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À la mémoire de Stéphane Diebler

et de Yasmine Langlois.
Attention : les numéros de pages apparaissant dans les renvois internes
correspondent à ceux de l’édition papier et ne sont pas applicables à la
version électronique.
PRÉFACE
Apprendre à philosopher dans l’Antiquité

Le présent ouvrage reproduit un cycle de quatre cours donnés, sur


l’initiative de M. Stéphane Diebler, à l’École normale supérieure en février
2002. Dans le premier cours, nous avons étudié la nature et la signification
de ce petit livre fameux que l’on appelle le Manuel d’Épictète, qui date du
IIe siècle de notre ère et qui fut rédigé en fait par son disciple Arrien, et la
signification générale du commentaire de cet ouvrage composé quatre
siècles plus tard par le néoplatonicien Simplicius. Dans les cours suivants,
ont été confrontés plusieurs chapitres du Manuel avec l’exégèse qu’en a
donnée Simplicius. La comparaison du texte stoïcien avec son exégèse
néoplatonicienne a permis de bien cerner les différences des doctrines des
deux philosophes, mais aussi leur attitude identique en ce qui concerne
quelques positions existentielles : la piété des hommes envers le ou les
dieux, la soumission librement consentie à la providence ou l’Heimarmenê,
l’affirmation du libre arbitre, c’est-à-dire de la responsabilité de chacun
quant à son comportement et à ses opinions, l’attitude à prendre devant la
mort, la maladie, la pauvreté ou d’autres maux.
En ce qui concerne Simplicius, cette comparaison de son exégèse avec le
texte stoïcien qu’il commente a permis de faire ressortir sur peu de pages
les méthodes usuelles d’un commentateur néoplatonicien tardif, son
encadrement par une tradition et une structure scolaire solide. Et finalement,
last but not least, elle a contribué à mettre fin au préjugé assez fortement
enraciné chez quelques savants modernes, qui voient en Simplicius un
exégète fidèle et objectif des textes qu’il commente.
Le présent ouvrage pourrait donc être considéré avant tout comme une
simple explication de textes. Mais en fait, en utilisant la méthode
exégétique, nous avons eu l’intention de répondre à une interrogation à la
fois historique et existentielle : comment apprenait-on à philosopher dans
l’Antiquité ? Car le Manuel et son commentaire par Simplicius peuvent
nous apporter de précieux renseignements sur la nature exacte et la pratique
de la philosophie antique. Tout au long de notre recherche, nous avons eu à
répondre à des questions de ce genre : comment se fait-il que l’auteur du
Manuel, Arrien, n’enseignait pas la philosophie dans une école, mais était
un homme d’État ? Que voulait-il faire en rédigeant son petit livre ? À quel
public s’adressait-il ? Et ensuite : pourquoi et comment un néoplatonicien
comme Simplicius pouvait-il commenter un ouvrage stoïcien ? À quel
public s’adressait-il, lui aussi ? Son commentaire avait-il une finalité
purement scolaire ? Quels étaient dans l’Antiquité les rapports entre la
philosophie et les pratiques du culte ? En répondant à ces questions, nous
avons peut-être contribué à faire mieux comprendre ce que représentait
l’apprentissage de la philosophie dans l’Antiquité.
Nous exprimons toute notre reconnaissance à Jeannie Carlier pour les
précieux conseils qu’elle nous a donnés au sujet de la rédaction de ce livre.

I. et P. HADOT.

N.B. Les chapitres second, quatrième, sixième et huitième ont été rédigés par I. Hadot ; les chapitres
premier, troisième, cinquième et septième, par P. Hadot. Pour les abréviations des titres des œuvres
antiques, voir infra, p. 213.
CHAPITRE PREMIER

Le Manuel d’Épictète

1. L’auteur du Manuel : Arrien

Ce que l’on appelle le Manuel d’Épictète n’a pas été rédigé par Épictète
lui-même, mais par l’un de ses disciples, Arrien de Nicomédie. Comme
nous aurons l’occasion de le redire, Arrien avait déjà publié des Entretiens
d’Épictète, écrits à partir des notes prises au cours de son maître. Il en tira
ensuite les formules les plus frappantes qu’il réunit sous le titre de Manuel.
Les Entretiens et le Manuel sont bel et bien des ouvrages philosophiques.
Pourtant, Arrien n’est pas un philosophe de métier, donnant un
enseignement dans une école philosophique. Le cas d’Arrien nous donne
une bonne occasion d’observer un phénomène qui a été constant dans toute
l’histoire de l’Antiquité, celui de l’homme d’État philosophe. On ne peut
faire ici l’histoire détaillée de ce phénomène, mais quelques exemples
peuvent être énumérés : Xénophon, un disciple de Socrate, l’aristotélicien
Démétrius de Phalère, gouverneur d’Athènes, qui a écrit de nombreux
traités philosophiques ; chez les Latins, entre autres, Caton d’Utique,
Cicéron, Brutus, Sénèque, Marc Aurèle. Comme tous ces hommes d’État,
Arrien veut essayer de vivre en philosophe, tout en exerçant une activité
politique et administrative, et, pour ce faire, il s’efforce de garder à l’esprit
les préceptes de l’école philosophique à laquelle il appartient, en les
écrivant et en les méditant. Sur plusieurs inscriptions, notamment de
Corinthe et d’Athènes, Arrien est appelé « philosophe ». Que représente
cette dénomination ? On pourrait supposer que la qualité de philosophe a
été reconnue à l’auteur parce qu’il avait écrit des ouvrages de philosophie.
Mais les citoyens de Corinthe et d’Athènes qui firent graver ces inscriptions
ignoraient certainement l’existence des Entretiens d’Épictète. De la même
manière, si l’on introduit le mot « philosophe » dans la titulature de Marc
Aurèle, ce n’est pas parce qu’il a écrit « pour lui-même » des sentences qui
ne pouvaient être connues par le grand public, mais c’est parce que l’on
savait qu’il prétendait vivre en philosophe, alors que l’on ignorait qu’il
écrivait des textes philosophiques. Cela suppose que les citoyens ou les
autorités de la ville qui faisaient graver ces inscriptions savaient qu’Arrien,
en bon élève d’Épictète, s’efforçait de vivre selon le genre de vie stoïcien1.
Arrien était né à Nicomédie, dans la province romaine de Bithynie, en
Asie Mineure, et il est mort vraisemblablement pendant le règne de Marc
Aurèle (161-180). Il a eu le curriculum que parcouraient habituellement les
autres Romains de rang sénatorial2. Après des études de grammaire et de
rhétorique, sans doute dans sa patrie, puis de philosophie chez le stoïcien
Épictète à Nicopolis, il commence sa carrière d’homme d’État sous les
empereurs Trajan et Hadrien, devient proconsul de Bétique en Espagne,
consul suffect en 129-130, légat en Cappadoce. Il se retire ensuite à
Athènes. Il fait donc une carrière d’homme d’État, de général – en 135, il
repousse une invasion des Alains –, mais aussi d’écrivain. Il disait qu’il se
proposait d’être un nouveau Xénophon3, qui lui aussi avait été général,
écrivain et philosophe. Une telle déclaration est tout à fait dans l’esprit d’un
mouvement littéraire caractéristique de son époque : la nouvelle
sophistique. On veut faire revivre alors la vie et les formes littéraires de
l’âge d’or de la littérature grecque, et écrire donc d’une manière archaïque,
alors que, à l’époque d’Arrien, on parle communément la koiné, une langue
grecque évoluée sous l’influence du brassage des civilisations. C’est
probablement de cette époque que date la mentalité de nos classiques,
s’efforçant d’imiter de façon originale les modèles de l’Antiquité. Prendre
pour modèle Xénophon, c’était reprendre les différents thèmes de ses
œuvres. Au traité Sur la chasse de Xénophon, répond un traité Sur la chasse
d’Arrien. À l’Anabase de Xénophon va répondre l’Anabase d’Arrien, qui
n’est autre que le récit de la campagne d’Alexandre en Asie. Et aux
Mémorables de Xénophon, qui sont un récit des entretiens de Socrate, vont
répondre les Entretiens d’Épictète, qui apparaissait aux yeux d’Arrien
comme le nouveau Socrate.

2. Arrien et les Entretiens d’Épictète

Qui était donc cet Épictète4, dont Arrien paraît avoir été un disciple
enthousiaste ? Né probablement en l’an 50 de notre ère à Hiérapolis en
Phrygie, on le retrouve à Rome, esclave d’Épaphrodite, un affranchi qui fut
secrétaire de Néron à partir de 62. Cet Épaphrodite, qui n’avait pas l’air
particulièrement tendre, permit pourtant à Épictète de suivre à Rome les
cours du stoïcien Musonius Rufus5, probablement après l’année 69, c’est-à-
dire après la mort de Néron et le retour d’exil de Musonius Rufus, que cet
empereur avait exilé. Épaphrodite voulait certainement imiter les
aristocrates romains qui mettaient leur point d’honneur à s’entourer
d’esclaves cultivés. Affranchi à une date que nous ignorons, Épictète
enseigna à son tour la philosophie, mais fut exilé en 90 par Domitien,
comme tous les autres philosophes. Il fonda alors une école de philosophie
à Nicopolis en Épire, ville portuaire qui avait des relations maritimes
privilégiées avec l’Italie. Simplicius, qui, nous le verrons tout à l’heure, a
connu une Vie d’Épictète écrite par Arrien, raconte qu’il vivait d’une
manière très simple. Les meubles de son logement, dont il ne fermait jamais
la porte, consistaient en une natte de jonc et un lit de paille. Il ne se maria
jamais, mais, dans sa vieillesse, il recueillit l’enfant d’un ami et demanda à
une femme d’en être la nourrice.
Si Arrien a rédigé des Entretiens d’Épictète, c’est qu’Épictète n’a rien
écrit. Il a imité en cela son maître Musonius, dont nous ne connaissons
l’enseignement que grâce, d’une part, à l’un de ses disciples, Lucius,
d’autre part à un certain Pollion, qui a dû être aussi l’un de ses disciples.
Épictète appartenait donc à la catégorie des philosophes qui voulaient s’en
tenir à un enseignement oral. Le philosophe et philologue Longin, dans une
lettre que cite Porphyre6 dans sa Vie de Plotin, énumère plusieurs des
philosophes qui lui étaient contemporains et qui avaient pris la même
décision.
On a beaucoup discuté sur le rôle qu’Arrien a joué dans la rédaction des
Entretiens. Contre l’opinion traditionnellement reçue, selon laquelle Arrien
avait fidèlement reproduit les paroles d’Épictète – on pensait même à une
sténographie –, certains auteurs ont essayé de montrer que la part de
rédaction d’Arrien était considérable et qu’il avait inventé des dialogues
échangés entre Épictète et certains personnages. Le remarquable travail que
B. Wehner a consacré récemment à la structure du dialogue dans les
Entretiens et qui repère toutes les traces d’« oralité » présentes dans la
rédaction d’Arrien, suffit, me semble-t-il, à montrer que, pour l’essentiel,
les Entretiens reflètent fidèlement les propos d’Épictète7. On pourrait dire
que, comme nombre d’ouvrages de l’Antiquité, ils se situent à mi-chemin
entre l’état de simples notes (ύπόμνημα) et l’état d’œuvre littéraire
(σύγγραμμα) : certaines parties reflètent l’enseignement oral, d’autres
laissent entrevoir un effort de rédaction8.
Une chose est sûre : en rédigeant les Entretiens, Arrien a renoncé à nous
faire connaître, même en extrait, ce qu’avait été l’enseignement théorique
d’Épictète. En effet, à la lecture des Entretiens, on s’aperçoit qu’Épictète
fait allusion à des explications de textes qui ont eu lieu à un autre moment
que les dialogues qu’il tient avec les auditeurs ou les visiteurs, dialogues qui
constituent l’essentiel des Entretiens, dans lesquels on ne trouve jamais
d’explications de textes. Par exemple, en I, 26, 1, Arrien, rapportant les
paroles d’Épictète, nous dit que le philosophe, après une explication de
texte d’un élève sur les syllogismes hypothétiques, a pris l’occasion de
développer lui-même ses idées sur la loi de la vie. Mais Arrien ne nous dit
rien du contenu de l’exercice de logique, point de départ de son
intervention. Ailleurs (I, 10, 8), parlant de la paresse instinctive de
l’homme, Épictète avoue : « Moi le premier ! Dès qu’il fait jour, je pense un
peu à l’explication de texte que je vais diriger ; alors je me dis tout de suite :
“Mais qu’est-ce que cela peut me faire qu’un tel ou un tel explique son texte
de telle ou telle manière ? La première des choses : dormir !” » Du contenu
de l’activité exégétique et professorale d’Épictète, Arrien ne dit rien. À vrai
dire, c’eût été d’ailleurs une tâche gigantesque et pratiquement irréalisable.
Il aurait dû reproduire ou résumer des exégèses des textes de Chrysippe,
d’Antipater ou d’Archédémos se rapportant à la physique ou à la logique,
puisque Épictète se situait personnellement dans cette tradition du
stoïcisme9.
Tout cela laisse donc entrevoir qu’il existait dans l’école d’Épictète toute
une activité scolaire qui est totalement étrangère aux Entretiens. Alors que,
depuis Socrate et Platon jusqu’à Arcésilas et Carnéade, l’enseignement
avait consisté avant tout dans la discussion dialectique, à partir du Ier siècle
avant J.-C., l’enseignement philosophique a pris une forme exégétique,
celle de l’explication de textes. Ces textes étaient ceux des fondateurs de
l’école, comme Zénon ou Chrysippe, ou peut-être des résumés et des
manuels. Pourtant la discussion ne disparut pas totalement. Elle constituait
une seconde partie du cours. À ce sujet, Aulu-Gelle10 raconte ceci :
« J’interrogeais Taurus [un platonicien qui enseignait à Athènes] pendant le
cours » (en latin : in diatriba11). Aulu-Gelle continue : « Après la lecture
quotidienne [qui consistait à faire l’exégèse des dialogues de Platon], il
donnait en effet à chacun la possibilité de l’interroger sur un sujet de son
choix. » Cela suppose donc qu’il y avait deux parties dans le cours,
l’explication de texte, puis des questions libres. Les Entretiens d’Épictète,
qui sont des discussions avec des élèves ou avec des personnages de
passage, correspondent à cette deuxième partie du cours. Le titre
traditionnel, Entretiens, correspond donc bien à cet état de choses.
En fait, dans les manuscrits et dans la tradition littéraire, l’ouvrage
d’Arrien porte différentes désignations. Certaines, comme Entretiens
(διατριβαί), Discours (λόγoι), Discussions (διαλέξεις), Cours (σχoλαί)
signifient que le contenu se rapporte aux cours d’Épictète12, et il ne faut pas
entendre ιρι dans le sens du genre fantôme de la « diatribe », inventé par
certains historiens de la littérature et de la philosophie à la fin du
XIXe siècle, qui s’est maintenu jusqu’à la fin du XXe siècle, et qui a
contribué à créer la confusion dans l’analyse du discours philosophique
antique13. Il y a encore d’autres désignations qui indiquent, cette fois, que
ces cours ont été pris en notes (υπομνήματα), ou qu’ils ont fait l’objet de
commentaires ou de souvenirs (άπομνημονεύματα).

3. Le Manuel : aspects formels

Je me suis attardé un peu sur les Entretiens, parce que, pour composer
son Manuel, Arrien en a extrait, comme dit Simplicius dans son prologue14,
ce qui était le plus nécessaire et ce qui était le plus capable d’émouvoir les
âmes.
On peut reconnaître des parallèles étroits entre certains chapitres du
Manuel et certaines pages des Entretiens. Mais il y a aussi beaucoup de
formules dans le Manuel qui n’ont pas de parallèles dans les Entretiens. Ce
fait peut s’expliquer par la disparition de plusieurs livres des Entretiens, qui
ne nous sont parvenus qu’à l’état de fragments, cités par tel ou tel auteur
antique. On peut supposer que l’on retrouve des traces de ces livres perdus
dans quelques chapitres du Manuel, par exemple les chapitres 26, 27, 28 ou
52. Mais on peut se demander aussi si Arrien n’a pas lui-même rédigé
certains chapitres pour résumer d’une manière frappante la pensée de son
maître. Il est difficile de le savoir.
On retrouve très souvent dans le Manuel la forme dialoguée15 des
Entretiens. Mais alors que le « tu » des Entretiens s’adresse à l’interlocuteur
ou à l’auditeur d’un dialogue public échangé au cours d’une conversation
concrète menée dans le cadre de l’école, le « tu » du Manuel s’adresse à un
lecteur hypothétique et impersonnel.
Le Manuel est constitué de paragraphes, relativement courts, qui
semblent isolés les uns des autres. Mais nous verrons qu’il n’en est rien. De
ce point de vue, il a une certaine ressemblance avec ce que nous appelons
les Pensées de Marc Aurèle.
Le genre littéraire utilisé est celui de l’aphorisme16. Dans le monde grec,
il remonte au moins à Héraclite. Dans l’ordre scientifique, il existe un
recueil d’aphorismes d’Hippocrate, aphorismes qui ne se présentent pas
d’une manière systématique, mais qui visent probablement à être facilement
présents à la mémoire lorsque le médecin aura besoin de les utiliser. On
retrouve la forme aphoristique dans une partie au moins (exactement à
partir du paragraphe 17) de l’ouvrage parénétique qu’Isocrate avait adressé
à Nicoclès, roi de Salamine, ouvrage qui est un des premiers « miroirs des
princes » de la littérature grecque17. Dans cette partie, les exhortations sont
faites à la seconde personne du singulier, par exemple : « Acquitte-toi de tes
devoirs envers les dieux comme tes ancêtres te l’ont enseigné, mais sois
convaincu que le plus noble sacrifice, ce sera de te montrer l’homme le
meilleur et le plus juste. » Le Démonicos attribué à Isocrate appartient au
même genre littéraire. Mais c’est surtout aux Maximes Capitales
épicuriennes18 que ressemble le Manuel. Tout d’abord, les deux recueils ont
la même brièveté, quarante petits chapitres pour les maximes épicuriennes,
cinquante-trois pour le Manuel d’Épictète. Dans le cas du Manuel, l’auteur
est un disciple ; dans le cas des Maximes Capitales, le rédacteur n’est pas
connu. Est-ce Épicure lui-même, ou un ou plusieurs de ses disciples ? Les
opinions des historiens diffèrent sur ce point. En tout cas, les deux recueils
ont une même finalité : proposer au lecteur sous une forme frappante et
condensée un résumé des dogmes fondamentaux. Enfin, dans les deux
recueils, on peut discerner un certain plan. Par exemple, les quatre
premières maximes capitales correspondent au quadruple remède19, la
formule tétrapharmakos : les dieux ne sont pas à craindre, la mort n’est pas
à redouter, le bien est facile à acquérir, le mal facile à supporter ; mais il
existe d’autres séquences, consacrées par exemple au plaisir ou à la justice.
Toutefois les Maximes Capitales épicuriennes n’emploient que trois fois le
« tu », alors que le Manuel s’adresse beaucoup plus souvent au lecteur.
Le mot Manuel, qui traduit le terme grec Encheiridion, compris au sens
étymologique, exprime bien la finalité de l’ouvrage : c’est ce que l’on a
sous la main (ρ) ou dans la main20. Arrien, dans le petit opuscule, insiste
beaucoup sur le fait qu’il faut avoir telle ou telle formule « sous la main »
(ρóιoν). L’encheiridion, c’est, précisément, au sens propre, le poignard
qu’on tient dans la main. Simplicius fait allusion à cette signification dans
son prologue21. Comme le livre de Marc Aurèle Pour lui-même, le Manuel
est destiné à faire revivre la formule efficace, qui mettra dans la disposition
de vivre conformément à l’enseignement d’Épictète. Dans son commentaire
sur un Encheiridion se rapportant à la métrique, composé par le
grammairien Héphaistion, qui est plus ou moins contemporain d’Arrien,
Longin, un philosophe et philologue du IIIe siècle, précise qu’un tel titre fait
allusion au poignard, non pas en tant qu’il aiguiserait et affinerait les âmes,
mais en tant qu’on le tient dans la main : l’ouvrage d’Héphaistion permet
d’avoir bien dans la main les règles fondamentales de la métrique22. Le
genre littéraire du « Manuel », que les ouvrages qui lui appartiennent aient
porté ou non le titre d’Encheiridion, a été très répandu dans l’enseignement
d’époque hellénistique et impériale, dans toutes les branches du savoir et
tout particulièrement en philosophie. Comme l’a montré I. Hadot23, le
prologue de la Lettre à Hérodote d’Épicure définit une méthode qui restera
constante dans l’enseignement de la philosophie des différentes écoles : le
disciple doit d’abord mémoriser de brefs résumés présentés sous la forme
de sentences très courtes, ensuite il peut étendre peu à peu ses
connaissances, mais il doit revenir toujours aux résumés, pour ne pas se
perdre dans les détails et pour garder toujours présente à l’esprit l’intuition
de la totalité24. On retrouve par exemple le même mouvement dans les
Lettres de Sénèque, mais on peut reconnaître des indices de cette pratique
dans les différentes écoles : il y a un va-et-vient continuel entre l’extension
des connaissances et le retour au noyau essentiel, la vision du tout25.

4. Plan du Manuel
Le lien entre les chapitres du Manuel n’est pas évident, au premier abord.
Mais, à la réflexion, on peut déceler dans le petit ouvrage une structure bien
articulée. Les premières lignes du premier chapitre annoncent très bien le
plan de l’ouvrage. Le principe fondamental qui reviendra tout au long des
chapitres y est très clairement énoncé. Il s’agit de la distinction entre ce qui
dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous.
Ce qui dépend de nous correspond à ce que l’on pourrait appeler les trois
activités de l’âme :
– tout d’abord, le désir ou l’aversion à l’égard des choses qui nous
affectent ;
– ensuite, l’impulsion à agir ou le refus d’agir, dans le domaine des
choses que nous faisons, dans le domaine de l’action ;
– enfin, l’assentiment que nous donnons à nos jugements.
Ce qui ne dépend pas de nous, ce sont, pourrait-on dire, les sphères qui
entourent ce noyau : d’abord le corps ; puis les objets matériels qui sont à
nous ; puis tout ce qui vient des autres hommes : les opinions qu’ils ont de
nous, les honneurs ou dignités qu’ils nous concèdent ; puis tout ce qui vient
du cosmos.
Ainsi est définie la sphère de notre responsabilité. Nous ne sommes
responsables que de ce qui dépend de nous, c’est-à-dire que nous ne
sommes responsables que de nos jugements, de nos tendances actives et de
nos désirs, qui sont les seules réalités qui puissent être bonnes ou
mauvaises. Autrement dit, la sphère du « ce qui dépend de nous » est la
sphère de la moralité, du bien ou du mal moral.
La distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de
nous correspond donc finalement au grand principe stoïcien : il n’y a de
bien que le bien moral, il n’y a de mal que le mal moral. Ce qui ne dépend
pas de nous ne peut être ni un bien ni un mal pour nous. Et le Manuel ne
nous donne des règles de vie que pour ce dont nous sommes responsables,
c’est-à-dire pour les trois activités de l’âme : le désir, la tendance ou volonté
d’agir, le jugement. Comme l’avait déjà remarqué M. Pohlenz26, le plan du
Manuel est ainsi posé.
Mais il faut apporter ici des nuances. Comme je l’ai constaté en essayant
de découvrir le plan de traités de Plotin27, notamment du traité VI, 7, les
Anciens ne composaient pas toujours leurs ouvrages d’une manière
purement linéaire, mais il leur arrivait de disposer les thèmes dans un plan à
deux dimensions. On commence par un premier thème, puis vient se
juxtaposer un second thème, puis l’on revient au premier thème, puis on
retourne au second thème, on aborde ensuite un troisième thème, mais on
peut revenir encore au premier ou au second. On pourrait dire aussi que
cette composition ressemble à un tissage, ou à une broderie, dans lesquels
on peut déceler un entrecroisement de fils. C’est précisément le cas du
Manuel.
Mais avant d’observer cet entrecroisement, je voudrais revenir sur ce
problème des trois activités de l’âme. Il nous faut expliquer cette doctrine
en la replaçant dans l’histoire de la tradition stoïcienne. Je viens d’employer
le mot « âme ». Mais il faudrait plutôt parler du principe directeur de l’âme,
ce que les stoïciens appellent l’µoνιóν, et qui correspond à la partie
supérieure de l’âme, à la partie qui raisonne. Comme une araignée au milieu
de sa toile perçoit toutes les vibrations des fils, l’ήγεμονικόν, situé dans le
cœur, perçoit tout ce qui affecte le corps28. Cet ήγεμονικόν est un principe
de perception critique, pourrait-on dire, mais aussi un principe de
mouvement29. Principe de perception critique, car non seulement, comme
l’araignée, il perçoit l’action des objets extérieurs sur le corps, mais il
exerce aussi une activité critique : il développe un discours intérieur, pour
exprimer ce qu’il ressent, émettre des jugements de valeur, et il donne ou
non son assentiment à ce discours intérieur, à ces jugements de valeur. Mais
aussi principe de mouvement, parce que, en fonction des signaux reçus et
interprétés par l’ήγεμονικόν, celui-ci donne une impulsion à agir (όρμή) de
telle ou telle manière.
C’est cette doctrine stoïcienne qui est à la base de la théorie des trois
activités de l’âme d’Épictète. Mais Épictète la modifie de la manière
suivante. Alors que, pour les anciens stoïciens, le désir (ὄρεξιζ) n’était
qu’une subdivision de l’impulsion, de l’ρµ, le désir étant alors une
impulsion portant sur quelque chose d’agréable30, Épictète en fait une
activité distincte de l’ρµ. Tandis que l’impulsion, la tendance, entre en jeu
quand il faut faire quelque chose, et se rapporte donc au domaine de
l’activité, le désir se rapporte au domaine de la passivité, de la passion (au
sens large de πάθος), c’est-à-dire aux émotions que nous éprouvons à
l’égard des événements qui se présentent à nous.
On pourrait peut-être dire que le désir (ὄρεξις) se dirige vers notre intérêt
(σνμφέρον) et la tendance à l’action (όρµή) vers notre devoir, l’action
appropriée à notre nature (καθηκον)31 : « Il est impossible que je juge
qu’une chose est dans mon intérêt (συμφέρον), et que j’en désire une autre,
que je juge qu’une chose m’est appropriée (καθηκον), me convient, et que
j’aie une impulsion active vers une autre. » On retrouve la liaison entre
intérêt (συμφέρον) et désir dans le Manuel, 31, 4, où il est dit que la piété,
et donc les prières, sont liées à l’intérêt32 : on prie pour obtenir ce que l’on
désire. On reconnaît ici encore l’aspect de passivité du désir. L’impulsion
vise une action que nous voulons accomplir parce que nous pensons qu’elle
correspond à ce qu’il convient de faire, alors que le désir se dirige vers une
chance, une fortune, qui nous paraît bonne, qui est dans notre intérêt, mais
que nous ne produisons pas nous-mêmes, que nous recevons passivement.
Il est difficile de dire pourquoi Épictète a introduit cette théorie des trois
domaines de l’activité de l’âme et s’il se situe dans une tradition antérieure.
Peut-être a-t-il été influencé par la tripartition platonicienne de l’âme, qui
distingue le oιτιóν, la partie qui raisonne, le µoι, la partie colérique, qui
pousse à l’action, et l’ιµιóν, la partie désirante33. Mais ces termes
n’apparaissent pas chez Épictète, et surtout, alors que chez Platon il s’agit
de trois parties qui doivent se hiérarchiser, chez Épictète c’est la raison, tout
entière, qui est assentiment, volonté et désir. Chez Platon, le bon état de
l’âme consiste dans la soumission à la raison ; chez Épictète, comme chez
les autres stoïciens, c’est la raison elle-même qui peut être bonne ou
mauvaise.
À ces trois activités de l’âme correspondent chez Épictète ce qu’il appelle
les trois domaines (topoi) d’exercice ou de discipline du philosophe34 :
Il y a trois domaines dans lesquels doit s’exercer celui qui veut
devenir un homme parfait :
– le domaine qui concerne les désirs et les aversions, afin de ne pas se
voir frustré dans ses désirs et de ne pas rencontrer ce que l’on cherchait
à éviter ;
– le domaine qui concerne les tendances à agir et les refus d’agir, et,
d’une manière générale, ce qui a trait à ce qu’il convient de faire
(καθñκoν), afin d’agir d’une façon ordonnée, selon la vraisemblance
rationnelle et sans négligence ;
– le domaine dans lequel il s’agit de se garder de l’erreur et des
raisons insuffisantes, et, en somme, ce qui se rapporte aux assentiments
[que l’on donne aux jugements].

