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CORPUS PRINCIPAL : Livre de la genèse et du retour, Le Shifa, Epitre sur les prophéties.
Introduction et problématiques :
Mise en contexte de l’anthropologie et la métaphysique avicennienne : une conception
aristotélicienne du temps selon l’antérieur et le postérieur.
1. Aristote et Avicenne : deux conceptions du temps similaires à quelques détails près.
2. Anthropologie avicennienne et science naturelle : un hylémorphisme complètement repensé et
fondateur de la destinée de l’homme dans le cadre d’une scolastique arabe.
3. La causalité logique et la causalité temporelle : élaboration de la notion de propédeutique noétique et
des notions d’en puissance et d’en acte.
1) comment Avicenne adhère-t-il à la théorie aristotélicienne du temps tout en la conservant et la
transférant à sa problématique eschatologique d’un vécu spécifique du croyant dans son passage
de la vie à la mort ?
2) comment comprendre les notions de genèse et de retour chères à Avicenne en se recentrant
sur les réalités du corps et de l’âme ? En d’autres termes, en quoi consiste le phénomène
temporel de la préparation du corps et de l’âme à la mort et donc au retour (ma’ad) à Dieu, à
l’éternité divine ?
3) Ce temps eschatologique peut-il avoir une lecture phénoménologique quand on sait
qu’Avicenne est le précurseur de concepts phénoménologiques essentiels comme la rétention et
l’intentionnalité ?
1
Introduction
« La révélation est un flux, et l’ange est cette puissance reçue et fluante, qui forme sur l’intellect du
prophète un flux joint au flux de l’intellect universel, se divisant à partir de ce dernier, non pas par soi,
mais par accident, du fait de la division du récepteur. Une fois entré dans le monde sublunaire, le flux
met en mouvement les croyants et leur communique la voix de Dieu, et le mouvement est partie
intégrante de la définition du temps, comme tu le sais. »1 nous dit Avicenne dans son Epitre sur les
prophéties. Pour lui en effet, le temps est une structure comme l’a définie Aristote, c’est-à-dire le nombre
du mouvement selon l’antérieur et la postérieur, et même selon la cause, ces trois notions pouvant être
autant d’ordre temporel que d’ordre logique. Dans le contexte de sa métaphysique et même de sa
mystique, cependant, cette définition n’est jamais explicitement modifiée par Avicenne mais elle est
pourtant en partie repensée depuis les catégories qu’avait pensées Aristote lui-même. Le temps, nous dit
Avicenne2, a trois sortes d’être : premièrement il y a l’être dans le temps (zaman) qui est un temps qui a
un commencement et une fin bien distinctes et qui, continuellement, s’écoule, un de ses états mourant
tandis qu’un autre se renouvelle, secondement il y a l’être avec le temps ou l’aion, qui est un temps
embrassé par l’être des sphères célestes qui se meuvent sans cesse du stable au changeant, du passé au
présent au futur, et enfin l’être du temps perpétuel (sarmadi) ou du stable avec le stable qui embrasse en
fait une forme d’éternité Une et inchangée. Ces définitions affinent la conception aristotélicienne car
elles viennent déterminer des degrés ontologiques bien différents. Pour ce qui concerne les hommes et
les croyants, c’est-à-dire les individus ayant en eux joints une âme et un corps, un intellect théorique qui
gère les intellections mentales (l’abstraction mathématique) et un intellect pratique qui gère les
opérations du corps (le reflux sanguin), et donc un principe de séparation à même leur complexion, c’est
le temps de la durée qui s’écoule sans discontinuer et qu’il s’agit de vivre dans toute sa matérialité,
tandis que les autres temps concernent les êtres supérieurs tels les anges et les intelligences divines.
Dans le processus eschatologique d’Avicenne où il est censé y avoir à la fois transmission
d’informations particulières, intellectuelles et sensibles dans le cœur des croyants attendant le message
divin de la vie après la mort selon des modalités strictes - la question de savoir par exemple s’il y a
résurrection des corps ou non et si oui de quelle manière et dans quelle dimension (imaginale ou réelle ?),
est la plus attendue – et en même temps une préparation active de l’intellect humain en puissance à
recevoir les formes de l’Intellect agent que les prophètes ou les anges leur auront destiné, ce sont les
deux types d’être principaux du temps qui sont concernés et qui édifient la métaphysique eschatologique
avicennienne. Car en effet, la réalité eschatologique des croyants est avant tout érigée sous les principes
de genèse et de retour. Ce retour, c’est le retour à Dieu (ma’ad) qui doit se réaliser depuis un monde
sublunaire pauvre ontologiquement car séparé par une grande distance d’avec le principe divin, et où le
temps est une durée dénombrée « d’une existence faible, du fait-même qu’il s’écoule »3. En ce sens, le
temps a un double visage dans le vécu des croyants, il est à la fois génétiquement, si l’on puit dire, une
1
Avicenne, Epitre sur les prophéties, VRIN, 2018, trad. J-B Brenet, p.96 , §14.
2
Avicenne, Gloses, édition Badawi, p141-142
3
Idem.
2
privation du fait de son ancrage dans un monde de la matière, qui rend plus long et plus fastidieux
l’arrivée des informations dans l’intellect des croyants et qui retarde donc par conséquent l’atteinte de
la béatitude finale, et en même temps le principe-même qui permet aux croyants de recevoir le flux de
l’émanation de l’Etre nécessaire. Cette ambivalence cristallise une conception complexe du temps chez
Avicenne puisque le temps est ce qui est vécu comme une privation tout autant que comme une
médiation nécessaire pour l’accès à l’au-delà, dans une dialectique toujours pérenne avec son être
ultime : l’éternité. Mais le temps n’est pas, comme chez Platon, image mobile d’une immobilité parfaite,
mais bien la matérialité propre de l’éternité dans le monde sublunaire. Pas de dédoublement inutile du
réel chez Avicenne, seulement une volonté de montrer le chemin de l’émanation divine au travers d’une
propédeutique de l’intellect humain qui ne peut se faire que dans le temps au sens propre. Le croyant,
qui interprète plus ou moins bien la révélation selon son statut social et son savoir, doit vivre dans le
temps avant d’arriver à l’éternité, et en ce sens sa conversion, sa pérégrination ne peuvent passer que
par le sentiment de vivre le temps selon une certaine attente occupée par la foi et la philosophie. En
d’autres termes, le temps n’est plus comme chez Aristote pure structure en dehors de l’âme – objet de
la physique - puisqu’il semblerait que l’âme soit dans une certaine préparation, c’est-à-dire une attente,
dans l’existence, de l’adventicité des formes et des quiddités. Si bien qu’il va falloir nous demander s’il
n’y aurait pas une coexistence et une collaboration des principes actifs angéliques et des principes actifs
inférieurs où l’âme – ses puissances potentielles - produirait une attente non pas dans le temps nombré
mais bien via la création d’une temporalité qui lui est propre. Ainsi se dessinerait la destinée de l’homme
selon Avicenne, pour reprendre le titre d’une étude de Y. Michot.4
Ainsi par le biais d’un petit corpus de textes – Epitre sur les prophéties, Livre de la genèse et du retour,
les Gloses et quelques passages du Shifa, nous allons nous demander ce qu’est la temporalité des
croyants qui semble impulsée par une certaine intentionnalité psychique de l’âme dans le contexte
eschatologique du passage de la vie à la mort, et donc dans quelle mesure une lecture phénoménologique
est possible de cette philosophie métaphysico-religieuse aux aspects mystiques.
Afin de faire ressortir les traits essentiels de l’originalité du temps vécu de l’eschatologie chez
Avicenne, il va nous falloir procéder par étapes en reconsidérant les points primordiaux de sa
philosophie, à savoir son hylémorphisme d’une part qui loin d’être aristotélicien entend montrer les
fonctions dépendantes de l’âme et du corps et donc de la matière et de la forme. Et d’autre part, son
anthropologie, qui postule un cosmos où chaque croyant ne vit pas la révélation de la même manière
compte tenu de son niveau intellectuel, de sa science, mais aussi de la puissance de son organisme, c’est-
à-dire la puissance de son intellect pratique qui est le pendant de l’activité du corps et donc aussi de la
puissance intellectuelle puisque le système avicennien considère la jonction perpétuelle de l’âme et du
4
La destinée de l’homme selon Avicenne, Y. Michot, Lovanii Aedibus Peters, 1986
3
corps, jusqu’à postuler l’existence d’un « fonctionnement psychosomatique de la forme sur sa
matière ».5 Enfin il nous faudra aussi faire un rapide retour sur la notion d’existence nécessaire pour
comprendre la différence entre temps et éternité qui n’est pas de nature mais de degré.
5
Avicenne, Métaphysique du Shifa, chapitre 5, Vrin, trad. Anawati, 1986.
6
Avicenne, Métaphysique du Shifa, livre X, §1, trad. Anawati
7
Avicenne, Traité de l’âme du Shifa, chapitre 3, II, trad. Anawati
8
Avicenne, Livre de la genèse et du retour, Oxford centre for islamic studies, coll. Version exploratoire, trad. Yaha
J. Michot, Oxford, p.55, section II.
4
commençons donc d’introduire le temps dans ce système extrinséciste de la connaissance par le sujet,
ce qui est révélateur.
9
Meryem Sebti, Avicenne, l’âme humaine, P.51, PUF, 2000
5
Avicenne pense que les âmes vivent différemment le temps de la mort ainsi que son attente de la
délivrance. Les âmes inconscientes, par exemple, sont les âmes qui iront dans un « au-delà imaginal »
où elles s’imagineront (et cela aura un degré de vérité réel puisque l’imaginal est équivalent au réel
ontologiquement) avoir toujours une âme mais une âme placée à l’intérieur d’un corps céleste qui
intellige tout entier comme une chair vivante, indistinguant la séparation de l’âme et du corps. Tandis
que les âmes conscientes iront soit en enfer soit au paradis (selon leur moralité) mais suivront le chemin
classique d’une séparation de l’âme et du corps. Tout ce schéma réside dans une idée principielle
d’Avicenne : les prophètes ont fait en sorte de coder leurs messages afin que l’Ecriture du Livre ne soit
pas bien interprétée ni atteignable par tous les croyants mais seulement par les plus dignes et les plus
intelligents qui savent quand être symboliste et aller ainsi au-delà du sens obvie et à quel moment
recourir à l’allégorie du texte afin de le déchiffrer. Selon le croyant que l’on est, on vivra donc les
processus temporels d’intellection des messages prophétiques différemment et on attendra plus ou moins
la révélation. Nous avons donc posé les bases théoriques du temps avicennien en les liant à son
anthropologie pour bien comprendre désormais en quoi consiste le temps vécu des croyants pieux
conscients ou inconscients.
10
Y. Michot, La destinée de l’homme selon Avicenne, chap. 2, p.87, Lovanii Aedibus Peeters, 1986
7
qui est demandé au croyant de croire et ce qui lui est demandé par conséquent de faire - être moralement
bon pour atteindre le firmament - nous avons bien là à faire à une métaphysique spécifique où le temps
est une expérience de la durée et de l’attente. L’âme vit ce qu’on pourrait dénommer un « temps
préparatoire », et en ce sens, cette configuration remet en question les définitions du temps aristotélicien
chez Avicenne. En effet, comme le rappelle Meryem Sebti dans L'analogie de la lumière dans la
noétique d'avicenne11, Avicenne ne conçoit pas son système extrinséciste comme l’équivalent d’une
pure passivité de l’âme. Au contraire, l’âme doit absolument se préparer à recevoir les messages autant
de l’Intellect Agent que des Anges. En témoigne la capacité d’interprétation qui consiste dans le fait
« d’inférer depuis des imaginaux oniriques ce que l’âme a contemplé du monde du mystère et que la
puissance imaginative a imaginé en une image différente de lui. »12. Plus encore, l’âme se prépare à ce
que les messages divins soient crus et compris dans leur bonne intention, si bien que l’âme est capable
d’une visée vers l’objet qu’elle souhaite connaitre, même si cet objet lui arrive de manière passive et
contemplative. Cette capacité est évidemment explicable notamment par le fait que l’âme, située entre
vie contemplative et vie pratique, est le seul principe immatériel présent dans le monde sublunaire, mais
aussi de ce même fait par la puissance de ses fonction imaginatives et mémorielles qui consistent toutes
deux dans l’imitation et la création et qui ont donc une grande valeur épistémologique puisque grâce à
elles, c’est le temps lui-même qui est abstrait pour devenir atemporel. Depuis le cadre du temps, un
retour devient possible, et ce temps est comme abstrait de toute sa puissance pour être compris
intellectuellement. Cependant, cela ne veut pas dire qu’il disparait, mais seulement que l’âme est
capable, paradoxalement, de conserver de la durée pour la rendre atemporelle et en disposer quand bon
lui semble, et ce en dépit d’un fonctionnement intrinsèquement temporel des facultés d’intellection.
L’âme est donc capable, dans cette seule mesure où l’écoulement du temps est faible ontologiquement
et inscrit seulement dans le monde sublunaire, de contrôler le temps et le processus d’attente en étant
plus ou moins puissant dans son intellection. Mais ce mouvement de l’âme n’est lui-même motivé que
pour la raison que le corps reçoit des signaux « désidératifs » qui sont compris comme des intuitions
que le Vrai n’est pas dans le temps et doit être découvert dans l’éternité de l’émanation divine.
Cependant, tout le contexte dans lequel l’homme applique à faire de son âme une arme contre la
contingence du temps et l’infra-rationnel qui en découle (les préjugés, les opinions fausses dues à la
condition historique de l’homme) se fait paradoxalement dans une durée souvent indépassable car elle-
même ressentie et produite par l’homme. Car la durée n’est pas le temps physique mais bien une
temporalité propre à l’âme qui a effectué, depuis le temps selon l’antérieur et le postérieur et depuis les
visions prophétiques du passé et du futur, une conversion du temps comme structure extérieure en un
temps comme structure au-dedans. Cela n’empêche aucunement que l’intellection du sensible par
exemple chez Avicenne se fasse selon une synthèse du Sens commun, sorte de sixième sens qui unifie
la perception et la rend atemporelle, car l’atemporel n’est pas l’intemporel ni l’éternité. L’atemporel
n’est qu’une rétention brève de l’information sans son contexte historique, là où la mémoire ferait une
11
Archives d'histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge 2006/1 (Tome 73), pages 7 à 28
12
Avicenne, Epitre sur les divisions des sciences, p.66, trad. Michot
8
rétention temporelle justement du souvenir. Tout n’est alors qu’une question de visée et
d’intentionnalité, qui de plus, est spécifique chez le croyant et notamment chez le croyant inconscient -
pour qui on le rappelle un corps céleste est promis - qui s’imagine sa vie future une fois la mort arrivée
depuis des cadres spatio-temporels. Ainsi le corps céleste lui envoie-t-il l’image d’une éternité qui est
acte pur du temps dans ce qu’il a de plus indivisible. Si on voulait résumer ainsi la situation, on pourrait
dire que là où une conception classique voudrait considérer que nous sommes inscrits dans le temps, on
peut dire qu’avec Avicenne commence déjà à émerger l’idée que nous ne sommes pas seulement inscrits
dans le temps, puisque le temps est une condition de la connaissance et une expérience de l’âme, mais
nous sommes aussi certainement et surtout par le temps, ce qui n’est pas sans rappeler la conception du
temps selon Kant comme intuition universelle et forme a priori de la sensibilité dans la Critique de la
raison pure13. D’où alors il nous est possible de comprendre la faculté de l’âme comme productrice d’un
temps autant passé que futur puisque, comme nous le montre Michot, « les âmes gardent leur
individualité après la mort, et s’attendent à comparer leur représentation passée de la divinité, à la
contemplation pure qu’ils feront de lui une fois arrivées au paradis céleste, passant ainsi d’une vision
temporelle à une vision éternelle. ». Plus encore, seule une âme, intellect doué de volition et d’une
puissance désidérative, peut permettre de passer du pouvoir naturel (mouvement vers le lieu naturel) au
mouvement non-naturel, psychique (l’attente et le retour)14. Tant et si bien qu’entre la réalité physique
du temps et la réalité animique, il n’y a qu’un pas car il s’agit pour le croyant d’effectuer un mouvement
et de le dénombrer afin de rejoindre son lieu naturel où s’effectue toute genèse : le paradis céleste. Le
retour à Dieu est donc un retour psychique et physique, une expérience du temps vue sous l’angle d’une
naturalité intellectuelle puisque l’âme du croyant fait en sorte de rallier le lieu qui l’a vu naitre et qui
l’attend après la mort : un au-delà spirituel. Ainsi Avicenne part-il de la conception physique du temps
pour penser une conception métaphysique sans que ces deux visions ne soient contradictoires mais bien
causalement liées. Si la conception avicennienne est très emprunte d’une « idolâtrie métaphysique »15
en tant qu’elle destitue toute matérialité et donne à l’âme un pouvoir incommensurablement intellectuel
et imaginaire, il faut aussi saisir l’originalité d’une vision qui fait du temps une expérience vécue que
l’âme du croyant s’approprie et vit, non comme une privation, mais bien comme un cheminement
nécessaire de la vie jusqu’à la mort, puis à la vie après la mort, puisqu’après celle-ci advient l’éternité,
qu’on peut dire être dans l’imaginal du croyant une nouvelle temporalité, ni plus ni moins. Ce que
Michot nous confirme par le Livre de la genèse et du retour16 : « Cependant pour les âmes inconscientes,
cet être-en-soi, spirituel, n’a d’autre rôle que de cautionner l’existence de leur au-delà. C’est leur
inconscience, c’est-à-dire un être-pour-soi théoriquement mortel au même titre que la corporéité, qui
survit – une deuxième humanité, un deuxième temps. »
13
Kant, Critique de la raison pure, Esthétique transcendantale, II, PUF, 2007.
14
Le Livre de la genèse et du retour, Traité 1, chap. XXI, p.25, trad. Michot : « Il est que la volonté, en elle, se
renouvelle, et de la nature de laquelle il est d’imaginer les localisations particulières ; une telle chose se nomme
« âme ». puis p.38 « l’agent prochain du mouvement est une âme et que le ciel est un vivant qui obéit à Dieu. »
15
Corbin, Imagination créatrice, p.108
16
Avicenne, Livre de la genèse et du retour, Traité 3, §2, trad. Y. Michot
9
II. Approches comparatives et phénoménologiques : la différence d’avec le temps et l’éternité
chrétiennes
Cette conception du temps dans la philosophie arabe et dans le contexte de la Révélation du Coran
interprétée par Avicenne n’est pas sans avoir des points communs et des différences avec la tradition
chrétienne où le temps est le sens-même de l’intériorité de l’âme. Ce qui nous amène alors d’autant plus
à considérer une lecture phénoménologique du temps chez Avicenne, surtout quand on sait la place qu’il
donne aux notions d’intention, d’âme disposée et de perception (ou encore de rétention). Comme si
l’âme était ce concept physique aristotélicien dont Avicenne avait voulu poursuivre les conséquences
dans le cadre d’une existence religieuse et mystique où le récit visionnaire prenait la place, ou plutôt
faisait muer, le discours philosophique.
17
Genèse et retour, chap.XX, p.22 : « quant au mouvement volontaire de l’âme, comme celui naturel, ses causes
sont des affaires volontaires universelles et des volitions postérieures l’une à l’autre, dues à des représentations
postérieures l’une à l’autre. »
18
Al-Ghazali, l’Incohérence des philosophes, GF, 2012
19
Avicenne, Livre de Science, section « Science naturelle », Paris, les Belles Lettres, trad. Mohammad Achena,
Henri Massé, 1986, p.87
11
eschatologique chez saint Paul. Dans son ouvrage Le temps presse20, Manuel Dieudonné nous rappelle
cette fameuse phrase de saint Paul aux chrétiens de Corinthe : « chers chrétiens, le temps presse. » Le
temps presse alors de deux manières : il presse parce qu’il faut courir et se presser car la parousie est
proche et qu’il faut accueillir saintement le retour du christ sur terre, et il presse parce qu’il compresse
les croyants et rend compacte et étouffante leur temporalité. Les Epitres de saint Paul conseillent alors
de demeurer en paix du fait même de la fin des temps et d’un avenir désormais écrit, dans une durée
paradoxale où une épreuve fondatrice est demandée aux chrétiens. Cette proclamation de la venue du
Christ modifie ontologiquement la temporalité et pose la question essentielle : comment vivre un temps
qui finit ? Si plusieurs réponses chrétiennes se tournent vers la liberté, l’existentialité et l’histoire en
montrant que le temps vécu des chrétiens doit être un temps de paix autant que d’angoisse car de liberté
– en effet, le croyant doit faire le choix ou non d’attendre la parousie, de croire ou non saint Paul, et doit
se faire à l’idée ou non d’une discontinuité totale au moment du retour du messie sur terre – les approches
avicenniennes montrent bien plutôt leur versant coranique en montrant que le temps eschatologique vécu
par le croyant est un temps embrassé par la nécessité, non pas de croire, mais de recevoir le flux divin.
Dans un système émanatiste où la nécessité et la providence régissent la visée divine, le temps vécu ne
peut être qu’un temps où le possible de l’intellect en puissance devient nécessairement en acte par le fait
qu’il serait absurde que Dieu agisse sur un homme et pas sur un autre puisque l’existant possible devient
toujours existant nécessaire par autre chose chez Avicenne, car il lui faut préserver l’idée que toute
créature, quoique contingente, en vient à être si une cause nécessaire (Dieu) la fait être - en cas contraire
Dieu ne serait pas nécessaire, ce qui serait absurde. Nulle liberté donc, dans le temps vécu du croyant
musulman. Il s’agit plutôt d’accepter sa providence qui est la mort, la résurrection, dans une historicité
toujours paradoxale car à la fois contingente et en même temps préparation au vécu de l’éternité. Ainsi
le temps ne presse pas chez Avicenne, il enfle et est comme une ligne droite qui grossit à mesure que
l’Intellect reçoit les formes particulières l’informant de la Loi divine et de ce que l’Un lui réserve. Ici se
ressent la complète singularité de la voie historique de l’Islam en miroir de celle chrétienne pour laquelle
la liberté est indispensable d’un certain vécu du croyant dans la durée. Si le croyant musulman comme
le croyant chrétien sont dans un temps d’attente, les fonctions attribuées à l’âme dans les deux cas ne
sont pas les mêmes car l’âme avicennienne n’est que la compagne des émanations divines et donc le
réceptacle d’un ensemble d’intelligibilités qui la contraignent au Vrai et à la Nécessité de sa future
condition. C’est pourquoi la durée chez Avicenne n’est pas un temps hasardeux pour le croyant où tout
pourrait arriver : c’est une destinée.
20
Manuel Dieudonné, Le temps presse : une lecture phénoménologique de saint Paul, Hermann, 2016
21
Husserl, Leçons sur une phénoménologie de la conscience intime du temps, Lyon, PUF, coll. Epiméthée, trad.
Alexandre Lovit, 1996
12
notamment entre autres la conception de la conscience rétentionnelle, il semble que le sujet
transcendantal soit à l’origine d’une unification des différentes notes qui constituent une mélodie par la
puissance de sa rétention, dans un système temporel qu’il nomme l’antéro-à-la-fois. En ce sens,
l’intentionnalité du sujet, sa capacité à réaliser une épochè, permet une certaine perception et constitution
du temps non comme devenir héraclitéen sinon comme continuité harmonieuse, ce qui n’est pas sans
rappeler par ailleurs le rôle de la raison dans le système de Dietrich de Freiberg qui collabore avec
l’imagination pour faire du ressenti du passage du temps quelque chose de continu.. La question du
temps, nous dit Husserl, est certainement la plus difficile de toute la phénoménologie en ce sens que
l’âme produit une structure - la durée d’une mélodie - qui, par rétroaction, se fait ressentir comme
extérieure à nous et naturelle, mondaine en somme, selon le point de vue de la perception naïve. Dans
la conception d’Avicenne, on retiendra notamment, pour construire un tel lien historico-philosophique,
que le développement de l’intellect en puissance qu’est notre âme liée à notre corps, ne peut se produire
que par une « intentio ». C’est-à-dire qu’il faut qu’advienne à l’âme une certaine puissance motrice pour
qu’elle puisse ensuite extérioriser cette intentio et viser à son tour les intelligences premières qui sont
sources de sa connaissance. Comme toute chose portée dans l’existence chez Avicenne, elle lui faut
l’intentio de l’existence qui l’accompagne car l’essence, dans son indifférence ontologique, n’est
aucunement le plan de l’existence qui, elle, n’est qu’une position dans l’espace et le temps à laquelle
s’adjoint une intention. Dans cette perspective, donc, la perception par l’âme du temps ainsi que les
processus intellectifs qu’elle demande par nature sont indissociables d’une visée de l’âme, d’une part,
et non, comme on peut être porté à le croire par la fable des anges venant visiter les hommes dans leur
sommeil, d’une visée des intelligences premières car il y a une distinction faite, chez Avicenne, entre le
causé qui doit viser pour agir et produire, intelliger, et la cause qui ne peut viser le causé qui est inférieur
à elle car tout être atteint sa perfection par plus bon que lui, et non par le plus vil – on retiendra alors ce
passage du Livre de la Genèse et du Retour22 qui préfigure l’attitude phénoménologique du sujet : « Pour
toute visée, dirons-nous, il y a un objet visé. La visée intellectuelle est celle dans le cas de laquelle
l’existence de l’objet visé à partir de celui qui vise vaut mieux, pour ce sujet qui vise, que son inexistence
à partir de lui. Sinon, ce serait insensé. Or quelque chose qui vaut mieux pour une chose procure à cette
dernière une certaine perfection : s’il en va selon la réalité, une perfection réelle ; s’il en va selon
l’opinion, une perfection de l’ordre de cette dernière. Mériter la louange, par exemple, manifester sa
puissance, voir son souvenir demeurer, ces choses et ce qui leur ressemble sont des perfections de l’ordre
de l’opinion. Un gain par contre, la santé, le contentement de Dieu, l’au-delà, ces choses et ce qui leur
ressemble sont des perfections réelles qui ne s’achèvent pas par celui qui vise seul ». Et indissociables,
d’autre part, d’une catégorie existentielle du temps comme sentiment d’attente qui se phénoménalise et
se concrétise par des actions pratiques : la prière, le développement intellectuel, la politique, l’éducation.
Ensuite la portée phénoménologique pourrait être élargie au néoplatonisme d’Avicenne qui fait du corps
et de l’âme, pour le croyant inconscient qui vient à lier son âme à un corps céleste dans la réalité
22
Avicenne, Livre de la genèse et du retour, Oxford centre for islamic studies, coll. Version exploratoire, trad.
Yaha J. Michot, Oxford, p.47 §2.
13
imaginale, une seule et même chose, et donc une réalité qui sent et pense le temps même dans l’au-delà
et l’éternité, ce qui reviendrait à montrer que tout temps n’est que l’apparaitre de l’éternité,
l’apparaissant étant irréductible à cet apparaitre car il cache en lui l’étantité de l’objet. Par le biais de la
vision eschatologique du temps, Avicenne viserait donc aussi à montrer le temps comme phénomène et
comme chose en soi, le croyant pouvant revenir à l’origine même des choses, à la genèse de toute
temporalité, comme le veut le projet d’Husserl. D’où la notion alors de genèse et de retour dans la
mystique et dans la métaphysique avicennienne. Le croyant vivrait dans le temps et vivrait par le temps
dans la mesure où c’est celui-là même qu’il va s’agir de rencontrer sous différentes formes autant durant
sa quête terrestre que céleste. L’éternité est alors le point d’arrivée de cette philosophie intellectualiste.
Bien évidemment, cette lecture phénoménologique reste donc partielle bien que fondée en partie car
Avicenne est considéré comme un des précurseurs les plus importants de la phénoménologie dans la
mesure où c’est la visée intentionnelle de l’âme et une manière particulière de recevoir les formes
sensibles et intelligibles du monde qu’il invente via une conception qui mélange aristotélisme et
néoplatonisme.
23
Avicenne, Traité de la délivrance de la crainte de la mort, Vrin, 2016, trad. LUCHETTA.
14
BIBLIOGRAPHIE
Textes sources :
Avicenne, Métaphysique du Shifa, livres I à V, Paris, Vrin, coll. Etudes Musulmanes 1986, trad. Anawati
Avicenne, Livre de science, Paris, Les Belles Lettres, 1986, trad. Achena et Massé
Avicenne, Epitre sur les divisions des sciences, 1987, trad. Michot
Avicenne, Livre de la genèse et du retour, Oxford University, 2002, trad. Y. Michot.
Avicenne, Epitre sur les prophéties, Vrin, Paris, 2016, trad. J.B Brenet
Avicenne, Traité de la délivrance de la mort, Vrin, Paris, 2016, trad. Luchetta
Littérature secondaire:
Al-Ghazali, L’incoherence des philosophes, Chicago, University of Chicago press, coll. Islamic
translation series, trad. Michael E. Marmura, 2002
Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabi, Paris, Entrelacs, 2006
Dietrich de Freiberg, De tempore, 2020, trad. provisoire Decaix.
Husserl, Leçons sur une phénoménologie de la conscience intime du temps, PUF, coll. Epiméthée, 1996,
trad. A. Novit
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