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QUE SAIS-JE?

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Le romanfeuilleton
français
t
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au XJXe siecle
LISE QUEFFÉLE C

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. leur puuu"' """""""....., ... .. ...... ...... .... . . . V.lh ues
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V ~

~, l propre~ à attirer
feuilletons les pus · ce PUblic ns~ -~

aindre que le roman-feutlleton dans ce sen ' fera


cr~ d e ·À-I s rédu·
ne devienne « le roman u XIX s1~ e » conune le ~t
Barbey d' Aurevilly . en 1865 - lorsque, aussi ~1t
mouvement naturaliste, prenant de la force ' e
, • &'. ·11 , verra
dans ces grandes ser!es 1eu1 etonesques, le rival ÜIAPITRE II
abattre pour conquénr les suffrages populaires à
Avec le surgissement de la presse populaire :_ .
&'. •
ne prendra toute101s t t
ou e son extens1on .
que 8qu1 UNE PÉRIODE DE TIANsmoN
, hÀ l . ous
ta 111e Répu blique - s ac çVe a prenuere époq (1866-1875)
du roman-feuilleton. Nouveauté scandaleuse sous~
Monarchie de Juillet, le roman-feuilleton est entré
dans les mreurs sous le Second Em.pire. Par la multi- Dans cette ~ode c~ere, ou se développe une
plication de ses voies de diffusion, il accroit peu à presse populaire en meme temps que se ranime Ja
peu son public. presse politique, le roman-feuilleton, lui aussi, évolue.
Avant l'expansion de la presse de masse, le triomphe Tandis que les dernieres reuvres de Féval et de Ponson
du Terrail operent à la fois la somme et la d6co11s-
du naturalisme et du roman-mélodrame, le roman- tniction du roman-feuilleton romantique, tanctis que
feuilleton va passer, en gros entre 1866 et 1875_(1866: Hugo fait paraitre Les travaü/eurs de la mer (ú
entrée de Ponson du Terrail et de Gaboriau dans la Solei/, 1866) et E. Zola La fortune des Rougon (Le
petite presse à un sou ; 1876 : création du Petit Siecle, 1870), Ie roman de mcrurs continue ã détailler
Parisien, le deuxieme grand joumal populaire de la les tares de la bourgeoisie et la séduction mortelle
période 1875-1914)~ par une phase intennédiaire, ou des courtisanes ,· le roman histo.rique, nus à. part. la
se transforment, au sein du roman, les anciens genres, tentative originale d'Erckmann-Oia~ c_ontin~e
tandis qu'en surgissent de nouveaux. sur sa lancée. Louis Noir ouvre l'espace africa.m, qu 11
a connu comme zouave de l'armée co~oniale, ~ux.
aventures rocambolesques. Mais ~ asstSte aUSSJ à
"'
~
un retour en force de l' épopée du cnme et du romao
de mreurs populaires tandis que surgitt paralle~ ent
\ au roman du criminel · le roman policter,
· 8 pí1Y 1e a1ors
,r- .
' roman judiciaire, c.entré sur l'enquête (Gaboriau).
~
~

3 S6
57

..
~
-
1. - L'essor
de la presse populaire letons) qui fit au~ i monter le tirage Par la .
et jusqu'en 1875, · ~ l Petit Journal n~ publi sure
C'est le 2 février 1863 que le banquier M . que des romans-feutlletons
. orioinaux
~
ª Pduse
, d'auteurs.et
Millaud fit paraitre à gr~n? fracas ~e premier nu~~~
d
longueurs 1vers, surtout des romans « J·udi'ci·a·
'E . rres »
_ et de mre~rs - d m11e Gaboriau, qui, s'il fut révêlé
du Petit Journal, quot1d1en
. . l
dem1-format à 1
sou par Le i:etzt Journal, contribua aussi beaucoup à
< (S centimes) vendu prmc1pa ement au numéro.
.
.
son succes.
' Pour être rentable, le journal à 1 sou devait tirer au m . La c?ncurre,nce n~ s' était pas fait attendre. Dans
r:. à 100 000 exemplaires - le qouble des meilleurs tirages o~ns les annees 60, a la suite du Petit Journal, se fonderent

,~
quotidiens politiques à l'époque. C'est seulement en deven/~ de nombreux journaux à 1 ou 2 sous,. certains éphé-
une entreprise capit8;1iste, et cn profit~nt de tous. les dévelo~- meres, d'autres plus durables comme La Petite Presse
pements de la techmque (prcssc rotative de Marmoni, perfec-
tionnée entre 1863 et 1914, permettant les gros tirages, extension qui fit de Ponson du Terrail son feuilletoniste attitré,
et multiplication des moyens de communication) que le nouveau ou Le Petit Moniteur du Sair. Avec Le Petit Journal
journal put tenir ce pari. et ses imitateurs naissait une nouvelle presse, dis-
Millaud sut créer un réseau de vente unique en France : tincte à la fois de la presse d' opinion et de cette
dépôts dans toutes les sous-préfectures, les chefs-lieux de cantons, presse mondaine et échotiere, « boulevardiere », du
les simples villagcs, d'ou partaient des « crieurs », parcourant rues Second Empire, qui n'était guere adaptée à une
et ruelles. 11 y avait 18 000 de ces dépositaires à la fin du siecle.
Par ailleurs, Le Petit Journa/ inaugura l'êre de la presse à
lecture de masse.
sensation, attirant le public populaire par la narration drama- La concurrence du fait divers criminel, ainsi que
tique de faits divers sanglants et horrifiques três semblables aux la recherche d'un public étendu aux couches popu-
anciens «canards », et parle compte rendu détaillé des grands procês laires, amenerent un renouveau de l'épopée des bas-
d'assises présents ou passés. Ajouté à cela, un sens três· modeme_de fonds et de la peinture des mreurs populair~, ~insi
la publicité : premier numéro du Petit Journal distribué gratmte· que le développement, à côté du roman du crinunel,
ment le jour du lancement immenses affiches mélodramatiques: de celui du policier. Néanmoins la plupart des qu<:
' les murs de la ville, sur les k"1?sq~esésa
~ux couleurs crues, collées sur
Journaux, les voitures postales, prospectus illustrés dist n:és tidiens - et Le Petit Journal lui-~ême .- c?n~
dans les rues lors du lancement d'un feuilleton. Ces pr~ ' nuêrent à publier des textes assez d1vers Jusqu à
{ findes années 70. Pàr ailleurs, l'éclosion d'u~e presse
n;uv~~ à l' époque - ils n' allaient pas tarder à se générahser - ,
P odu151CCnt l'effet de choc recherché. . pnv1
popu1arre . .1egiant
, . 1e 1"'a1•t dt've·-
~" et dramant
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. ,. e ou renalssai
nouveau public, au mom~~t mem ina une réac-
~ J?ans les premiers temps, Le Petit Journal, ~ont 1~ presse et les luttes politl~~es, en~a 'e~t pas sans
, le ttrage, dês 1864 était monté à 150 000 exempla1retss, hon de rejet politique et critique quJuf accueillit le
~ ne publia guêre ' que des nouvelles · ou de eourdu
rappeler, en plus prononcé, cell~ tqtotal de la part
~ '
~omans. Le public, proclamait le prospectusr01·s roman-feuilleton à ses dé~uts: R;eJe.ns . qui flnit par
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" Journal ' · ,
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' etait degouté des longs feuilletons. ou en
r des critiques et de certalllS ecriva~ e'de -monter une
· ,. tentauv
866
P:~~ , Le P~tit Journal frappa un grand cou{eui1· englober le roman lu1-meme, ·
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ant La. resurrection de Rocambole (22 3 59

o~ 58
entreprise concurrente de la patt de certains
i ) , · autres séries de Rocambole de Ponson d t .
(Zola, Vallcs . ~;'~ Habits noirs de Féval. u erra1L et des
i'il.~ "~
II. - Evoludon du roman-feuilleton A) Rocambole,
, « un roman qui ne fin.ira1t. pas »
- Commence en 1857• dans La Patrie, 1a séne . des·
1. La décomtruction de_ l'héri_tage romantique. _ Rocambole ne fu t mterrompue que par la d
Tandis que les grands fe1;11lleton1s tes de l' êre roman- . Le d mort e
son auteur . s rames de Paris parurent
tique donnent leurs de:r:n1eres reuvres (Dumas meurt épisodes dans La Patrie (1857 : L'héritage e!y~t~~
en 1870, Ponson du Terrail en 1871, Féval cesse de rieUX; 1858 : Le cluh des valets de c<mr, Les exploits
I produire pour le grand public en 1876), une tradition de Rocambole ; 1859 : La revanche de Baccarat .
du genre se constitue peu à peu. Aprês . les republi- 1860 : Les chevaliers du clair de lune, 1. Le manuscrii
cations de Balzac et de Soulié dans les années 50 du domino, 2. La derniere incarnation de Rocamhole ·
on fait appei aux débuts de la presse populaire, aux' 1862 : 3. Le testament de grain de sei), puis Les nou~
reuvres anciennes d' A. Karr, Méry, A. Dumas, veaux drames de Paris dans Le Petit Joumal· (La
P. Féval, G. de La Landelle, E. Berthet, E. Gonzales ... résurrection de Rocambole, 1865-1866) et IA Petite
I..es fils prennent la releve des peres : Dumas fils Presse (Le dernier mot de Rocambole, 1866 ; Les
est déjà célebre, Féval fils va bientôt donner une suite
miseres de Londres, 1867-1868 ; Les démolitions di
Paris, 1869 ; Rocambole, nouvel épisodi : La corde
aux aventures de Lagardere et d'autres héros de
du pendu, 1870). Ce sont de tres longues séries
cape et d'épée, Henry de Kock prolonge le nom de (entre 100 et 200 feuilletons) qui tinrent en haleine
son pere, mais dans le genre historique. Dans La Petite leur public sans désemparer - et auxquelles il, faut
Presse, Jean Du Boys publie une Comtesse de Monte- ajouter quelques épisodes séparés : La fiancee de
Cristo (1867-1868), à côté de Les blancs et les bleus Rocambole (1866) et Les rêves de Rocambole (l866-
de Dumas, et Henri Augu Le mousquetaire du car- 1867).
dinal dans La Presse (1870). remiers romans
Rocambole, d'abord comparse dans les deux P· • Armand
de la série, qui racontent la lutte entre le ~ : : .:: ne ~Ót
Av~ la libéralisation de l'Empire, le renouveau
du roman des bas-fonds et des misérables, à la ~e de Kergaz, et son demi-frere, ,le bér~ du · .' •erM roman, Les
ou _à la Hugo, se marque par de nombreuses publi- sur le devant de la scene ~u à parur du
exploits de Rocambole. Ro1 d~ la pegre,_dcntité
~':mbolc cssaie. d~
b}e. MaJS il
catt~ns : Nouveaux mysteres de Paris (A. Scholl, Le I
00
s'emparer des héritages, et de v?ler une tie et il éçhoue tina:
Petlt Journal, 1866-1867), Mansardes de Paris (P. '/.AC· est contré par Baccarat, la courtiSaJlC _re~ -• .., ressort rcpenu
· od sUJV8llw, 11,.... 1 . j}
cone,~ Petit Journal, 1868-1869) et autres Bas1°nds 1ement au bagne. Dans ~es. épts es. . els repentiscollllll~ .ui,
de Paris (Constant Guéroult La Petite Presse, 18?0) et, ~ la tête d'une assoc1auon ~e cnro: restituteur des benta~
appar~ssent au rez-de-chaus~ée de tous les joumaux. dev1ent le défenseur des oppnmés, e . t de France cn Anglc
o
~l . ~•s plus encore que par la naissance d'une tra·
détoumés. Ses aventures nous proroln~:n 011 Rocambolc s'opp:
terre, dans toute l'Europe et mê?1e e:,
de Rocm,,bole). Rocamb
diuon, la finde l'êre romantique du roman-feuilleton à la sccte des Thusgs ( Le derntt r '"
'-' est marquee, par cette étonnante somme que sont 1es 61

60
..........--
~
n'hésite pas à employer les mêmes armes que ses adv .
poison, séduction, femmes fatales et courtisanes repent·ersalres, et la protection comme pour l' attaque t
. 1 . . ies mao..é de l'enfant, de plus en plus présent d' e dans celui
t1sme, cata epS1e, tortures, empnsonnements dans les li ' 1 8 ou -
divers scandent ces romans dont le contexte référ:u~ Plus f
n e reste
. . , , 1 "
00 il 1oue a peu pres e meme rôle que 1 ,
ans 1e roman,
celui de la société modeme. ' ·
l'hentage ·. o b'et
~
d u d'esrr,
· de la perte et dtresor ou
conquête, symbole de puissance. e e 1a re-
Le theme du détournement d'héritage est obses- Une évolution parallele des structures rom
sionnel dans la série des Rocambo/e, comme dans , b d , . anesques
peut s o server ans 1a sene concurrente éc ·t
toute l'reuvre de Ponson (un de ses romans s'intitule Féval : celle des Habits noirs. n e par
• Les voleurs d'héritages, 1864). L'action salvatrice de
I
Rocambole consiste essentiellement à faire restituer B) Les Habits noirs, ou la mafia au XJXe siecle
aux héritiers légitimes titres, argent, place dans· la - Les H abits noirs, dont le succes fut comparable à
société, volés généralement par de proches parents celui des Rocamhole, parut dans plusieurs quotidiens
ou amis, souvent par des bâtards : miroir de sa politiques ( Le Constitutionne/, L'Epoque, Le Na-
propre illégitimité tendu à la société? Plus intéres- tional), en sept épisodes, de 1863 à 1875 : Les Habits
sante encore est la transformation du héros qui noirs (1863), C<EUr d'acier (1865), La rue de Jérusalem
entraine avec elle celle de la structure de !'intrigue : (1867-1868), L 'avaleur de sabres (1867), L'arme invi-
Rocambole tient encore de Rodolphe et de Monte- sible ou /e secret des Habits noirs (2e partie : « Maman
Cristo, mais déjà de Zorro ou Superman. Il inter- Léo »), 1869, Les compagnons du trésor (1870-1872),
vient comme sauveur, de l' extérieur, dans des in- La bande Cadet (1875). Les épisodes sont relié.s entre
trigues qui ne le concernent nullement. Aussi l'his- eux par la réapparition des mêmes personnages, les
toire ne peut-elle jamais se terminer; !'intrigue reste maitres des Habits noirs, commandés par l'infemal
toujours ouverte vers la série, virtuellement infinie, centenaire, le colonel "Bozzo-Coronai mais chaque
des situations que le justicier peut redresser, et se épisode comporte une intrigue et des personnages
disperse en épisodes qui s'accumulent sans jamais nouveaux.
pouvoir se synthétiser. 'bé ·t ,,,,, substitution de
Vols, assassinats, détoumements d n ª0 · • bres de la
Pour retenir l'attention et renouveler l'émotion, per~?~nes sont aussi les moyens dont se servent _les = criminelle
l'a~teu~ a recours à des. trouvailles d'objets (le elo~ soc1ete secrete des Habits noirs pour rnener à bien t I' semblcde
ascension au sein de la société. Chacun des romans, e •ºseº touJ·ours
qm ret1ent la guillotine lors de l'exécution le fusil • · combinent en fait. deux ac 0·ons ·· une entrepn .e.•_..:·r à l'un
1a serie,
. . . . elle pour conqum'
à silencieux. _qui coupe la corde du pendu au 'momen~ reno,uvelée, menéc par Ia soc~éte crurun .. 00 sociale - au dé-
de ,1a penda1son), à une mise en scene de la cruaute o~ 1autre de ses membres nchesse et ~ill trrant à ta loi. pour
e~ ª une r~étori9ue hyperbolique, à la limite du paro- tnment des héritiers légitimes - et_ceei en: ablement condam0 ~,
se ~rotéger, un coupable apparent, immani pour te pouvoir
dique, qui ont mspiré Lautréamont et qui se retrou- mais parfois de justesse sauvé ; et une ;ne au sein mêmc de
vfront da~s Fantômas . Un changement importan! suprême, incarné dans la possession du tr ,ºri lo colonel Bozzo,
s o~serve egalement dans le rôle de la fiemme qui la société criminelle. Ce pouvoir supr~e, e es qui Jc dbtient et
dev1e t ' l' ' 1 - - « 1•·munortel assassm,• l' eterne
• I parnc1de »,
n , ª ega de l'homme, active et efficace pour 63
62

.__
.__
-
. Dans les derniers romans de la série, c'est cette lu
l'mcarne. u·ent le devant de la scene,
A •
, · d e l' or et du Pouv tte.
le dés1r
pa
r la figure
. b
lancinante du carnaval par le styl 1 .
·11 l' , . . , e u1-
meme qut . dé t ·'- . Otr mêtne, qu1 r_?UI e enonc1atton, par le sarcasme et
. t dans une sorte de veruge men , ou sont pris presq
culmman d l' d . ue l'ironie, de meme que les fils embrouillés de l'intri
tous les personnages du roman, et ans auto estruction finale de
la société criminelle. troublent 1es_ rep~res.). de l''d gue
· , L' organisation
1 entite.
criroinelle qu1 _do~ne ce _monde en train de retourner
D'extraordinaires figures peuplent ces romans aux à la sauvagene pnmord1ale, la « commandite géné-
intrigues embrouillées et affolantes : le mélancolique rale du meurtre et du vol », comme l'intitule Féval,
tueur à gages des Habits noirs, Coyatier dit le M ar.chef, a tous les tr3:i~ d'u~e !Ilodeme ~ a : son origine
avatar noir du Chourineur, Maman Léo , la géante et dans le band1t1sme 1talien et sa diffusion intematio-
sentimentale dompteuse de tigres, le couple burlesque nale, sa structure familiale pervertie par de san-
de bohemes, Echalot et Similor, qui traverse tous les glantes luttes pour le pouvoir, la précision des opéra-
épisodes, Trois-Pattes, le héros (faussement) para- tions qu'elle monte, la maniere dont elle pénetre Ia
lytique du roman éponyme de la série... · société comme un cancer, les données légendaires
Dans cette reuvre monumentale, profondément (présentées comme telles) de son existence, et même
ironique, nous retrouvons des themes et des tendances, ses tueurs à gages patentés. Tout en restant un
communes à Ponson du Terrail et à Féval, mais qui, roman de mreurs et un roman historique, Les Habits
chez Féval, prennent une tout autre allure et signifi- noirs font déjà penser au roman policier, et, plus
cation : la substitution d 'identité et la captation d'héri- encore, à la série noire.
tage, ainsi que la quête par la mere d'un enfant perdu
ou volé; l'association criminelle y a le· pas sur l'in- . 2. La releve des geores
dividu, et reprend au héros romantique les attributs
de la toute-puissance. Dans la vision exqêmement A) Le roman de m<EUrs et le roman historique. -
sombre qu' offrent Les Habits noirs, il n'y a de tout- La majorité des journaux, journaux politiques conune
puissant que des abstractions : l'association, l'or, le presse populaire, continuent à publier principalement
crime, l'éternité du mal dont le colonel Bozzo est des romans de mreurs et des romans bistoriques.
l'immortel symbole. L'indestructible puissance du mal Le roman de m<EUrs a encore souvent pour cadre le
prend . la forme, obsessionnelle' chez Féval, d'une in- demi-monde mais l'apparition de la presse popu-
nds
version généralisée des valeurs : inversion sacrilege laire donne ~n nouvel essor au roman des bas-fo '
. comme Dieu, inversion dans l' ordre des
de, l',or adoré -
et d~~ milieux populaires : l'année 1866 voit ainsi
generati_ons, qui fait survivre le vieillard plus que P~?hes, dan~ L 'Opinion nationale, Le ro~ de~ ou-
~ente~aire, le colonel Bozzo, à tous ses héritiers, vrieres d'E. Bosquet et L 'histoire d'une ouvriere d Au-
mvers1on de l'erreur Ju · d'1c1a1re
· · orgamsee• , qu1· f:a1·t guste Marc-Bayeux, La chanteuse des rues d'Alf!ed
~
V
condamne r·
d
'
r innocent au lieu du coupable inversion
i-: u couple homosexuel Echalot-Similor in; ersion des
• lapointe parait dans La Presse. Des romane1crs
c?mme Zaccone Bouvier Guéroult, Boulaber! ~ spé,.
c1 li
1emmes plus f,0 rte ' d'
. s que les hommes .. . inversion re 1te ª sent dans ce 'dernier genre.
' ,\
Les tht;mes pn
nc1paux

64 65
3
\.- L. QlJliPFilLBC

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e.a
~
tr.

restent cependant l'adultere (Montépin, 1872-1 873 gagé, obtiennent des 1863-1864 un grand ,_
Les drames de /'adultere), !es ravages de _la passio~ en . D s la t f: . succcs
popula1re. a~ ven e_ e~ asc1cules, ces romans
conduisant au crime. Le pomt de vue est plus physio- attinrent des tlrages cons1derables.
logique et médical qu'aupa_ra~ant, la_ thématique Autour de 1870 le ro~a~, qu'il füt historique ou de mreurs
souvent orientée vers les _dé~1at1ons s~1ales les plus tourna souvent au patr1ot1que revanchard. Que de « ro t •
diverses (folie, crime, lesb1amsme -vo1r par exemple vers Berli? » in~errompues PW: la déf~ite (Ponson du Terrai~ ~~
le succes de scandale de Mademoiselle Giraud, ma Français a Berlm ~aos Le Petzt Momteur, Gaboriau, La route de
Berlin dans Le Petit Journal) et que de caricatures de« Teutons »
femme, d' Adolphe Belot dans Le Figaro en 1870). Les dans les romans-feuillet~ns de l'époque !_ L'Alsace et la Lorraine
; auteurs les plus représentatifs sont sans doute A . Belot devaient jouer par la Asu1te: plus ou moms se!o~ l'~ctualité poli-
(1829-1890)etH. Malot (1830-1907), dontLes victimes tique du moment, le role d enfants perdus de l historre de France.
d'amour fut salué par Taine, Zola et Valles. La Commune figure également dans le roman-feuilleton (des 1871
dans La bande rouge de F . du Boisgobey, et jusqu'à la fin du
Le roman de mreurs se spécialise volontiers dans les scenes de siécle dans de nombreux romans-feuilletons). Elle s'adaptait
la vie militaire (Gondrecourt, J. Noriac, L. Noir) ou dans le « tout naturellement » au roman des bas-fonds, qu'il füt de
roman clérical ou anticlérical (G. Sand, O. Feuillet, F . Fabre gauche ou de droite, et se prêtait admirablement à la mise en
z. Fleuriot), tandis que, sur les traces de George Sand, L.-M. Ga: scene récupératrice de la violence populaire et de ses déviations.
gneur et André Léo (pseudonyme de Mme Champseix) allient
dans les colonnes du feuilleton socialisme et féminisme . L'étude
des mreurs provinciales est également à l'ordre du jour. Apres le B) Le roman exotique et le roman « scientifique ». -
Berry de George Sand, chaque province a son chantre, Ponson « Aventures terribles, passions ardentes, atroces ven-
du Terrail pour l'Orléanais, Féval pour la Bretagne, Erckmann- geances, aventurieres et assassins, rebuts de la civili-
Chatrian pour les Vosges, et bien d' autres encore.
sation et représentants de la vie sauvage », selon
Le roman historique traditionnel continue à bien se Vapereau (1868), peuplent le « roman des drames exo-
porter, sous la plume de Paul Sauniere, A. Robert et tiques ». Germain de Lagny publie en 1866 Les Thugs
J. Cauvain, Assollant, H. Augu, A. Achard, Ch. Des- ou étrangleurs de l'Inde ( Les Nouvelles), R. de Pontjest
lys. La fin des années 60 voit surgir de nombreux La revanche de Ferringhea en 1868 (Le Nouveau
romans ayant pour cadre la Révolution française ou Journal) . Gustave Aimard reste le grand spécialiste
le Premier Empire : la trilogie de Ch. Monselet, des drames mexicains ou nord-américains (La forêt
M . le duc s'amuse, François Solei/, La, fin de l'orgie vier~e, 1870-1872, Les scalpeurs blancs, 1873, Car-
(1866), A. Robert et J. Cauvain, Les proscrits de 93 demo, 1874). Louis Salmon, dit Louis Noir (1837-
(186~), A._ Dumas, Les blancs et les bleus (1867), sans 1,901~, qui s'engagea dans les zouaves à 17 ans, connut
oubher b1en sftr les récits d'Erckmann (1822-1899) 1_A fnque, la Crimée, l'Italie, puise dans ~es expé:
et _Chatrian (1826-1890), Madame Thérese , Les volon· nences la matiere de nombreux romans-feuillet?n~ ·
o taires de 92, Le conscrit de 1813, L'invasion : Waterloo. Le lion du Soudan (1869), L 'homme au.x yeu.x d acier
~sliromans « nationaux », qui allient à une esthétique 0 870), L 'homme des sables (1870). A. Asso/ant0,821·
'-'- rte~ ste un~ tentative originale pour peindre l'his· 1886), voyageur lui-même, fait voyager ses her~~
01re du pomt d e vue d e 1,homme du peuple qui· Y est dans les Aventures du capitaine Corcoran (1867),
"' 66 67
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encore L 'aventurier (1872) . Ces romans exotiques • º roroan judiciaire n'est évidemment pas sa éc'
..,., Balzac, ch ez Ou mas, chez Féval, pour ne citer
CbeZ ns ant lédents .
sont assez souvent désignés dês ~, époq~e comme des on trouve, dês avant 1860 des éléments d que cs plus ·
romans « pour la jeune~se », qu01que ?1 _leur mode de con nus • . . . ' e roman poli
. r . poursutte du cnmmel par le policier enquêtes • tru . ·
c1e . ·11 la od ' , tns ctions
publication (dan~ les Jo~na~x quot1d1ens), ni leur critninell~s. Par a1 eurs m e des mémoires de chefs de police
destination explicite nele Justifient. D en fut de même à la retra1te est l~ncée, dês le~ années ~O, entre autres par Vid
et plus souvent encore, on le sait, avec Jules Vern~ Les contes de Poe son~ tradu!t~ et para1ssent dans les journaux~
la fin de la Monarchte de JUillet. l..e traqueur de pistes cal é
(1828-1905) dont l'ceuvre parut, pour sa plus grande sur les Indiens de Cooper et de ses successeurs, est un ~onn1!~ •
partie, dans Le M agasi:' d 'éduca~ion et de récréation faroilier dans le paysage romanesque du Second Empirc.
de Hetzel et servit de livre de pnx à tous les enfants
à partir de 1864. D fut aussi publié dans les quotidiens Le roman du criminel, déjà policier à moitié se
politiques, néanmoins (Autour de la lune parut en 1869 dévelo~pe particuliereme1:1! dans les _années 60 'qui
dansLe Journal des Débats, Une villeflottante en 1871; voient egalement les preffileres traductions du roman-
Veme publia aussi dans Le Temps , Le Solei! et, plus cier anglais Wilkie Collins (1824-1889) : La femme
tard, Le Journal) . en blanc, publié simultanément en feuilletons à Lon-
Avec Veme, le voyage devient, en 62 romans, une prise de
dres et à New Y orle, parait en traduction dans le
possession encyclopédique du monde. La vulgarisation de la journal Le Temps en 1861 (comme feuilleton inau-
science était à la mode (en 1877 sera créé Le Journal des Voyages) . gural) . l.e roman, qui s'inspirait, dans l'agencement
Mais chcz lui le voyage est aussi, indissolublement, parcours ini- du récit, de la succession des tém.oignages lors d'un
tiatique, énoncé mythique. Rêverie à partir des données vulga- proces criminel, remporta un grand succes.
risées de la science, 1e roman vernien ouvre la voie au roman
d'anticipation, qui se développera, avec entre autres Louis Bousse- La création de la petite presse à un sou, qui
nard et Paul d' lvoi, surtout apres 1875. Jusqu'à la fin du siecle s'appuya, plus encore que ses devancieres, sur le fait
toutefois, la place de ces romans dans le feuilleton des quotidie1:1s divers criminel, ne fit que développer le gout du
restera minoritaire. public pour ce genre de récit. En 1866, L'affaire
Il n' en est pas de même d 'un genre qui prend nais- Clemenceau de Dumas fils, et Un assassin d~ J. Cla-
sance, en tant que genre spécifique, à la fin des retie, qui mettent tous deux en scene un crime mon-
années 60 : le roman « judiciaire », ancêtre du roman ~ain, sont les succes les plus notés de l'ann~- ~•est
policier. egalement en ces années qu'atteint la notonété 1au-
teur qui est devenu, pour la postérité, le ~e du
C) Le roman judiciaire. - Dans la seconde moitié roman policier contemporain : Emile Gabonau.
du xrxe siêcle, se développe dans le feuilleton un ErniJ~ Gaboriau (1832-1873) : issu. de la moyenne bourgeoisi:;
tyl?e de roman centré sur le crime, l'enquête, la P<:ur- ~abonau, apres des études médiocres ct un bref ~ : :n-
e suite du criminel, l'instruction ; ce roman, ancetr_e r
d arm.ée, vint à Paris tenter sa chance. Il train: sa :iq:es, à
an~ quelque temps, écrivant des cbromqucs umo . Jean
d~. roman policier, est alors appelé « roman ju~i-
Partir de 1858 dans La Vérité Le Tintamarre. Secrétair~ au
~ ciaire », et le principal représentant en est Emile Diab/ . ' • · cbron1queur au
Gaboriau. p e, le Journal de Féval, de 1861 à 1862• pws . d 1865 avcc
s
ªY , Gaboriau n'atteignit la notoriété qu'à parur e '
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~. ,
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un roman, L'affaire Lerouge, publié dans Le Pays puis d
Solei/ (1866), un des journaux du groupe MilÍaud . L ~ns ~ Ili. - Le roman-fenilleton
Lerouge avait pour point de départ un fait divers réel l'a aff_aire , dans le mouvement littéraire
de la veuve _Cél~stin~ ~r.ouge, à ~a barriere d' Italie.' Ce ss~si~at et dans le fnouvement de Pédition
suc.cês fut b1entot su1v1 d un deux1eme, Le crime d'Orciv! (~er
Le Solei/, octobre-décembre 1866). Millaud remarqua 1 . ans
J:~.ne
aute1;1r et 1~ fit e~trer a_u Petit Jo~rnal en 1867. Gaboriaue 101
ensu1te feu11letomste att1tré du Pet,t Journal, ou il publia ent 18
L'attitude des romanciers naturalistes et apparen és
(Zola, G oncou~t, Barbey d' Aurevilly, Valles ...) ;ar
et 1873 plusieurs autres romans judiciaires ( Le dossier r: 1
Monsieur Lecoq) ou de mreurs (Les esclaves de Paris ~ ~.
:1 rapport au femlleton est double. D'une part 0
&-. ·11eton pour difliuser ses propres 'ceuvres,
n se
sert du 1eu1
inferna/e, La clique dorée) . ' vie (par recherche du profit et du public) ; tout Zola
est publié en feuilletons, mais également de nombreux
Gaboriau atteignit tout de suite la popularité des Goncourt (Renée M auperin, L 'Opinion nationale, l 863~
plus grands. Ses romans, annoncés à grand renfort 1864, M anette Salomon, Le Temps, 1867), plusieurs
de publicité spectaculaire, faisaient monter le tirage Barbey d' Aurevilly (Un prêtre marié, Le Pays,
du joumal. Quoique certains des romans de Gabo- 1864), etc. D'autre part, on critique et on rejette le
riau soient des romans de mreurs, Gaboriau n'en roman-feuilleton à succes, celui des « conteurs », au
fait pas moins date dans l'histoire de la genese du nom d'une esthétique plus haute, qui met la recherche
genre policier : chez lui, le roman reste encore tres d'une vérité (psychologique, physiologique, sociale)
centré sur l'histoire du criminel, mais la progression de avant l'art de plaire en fascinant l'imagination. A
l'enquête devient une part de plus en plus impor- mesure que croit le succes des périodiques populaires,
tante et centrale de la narration. De plus, avec . le et des romanciers qui en assurent la vente, comme
personnage de Lecoq, policier apte aux déguisements Ponson du Terrail et Féval, cette critique devient
comme tous les héros populaires, mais aussi génie plus virulente : Zola, qui reconnaissait en 1866 de
de la déduction comme le Dupin de Poe, et dont la « verve » et de 1' « imagination » aux conte11:5 du
la gouaille devance celle de Lupin, Gaboriau a créé roman-feuilleton, et qui, s'il en ass~gnait ,Plutot la
l'une des premieres figures marquantes de détective lecture à la jeunesse avouait du moms qu tis « pas-
moderne. sionnaient » et « ~ttachaient », traite en 1872 le
feuilleton d; « sentine » du joumal ou nu~ â_rne
D'autres auteurs suivirent les traces de Gaboriau mort en 187 3 : littéraire honnête n'oserait se risquer. La reacti~~
t~l~ Eugene Chavette (1827-1902), lui-même ch;o~iqueur judi- .. , . smt
. . des vo1·es· paralleles. 1.4
ciarre, ou Constant Guéroult (1814-1882), et, un peu plus tard, des cnttques de meuer . _r. _
. . l'é
Pl~part des cnt1ques de p~que r oimantique co1uoo
F?~tuné de Boisgobey (1821-1891) - qui écrivit, en 187~, La Sand Hugo,
vieill~sse de M. Lecoq : avec eux le roman policier se dega~e da1ent dans un même anatheme_Balz~c, 1 'fin des
peu ª peu de la matrice populaire pour conquérir son autonolllle Dumas, Sue et bien d'autres; a part~lsde e ~ont pas
propre. ·
~-~.
1
années 60, les critiques, même lorsqul u:reprochent
v d'accord avec les naturaliste~, auxqufe set d'avoir une
de mettre en scene « la chatr » seu
" 71
~ 70

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~
Prédilection pour l'horrible ou le vulgaire d' . n'Y a guere encore ~e sp~i~lisation da~s les maisons
. · , lStin.
guent s01gneusement ceux qu1, comme Zola ou d'éditions : les, mem~s éd1teurs publient Flaubert,
18
Goncourt, écrivent des rom~s « littéraires » (anai/ Sand, Barbey d Aurev1lly, et Dumas, Féval ou Pon-
et peinture du creu! humain) et ~eux qui, com~! son. Mais l'on voit se développer de façon plus sys-
Ponson, Dumas, Feval ou Gabonau, écrivent de téroatique qu' auparavant les éditions et collections
. l . s
romans _« dr amatiques » et « pop~ aires »,. tout en spécialement destinées à la jeunesse, ce qui servira à
imbroglios et aventures - les premiers destmés à un roarginaliser toute une partie de la production roma-
public « délicat », les autres, au lecteur « vulgaire ».
nesque.
Les transformations de la presse et de l'édition,
Bientôt, c'est le roman dans son entier quisera rejeté
comme une forme non artistique. cette évolution progressive et cette mutation interne
Cependant, malgré les lamentations de nombreux des genres nous conduisent, en ces débuts de la IIIª Ré-
critiques et hommes de lettre~ sur la disparition du publique, vers une nouvelle ere du roman-feuilleton.
livre au profi.t de la presse, plaintes que réactive l'appa-
rition de la presse à un sou, l' édition se porte bien
sous le Second Empire et se développe parallelement
au journal ; l'année la plus productive est 1866 :
plusde 13 OO0titres publiés, ily enaura 12 269 en 1869.
Le lien entre joumal et livre reste fondamental :
toute la production feuilletonesque passe en livre
- le format in-18 ou in-32 de 1 à 3 F le volume,
chez Faure, Dentu, Hachette ou Michel Lévy, étant
le modele le plus courant - mais il n' exclut pas le
in-8º destiné à une clientele plus aisée. Certains su~-
ces de librairie (Les misérables à partir de 1862, La._ vie
de Jésus à partir de 1863) ne sont pas issus du femlle-
ton - il en est de même de l'reuvre d'Erckmann·
Chatrian qui aura plus de succes dans l' édition popu-
laire in-18 que dans le feuilleton - ce qui laisse
déjà présager l' émancipation future 'du livre par
rapport au feuilleton, lorsque le livre sera suffi·
samment bon m'!-rché et suffisamment répandu pour
concurrencer le Journal. ·
ll n' en est pas encore ainsi toutefois, et dans la
plupart des cas, les grands succes du feuilleton et
les grands tirages de librairie sont identiques. D 73
...
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