Épictète emploie donc au sujet de ces trois exercices le mot topos, qui
était utilisé traditionnellement chez les stoïciens, au moins depuis
Apollodore de Séleucie, philosophe stoïcien du IIe siècle avant notre ère,
pour désigner les parties du discours philosophique : la physique, l’éthique
et la dialectique35. Or, précisément, je pense qu’il y a un certain rapport
entre ces trois exercices et les trois parties de la philosophie, autrement dit
que les trois exercices en question correspondent respectivement à une
physique vécue, à une éthique vécue, à une dialectique vécue. Dans
l’enseignement de la philosophie, on énonce des règles logiques, des
principes physiques, des préceptes moraux, mais, dans la pratique de la
philosophie elle-même, on vit ces trois sortes de règles, de principes, de
préceptes. Cicéron36 a très bien exprimé cette situation. Après avoir
développé la théorie des vertus morales selon les stoïciens, donc la partie
éthique de la philosophie, il ajoute : « À toutes les vertus dont il a été
question, les stoïciens joignent encore la dialectique et la physique, qui,
toutes deux, sont qualifiées par eux du nom de vertus. » Dialectique et
physique apparaissaient ainsi non pas seulement comme une matière
d’enseignement, mais comme une discipline de vie. En ce qui concerne la
dialectique, Cicéron n’a pas de peine à montrer qu’elle doit être pratiquée
dans la vie, et tout spécialement dans la vie morale, lorsqu’il s’agit de la
question des biens et des maux. On retrouve la même réflexion chez
Épictète37, lorsqu’il oppose les textes d’enseignement de la dialectique et sa
pratique vécue. Quant à la physique, Cicéron ajoute : « Celui qui veut vivre
en accord avec la nature doit chercher son point de départ dans l’ensemble
du monde et dans la façon dont il est gouverné. » Pour lui, c’est dans la
perspective d’une physique vécue que doivent être replacés les vieux
préceptes moraux : « Obéir au temps, suivre Dieu, se connaître soi-même,
rien de trop. »
Si nous en revenons maintenant à Épictète, nous reconnaîtrons facilement
la logique vécue dans la discipline de l’assentiment, l’éthique vécue dans la
discipline des tendances à l’action ; mais est-il possible de voir une liaison
entre la discipline du désir et la physique ? Nous pouvons tout d’abord
remarquer, pour répondre à cette question, que ces trois domaines de
l’exercice philosophique correspondent aussi à trois domaines de la réalité :
la discipline du jugement se rapporte à notre propre pensée ; la discipline
des tendances à l’action, ayant trait à ce qu’il convient de faire, c’est-à-dire
aux devoirs, se rapporte surtout aux relations avec les autres hommes, à la
communauté des êtres raisonnables ; la discipline du désir, enfin, se
rapporte aux événements qui nous adviennent, à la chance ou l’infortune
dans laquelle les événements nous placent, donc finalement au destin. Or le
destin, c’est l’enchaînement nécessaire des causes et des effets. La
discipline du désir implique donc une certaine attitude à l’égard du monde
et de la Raison qui le dirige. Ce dernier point apparaît assez bien dans ce
texte d’Épictète, où, d’ailleurs, il n’est question que de la discipline de
l’assentiment, c’est-à-dire de la critique des représentations, et de la
discipline du désir38 :
Homme, ton but était :
en ce qui concerne les représentations qui se présentent à l’esprit,
d’en user conformément à la nature,
en ce qui concerne ce que tu désires, de ne pas manquer de l’obtenir,
en ce qui concerne ce que tu as en aversion, de ne pas y tomber, de ne
jamais tomber ni dans l’infortune ni dans la mauvaise fortune, d’être
libre, sans entraves, affranchi de toutes contraintes, en te mettant en
harmonie avec le gouvernement de Zeus, t’y soumettant, t’y
complaisant, ne critiquant personne, n’accusant personne, capable de
répéter ces vers39 avec toute ton âme : « Conduis-moi, ô Zeus, ainsi que
toi, ô Destinée ! »

L’expression très importante dans tout ce texte est « t’y complaisant ». En


grec, Épictète emploie le verbe ευαρεστεĩν. C’est aussi par ce mot que Marc
Aurèle, qui reprendra la théorie d’Épictète sur les trois disciplines,
caractérisera dans beaucoup de textes la discipline du désir : se complaire
dans ce que le cours de l’univers, le destin, nous a réservé. Dans le Manuel,
une sentence (chapitre 8) énonce très bien ce que signifie cette
complaisance dans la volonté de la Raison universelle : « Ne cherche pas à
ce que ce qui arrive arrive comme tu veux, mais veuille que ce qui arrive
arrive comme il arrive et le cours de ta vie sera heureux. » De cette manière,
on ne peut être frustré dans ses désirs et tomber dans ce que l’on a en
aversion, puisque l’on a toujours ce que l’on désire. Dans les Entretiens, il y
a d’ailleurs tout un chapitre sur l’, la complaisance (I, 12), dont l’essentiel
consiste à montrer comment il faut savoir s’adapter aux événements et
précisément vouloir chaque chose comme elle arrive. Or ce chapitre
commence par un exposé théorique sur la providence des dieux dans
l’univers, ce qui est une question de physique pour les stoïciens. La foi en
cette providence justifie l’attitude de complaisance envers le destin. Il faut
recevoir l’enseignement philosophique, dit Épictète40, dans cette disposition
d’esprit : « Comment pourrai-je suivre en tout les dieux et vivre en m’y
complaisant sous le gouvernement divin ? » On se rappelle que Cicéron
citait la maxime « Suivre les dieux », à propos de la vertu physique. La
physique vécue peut donc se résumer dans ce texte41 qui déconseille
« d’être mécontent de l’ordre réglé par Zeus, cet ordre qu’il a défini et
disposé d’accord avec les Moires qui, présentes à ta naissance, ont filé ton
destin. Ignores-tu quelle petite partie tu représentes, comparé au Tout ? ».
Pour pratiquer la discipline du désir, il faut prendre conscience de la
place de l’homme dans l’univers et du caractère rationnel du cours de la
nature. Cette discipline représente donc une physique vécue42, comme la
discipline de l’assentiment représente une dialectique vécue et la discipline
de la tendance ou de l’action, une éthique vécue.
Revenons maintenant au problème du plan du Manuel. On peut dire que
l’on y rencontre quatre thèmes fondamentaux. Premier thème : la distinction
radicale, qui sera reprise tout au long des différents chapitres, distinction
entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous. Second
thème : l’idée selon laquelle ce sont nos représentations, nos jugements, nos
assentiments, en un mot ce qu’Épictète appelle l’usage des représentations
(chapitre 6), qui détermine nos désirs et nos tendances à agir. On notera
qu’Arrien avait énoncé aussi ces principes dans le premier chapitre du
premier livre de ses Entretiens, parce qu’il les considérait certainement
comme représentant le fondement de l’enseignement d’Épictète. Troisième
thème : les trois exercices des activités de l’âme (l’assentiment aux
jugements, le désir, la tendance à l’action). Il dépend de nous d’en user
d’une manière conforme ou contraire à la nature et à la raison, c’est-à-dire
en distinguant soigneusement ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend
pas. Quatrième et dernier thème : les conseils spéciaux aux destinataires du
Manuel, c’est-à-dire aux progressants.
Grâce à l’entrelacement de ces quatre thèmes, de ces quatre fils
conducteurs, le Manuel s’ordonne selon le plan suivant.
Les chapitres 1 et 2 du Manuel tendent surtout à montrer l’importance de
la distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous.
Les chapitres 3-6 se rapportent explicitement à la discipline du jugement.
Tout d’abord (chapitres 3-4), qu’il s’agisse de la discipline du désir ou de
l’action, il faut se définir à soi-même ce que représente exactement l’objet
du désir ou de l’action. Surtout (chapitres 5-6), nous ne sommes
responsables que de nos jugements et de l’usage de nos représentations,
d’où la célèbre formule : « Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les
choses, mais les jugements qu’ils portent sur les choses. »
Vient ensuite un groupe de chapitres (7-11) qui se rapportent à la
discipline du désir, que l’on reconnaît du fait qu’ils définissent l’attitude
que l’on doit avoir à l’égard d’objets sur lesquels se porte notre désir –
objets auxquels nous sommes attachés – ou notre aversion – événements et
accidents pénibles.
Viennent s’intercaler ensuite deux chapitres de conseils (12-13) aux
apprentis philosophes qui veulent progresser, ainsi que l’indique la formule
qui ouvre les deux chapitres : « Si tu veux progresser ». Ces conseils
consistent surtout à ne pas hésiter à négliger les choses extérieures, si l’on
veut sauvegarder son choix de vie moral.
Puis l’on retrouve la discipline du désir (chapitres 14-21). On revient tout
d’abord (chapitres 14-15) à la distinction fondamentale posée au début,
puisqu’il s’agit de ne pas désirer que ce qui ne dépend pas de nous dépende
de nous, même s’il s’agit des bienfaits des dieux. Ensuite, toujours dans la
perspective du désir, toute une suite de chapitres (16-21) apprendra au
lecteur à ne pas se laisser entraîner par la représentation selon laquelle ceci
ou cela serait un mal. On retrouve ici l’étroite liaison entre discipline du
jugement et discipline du désir. Ne pas se laisser entraîner par la
représentation du chagrin d’autrui, d’un malheur imminent, de la réussite
d’un autre, d’un outrage, de choses redoutables. Dans cette suite de
chapitres, il y en a un qui est un peu erratique : la vie est un drame dans
lequel on ne choisit pas son rôle.
Et l’on revient maintenant une seconde fois aux conseils aux progressants
(chapitres 22-25), qui commencent par un : « Si tu désires être
philosophe ». Il faut se préparer aux railleries des non-philosophes, ne pas
chercher à paraître philosophe, ne pas se croire inutile à la cité, ne pas
s’imaginer que l’on puisse cumuler les avantages de la vie philosophique et
ceux de la vie mondaine.
À nouveau, pour la troisième et dernière fois, on retrouve la discipline
des désirs (chapitres 26-28). Ici encore, on reconnaît qu’il s’agit bien d’elle
à la nature des objets dont il est question : événements fâcheux (chapitre
26), mal (chapitre 27), injures (chapitre 28).
Apparaît ensuite la discipline des tendances à l’action, disons plus
simplement : la discipline de l’action (chapitres 30-45). Elle est facilement
reconnaissable, puisqu’il s’agit maintenant des devoirs (kathêkonta), des
devoirs envers les dieux (chapitres 31-32) et envers soi-même (chapitre 33).
Les devoirs envers les dieux exigent des jugements droits sur les dieux et
sur le fait qu’il n’y a de bien et de mal que le bien moral et le mal moral.
Les devoirs envers soi-même sont les suivants : pas de bavardage et de rire
intempestif, ne pas faire de serment, éviter les banquets de non-philosophes,
s’en tenir aux simples besoins du corps, rester pur avant le mariage, ne pas
se défendre des critiques, ne pas prendre parti dans les spectacles, ne pas
avoir d’anxiété dans les rapports avec les puissants, pas de vantardises, pas
de plaisanteries vulgaires, pas de propos obscènes. Tout ceci représente un
code de bonne conduite traditionnel, dont on retrouve beaucoup d’échos
dans le Pédagogue de Clément d’Alexandrie. Comme dans la discipline du
désir, on retrouve aussi l’étroite liaison entre la critique des représentations
et la discipline de l’action : le chapitre 34 montre comment ne pas se laisser
entraîner par la représentation d’une action dont la fin serait le plaisir. Il
s’agit toujours de la discipline de l’action dans les chapitres suivants (35-
45), où il est question de la fermeté dans les décisions (chapitre 35), de
l’attitude que l’on doit avoir pendant les repas (chapitre 36), de la mesure
que l’on doit garder dans le choix d’un rôle (chapitres 37 et 39), de
l’attention à apporter au principe directeur lorsqu’on agit (chapitre 38), des
relations avec les femmes (chapitre 40), des soins corporels (chapitre 41).
Les derniers chapitres concernant la discipline de l’action (42-45) mettent
en valeur l’importance du discours intérieur, de la formulation intérieure (se
dire à soi-même ceci ou cela) qui préside à l’action, donc soulignent encore
une fois l’importance des jugements qui dirigent notre action. Par exemple,
dans les attitudes que nous prenons à l’égard d’autrui, il faut se dire à soi-
même que ce dernier a cru bien faire (chapitres 42 et 45), c’est-à-dire qu’il a
agi, lui aussi, en fonction de son discours intérieur ; il faut également savoir
trouver le discours qui nous empêchera de nous mettre en colère contre
autrui (se dire par exemple non pas : il m’a injurié, mais : c’est mon frère),
ou qui nous empêchera de nous croire supérieur aux autres (chapitres 43-
44).
Les derniers chapitres du Manuel reprennent une nouvelle fois les
conseils aux progressants (46-53). Ils ne sont pas ordonnés selon un plan
systématique, mais ils ont en commun de se rapporter à la pratique de la
philosophie considérée d’une manière générale et à la situation de
progressant. Philosopher, ce n’est pas faire ostentation de beau langage
philosophique, ou d’ascèse, mais vivre en philosophe (chapitres 46-47). Et
vivre en philosophe, ce n’est pas faire l’exégèse des discours de Chrysippe,
mais vivre en harmonie avec eux (chapitre 49). La description des signes
distinctifs du progressant (chapitre 50) résume d’ailleurs tout le contenu du
Manuel et l’attitude qu’il faut avoir à l’égard de la discipline du désir et de
l’action. Il faut tenir fermement à ses principes d’action (chapitre 50) et
surtout prendre la résolution de se consacrer immédiatement au progrès
moral (chapitre 51). Le dernier chapitre du groupe (52) mériterait une
longue explication, car il distingue trois topoi de la philosophie, mais qui ne
correspondent pas aux trois topoi du jugement, du désir et de l’action. Le
premier topos consiste, cette fois, à mettre en pratique les principes : par
exemple, ne pas mentir ; le second consiste à fonder les principes par une
démonstration, par exemple à démontrer pourquoi il ne faut pas mentir ; le
troisième consiste à se demander ce qu’est une démonstration, donc en
quelque sorte à faire la théorie de la théorie. Ces trois topoi représentent
plutôt une analyse des rapports entre pratique philosophique et
enseignement philosophique.
Le dernier chapitre (53) résume les préceptes du Manuel, surtout
concernant la discipline du désir, à l’aide de citations. Les trois premières,
celle du stoïcien Cléanthe (« Conduis-moi, ô Zeus, et toi, Destinée, au
poste, quel qu’il soit, qu’une fois vous m’avez destiné »), celle d’Euripide
qui définit la sagesse comme un consentement à la nécessité, celle du
Criton de Platon (« Mais, Criton, si c’est de cette manière-là que cela plaît
aux dieux, que ce soit donc de cette manière que cela arrive »), présentent
l’attitude fondamentale de celui qui apprend à philosopher comme un
consentement à la volonté de Dieu, c’est-à-dire de la Raison universelle, qui
se manifeste dans le cours des événements, donc à la volonté de la Nature et
du Destin. On reconnaîtra, dans cette citation du Criton, l’ébauche de la
sentence (chapitre 8) du Manuel : vouloir que ce qui arrive arrive comme il
arrive. La dernière citation, tirée de l’Apologie de Socrate (« Anytos et
Mélétos peuvent me mettre à mort et non me nuire »), correspond au
principe fondamental du stoïcisme, selon lequel il n’y a de bien que le bien
moral, il n’y a de mal que le mal moral. On entrevoit ici à quel point la
morale stoïcienne s’enracine dans la morale socratique.
On voit donc que M. Pohlenz avait en principe raison de reconnaître dans
la structure du Manuel les trois disciplines du jugement, du désir et de
l’action. Mais nous avons constaté que le plan général était en fait beaucoup
plus complexe, puisqu’il comportait de multiples entrelacements entre le
thème des disciplines et le thème des conseils aux progressants.

5. À quel public s’adresse le Manuel ?

Le Manuel était dédié à un certain Messalenos, que l’on a identifié à


C. Ulpius Prastina Messalinus, qui fut consul en 147, gouverneur de la
province de Numidie, puis de la Mésie inférieure ; il était donc un homme
d’État comme Arrien43. Simplicius nous rapporte que, dans sa lettre-
dédicace à Messalenos, Arrien disait de lui qu’il était à la fois son ami très
cher et un admirateur d’Épictète44.
Mais, au-delà de Messalenos ou Messalinus, à qui s’adressait l’ouvrage ?
S’agissait-il d’une initiation à l’enseignement d’Épictète ou bien avait-il
une autre finalité ? Était-il destiné à des lecteurs profanes, simplement
intéressés par la philosophie, ou à des lecteurs déjà convertis à la
philosophie ? Le titre Encheiridion inviterait à admettre la première
hypothèse, car il est souvent donné à des ouvrages qui sont destinés aux
commençants et qui appartiennent ainsi au genre isagogique45. D’ailleurs,
comme le remarque Imgard Männlein-Robert46, Simplicius semble
admettre que l’écrit s’adresse aux débutants, quand il écrit dans son
Préambule (lignes 75-78) : « Parmi les amoureux du savoir, ceux qui sont
encore inaccoutumés aux études recevront peut-être une initiation grâce à
l’interprétation de ces propos. »
Pourtant, comme l’ont remarqué par exemple Th. Colardeau et
B. Wehner47, il semble difficile d’admettre que le Manuel s’adresse à des
débutants. Il y a trop de termes techniques employés sans explication, par
exemple (clause de réserve) – terme qui n’apparaît pas dans les Entretiens –
ou χρησις φαντασιων(usage des représentations), trop d’allusions à des
doctrines difficiles qui sont supposées connues. Un lecteur du Manuel qui
ignorerait les Entretiens ne pourrait qu’être rebuté. Schweighäuser, qui édita
les Entretiens et le Manuel d’Épictète en 1798, l’avait déjà remarqué dans
son introduction au Manuel, et Th. Colardeau donne l’exemple du chapitre
3 du Manuel qui dit en substance : si tu aimes ta marmite, tu ne dois pas être
troublé si elle se casse, car elle est fragile ; donc, si tu aimes ton enfant ou ta
femme, tu ne seras pas troublé non plus s’il meurent, car ils sont mortels.
Cela paraît, dit Colardeau, « presque barbare », si l’on n’a pas lu le long
chapitre des Entretiens (III, 24) consacré au problème de l’attitude que l’on
doit avoir à l’égard des choses qui ne dépendent pas de nous, où sont
apportées bien des nuances et où il apparaît que le consentement au destin
ne supprime pas les sentiments d’affection48. Par ailleurs, l’interprétation de
Simplicius paraît finalement très complexe, comme on le verra plus loin :
elle est déterminée par la place qu’il donne au Manuel dans le cursus
philosophique néoplatonicien49, mais aussi par l’idée qu’il a du plan du
Manuel. En outre, le Manuel comporte explicitement des conseils à « ceux
qui veulent progresser » et à ceux qui « veulent devenir des philosophes ».
Ces progressants sont ou des anciens élèves d’Épictète ou des lecteurs des
Entretiens d’Arrien. En parlant de progressants, je veux donc parler de gens
qui ont déjà commencé à se convertir à la philosophie, et qui veulent
s’efforcer de vivre en philosophes. Mais dans le Manuel, il n’y a pas
d’étapes marquées dans le progrès spirituel, telles qu’on les trouve dans le
néoplatonisme, où il existe différents degrés des vertus.
S’il en est ainsi, le Manuel paraît avoir la même finalité que l’écrit de
Marc Aurèle Pour lui-même50. Ces formules frappantes, déroutantes,
paradoxales, que l’on peut facilement se remémorer, sont destinées à faire
revivre dans l’âme du progressant les dogmes fondamentaux du stoïcisme,
et les maximes capables de diriger son action. Le Manuel a pour fonction de
permettre d’avoir sous la main (Encheiridion !) les moyens de se replacer
sans cesse dans l’atmosphère du mode de vie stoïcien. Il s’agit de « réduire
au maximum la distance entre la réflexion morale et l’action », pour
reprendre l’excellente formule de E. V. Maltese51. Épictète avait dit :
« Garde sous la main, de nuit comme de jour, ces pensées ; mets-les par
écrit, fais-en ta lecture, qu’elles soient l’objet de tes conversations avec toi-
même, avec un autre52. »
Il faut ajouter que ces progressants, qui veulent vivre en philosophes,
sont des gens de la classe dirigeante. Le Manuel (chapitre 19), s’adressant
au lecteur, lui dit : « Pour toi, tu ne voudras être ni préteur, ni prytane, ni
consul, mais libre », ce qui suppose que ce lecteur pourrait remplir une de
ces fonctions. Le petit livre s’adresse donc à des aristocrates qui s’efforcent
de pratiquer la philosophie, comme ce Messalinos, admirateur d’Épictète,
ou comme Marc Aurèle, ou Junius Rusticus, lequel, nous le savons,
possédait des notes prises au cours d’Épictète, soit par Arrien, soit par lui-
même53. On pourrait citer beaucoup d’exemples de personnages de ce genre
dans la tradition romaine.
Il faut préciser d’ailleurs qu’en reprenant des thèmes développés par
Épictète dans ses Entretiens, Arrien a juxtaposé des préceptes qui, comme
dans les Entretiens, étaient destinés à des publics différents. Il y a d’un côté
des sentences rigoristes destinées aux élèves fréquentant le cours de
philosophie d’Épictète et que le maître exhorte à mener une vie
philosophique rigoureuse, en renonçant aux plaisirs, aux richesses, aux
charges publiques, mais il y a aussi des conseils qui ont pour but de les
préparer au retour dans le monde, retour qui donne de l’appréhension à
Épictète54 : retour à la carrière d’homme d’État, donc carrière mondaine,
dans laquelle on assiste aux banquets, aux spectacles, et surtout où l’on est
chargé de responsabilités publiques. Cela peut expliquer des incohérences
qui ne sont qu’apparentes.
D’une manière générale, le Manuel rédigé par Arrien nous laisse
entrevoir un Épictète un peu différent de celui des Entretiens. D’une part,
certains chapitres du Manuel nous font deviner certains passages perdus de
ceux-ci, car ils traitent de sujets absents des Entretiens tels que nous les
connaissons actuellement. Dans son édition du Manuel, Schenkl a imprimé
ces chapitres ou parties de chapitres en lettres espacées. D’autre part,
certains aspects des Entretiens n’apparaissent pas dans le Manuel : pas de
lyrisme, pas de confession personnelle, pas de trace de l’admiration devant
le spectacle de la nature, pas de trace d’éloge des affections familiales.
D’ailleurs, dans les chapitres consacrés aux devoirs, on s’étonnera de ne
trouver que très peu de conseils se rapportant aux devoirs envers autrui. Le
chapitre 30 ne parle que très brièvement des relations à autrui : père et frère,
concitoyen, voisin. Le mariage est évoqué, mais plutôt dans la perspective
des devoirs envers soi-même. Il n’est pas question des affections de famille,
du dévouement à l’égard de la cité, de la vertu de justice, de l’amour des
autres hommes. Il est difficile d’expliquer cette lacune. Arrien a-t-il craint
d’être obligé de trop allonger son petit manuel ? A-t-il pensé avant tout à
guider son lecteur dans le domaine des désirs et des devoirs envers soi-
même ? Ou bien a-t-il été moins sensible à cet aspect de l’enseignement
d’Épictète ? Si nous ne connaissions l’enseignement d’Épictète que par le
Manuel, il nous paraîtrait particulièrement austère et presque rebutant.
Pour terminer, l’on est bien obligé de constater que le Manuel a été un
best-seller à travers les âges. Il est devenu un manuel de vie chrétienne pour
les moines, un résumé de la pensée occidentale et chrétienne à l’intention
des Chinois catéchisés par les jésuites, enfin un auteur du programme des
concours des Grandes Écoles au XXIe siècle55.

1 Cf. à ce sujet et sur la biographie d’Arrien, H. Tonnet, Recherches sur Arrien, sa


personnalité et ses écrits atticistes, vol. I, textes ; vol. II, notes et bibliographie, Amsterdam,
1988 [les écrits « atticistes » sont les écrits autres que les Entretiens] ; S. Follet, « Arrien de
Nicomédie », dans R. Goulet (dir.), Dictionnaire des philosophes antiques, t. I, Paris, 1989,
p. 597-604, où l’on trouvera une abondante bibliographie ; sur les inscriptions, cf. S. Follet,
ibid., p. 599 et 601.
2 Cf. G. Alföldy, Konsulat und Senatorenstand unter den Antoninen, Bonn, 1977, p. 70, 220,
238 et 267.
3 Par exemple Périple, 1, 1 ; 12, 5 ; 25, 1, dans A. Baschmakoff, La Synthèse des périples
pontiques, texte grec et trad. fr., Paris, 1948.
4 Cf. P. P. Fuentes Gonzalez, « Épictète », dans R. Goulet (dir.), Dictionnaire des
philosophes antiques, t. III, Paris, 2000, p. 106-152, où l’on trouvera une abondante
bibliographie ; A. A. Long, Epictetus. A Stoic and Socratic Guide to Life, Oxford, 2002.
5 Sur Musonius, cf. Musonius Rufus, Entretiens et fragments, introd., trad. et comm. par
A. Jagu, Hildesheim-New York, 1979, et A. J. Festugière, Deux prédicateurs de l’Antiquité :
Télès et Musonius, Paris, 1978.
6 Porphyre, Vie de Plotin, 20, 36, dans L. Brisson et alii, Porphyre, La Vie de Plotin, t. II,
p. 167 (voir M.-O. Goulet, ibid., t. I, p. 273-276).
7 B. Wehner, Die Funktion der Dialogstruktur in Epiktets Diatriben, Stuttgart, 2000, p. 18-
53. En faveur d’une forte intervention « littéraire » d’Arrien dans la rédaction des Entretiens,
cf. Th. Wirth, « Arrians Erinnerungen an Epiktet », Museum Helveticum, 24 (1967), p. 149-
189 et 197-215, et H. Selle, « Dichtung oder Wahrheit. Der Autor der epiktetischen
Predigten », Philologus, 145 (2001), p. 209-290 ; pour une critique nuancée de cette position
(nuancée, c’est-à-dire admettant l’intervention d’Arrien dans la mise en ordre générale et la
rédaction de certains chapitres), cf. I. Hadot 1996, Simplicius, Comm. Manuel, p. 154-155 ;
P. Hadot, Arrien, Manuel d’Épictète, Paris, 2000, p. 30-35, et B. Wehner, op. cit.
8 Cf. P. Hadot, Arrien, Manuel d’Épictète, op. cit., p. 33-35, citant T. Dorandi, Le Stylet et la
Tablette, Paris, 2000, p. 78-79.
9 Cf. Entretiens, II, 17, 40 et 19, 9 ; III, 2, 13-16 et 21, 7. Sur les aspects scolaires de
l’enseignement d’Épictète, cf. I. Bruns, De schola Epicteti, Dissert., Kiel, 1897.
10 Aulu-Gelle, Nuits attiques, I, 26, 1, trad. R. Marache modifiée.
11 R. Marache traduit : « au cours d’une diatribe ». Cette traduction est inexacte si l’on
entend « diatribe » au sens d’un genre littéraire ; cf. l’excellente étude de J. Glucker sur le
vocabulaire « scolaire » dans son livre Antiochus and the Late Academy. Göttingen, 1978,
p. 164.
12 Cf. J. Glucker, ibid., p. 161-164 (notamment concernant l’expression « prendre des notes
pendant les cours » : scholas).
13 Cf. la vigoureuse réaction de P.P. Fuentes Gonzalez (op. cit. p. 14, note 1), p. 123, et la
bibliographie qu’il signale. Dès 1911, O. Halbauer (De diatribis Epicteti, Dissert., Leipzig)
avait critiqué l’usage de ce concept. En 1928, H. Throm dénonça lui aussi le caractère
illusoire d’un genre littéraire de la diatribe (Die Thesis, paru à Paderborn en 1932). Cf.
également l’état de la question chez B. Wehner, Die Funktion... (op. cit. p. 18, note 1), p. 15-
16, où l’on trouvera une abondante bibliographie.
14 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, P(raefatio) 5-7 = Hadot 2001, Prooem. 9-13.
15 Sur ce problème, cf. B. Wehner, Die Funktion... (op. cit. p. 18, note 1), p. 251-258.
16 Sur le genre littéraire de l’aphorisme, cf. le recueil d’études édité par G. Neumann, Der
Aphorismus, Darmstadt, 1976.
17 Isocrate. À Nicoclès, éd. et trad. G. Mathieu et E. Brémond, dans Isocrate, Discours, t. II,
Paris, 1967, p. 90-137. Cf. P. Hadot, « Fürstenspiegel », dans Reallexikon für Antike und
Christentum, t. VIII, fasc. 60, 1970, p. 555-632.
18 Épicure, Lettres, maximes, sentences, introd., trad. et comm. par J.-F. Balaudé, Paris,
1994, p. 199-207.
19 Sur le quadruple remède épicurien, cf. P. Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ?,
Paris, 2001, p. 191-192.
20 Cf. G. Broccia, Enchiridion. Per la storia di una denominazione libraria, Rome, 1979.
21 Simplicius, Comm., Manuel, Hadot 1996, P(raefatio) 18 = Hadot 2001, Prooem. 25.
22 I. Männlein-Robert, Longin, Philologie und Philosophie, Leipzig, 2001, p. 573-575.
23 I. Hadot, « Épicure et l’enseignement hellénistique et romain », dans Actes du VIIIe
Congrès de l’Association Guillaume Budé, Paris, 1969, p. 347-354.
24 Cf. Épicure, Lettres, maximes, sentences (op. cit. p. 23, note 2), p. 151-152.
25 Cf. I. Hadot 2001, Simplicius, Comm. Manuel, p. XCVIII.
26 M. Pohlenz, Die Stoa, t. II, Göttingen, 5e éd., 1980, p. 162.
27 Plotin, Traité 38, introd., trad., comm. et notes par P. Hadot, Paris, 1988, p. 21 et p. 76-80.
28 S.V.F., t. II, § 879, p. 236, 12.
29 S.V.F., t. II, § 886, p. 246, 1.
30 S.V.F., t. III, § 464, p. 116, 16.
31 Épictète, Entretiens, I, 18, 2.
32 Cf. Épictète, Entretiens, I, 27, 14.
33 Cf. Platon, République, IV, 436 B sq.
34 Épictète, Entretiens, III, 2, 1-5.
35 Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VII, 39, Paris, 1999, p. 817.
36 Cicéron, Des termes extrêmes..., III, 72.
37 Épictète, Entretiens, IV, 4, 13-18.
38 Épictète, Entretiens, II, 23, 42.
39 Vers de Cléanthe le stoïcien, qui sont également cités au dernier chapitre du Manuel.
40 Épictète, Entretiens, I, 12, 8.
41 Épictète, Entretiens, I, 12, 25.
42 Voir aussi à ce sujet A. A. Long, Epictetus. A Stoic and Socratic Guide to Life (op. cit.
p. 16, note 1), p. 117 et 126.
43 Cette identification remonte à l’humaniste Saumaise ; cf. I. Hadot 2001, Simplicius,
Comm. Manuel, p. 131, note 6. Sur le personnage, cf. G. Alföldy, Konsulat und
Senatorenstand... (op. cit. p. 15, note 1), p. 152, 159.
44 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, P(raefatio) 7-9 = Hadot 2001, Prooem. 14-15.
45 Cf. I. Männlein-Robert, Longin... (op. cit. p. 25, note 1), p. 574.
46 I. Männlein-Robert, ibid., p. 575.
47 Th. Colardeau, Études sur Épictète, Paris, 1903, p. 24 ; B. Wehner, Die Funktion... (op.
cit. p. 18, note 1), p. 259.
48 J’ai trouvé les références à Schweighäuser et à Colardeau dans B. Wehner, ibid., p. 259-
260.
49 Cf. infra, p. 48-54 et p. 67-71.
50 Cf. P. Hadot, La Citadelle intérieure, Paris, 1992, p. 64-67.
51 Sur les rapports entre le Manuel et l’écrit de Marc Aurèle, cf. les pages excellentes de
E. V. Maltese. Marco Aurelio, A se stesso, Garzanti editore, 1993, p. XVII-XIX.
52 Épictète, Entretiens, III, 24, 100.
53 Marc Aurèle, I, 7, 8.
54 Cf. Épictète, Entretiens, II, 8, 15.
55 Cf. P. Hadot, Arrien, Manuel d’Épictète (op cit., p. 18, note 1), p. 151-159.
CHAPITRE SECOND

Le commentaire de Simplicius sur le Manuel d’Épictète

1. L’auteur

Simplicius, qui a écrit le commentaire sur le Manuel d’Épictète dont nous allons
interpréter un petit nombre de textes significatifs, est un néoplatonicien qui vivait dans
la première moitié du VIe siècle de notre ère. Il était originaire de Cilicie en Asie
Mineure et avait suivi à Alexandrie des cours du néoplatonicien Ammonius1. Il
désigne, à côté d’Ammonius, Damascius, le dernier diadoque de l’école
néoplatonicienne d’Athènes, comme son maître2. Selon l’historien Agathias3, après la
fermeture de l’école d’Athènes, Simplicius se trouve, avec Damascius et d’autres
philosophes grecs – probablement des condisciples ou des collègues enseignants –, en
Perse auprès du roi Chosroès. Toujours selon Agathias, les philosophes sont retournés
dans leur pays, c’est-à-dire l’Empire byzantin, après le traité de paix conclu entre
Chosroès et Justinien en 532, qui contenait, à l’initiative de Chosroès, une espèce de
sauf-conduit pour les philosophes. Selon les hypothèses très bien fondées de
M. Tardieu4, tous, ou la plupart d’entre eux, se sont installés à proximité de la
frontière perse, à Harran. Cette ville était restée en grande partie païenne, car elle se
trouvait dans la zone d’influence de la Perse, notamment de Chosroès, qui favorisait
tous les cultes non chrétiens, et ce serait là que Simplicius a écrit l’ensemble de ses
commentaires, dont une partie nous est parvenue.

2. Pourquoi le néoplatonicien Simplicius commente-t-il un texte stoïcien ?

À propos de son commentaire sur Épictète, qui fournit une interprétation


typiquement néoplatonicienne du Manuel, la question suivante se pose : comment
peut-on expliquer le fait que Simplicius, en tant que platonicien, commente les
maximes éthiques d’un stoïcien ? J’ai déjà répondu en détail à cette question ailleurs5.
Je peux donc me borner à un résumé succinct. Nous devons d’abord constater que le
commentaire de Simplicius sur le Manuel se situe en dehors du cursus d’études des
néoplatoniciens tardifs, qui consistait en deux parties : la première partie, considérée
comme une préparation à la philosophie de Platon, comprenait la lecture commentée
d’un nombre défini de traités d’Aristote6, et la deuxième partie, plus avancée, avait
pour sujet une sélection canonique des dialogues de Platon. Ce programme d’études
était le résultat de l’harmonisation des philosophies de Platon et d’Aristote, et en
même temps de la subordination des doctrines d’Aristote à celles de Platon, qui
s’étaient imposées dans le néoplatonisme à partir de Porphyre7. Le cycle aristotélicien
commençait, après l’étude de l’Isagogé de Porphyre, par les Catégories d’Aristote, et
ce sont les introductions des différents commentateurs à ce traité8 qui fournissent un
début de réponse à notre question. Il s’agit des commentaires de Simplicius,
d’Ammonius, de Philopon, d’Olympiodore et de David (Élias)9. En traitant, dans le
second schéma introductif à six points10 que tous utilisent, la question conventionnelle
de savoir dans quel ordre il faut lire les œuvres d’Aristote, Simplicius écrit que, selon
certains, il faut commencer par les écrits logiques, et que, selon d’autres, l’on devrait
commencer par les traités d’éthique. Contre ce dernier point de vue, Simplicius
objecte11 qu’au premier stade de la formation morale, il faut une instruction qui ne soit
pas menée selon la méthode apodictique (άποδοξαστικως, mais conformément à
l’opinion droite (ὀρθοδοξαστικως), en s’appuyant sur les notions innées que nous
possédons concernant les étants. Si les traités d’éthique d’Aristote, continue
Simplicius, n’étaient qu’une catéchèse purement parénétique sans démonstration, telle
qu’on en trouve beaucoup chez les pythagoriciens, dans ce cas il serait possible, en
bonne méthode, de commencer par eux pour discipliner les mœurs. Mais comme
Aristote nous les a livrés remplis de divisions et de démonstrations, comment arriver
alors à un bon résultat sans employer à leur propos la méthode apodictique que l’élève
n’a pas encore acquise ? Il faut sans doute une instruction éthique préparatoire ;
toutefois elle ne peut être fournie par les Éthiques aristotéliciennes, mais il faut un
apprentissage non écrit (ἄγραφος συνεθισμός) et des exhortations non techniques qui,
sous forme non écrite ou écrite, redressent notre manière de vivre. Ensuite viendra la
méthode logique et apodictique. Et après celle-ci, nous serons capables de recevoir les
raisonnements scientifiques qui se rapportent à l’éthique ou à la contemplation des
êtres. Telle est la position de Simplicius12.
En effet, les néoplatoniciens considéraient comme nécessaire que l’étudiant purifiât
ses mœurs avant de commencer les études proprement philosophiques. Dans leurs
introductions aux Catégories, cette exigence était clairement énoncée par les
commentateurs à l’occasion du traitement d’un autre point du premier schéma
introductif, le point qui décrit les qualités requises du bon auditeur ou étudiant13. Où
trouver alors un matériel pour ce premier enseignement élémentaire d’éthique dont
parlait Simplicius ? Dans le passage que nous avons paraphrasé, Simplicius nous le
laisse entendre : les sentences pythagoriciennes ou le célèbre Carmen aureum des
pythagoriciens peuvent rendre ce service. Un commentaire d’un autre néoplatonicien,
Hiéroclès, sur le Carmen aureum nous est d’ailleurs parvenu. David (Élias), dans le
passage parallèle de son commentaire sur les Catégories14, nomme pour sa part les
parénèses d’Isocrate, visant ainsi de toute évidence les discours parénétiques à
Démonicus et à Nicoclès, dans lesquels Isocrate renonce à ses longues périodes et se
sert beaucoup de sentences bien ciselées. Il est évident qu’aux yeux de Simplicius, le
Manuel d’Épictète constituait également le genre d’exhortations non techniques aptes
à fournir l’instruction éthique préparatoire dont le débutant en philosophie devait déjà
être imprégné, bien que cette évaluation du rôle pédagogique du Manuel ne soit pas
tout à fait adéquate, comme nous l’avons vu plus haut15. En effet, dans la préface de
son commentaire sur le Manuel d’Épictète16, Simplicius précise que le genre littéraire
de cet ouvrage est celui des « courtes sentences » et des « maximes morales », et il
ajoute que ce genre littéraire est analogue à celui que les pythagoriciens appellent
préceptes (υπoθñκαι).
Le rôle attribué par les néoplatoniciens aux sentences pythagoriciennes, aux
parénèses d’Isocrate et au Manuel d’Épictète confirme aussi la permanence, à
l’époque de la fin du paganisme, de la valeur accordée, pendant toute l’Antiquité
gréco-romaine, aux vers, sentences et maximes pour l’éducation morale17. Selon une
tradition très ancienne, vers et sentences frappent immédiatement l’auditeur, ils
provoquent un effet puissant sur la sensibilité et l’affectivité, ce qui est absolument
nécessaire, surtout dans les premiers stades de la direction spirituelle, puisqu’à ce
moment-là, il ne s’agit pas tant d’instruire que d’exhorter, c’est-à-dire de mettre au
jour les fondements éthiques que la nature a déposés en chaque homme et d’en faire
prendre conscience ; à un stade ultérieur, il faudra en consolider le souvenir et, grâce à
la méditation continuelle de formules prégnantes, garder toujours à portée de la main
ce que l’on a appris.
Mais, dans cette perspective, quelle est l’utilité d’un commentaire ? Ses longueurs
ne vont-elles pas anéantir l’effet stimulant du Manuel, sa plénitude et sa concision ?
Dans le cas du commentaire de Simplicius, nous sommes en présence de deux
éléments réunis. D’une part, le Manuel lui-même contient, sous une forme ramassée et
concise, les maximes éthiques qui peuvent, de son point de vue, être considérées aussi
bien comme le résumé de la partie éthique de la philosophie que comme une
introduction constituant le premier degré du programme d’études philosophiques.
Simplicius lui-même s’exprime ainsi dans la préface à son commentaire :
Le livre est intitulé « Manuel » parce qu’il doit toujours être « sous la main » et
à la disposition de ceux qui veulent bien vivre. Car le « poignard » du soldat (τò
στρατιωτικòν έγχειρίδιον), lui aussi, est une arme qui doit toujours être « sous la
main » de ceux qui s’en servent18.

D’autre part, et en complément, le commentaire fournit les explications détaillées –


présentées évidemment dans une perspective néoplatonicienne – pour les
commençants : plus tard, ces explications détaillées pourront servir aux progressants
d’exercices de méditation sur les règles fondamentales contenues dans le Manuel.
C’est ainsi que Simplicius a écrit le commentaire avec l’intention de pratiquer lui
aussi un tel exercice de méditation, pour affermir en lui l’évidence des vérités
fondamentales énoncées dans le Manuel. Je le cite :
Et ces propos [ceux du Manuel], il est vrai, sont clairs. Mais peut-être ne sera-t-
il pas mauvais de les expliquer, dans la mesure du possible. Car celui qui écrit le
commentaire s’accordera intérieurement de plus en plus avec ces sentences et en
même temps il deviendra de plus en plus conscient de leur vérité et, parmi les
amoureux du savoir, ceux qui sont encore inaccoutumés aux études recevront peut-
être une initiation grâce à l’interprétation de ces propos19.

La composition du commentaire est donc pour Simplicius une sorte d’exercice de


méditation par écrit, genre d’exercice spirituel que nous voyons déjà en honneur dans
l’école d’Épicure. D’autres exemples célèbres de ces exercices spirituels sont la
Consolation que Cicéron20 avait écrite pour son propre usage après la mort de sa fille,
et les Écrits pour lui-même de Marc Aurèle21.

3. L’état des connaissances de Simplicius sur Épictète

Plus de trois cent cinquante ans séparent la mort d’Épictète de l’époque de


Simplicius. Quelles sont les connaissances de Simplicius sur la vie d’Épictète et sur
son enseignement ? Il nous le dit lui-même au début de la préface à son commentaire
sur le Manuel :
Arrien, celui qui a rassemblé en des livres très longs les diatribes d’Épictète, a
écrit aussi au sujet de la vie d’Épictète et de sa mort, et grâce à lui il est possible
d’apprendre ce que fut cet homme dans sa vie. Quant au présent ouvrage, intitulé
« Manuel d’Épictète », c’est également le même Arrien qui l’a composé, en
choisissant, parmi les propos d’Épictète, ceux qui étaient les plus opportuns et les
plus nécessaires pour la philosophie ainsi que les plus stimulants pour les âmes,
comme il nous le dit lui-même dans sa lettre à ce Massalenos22, à qui il a
également dédié son ouvrage, tout d’abord comme à son ami très cher, mais
surtout comme à un admirateur d’Épictète. À peu près les mêmes maximes
figurent ici et là, avec les mots mêmes, dans la relation des diatribes d’Épictète
qu’a rédigée Arrien23.

Jusqu’ici tous les éditeurs du Commentaire sur le Manuel d’Épictète semblent avoir
été d’accord sur le fait qu’il faut entendre par le mot , qui revient deux fois dans le
texte cité, le titre sous lequel Simplicius a connu l’œuvre que l’on désigne aujourd’hui
en français comme les Entretiens d’Épictète. Rien ne me paraît moins sûr, et pour
cette raison, contrairement à l’usage des autres éditeurs, j’ai préféré écrire ce mot sans
majuscule dans le texte grec comme dans la traduction. Quand on prend en
considération les autres termes (comme όμιλίαι, σχολαί, διαλέξεις et dissertationes)
sous lesquels les Entretiens d’Épictète sont évoqués dans l’Antiquité, l’on se rend bien
compte que c’est plutôt le type d’enseignement, et en même temps le genre littéraire,
qui sont désignés par ces termes, et qu’il n’est ni nécessaire de les comprendre comme
titres distincts d’œuvres distinctes, ni possible d’en déduire le vrai titre donné par
Arrien lui-même à sa publication ou le titre qu’a connu Simplicius.
Outre ce problème, la première phrase du texte a fait couler beaucoup d’encre.
Veut-elle dire, comme je le pense, qu’Arrien avait écrit une Vie d’Épictète distincte
des Entretiens ? Se fondant sur des travaux d’Asmus24, J. Souilhé, dans la plus récente
édition avec traduction française des Entretiens d’Épictète25, l’a nié, comme avant lui
Schenkl26 et Oldfather27, et il en a conclu que le texte de Simplicius se rapportait
plutôt aux renseignements anecdotiques fournis par les Entretiens eux-mêmes. En
revanche, Saumaise28 déjà était d’avis qu’il devait exister, encore au temps de
Simplicius, une biographie d’Épictète composée par Arrien, soit qu’elle ait été
incorporée dans l’ensemble des Entretiens comme préface ou comme postface, soit
qu’elle ait formé une œuvre à part. Plus récemment, S. Follet, dans son article « Arrien
de Nicomédie »29, admet elle aussi le fait qu’Arrien est l’auteur d’une biographie,
mais elle ne mentionne pas les arguments qui parlent en faveur de cette thèse et
qu’entre-temps j’ai développés ailleurs30. En voici un résumé succinct :
1) C’était une coutume répandue depuis l’époque hellénistique de faire précéder
l’édition des œuvres d’un auteur par une biographie. Il serait donc étonnant qu’Arrien
ne l’eût pas fait.
2) Des détails biographiques, même discrets, ne se rencontrent que rarement dans
les Entretiens, et de toute façon, ils ne nous apprennent rien sur la mort d’Épictète, vu
que les Entretiens se composent de discours d’Épictète lui-même. Or, Simplicius dit
expressément qu’Arrien a écrit sur la vie et la mort d’Épictète.
3) L’image qu’Arrien se faisait de lui-même était celle d’un deuxième Xénophon.
Aussi Arrien a-t-il cherché non seulement à s’exercer dans les différents genres
littéraires dont se servait Xénophon, mais également à les imiter jusque dans les
titres : comme Xénophon, Arrien a écrit entre autres une Anabasis et un Kynegetikos.
Il ne peut y avoir de doute qu’Arrien considérait ses rédactions des diatribes
d’Épictète comme une œuvre parallèle au livre de Xénophon se rapportant à Socrate et
intitulé Mémorables (Apomnemoneumata). Or, dans cet ouvrage de Xénophon, les
deux premiers chapitres, l’Apologie, donnaient un aperçu de la vie de Socrate, et dans
une œuvre à part, intitulée également Apologie, Xénophon décrivait l’attitude de
Socrate à l’occasion de son procès et de sa mort.
4) Le quatrième argument est de nature stylistique. Revenons à la première phrase
du texte cité à la p. 55, que je vais traduire cette fois-ci, pour être plus claire, en
respectant l’enchaînement des mots de Simplicius : « Sur la vie et la mort d’Épictète,
c’est Arrien qui a écrit, celui qui a rassemblé en des livres très longs les diatribes
d’Épictète, et, grâce à lui, il est possible d’apprendre ce que fut cet homme dans sa
vie31. » Si Simplicius avait voulu dire que les renseignements biographiques se
trouvaient dans les diatribes, c’est-à-dire dans les notes des cours prises et rédigées
par Arrien, il n’aurait pas fait implicitement une distinction entre la biographie en
question et les diatribes en introduisant l’article ó (ó τὰς [...] διατριβὰς [...] συντάξας),
traduit par « celui qui ». De plus, Simplicius continue : καί άπ έκείνου μαθεĩν ἔστιν
(« grâce à lui, il est possible d’apprendre »), et non pas : καìἀπʹ έκείνων (ou καì
έκείναις), qui signifierait « grâce à elles, il est possible... » ; Simplicius continue donc
à insister sur le fait que les renseignements viennent d’Arrien et non pas des diatribes.
La suite du texte cité montre que Simplicius a pu lire, outre la biographie
d’Épictète, la lettre de dédicace du Manuel, adressée à un certain Massalenos ou
Messalinus. De cette lettre de dédicace, il ne nous reste également aucune trace en
dehors du témoignage de Simplicius.

4. Les schémas des introductions des commentaires néoplatoniciens tardifs

Par ce début de préface désignant Arrien comme auteur d’une biographie


d’Épictète, Simplicius satisfait à la coutume. Comme je l’ai déjà dit, il était en effet
usuel, avant d’étudier un auteur, de le présenter par une biographie. Ainsi, le cycle
aristotélicien des études néoplatoniciennes commençait par la lecture d’une biographie
d’Aristote, le cycle platonicien par la lecture de la biographie de Platon. À défaut de
fournir lui-même une biographie d’Épictète, Simplicius renvoie ses lecteurs à la
biographie rédigée par Arrien, encore accessible en son temps.
La suite de la préface se conforme également à la manière habituelle dont débutent
les commentaires néoplatoniciens. En commençant à commenter la première œuvre,
par exemple du cycle aristotélicien, il fallait, je l’ai dit, traiter en guise d’introduction
un certain nombre de sujets. Dans les commentaires sur les Catégories, il y avait donc
d’abord le schéma introductif à la philosophie d’Aristote, qui proposait des réponses à
dix questions :
1. De combien de manières et selon quels principes les sectes philosophiques ont-
elles reçu leurs dénominations ?
2. Quel est le classement des écrits d’Aristote32 ?
3. Par quoi faut-il commencer pour aborder les écrits d’Aristote ?
4. Quelle est la fin de la philosophie d’Aristote ?
5. Quels sont les moyens qui nous conduisent à cette fin ?
6. Quel est le type d’expression ((εἶδος) dans les écrits d’Aristote ?
7. Pourquoi Aristote a-t-il cultivé l’obscurité (άσάφεια) (c’est-à-dire dans ses traités
philosophiques) ?
8. Quelles sont les qualités requises de l’exégète ?
9. Quelles sont les qualités requises de l’auditeur33 ?
10. Pour chaque traité d’Aristote, combien y a-t-il de points capitaux à examiner
préalablement, quels sont-ils et quelle est leur signification ?
Le dixième point annonce donc le contenu du deuxième schéma dont nous allons
bientôt parler. Les dix points du premier schéma introductif, dont l’enchaînement
pouvait varier, avaient entre autres pour but de définir d’avance quels traités
d’Aristote avaient une portée philosophique et quels traités n’en avaient pas. C’est
dans la discussion du deuxième point capital que l’on trouve cette division des œuvres
d’Aristote, que j’ai essayé de résumer dans le tableau synoptique (n° 1) des pages 62-
6334.
Ensuite, les points introductifs devaient guider les étudiants vers une lecture
orientée des œuvres d’Aristote, afin qu’ils les abordent dans une certaine perspective,
c’est-à-dire en étant persuadés que les philosophies d’Aristote et de Platon ne se
distinguent pas fondamentalement entre elles35. Par exemple, le quatrième point
expliquait que la fin de la philosophie d’Aristote était l’Un néoplatonicien ! Un autre
schéma introductif en dix points, cette fois-ci à la philosophie de Platon, était
obligatoire avant d’aborder le premier dialogue de Platon dans le cycle platonicien, le
Premier Alcibiade.
Tableau explicatif n° 1

Le deuxième schéma du cycle aristotélicien, généralement de six points,


représentait une introduction spécifique à chaque traité qui allait être étudié, et devait
donc être répété pour toutes les œuvres à étudier à travers tout le cycle. Les points à
traiter préalablement étaient les suivants :
1) le but du livre,
2) son utilité,
3) son authenticité,
4) sa place dans l’ordre de lecture,
5) la raison d’être de son titre,
6) sa division en chapitres ou parties : sa structure.
Ce deuxième schéma introductif renforçait encore la tendance pédagogique du
premier. En définissant d’emblée le but (σκοπóς) du traité qui allait être étudié et en
proposant une division en parties et en chapitres, il trace les grandes lignes de
l’exégèse qui doivent être respectées à l’occasion de l’interprétation de chaque mot et
de chaque phrase, et il exclut d’avance toute autre possibilité d’exégèse.

5. L’utilisation des schémas introductifs dans la préface de Simplicius à son


commentaire sur le Manuel

a) Le but du Manuel

C’est ce deuxième schéma que nous allons rencontrer dans la suite de la préface au
commentaire sur le Manuel. Simplicius commence par le but. Je cite :
Le but de ce livre, pourvu qu’il atteigne des lecteurs qui se laissent convaincre
par lui, des lecteurs qui n’écoutent pas seulement les mots, mais qui soient émus
par ses propos et les mettent en pratique, est de rendre notre âme libre, telle qu’elle
a été projetée (προεβάλετο) par le démiurge et père, lorsqu’il la créa et l’engendra,
de telle sorte qu’elle ne craigne rien, qu’elle ne soit attristée par rien, qu’elle ne
soit dominée par rien d’inférieur36.

La tendance néoplatonicienne de l’interprétation s’annonce déjà dans ce petit


paragraphe. L’expression « démiurge et père », reprise du Timée de Platon (41 A 7 ; cf.
le Politique 273 B 1), désigne chez les néoplatoniciens en général le démiurge du
Timée37. Ce démiurge a été progressivement identifié avec le Zeus d’Homère et
d’Hésiode, avec le Zeus d’Orphée, des pythagoriciens, des Oracles Chaldaïques38. Ce
« démiurge et père » est loin d’occuper dans la théologie néoplatonicienne le sommet
de la hiérarchie, bien que sa place exacte dans cette hiérarchie ait subi avec le temps
de légers changements. Chez les néoplatoniciens postérieurs à Syrianus, il appartient à
une échelle inférieure à l’intérieur de l’hypostase de l’Intellect, mais cela ne les
empêche pas de l’identifier à l’occasion à l’Intellect tout court, surtout dans les écrits
moins techniques, en s’appuyant sur des citations du Timée39. L’âme raisonnable
humaine est la dernière création de ce démiurge ; les âmes inférieures, les corps et tout
le reste sont l’œuvre des dieux récents. Le terme technique néoplatonicien est
προβάλλειν, qui signifie « projeter » : le démiurge « projette » les âmes raisonnables
humaines, l’âme raisonnable humaine « projette » les formes irrationnelles de la vie,
c’est-à-dire l’âme irrationnelle et l’âme végétative, ou elle « projette » les techniques,
etc.40. L’image que recouvre cette expression correspond au déploiement d’une forme
de l’être qui s’extériorise41 de l’Un jusqu’à l’hypostase de l’âme. Néanmoins on peut
trouver chez Épictète des tournures analogues, par exemple en I, 13, 3 : « Ne veux-tu
pas supporter ton frère, qui [comme toi] a Zeus pour père, qui, en qualité de fils, est né
des mêmes germes ((των αυjτων σπερμάτων) que toi et qui est de la même
descendance céleste ((τñς αὐτñς ἄνωθεν καταβoλñς)42 ? » Évidemment, ce Zeus et
père est pour un stoïcien le feu originel, la raison universelle, qui est corporel, bien
que d’une matière très pure, tandis qu’il est incorporel pour les platoniciens, mais le
texte même, pris littéralement, aurait pu être prononcé par un stoïcien comme par un
platonicien.

b) Le titre du Manuel

Le point traité ensuite est le « titre » :


Le livre est intitulé « Manuel » parce qu’il doit toujours être « sous la main » et
à la disposition de ceux qui veulent bien vivre. Car le « poignard » du soldat, lui
aussi, est une arme qui doit toujours être « sous la main » de ceux qui s’en servent.
Ces paroles jouissent d’une efficacité considérable et sont extrêmement
stimulantes pour les âmes, en sorte que ceux qui ne sont pas morts totalement sont
frappés par elles, prennent conscience des passions qui leur sont propres et sont
incités à les rectifier, les uns plus, les autres moins. Et si quelqu’un n’est pas ému
de telles paroles, seuls les lieux de punition de l’Hadès43 pourraient le corriger44.

Le terme grec signifie aussi bien « manuel » que « poignard », c’est-à-dire ce que
l’on tient dans la main, prêt à l’usage. Le premier manuel philosophique qui nous est
conservé sont les Maximes Capitales, les Kuriai doxai d’Épicure.

c) L’utilité du Manuel

Après le « titre », Simplicius traite d’un autre point introductif : « l’utilité » :


Cet ouvrage fait l’éducation de l’homme considéré comme ayant son essence
dans l’âme raisonnable usant du corps comme d’un instrument. C’est pourquoi il
permet de se marier, d’avoir des enfants, de jouir des autres choses que l’on peut
choisir dans la vie. Mais, dans tous les cas, il veut garder l’âme raisonnable elle-
même libre de tout esclavage à l’égard du corps et des passions irrationnelles,
rapportant même l’usage de ces choses à son bien propre. Quant aux choses
extérieures qui nous paraissent des biens, il permet de profiter avec modération de
toutes celles qui peuvent s’accorder avec le bien véritable ; mais il conseille de se
détourner complètement de celles qui n’entrent pas en harmonie avec celui-ci45.

La définition de l’homme, avec le terme ιµνoν dans la première phrase de ce


paragraphe, traduit par « ayant son essence », est certes typiquement néoplatonicienne
et s’appuie sur le Premier Alcibiade de Platon, comme la suite de la préface le
montre46 : l’homme n’est pas l’ensemble âme-corps, mais seulement l’âme
raisonnable (l’âme tout court dans le Premier Alcibiade). Mais la tendance à donner,
dans le composé âme-corps, une prépondérance écrasante à l’âme raisonnable, se
manifeste aussi bien chez Épictète. Il y a un passage clair où il identifie son ego avec
la raison47, et de toute manière c’est l’âme ou la raison qui, dans l’ensemble âme-
corps, est pour lui de loin la plus importante, et qui est distinguée par la parenté avec
les dieux48. Mais il reste que, pour les néoplatoniciens, l’âme raisonnable humaine,
qui elle-même produit une âme irrationnelle siège des passions et une âme végétative,
est incorporelle et transcende le corps, tandis que, pour Épictète, comme pour les
stoïciens en général, l’âme est corporelle. En outre, pour ces derniers, il n’y a qu’une
seule âme, nommée indifféremment πνεũμα, ψυχή , νoũς, λóγoς, ήγεμoνικóν, et les
passions sont pour eux des états de cette âme qui ne sont pas conformes à sa nature.
Encore une fois, la première phrase de ce texte de Simplicius, prise littéralement,
aurait pu être prononcée aussi par Épictète.
Mais la première phrase de ce paragraphe (« Cet ouvrage fait l’éducation de
l’homme considéré comme ayant son essence dans l’âme raisonnable usant du corps
comme d’un instrument ») est surtout importante à cause de l’indication exacte qu’elle
donne à l’avance sur la teneur de l’interprétation que Simplicius va donner du Manuel,
à savoir que le commentaire sera orienté dans la perspective de la métriopathie
péripatéticienne. Simplicius s’expliquera là-dessus un peu plus tard, quand il traitera
le dernier point capital : la place du Manuel dans l’ordre de la lecture. Nous y
reviendrons.
Reprenons la suite du développement sur l’« utilité » :
Ce qui est admirable dans ces propos, c’est qu’ils rendent heureux et
remplissent de félicité ceux qui se laissent persuader par eux et mettent en pratique
ce qu’ils disent, sans qu’ils aient eu besoin qu’on leur promît les récompenses pour
la vertu, qui viennent après la mort, même s’il est vrai que ces récompenses aussi
en sont la nécessaire conséquence. Car ce qui se sert du corps et des passions
irrationnelles comme d’instruments possède une essence qui reste tout à fait
séparée de ce corps et de ces passions et qui demeure après leur destruction, et il
est évident qu’il possède également la perfection qui va de pair avec une telle
essence. Mais même si l’on suppose que l’âme est mortelle et qu’elle périt en
même temps que le corps, celui qui vit conformément à ces préceptes, recevant la
perfection qui lui est propre, trouve véritablement le bonheur et la félicité. Car
même le corps humain, tout mortel qu’il est, a atteint son bien propre, s’il a reçu la
perfection qui lui est propre selon la nature, et il n’a plus besoin de rien d’autre
pour cela49.

Si Simplicius met côte à côte deux dogmes différents sur le destin des âmes, le
dogme platonicien affirmant la survie de l’âme raisonnable après la mort du corps, et
la doctrine stoïcienne qui proclame soit sa dissolution au moment de la mort ensemble
avec le corps, soit une brève survie avant la dissolution dans la Raison universelle, il
se conforme aux habitudes des genres littéraires des exhortations, des consolations, et
autres écrits destinés à des non-philosophes, dans lesquels on cherche à donner à ses
arguments une assiette très large. Déjà Chrysippe, dans son Therapeutikos (S.V.F., III,
474), était d’avis que le directeur spirituel ne devait pas tout de suite confronter celui à
qui il s’adresse avec les dogmes de l’école, mais ferait bien de se conformer d’abord,
dans ses exhortations, aux croyances de son interlocuteur. Pour prendre un autre
exemple, ce n’est pas par éclectisme que le stoïcien Sénèque utilise, dans une
première partie de ses Lettres à Lucilius, des maximes d’Épicure ou qu’il semble
laisser ouverte, dans des écrits de consolation, la possibilité d’une survie individuelle
de l’âme50 ; ces procédés correspondent à des exigences pédagogiques. Comme je l’ai
déjà dit, les philosophes de l’Antiquité étaient très attentifs au niveau des
connaissances et aux dispositions des personnes auxquelles ils s’adressaient.

d) La structure du Manuel

Après le développement sur l’utilité vient celui sur la structure du Manuel :


Les propos d’Épictète sont laconiques et sentencieux selon le genre de ce que
l’on appelle « préceptes » chez les pythagoriciens, avec cette différence que
presque tous comportent les uns par rapport aux autres quelque ordre et quelque
suite, ainsi que nous le verrons en avançant dans la lecture. Et même si les
chapitres sont rédigés sous une forme discontinue, ils se rapportent tous à un seul
et même art, qui est celui de redresser la vie humaine ; et tous ces propos tendent à
un seul but, qui est d’inciter l’âme raisonnable à conserver sa dignité propre et à
user, selon la nature, des activités qui lui sont propres51.

Simplicius souligne donc le caractère sentencieux du Manuel, qui le rend apte à être
appris par cœur et qui facilite son assimilation. Pour Simplicius, les différents
chapitres suivent un ordre progressif, mais il ne s’est visiblement pas aperçu du plan
qu’avait suivi Arrien et dont il a été question plus haut52. Il ne dit rien non plus à cet
endroit de l’idée qui lui est probablement venue pendant qu’il écrivait le commentaire,
selon laquelle le Manuel consisterait en deux parties. En effet, arrivé au chapitre 22 du
Manuel, qu’il commente au chapitre XXX de mes éditions, Simplicius écrit ceci :
Après avoir par tant et de tels conseils exhorté tous les hommes, en tant
qu’hommes, à s’écarter, parce qu’elles leur sont étrangères, des choses extérieures
et de la passion qu’ils éprouvent pour elles, et à chercher au contraire en eux-
mêmes le bien et le mal, chose qui convient à des êtres vivants doués
d’autodétermination et maîtres de leur choix et de leur tendance, à partir de
maintenant, désormais, il adresse la plupart de ses propos à un interlocuteur déjà
passablement avancé et désireux de pratiquer la philosophie53.

On peut à bon droit s’étonner de ce découpage qui, malgré sa fortune postérieure54,


n’est pas évident. Simplicius y a probablement été conduit en remarquant la présence
du mot « philosophie » au début du chapitre 22 du Manuel : « Si tu es désireux de la
philosophie, prépare-toi... », et la tournure « contente-toi en tout d’être un
philosophe », qui se trouve au chapitre 23. De la même manière, l’occurrence des
mots « si tu es philosophe » au chapitre 32, 1 du Manuel donne à Simplicius (Hadot,
1996, XXXIX, 112-116) l’occasion de réaffirmer que, dans ce chapitre et les suivants,
comme également dans les chapitres précédents à partir de la coupure indiquée par lui
au chapitre XXX de son commentaire, le Manuel s’adresse à ceux qui, ayant déjà de
quelque façon progressé, ont atteint un stade moyen quant à leur perfectionnement
moral. Aux yeux d’un néoplatonicien tardif, ces évocations de la philosophie
signifiaient clairement que le Manuel s’adressait désormais à une autre catégorie
d’hommes. Les chapitres précédents, d’où toute allusion à la philosophie était absente,
étaient destinés à ceux qui avaient encore besoin de mettre en ordre et de dompter
leurs passions, c’est-à-dire l’irrationalité qui se trouvait en eux. Je l’ai dit55, il était
hors de question pour un néoplatonicien que des gens encore soumis à leurs passions
pussent commencer des études de philosophie. Il fallait avoir fait des progrès
considérables pour pouvoir aborder la philosophie, en ayant acquis le plus
complètement possible le premier degré des vertus néoplatoniciennes, les vertus
civiques ou politiques. Le signe infaillible d’un progrès suffisant était le fait de se
retirer de la vie publique et des affaires pour se tourner exclusivement vers soi-
même56. Ainsi l’occurrence dans le Manuel des mots « philosopher » et
« philosophe », qui est en fait, me semble-t-il, plutôt fortuite, déclenche en Simplicius
une réaction de philosophe néoplatonicien prisonnier de son propre système
pédagogique tout en nuances, qui correspond au système néoplatonicien non moins
différencié des degrés de vertu, dont nous allons parler tout à l’heure. Cependant, aux
yeux de Simplicius, les deux parties du Manuel s’adressent à des débutants : la
première à ceux qui commencent une formation morale, et la deuxième à ceux qui
veulent commencer des études de philosophie. Que Simplicius ne mentionne pas cette
bipartition du Manuel là où il aurait dû en parler, à savoir en traitant le point
introductif qui portait sur sa structure, montre qu’il n’avait pas encore relu le Manuel
quand il écrivait la préface de son commentaire.

e) La place du Manuel dans l’ordre de la lecture

Le dernier point introductif abordé par Simplicius est celui qui discute la place du
Manuel dans l’ordre de la lecture. En voici la traduction57 :
Pour commencer, il faut préciser [...] à quel genre d’homme ces propos
s’adressent et à quelle forme de vie (ζωή) humaine se rapporte la vertu à laquelle
ils conduisent celui qui se laisse persuader par eux. En effet, ils ne s’adressent pas
à celui qui est capable de vivre selon la vertu purificatrice (oὔτε [...] πρòς τòν
καθαρτικως δυνηθέντα ζñν) : car celui-là, autant qu’il le peut, veut fuir loin du
corps et des passions corporelles et se concentrer en lui-même ; encore moins
s’adressent-ils au contemplatif (oὔτε ἔτι μαλλoν πρòς τòν θεωρητικòν) : car celui-
là, s’élevant même au-dessus du niveau de sa vie raisonnable, veut appartenir tout
entier aux réalités les plus excellentes. Par contre, ces propos conviennent à ceux
qui, sans doute, ont leur essence dans la vie raisonnable, mais dans la vie
raisonnable usant du corps comme instrument, parce qu’elle ne s’imagine pas que
le corps est une partie d’elle-même, ni qu’elle est elle-même une partie du corps,
ni qu’elle et le corps ensemble sont les constituants de l’homme, comme si
l’homme était composé de deux parties, l’âme et le corps. Car l’homme ainsi
conçu, c’est l’homme ordinaire, mêlé au devenir, englouti par lui ; ce n’est pas
plus un animal raisonnable qu’un animal sans raison, et c’est pourquoi on ne peut
même pas le nommer homme au sens propre. Mais l’homme qui veut être vraiment
homme et qui s’efforce de reconquérir sa noblesse propre, celle que le dieu a
accordée aux hommes à la différence des animaux sans raison, celui-là s’efforce de
porter son âme raisonnable à vivre selon qu’il est convenable à sa nature,
commandant au corps, le tenant assujetti et s’en servant non pas comme d’une
partie conjointe, mais comme d’un instrument. Et c’est à cet homme que
conviennent les vertus éthiques et politiques ((αí ήθικαì καì πoλιτικαì αjρεταí),
auxquelles exhortent ces propos.

6. L’étude du Manuel convient à ceux qui veulent acquérir les vertus « civiles »
qui se fondent sur la métriopathie

Simplicius déclare donc que la lecture du Manuel et, en même temps, son propre
commentaire sont destinés non pas à ceux qui ont acquis les vertus cathartiques (ou
purificatrices) ou les vertus théorétiques (ou contemplatives), mais à ceux qui veulent
acquérir les vertus morales58 et les vertus politiques. Ce texte nous met ainsi en
présence de la doctrine néoplatonicienne des vertus, dans laquelle se fondent d’une
manière tout à fait étonnante, et sans jointure apparente, l’éthique du stoïcisme,
évidemment sans ses bases matérialistes, l’éthique de l’Ancienne Académie et
l’éthique péripatéticienne. Le néoplatonisme avait admis en effet, à partir de
Porphyre59, l’existence de quatre degrés de vertus, dont le premier, celui des vertus
« politiques » ou « civiques » ou « pratiques », impliquait non pas la suppression des
passions, mais leur domination par la raison, c’est-à-dire la métriopathie
péripatéticienne.

7. L’origine du terme « métriopathie »

Dans leur édition avec traduction de Marinus, Proclus, ou Sur le bonheur,


H.D. Saffrey et A. Segonds ont émis des doutes au sujet de l’origine péripatéticienne
de la notion de « métriopathie » (μετριoπάθεια)60. Mais des traces très claires de
l’origine de cette doctrine se trouvent chez Cicéron et chez Sénèque, qui, tous les
deux, l’attribuent aux péripatéticiens. Par exemple, dans le troisième livre des
Tusculanes, dans lequel il traite de la guérison des passions grâce à la philosophie,
Cicéron écrit que les péripatéticiens prônaient, non pas l’éradication des passions ou
maladies de l’âme, comme les stoïciens, mais leur modération : « Peripatetici [...]
mediocritates vel perturbationum vel morborum animi mihi non sane probant61. »
Citons encore Sénèque, qui rapporte la réponse des péripatéticiens à la description
stoïcienne de l’apatheia du sage : « Suivant eux [c’est-à-dire certains péripatéticiens :
Peripatetici quidam], l’homme dit imperturbable (imperturbatus) est celui qui se
trouble rarement et modérément (qui raro perturbatur et modice), non celui qui ne se
trouble jamais ; de même, l’homme que l’on dit exempt de tristesse est celui qui n’est
pas sujet à la tristesse [...] ni fréquemment ni avec excès. [...] Ce système ne supprime
pas les passions, il les modère62. » Ou encore : « Lequel vaut le mieux, d’avoir des
passions modérées (modicos habere adfectus), ou d’être sans passions ? Question
souvent débattue : nos stoïciens les proscrivent, les péripatéticiens les veulent
modérer63. » Ces textes latins, qui nous fournissent une image vivante de la polémique
entre l’école stoïcienne et l’école péripatéticienne au Ier siècle av. J.-C. et au Ier siècle
apr. J.-C., attestent donc bien l’origine péripatéticienne de la doctrine de la
métriopathie. On ne peut donc pas dire avec H. D. Saffrey et A. Segonds que la notion
apparaît seulement avec Philon. Cette notion s’est d’ailleurs développée à partir de la
définition aristotélicienne de la vertu comme moyen terme entre deux excès. Les
néoplatoniciens ne pouvaient ignorer que lorsqu’ils employaient le terme
metriopatheia, celui-ci correspondait à la doctrine morale péripatéticienne. Plusieurs
témoignages le prouvent d’ailleurs. Tout d’abord on peut citer un texte grec de la
deuxième moitié du IIe siècle de notre ère64. Il s’agit de Pseudo-Plutarque, Sur
Homère, II, § 135 :
Les péripatéticiens pensent que l’apatheia est inaccessible à l’homme ; ils
introduisent la métriopathie en enlevant l’excès des passions, et ils définissent la
vertu par le milieu (c’est-à-dire par la moyenne entre deux extrêmes)65.

Nous possédons aussi un passage significatif d’Élias, un commentateur


néoplatonicien du VIe siècle. Dans sa discussion du problème que pose la place de la
logique en philosophie (partie ou instrument), Élias affirme :
Quant à la partie pratique de la philosophie, la matière en est les seules âmes
humaines et la fin en est la métriopathie selon Aristote, l’apathie selon Platon66.

Je pense que les textes que je viens de citer ne laissent planer aucun doute sur le fait
que, dans l’Antiquité, l’origine péripatéticienne de la doctrine de la métriopathie a été
bien connue. Quelques moyen-platoniciens l’avaient adoptée, comme le prouve un
texte d’Aulu-Gelle, qui rapporte une leçon de son maître Taurus sur la colère. Taurus,
qui enseigne en grec, décrit d’abord l’attitude que le moyen-platonicien Plutarque de
Chéronée adoptait lorsqu’il punissait son esclave, attitude qui correspond à ses
propres idées sur la colère. Aulu-Gelle résume ce comportement comme suit :
Comme pour tout ce que les philosophes latins appellent affectus ou affectiones,
et les Grecs , ainsi que pour ce mouvement de l’âme qui, lorsqu’il se déchaîne vers
la vengeance, s’appelle colère, il [Taurus] jugea que ce n’est pas la suppression qui
en est utile, que les Grecs appellent ι, mais la modération, qu’ils nomment µριó
(sed mediocritatem, quam µριó illi appellant)67.

Les moyen-platoniciens Plutarque de Chéronée et Taurus avaient donc adopté cette


doctrine, à une époque où l’harmonisation entre la philosophie de Platon et celle
d’Aristote, qui triompha avec Porphyre, était déjà en cours de se faire. Mais à partir du
moment où l’on ne voyait plus de différences majeures entre les deux écoles, il était
devenu inutile de départager l’appartenance d’une doctrine à l’une ou à l’autre.
D’ailleurs, les éléments stoïciens absorbés par le moyen-platonisme et le
néoplatonisme ne seront jamais mentionnés comme tels, et l’origine stoïcienne d’une
doctrine n’est soulignée que quand on la combat.

8. Le système néoplatonicien des vertus


Revenons maintenant aux doctrines néoplatoniciennes concernant les vertus.
Porphyre décrit les vertus « civiles » (ou « politiques ») de la manière suivante :
Les vertus du politique reposent sur la metriopatheia ; elles consistent à suivre
les principes rationnels du devoir dans les activités. C’est pourquoi elles sont
appelées « politiques » par le fait qu’elles se rapportent à la vie en groupe et en
communauté, puisqu’elles visent à une vie en commun qui ne nuise pas à autrui. Et
dans ce cas, la prudence se trouve dans la partie de l’âme qui raisonne, le courage
dans la partie « irascible » de l’âme, la tempérance dans un accord et une harmonie
entre la partie « concupiscible » et la partie rationnelle de l’âme, la justice enfin
dans le fait que toutes ces parties accomplissent leurs tâches propres. [...] La
disposition fondamentale qui correspond à ces vertus a pour fin de vivre comme
homme selon la nature68.

Nous voyons que le degré des vertus politiques comprend le canon des quatre
vertus cardinales : prudence ((φρÓνησις), courage ((ἀνδρíα), tempérance
(σωφρoσúνη) et justice (δικαιoσúνη). Ces quatre vertus se retrouveront à chacun des
trois niveaux supérieurs aux vertus politiques sous une forme adaptée à ces degrés
respectifs. L’implication réciproque (αjντακoλoυθíα) des vertus, doctrine
fondamentale des stoïciens, est également attestée par Porphyre pour toutes les vertus
se trouvant à l’intérieur d’un même degré.
Les vertus politiques préparent au niveau supérieur : les vertus cathartiques
(καθαρτικαì ἀρεταí). Je cite encore Porphyre :
On peut les définir par l’abstention des activités qui se font avec le corps, et des
affections qui sont en rapport avec lui. [...] C’est pourquoi dans les vertus
cathartiques, le fait de ne pas se conformer au corps dans ses jugements, mais
d’exercer seul son activité propre, constitue la prudence, qui est réalisée par l’acte
de penser d’une manière pure ; le fait de ne pas s’associer aux passions du corps
constitue la tempérance ; le fait de ne pas craindre de tomber en quelque sorte dans
une espèce de vide et dans le néant, pour l’âme séparée du corps, constitue le
courage ; quant à la justice, elle est réalisée lorsque la raison et l’intellect dominent
et que rien ne s’oppose. [...] La disposition fondamentale qui correspond à ces
vertus se voit dans l’apatheia, dont la fin est la ressemblance avec Dieu69.

L’apatheia stoïcienne caractérise donc le deuxième degré des vertus, mais comme
elle ne peut être que le résultat de longues études philosophiques, elle reste
inaccessible aux débutants.
Le troisième degré est constitué par les vertus théorétiques (θεωρητικαì ἀρεταí) :
Il existe encore un autre, un troisième genre de vertus, à la suite des vertus
« cathartiques » et « politiques », lorsque l’âme a une activité purement
intellectuelle. La sagesse (σοφíα) et la prudence (φρóνησις) consistent alors à
contempler les êtres que possède l’intellect, la justice en ce que chaque partie
accomplit sa tâche propre en suivant l’Intellect, le courage enfin en l’impassibilité
(αjπάθεια) qui imite l’impassibilité de celui vers qui l’on regarde, l’Intellect, qui
est naturellement impassible. Et ces vertus s’impliquent mutuellement, de la même
manière que les autres70.
La quatrième espèce de vertus, continue Porphyre71, ce sont les vertus
paradigmatiques qui se trouvaient dans l’Intellect, supérieures aux vertus de l’âme
et modèles de celles-ci, dont les vertus de l’âme n’étaient que des imitations. Car
l’Intellect est ce en quoi toutes choses se trouvent à l’état de modèles ; en lui la
prudence est science, la sagesse, l’Intellect connaissant, la tempérance, conversion
de l’Intellect vers lui-même, la justice, réalisation de l’activité propre (oιoρ), le
courage, identité avec soi et persistance dans son état de pureté en vertu de la
surabondance de sa puissance.

Nous avons donc quatre niveaux de vertus, et à chacun de ces niveaux


réapparaissent toujours les quatre mêmes vertus à des degrés divers de perfection :
prudence, tempérance, courage, justice. Toutefois, dans l’interprétation et le
développement des définitions des vertus, à partir du troisième degré de vertu, la
prudence est complétée et remplacée par la sagesse et, d’une manière analogue, la
justice (ιoν) se réduit de plus en plus à « l’accomplissement de l’œuvre propre
(oιoρ) ». Les quatre degrés de perfection des quatre vertus résultent des quatre
différents champs d’action des groupes de vertus : les vertus paradigmatiques
correspondent au niveau ontologique de l’Intellect, les trois autres groupes à celui de
l’âme, mais ces trois derniers groupes, à leur tour, correspondent à des attitudes
psychiques ou formes de vie fondamentalement différentes72.
Le niveau inférieur, celui des vertus politiques, que, nous dit-on, le Manuel aide à
acquérir, correspond à un état de l’âme dans lequel celle-ci est encore éloignée de son
être véritable, parce qu’elle est tournée vers la réalité corporelle et sensible qui lui est
inférieure et à laquelle elle communique la vie. Par elle-même, une telle conversion
vers le corps est un mal pour l’âme, mais les premiers commencements de la vertu se
montrent en ceci que l’âme ne veut pas se perdre totalement dans le monde corporel,
c’est-à-dire qu’elle ne se laisse pas dominer par les passions et qu’elle n’utilise le
corps que comme instrument. Cette idée se fonde sur la définition de l’homme
contenue dans le Premier Alcibiade de Platon, que, selon Simplicius, Épictète reprend.
Simplicius reviendra assez longuement73 sur cette définition à la suite du texte que
nous avons cité et terminera ainsi sa préface. Le penchant de l’âme vers ce qui est
corporel, même s’il est limité et restreint, ne permet d’acquérir les vertus que sur la
base de la métriopathie et ne permet aussi de les exercer que dans les limites de la vie
sociale, étroitement liée au monde matériel ; c’est ce qui explique la désignation de
ces vertus par le terme « civiles » ou « politiques » ou « pratiques ».
La préface de Simplicius à son commentaire sur le Manuel d’Épictète répond donc
parfaitement aux exigences des introductions néoplatoniciennes aux commentaires sur
les écrits d’Aristote et de Platon : en développant les principes de l’interprétation du
Manuel, elle prépare le lecteur à lire cette œuvre stoïcienne avec les yeux d’un
néoplatonicien.

9. Quelques règles d’interprétation pour les œuvres de l’Antiquité

Ces observations me donnent l’occasion de souligner combien il est important de


replacer chaque œuvre d’un auteur antique dans son contexte historique. En effet, si
l’on étudiait le prologue de Simplicius à son commentaire sur le Manuel en l’isolant
de son environnement culturel, on constaterait que l’auteur lui a donné une structure
bien ordonnée développant des détails intéressants, mais on jugerait qu’il aurait pu
aussi bien s’y prendre autrement. Or, nous l’avons vu, ce serait une grande erreur.
Simplicius n’a pas choisi librement le plan de son introduction, mais il s’est conformé
à un usage strictement codifié. Comme l’a dit P. Hadot dans ses Titres et travaux de
1981 (p. 12), en interprétant une œuvre antique, il faut toujours « soigneusement
distinguer ce que l’auteur doit dire, ce que l’auteur peut dire, ce que l’auteur veut
dire ». La préface de Simplicius nous donne un bel exemple de ce qu’il était obligé de
dire. Ce qu’un auteur antique peut ou ne peut pas dire dépend de nombreux facteurs :
des conventions rhétoriques, des règles de style propres à des époques définies, du
genre littéraire choisi. Ainsi ceux des auteurs du temps de Simplicius qui, comme lui-
même, se soumettaient aux contraintes du style archaïsant, qui interdisait l’usage de
néologismes, ne pouvaient pas appeler certaines réalités contemporaines par leur nom,
afin d’éviter des mots qui n’avaient pas existé chez les auteurs classiques. Ainsi
Procope ne parle jamais de Constantinople, mais il emploie l’ancien nom de cette
ville, Byzance, changé depuis plus de deux siècles. Dans d’autres cas, ils devaient
utiliser des paraphrases, comme oí νũν pour les chrétiens, ή νũν κρατoũσα ἐπì τω
κρεíττoνι δóξα (« l’opinion actuellement dominante concernant le divin ») pour le
christianisme, ou oἱ δúo λέγoντες των ὃλων ἀρχάς (« ceux qui affirment qu’il y a deux
principes de tout ce qui est ») pour les manichéens. L’utilisation de ces formules,
employées aussi par quelques écrivains chrétiens comme Agathias74, ne révèle donc
rien sur l’attitude religieuse de l’auteur qui les emploie, contrairement à certaines
interprétations qui en ont été données75. Enfin, pour comprendre ce que veut dire un
auteur, il faudra observer avec beaucoup de patience les moindres détails de la
structure de l’œuvre, l’ordre dans lequel les choses sont dites, le mouvement général
de la pensée et, last but not least, à qui l’œuvre en question s’adresse.
1 Simplicius, In Phys., p. 59, 23 ; 183, 18 ; 192, 14 ; 1363, 8 ss.
2 Simplicius, In Phys., p. 642, 17 ; 774, 28.
3 Historiae, II, 30, 3, et 31, 4.
4 Un résumé des travaux de M. Tardieu se rapportant à cette question, parus à des endroits différents, se
trouve, avec un survol des critiques, dans I. Hadot 2001, Simplicius, Comm. Manuel, p. VII-XXXIII.
5 Encore récemment dans I. Hadot 2001, Simplicius, Comm. Manuel, p. LXXII-XCVII.
6 Il s’agit, selon les néoplatoniciens tardifs, des « écrits où Aristote parle en son nom propre », ensemble
dont les traités biologiques sont expressément exclus : cf. I. Hadot et alii, Simplicius, Commentaire sur les
Catégories (cité à la note 3), p. 63-93.
7 Cf. I. Hadot, « Aristote dans l’enseignement philosophique néoplatonicien », dans Revue de Théologie et
de Philosophie, 124 (1992), p. 407-425 ; traduction anglaise dans Oxford Studies in Ancient Philosophy,
Suppl. vol. 1991, p. 175-189.
8 Sur l’aspect schématique des introductions néoplatoniciennes aux Catégories, cf. I. Hadot et alii,
Simplicius, Commentaire sur les Catégories, traduction commentée, fasc. I (Philosophia Antiqua, L),
Leiden-New York-Köln, 1990. Sur les traits caractéristiques des commentaires néoplatoniciens en général,
cf. I. Hadot, « Le commentaire philosophique continu dans l’Antiquité », dans Antiquité Tardive, 5 (1997),
p. 169-176.
9 Ce dernier a été publié, à mon avis avec des arguments insuffisants, sous le nom d’Élias par Busse.
10 Cf. p. 64-76.
11 Simplicius, In Cat., p. 5, 3 ss.
12 Simplicius, In Cat., p. 5, 3 à 6, 5. Cf. le développement parallèle chez David (Élias), In Cat., p. 118, 29
ss.
13 Simplicius, In Cat., p. 7, 33 à 8, 8 ; Philopon, In Cat., p. 6, 29-30 ; Olympiodore, Prol., p. 10, 3-23 ;
Ammonius, In Cat., p. 6, 21-24 ; David (Élias), In Cat., p. 121, 20 à 122, 24. Cf. I. Hadot et alii, Simplicius,
Commentaire sur les Catégories (cité note 3, p. 49), p. 131-137.
14 In Cat., p. 118, 27-31.
15 Cf. supra, p. 41-46.
16 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot, 1996, P(raefatio) 48-49 = Hadot 2001, Prooem. 62-65.
17 Cf. I. Hadot, « The spiritual guide », dans Classical Mediterranean Spirituality (volume 15 de World
Spirituality), éd. A. H. Armstrong, New York, 1986, p. 436-459.
18 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, P(raefatio) 18-25 = Hadot 2001, Prooem. 25-34.
19 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, P(raefatio) 56-60 = Hadot 2001, Prooem. 72-77.
20 Cf. I. Hadot, Préface à Sénèque, Consolations, traduit du latin par C. Lazam, Paris, 1992, p. 9-32.
21 Cf. P. Hadot, La Citadelle intérieure (op. cit. p. 43, note 1), p. 64-67.
22 C’est la leçon des manuscrits. Depuis Saumaise, on croit qu’il s’agit de M. Valerius Messalinus, consul
dans la dixième année du règne d’Antonin le Pieux, personnage que l’on désigne maintenant sous le nom de
C. Ulpius Prastina Pacatus Messalinus (cf. G. Alföldy, Konsulat und Senatorenstand... (op.cit., p. 15, note
1), p. 152, et L. Petersen, « Messalinus 512 », dans Prosopographia Imperii Romani, saec. I-II-III, Pars V,
fasc. 2, éd. L. Petersen, Berlin, 1983, p. 259.
23 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, P(raefatio) 1-11 = Hadot 2001, Prooem. 4-17.
24 R. Asmus, Quaestiones Epicteteae, Dissert., Freiburg im Breisgau, 1888.
25 J. Souilhé, Épictète, Entretiens, Paris, 1948, t. I, p. I.
26 H. Schenkl, Epictetus, editio maior, Leipzig, 1916, p. XVI.
27 W. A. Oldfather, Epictetus, t. I, éd. et trad. anglaise, Londres, 1961 (1re édition 1925), t. I, p. XII, note
2.
28 Cl. Saumaise (Salmasius), Notae et animadversiones in Epictetum et Simplicium, Leiden (Lugdunum
Batavorum), 1640, p. 2.
29 Dans R. Goulet (dir.), Dictionnaire des philosophes antiques, t. I, Paris, 1989, p. 602.
30 I. Hadot 1996, Simplicius, Comm. Manuel, p. 152-157.
31 Le texte grec est le suivant : ∏ερὶ μὲν τοũ ʹΕπικτήτου καὶ τñς αὐτοũ τελευτñς ’Aρριανòς ἔγραψεν, ó
τὰς τοũ ’Eπικτητου διατριβὰς ὲν πολυστíχοις συντάξας βιβλíοις, καì ὰπ’ έκεíνου μαθεĩν ἔστιν óποĩος γέγονε
τòν βίον ó άνήρ.
32 Le schéma représentant ce classement néoplatonicien des écrits d’Aristote (tableau n° 1) se trouve aux
pages 62-63. Cette division a pour but d’éliminer toutes les œuvres d’Aristote qui, aux yeux des
néoplatoniciens, n’ont pas de réelle portée philosophique. L’opposition entre τὰμερικὰ (écrits particuliers) et
τὰ καθóλoυ(écrits généraux) n’a de sens que d’un point de vue platonicien. Pour les néoplatoniciens comme
pour Platon, le degré de participation de chaque chose à l’être correspond au degré de généralité qu’elle
possède. Plus une entité a caractère de principe, plus elle est générale ou universelle, et plus elle est
générale, plus elle est intelligible et éloignée de ce qui est sensible et inconnaissable. Il n’est donc pas rare
de trouver des oppositions comme τὰ αἰσθητὰ καì μερικά – τὰ καθóλου καì διανoητικά = (les choses
sensibles et partielles – les choses générales et qui concernent l’intelligence). Les écrits intermédiaires ( µ)
« ne concernent pas totalement des choses particulières, car ils portent sur les espèces » (Simplicius, In Cat.,
p. 4, 12-13). En suivant le schéma en bas de droite à gauche, le cursus aristotélicien commence par les écrits
instrumentaux, continue par les écrits pratiques et finit par les écrits théorétiques. Les autres écrits
d’Aristote ne sont pas retenus pour l’enseignement. Cf. I. Hadot et alii, Simplicius, Commentaire sur les
Catégories (op. cit., note 3, p. 49, p. 63-93.)
33 Nous avons évoqué une partie de ce développement plus haut, p. 51 sq.
34 Pour une explication détaillée, cf. I. Hadot et alii, Simplicius, Commentaire sur les Catégories (op. cit.,
note 3, p. 49, p. 63-93).
35 Ce premier schéma introductif a été étudié d’une manière détaillée, et en comparant entre eux tous les
commentaires néoplatoniciens sur les Catégories que nous possédons, dans I. Hadot et alii, ibid.
36 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, P(raefatio) 12-17 = Hadot 2001, Prooem. 18-24.
37 Par exemple Proclus, In Tim., III, p. 208, 26 ss.
38 Cf. Proclus, In Tim., I, p. 313-317.
39 Cf. Proclus, In Tim., I, p. 311, 5.
40 Cf. Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, I 256 ; 261 ; 270 ; 272 ; 276 ; 279 ; 300 ; XLIII 18 ;
XXXV 360 = Hadot 2001, I 324 ; 330 ; 335 ; 342 ; 344 ; 353 ; 380 ; XLIII 24. Cf. p. 106 et 122, note 1.
41 Le même procédé peut, dans d’autres contextes, être exprimé par ιν : cf. Simplicius, In Phys., p. 633, 9.
42 En ce qui concerne les traductions des textes tirés des Entretiens d’Épictète, j’utilise, quelquefois avec
de légères modifications, la traduction de J. Souilhé, Épictète, Entretiens, Paris, 1948-1965.
43 Allusion à Phèdre, 249 A 5 sq. (trad. L. Robin) : « Quant aux autres [âmes], une fois qu’elles ont
terminé leur première existence, elles sont soumises à un jugement, et, après qu’elles ont été jugées, les
unes s’en vont aux maisons de justice qui sont sous terre (εἱς τὰ υπò γñς δικαιωτήρια) et y paient leur juste
peine... »
44 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, P(raefatio) 18-25 = Hadot 2001, Prooem. 25-34.
45 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, P(raefatio) 26-34 = Hadot, 2001, Prooem. 35-45.
46 Cf. Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, P(raefatio) 82-123 = Hadot 2001, Prooem. 105-158.
47 Entretiens, I, 29, 28, où Épictète évoque la possibilité du suicide : « [Je resterai en prison] aussi
longtemps qu’il agréera à la raison (λóγoς) que je reste attaché à mon pauvre corps (τωσωματíω). »
48 Cf. par exemple Entretiens, I, 3, 3 ; I, 9, 6 ; I, 12, 26 ; II, 8, 12, etc.
49 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, P(raefatio) 35-47 = Hadot 2001, Prooem. 46-61.
50 Cf. Sénèque, Lettres à Lucilius, 63, 16 ; Consolation à Marcia, 24, 5 et 25, 1.
51 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, P(raefatio) 56-60 = Hadot 2001, Prooem. 62-71.
52 Cf. p. 26-40.
53 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, XXX 3-8.
54 Cette bipartition du Manuel a été reprise au XVe siècle par Ange Politien, un protégé de Laurent de
Médicis, dans sa traduction du Manuel d’Épictète, qui connaîtra un très grand succès. Cf. P. Hadot, « La
survie du commentaire de Simplicius sur le Manuel d’Épictète du XVe au XVIIe siècle : Perotti, Politien,
Steuchus, John Smith, Cudworth », dans Simplicius. Sa vie, son œuvre, sa survie (Actes du Colloque
international de Paris, 28 sept.-1er oct. 1985), éd. I. Hadot, Berlin-New York, 1987, p. 326-367 (p. 327-337
pour Politien).
55 Cf. supra, p. 51 sq.
56 Cf. Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, XXXII 3 ss. et XXXIII 3 ss.
57 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, P(raefatio) 61-81 = Hadot 2001, Prooem. 78-104.
58 Les vertus morales que Simplicius mentionne ici ne font pas partie des vertus proprement dites. Elles
forment avec les vertus naturelles des échelons préliminaires à celles-ci. Les vertus naturelles sont imparties
aux hommes et aux animaux dès la naissance et sont liées aux tempéraments : on naît avec une disposition
courageuse ou tempérante ; les vertus morales, qui appartiennent surtout aux enfants bien élevés, mais aussi
à certains animaux, sont le résultat d’habitudes transmises par un enseignement. Cf. les descriptions de ces
vertus chez Damascius (In Phaed., I, § 138-139) et Olympiodore (In Phaed., 8, § 2, 1-9).
59 Porphyre avait établi ce canon de quatre degrés de vertus en interprétant et systématisant le traité de
Plotin Sur les vertus.
60 À la note 1, p. LXXVIII, de leur Marinus, Proclus, ou Sur le bonheur, Paris, 2001.
61 Cicéron, Tusculanae disputationes, III, 10, 22. Cf. Cicéron, De officiis, I, 88-89 : « Numquam enim
iratus [...] mediocritatem illam tenebit, quae est inter nimium et parum, quae placet Peripateticis et recte
placet, modo ne laudarent iracundiam et dicerent utiliter a natura datum » ; Lucullus, 135 : « Mediocritates
illi probant, et in omni permotione naturalem volebant esse quendam modum [...] » ; Tusculanae
disputationes, IV, 46 : « Haec tamen ita disputant, ut resecanda esse fateantur, evelli penitus dicant nec
posse nec opus esse, et in omnibus fere rebus mediocritatem esse optumam existiment » ; Tusculanae
disputationes, III, 74 : « Hic mihi adferunt mediocritates, quae si naturales sunt, quid opus est
consolatione ? »
62 Lettres à Lucilius, 85, 3-4, cité dans la traduction de H. Noblot.
63 Lettres à Lucilius, 116, 1, cité dans la traduction de H. Noblot.
64 J. F. Kindstrand, [Plutarchus], De Homero, Leipzig, 1990, p. X, pense que le livre a été écrit dans la
deuxième moitié du IIe siècle de notre ère par un contemporain de Numénius et de Maxime de Tyr.
65 Le texte grec est le suivant : Oἱ δ’ ἐκ τoũ Περιπάτoυ την ἀπάθειαν ἀνέφικτoν ἀνθρώπω νoμíζoυσι, την
δὲ μετριoπάθειαν εìσάγoντες, τωτην υπερβολην των παθων ἀναιρεĩν, μεσóτητι την ἀρετην ὀρíζονται.
66 L. G. Westerink, « Elias on the Prior Analytics », dans L. G. Westerink, Texts and Studies in
Neoplatonism and Byzantine Literature, Amsterdam, 1980, p. 134, 30.
67 Aulu-Gelle, Nuits attiques, 1, 26, 11.
68 Porphyre, Sent. 32, p. 23, 4-12 ; 25, 6-8.
69 Porphyre, Sent. 32, p. 24, 3-25, 9.
70 Porphyre, Sent. 32, p. 27, 7-28, 5.
71 Porphyre, Sent. 32, p. 28, 6-29, 7.
72 Au temps de Simplicius, les vertus paradigmatiques ont été soit presque identifiées aux vertus
théurgiques (Olympiodore, In Phaed., 8, § 2), soit considérées comme intermédiaires entre les vertus
théorétiques et les vertus théurgiques (Damascius, In Phaed., I, § 143).
73 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, P(raefatio) 82-123 = Hadot 2001, Prooem. 105-158.
74 Contrairement à Averil Cameron (Agathias, Oxford, 1970, p. 101), je ne pense pas que la tournure ή
παρὰ ‘Pωμαíoις κρατοũσα ἐπì τω κρεíττονι δóξα (« l’opinion dominante chez les Romains concernant le
divin », dans Agathias, Historiae, p. 124, 14 de l’édition Costanza) pour désigner le christianisme orthodoxe
doit nécessairement être tirée d’un récit de Damascius, le maître de Simplicius, avec lequel il était parti en
exil chez les Perses. En effet, le même souci d’éviter le terme « christianisme », et sans aucune influence
possible de Damascius, se manifeste chez Agathias à propos du christianisme des habitants de la Colchide
(p. 156, 12 de l’édition Costanza) : τò δεδιέναι μη [...] την ἐπì τω κρεíττονι δóξαν ἀφαιρεθεĩεν [οἱ Kóλχοι].
75 Ainsi H. D. Saffrey, dans son article « Proclus et les chrétiens », dans Revue des sciences
philosophiques et théologiques, 59 (1975), p. 554 sq., pense qu’il s’agit de « Code-phrases », « expressions
stéréotypes à double sens et claires aux seuls initiés à ce langage ». À mon avis, les formules comme
« l’opinion actuellement dominante concernant le divin » sont, aux Ve et VIe siècles de notre ère,
suffisamment claires pour que tout le monde puisse comprendre qu’il s’agit du christianisme.
CHAPITRE TROISIÈME

Les choses qui dépendent de nous et les choses qui ne


dépendent pas de nous (Manuel, chapitre 1, 1-5)

1. Parmi les choses qui existent, les unes dépendent de nous, les autres ne
dépendent pas de nous.
Dépendent de nous : jugement de valeur, impulsion à agir, désir, aversion, en un
mot, tout ce qui est notre affaire à nous. Ne dépendent pas de nous : le corps, nos
possessions, les opinions que les autres ont de nous, en un mot, tout ce qui n’est
pas notre affaire à nous.
2. Les choses qui dépendent de nous sont par nature libres, sans empêchement,
sans entrave. Les choses qui ne dépendent pas de nous sont dans un état
d’impuissance, de servitude, d’empêchement, et nous sont étrangères.
3. Souviens-toi donc que, si tu crois que les choses qui sont par nature dans un
état de servitude sont libres et que les choses qui te sont étrangères sont à toi, tu te
heurteras à des obstacles dans ton action, tu seras dans la tristesse et l’inquiétude,
et tu feras des reproches aux dieux et aux hommes. Si au contraire tu penses que
seul ce qui est à toi est à toi, que ce qui t’est étranger – comme c’est le cas – t’est
étranger, personne ne pourra plus exercer une contrainte sur toi, personne ne
pourra plus te forcer, tu ne feras plus de reproches à personne, tu n’accuseras plus
personne, tu ne feras plus rien contre ta volonté, personne ne pourra te nuire, tu
n’auras plus d’ennemi, car tu ne subiras plus de dommage qui pourrait te nuire.
4. Désirant donc des choses aussi élevées, souviens-toi que ce n’est pas en te
contentant d’un effort modéré que tu dois chercher à les atteindre, mais qu’il y a
des choses auxquelles tu dois totalement renoncer, et d’autres que tu dois remettre
à plus tard pour le moment. Mais si tu veux ces biens et en même temps
magistratures et richesses, tu risques bien de ne même pas obtenir ces dernières,
parce que tu désires les premiers : en tout cas, il est sûr que tu n’obtiendras pas ces
premiers biens, qui sont les seuls à procurer liberté et bonheur.
5. Exerce-toi donc à ajouter d’emblée à toute représentation pénible : « Tu n’es
qu’une pure représentation et tu n’es en aucune manière ce que tu représentes. »
Ensuite examine cette représentation et éprouve-la à l’aide des règles qui sont à ta
disposition, premièrement et surtout à l’aide de celle-ci : Faut-il la ranger dans les
choses qui dépendent de nous ou dans les choses qui ne dépendent pas de nous ?
Et si elle fait partie des choses qui ne dépendent pas de nous, que te soit présent à
l’esprit que cela ne te concerne pas.

Comme il l’avait fait pour les Entretiens, Arrien place au début de son Manuel
l’exposé de la doctrine d’Épictète sur la distinction entre les choses qui dépendent de
nous et celles qui ne dépendent pas de nous. Cette distinction constitue à ses yeux
l’essentiel et peut-être toute la nouveauté de l’enseignement de son maître. Dans le cas
du Manuel, cette opposition sera reprise dans presque tous les chapitres, puisque la
plupart d’entre eux proposeront des exercices destinés à s’exercer à faire cette
distinction, que ce soit dans la discipline du jugement, dans celle du désir, ou dans
celle de l’action.
Ce premier chapitre commence comme un traité de métaphysique, puisqu’il
propose une classification générale des étants (τὰ ὃντα), des choses qui existent.
Ce type de formule : « Des choses qui existent, les unes sont ceci, les autres sont
cela », était traditionnellement employé, dans la doxographie stoïcienne, pour énoncer
une distinction capitale aux yeux des stoïciens, celle qui existe entre le bien, le mal et
ce qui n’est ni bon ni mauvais. Par exemple dans Diogène Laërce : « Parmi les choses
qui existent, ils disent que les unes sont bonnes, les autres mauvaises, les autres ni
bonnes ni mauvaises1. » Cette division entre trois termes supposait en fait, comme le
remarquait le stoïcien Diogène de Babylone2, deux divisions : la première, appelée
ἀντιδιαíρεσις, c’est-à-dire division par opposition (qui, dans le cas présent, est une
opposition contradictoire), qui divise le terme « choses qui existent » : « Des choses
qui existent, les unes sont bonnes, les autres non-bonnes » ; la seconde, appelée
υποδιαíρεσις, c’est-à-dire subdivision, qui ne divise plus le terme « choses qui
existent », mais le terme « non-bonnes » : « des non-bonnes, les unes sont mauvaises,
les autres ni bonnes ni mauvaises. »

Cette double division remontait d’ailleurs à l’Académie platonicienne : elle avait


été notamment énoncée par Xénocrate3. Mais les stoïciens explicitaient la notion de
« ni bonnes ni mauvaises » en l’identifiant à celle de « choses indifférentes »4. On
peut observer cette substitution dans le passage déjà cité de Diogène Laërce5. Après
l’énoncé de la distinction, il continue :
Sont bonnes, les vertus : prudence, justice, courage, tempérance et les autres.
Sont mauvaises : l’absence de prudence, l’injustice, et les autres. Ne sont ni
bonnes ni mauvaises : les choses qui ne profitent pas et ne nuisent pas.

Suit l’énumération de choses comme la santé, la réputation, la richesse, et leurs


contraires. Et l’on arrive alors à la conclusion : « Ces choses ne sont pas des biens,
mais des indifférents. »
On retrouve dans les Entretiens d’Épictète cette division en choses bonnes, choses
mauvaises et choses indifférentes, avec des exemples analogues6. Une telle distinction
suppose et exprime le principe fondamental du stoïcisme : il n’y a de bien et de mal
que le bien et le mal moral, c’est-à-dire ce qui dépend de notre liberté. Tout le reste
n’est ni bien ni mal et doit être considéré comme indifférent.
La distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous, énoncée
au début du Manuel, présente une certaine analogie avec la division des biens chez les
stoïciens. Tout d’abord, elles sont toutes deux une division des choses qui existent (τὰ
ὃντα). Ensuite on retrouve, de part et d’autre, le même genre d’exemples : la richesse
et la réputation : à propos des indifférents dans la division traditionnelle stoïcienne ; à
propos des choses qui ne dépendent pas de nous dans la division du Manuel. La
division propre à Épictète paraît ainsi être une présentation différente de la division
traditionnelle stoïcienne. On peut voir la transformation par le schéma suivant, où les
caractères italiques ou gras soulignent les correspondances :

Les choses qui dépendent de nous sont bonnes ou mauvaises en fonction de notre
choix, puisqu’elles dépendent de nous. Les choses qui ne dépendent pas de nous sont
indifférentes. Cette division d’Épictète suppose, elle aussi, le principe fondamental du
stoïcisme, selon lequel il n’y a de bien et de mal que dans la sphère de la moralité,
donc dans ce qui dépend de notre liberté.
Dans ma traduction commentée du Manuel d’Épictète, j’ai écrit que cette
distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous n’était
apparue qu’avec Épictète. Cette affirmation n’est qu’en partie exacte. Il faut sans
doute reconnaître que nous n’avons pas de témoignage littéral, en grec, de l’emploi
par les anciens stoïciens de l’expression technique grecque substantivée : τò ἐφ’ήμĩν
(« le ce qui dépend de nous »), qui sert à désigner toute la sphère de la liberté et de la
responsabilité. Mais il n’en reste pas moins, comme l’a montré Jean-Baptiste
Gourinat, que cette formule existait déjà chez Aristote7. Et, en même temps, il a bien
montré également les différences qui existent entre son emploi chez Aristote et son
emploi chez Épictète8 : alors que, pour Aristote, les choses qui dépendent de nous sont
des événements et des actions qu’en fait l’on peut nous empêcher d’accomplir, chez
Épictète, les seules choses qui dépendent de nous, nous sont intérieures ; ce sont nos
actes psychiques, les trois activités de l’âme : jugement, impulsion, désir. Mais je me
suis aperçu aussi que la formule : in nostra potestate, employée par Cicéron9 lorsque,
dans le traité Du destin, il expose la théorie de Chrysippe, qui cherchait à concilier une
double affirmation, celle selon laquelle tout arrive par le destin et celle selon laquelle
nos assentiments et nos impulsions à agir sont en notre pouvoir, pouvait correspondre
à τò ἐφ’ ήμĩν. Reste à savoir si Cicéron cite directement Chrysippe ou si, peut-être, il
le fait par l’intermédiaire de l’académicien Antiochos d’Ascalon qui, nous dit-il dans
les Premiers livres académiques, se rangeait aux côtés des stoïciens pour affirmer, lui
aussi, que l’assentiment est « en notre pouvoir » in nostra potestate. On retrouvera
l’expression τò ἐφ’ ήμĩν, beaucoup plus tard, dans les polémiques que Plutarque10 et
Alexandre d’Aphrodise11 ont développées à propos du problème du destin.
Par ailleurs, le schéma de division entre choses qui dépendent de nous et choses qui
ne dépendent pas de nous ne semble pas attesté dans l’ancien stoïcisme. Sa première
apparition, à ma connaissance, se situe chez le maître d’Épictète, Musonius Rufus12,
qui écrit : « Parmi les choses qui existent, Dieu a placé les unes en notre pouvoir, les
autres non. » Il est difficile de dire si cette division remontait ou non à une tradition
stoïcienne antérieure13. En tout cas le témoignage tardif d’un écrivain ecclésiastique
du IVe siècle de notre ère, Épiphane de Salamine14, dans son livre contre les hérésies,
qui l’attribue à Zénon, le fondateur du stoïcisme, est très suspect, et doit tout
simplement refléter ce que l’on disait à son époque sur les stoïciens en général.
Hermann Diels a signalé le caractère extrêmement défectueux de la doxographie
rapportée par Épiphane15.
Dans la division d’Épictète, les choses qui dépendent de nous, c’est-à-dire les
seules qui peuvent être bonnes ou mauvaises, sont les activités de l’âme ou du
principe directeur (ήγεμονικóν). Autrement dit, il ne peut y avoir de bien ou de mal en
dehors de nous. Ce qui ne dépend pas de nous, ce qui nous est extérieur, n’est ni bon
ni mauvais. Épictète délimite ainsi le domaine qui nous appartient en propre, la
citadelle intérieure, dans laquelle rien ne peut nous atteindre, si nous le voulons.
Épictète donne donc comme exemple de ce qui dépend de nous les trois activités de
l’âme : « jugement de valeur, impulsion à agir, désir ou aversion ». Nous avons vu
dans le premier chapitre comment Épictète, en distinguant trois activités de l’âme :
jugement (υπóληψις), impulsion à agir (ὁρμή) et désir (ὃρεξις), avait modifié la
doctrine stoïcienne primitive, qui ne connaissait que jugement et impulsion à agir, le
désir n’étant alors qu’une subdivision de l’impulsion à agir. Nous avons vu également
comment ces trois activités de l’âme faisaient l’objet de trois disciplines, qui
correspondaient finalement aux trois parties de la philosophie.
Si Arrien énumère successivement le jugement, puis l’impulsion à agir et enfin le
désir, cela ne signifie pas qu’Épictète veuille définir un ordre de priorité qui existerait
entre ces trois activités. Il est vrai que l’impulsion à l’action et le désir supposent
toujours un jugement et qu’ils résultent du discours intérieur que nous énonçons à
l’occasion des représentations. Mais, pour ce qui est du désir et de l’impulsion à agir,
il n’y a pas d’antériorité de l’un sur l’autre. Dans ses Entretiens, Épictète place tantôt
le désir avant l’impulsion, tantôt l’impulsion avant le désir. Dans l’ordre des
disciplines, c’est celle du désir qui vient en premier, ensuite celle de l’impulsion, enfin
celle du jugement ou assentiment.
Le mot υπóληψις, que j’ai traduit par « jugement de valeur », tend à prendre dans
les Entretiens, mais surtout dans le Manuel, une importance beaucoup plus grande que
celle qu’il avait dans l’ancien stoïcisme. On le traduit habituellement par « opinion »,
ce qui n’est pas faux. Mais j’ai pris l’habitude de le rendre par « jugement de valeur »,
parce que j’ai remarqué que le terme υπóληψις est employé surtout lorsqu’il s’agit de
savoir si une chose est bonne ou mauvaise. L’υπóληψις est donc l’objet de ce que l’on
peut appeler la discipline du jugement. Mais on peut dire tout aussi bien discipline de
l’assentiment (συγκατάθεσις), puisque ce qui est en notre pouvoir, c’est de donner
notre assentiment à un jugement vrai, donc de redresser nos jugements, s’ils sont
erronés. Mais on peut parler aussi, comme le fait le Manuel (chapitre 6), d’usage des
représentations (χρñσις φαντασιων). En effet, la représentation (φαντασíα), qui part
d’une impression reçue de l’extérieur, suscite tout d’abord un discours intérieur, un
jugement d’existence (« il y a une tempête »), puis un jugement de valeur (« c’est un
événement terrifiant »), jugement qui risque de provoquer en nous une passion. Le
jugement droit consistera à se rappeler que la tempête fait partie des choses qui ne
dépendent pas de nous. Il faut donc savoir user des représentations, ne pas ajouter de
jugements de valeur erronés à la perception exacte de la réalité. L’usage des
représentations consiste à savoir s’influencer soi-même et à changer sa manière de
voir.
Dans le § 2, Arrien a résumé les développements contenus dans les Entretiens16 qui
opposent la liberté caractérisant les choses qui ne dépendent que de nous, donc les
activités de l’âme, et, au contraire, les risques, les empêchements, les obstacles
inhérents aux choses qui ne dépendent pas de nous.
Le paragraphe suivant (§ 3) montre comment ceux qui appliquent la distinction
entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous trouvent la clé du
bonheur. En fait, derrière la dénomination de « choses qui dépendent de nous », il faut
bien comprendre qu’il s’agit du bien ou du mal moral, c’est-à-dire, dans la perspective
du stoïcisme, du seul bien et du seul mal qui existent. Celui qui étend ses désirs et ses
volontés d’action à ce qui ne dépend pas de lui court le risque que ses désirs soient
frustrés et ses volontés inefficaces. S’il désire la santé ou la richesse ou le pouvoir, il
désire des choses qui ne dépendent pas de lui, qui lui sont étrangères, qui dépendent
des autres hommes ou du Destin. Celui qui ne veut agir que pour faire ce qu’il doit
faire, et qui ne désire que ce qui arrive, parce que ce qui arrive est rationnel et
correspond à l’enchaînement des causes et des effets voulu par la Raison universelle,
ne peut être frustré, parce qu’il fait ce qu’il veut, et obtient ce qu’il désire17.
En s’appuyant toujours sur des textes des Entretiens18, Arrien continue (§ 4) en
invitant le lecteur à une conversion totale. On ne peut servir deux maîtres à la fois. On
ne peut pas désirer ce qui ne dépend pas de nous, magistratures et richesses, et désirer
en même temps le bonheur promis à qui ne désire et ne veut que ce qui dépend de lui.
On risque de n’avoir ni l’un ni l’autre : le début d’effort philosophique fera obstacle à
l’habileté et à l’absence de scrupules nécessaires pour réussir dans la vie mondaine, et
ces velléités d’ambition profane compromettront tout progrès philosophique.
Arrien présente ensuite (§ 5) la distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui ne
dépend pas de nous comme une règle à appliquer systématiquement lorsqu’il s’agit,
dans la discipline du jugement, de critiquer les représentations. Il est intéressant de
découvrir ici les conseils pratiques qu’à la suite d’Épictète, Arrien donne à l’apprenti
philosophe. Si une représentation pénible, c’est-à-dire la représentation de ce que nous
croyons être un mal, s’offre à nous, il faut immédiatement freiner notre réaction, ne
pas nous laisser envahir par le trouble d’une manière irréfléchie. Le premier discours
intérieur qu’il faut tenir, qu’il faut en quelque sorte ajouter immédiatement à la
représentation, consiste précisément à reconnaître qu’elle n’est que représentation
d’un mal, et pas du tout le mal lui-même. La représentation de la mort n’est pas la
mort, la représentation de la maladie n’est pas la maladie. Ce premier coup de frein à
l’émotion étant donné, il faut ensuite examiner plus précisément ce que signifie cette
représentation. Il faut, comme dit Épictète dans les Entretiens, lui demander ses
papiers19. La question fondamentale qui doit être posée est alors : s’agit-il de quelque
chose qui dépend de nous ou d’une chose qui ne dépend pas de nous ? On ne pourra
parler de mal que si la chose dépend de nous et se situe alors dans la sphère de la
moralité, s’il s’agit donc d’une mauvaise action. Si la chose ne dépend pas de nous,
elle n’est ni un bien ni un mal, elle est indifférente et ne nous concerne pas. Grâce à
cette critique de la représentation, on reconnaît alors que ce que nous imaginions être
un mal n’en est pas un. La distinction entre ce qui dépend ou ne dépend pas de nous
est une règle générale qu’il faut appliquer dans toutes les circonstances de la vie et à
propos de toute représentation.
Bergson disait que le philosophe ne dit jamais qu’une seule chose. Arrien, pour sa
part, a placé, au début de son Manuel, cette seule chose essentielle qu’Épictète a
répétée dans tout son enseignement. Derrière cette distinction, apparemment banale,
entre ce qui dépend de nous ou non, se cachent à la fois toute une ontologie et toute
une éthique. Toute une ontologie, d’abord, qui oppose la sphère du Monde, qui est
aussi celle de la nécessité et du Destin régi par la Raison universelle (donc les choses
qui ne dépendent pas de nous et qui sont indifférentes), et la sphère de notre liberté et
de notre choix, celle de nos jugements, de nos tendances, de nos désirs (donc les
choses qui dépendent de nous) : c’est dans ce minuscule noyau de liberté que
s’introduisent le bien et le mal, selon que notre raison se conforme ou non à la Raison
universelle, dit oui ou non à l’Univers. Toute une éthique aussi, un mouvement
existentiel par lequel la personne morale se circonscrit en se distinguant de ce qui
n’est pas elle, et prend conscience du fait que c’est de la manière dont elle juge les
choses que dépendent son propre bien et son propre mal : « Ce qui trouble les
hommes, ce ne sont pas les choses, mais les jugements qu’ils portent sur les
choses20. »

1 Diogène Laërce, VII, 101-102.


2 Cité dans Diogène Laërce, VII, 60.
3 Richard Heinze, Xenocrates, Darstellung der Lehre und Sammlung der Fragmente, Leipzig, 1892, fr. 76.
O. Luschnat, « Das Problem des ethischen Fortschritts in der alten Stoa », dans Philologus, 102 (1958),
p. 178-214, a montré que cette division permettait de résoudre le problème du progrès moral dans le
stoïcisme. Il a été suivi par I. Hadot, Seneca und die griechisch-römische Tradition der Seelenleitung,
Berlin, 1969, p. 72 sq., H. J. Krämer, Platonismus und hellenistische Philosophie, Berlin, 1971, p. 174-175
et 229-230, et P. Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Paris, 2001, p. 85.
4 Cette division est rapportée par Épictète lui-même, dans les Entretiens d’Épictète, II, 19, 13.
5 Diogène Laërce, VII, 101-102.
6 Épictète, Entretiens, II, 19, 13.
7 Aristote, Éthique à Nicomaque, III, 5, 1112 a 31.
8 J.-B. Gourinat, Premières leçons sur le Manuel d’Épictète, Paris, 1998, p. 55-57, et Les Stoïciens et
l’âme, Paris, 1996, p. 117, note 1.
9 Cicéron, Premiers livres académiques, II, 12, 37.
10 Plutarque, Sur les contradictions des stoïciens, 47, 1056 D.
11 Alexandre d’Aphrodise, Du destin, p. 1, 18 et passim.
12 A. Jagu, Musonius Rufus (op. cit. p. 16, note 2), p. 99. Cf. P. Hadot, Arrien, Manuel d’Épictète, p. 48.
13 Cf. sur ce sujet J. P. Hershbell, « Epictetus and Chrysippus », Illinois Classical Studies, 18 (1993),
p. 144.
14 H. Diels, Doxographi Graeci, Berlin, 1879 (4e éd. 1976), p. 592, § 36.
15 Ibid., p. 175.
16 Entretiens, IV, 1, 81 et 128-131.
17 Entretiens, IV, 5, 7 ; IV, 7, 9 ; III, 22, 48 et 24, 79.
18 Entretiens, IV, 2, 4-5.
19 Entretiens, III, 12, 15.
20 Manuel, chapitre 5.
CHAPITRE QUATRIÈME

Le commentaire de Simplicius au premier chapitre du


Manuel : interprétation néoplatonicienne de « ce qui
dépend de nous »

Du commentaire de Simplicius au premier chapitre du Manuel d’Épictète


qui vient d’être interprété, je ne parlerai que de manière sélective,
n’étudiant qu’une partie de son développement sur les deux premières
phrases de ce chapitre, qui sont les suivantes : « Parmi les choses qui
existent, les unes dépendent de nous, les autres ne dépendent pas de nous.
Dépendent de nous : jugement de valeur (ὑπóληψις), impulsion à agir
(ὀρμή), désir (ὃρεξις), aversion (ἔκκλισις), en un mot, tout ce qui est notre
affaire à nous. »

1. Aperçu de la théorie sur l’âme des néoplatoniciens tardifs

Le commentaire, évidemment néoplatonicien, de ce début du Manuel est


relativement long et remplit chez Simplicius un chapitre entier1. Simplicius
replace sommairement la notion de « ce qui dépend de nous » dans le cadre
extrêmement complexe de la métaphysique néoplatonicienne de son
époque. Il explique d’abord que le jugement de valeur, l’impulsion à agir, le
désir et l’aversion sont des mouvements de l’âme, qui parfois sont excités
de l’extérieur, mais qui pourtant n’ont pas été mis en nous par quelqu’un
d’autre :
Il n’en est pas de nous comme de ceux qui, étant mus grâce à une
poussée, par un moteur différent d’eux, tirent tout leur mouvement du
dehors, mais plutôt il en est de nous comme de ceux qui sont éveillés
(διεγειρóμενοι) par la forme de la vie (ζωή) qui leur est propre2.
La ζωή, la « vie » ou « forme de vie », est un terme technique
néoplatonicien qui désigne, mis en rapport avec l’âme, la manière d’être en
mouvement ou en action de celle-ci ou, comme l’explique Hermias dans
son commentaire sur le Phèdre de Platon3, l’âme sous l’aspect du
mouvement. Ce terme s’applique donc aussi bien à l’âme raisonnable
qu’aux âmes irrationnelles et végétatives4. C’est pourquoi ce terme est
presque interchangeable avec ψὑχή dans tous les cas où le terme « âme » est
utilisé d’une manière large ou en accord avec l’usage commun. Les
néoplatoniciens tardifs insistent spécialement sur le fait que tous les
mouvements de l’âme, soit le jugement de valeur de l’âme raisonnable
humaine, soit l’impulsion à agir, le désir et l’aversion de l’âme irrationnelle,
naissent à l’intérieur de ces âmes, même si les mouvements se produisent à
la suite d’une incitation extérieure. Pour eux, même la sensation n’est pas
exclusivement provoquée par une impression venant de l’extérieur. Dans
son commentaire sur le De anima d’Aristote5, Simplicius l’explique comme
suit :
Puisque la forme de vie (ζωή) qui a la faculté de sentir [c’est-à-dire
l’âme irrationnelle] est la dernière forme de vie capable de
connaissance, ce sont les autres choses qu’elle est capable de connaître
principalement et non pas elle-même6, et elle est mue par des choses qui
lui sont extérieures, non pas pourtant à la manière des choses inanimées,
mais d’une part elle est éveillée de l’intérieur (ἔνδοθεν ἐjγειρομένη),
pour que son activité soit aussi celle d’un être vivant, mais d’autre part
elle vient à la suite d’une affection produite préalablement de l’extérieur
dans l’organe sensible (τò αιjσθητήριον) ; d’une part elle est éveillée de
l’intérieur en relation avec cette affection et elle reçoit son achèvement
dans la projection des raisons formelles qui viennent de l’intérieur (κατὰ
την ἔνδοθεν των λóγων προβολήν), mais d’autre part on dit qu’elle
reçoit son achèvement par les choses extérieures, au sens où elle est
éveillée parfaitement par elle-même en relation avec l’affection
provoquée par les choses extérieures dans l’organe des sens.

Nous constatons l’importance du terme technique « être éveillé


(ἐγεíρεσθαι) » dans les deux textes cités et la réapparition du terme
προβάλλειν, προβολή dont il a été question plus haut7. Dans la tournure
ἡπροβολη των λóγων, j’ai traduit, en suivant P. Hadot, λóγων par « raisons
formelles »8. Dans le texte cité, il s’agit des raisons formelles qui sont
contenues dans l’âme irrationnelle et qui ne sont que des images affaiblies
des raisons formelles propres à l’âme raisonnable, qui, à leur tour, ne sont
que des images affaiblies des Idées et risquent d’être enfouies comme une
étincelle sous les cendres pendant la descente de l’âme raisonnable dans le
monde du devenir9.
Le texte du commentaire sur le De anima que je viens de citer, ainsi que
plusieurs développements dans le commentaire sur le Manuel, montrent que
Simplicius adhère à la doctrine des néoplatoniciens tardifs qui reconnaît, à
l’intérieur de l’âme humaine, trois formes de vie ontologiquement
différentes : l’âme raisonnable humaine, l’âme irrationnelle et l’âme
végétative, comme on le verra dans le tableau qui suit10. Malgré cette
distinction entre trois âmes différentes, l’âme humaine dans son ensemble
peut être regardée comme une :
L’âme humaine, dit Simplicius dans son commentaire sur le De
anima11, est par essence une et plusieurs, [une] selon elle-même tout
entière, et [plusieurs] selon chaque forme de vie.

Tableau explicatif n° 2
1) L’âme raisonnable humaine, qui est la dernière œuvre du démiurge,
forme de vie immortelle, mue par elle-même ((ὑφ’ ἐαυτñς, αὑτοκινητóς)
et transcendant complètement ((χωριστή) le corps de chair et d’os quand
elle se tourne vers elle-même ou vers les entités ontologiquement
supérieures ; dans cette condition, elle est maîtresse de ses désirs et
impulsions, mais non pas si elle se tourne entièrement vers le corps
destructible ; elle est liée au corps ou véhicule lumineux (αὑγοειδὲς
σωμα), immortel comme elle.
2) L’âme irrationnelle que l’âme raisonnable produit quand elle s’unit
à un corps : celle-là est mortelle, mais de plus longue vie que le corps de
chair et d’os ; elle meurt en même temps que le corps pneumatique
auquel elle est liée, après avoir survécu avec lui à plusieurs
réincarnations ; elle est une forme de vie étroitement mêlée au corps en
chair et en os, mais comporte des traces de mouvement autonome (elle
ne se meut pas par elle-même, mais à partir d’elle-même : ἀφ’ έαυτñς, et
d’une manière transcendante par rapport au corps) ; elle a des traces de
désirs et tendances autonomes12.
3) L’âme végétative, produite également par l’âme raisonnable
humaine quand celle-ci s’unit à un corps périssable, est mortelle et périt
avec le corps (ἀχώριστος) ; forme de vie mue par un autre, elle ne
conserve que peu d’automotricité apparente : la passivité de « l’être
mû » prévaut en elle.

Nous apercevons déjà toute la distance qui sépare la doctrine de l’âme de


Simplicius de celle d’Épictète, qui ne connaît pas de tripartition ; mais cela
n’empêche pas que les deux philosophes tirent de leurs doctrines
divergentes une conclusion identique : l’être humain, qui est identifié avec
l’âme raisonnable (par les néoplatoniciens tardifs), ou dont l’âme
raisonnable est conçue comme la partie prépondérante (chez Épictète), est
pleinement responsable de ses actes.

2. Une méprise de Simplicius concernant la signification du terme óρμή

L’interprétation par Simplicius de la deuxième phrase du premier chapitre


du Manuel d’Épictète est instructive d’un autre point de vue : elle révèle en
effet que Simplicius n’est pas très au courant des doctrines stoïciennes
d’Épictète. J’ai consacré un chapitre de mon introduction à l’édition Budé
(avec traduction) du commentaire sur le Manuel à quelques méprises
flagrantes de Simplicius en ce qui concerne la philosophie stoïcienne en
général et la philosophie d’Épictète en particulier13. Dans les exemples
choisis pour ce chapitre, il ne s’agit pas des transpositions
néoplatoniciennes habituelles de la pensée stoïcienne (dont Simplicius n’a
lui-même plus conscience), mais il s’agit d’une méconnaissance évidente du
vocabulaire technique de cette école ou spécialement d’Épictète.
En voici un exemple : la deuxième phrase du premier chapitre du
Manuel, que nous avons citée plus haut, énumère les choses qui dépendent
de nous dans l’ordre que voici : jugement de valeur, impulsion à agir, désir
et aversion. Simplicius commente cette phrase de la manière suivante :
Il est certes évident que c’est le jugement de valeur qui vient en
premier, lui qui est une certaine connaissance rationnelle et qui convient
tout à fait à l’homme. Mais lorsque se produit un jugement au sujet d’un
mal ou d’un bien, réel ou apparent, qui nous concerne, c’est dans tous
les cas l’aversion ou le désir qui est excité, et c’est l’impulsion à agir qui
suit. Car il faut d’abord que l’objet soit désiré ou refusé pour qu’ensuite
on tende à approcher l’objet désiré ou à se détourner de l’objet
d’aversion, qui est le contraire de l’objet désiré. Mais les stoïciens ont
placé l’impulsion à agir (ὀρμή) et la répulsion (ἀφορμή) avant le désir et
l’aversion14.

Simplicius croit visiblement que l’ordre de l’énumération des activités de


l’âme qui sont en notre pouvoir correspondait, dans l’esprit d’Épictète, à un
ordre de succession dans l’âme. Mais il n’en est rien. Comme nous l’avons
vu, pour Épictète ces activités de l’âme se situent à des niveaux différents et
concernent trois disciplines différentes : le jugement de valeur se rapporte
aux assentiments, le désir et l’aversion se rapportent aux passions, les
impulsions à agir et les répulsions aux devoirs et actions. C’est évidemment
cette distribution des activités de l’âme à des champs d’exercices différents
qu’il faut retenir pour l’interprétation des premières phrases du Manuel. Il
s’agit là des mouvements de l’âme qui sont déjà le résultat d’une réflexion.
Simplicius, croyant que pour les stoïciens il n’existe qu’une seule ὀρμή qui
est antérieure au désir, confond peut-être l’ὀρμή qui est déjà le produit
d’une réflexion, car elle est définie par les stoïciens comme « un
mouvement de la pensée dirigé vers quelque chose dans le domaine des
actions15 », avec l’ὀρμή qui est le tout premier mouvement de l’âme,
résultant des sensations et de leur impression sur l’âme (φαντασíα), et qui
appartient aussi aux animaux16. Cette méconnaissance des trois disciplines
fondamentales ou topoi d’Épictète, qui structurent également les Écrits pour
lui-même de Marc Aurèle, aura encore des répercussions plus loin, dans le
commentaire de Simplicius sur le deuxième chapitre17 du Manuel, où il ne
comprend toujours pas que, pour Épictète, il ne s’agit pas d’une priorité
temporelle que l’impulsion à agir ou la répulsion aurait dans l’âme par
rapport au désir ou à l’aversion, mais de deux champs d’exercices, l’un se
rapportant aux devoirs et aux actions et l’autre aux passions.

3. La place de « ce qui dépend de nous » dans le système ontologique


néoplatonicien

Après cette présentation assez brève des mouvements de l’âme


mentionnés par Épictète, Simplicius se tourne maintenant vers l’explication
du ἐφ’ ἡμĩν, du « ce qui dépend de nous », pour désigner la place exacte
que celui-ci occupe dans l’ontologie néoplatonicienne. « Nous allons faire
l’exposé qui suit, dit-il, en prenant notre point de départ d’assez haut
(ἄνωθέν ποθεν)18. » Ce « assez haut » annonce tout de suite que Simplicius
ne parlera pas de l’entité la plus haute de la théologie de Damascius, son
maître, dont il a adopté le système philosophique, c’est-à-dire qu’il
n’évoquera pas l’Ineffable. Il commence tout de suite par l’Un, qui est,
comme nous le verrons, l’Un Tout avant toutes choses de Damascius :
Le Bien est la source et le principe de tous les étants. Car ce que
toutes choses désirent19 et vers quoi toutes choses tendent, voilà le
principe et la fin de toutes choses. Et, à partir de lui-même, le Bien
produit toutes choses, les premières, les intermédiaires et les dernières.
Mais les choses premières, il les produit contiguës et semblables à lui :
lui, la bonté unique, produit de nombreuses bontés, lui, la simplicité
unique (μìα ἀπλóτης), <produit de nombreuses simplicités>20, lui,
l’unique hénade (ἐνὰς μíα) qui transcende toutes les autres, produit de
nombreuses hénades (πολλὰς ἑνάδας), lui, le principe unique ((μíα
ἀρχή), produit de nombreux principes. Car c’est une seule et même
chose que l’Un et le Principe et le Bien et Dieu. Et en effet, Dieu est la
cause première et la cause de toutes choses. Mais il est nécessaire que ce
qui est le premier soit aussi le plus simple, parce que ce qui a une
quelconque composition et pluralité est second par rapport à l’Un d’où
procèdent les composés et la pluralité. Et les choses qui ne sont pas
bonnes désirent le Bien, en tant qu’il est au-dessus d’elles, et ce qui
n’est pas principe-en-soi (αὑτοαρχή) dépend nécessairement d’un
principe qui a précédé. Mais il est nécessaire que ce qui est le Premier
ait aussi la puissance suprême et totale. Et la surabondance de la
puissance consiste en ceci que, produisant toutes choses à partir d’elle-
même, elle produit les choses qui lui sont semblables avant celles qui lui
sont dissemblables21.

Cette description de l’Un est remplie de formules, de termes et de


tournures procliennes et se présente en quelque sorte comme un court
résumé de plusieurs propositions des Éléments de Théologie de Proclus.
Dans un chapitre de mon livre Le Problème du néoplatonisme alexandrin :
Hiéroclès et Simplicius22, qui a été repris dans Simplicius, Commentaire sur
le Manuel d’Épictète23, j’ai relevé tous les parallèles textuels ou doctrinaux
avec Proclus pour réfuter la thèse de K. Praechter24, selon laquelle la
théologie de Simplicius, dans son commentaire sur le Manuel, ainsi que
celle d’Hiéroclès, dans son commentaire sur le Carmen aureum
pythagoricien, correspondraient à un état pré-plotinien de la philosophie
platonicienne. Comme mon point de vue est à présent reconnu, à savoir
qu’aussi bien Hiéroclès que Simplicius sont des philosophes qui
représentent l’état de la doctrine néoplatonicienne à leurs époques
respectives, je ne reviendrai pas sur ces détails.
Dans la suite de son développement, Simplicius fait allusion à la doctrine
proclienne des séries. Je cite :
En effet, tous les étants, bien qu’ils aient les uns par rapport aux
autres des différences et qu’ils soient multipliés en leurs différences
propres, se ramènent, chacun, à un principe unique qui lui est propre.
Par exemple, toutes les choses belles, autant qu’il s’en trouve dans les
intelligences, dans les âmes et dans les corps, se ramènent à une source
unique de la beauté. Il en est de même pour toutes les choses
proportionnées, et pour toutes les choses vraies25. Et tous les principes
sont en quelque manière de même nature que le premier principe, en tant
qu’ils sont principes, sources et bontés, toute dégradation et toute
proportion convenables étant respectées. Car ce qu’est le principe
unique pour tous les étants, chaque principe l’est pour la pluralité qui est
comprise sous la propriété correspondant à ce principe. Car il est
impossible que chaque pluralité, elle aussi, déterminée selon une
différence particulière, ne remonte pas à un principe qui lui soit propre,
principe faisant rayonner sur tous une forme unique selon l’identité. Car
l’un précède toute pluralité, et toute propriété qui se retrouve en de
nombreux sujets vient en ces nombreux sujets à partir d’un [certain]
un26.

Simplicius explique donc que chaque série se rapporte à une Hénade ou


un principe unique qui lui est propre, et l’ensemble des principes se ramène
à l’Hénade ou au principe unique qui est l’Un. Il y a une relation
analogique : ce que le premier principe, l’Un, est pour les principes
particuliers, chaque principe particulier l’est pour les membres de la série
qui dépend de lui.
Si, dans ce développement ontologique, on peut jusqu’ici trouver, pour à
peu près chaque phrase de Simplicius, des parallèles chez Proclus, il n’en va
pas de même pour ce qui suit :
Donc tous les principes particuliers ont leur fondement dans le
principe universel et sont compris sous lui, non pas dans un sens local et
spatial, mais de la manière dont les parties sont comprises dans le tout,
la pluralité dans l’un et le nombre dans la monade. Car Celui-là est Tout
avant toutes choses (πάντα [...] πρò πάντων) [...]27.

Cette formule ἔν πάντα πρò πάντων est une expression caractéristique qui
revient très souvent dans la description que Damascius donne de l’Un. Je
me borne à citer un seul exemple :
Ainsi il [l’Un] sera en vérité Tout avant toutes choses, non d’une
manière inachevée, comme s’il était tout en puissance, ni selon la cause,
comme s’il n’y avait pas encore de Tout, mais il sera Tout selon
l’existence (κατὰ ὕπαρξιν), celle qui est indifférenciée, non pas
l’existence unifiée antérieurement à tout, mais celle qui par sa propre
simplicité s’est étendue au-dessus de tout, étant toutes les choses qui
procèdent selon la distinction et tout ce qu’elles sont. Celui-là est le Tout
au sens propre28.
Dans l’utilisation des attributs qui se rapportent à l’Un, Proclus est plus
réservé et plus nuancé que Simplicius et Damascius. Lorsque Simplicius
parle de l’Un, principe de tout, cet Un est l’Un de Damascius, c’est-à-dire
un principe qui, situé immédiatement au-dessous de l’Indicible, est moins
transcendant que ce dernier et, comme nous l’avons vu, peut être appelé
« Tout avant toutes choses », ou encore « comprenant toutes choses dans sa
simplicité ». Cette description de l’Un laisse en quelque sorte entendre
qu’au-delà de ce Principe qui, malgré son unité, n’est pas, en un certain
sens, entièrement séparé du multiple, il y a un Principe encore plus
transcendant et absolument ineffable. D’autre part, le système de
Damascius se réfère sans cesse au système de Proclus, dont il est en quelque
sorte le commentaire critique. Il n’est donc pas étonnant que l’on rencontre
chez Simplicius, jusque dans les détails, les thèses mêmes et le vocabulaire
de Proclus.
Il a été dit que « le Bien produit toutes choses, les premières, les
intermédiaires et les dernières », sans aucune précision sur ce que ces
différentes entités représentent. Cette lacune sera comblée par le paragraphe
suivant29 :
Les premières des choses qui sont produites par le bien premier n’ont
jamais cessé d’être des biens, en vertu du fait qu’elles sont de même
nature que lui ; étant immobiles, immuables et fixées dans la béatitude
qui demeure toujours la même, elles ne sont jamais dans l’indigence du
bien, parce qu’elles sont des bontés-en-soi (αὐτοαγαθóτητες). Toutes les
autres choses, qui ont été produites par le Bien qui est l’Un et par les
nombreuses bontés, étant éloignées d’être des biens-en-soi et d’être
fondées de manière immobile dans l’être originel (ὕπαρξις) de la bonté
divine, ont le bien par participation (κατὰ μέθεξιν). Mais les choses qui
viennent en dernier et qui sont mues par un autre, comme les corps,
reçoivent le bien de l’extérieur de la même manière qu’elles reçoivent
de l’extérieur aussi bien leur essence que leur mouvement, n’étant
capables ni de se constituer elles-mêmes – parce que, étant divisibles et
inconstantes, elles ne peuvent se mettre d’accord avec elles-mêmes, tout
entières en leur totalité –, ni de se mouvoir elles-mêmes – parce que par
elles-mêmes, elles sont sans vie et sans respiration. Les choses
intermédiaires sont inférieures, il est vrai, à la nature immobile qui
demeure toujours la même et sous le même mode (κατὰ τὰ αὐτὰ καì
ὡσαúτως) ; mais, étant supérieures aux choses qui viennent en dernier et
qui sont mues par un autre ((ἑτεροκìνητοι), elles sont mues, certes, mais
elles le sont par elles-mêmes (ὑφ’ ἑαυτων δὲ κινεĩται) et non sous la
motion d’autres choses qui leur seraient extérieures, comme il en est des
corps. Telles sont les âmes : elles se meuvent d’elles-mêmes et elles
meuvent les corps. Et à cause de cela les corps qui sont mus de
l’intérieur, nous les nommons « animés » ; les corps qui sont mus
seulement de l’extérieur, nous les nommons « inanimés », parce que
l’âme, mue par elle-même (ὑφ’ ἐαυτñς κινουμένη), meut aussi les corps.
Si donc c’était en étant mue de l’extérieur par un autre que l’âme qui est
dans le corps mouvait le corps, il est évident que l’on ne dirait pas que le
corps est mû de l’intérieur, puisqu’il serait mû principalement par ce qui
mettrait l’âme en mouvement.

Le tableau n° 3 de la page 119 résume les cinq derniers textes qui


concernent le développement théologique de Simplicius.
Les premières choses ((τὰ πρωτα) produites par le Bien ou l’Un se
caractérisent donc par le fait d’être immuables et éternellement fixées dans
la béatitude, étant des bontés-en-soi. Ce niveau doit donc comprendre les
étants depuis les Hénades jusqu’au palier le plus bas de l’Intellect. Les
choses intermédiaires (τὰ μέσα), à savoir les différents niveaux des âmes,
ne reçoivent le bien que par participation. Elles ne sont plus immobiles,
mais se meuvent par elles-mêmes ainsi qu’une partie des choses dernières
(τὰ ἔσχατα), c’est-à-dire les corps appelés « animés » (ἔμψυχα). L’autre
partie des choses dernières est constituée par les corps inanimés, qui ne
peuvent être mus que par une force extérieure à eux. Le critère de toute
cette division est, d’une part, le degré de participation au Bien ou Un, qui
s’affaiblit progressivement, et d’autre part le rapport qu’ont les différents
niveaux des réalités avec le mouvement : les choses premières sont
immobiles et immuables, les choses intermédiaires sont mues par elles-
mêmes, et les choses dernières sont mues par un autre.

Tableau explicatif n° 3
– L’Un tout avant toutes choses ; le Bien
– Les premières choses produites par le Bien : le niveau des Hénades
jusqu’au palier le plus bas de l’Intellect ; immobiles ; restent toujours
les mêmes et sous le même mode ; « bontés-en-soi » (αυjτοαγαθóτητες),
« bontés » (ἀγαθóτητες) ou [« êtres pleinement bons » (πανάγαθα)]30 [ ;
sont immuables dans leurs essences].
– Les choses intermédiaires : les différents niveaux des âmes
raisonnables ; elles sont mues par elles-mêmes ; ont le bien par
participation ; sont divisées en :
a) âmes premières : produites immédiatement par les « bontés » ou
« êtres pleinement bons » ; leur choix est orienté uniformément vers le
Bien [ ; sont immuables dans leurs essences, mais pas dans leurs
actes31] ;
b) [âmes intermédiaires : sont immuables dans leurs essences, mais
pas dans leurs actes] ;
c) âmes humaines : servent de lien entre les choses premières et les
choses dernières ; peuvent se tourner par essence vers ce qui est
supérieur à elles ou ce qui leur est inférieur, vers ce qui est bien ou ce
qui est mal [ ; peuvent changer dans leurs essences, jusqu’à un certain
degré, et dans leurs actes].
– Les choses dernières : mues par un autre ; [les âmes inférieures et]
les corps animés et inanimés : reçoivent le bien de l’extérieur.
Le « ce qui dépend de nous » [comme le mal] se trouve
exclusivement au niveau ontologique des âmes raisonnables humaines.

Cette classification des réalités en premières, intermédiaires et dernières


est suivie d’une division, encore incomplète, de l’ordre des âmes, opposant
les âmes « premières » aux âmes humaines, terme qui désigne ici
exclusivement les âmes raisonnables humaines : c’est la deuxième étape
vers la définition de « ce qui dépend de nous ».
Donc cette essence qui se meut elle-même, puisqu’elle est inférieure
par rapport à ce qui est immobile et qu’elle n’est rendue bonne que par
participation, est mue, il est vrai, en direction du Bien, mais c’est
pourtant par elle-même qu’elle est mue, et non par un autre, car c’est
elle-même qui tend vers le Bien et le désire. Et les mouvements propres
de ces âmes sont ceux-ci : l’appétit (ἔφεσις), le désir (ὄρεξις),
l’impulsion à agir (ὁρμή), le choix (αἳρεσις). Mais les premières parmi
les âmes, parce qu’elles sont produites immédiatement par les bontés-
en-soi, même si elles ont subi une certaine diminution par rapport à ces
réalités du fait qu’elles ne sont pas bontés-en-soi, mais qu’elles ont le
désir du Bien, cependant en tant qu’elles sont apparentées à celui-ci, ces
âmes donc désirent d’une manière connaturelle et indéfectible, et elles
ont leur choix orienté uniformément vers lui, sans dévier jamais vers ce
qui est inférieur. Et s’il est vrai que le choix délibéré ((προαíρεσις) est le
choix d’une chose de préférence à une autre32 : du meilleur de
préférence au pire, on pourrait peut-être dire qu’il n’y a pas de choix
délibéré dans ces âmes33, à moins d’appeler choix délibéré le choix qui
choisit les premiers biens. Quant aux âmes des hommes, elles ont été
produites pour servir de lien entre les choses qui demeurent toujours en
haut et les choses qui demeurent toujours en bas, et à cause de cela elles
sont naturellement capables de se tourner aussi bien vers celles-ci que
vers celles-là34. Lorsqu’elles tendent tout entières vers celles-ci, leurs
désirs et leur choix sont simples et sans alternative. Mais lorsqu’elles
deviennent incapables de la conversion vers le haut, parce qu’elles
veulent exercer aussi une conversion vers les choses inférieures, cette
conversion vers les choses inférieures qui est, elle aussi, inhérente à
l’âme selon son essence, car cette conversion vise à animer et à mettre
en mouvement les corps par eux-mêmes inanimés et mus par un autre, et
elle vise également à la mise en ordre des choses qui, par nature, ne sont
capables de participer au Bien qu’en étant mues par un autre – de telles
choses en effet reçoivent participation grâce à l’âme qui, elle-même, par
le mouvement qui lui est propre, meut les choses qui sont mues par un
autre –, à ce moment donc, parce que l’âme est en contact avec les
choses qui sont soumises à la génération et à la corruption et qui sont
amenées peu à peu à la privation du Bien, et parce que l’âme se donne
elle-même à ces choses, son choix n’est plus un choix sans alternative,
mais un choix qui sans doute se porte toujours vers ce qui est digne de
choix et vers le bien, ce bien pouvant être ou véritablement le bien ou un
semblant de bien trompeur et séducteur à cause d’un certain plaisir qui
lui est inhérent35.
Le tableau n° 3 de la page 119 résume ce texte, mais contient aussi
quelques éléments tirés d’autres textes de Simplicius.
Au début de cette dernière citation, nous sommes confrontés à une
division de l’essence caractérisée par l’automotricité, donc des âmes
raisonnables, en âmes premières, qui restent toujours en haut, tendues
immuablement vers le Bien, et en âmes raisonnables humaines. Derrière
cette bipartition se cache en fait, comme nous l’apprenons plus loin dans le
commentaire, une tripartition en âmes raisonnables premières,
intermédiaires et dernières, les âmes dernières étant les âmes raisonnables
humaines. La division du début s’élargit par la suite sur la base du critère du
choix. Le choix n’existe pas au plan des étants immobiles, des bontés-en-soi
et des bontés, et il n’existe pratiquement pas au niveau le plus haut des êtres
automoteurs, donc des âmes qui restent toujours en haut, car ces entités,
étant elles-mêmes des bontés, désirant par nature uniformément le Bien, ne
sont confrontées à aucune alternative. Le choix n’existe pas non plus au
niveau des corps inanimés et des âmes irrationnelles et végétatives, qui en
sont, également par nature, incapables. Un vrai choix, le choix délibéré
(προαìρεσις), ne se rencontre qu’au plan des âmes raisonnables humaines,
qui servent d’intermédiaires entre ces deux blocs, c’est-à-dire les choses qui
restent toujours en haut et celles qui restent toujours en bas. Ces âmes sont,
par leur nature, capables de tendre ou bien vers les réalités ontologiquement
supérieures, ou bien vers les choses ontologiquement inférieures. Dans le
premier cas, leurs choix sont simples et sans alternative comme chez les
âmes qui restent toujours en haut, et dans le deuxième cas, quand elles
s’adonnent aux choses qui sont soumises à la génération et à la corruption
pour les animer et pour les mettre en ordre, leurs choix peuvent se porter
vers le bien ou vers le mal, et elles sont totalement libres de ce choix. Mais
même si elles choisissent le mal, elles le font en croyant choisir un bien, ne
voyant pas qu’il ne s’agit que d’un bien apparent derrière lequel se cache le
mal. La thèse socratique selon laquelle personne ne choisit volontairement
le mal reste donc toujours valable.
Et « ce qui dépend de nous », c’est ce choix délibéré, dit Simplicius un
peu plus loin36, revenant sur le texte d’Épictète :
Car jugement de valeur, tendance à agir, désir et aversion se ramènent
aux choix et aux choix délibérés, étant tous des mouvements de l’âme
qui sont au-dedans et non des poussées produites de l’extérieur. C’est
pourquoi l’âme est maîtresse de ces mouvements.

Pour expliquer ce que signifie l’expression technique « ce qui dépend de


nous », Simplicius a donc parcouru un long chemin, afin de définir à quel
niveau ontologique cette réalité peut avoir sa place, à savoir uniquement au
niveau de l’âme raisonnable humaine.
Le commentaire de Simplicius sur les deux premières phrases du Manuel
d’Épictète n’est pas terminé, mais nous arrêterons ici l’analyse de cette
interprétation néoplatonicienne. L’exposition ontologique que nous avons
parcourue est en effet suivie d’une très longue discussion des différentes
objections des adversaires à la thèse du libre arbitre des hommes, que
défendait Simplicius. Il répondra donc d’une manière détaillée à ceux qui
soutiennent que nos actions sont dues au hasard et à ceux qui affirment que
les mouvements de l’âme sont produits nécessairement par le besoin, sont
dus au hasard ou à la fatalité, pour finir par une réponse globale à tous ses
adversaires, avant de passer au commentaire de la troisième phrase du début
du Manuel.

1 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, I 3-492 = Hadot 2001, I 3-623.


2 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, I 19-21 = Hadot 2001, I 23-26.
3 Hermias, In Phaedr., p. 110, 7-12.
4 Cf. Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, XIV 107-129 = Hadot 2001, XIV 136-164 ;
In Phys., p. 262, 31 ss.
5 Simplicius, In De anima, p. 119, 3-10. Je suis d’avis que les arguments que C. Steel
apporte pour attribuer ce commentaire à Priscien ne sont pas valables : cf. I. Hadot,
« Simplicius or Priscianus ? On the author of the commentary on Aristotle’s De anima »,
Mnemosyne, 55 (2002), p. 159-199. En ce qui concerne la théorie de la perception, cf.
I. Hadot, « Aspects de la théorie de la perception chez les néoplatoniciens : sensation
(αἳσθησις), sensation commune (κοινη αἳσθησις), sensibles communs (κοινὰ αιjσθητά), et
conscience de soi (σὑναíσθησις) », dans Documenti e studi sulla tradizione filosofica
medievale, 8 (1997), p. 33-85.
6 De l’âme humaine dans son ensemble, ce n’est que l’âme raisonnable qui peut se connaître
elle-même.
7 Cf. p. 65 sq. ; cf. aussi note 1, p. 122.
8 Cf. P. Hadot, Plotin, Traité 38, Paris, 1988, p. 214-215.
9 Pour cette image, cf. Philopon, In De anima, p. 4, 30 ss.
10 Cf. le tableau n° 2, p. 107.
11 Simplicius, In De anima, p. 14, 8-9.
12 À propos de l’âme irrationnelle et de l’âme raisonnable humaine, cf. Simplicius, Comm.
Manuel, Hadot 1996, I 32-41 = Hadot 2001, I 40-52 : « [...] les désirs irrationnels, c’est-à-dire
la colère et la convoitise, qui sont proches des corps et sont les formes de vie des corps, si bien
qu’ils semblent résulter des tempéraments corporels, ont en une très grande mesure le
caractère d’être mus par un autre et ils ne sont plus totalement en notre pouvoir et, au sens
propre, ces désirs ne dépendent pas de ceux qui désirent, même si ces désirs irrationnels sont,
eux aussi, des mouvements qui s’effectuent à l’intérieur. Même l’âme raisonnable, lorsqu’elle
s’abandonne aux corps et aux mouvements irrationnels et corporels, est, elle aussi, remuée par
des ressorts étrangers comme une marionnette, elle subit des poussées extérieures et n’a plus
de mouvements libres qui dépendent d’elle (cf. Platon, Lois, I, 644 E 1 sq.). Au contraire,
lorsqu’elle agit selon sa nature propre et sa noblesse originelle, alors elle se meut par elle-
même de l’intérieur d’une manière libre et autodéterminée. »
13 Le chapitre en question est intitulé « La réception des doctrines stoïciennes par Simplicius
dans son commentaire sur le Manuel d’Épictète », dans I. Hadot 2001, Simplicius, Comm.
Manuel, p. CI-CXXII.
14 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, I 24-31 = Hadot 2001, I 29-39.
15 Cf. S.V.F., III, 377, et 169, 10 : ὀρμή = φορὰ διανοíας.
16 Cf. S.V.F., II, 458 (= Philon, Quod deus sit immutabilis, § 41-44). Pour les différentes
significations du terme ὀρμή dans la terminologie stoïcienne, cf. S.V.F., III, 169, fragment qui
a été discuté par B. Inwood, Ethics and Human Action in Early Stoïcism, Oxford, 1985,
p. 224-242.
17 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, VII 76-88 = Hadot 2001, VII 97-112.
18 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, I 44 = Hadot 2001, I 56.
19 Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 1, 1094 a 3.
20 <πολλὰς ἀπλóτητας> a été suppléé par conjecture.
21 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, I 45-59 = Hadot 2001, I 57-74.
22 « La théologie de Simplicius dans le commentaire sur le Manuel d’Épictète », Paris,
1978.
23 I. Hadot 2001, Simplicius, Comm. Manuel, p. XLV-LXXII.
24 K. Praechter, art. « Simplikios », Paulys Realencyclopädie der classischen
Altertumswissenschaft, III A, 1 (1927), col. 204-213, et art. « Hierokles », Paulys
Realencyclopädie der classischen Altertumswissenschaft, VIII, 2, 1913, col. 1479-1487.
25 On reconnaît ici, et plus loin en I 78-79 = I 100-101, la triade platonicienne « beauté,
proportion, vérité » du Philèbe, 65 A 2. Les néoplatoniciens lui accordaient une importance
particulière ; cf. Proclus, In Rem publ., I, p. 295, 18 ss. (trad. Festugière, Proclus,
Commentaire sur la République, t. II, Paris, 1970, p. 104) : « C’est ainsi que, dans le Philèbe
aussi, Socrate a dit que le Bien, qui est difficile à percevoir et à peine visible, comme il l’a dit
là aussi, il faut le découvrir au moyen des trois Monades qui ont été placées dans le vestibule
du Bien et qui sont intelligibles, la Vérité, la Beauté, la Proportion : car elles nous font passer
jusqu’au Bien à cause de leur affinité avec lui. Et nous avons dit nous-mêmes, dans le Livre
sur les trois Monades, comment chacune manifeste le Bien, quel avantage elle procure aux
Intelligibles et comment elle le leur procure : car c’est l’Être qui tout à la fois les a produites
et, grâce à elles, a illuminé tout le plan intelligible. » Cf. aussi Damascius, De princ., I, p. 98,
22-27 et J. Combès, « Les trois monades du Philèbe selon Proclus », dans Proclus lecteur et
interprète des Anciens, éd. par J. Pépin et H. D. Saffrey, Paris, 1987, p. 177-190.
26 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, I 60-72 = Hadot 2001, I 76-92.
27 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, I 73-76 = Hadot 2001, I 93-97.
28 Damascius, De princ., I, p. 79, 9-14.
29 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, I 84-104 = Hadot 2001, I 106-132.
30 Entre crochets droits se trouvent des précisions supplémentaires tirées de passages du
commentaire de Simplicius autres que ceux qui sont cités p. 112-113.
31 Elles passent par exemple d’un objet intelligible à un autre. Tous les passages, dans le
commentaire sur le Manuel, qui traitent des âmes sont rassemblés et commentés dans I. Hadot
1996, Simplicius, Comm. Manuel, p. 83-100.
32 À propos de la définition étymologique du terme προαíρεσις, cf. Proclus, De prov., c. XV,
§ 57, 17-19 : « L’âme ayant donc dans son essence une inclination vers les deux, je veux dire
vers le bien et le mal, ils ont appelé “électif” ce pouvoir qui est le sien et à cause duquel nous
sommes aptes par nature à choisir une chose de préférence à une autre (propter quam aliud pro
alio nati sumus eligere). »
33 Le texte grec donne ἐν ἐκεíνοις. Si j’ai traduit d’une manière qui suppose la leçon ἐν
ἐκεíνοις, c’est parce que je pense qu’il s’agit d’une anacoluthe. Mais je n’ai pas osé corriger le
texte grec par conjecture en ἐν ἐκεíνοις, parce que l’on ne peut pas exclure la possibilité que
Simplicius, en anticipant la suite, remplace déjà ici mentalement les âmes qui restent toujours
en haut par « les choses qui demeurent toujours en haut » et qui comprennent les intelligibles,
c’est-à-dire les αὐτοαγαθóτητες, et les âmes raisonnables premières, ensemble d’étants qui ne
choisissent pas le Bien, mais qui sont bons. Il faudrait donc peut-être traduire par « dans ces
choses-là ». Il me semble en effet impossible de traduire en I 118 = I 150 των τε ἐεì ἄνω καì
των ἄεì κάτω μενóντων par « entre les âmes qui restent toujours en haut et les âmes qui restent
toujours en bas », car la suite du texte montre que c’est la totalité des choses périssables qui
est visée, et non pas seulement les âmes irrationnelles et végétatives. Cf. aussi le texte de la
note suivante, dans lequel l’âme raisonnable humaine est également intermédiaire entre tout
ce qui est au-dessus d’elle et tout ce qui est en dessous d’elle.
34 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, I 262-274 = Hadot 2001, I 331-347 : « L’âme
raisonnable des hommes soutient, en vertu de sa situation médiane, un triple rapport, l’un avec
ce qui lui est inférieur, à savoir le corporel et l’irrationnel, l’autre avec elle-même, le troisième
avec ce qui est meilleur qu’elle. Elle projette (προβάλλεται) aussi une triple forme de vie et un
triple désir. Et lorsqu’elle se donne elle-même aux corps et aux formes de vie irrationnelles
qui caractérisent les corps, alors, s’étant imaginé que le besoin qui est propre aux corps et aux
formes de vie irrationnelles est aussi le sien, elle conforme nécessairement ses désirs à ceux
du corps et des formes irrationnelles. C’est là le désir de l’âme à propos duquel on peut
discuter pour savoir s’il est en son pouvoir. Mais quand elle vit selon sa forme de vie propre
ou selon la forme de vie supérieure, alors elle projette ((προβάλλεται) aussi le désir qui est
propre à celles-ci, en aspirant au bien qui est le leur. Et cette âme est donc véritablement
maîtresse de désirer ceci ou cela, en tant qu’il est dans sa nature de projeter plusieurs sortes de
désirs, les uns inférieurs, les autres supérieurs : elle est rendue vicieuse par les désirs
inférieurs, vertueuse par les désirs supérieurs, parce que le choix qui se fait conformément à
ces désirs supérieurs est le choix qui est véritablement choix. »
35 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, I 105-131 = Hadot 2001, I 133-167.
36 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, I 154-157 = Hadot 2001, I 197-200.
CHAPITRE CINQUIÈME

Les paraboles de l’escale et du banquet

1. L’escale

De même que, au cours d’une traversée, quand le navire a jeté l’ancre


dans un port, si tu en descends pour aller chercher de l’eau fraîche, tu
peux ramasser au passage un escargot, un poulpe, mais qu’il te faut
pourtant avoir l’esprit tendu vers le bateau et te retourner constamment,
de peur que, peut-être, le capitaine ne t’appelle et que, s’il t’appelle, tu
ne doives abandonner toutes ces choses, afin que tu ne sois pas
embarqué sur le navire, ficelé comme un mouton, de même, dans la vie,
si, à la place d’un poulpe ou d’un escargot, on te donne une femme et un
enfant, rien ne s’y oppose. Mais si le pilote fait retentir son appel, cours
vers le navire en laissant toutes ces choses, sans te retourner en arrière.
Et, si tu es vieux, ne t’éloigne pas un moment loin du navire, de peur
qu’il n’arrive que tu manques à l’appel1.

Ce chapitre 7 est, dans le plan général du Manuel, le premier chapitre qui


se rapporte à la discipline du désir. Il invite, sous une forme imagée, à ne
pas s’attacher aux personnes qui nous sont chères, parce que ce ne sont que
des dons provisoires.
Dans ce chapitre 7, nous sommes donc en présence d’une comparaison
ou parabole ou allégorie. Une allégorie est, pourrait-on dire, une métaphore
prolongée. Les parties d’un ensemble structuré et cohérent de réalités ou
d’événements (A), ici l’escale d’un navire dans un port, correspondent
terme à terme aux parties d’un autre ensemble structuré de réalités ou
d’événements (B), ici la vie humaine ; l’auteur veut faire comprendre et
surtout faire admettre à son lecteur que la conduite que l’on est obligé
d’avoir dans l’ensemble B doit être analogue à celle qui nous semble
nécessaire dans l’ensemble A.
Dans le cas présent, les correspondances entre les deux ensembles sont
les suivantes :
1° Le navire représente le Monde.
2° Le pilote ou le capitaine, c’est Dieu. Le mot ρν peut être employé à
propos d’un pilote, mais aussi d’un commandant. À ma connaissance,
Épictète n’emploie jamais ailleurs le mot ρν à propos de Dieu, mais l’image
existait déjà chez Platon qui, dans le Politique (272 E 3), parle du pilote de
l’univers.
3° La sortie du navire, c’est la sortie hors des principes de toute existence
que sont les éléments, les raisons séminales ; c’est donc la vie humaine.
Cette sortie est une escale, donc une sortie provisoire. Les traditions
stoïciennes et platoniciennes insistaient sur le caractère provisoire de
l’existence de l’homme sur la terre. Une image fréquente était celle de
l’auberge. Arrien l’emploie dans le Manuel : il faut traiter les biens
terrestres comme du mobilier d’hôtellerie (chapitre 11). Image traditionnelle
que l’on retrouve chez Sénèque2 : « Ne vois dans tout ce qui t’entoure que
du mobilier d’auberge. Tu n’es là que de passage. La nature nous fouille au
départ comme à l’arrivée. » Dans la Lettre à Marcella, Porphyre3, lui aussi,
parle de l’« auberge étrangère d’ici-bas ». Dans notre parabole, l’escale, elle
aussi, comme l’auberge, n’est qu’un lieu de passage provisoire.
Dans cette allégorie, un détail peut paraître difficile à comprendre.
Pourquoi risque-t-on d’être ficelé comme un mouton, si l’on ne répond pas
à l’appel du pilote ? Car, si l’on rate le départ du bateau, on ne continue pas
son voyage, et puis c’est tout. Mais on ne vous force pas à remonter sur le
navire. Cette violence ne se comprend que si l’on désobéit à un ordre. Mais
une punition pour désobéissance implique une discipline militaire. Je pense
donc qu’Épictète ne fait pas allusion aux passagers d’un voyage d’affaires
ou d’agrément, mais à des matelots ou à des militaires qui ont le devoir de
remonter sur le bateau. D’ailleurs, dans ses Entretiens4, Épictète compare
ironiquement l’homme qui refuse de se soumettre au destin à un mauvais
matelot : « Sur un navire, embarqué comme matelot, empare-toi d’une
bonne place et ne la lâche pas ; s’il faut grimper au mât, refuse ; s’il faut
courir à la proue, refuse. Et quel est le capitaine qui te supportera ? N’est-il
pas vrai qu’il te jettera par-dessus bord comme un meuble inutile, un pur
embarras et un mauvais exemple pour les autres matelots ? » Chaque
homme doit considérer qu’on lui a confié une tâche, un poste qu’il doit
garder, une mission qu’il doit accomplir. C’est finalement un thème
socratique : il faut demeurer ferme dans le poste où Dieu nous a mis5,
thème repris d’ailleurs dans les vers du stoïcien Cléanthe qui figurent à la
fin du Manuel : « Conduis-moi, ô Zeus, et toi, ô Destinée, au poste, quel
qu’il soit, qu’une fois vous m’avez destiné [...]. Si je refuse d’obéir, devenu
alors mauvais, il n’en faudra pas moins que je suive », vers que Sénèque
avait traduits : « Les destins guident qui veut leur obéir, mais traînent celui
qui refuse6. » Cette situation correspond à notre parabole de l’escale : le
matelot qui ne répond pas à l’appel sera traîné dans le bateau, ficelé comme
on le fait avec les moutons. « Qui est maître sur le bateau ? – Le
commandant (κυβερνήτης). – Pourquoi ? – Parce que l’homme qui lui
désobéit est puni7. »
4° Cet appel correspond à la mort. Indépendamment de la parabole de
l’escale, la mort, chez Épictète, est présentée comme l’appel qui est fait par
Dieu ou par le Destin. Dans les Entretiens8, Épictète fait allusion à un
passage de la Cyropédie de Xénophon9. Cyrus, dans un discours à ses
soldats, loue l’attitude de Chrysanthas : « Quand j’ai commandé la retraite
et l’ai appelé par son nom, il levait l’épée pour frapper un ennemi. Or, il
m’a obéi aussitôt, et renonçant au coup qu’il allait donner, il a fait ce que je
commandais ; il a fait retraite lui-même et en a transmis en toute hâte
l’ordre à ses voisins. » Épictète utilise cet exemple pour présenter la mort
comme un appel : « Voyez Chrysanthas : sur le point d’abattre un ennemi, il
entendit la trompette sonner le rappel et il s’arrêta. Il jugea ainsi bien
meilleur d’accomplir la volonté du général que la sienne propre. Et nul
d’entre nous ne consent, pas même si la nécessité l’appelle, à lui obéir de
bon cœur, mais c’est avec des larmes et des gémissements que nous
subissons notre sort. » Dans le contexte, il s’agit bien de la mort. On
retrouve assez souvent le même thème ailleurs dans les Entretiens10.
Dans cette perspective, le navire, pour Épictète, représenterait bien le
Tout, le Cosmos, d’où l’on provient et où l’on retourne : « Tu retournes à ce
dont tu es sorti, aux éléments : point d’Hadès, d’Achéron, de Cocyte, de
Pyriphlégéton11. »
5° L’escale est destinée principalement à faire provision d’eau,
indispensable pour survivre. Mais, pendant l’escale, on peut ramasser des
petites choses « en passant ». C’est le sens de l’expression ὁδοũ πάρεργον.
C’est une expression proverbiale. Ces choses que nous ramassons en
passant, qui ne sont pas le but premier de l’escale, représentent, dans la
pensée d’Épictète, les personnes auxquelles nous nous attachons.
Ce que l’on ramasse, ce ne sont pas, je pense, des choses que l’on a
l’intention de manger, mais des choses que l’on trouve jolies. On peut
remarquer ici l’usage des diminutifs, employés à propos des choses que l’on
ramasse dans la parabole et à propos des choses qui leur correspondent dans
la réalité : cochlidion (petit escargot), bolbarion (petit poulpe), gunaikarion
(petite femme), paidion (petit enfant). Cochlidion est un diminutif de
cochlias ou cochlos, qui désigne plutôt un escargot. Bolbarion est le
diminutif de bolbos, qui signifie « oignon », mais peut désigner aussi, dans
le grec tardif, une sorte de poulpe.
Il est possible que ces diminutifs aient ici une nuance dépréciative.
Épictète aurait l’air de dire : finalement toutes ces choses sont sans
importance. Mais cela n’est pas tout à fait sûr. Cela pourrait tout aussi bien
exprimer l’attrait que l’on éprouve pour ces objets. Épictète, lorsqu’il parle
de la séduction que les femmes peuvent exercer sur les hommes, emploie
souvent le diminutif. Le fameux poème attribué à Hadrien12 emploie
beaucoup de diminutifs : animula, vagula, blandula (âmelette, vaguelette,
câlinette). D’une manière générale, chez Marc Aurèle par exemple, les
diminutifs n’ont pas nécessairement une valeur péjorative. Ils sont plutôt un
signe de la langue familière.
On peut se demander, dans la perspective de la cohérence de la parabole,
pourquoi l’on doit abandonner son coquillage à l’appel du capitaine. Il faut
supposer que le matelot ne peut rapporter dans le bateau des bricoles,
pourrait-on dire, qui l’encombreraient.
6° Il faut donc abandonner femme et enfants, quand résonne l’appel du
capitaine, c’est-à-dire au moment de la mort. Dans les Entretiens13, femme
et enfants sont aussi comparés une fois à des coquillages, mais aux
coquillages avec lesquels jouent les enfants. Épictète développe cette
comparaison dans la perspective d’un cas limite : si j’étais devant le tyran,
est-ce que j’aurais peur ? C’est un thème récurrent dans les Entretiens
d’Épictète, parce qu’on y retrouve souvent le souvenir d’un siècle de terreur
pour les stoïciens, depuis Néron jusqu’à Domitien, siècle dans lequel
plusieurs stoïciens, comme Thrasea Paetus, Helvidius Priscus et Arulenus
Rusticus furent condamnés à mort. Dans le Manuel, qui a été composé au
siècle des Antonins, ce souvenir n’apparaît plus.
Dans cette situation, l’homme à qui il est indifférent de vivre ou de
mourir n’éprouvera, dit Épictète, aucune crainte. Il en sera de même,
continue-t-il, si, dans un accès de démence, un autre en vient à éprouver la
même indifférence à l’égard de ses enfants et de sa femme : « Si, semblable
aux enfants qui, jouant avec des coquillages, rivalisent au jeu sans faire
aucun cas de ces coquillages, cet homme aussi ne fait aucun cas de ces
objets, mais s’attache seulement au jeu qui les concerne et à ses
retournements, quel tyran pourrait encore lui inspirer de la crainte... ? »
Cette attitude, qui est démente chez un non-philosophe, peut devenir
raisonnable, rationnelle chez le philosophe. Ce que provoque l’égarement
d’esprit, le discours rationnel et la démonstration peuvent le justifier pour le
philosophe qui sait que Dieu a fait les parties pour l’utilité du Tout et que
c’est un bien pour les parties de « céder au Tout », donc d’accepter la mort
et de perdre ce à quoi on est attaché. Ce discours rationnel et cette
démonstration nous apprennent aussi, poursuit Épictète14, qu’il faut placer
son bien dans ce qui dépend de nous : dans la parabole du Manuel, ce sera
obéir à l’appel du capitaine, c’est-à-dire de Dieu. On a donc ce paradoxe :
considérer femme et enfants comme des coquillages avec lesquels on joue,
c’est de la démence, et pourtant, si l’on se replace dans la perspective de la
physique stoïcienne, c’est une conduite raisonnable. En fait, les situations
de démence et de raison sont profondément différentes. Dans la vie de tous
les jours, s’il n’y a pas de situation exceptionnelle, considérer femme et
enfants comme des coquillages, c’est de la démence dans la perspective de
la discipline de l’action, de la discipline des devoirs. Un entretien tout entier
(I, 11) est ainsi consacré à la philostorgia, à l’affection. Il rapporte un
dialogue entre Épictète et un fonctionnaire. Épictète lui demande s’il a
femme et enfants. Devant la réponse affirmative de son interlocuteur,
Épictète reprend : « Comment t’en trouves-tu ? » « Mal », répond le
fonctionnaire. Épictète dit alors : « Comment ? Si les hommes se marient et
ont des enfants, ce n’est pourtant pas pour être malheureux, je suppose,
mais pour être heureux. » « Je suis si peu heureux, avec mes enfants,
rétorque l’interlocuteur, que, récemment, ma fillette étant malade et
paraissant en danger, je n’ai même pas pu supporter de rester à son chevet,
mais je me suis enfui, jusqu’à ce qu’on vînt m’annoncer qu’elle allait
mieux. » « Eh quoi, tu crois avoir bien agi de la sorte ? » « J’ai agi
naturellement. » Ici apparaît l’ambiguïté du mot « nature ». Pour le
fonctionnaire, il est naturel de ne pas pouvoir supporter de voir la
souffrance. Pour Épictète et les stoïciens, ce qui est naturel, c’est ce qui est
conforme à la nature, c’est-à-dire à la raison, et donc ce qui est bien.
Épictète et son interlocuteur vont ensuite tomber d’accord sur le fait que
l’affection pour la famille est conforme à la nature et bonne, mais que cette
affection doit être raisonnable, c’est-à-dire se manifester d’une manière
conforme à la raison. Or, va dire Épictète, abandonner sa fille quand elle est
malade, ce n’est pas raisonnable et ce n’est même pas aimer sa famille. Car,
sous prétexte d’affection, fallait-il laisser la petite fille toute seule ? Si l’on
était malade, voudrait-on être ainsi abandonné ? Ensuite la démonstration
d’Épictète s’éloigne de notre sujet. Mais nous constatons qu’il affirme avec
force que l’affection pour la famille et la tendresse sont conformes à la
nature. C’était d’ailleurs la doctrine stoïcienne15.
Donc, de ce point de vue, la tendresse n’est pas chose indifférente. Mais
une nouvelle perspective sur la tendresse (φιλοστοργíα) apparaît ailleurs16.
Comment être affectueux ? demande Épictète. Et il répond :
Comme quelqu’un de courageux, comme quelqu’un qui est heureux,
car la raison n’exige jamais que nous nous abaissions, que nous nous
lamentions, que nous nous mettions sous la dépendance d’un autre, que
nous accusions jamais ni Dieu ni l’homme. Voilà comment je veux te
voir témoigner de l’affection, en homme qui reste fidèle à cette attitude.
Mais si, à cause de cette affection – quel que soit, d’ailleurs, ce que tu
appelles affection – tu dois être esclave et malheureux, il n’est pas
profitable d’être affectueux. Et qui t’empêche d’aimer quelqu’un comme
quelqu’un qui est voué à la mort, comme quelqu’un qui doit nous
quitter ? Est-ce que Socrate n’aimait pas ses enfants ? Oui, mais comme
un homme libre, comme un homme qui se souvient qu’il doit d’abord
être l’ami des dieux.

Aussi Socrate n’omit-il aucune de ses obligations, de citoyen et de soldat


(qu’il aurait pu omettre, sous-entend Épictète, s’il avait été l’esclave de ses
affections).
Mais nous sommes riches en prétextes pour justifier notre lâcheté : les
uns, c’est à cause d’un enfant ; les autres, à cause d’une mère ; d’autres
encore, à cause de frères. Or personne ne doit causer notre malheur,
mais tous notre bonheur, et Dieu surtout qui nous a créés à cette fin.

Si les hommes sont malheureux (c’est-à-dire tombent dans le mal moral


en ne faisant pas leur devoir), c’est à cause de leurs affections, parce qu’ils
craignent d’être mis à mort ou séparés de leur famille. Épictète continue en
donnant l’exemple de Diogène : « Il aimait, dit-il, comme un serviteur de
Dieu, plein de sollicitude pour les hommes, mais en même temps soumis à
Dieu. » Épictète n’analyse d’ailleurs pas le problème jusqu’au fond :
comme il arrive souvent en morale, la difficulté ne résulte pas d’un conflit
entre le devoir et ce que l’on pourrait appeler le plaisir, ou la convenance
personnelle, mais bien d’un conflit de devoirs également impérieux :
devoirs envers la patrie et devoirs envers la famille, ou encore devoirs
envers la famille et acceptation de la volonté de la Raison universelle. Le
stoïcien est amené ainsi à prendre des attitudes presque inconciliables :
attachement et détachement, sollicitude envers les autres et liberté
intérieure.
Tout cela est bel et bon. Mais ne pourrait-on pas dire que les coquillages
nous restent quand même en travers de la gorge ? Pour interpréter cette
formule de manière équitable, il faut comprendre l’importance du paradoxe
en philosophie stoïcienne. Épictète17 lui-même raconte que Cléanthe avait
répondu à quelqu’un qui lui disait qu’il énonçait des paradoxes : « Mais
pourtant pas des paralogismes. » Cicéron avait écrit un petit livre intitulé
Paradoxes des stoïciens, qu’il définit dans sa préface comme des
propositions qui surprennent, qui choquent et heurtent l’opinion courante.
Ces paradoxes, pour Cicéron, ce sont les principes fondamentaux du
stoïcisme (le bien moral est le seul bien, etc.), mais aussi les paradoxes du
sage, par exemple : seul le sage est riche. Épictète18 confirme l’importance
du paradoxe dans la philosophie stoïcienne, lorsqu’il répond à un
interlocuteur qui objectait que les philosophes se plaisent à formuler des
paradoxes : « Et dans les autres arts, n’y a-t-il pas de paradoxes ? Quoi de
plus paradoxal que de donner à un homme un coup de lancette dans l’œil
pour qu’il y voie ? » Cet usage du paradoxe chez les stoïciens, notamment
chez Épictète et Marc Aurèle, est destiné à provoquer un choc. Pour pouvoir
redresser ce qui est dévié dans nos représentations, dans nos préjugés, il faut
en quelque sorte aller de manière exagérée dans l’autre sens, et trouver des
formules frappantes qui font prendre conscience du changement radical de
perspective qu’il faudrait adopter.

2. Le banquet

Souviens-toi que tu dois te comporter comme si tu participais à un


banquet. Le plat qui circule est arrivé jusqu’à toi ? Étendant la main,
sers-toi avec modération. Il repart ? Ne le retiens pas. Il ne vient pas
encore ? Ne projette pas au loin ton désir, mais attends qu’il arrive
jusqu’à toi. Fais de même pour les enfants, pour la femme, pour les
magistratures, pour la richesse : et, un jour, tu seras un digne convive
des dieux.
Mais, si, des choses qui te sont présentées, tu ne prends rien, mais que
tu les méprises, alors tu ne seras pas seulement le convive des dieux,
mais leur collègue. Car en agissant ainsi, Diogène, Héraclite et leurs
semblables ont été à juste titre des hommes divins et à juste titre appelés
de ce nom19.

Ce chapitre se situe lui aussi dans la perspective de la discipline du désir.


Il s’agit, en effet, de choses que l’on peut désirer recevoir du destin : que ce
soient femme et enfants, ou encore pouvoir et richesse. Cette fois, ces objets
sont représentés par les plats que l’on présente dans les banquets. La vie est
comparée maintenant non plus à une escale, mais à un banquet offert par les
dieux. La politesse que l’on doit observer dans les banquets représente la
discipline du désir que l’on doit s’imposer dans la vie : se servir avec
modération, laisser le plat repartir, attendre son tour. Dans la parabole de
l’escale, les objets du désir étaient rencontrés par hasard. Dans la parabole
du banquet, ils sont donnés par les dieux.
Épictète s’adresse donc à des hommes qui sont engagés dans une vie de
citoyen, qui ont fondé une famille, obtenu des magistratures, acquis des
richesses. Ces hommes sont les « convives des dieux », car les dieux, c’est-
à-dire le destin et finalement la puissance qu’est la Raison universelle, les
invitent au banquet de la vie, les mets du banquet représentant les choses
indifférentes que le destin nous réserve. Il faut que ces hommes soient de
« dignes » convives, c’est-à-dire qu’ils reçoivent ces dons d’une manière
philosophique en sachant distinguer entre ce qui dépend de nous et ce qui
ne dépend pas de nous, ce qui signifie qu’ils reconnaissent que toutes ces
choses sont des dons des dieux, ou du destin, et qu’elles entrent dans la
catégorie des choses qui ne dépendent pas de nous, que ce sont des dons qui
sont provisoires, qu’il faut considérer comme des prêts (chapitre 11) et
auxquels il faut donc se préparer à renoncer un jour ou l’autre.
Mais la parabole du banquet diffère de la parabole de l’escale en ce
qu’elle laisse entrevoir un degré supérieur dans le progrès philosophique.
C’est celui des vrais philosophes, qui refusent de toucher aux plats, c’est-à-
dire qui méprisent absolument les choses indifférentes. Ils renoncent à tout
désir de ce genre de choses, ils se soumettent entièrement au destin. C’est
de cette manière, dit Épictète, que se sont comportés Diogène et Héraclite.
Si Épictète parle d’Héraclite, c’est probablement à cause de la tradition
rapportée par Plutarque et par Thémistius : pour montrer à ses concitoyens
qu’il faut savoir se passer du luxe, Héraclite aurait jeté de la farine d’orge
dans une coupe d’eau, l’aurait mélangée au liquide et l’aurait absorbée en
silence devant la foule rassemblée20.
Ceux qui renoncent ainsi totalement aux choses indifférentes ne sont
plus, dit Épictète, des « convives », mais des « collègues » des dieux, ce qui
veut dire qu’ils ne se contentent pas de recevoir des dons, mais qu’ils ont
identifié leur volonté à celle de la Raison universelle, comme le cynique,
dont Épictète dit qu’il est « associé au gouvernement de Zeus21 », puisqu’il
a identifié sa volonté avec la sienne.
En somme, la parabole du banquet conseille à l’apprenti philosophe deux
attitudes possibles. La première est celle de l’homme qui participe au
banquet, c’est-à-dire à la vie sociale et politique, qui a femme, enfants,
charges publiques. Il doit alors remplir ses devoirs envers autrui, jouer son
rôle dans le drame de la vie, avec tous les sentiments d’affection ou de
sollicitude que cela implique. « Je ne dois pas être insensible comme une
statue », dit Épictète22, en parlant de la discipline de l’action. Mais il doit
garder toujours un détachement intérieur, être prêt à abandonner tout ce à
quoi il tient, si la volonté de la Raison universelle l’exige. La seconde
attitude est celle de l’homme qui refuse de participer au banquet, qui
méprise toutes les choses indifférentes liées à la vie sociale. C’est celle du
cynique, qu’Épictète23 présente comme un modèle pour le stoïcien : il ne
possède ni fortune, ni maison, ni femme, ni enfants, pas même un grabat, un
vêtement ou un meuble. Si le cynique refuse cela, c’est parce que remplir
ses devoirs envers sa famille le détournerait de sa mission, qui consiste à
dénoncer les vices et les erreurs des autres hommes. « Qui rend les plus
grands services aux hommes, ceux qui introduisent dans le monde, pour les
remplacer, deux ou trois marmots au vilain museau ou ceux qui exercent
leur surveillance sur tous les hommes24 ? » : ici réapparaît le ton paradoxal
que nous avions déjà remarqué tout à l’heure.
Quoi qu’il en soit, on voit les analogies et les différences entre les deux
paraboles. Celle de l’escale n’envisage que le détachement intérieur qu’il
faut avoir à l’égard des choses que nous apporte la vie ; celle du banquet
distingue clairement entre deux attitudes philosophiques, l’attitude de celui
qui est engagé dans la vie normale du citoyen et use avec modération des
choses que le destin lui a données, et l’attitude exceptionnelle du cynique,
qui méprise toutes les choses indifférentes et a une vocation de témoin et de
prédicateur.

1 Manuel, chapitre 7, p. 168.


2 Sénèque, Lettres à Lucilius, 102, 24.
3 Porphyre, Lettre à Marcella, § 6, dans A. J. Festugière, Trois Dévots païens, II, Porphyre,
Lettre à Marcella, Paris, 1944, p. 23.
4 Entretiens, III, 24, 33.
5 Platon, Apologie de Socrate, 28 D.
6 Sénèque, Lettres à Lucilius, 107, 10.
7 Entretiens, IV, 1, 118.
8 Entretiens, II, 6, 15.
9 Xénophon, Cyropédie, IV, 1.
10 Entretiens, I, 9, 16 ; I, 29, 29 ; II, 12, 14 ; III, 24, 101 ; III, 26, 29.
11 Entretiens, III, 13, 14.
12 Histoire Auguste, Vie d’Hadrien, XXV, 9, trad. A. Chastagnol, Paris, 1994, p. 54.
13 Entretiens, IV, 7, 5.
14 Entretiens, IV, 7, 8-15.
15 Diogène Laërce, VII, 120.
16 Entretiens, III, 24, 58.
17 Entretiens, IV, 1, 173 ; S.V.F., I, § 281.
18 Entretiens, I, 25, 32.
19 Manuel, chapitre 15, p. 173.
20 Voir les textes dans J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, Paris, 1988, p. 134.
21 Entretiens, III, 22, 95.
22 Entretiens, III, 22, 4.
23 Entretiens, III, 22.
24 Entretiens, III, 22, 77.
CHAPITRE SIXIÈME

L’interprétation par Simplicius de la parabole de


l’escale

Le commentaire de Simplicius sur ce chapitre du Manuel commence par


une paraphrase de la parabole d’Épictète, qui compare la vie humaine à un
voyage maritime1. Cette paraphrase est suivie d’une interprétation
allégorique de la parabole qui s’efforce de nous en faire découvrir le sens
caché. En voici la traduction :
Or il me semble qu’il a introduit un exemple imaginé d’une manière
tout à fait appropriée. Car la mer, parce qu’elle est pesante, que ses
vagues sont agitées, qu’elle change d’une manière si variée, qu’elle
étouffe ceux qui y sombrent (διὰ τò εjμβριθὲς καì κλυδαινóμενον καì
παντοíως μεταβαλλóμενον καì πνìγον τοùς καταδúοντες εἰς αυjτγν), en
vertu de l’analogie qu’elle présente avec le devenir, les anciens auteurs
de mythes, eux aussi, affirmaient qu’elle est un symbole du devenir (τñς
γενέσεωςἔλεγον σúμβολον). Le navire serait ce qui transporte les âmes
vers le devenir, et il faut lui donner soit le nom de Sort (μοĩρα), soit le
nom d’Heimarmenê ou tel autre nom. Le pilote du navire pourrait être le
dieu, lui qui, par ses prévoyantes pensées, dirige et gouverne, comme il
le faut et d’une manière adaptée au mérite (κατ’ἀξíαν) de chacun,
l’univers et la descente des âmes dans le devenir. L’entrée du navire au
port, c’est la mise en place des âmes dans le lieu, le peuple, la famille
qui leur convient : c’est selon cette mise en place que les unes sont
engendrées en tel lieu, tel peuple, telle famille et par tels parents, les
autres ailleurs. La sortie du navire pour la provision d’eau, c’est le soin
des choses nécessaires à la vie, sans lesquelles il est impossible de
subsister. Qu’y a-t-il en effet, pour ceux qui sont dans le devenir, de plus
nécessaire que l’eau, en vue de la nourriture et de la boisson ? Quant au
fait de ramasser, comme une chose accessoire que l’on trouve au bord
du chemin, un coquillage ou un petit oignon2, il en donne lui-même
l’exégèse d’une manière appropriée : cela veut dire femme, enfants,
propriété, et autres choses de ce genre qui nous sont données par le
Tout ; il faut les recevoir sans doute, mais non pas comme objets
principaux de notre choix, ni comme biens qui nous soient propres. Le
principal, en effet, c’est d’être tendu et tourné perpétuellement vers le
pilote. Et il ne faut même pas s’intéresser à ces choses, comme si elles
étaient nécessaires de la même manière que la provision d’eau, mais il
faut les recevoir comme une chose véritablement accessoire et qui est
simplement utile à la vie3.

1. Comparaison de la mer avec le monde du devenir ou la matière et du


voyageur avec l’âme humaine, et son arrière-plan platonicien

Simplicius affirme donc que, pour les anciens auteurs de mythes, la mer
symbolisait la , le monde du devenir où tout est sujet à des changements
perpétuels et plus ou moins violents. Par ces « anciens auteurs de mythes »
on doit comprendre, dans ce contexte, spécialement Homère comme auteur
de l’Odyssée4. Porphyre, à la fin de son petit traité L’Antre des Nymphes,
qui a comme sujet onze vers de l’Odyssée (XIII, 102-112), nous donne un
aperçu de l’interprétation allégorique de ce poème par Numénius.
L’activité du moyen-platonicien Numénius se situe vers le milieu du
IIe siècle de notre ère. Il a été quelquefois, dès l’Antiquité, considéré
comme pythagoricien ou, de notre temps, comme néopythagoricien, mais
ces termes ne désignent que ceux des platoniciens ou moyen-platoniciens
qui voyaient en Platon l’élève spirituel de Pythagore5. En effet, le Timée et
le Parménide de Platon étaient censés contenir les doctrines authentiques de
l’école de Pythagore, et un certain nombre de pseudépigraphes, considérés
comme authentiques, circulaient à l’époque impériale. Les néoplatoniciens
ont communément adopté ce point de vue et l’ont encore enrichi en
déclarant que le poète et musicien divinement inspiré Orphée avait été le
maître de Pythagore, en sorte que la transmission de la doctrine se faisait
dans l’ordre Orphée-Pythagore-Aglaophamos-Platon-Aristote. C’est ce
qu’explique par exemple la Vie de Pythagore de Jamblique6. Après Aristote
s’interpose, aux yeux des néoplatoniciens, une longue période qui
correspond à ce que nous nommons l’époque hellénistique. Pendant tout ce
temps, la vraie doctrine n’aurait été ouvertement enseignée par aucune
école, pour renaître enfin, dans toute sa pureté7, avec Ammonius Saccas, le
maître de Plotin, ou avec Plotin lui-même.
Après cette parenthèse, revenons à Numénius. Selon ce dernier, Ulysse
symbolise l’âme descendue dans le monde du devenir, mais appelée à
regagner un jour sa patrie céleste :
Ce n’est pas sans raison, j’imagine, que Numénius et son école
pensaient qu’Ulysse, dans l’idée d’Homère, offrait l’image, le long de
l’Odyssée, de l’homme qui traverse les épreuves successives de la
génération, pour être ainsi rétabli parmi ceux qui sont hors de toute
agitation des flots et ignorent la mer (ἔξω παντòς κλúδονος καì
θαλάσσης ἀπεíρους) : « Jusqu’à ce que tu arrives près des hommes qui
ignorent la mer et ne mangent pas de nourriture mêlée de sel marin »
(Odyssée, XI, 122 ss.). Le monde de la matière, selon Platon aussi,
s’appelle mer, grand large, flots agités (πóντος δὲ καì θάλασσα καì
κλúδων)8.

Les textes de Platon s’approchant le plus de cette allusion de Porphyre à


Platon sont République, livre X 611 B-612 A, Lois, livre IV, 704 D-705 A,
et République, livre VII, 225 B 5 ss. (γενέσεως ἐξαναδúντι). Dans le
premier texte platonicien, l’état de l’âme incorporée est comparé au dieu
marin Glaucos, qui est complètement déformé et devenu méconnaissable
par le mouvement des vagues (υπò των κυμάτων). Pour recouvrer son état
originel, l’âme doit sortir de la mer (ἐκ τοũ πóντου) et se libérer des
cailloux et coquillages qu’amasse autour d’elle la vase dont elle se nourrit.
Le contexte de la citation que fait Porphyre du onzième livre de
l’Odyssée (« Jusqu’à ce que tu arrives près des hommes qui ignorent la
mer... ») est la scène où Ulysse fait venir l’ombre de Tirésias, qui lui prédit
que Poséidon ne cessera pas de le poursuivre jusqu’au jour où il sera arrivé
auprès d’un peuple qui ne connaît pas la mer. Et un peu plus loin, Porphyre
continue : « Il faut qu’il soit complètement hors de la mer, qu’il se trouve
parmi des âmes ignorantes à tel point de toutes les choses qui ont un rapport
avec la mer et la matière, qu’elles confondent une rame avec une pelle à
vanner, à cause d’une inexpérience totale des instruments et des travaux
marins. » Porphyre veut dire que l’âme ne connaîtra pas de repos avant
d’avoir rejoint les âmes qui n’ont jamais eu de contact avec la matière, donc
qu’elle n’aura pas de repos avant d’avoir réintégré le monde intelligible, sa
patrie. Quelquefois, c’est aussi sa patrie Ithaque qui est considérée comme
l’ultime station de l’errance d’Ulysse.
La comparaison de l’agitation de la mer, le ν, avec le monde du devenir
ou de la matière, ou tout simplement, en suivant Platon9, avec la vie
humaine, est très fréquente chez les moyen-platoniciens et les
néoplatoniciens. Chez Maxime de Tyr (IIe siècle de notre ère), nous
trouvons l’exemple suivant10 : « L’âme, quand elle tombe dans ce tumulte
d’ici-bas et se laisse emporter par le flot irrésistible, nage dans la mer de
laquelle il lui est difficile d’échapper, jusqu’au moment où la philosophie la
prendra sous sa protection et glissera en dessous d’elle ses arguments,
comme Leucothée son voile en dessous d’Ulysse. » Ce texte fait allusion
aux vers 313-353 de l’Odyssée, qui racontent le sauvetage du naufragé
Ulysse par le voile magique de la déesse Leucothée ou Ino. Hiéroclès, dans
son commentaire sur le Carmen aureum11, dit des gens sans formation
philosophique que « s’étant enfoncés ((καταδεδυκóτας) dans un
attachement passionné (προσπάθειαν) à ce qui est mortel, ils sont emportés
dans ce tourbillon qu’est la vie (ἐν κλúδονι τω βíω) ». Hermias, compagnon
d’études de Proclus chez Syrianus, dans son commentaire sur le Phèdre,
compare également la mer au monde du devenir12 : « Dans la mesure où
l’âme descend dans le monde du devenir et s’approche du tourbillon d’ici-
bas (πλησιάζει τωἐνταũθα κλúδωνι), elle revêt aussi plusieurs tuniques. »
Dans son commentaire sur le Premier Alcibiade, Proclus affirme13 que
notre âme peut devenir consciente de l’action de l’Intellect « seulement
lorsque enfin nous sommes devenus purs du violent tourbillon du devenir et
avons mené notre âme à bon port dans une sorte d’accalmie (ἀλλ’ ὂταν τοũ
πολλοũ κλúδονος τοũ γενεσιουργοũ καθαροì γινώμεθα καì ἐν γαλήνη τινì
την ἐαυτων ὀρμìσωμεν ζωήν). »
Dans mon édition de 2001, j’avais encore traduit l’adjectif ἐμβριθές par
« violent », parce que les dictionnaires n’attestent pas pour cet adjectif le
sens transitif « qui rend pesant ». Or, dans l’allégorie étudiée, le sens
exigerait que ce ne soit pas la mer elle-même qui soit pesante, mais plutôt
qu’elle rende pesantes les âmes qui s’y immergent. Simplicius aurait dans
ce sens mis en parallèle l’action de l’eau qui rend pesants les vêtements des
naufragés et les fait couler vers le fond, et le fait que l’âme, d’après les
platoniciens et les Oracles Chaldaïques14, est rendue pesante à son entrée
dans le monde du devenir par son amour de la matière. Dans les textes de
Platon (Phédon, 81 C 8, et Phèdre, 246 D. 6), l’adjectif ἐμβριθής désigne la
pesanteur de l’âme. Dans son commentaire sur le Cratyle15, Proclus
caractérise les âmes qui réussissent à remonter de la matière comme μή
ὄντας ἐμβριθεĩς καì ὀπισθοβαρεĩς, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas
devenues pesantes et n’ont pas l’arrière-train alourdi. Cette formule
s’applique à l’âme devenue pesante par l’amour de la matière et tirée vers le
bas (c’est-à-dire vers la matière, vers le devenir) par ce poids16.
Aujourd’hui je pense qu’il faut soit accepter le sens transitif comme étant
un témoignage, entre beaucoup d’autres dans les commentaires de
Simplicius, d’un usage élargi du terme, développé dans le grec tardif, soit se
contenter du manque de précision dans le texte transmis. Dans le premier
cas, il faudrait traduire « Car la mer, parce qu’elle rend pesant », et dans le
deuxième cas « Car la mer, parce qu’elle est pesante ». En fin de compte,
l’image de la pesanteur d’une masse d’eau qui étouffe les naufragés n’est en
soi pas fausse non plus.
Je viens de mentionner les Oracles Chaldaïques. Il s’agit d’une
collection en hexamètres de contenu théologique dont il ne nous reste que
des fragments, rassemblés et interprétés pour la première fois par H. Lewy
en 195617. Les néoplatoniciens croyaient que les Oracles avaient été
transmis par les dieux par l’intermédiaire d’un certain Julien, portant le
surnom de « théurge », seul ou en commun avec son père Julien, nommé
« le Chaldéen ». Tout ce que l’on sait d’eux, c’est qu’ils ont vécu
approximativement dans la deuxième moitié du IIe siècle de notre ère. Cette
collection avait pour sujet la chute de l’âme humaine dans le monde d’ici-
bas et son retour dans sa patrie. À en juger par son contenu doctrinal, elle
était issue d’un milieu relevant d’un moyenplatonisme orientalisant. Outre
un enseignement philosophico-religieux, les Oracles transmettaient un
certain rituel d’aspect magique, la théurgie, qui était destiné à favoriser le
retour de l’âme dans le monde intelligible. Assez rapidement ces Oracles
sont devenus quelque chose comme la « Bible » des néoplatoniciens. Mais
il faut savoir que les Oracles Chaldaïques ne représentaient pas, pour ces
philosophes, le seul texte contenant une révélation divine : les écrits grecs
hermétiques se donnaient eux aussi l’aspect de révélations dont on croyait
que le dieu égyptien Thot, grécisé en « Hermès », appelé également
« Hermès Trismégiste », était l’auteur. Ces écrits, qui circulèrent également
à partir du IIe siècle, traitent la religion égyptienne, vénérée pour son
ancienneté, dans une perspective gréco-romaine, comme une espèce de
philosophie occulte, qui avait également pour sujet le salut de l’âme. Avec
Jamblique, qui, dans ses Mystères d’Égypte, se réfère à eux, ils acquirent en
milieu néoplatonicien une importance analogue à celle des Oracles
Chaldaïques. Mais les anciens grands poètes comme Orphée, Homère et
Hésiode furent, eux aussi, comptés parmi les hommes divinement inspirés,
à côté des grands philosophes du passé comme Pythagore, Platon et son
disciple Aristote. À ce dernier, il est vrai, l’on n’attribuait guère une
inspiration divine, mais pour les néoplatoniciens, à partir de Porphyre, il
avait son importance en tant que disciple fidèle de Platon, qui avait
développé et systématisé, tout en restant dans l’esprit de son maître, des
disciplines que Platon avait laissées de côté18. Le néoplatonisme,
mouvement syncrétiste par excellence, a réussi la prouesse de réunir, dans
un système étonnamment cohérent, tous ces éléments théologiques et
philosophiques assez disparates, tout en s’appropriant en plus des éléments
stoïciens, comme on l’a vu à propos des quatre degrés néoplatoniciens des
vertus19. Parallèlement, l’interprétation allégorique de l’Odyssée d’Homère
nous a laissé entrevoir comment fonctionnait la « néoplatonisation »
d’Homère, si je peux m’exprimer ainsi, encore qu’il ne s’agisse pas là de
l’exemple le plus spectaculaire et abstrus du genre20.
Revenons au texte de Simplicius. Après les souvenirs du Phédon et du
Phèdre de Platon (ἐμβριθές), l’expression τò πνìγον, l’étouffement, de la
citation p. 143, fait, malgré les apparences, allusion au πνĩγος (chaleur
étouffante) de la République de Platon (X, 621 A 3) et à un fragment de vers
des Oracles Chaldaïques : πνιγμòν ἔρωτος ἀληθοũς (« étouffement de
l’amour véritable »)21 dont le contexte ne nous est pas connu. Dans notre
texte de Simplicius, l’étouffement est évidemment celui provoqué par la
mer-matière, qui s’efforce d’anéantir toute trace d’immatérialité dans l’âme.
L’entrée de l’âme dans le monde du devenir était d’ailleurs en un certain
sens considérée comme sa mort. Les âmes vivent, dit Macrobe dans son
commentaire sur le Somnium Scipionis22, quand elles séjournent dans la
partie immuable de l’univers [c’est-à-dire dans l’espace allant de la sphère
des astres fixes jusqu’à la lune], et elles meurent quand elles entrent dans
l’espace sublunaire pour s’incorporer. Dans son commentaire au mythe d’Er
de la République de Platon, Proclus cite le bout de vers des Oracles
Chaldaïques que je viens de mentionner en rapprochant le πνĩγος de Platon
et le πνιγμóν des Oracles Chaldaïques. La « chaleur étouffante » de Platon
pèse dans la plaine du Léthé sur les âmes prêtes à une nouvelle
incorporation. Proclus pense que cette plaine désigne la région épaisse de
l’air, où il y a absence d’arbres capables de donner de l’ombre, et que
d’ailleurs la sécheresse signifie la matière inféconde. Le πνιγμóν, la chaleur
étouffante, fait, selon lui, « voir clairement que, plus les âmes s’enfoncent
vers le bas, plus toute leur vie est resserrée et complètement rétrécie [...].
C’est pourquoi les Oracles nous commandent [...] de ne pas nous rétrécir en
attirant en nous “l’étouffement de l’amour véritable”23 au lieu de nous
tendre vers les Touts : de fait, ceux qui suffoquent rétrécissent les
ouvertures par lesquelles nous participons au Souffle cosmique. À mesure
que nous descendons de l’éther dans l’air plus épais au cours de notre
descente vers la non-vie de la matière (εἰς την υλικην ἀζωíαν), nous tenons
enfermées nos puissances vitales indépendantes et largement épandues vers
le Tout [...]24 ». Bien que le contexte ne soit pas le même, l’étouffement se
rapporte, chez Proclus comme chez Simplicius, à l’entrée des âmes dans le
monde du devenir, et, chez Macrobe comme chez Proclus, cette entrée
équivaut à la mort des âmes ou à leur non-vie. L’espace immuable allant de
la sphère des astres fixes jusqu’à la lune qu’évoque Macrobe correspond à
la région éthérée de Proclus, et de même la région sublunaire de Macrobe à
celle de l’air épais de Proclus. L’imagerie du cadre, chez les
néoplatoniciens, peut changer, mais la signification du πνíγον ou πνιγμóν
reste la même.

2. Comparaison du navire avec le destin, l’Heimarmenê, et du pilote


avec le démiurge, et son arrière-plan néoplatonicien

Nous arrivons aux phrases :


Le navire serait ce qui transporte les âmes vers le devenir, et il faut lui
donner soit le nom de Sort (μοĩρα, moira), soit le nom d’Heimarmenê,
ou tel autre nom. Le pilote du navire pourrait être le dieu, lui qui, par ses
prévoyantes pensées, dirige et gouverne, comme il faut et d’une manière
adaptée au mérite de chacun, l’univers et la descente des âmes dans le
devenir25.

Le navire que dirige le pilote est, selon Simplicius, ou la moira ou


l’Heimarmenê, deux noms possibles pour désigner la même chose, mais
sous des aspects différents. On traduit généralement le terme moira par
« destin individuel ». Pour les platoniciens, le contexte est le mythe d’Er de
la République de Platon, notamment la scène où le prophète jette les sorts
qu’il a pris sur les genoux de la Moire Lachésis, dans l’assemblée des âmes
prêtes à être envoyées pour une autre incorporation26. Il y est dit que chaque
âme « ramassa le lot qui était tombé près d’elle [...]. Chacune connut alors
le rang qui lui était échu pour choisir ». Après cela, le même prophète étala
par terre devant les âmes les différents types d’existence (qu’il avait
également pris sur les genoux de Lachésis), parmi lesquels chaque âme,
guidée le plus souvent par les habitudes de sa vie antérieure27, devait choisir
le sien, auquel elle sera liée « par nécessité », par l’Anankê. Le choix des
âmes est ensuite sanctionné par les Moires. L’interprétation astrologique qui
a été faite de ce texte par les néoplatoniciens lie étroitement à ces choix des
types d’existence par les âmes la révolution des sphères et des astres, ou,
comme ils disent, l’action du Tout, c’est-à-dire du cosmos visible,
autrement dit le cycle fatal ou l’Heimarmenê, qui est l’Anankê du mythe
d’Er. La descente des âmes dans la génération se compose donc de deux
éléments. L’un est le choix d’un type d’existence par l’âme elle-même,
choix qui est ensuite sanctionné par les Moires. Cet aspect peut être désigné
par « moira », le destin individuel. L’autre élément est la suite de ce choix,
auquel l’âme est dorénavant liée par « nécessité », et cette Anankê n’est
autre chose que le cycle fatal ou l’Heimarmenê, c’est-à-dire la réalisation de
ce choix par l’action du Tout. L’interprétation du mythe d’Er a été
contaminée par celle du mythe du Gorgias et de celui du Timée : dans le
Timée, c’est le démiurge qui sème les âmes, avant leur descente, dans
différents astres. J’ai essayé de donner ailleurs28 un résumé des différentes
interprétations, assez compliquées, de ces mythes par les divers auteurs du
néoplatonisme.
Du pilote du navire, ou du dieu, il est dit29
qu’il dirige et gouverne, par ses prévoyantes pensées ((ταĩς ἐαυτοũ
προνοíαις), comme il faut et d’une manière adaptée au mérite (κατ’
αjξíαν) de chacun, l’univers et la descente des âmes dans le devenir.

Et en effet, d’après les néoplatoniciens, l’Heimarmenê n’est que l’organe


exécutif de l’instance supérieure, de la providence divine du démiurge
combinée avec le choix des âmes. Le choix par l’âme d’un type d’existence
est en réalité restreint par le fait qu’elle doit ramasser d’abord le lot qui est
tombé près d’elle et qui lui indiquait le rang « qui lui était échu pour
choisir », c’est-à-dire le rang qui lui était adjugé par le démiurge en fonction
du mérite ou démérite de ses vies antérieures.
Ce dieu est ici, comme partout ailleurs dans le commentaire sur le
Manuel, le démiurge du Timée de Platon et n’occupe pas un rang très haut
dans le panthéon des néoplatoniciens tardifs30. Il est compris dans
l’hypostase de l’Intellect, où il peut se placer à des niveaux variables selon
les auteurs. Je donne un exemple très bref d’une des premières étapes de
l’évolution de cette doctrine. Tandis que chez Platon le démiurge, dans le
Timée et dans le Politique (272 E 3), est le dieu suprême, pour le moyen-
platonicien Numénius le démiurge n’occupe plus la première place dans le
panthéon. Il le compare à un pilote de navire, comme Platon dans le
Politique31. Le pilote a, dit Numénius,
ses yeux comme son esprit tendus droit vers l’éther, sur les hauteurs,
et sa route vient d’en haut à travers le ciel, alors qu’il navigue sur la
mer ; de même aussi le démiurge, qui a noué des liens d’harmonie
autour de la matière, de peur qu’elle ne rompe ses amarres et ne s’en
aille à la dérive, reste lui-même dressé sur elle, comme sur un navire en
mer ; il en règle l’harmonie, en la gouvernant par les Idées, et regarde,
au lieu du ciel, le dieu d’en haut qui attire ses yeux32.

Dans cette parabole, la mer est comparée encore une fois à la matière, sur
laquelle navigue le pilote-démiurge, en regardant vers le dieu d’en haut. Les
Idées semblent être identifiées aux pensées du démiurge lui-même33,
comme ce sera souvent le cas par la suite. Le « dieu d’en haut » est pour
Numénius l’Intellect Premier, le dieu suprême, et le démiurge est l’Intellect
Second. Au cours de l’histoire du néoplatonisme, ce démiurge se place de
plus en plus bas dans la hiérarchie des étants. Pour Proclus par exemple, il
occupe le dixième rang dans l’ordre de l’Intellect. Sa position exacte dans le
système philosophique de Simplicius ne m’est pas connue.
C’est le démiurge, Simplicius le dit dans la préface34, qui a créé les âmes
raisonnables humaines comme sa dernière œuvre – les créatures qui
viennent à la suite sont l’œuvre des dieux inférieurs –, et c’est également lui
qui est dit ici (au chapitre XIII) envoyer les âmes vers le monde du devenir.
En fait, pour parler de l’entrée de l’âme raisonnable humaine dans le monde
du devenir, les platoniciens, ainsi que les Oracles Chaldaïques, emploient,
comme déjà Platon, des images différentes et même opposées. D’un côté
l’on dit, sans connotation péjorative, que l’âme descend vers le devenir de
son propre gré, comme Simplicius en XXXV 351 s. (Hadot 1996). D’un
autre côté l’on dit qu’elle descend parce qu’elle est devenue incapable de
rester en haut, et cela ou par sa propre faute, comme déjà Platon le laissait
entendre dans le Phèdre, ou encore à cause de sa situation ontologique
médiane entre les choses qui restent toujours en haut et les choses qui
restent toujours en bas, et qu’elle a par essence aussi la vocation d’animer
les corps35. À cette dernière version correspond l’affirmation selon laquelle
l’âme est envoyée dans ce bas monde par le démiurge ou le dieu, bien que
l’accent soit cette fois mis sur la passivité de l’âme : elle ne descend pas
d’elle-même vers le devenir, mais elle y est envoyée (καταπέμπεσθαι). Les
verbes employés pour la descente de l’âme relevant de sa propre
responsabilité ou situation sont : ῥέπειν, νεúειν, πíπτειν, κατακλíνειν,
καταβαíνειν.
Ces versions divergentes à propos de la descente de l’âme sont le résultat
d’une difficulté théologique majeure, qui est en rapport avec la théodicée36.
Si le démiurge est bon – ce que souligne Platon, suivi par les
néoplatoniciens –, pourquoi envoie-t-il les âmes raisonnables humaines
dans la génération, tout en sachant qu’une grande partie d’entre elles vont
entrer en contact avec le mal ? S’il est nécessaire, pour le salut du Tout, que
ces âmes descendent pour animer la matière, comment est-il possible que ce
soit par leur propre faiblesse, donc par leur faute, qu’elles soient attirées par
la matière ? Comment le mal peut-il exister si tout dérive d’un principe qui
est pure bonté ? Dans le cadre du platonisme traditionnel, Simplicius essaie
de trouver une réponse à ce dilemme dans le chapitre XXXV de son
commentaire qui traite de l’origine du mal.

3. Comparaison de l’entrée du navire dans le port avec l’octroi, par


l’Heimarmenê, des circonstances extérieures de leurs nouvelles vies aux
âmes

L’entrée du navire au port, c’est la mise en place des âmes dans le


lieu, le peuple, la famille qui leur conviennent : c’est selon cette mise en
place que les unes sont engendrées en tel lieu, tel peuple, telle famille et
par tels parents, les autres ailleurs37.

Enfin, l’entrée du navire au port symbolise, selon Simplicius, la mise en


place des âmes dans le lieu, le peuple, la famille qui leur conviennent. C’est
selon cette mise en place, effectuée par l’Heimarmenê en fonction du choix
des âmes, qui lui-même est déterminé en grande partie par leurs mérites
dans les vies antérieures, que les unes sont engendrées en tel lieu, tel
peuple, telle famille et par tels parents, les autres ailleurs. Il s’agit d’une
doctrine commune à tous les néoplatoniciens. Nous la trouvons, par
exemple, déjà exprimée par Hiéroclès. Je cite le résumé qu’en donne
Photius38 :
[...] nous obtenons par le sort, selon ce que nous avons mérité au
cours de nos existences antérieures, une vie dans laquelle tout est
inclus : race, cité, père, mère, moment de la conception, qualité du
corps, genre et circonstances diverses inhérents à notre forme de vie,
genre et heure de la mort.

L’interprétation par Simplicius de la suite du texte, concernant la sortie


du navire pour la provision d’eau, etc., n’apporte rien de nouveau par
rapport au texte d’Épictète lui-même.
Et si le pilote t’appelle à regagner le navire, nous rappelant d’ici-bas
vers lui et vers la patrie véritable d’où nous sommes venus, cours, dit-il
[Épictète], vers le navire, abandonnant tout ici-bas, et sans te retourner,
c’est-à-dire hâte-toi (σπεũδε) d’obéir volontiers à l’ordre qui te rappelle
d’ici-bas et, après avoir détaché les liens qui t’enchaînent aux choses de
ce monde et en abandonnant ici tous les rapports qui te lient au monde
du devenir, suis celui qui t’appelle [...]. Mais si tu es un vieillard et déjà
près de la fin, ne te lie d’aucun lien [...] de peur que, le moment du
départ étant venu, quand tu seras appelé, on ne te trouve « l’arrière-train
pesant » (ὀπισθοβαρής), tiré en arrière par des liens, pleurant une
nouvelle épouse et de tout jeunes enfants39.

On peut encore signaler quelques termes caractéristiques des Oracles


Chaldaïques, comme σπεũδε, « hâte-toi »40. Les Oracles (fragments 115 et
fragments 116) nous disent en effet :
Hâte-toi vers la Lumière, vers les rayons du Père, d’où l’âme t’a été
envoyée, revêtue d’un intellect multiple

et
Car le divin n’est pas accessible aux mortels qui pensent selon le
corps, mais à ceux qui, nus, se hâtent vers les hauteurs.

Le terme « nus » exprime en partie les mêmes conditions que la parabole


d’Épictète : il ne faut rien vouloir emporter avec soi !
L’image des chaînes matérielles, qui lient l’âme au monde du devenir,
n’est pas directement attestée dans les fragments qui nous restent des
Oracles Chaldaïques, mais elle l’est indirectement par des textes de Proclus
qui se rapportent à eux. En premier lieu, cette allégorie provient cependant
de Platon, précisément de l’allégorie de la caverne dans la République, qui
symbolise le monde matériel et le corps, auxquels l’âme est enchaînée, en
sorte qu’elle ne peut voir que les ombres de la réalité. L’image de l’âme
mise en esclavage et enchaînée par la matière sera reprise de nombreuses
fois par les néoplatoniciens.
Le terme ὀπισθοβαρής, « pesant par-derrière », appartient aussi au
langage des Oracles Chaldaïques41, mais son usage dans les contextes
religieux commence longtemps avant l’apparition de ceux-ci, comme en
témoigne l’inscription du roi Antiochus de Commagène (Nemrud-Dagh)42
du Ier siècle avant notre ère : τò μὲν γὰρ ὅσιον ἄπαν κοũϕον ἔργον, τñς δὲ
ἀσεβεíας ὀπισθοβαρεĩς αjνά γκαι, ce qui signifie que les actions pieuses
sont légères et ne nous tirent pas par-derrière vers le bas, contrairement aux
lourdes contraintes de l’impiété.

4. Le rappel du pilote comparé à la mort

Le pilote qui rappelle les passagers représente chez Épictète comme chez
Simplicius le dieu qui donne le signal du départ de la vie. Chez le premier,
ce dieu est le principe premier, nommé Zeus, le feu originel ou la raison
universelle ; chez le second, il s’agit du démiurge platonicien, qui se trouve
assez éloigné du premier principe ou Un. Pour les deux philosophes, les
circonstances de notre vie nous sont imparties par l’Heimarmenê, mais,
pour Simplicius, ces circonstances sont en grande partie imposées en
fonction de nos mérites ou démérites dans nos vies antérieures. Les deux
philosophes sont enfin d’avis que ces circonstances n’ont pas d’importance
par rapport à notre conduite morale et que tous les prétendus biens de la vie,
qui ne sont pas des biens véritables, ne nous sont que prêtés pour peu de
temps. Il ne faut donc pas nous y attacher.
Nous avons entrevu brièvement l’extraordinaire complexité doctrinale
qui se trouve à l’arrière-plan du commentaire de Simplicius en général,
comme en particulier de l’image du voyage en mer, symbole de la vie
humaine. Cette complexité résulte du fait que les néoplatoniciens se sentent
obligés de réconcilier le plus possible entre elles les différentes révélations
qu’ils croient avoir reçues.

1 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, XIII 3-25 = Hadot 2001, XIII 3-31.
2 À propos d’autres significations possibles de , cf. supra, p. 132.
3 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, XIII 26-46 = Hadot 2001, XIII 32-59.
4 À ce sujet, cf. St. Toulouse, « La lecture allégorique d’Homère chez Porphyre : principes et
méthode d’une pratique philosophique » dans La Lecture littéraire. Revue de recherches sur la
lecture des textes littéraires, 4 : L’allégorie, 2000, p. 25-50. Cf. aussi W. Bernard, « Zwei
verschiedene Methoden der Allegorie in der Antike » (sur la différence entre la méthode
stoïcienne et la méthode néoplatonicienne), dans H. J. Horn et H. Walter (éd.), Die Allegorese
des antiken Mythos, Wiesbaden, 1997 (Wolfenbütteler Forschungen 75), p. 63-83.
5 Cf. Eusèbe, Praeparatio Evangelica, 9, 7, 1. Avec raison, B. Centrone, dans son article
« Cosa significa essere pitagorico in età imperiale. Per una riconsiderazione della categoria
storiografica del neopitagorismo », dans La filosofia in età imperiale. Le scuole e le tradizioni
filosofiche, Atti del Colloquio (Roma, 17-19 giugno 1999), éd. A. Brancacci, Naples, 2000,
p. 137-168, montre qu’il est impossible de reconnaître, comme on le fait traditionnellement,
une école néopythagoricienne qui serait distincte du platonisme de l’époque impériale.
6 Pour Orphée comme maître de Pythagore (via Aglaophamos), cf. Jamblique, Vie de
Pythagore, XXVIII, p. 145-147.
7 Cf. l’histoire du platonisme vue par Hiéroclès (résumés du De providentia chez Photius,
Bibliothèque, codex 214, 171 b 33 sq., texte établi et traduit par R. Henry, t. III, Paris, 1962,
p. 125 sq.) et par Proclus, Théologie platonicienne. t. I, texte établi et traduit par H. D. Saffrey
et L. G. Westerink, Paris, 1968, p. 5-7.
8 Porphyre, De antro, 34, cité dans la traduction de F. Buffière, Les Mythes d’Homère et la
Pensée grecque, Paris, 1956, p. 615. Cf. aussi J. Pépin. « The Platonic and Christian
Ulysses », dans D. J. O’Meara (éd.), Neoplatonism and Christian Thought, State University of
New York Press, 1982, p. 3-23. Cf. aussi Y. Le Lay et G. Lardreau, Porphyre, L’Antre des
nymphes dans l’Odyssée (Introduction et traduction française), Lagrasse, 1989.
9 Platon, Lois, VII, 803 A 4 ss. : la vie comparée à une traversée nautique (διὰ τοũ πλoũ
τοúτου τñς ζωñς).
10 Maxime de Tyr, XI, 10 ; cf. IX, 6.
11 Hiéroclès, In Carm. aur., XXIV, 15, p. 101, 23 sq.
12 Hermias, In Phaedr., p. 192, 30-31.
13 Proclus, In Alcib. pr., 44, 15-17, I, p. 36.
14 À ce propos, cf. O. Geudtner, Die Seelenlehre der chaldäischen Orakel, Meisenheim am
Glan, 1971, p. 11, f), βαρúνεσθαι und βρíθειν.
15 Proclus, In Crat., CX, p. 61, 10.
16 Cf. aussi Philon, De plantatione, § 144. Pour une plus ample documentation sur ce sujet,
cf. O. Geudtner, Die Seelenlehre der chaldäischen Orakel (op. cit. à la note1), p. 11-15.
17 Hans Lewy, Chaldaean Oracles and Theurgy, Le Caire, 1956. Une nouvelle édition
augmentée de l’œuvre de Lewy a été établie par M. Tardieu, Paris, 1978. Cf. aussi
R. Majercik, The Chaldean Oracles, Leiden-New York-Köln, 1989. Pour une importante
contribution récente, cf. P. Athanassiadi, « The Chaldean Oracles : Theology and Theurgy »,
dans P. Athanassiadi et M. Frede (éd.), Pagan Monotheism in Late Antiquity, Oxford, 1999,
p. 149-183.
18 Cf. I. Hadot, « Aristote dans l’enseignement philosophique néoplatonicien », dans Revue
de Théologie et de Philosophie, 124 (1992), p. 407-425 (version anglaise dans Oxford Studies
in Ancient Philosophy, Suppl. vol. 1991, Aristotle and the Later Tradition, Oxford, 1991,
p. 175-189).
19 Cf. I. Hadot 2001, Simplicius, Comm. Manuel, t. I, p. LXXIII-LXXXVIII et supra, p. 80-
84.
20 Le début de l’approche syncrétique apparaît déjà dans le moyen-platonisme, au moins
chez certains auteurs. Mais cette méthode se manifeste pour la première fois de manière
programmatique et exhaustive, probablement sous l’influence de Jamblique, chez Hiéroclès
d’Alexandrie. Photius, résumant le De providentia de ce philosophe, écrit ceci (Bibliothèque,
codex 214, 171 b 33 ss., texte établi et traduit par R. Henry, t. III, Paris, 1962, p. 125) : « Le
but déclaré de la présente enquête, c’est de traiter de la providence en mettant ensemble la
doctrine de Platon et celle d’Aristote ; l’auteur veut, en effet, rapprocher les deux penseurs
non seulement dans leurs théories sur la providence, mais aussi sur tous les points où ils
conçoivent l’âme comme immortelle et où ils ont philosophé sur le ciel et sur le monde [...] ;
le quatrième livre veut mettre en accord avec les doctrines de Platon ce que l’on appelle les
Oracles et les institutions hiératiques [c’est-à-dire la théurgie] ; le cinquième attribue à
Orphée et à Homère, et à tous ceux qui étaient célèbres avant l’apparition de Platon, la théorie
philosophique de Platon sur les sujets ci-dessus. »
21 Oracles Chaldaïques, fragm. 45.
22 Macrobe, In Somnium Scipionis, 1, 11, 6.
23 Comme Proclus l’explique dans son commentaire sur le Premier Alcibiade (In Alcib. pr.,
117, 10 sq.), l’amour véritable, l’amour divin, est acte, et l’autre, l’amour violent, est le pâtir ;
l’un est immatériel, l’autre matériel.
24 Proclus, In Rem publ., II, 346, 16-347, 12, cité dans la traduction, légèrement modifiée,
d’A. J. Festugière, Proclus, Commentaire sur la République, t. III, Paris, 1970, p. 305.
25 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, XIII 30-32 = Hadot 2001, XIII 37-40.
26 Platon, République, X, 617 D. 2.
27 Ibid., 620 A.
28 I. Hadot 2001, Simplicius, Comm. Manuel, p. CXXIX-CLXII.
29 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, XIII 32-34 = Hadot 2001, XIII 40-43.
30 Cf. I. Hadot, Le Problème du néoplatonisme alexandrin : Hiéroclès et Simplicius (op. cit.
p. 113 et note 2), p. 110-116. Cf. aussi I. Hadot, « Le démiurge comme principe dérivé dans le
système ontologique d’Hiéroclès », dans Revue des Études grecques CIII, 1990, p. 241-262, et
« À propos de la place ontologique du démiurge dans le système philosophique d’Hiéroclès le
néoplatonicien », dans Revue des Études grecques, CVI, 1993, p. 430-459.
31 Platon, Le Politique, 272 E 3 : « le pilote de l’univers ».
32 Numénius, Fragments, texte établi et traduit par E. des Places, Paris, 1973, fragm. 18.
33 Pour une explication plus détaillée, cf. H. Dörrie et M. Baltes, Der Platonismus in der
Antike, Stuttgart, 1998, p. 268.
34 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, P(raefatio) 15 sq. = Hadot 2001, Prooem. 21-23.
35 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, I 117-125 = Hadot 2001, I 148-161.
36 Cf. à ce propos Chr. Schäfer, « Das Dilemma der neuplatonischen Theodizee. