuration de l’ensemble, bien loin de la théorie
libérale du mandat.

On va proposer ici un détour et quitter un moment la question


précise de la synodalité pour saisir comment dans l’histoire et la théorie
politiques on a pensé cette question de la réunion d’une collectivité
dans un tout, comment furent conçues la figuration et la direction
d’une collectivité nombreuse par un petit nombre.
Or, il y a traditionnellement dans la théorie et la pratique poli-
tiques de l’Occident, des origines à nos jours, deux manières de traduire
la diversité, la pluralité d’un ensemble social et dans le même temps
sa nécessaire unité, sa présentation comme un tout : la représentation
et l’incarnation.
C’est une distinction qui traverse l’histoire et qui a reçu des accep-
tions diverses selon les langues et les cultures, mais qui a particulière-
ment été mise en valeur par Carl Schmitt dans ses considérations sur
l’opposition entre Repräsentation et Vertretung qu’il développe dans

8. J. Palard, « Le vote entre innovation institutionnelle et tradition doctrinale. L’assemblée


synodale du diocèse de Bordeaux, juin 1992-mai 1993 », Revue française de science politique 1, 251
1993, p. 61-82.
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son ouvrage de 1928, Théorie de la constitution9. La Repräsentation est la


représentation-identité, la seule proprement politique, qui s’attache à
l’unité politique comme totalité. La Vertretung est la représentation-man-
dat, représentation des intérêts particuliers qui implique la pluralité et
même la fragmentation.

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La représentation telle qu’on la connaît dans nos sociétés occi-
dentales modernes est la représentation-mandat. C’est un rapport duel
entre un mandant et un mandataire liés par un contrat de représenta-
tion par lequel l’un présent tient la place de l’autre absent et accom-
plit les actions que l’absent tiendrait s’il était présent. Elle repose sur
deux modalités : l’autorisation et la remise des comptes. L’autorisation
donnée au mandataire par le mandant d’agir en son lieu et place. La
remise des comptes du mandataire au mandant à la fin de la période de
représentation, remise des comptes qui en vérifie la fidélité. Équivalent
du mandat civil d’un syndic ou d’un fondé de pouvoir, ce mode de
représentation repose certes sur l’autorisation inaugurale et la remise des
comptes finale mais l’on y ajoute souvent en matière politique l’idée de
ressemblance10. Une bonne représentation repose sur la ressemblance
entre le mandant et le mandataire, ce qui implique que l’ensemble
des représentants constituent en quelque sorte un échantillon repré-
sentatif de la population mère. C’est la conception américaine de la
représentation développée par les Pères fondateurs et notamment par
John Adams, le deuxième président des États-Unis.
C’est une conception typique de la pensée libérale qui donne
à la société civile la primauté sur le politique, qui se méfie de la sou-
veraineté et de l’ordre étatique, qui conçoit l’ordre public comme un
simple arrangement destiné à laisser les hommes libres de développer
leurs activités économiques.
Le type idéal de cette conception de la représentation est le man-
dat impératif. Mais celui-ci n’a jamais connu une véritable fortune en
politique. Pour la simple raison que cette conception qui s’attache aux

9.C. SChmitt, Théorie de la constitution, trad. fr., « Léviathan », PUF, Paris, 1993, p. 342-357.
Voir O. Beaud, « Repräsentation et Stellvertretung : sur une discussion de Carl Schmitt »,
Droits 6, 1987, p. 11-19.
10. Sans oublier toutefois que, dans les assemblées des anciens régimes, à côté des repré-
sentants élus par des groupes ou des communautés, siégeaient aussi des représentants non
mandatés ne parlant qu’en leur nom personnel et « par autorité » en raison de leur statut de
seigneurs de leurs dépendants sans avoir été élus par ceux-ci. Cf. M. Hébert, « Consensus et
représentation en Europe occidentale, XIIIe-XVIIIe siècles », in J. Ph. Genet, D. Le Page, O.
252 Mattéoni (dir.), Consensus et représentation, Pub. Sorbonne/École française de Rome, Paris,
2017, p. 11-40.
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deux moments-clés de la représentation, l’autorisation et la remise
des comptes, ne dit rien de l’activité même de la représentation, c’est-
à-dire la délibération, moment essentiel de la confection législative
lors duquel l’échange d’arguments est censé parvenir à une décision
rationnelle.
C’est pourquoi dès le XVIe siècle en Angleterre et au XVIIIe en
France, se développe l’idée du mandat représentatif et non plus impé-
ratif qui développe l’idée que dès que le député est élu il ne représente
plus sa circonscription ou ses électeurs mais le pays dans son entier.
Le célèbre discours de Burke aux électeurs de Bristol en 1774 illustre
parfaitement cette conception :
Le Parlement n’est pas un congrès d’ambassadeurs d’intérêts diffé-
rents et hostiles que chacun doit soutenir en tant que représentant et
avocat contre les autres représentants et avocats, mais le Parlement
est une assemblée délibérative d’une seule Nation, avec un seul inté-
rêt, celui du tout, où ce ne sont pas les buts, les préjugés locaux qui
doivent guider, mais le bien général. Vous choisissez un député c’est
bien, mais lorsque vous l’avez choisi, il n’est plus député de Bristol, il
est membre du Parlement.11

C’est la même conception que défendra Sieyès dans les premiers


temps de la Révolution française qui considérait que représenter ne
consistait pas à refléter l’opinion des mandants mais à construire par
la délibération une rationalité nouvelle.
L’acmé de cette conception du mandat représentatif est celle de
Guizot qui est, en pur libéral, opposé à toute forme de souveraineté,
souveraineté qui contraint les libertés. C’est pourquoi il considère que
les représentants s’opposent à la fois à la souveraineté du monarque et
à celle du peuple. Ils ne sont pas tenus par une volonté précédente mais
seulement par les impératifs de la Raison. Et ils peuvent représenter la
Raison parce qu’ils ont été choisis en vertu de leur succès dans la société,
ce qui prouve leur capacité à définir le bien public comme ils ont été
capables de définir leur bien particulier.
Le propre de ces conceptions représentatives du mandat est de
mettre l’accent sur l’activité de délibération plus que sur la réalisation
de la représentation. Et elles conduisent inévitablement à la possibi-
lité non seulement d’une indépendance du représentant à l’égard du
représenté, mais aussi d’une tutelle du premier sur le second.
C’est sur ce point précis que se développeront les critiques
démocratiques de la représentation libérale : celles des antiélitistes

11. Cité par Y. Sintomer, « La représentation-incarnation : idéaltype et configurations histo- 253
riques », Raisons politiques 72, 2018, p. 21-52.
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hier comme Michels et Ostrogorski12, ou aujourd’hui de la sociolo-


gie critique de Bourdieu à Hardt et Negri13. C’est aussi celle de Carl
Schmitt qui est démocrate et antilibéral et conçoit dès lors la démocratie
comme l’unanimité d’un peuple acclamant son chef en dehors de
toute intermédiation14.
Si l’on peut à l’égard du mandat représentatif parler d’une concep-
tion libérale, c’est d’abord parce qu’elle se situe dans un cadre individua-
liste. L’électeur est un individu qui donne pouvoir à un autre individu de
le représenter et de faire la loi en délibérant avec d’autres représentants.

Mais il est une autre conception de la représentation, éloignée


à la fois du mandat impératif et du mandat représentatif, celle qui se
développe dans les cités italiennes du XIVe siècle15. Parce qu’elle ne
naquit point dans une culture individualiste mais corporative, elle est
sans doute plus proche que la conception individualiste de l’idée de
représentation qui règne dans le contexte ecclésial.
Au Moyen Âge toutes les associations humaines sont des cor-
porations, des universitates, conçues comme des personnes fictives et
représentées. La question est seulement de décider qui a le pouvoir de
représenter cette universitas, cette corporation. C’est ici qu’intervient
la maxime Quod omnes tangit, ab omnibus tractari et approbari debet (Ce
qui concerne tout le monde doit être traité et approuvé par tous)16. Le
fondement de la représentation est l’unanimité, mais cela n’implique
pas le consentement de chaque individu. De fait, les communes mirent
au point un système de désignation des représentants qui permette de
considérer que le Conseil c’est la ville. Pour cela, on composait le conseil
à l’image de la cité selon le principe de la représentation descriptive,
classes sociales, métiers, groupes culturels et politiques tels que Guelfes
et Gibelins, quartiers de la ville en excluant tous ceux n’ayant pas
la dignité nécessaire pour représenter la ville (serviteurs, travailleurs
pauvres rejetés hors de toute corporation). C’est une reproduction de
la ville mais qui implique que la volonté soit exclue de cette désigna-
tion. C’est pourquoi, souvent, les conseillers des quartiers étaient tirés

12. R. Michels, Les partis politiques. Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, trad.
fr., Flammarion, Paris, 1971 ; M. Ostrogorski, La démocratie et les partis politiques, trad. fr.,
« L’Esprit de la cité », Fayard, Paris, 1993.
13. P. Bourdieu, « La représentation politique » in Langage et pouvoir symbolique, « Points »,
Seuil, Paris, 2001, p. 213-258 ; M. Hardt, A. Negri, Multitude. Guerre et démocratie à l’âge de
l’Empire, La Découverte, Paris, 2004.
14. C. SChmitt, État, mouvement, peuple, trad. fr., Kimé, Paris, 1997.
15. L. Tanzini, « Représentation et décision politique dans les assemblées communales ita-
liennes du XIIIe siècle », Raisons politiques 72, 2018, p. 53-70.

254 16. Y. Congar, « Quod omnes tangit ab omnibus tractari et approbari debet », Revue d’histoire
du droit français et étranger 36, 1958, p. 210-259.
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au sort ou choisis par cooptation. Tout ceci pour éviter que s’instaure
une relation directe entre représentants et représentés. On a donc une
représentation descriptive, non pas des individus mais des groupes, d’où
le choix pour des désignations impersonnelles de tirage au sort ou de
rotation ou de désignation à plusieurs degrés, de telle sorte que dispa-
raisse le rapport entre individus représentants et individus représentés
au profit d’une reconnaissance de l’identité politique de la ville dans
le Conseil. Le principe de la représentation est celui de la pars pro toto
et non pas du mandat liant un représentant et un représenté.

C’est évidemment une telle conception qui se développa au même


moment dans l’Église. L’universitas signifie toujours la totalité et elle
englobe toute individualité de telle sorte que, par exemple, chez Hugues
de Saint Victor, l’évidence du bien n’existe pas dans les individus isolés
mais seulement au niveau de l’universitas, « et pour répondre à la bonté
divine qui s’étend sur tous mais est efficace en chacun, il faut que cha-
cun agisse sur le plan de l’universitas »17. La juridiction capitulaire est
le fait de l’universitas et non des chanoines pris individuellement, ce
qui justifie que le chapitre puisse s’opposer à un évêque négligeant18.
De même, au moment du Grand Schisme, les conciliaristes esti-
mèrent que le Concile représentait l’Église mieux que le pape, en
transposant sur le plan ecclésiologique les théories corporatistes déjà
développées au siècle précédent dans le domaine séculier19. Le pape,
pour Nicolas de Cuse, était le mandataire du Concile, ce dernier étant
la seule représentation légitime de la diversité et de l’unité de l’Église.
À cette conception des conciliaristes s’opposait celle des papistes qui
considéraient que seul le pape représentait l’Église dans son entièreté
car il en présentait l’unité en un seul corps, montrant, rendant visible
la réalité présente et vraie de l’Église universelle. Plus que l’opposition
entre une conception ascendante ou descendante du pouvoir dans
l’Église, mise en valeur par W. Ullmann, c’est la discussion de l’articu-
lation entre le don des clés à saint Pierre par le Christ et sa promesse
d’une protection de son Église contre les portes de l’enfer qui nourrit
les positions de l’un et l’autre camp20.
Toutefois, dans cette importation par l’Église des procédés repré-
sentatifs en vigueur dans les univertates médiévales, s’immisçait toujours

17. P. Michaud-Quantin, Universitas. Expression du mouvement communautaire dans le moyen-âge


latin, Vrin, Paris, 1970, p. 21.
18. K. Pennington, « Representation in Medieval Canon Law », in M. Faggioli, A. Melloni
(Éds.), Repraesentatio. Mapping a Keyword for Churches and Governance, LIT Verlag, Berlin, 2006,
p. 21-40.
19. B. Tierney, Foundations of the Conciliar Theory. The Contribution of the Medieval Canonists
from Gratian to the Great Schism, CUP, Cambridge, 1955.
255
20. Ibid., p. 25-26.
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un élément incarnatif. Et le droit corporatif canonique prévoyait une


autorité partagée entre le chapitre et l’évêque, ce dernier incarnant
l’ensemble de son église en tant que tête de celle-ci. Deux genres de
représentation cohabitaient ainsi :
La représentation comme personnification de la communauté en sa
tête, et la représentation comme délégation d’autorité faite par une
communauté à son agent. Pour la pleine représentation d’une église
cathédrale à un synode, les deux genres étaient nécessaires, l’évêque
et le fondé de pouvoir étaient tous deux convoqués.21

Car, depuis toujours, une autre manière de figurer et de diriger


une pluralité comme totalité était connue : l’incarnation.

Incarnation
L’incarnation est un mode de gouvernementalité très ancien et très
répandu dans toutes les monarchies. Il repose sur un certain nombre de
présupposés et engage un certain nombre d’implications logiques. Ces
présupposés sont au nombre de trois : l’organicité du social, la sacralité
du pouvoir, la prévalence de la qualité sur la quantité.

L’organicité
Tout d’abord la théorie incarnative se déploie dans le cadre d’une
conception organiciste et communautaire de l’ensemble gouverné.
Pendant longtemps, une manière de figurer l’unité de la commu-
nauté avec l’ensemble du monde est de la représenter sous la forme d’un
corps, la métaphore corporelle étant un des moyens les plus anciens et
les plus constants pour dire que le social est naturel.
C’est la fable des membres et de l’estomac qu’un patricien
Menenius Agrippa employa pour désamorcer une révolte de la plèbe
en 493 av. J.-C. et que nous rapporte Tite-Live au Ier siècle ap. J.-C.
dans son Histoire romaine, (T.2 Livre 2). C’est la République de Platon
où la sagesse s’appréhende dans le corps des gouvernants, le courage
dans celui des guerriers. C’est la Politique d’Aristote qui pose que toute
cité est un fait de nature, s’élevant déjà contre la thèse artificialiste et
conventionnelle défendue par certains sophistes.
Mais c’est la théologie catholique qui a popularisé en Occident la
métaphore corporelle comme image de l’unité et de la totalité sociales.

256 21. B. Tierney, Religion et droit dans le développement de la pensée constitutionnelle, trad. fr.,
« Leviathan », PUF, Paris, 1993, p. 42.
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Israël avait développé dès les premiers écrits du Pentateuque une
conscience aiguë de la cohésion sociale et religieuse qui unit le groupe
et qui fait de chacun de ses membres un représentant potentiel de la
collectivité. C’est la fiction de la « personnalité corporative » selon
laquelle tout membre du peuple élu peut être identifié au peuple tout
entier. Le groupe entier incluant les membres morts, vivants et encore
à naître, peut agir comme un seul individu par l’intermédiaire de n’im-
porte lequel de ses membres, faisant figure de le représenter22.
Cette conception juive sera reprise dans les écrits de Paul et modi-
fiée sous les traits des grandes métaphores corporelles de la première
épître aux Corinthiens et de l’épître aux Romains :
Car, de même qu’en un seul corps nous avons plusieurs membres et
que ces membres n’ont pas tous la même fonction, ainsi, à plusieurs,
nous sommes un seul corps en Christ, étant tous et chacun membre
les uns des autres.

L’inflexion que fait subir Paul à l’ancienne conception juive de la


personnalité corporative est discrète mais importante. En effet, l’apôtre
ne dit pas que chaque individu est le groupe tout entier, qu’il en repré-
sente et en condense l’intégralité, mais que chacun est membre du
corps ; différencié, singulier, du corps, du même corps mais pas à soi
seul le corps tout entier. Et c’est cette métaphore corporelle issue des
épîtres de Paul qui connaîtra de longs développements dans la pensée
religieuse et politique de l’Occident.
Elle a des implications logiques assez lisibles : elle fait d’une col-
lectivité un tout sans pour autant faire perdre à chaque membre sa
singularité. Chaque singulier est identifiable et irremplaçable mais
d’un autre côté, chaque membre, unique et incorporé, ne résume pas,
ne représente pas le corps tout entier. Cette figuration des rapports
sociaux comme s’inscrivant dans une logique corporelle ne cessera
d’inspirer une part importante des théories sociales et ne disparaîtra
nullement avec l’avènement de l’individualisme, de la séparation et
de la représentation..
Dans l’histoire de la pensée politique, on a toujours eu une justifi-
cation du pouvoir par son origine ou par sa fin. Origine transcendante
et sacrée ou conventionnelle et immanente, finalité du bien commun
ou de l’intérêt général. La métaphore corporelle et l’organicisme social
présentent l’avantage de ne pas dissocier la question de l’origine et celle
de la fin. L’origine et la finalité du corps étant naturelles, la métaphore
corporelle se pose comme une évidence, une image qui parle d’elle-
même. D’où sans doute sa constance dans l’histoire de la pensée.

257
22. J. de Fraine, Adam et son lignage, DDB, Paris, 1959, p. 15 et 26.
Jean-Marie Donegani

Lorsqu’on veut penser des parties différenciées qui concourent


à l’unité d’un tout, c’est le langage de l’organisme qui s’offre le plus
simplement à l’expression23. Figure privilégiée de l’expérience, le vivant
est le type de l’unité complexe, coordonnée, mouvante. Mais l’essentiel
est la portée démonstrative de la métaphore dans le domaine politique
et social. Et c’est surtout après la Révolution française que ce langage
revêtira explicitement une dimension argumentative et polémique.
Les métaphores de l’organisme en matière politique et sociale sont
en effet avant tout des arguments. On cherche à étayer une démonstra-
tion, à défendre une cause, celle de la consistance du plan humain et
de son intégration dans la totalité de l’univers. Concevoir les
phénomènes historiques, politiques et sociaux comme réalités
organiques, c’est intégrer le plan humain dans l’ordre des réalités
physiques et naturelles et donc implicitement les soustraire à la
discussion et à laorganique,
Le monde contestation.
c’est le monde de l’harmonie holiste de la
concorde et de la convergence dans un tout où le statut des éléments est
lié à leur place posée une fois pour toutes en nature. Il y a bien hiérarchie
mais obéissant à une rationalité d’ensemble sans coercition. Parce que
rien n’est isolé et qu’il y a interdépendance des parties, le premier aspect
de l’harmonie est ainsi la plénitude, l’ordre qui donne sens aux parties.
Mais l’unité d’ensemble sans coercition implique une autre notion :
celle de liaison, car dans un espace harmonique, la moindre impulsion
se répercute de proche en proche dans tout l’ensemble.
Y recourent tous ceux qui s’élèvent contre la domination d’une
raison universelle destructrice de l’organisation spontanée et naturelle
de l’ordre social. Maistre et Bonald s’opposeront ainsi aux philosophes
qui tels Rousseau prétendent fonder en raison l’organisation sociale.
Pour les traditionalistes, la société constitue donc un organisme vivant
qui fonctionne de lui-même sans nul besoin d’une idéologie ou d’une
formule politique pour unir ses membres, ceux-ci étant naturellement
et physiquement liés les uns aux autres.
À partir de là, la métaphore corporelle se prête à des argumen-
tations divergentes selon qu’on met l’accent sur l’interdépendance
dans une vie commune, sur la coordination spontanée des fonctions
différenciées ou au contraire qu’on lit la différenciation comme une
hiérarchie naturelle, une fatalité sociale et une subordination politique.
On peut donc entendre dans le recours à la métaphore corporelle
le fait que tout organe n’est pas apte à toute fonction, l’insistance sur
la hiérarchie, l’autorité, la subordination. À la différenciation physio-
logique correspond une différenciation sociale tout aussi naturelle.
Ainsi, Thomas d’Aquin peut-il écrire dans son De regimine principium :

258
23. J. E. Schlanger, Les métaphores de l’organisme, Vrin, Paris, 1971.
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Le groupe s’éparpillerait s’il n’y avait quelqu’un pour avoir bien soin
de lui. Ainsi le corps de l’homme se désagrégerait s’il n’y avait dans ce
corps une certaine force directrice appliquée au bien commun de tous
ses membres. Entre les membres du corps, il en est un principal qui
peut tout, que ce soit le cœur ou la tête. Il faut donc qu’il y ait dans
n’importe quelle multitude un principe de direction.24

On peut aussi entendre dans la métaphore corporelle le fait non


plus que les uns sont faits pour commander et les autres pour obéir,
mais que rien n’est méprisable dans un corps, les parties les plus
humbles étant nécessaires au fonctionnement du tout. Dans l’analogie
corporelle on retient alors moins la hiérarchie des fonctions que la
solidarité des organes. C’est Bossuet, écrivant dans son Discours sur
l’histoire universelle :
Il fallait qu’il y eût des emplois et des personnes plus considérables
comme il faut qu’il y ait des yeux dans le corps. Mais leur éclat ne fait
pas mépriser les pieds ni les parties les plus basses.25

La métaphore organique dit donc l’unité naturelle du social et


l’intégration de chaque partie au tout. Elle a pour fonction de faire
passer l’ordre social, contingent, comme nécessaire car fondé en nature.
Et cette naturalisation du social par l’organicisme permet, bien évidem-
ment, de poser le dirigeant comme caput, comme tête du corps.
C’est dans ce cadre intellectuel qu’il faut comprendre la théorie des
deux corps du roi qui, entre le XIIIe et le XVIIe siècles, consiste à
affirmer que le roi possède deux corps, un corps naturel et un corps
politique, l’un mortel et l’autre immortel26.
L’essentiel de cette théorie est signifié par le rite des funérailles
dans lequel la perpétuité de l’office suprême est figurée par une effigie
du défunt, mannequin grandeur nature. Le pantin est vêtu de rouge à
l’image des parlementaires justiciers. Alors que tous sont vêtus de noir
en signe de deuil, les parlementaires et l’effigie du roi sont habillés
en rouge, signe que la justice du roi ne passe pas. Ainsi se déploie la
permanence des attributs de la fonction royale : sacralité, justice et
souveraineté. Le port de l’épée de France par le grand écuyer caraco-
lant sur son cheval devant l’effigie du défunt évoque que la seconde
fonction de la dignité royale, la fonction guerrière, ne meurt pas non
plus. On sépare donc le cadavre de l’effigie et le cérémonial s’achève
à saint Denis par le cri « Le roi est mort, vive le roi. ». Ce cérémonial,

24. Thomas d’Aquin, De regimine principium, Livre I, chap. I.


25. J.-B. Bossuet, Discours sur l’histoire universelle, in Œuvres, T. X, Lefebvre et Gaumé, Paris,
1836, p. 278.
26. E. Kantorowicz, Les Deux Corps du Roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Âge, trad. fr., 259
« Bibliothèque des Histoires », Gallimard, Paris, 1989.
Jean-Marie Donegani

dans l’exceptionnalité de l’événement, permettait de lire la souveraineté


royale. L’effigie désignant et figurant ce qui d’ordinaire ne peut se voir :
le corps politique du roi qui ne meurt jamais. Tandis qu’à l’inverse, son
corps naturel, ordinairement visible, est soustrait aux regards, enfermé
dans le cercueil. Les hommes d’Église accompagnent le cercueil tandis
que les magistrats accompagnent le mannequin.

La sacralité
La deuxième caractéristique de l’incarnation et qui, là encore,
permet de l’opposer à la représentation, c’est la sacralité du pouvoir.
Cette sacralité se manifeste dans les rites d’institution que nous
décrit l’anthropologie, notamment des anciens royaumes africains27.
Le roi est séparé, établi dans sa singularité, dans sa différence qui crée
une distance permettant la domination. Le corps du souverain est le
lieu d’une puissance : la force du pouvoir s’y fixe et c’est elle que la
procédure rituelle transmet durant la phase d’intronisation. C’est une
incorporation qui transforme la personne accédant à la royauté, incor-
poration qui fait le roi en même temps qu’elle fait la communauté. Le
souverain est en rapport d’analogie avec le monde et son ordre. Le corps
du roi, le corps du pays et le corps du peuple ne font qu’un.
Ainsi, chez les Nyoro d'Ouganda ou lesTiv du Nigéria , la fête des
prémices est la fête à la fois de la nature fécondée et celle du roi
d’où il sort purifié et renforcé. Le corps du roi est le foyer des forces
d’ordre et de fécondité, solidaire des grands cycles de la nature
Chez les Mossi, le pouvoir est présenté comme étant incorporé,
ingéré par le souverain. Le nam est une substance qui est censée figurer
le pouvoir du temps des origines, celui que les fondateurs ont mis en
œuvre afin de construire la communauté, et il est aussi la force reçue des
dieux qui permet à un homme de dominer les autres. Le nam est donc
l’enjeu de la domination légitime, impliquant la supériorité absolue,
celle du roi mais celle aussi du groupe dans son entier, réalisée par un
ordre politique qui exprime l’édifice des relations sociales. Il justifie les
privilèges et la nécessité du pouvoir comme défense contre le danger
de déculturation et de retour au chaos. C’est en ce sens que le roi doit
manger le nam pour que le nam ne mange pas les œuvres des hommes.
Le nam est le garant de la légitimité car il atteste que le pouvoir exercé
par le roi est bien celui qui émane des ancêtres et qu’il opérera confor-
mément au bien du peuple.
Le pouvoir est la force car il agit sur les hommes. Ils le subissent
comme ils subissent les caprices du ciel et de la terre et de la mer. C’est

260 27. G. Balandier, Anthropologie politique, « Quadrige », PUF, Paris, 1967, 4ème éd., 2004, p.
117-144.
Représentation et incarnation

dossier
donc une force qui est elle-même reliée à celles qui régissent l’univers
et y entretiennent la vie. Ainsi sont associés l’ordre du monde imposé
par les dieux et l’ordre de la société instauré par les ancêtres. Les rituels
d’intronisation manifestent que l’action politique maintiendra l’ordre
de la société et que celui-ci sera conforme à un ordre global, condition
de toute vie individuelle et de toute existence sociale. D’où ces figu-
rations du désordre qui sont opérées dans les périodes d’interrègne
afin de faire désirer le retour à l’ordre. Car le pouvoir est une force qui
doit être ordonnée, maîtrisée, le pouvoir étant constructeur mais aussi
possiblement destructeur, d’où cette ambiguïté du pouvoir toujours
désiré et craint.
Autrement dit, la sacralité du pouvoir se manifeste par le fait que
le souverain est pontife. Il y a production de sacré chaque fois que l’on
atteste de l’existence de vérités inaccessibles à l’entendement commun
sans l’intervention d’interprètes autorisés, médiateurs ou gardiens de la
bonne interprétation. Et l’ordre politique repose toujours sur la
production de sacré résultant de l’activité de pontifes, ceux qui font le
pont entre la société et des vérités intangibles ou des principes
recteurs. Ces pontifes peuvent n’avoir aucune caractéristique
sacerdotale : savants, juristes, professionnels de l’interprétation des
textes fondateurs, hommes poli-tiques inspirés ou visionnaires. Mais
ils ont en commun de tenir un discours inaccessible aux profanes
et qui pourtant parle d’eux et les concerne directement. Leur
compétence, leur qualité de spécialistes sont mises en scène et
l’interprétation qu’ils donnent des actes politiques reçoit sa
légitimité du rituel qui accompagne leur prise de parole, de
l’exhibition de leurs
Il faut noter à cetitres
proposet que,
du respect qu’ils inspirent.
étonnamment, les papes n’ont jamais
bénéficié de la même sacralité du pouvoir qui est prêtée aux souverains
traditionnels. Certes, l’essentiel est toujours d’insister, comme dans la
théorie des deux corps du roi, sur la permanence de la fonction au-delà
de la caducité du titulaire, mais sous des traits différents qui accentuent
la distance entre l’homme et sa charge. Plusieurs figurations rituelles,
en effet, ont tendu à souligner non la supériorité du pape mais au
contraire son abaissement. Le rite des cendres qui lui sont imposées pour
rappeler à tous qu’il est soumis à la mort ; le rite pascal de l’étoupe qui
consiste à enflammer un morceau de lin qui se consume rapidement
pour figurer que sa gloire est passagère et se muera en étincelle. Ou
l’usage de la chaise de pierre appelée sedes stercorata sur laquelle est
installé le pape par les cardinaux, ce rituel rappelant le rapport entre
la continuité institutionnelle et la caducité personnelle28. Les cardi-
naux, qui sont corpus ecclesiae pendant la vacance, redeviennent part

261
28. Stercus signifiant, fumier, boue, immondice.
Jean-Marie Donegani

du corps du pape, membra corporis nostri selon l’expression d’Innocent


III, à l’avènement du nouveau pontife. Lors des neufs jours du deuil,
les membres de la Curie qui détiennent des offices permanents ne
portent pas de vêtements de deuil tandis que ceux qui étaient titulaires
de charges temporaires portent le deuil, puisque le pape en mourant
redevient homme29.
Dans les rites entourant la mort du pape comme celle du roi,
on décèle la même attention à distinguer l’homme et la fonction, la
caducité de l’un et la pérennité de l’autre. Mais on peut noter que cette
distinction est plus accentuée pour le souverain pontife que pour le
souverain temporel, signe peut-être que la sacralité du premier étant
plus manifeste que celle du second, elle ne requiert pas la figuration
du double corps mais exige en revanche un surcroît d’abaissement de
la personne incarnant l’institution.

La qualité
Le dernier trait de la configuration incarnative concerne la ques-
tion de la qualification de l’opinion. Dans la pensée libérale, les voix
se comptent et ne se pèsent pas parce que, au nom du principe d’éga-
lité, toutes les opinions sont réputées également valables, plausibles,
légitimes. C’est aussi parce qu’avec la pluralisation des fins et des valeurs,
il n’y a plus d’étalon objectif pour les évaluer. Dès lors, puisque l’opinion
est plurielle, partagée, variable, le pouvoir se doit de la connaître et de la
suivre. Le pouvoir libéral est un pouvoir qui procède de la société et non
pas un pouvoir qui l’informe et la modèle. Dans la conception libérale,
la majorité n’est pas confondue avec l’unanimité mais l’on consent, aux
fins de la paix sociale, à donner à la décision majoritaire tous les carac-
tères de souveraineté de la décision unanime. Ceci par une convention
à laquelle on adhère au nom de l’ordre et de la paix communs30.
À l’inverse, le pouvoir incarnatif peut commander à la société en
raison d’une légitimité particulière qui tient certes à son origine trans-
cendante mais surtout au caractère substantiel de la fin qu’il poursuit.
En effet, dans la logique de l’incarnation, manifestation de la réalité
sacrale et organiciste, il est possible de peser les voix, de les apprécier
au regard d’un étalon tenant à l’objectivité du bien, du vrai et du juste.
C’est ainsi que l’on a pu poser la légitimité de la sanior pars par rapport
à la major pars. Il est toujours possible à une autorité supérieure de
rectifier le résultat d’un suffrage en privilégiant la part la plus saine au
détriment de la part la plus nombreuse des suffragants31.

29. A. Paravicini Bagliani, Le corps du pape, trad. fr., Seuil, Paris, 1997.
30. H. Kelsen, La démocratie. Sa nature, sa valeur, trad. fr., Economica, Paris, 1988.

262 31. Cf. au chap. 64 de la Règle de saint Benoît : « Dans l’ordination de l’abbé, on prendra
toujours pour règle d’instituer celui que se sera choisi toute la communauté unanime dans
Représentation et incarnation

dossier
Cette préférence accordée à la qualité sur la quantité est un
trait fondamental du système incarnatif. De telle sorte que, pendant
la Révolution française, la critique de la représentation libérale des
Girondins par les Jacobins conduit ces derniers à retrouver, à partir de
l’incorporation entre le peuple et le gouvernement32, à la fois la méta-
phorisation religieuse du pouvoir33 et la prévalence de la qualité sur
la quantité34. Comme si, tous ces éléments formant système, il n’était
pas possible de convoquer l’un sans l’arrimer aux autres. Cette priorité
conférée à la qualité a permis de renverser les flux d’informations entre
le pouvoir et la société et de donner assise à la volonté non plus de
représenter le peuple mais de le forger, à la possibilité de créer littéra-
lement un peuple et un homme nouveaux35, la régénération du peuple
s’appuyant sur l’épuration des scrutins dans lesquels seules comptaient
les voix conformes à la vertu révolutionnaire. Or, si ce caractère qua-
litatif et non plus quantitatif de l’opinion a pu conduire à un système
totalitaire, c’est parce que le critère d’évaluation de l’opinion correcte
était entièrement construit par le pouvoir. Tandis que, dans l’Église
catholique, pourtant assise également sur un même principe qualitatif
d’évaluation, l’existence de textes fondateurs et d’une tradition qui
l’obligeaient a permis d’éviter la dérive vers un pouvoir sans limite
aucune36.

la crainte de Dieu, ou même une partie de la communauté si petite soit-elle, en vertu d’un
jugement plus sain. »
32. « Vous êtes comme les mains du corps politique dont la Convention est la tête et dont
nous sommes les yeux. Il faut que, prenant pour ainsi dire une voix, des yeux et des bras, le
corps politique prononce, regarde et frappe à la fois ». Circulaire du Comité de Salut
public de décembre 1793, citée par L. Jaume, Échec au libéralisme. Les jacobins et l’État,
Kimé, Paris, 1990, p. 26.
33. Par exemple, dans la même circulaire, le Comité de salut public énonce à l’adresse des
sociétés populaires : « Les représentants du peuple appelleront dans votre enceinte au tribu-
nal de l’opinion publique tous les fonctionnaires publics. Le grand livre de leur action sera
feuilleté : vous sonnerez leur jugement ; l’abîme s’ouvrira sous les pieds des méchants et des
rayons lumineux pareront le front des justes. » cité par L. Jaume, op. cit., p. 55.
34. Robespierre aimait à dire que « la vertu fut toujours en minorité sur la Terre », et prenant
le critère de la vertu comme étalon de la rectitude de l’opinion, il pouvait considérer que
l’unité n’est pas de type extensif : « il ne s’agit pas […] de propager au maximum les principes
de la Révolution, pour élever le nombre des adhérents et des sympathisants. Cette unité est
intensive : elle forme la quintessence dans un groupe (dont la quantité n’importe pas) de la
vertu révolutionnaire », L. Jaume, op. cit., p. 54.
35. Songez, dit Boissy d’Anglade, que « pour régler les destinées du monde, vous n’avez qu’à
vouloir. Vous êtes les créateurs d’un monde nouveau, dites que la lumière soit et la lumière
sera », cité par M. Ozouz, L’homme régénéré, « Bibliothèque des Histoires », Gallimard, Paris,
1989, p. 133.
263
36. P. Legendre, L’amour du censeur, « Le champ freudien », Seuil, Paris, 1974, p. 66-71.
Jean-Marie Donegani

Synodalité et démocratie
Certains auteurs estiment que la synodalité de l’Église fait signe
vers une inspiration et un mode de gouvernement démocratiques.
Ce jugement est pourtant contestable pour deux raisons inégalement
importantes.
Disons d’abord que la forme démocratique de gouvernement ne
suscite aucune prévention de la part du magistère, bien au contraire,
puisque Pie XII dans son radio-message de Noël 1944 a rappelé que
ce régime bénéficie d’une légitimité particulière en ce qu’il permet la
réalisation d’importants droits fondamentaux : exprimer son opinion
personnelle et ne pas obéir sans avoir été entendu. Il exigeait d’une
saine démocratie la participation effective du plus grand nombre et
engageait les gouvernements à la favoriser. Il rappelait aussi la doc-
trine ancienne de l’Église sur la différence capitale entre le peuple
vivant et la masse inerte, cette dernière étant l’ennemie de la véritable
démocratie37.
Mais ce jugement positif porté sur la démocratie n’implique en
rien que cette forme de gouvernement vaille pour l’Église.
Tout d’abord, et c’est là la raison le plus souvent invoquée par les
auteurs, parce que l’Église est une institution fondée en dehors d’elle-
même, obligée par des textes supposés issus d’une hétéronomie radicale,
ne dépendant pas de la volonté humaine, alors que la démocratie est
principalement immanente et ne repose que sur des principes qu’elle
se donne elle-même38.
Ensuite, et ce point est plus important pour notre propos, parce
que l’Église ne se conçoit pas comme une collection d’individus porteurs
chacun d’une volonté autonome, mais comme une unité organique
rassemblant en un seul corps tous ses membres.
Dès lors, le synode ne peut être conçu comme un parlement où les
représentants sont porteurs d’un mandat électif traduisant la volonté
des mandataires. Comme le rappelle le Code de droit canonique en son
paragraphe 466, dans le synode diocésain, l’évêque est l’unique législa-
teur, les autres membres du synode ne possédant que voix consultative ;
lui-même signe seul les déclarations et les décrets du synode qui ne
peuvent être publiés que par son autorité. Par ailleurs, il est seul juge de
sa convocation, de sa suspension ou de sa dissolution. Et le commen-

37. J. -M. Donegani, « Catholicisme et critique du vote », in P. Perrineau, D. Reynié (dir.),


Dictionnaire du vote, PUF, Paris, 2001, p. 158-160.
38. Sur l’immanentisme démocratique, voir : J.-M. Donegani, M. Sadoun, Critiques de la
démocratie, « Fondements de la politique », PUF, Paris, 2012, p. 93-120. Jamais le magistère
n’a concédé quelque agrément aux implications possiblement indifférentistes des postulats
264 démocratiques. Cf. Jean-Paul II, Redemptor hominis, 1979, n. 21, Centesimus annus, 1991, n.17
et 46, Veritatis splendor, 1993, n. 51, 61, 64, 101, Fides et ratio, 1998, n. 15.
Représentation et incarnation

dossier
taire de l’Université pontificale de Salamanque précise : « Le synode ne
doit jamais être tenu pour une espèce de parlement »39.
L’assemblée synodale ne doit rien à la conception libérale de la
représentation mais bien plutôt à la conception de la représentation
organique des communes médiévales où il s’agissait de reconstituer une
image fidèle des composantes essentielles de la cité.
Ainsi, dans la préparation d’un synode la plus grande atten-
tion est accordée à la définition des parties représentées du diocèse :
paroisses, mouvements, instituts de vie consacrée, séminaires, socié-
tés de vie apostolique etc. Et l’on sait les débats qui ont eu lieu dans
certains diocèses autour du nombre de représentants de chacune de
ces parties, certains membres par exemple de l’Action catholique
ouvrière plaidant pour un nombre de représentants égal à la propor-
tion d’ouvriers dans le diocèse et non pas du nombre de membres
du mouvement, ou bien ce désir quelquefois de donner une image
non pas de la situation présente mais de celle que l’on souhaiterait
instituer, en augmentant très sensiblement le nombre de jeunes dans
la représentation diocésaine40.
On est donc dans un système de figuration organique et non
de représentation individualiste. Et le synode est conçu non comme
un organe de décision mais de conseil de l’évêque en raison du pou-
voir exclusif de ce dernier de légiférer. Mgr Valdrini a insisté ainsi sur
le fait que « les institutions qui forment la constitution de l’Église
donnent une forme organique à la synodalité »41. Le canon 208 l’ex-
prime précisément :
Entre tous les fidèles, du fait de leur régénération dans le Christ, il
existe quant à la dignité et à l’activité, une véritable égalité en vertu
de laquelle tous coopèrent à l’édification du Corps du Christ, selon la
condition et la fonction propres de chacun.

Certes l’égalité de tous les membres du corps du Christ affirmée


dans Lumen gentium n° 32 est ainsi rappelée, mais l’incise « selon la
condition et la fonction propre à chacun » fait signe en effet vers « une
conception organique des relations entre les membres de l’Église pour
laquelle les personnes appelées à participer représentent, chacune suo
modo, le corps tout entier »42.

39. P. Bréchon, « Synodes diocésains et opinion catholique », in J. Palard, Le gouvernement


de l’Église catholique. Synodes et exercice du pouvoir, Éd. du Cerf, Paris, 1997, p. 155-174.
40. Ibid., p. 167.
41. P. Valdrini, « La synodalité », L’Année canonique, hors-série « La synodalité », 1992, vol. II,
p. 847-860. Citation, p. 853.
265
42. Ibid., p. 855.
Jean-Marie Donegani

On comprend dès lors la méfiance exprimée par le code de droit


canonique à l’égard du vote qui s’explique par « la nature des commu-
nautés où s’exerce la synodalité, c’est-à-dire les communautés structu-
rées à partir du ministère épiscopal »43.
Par ailleurs, le synode réalise et réaffirme la territorialisation de
l’Église dans la revalorisation du cadre diocésain. Et ceci en opposition
avec la dispersion associative qui a marqué la vie de l’Église, notamment
par l’intermédiaire de l’Action catholique. Il y a une tension tradition-
nelle entre communauté hiérarchique et communautés associatives
qui est ici résolue au profit de la première. La revalorisation du cadre
diocésain a pour conséquence de privilégier le mode d’organisation
territoriale par rapport au mode d’organisation sectoriel. Et ce mode
d’organisation territoriale permet des passages et des dialogues entre le
peuple de Dieu strictement défini par le baptême et tous ceux qui sont
aussi ordonnés à ce peuple sans en être formellement.
Ces deux aspects, organicité et territorialisation, permettent la
manifestation de l’unicité et de l’intégralité du corps ecclésial, dans la
réalisation de l’Église en un lieu. Le lien entre l’Église particulière et
l’Église universelle, assis sur un principe synodal, marque la prévalence
de l’unité dans la reconnaissance des diversités et peut être reconnu
comme l’expression d’un régime politique particulier.
Lorsque l’on répète que l’Église n’est pas et ne peut être une démo-
cratie, c’est pour signifier d’abord qu’elle ne repose pas sur l’empire de
la volonté. L’Église n’est pas un système représentatif qui fonctionnerait
sur le mandat électif, sur un transfert de volonté. Par ailleurs, sa direc-
tion, au niveau épiscopal comme au niveau pontifical, ne relève pas
de la souveraineté du peuple44. Pour autant, peut-on affirmer qu’elle
n’est pas démocratique ?
Nous avons vu que démocratie et représentation ne sont pas super-
posables. On a conçu des systèmes représentatifs non démocratiques,
comme les états-généraux des anciens régimes, et des systèmes démocra-
tiques non représentatifs, par exemple la conception schmittienne de la
démocratie comme réalisation de l’unité du peuple, sans intermédiaire,
unité réalisée dans son incarnation par son chef.

43. Ibid., p. 857.


44. Karl Rahner s’est fait le défenseur d’une conception démocratique et représentative
de l’Église synodale. Pour lui, il serait souhaitable qu’un synode composé d’évêques, de
prêtres et de laïcs soit l’organe suprême de gouvernement de chaque Église nationale. Cette
positon a été vigoureusement combattue par Joseph Ratzinger, comme « chimérique » et
« étrangère au Nouveau Testament et à la tradition de l’Église ». Cf. K. Rahner, « Freiheit
und Manipulation in Gesellschaft und Kirche », in Gesellschaft und Kirche, Munich, 1970 ;
266 J. Ratzinger, « Democratizzazione della chiesa ? », in J. Ratzinger, H. Meier, Democrazia nella
Chiesa, Queriniana, Brescia, 2003, p. 7-54. Citation, p. 32.
Représentation et incarnation

dossier
Le principe d’organisation de l’Église est de type incarnatif et non
représentatif parce que ses principes répudient à la fois l’individualisme
et le volontarisme. Comme le rappelle Gilles Routhier, le peuple de
Dieu n’est pas une collection d’individus : « C’est ce peuple rassemblé
qui est, comme totalité, sujet d’action et de droit »45.
L’incarnation implique, comme nous l’avons vu, l’organicité du
social, la sacralité du pouvoir et enfin la prévalence de la qualité sur la
quantité. Ces trois traits se retrouvent dans l’organisation ecclésiale.
Mais ils caractérisent plus généralement un type de démocratie, subs-
tantielle et non pas représentative, corporative et non pas individualiste.
Et si, comme le rappelle le discours de Pie XII de noël 1944, le peuple
démocratique ne doit pas être confondu avec la masse inerte, alors le
peuple de Dieu comme totalité informée par un principe transcendant,
peut apparaître comme un modèle du peuple démocratique.
N’oublions pas l’analyse d’Hannah Arendt qui conçoit le totalita-
risme comme issu directement de l’individualisme atomistique : c’est
parce que les individus ont été d’abord séparés dans une série anonyme
et amorphe qu’ensuite le pouvoir totalitaire peut s’en emparer pour en
faire l’objet du pouvoir46. Et l’étude sociologique de W. Allen sur une
petite ville nazie a démontré que le pouvoir totalitaire s’est appuyé sur
l’émiettement des individus et la dissolution de tout corps intermé-
diaire47. L’organicité du social et, plus encore, sa rectification par un
principe transcendant, c’est-à-dire échappant à la volonté souveraine,
est un rempart contre la sérialité qui conduit à la massification et à la
réification du peuple.
La synodalité de l’Église est donc finalement le signe de son carac-
tère substantiellement et non formellement démocratique, l’expression
d’un peuple non constitué d’individus et ne pouvant donc pas reposer
sur le système représentatif. Il est clair que cette version de la démocra-
tie, loin d’apparaître comme un héritage aujourd’hui insignifiant, peut
au contraire être perçu comme un modèle à opposer à la démocratie
représentative. Car c’est bien la détermination représentative de la
démocratie qui est aujourd’hui contestée dans les sociétés occidentales,
notamment par les mouvements populistes, sans que jamais ne soit
remis en cause le fondement démocratique du système politique.
Mais la question que pose la démocratie substantielle exprimée
dans le principe synodal est celle de la participation du peuple de Dieu
à l’entretien de la référence.

45. G. Routhier, « La recezione dell’ ecclesiologia del Vaticano II : problemi aperti », in
Associazione teologica italiana, La chiesa e il Vaticano II, Glossa, Milano, 2005, p. 3-45.
Citation, p. 13.
46. H. Arendt, Le système totalitaire, trad. fr., Seuil, Paris, 1972, p. 27-50.
267
47. W. S. Allen, Une petite ville nazie, trad. fr., Robert Laffont, Paris, 1967.
Jean-Marie Donegani

On sait que les ensembles humains se manifestent le plus sou-


vent par interaction ou organisation. Interaction lorsque les groupes
sont suffisamment petits pour que tous leurs membres se connaissent.
Organisation lorsque le groupe étant plus nombreux, il s’exprime par
des règles, des statuts et des rôles. Toutefois, il est un autre type de
regroupement qui repose sur la référence, associant des personnes par
l’origine commune, l’espoir partagé et une symbolique conjuguée dans
une histoire, une langue, des rites, une mémoire.
L’Église est avant tout un regroupement par référence. Certes,
elle ressortit aux trois types de regroupement humain. Elle fonctionne
par interaction dans les équipes d’Action catholique, les communau-
tés de base, les groupes de prières etc. et la pastorale a souvent visé
la formation ou la revitalisation de ce type de groupements. Elle est
une organisation dotée d’un droit qui précise les modalités de son
fonctionnement. Mais ce qui fait la spécificité de l’Église, c’est que
ses membres partagent une symbolique commune grâce à laquelle ils
se reconnaissent comme ayant une origine et une fin communes. La
question de la synodalité conduit à s’interroger sur la participation des
membres de l’Église à l’élaboration et à la survie de la référence. C’est
en effet à ce niveau que les institutions du croire sont interrogées sur
leur survie dans le contexte contemporain marqué par l’exigence de
participation du plus grand nombre. Une participation non seulement
à la convivialité dans les groupes de fidèles, non seulement aux prises
de décision dans l’organisation ecclésiale, mais aussi à l’élaboration de
la référence commune, à l’interprétation des sources de la foi, à l’iden-
tification des voies de salut. C’est la synodalité dans laquelle s’exerce
le consensus fidelium48. Faute de réussir cette opération, un fossé risque
de se creuser entre une institution solide mais vide et n’arrivant plus
à transmettre sa mémoire, et de l’autre une poussière d’expériences
religieuses ou croyantes incapables de se relier les unes aux autres et
donc de trouver l’inscription dans une lignée dont elles ont besoin
pour exister comme telles.

48. « Au lieu de focaliser notre attention sur telle institution synodale précise, nous proposons
donc de parler de synodalité ou de conciliarité comme dimension constitutive du sensus fidei
fidelium, pensant honorer ainsi le souci d’une prise en compte de la foi de tous, y compris
268 du dernier (Jr31, 34) », Chr. Theobald, « Sensus fidei fidelium. Enjeux d’avenir d’une notion
classique », RSR 104/2, 2016, p. 207-236.

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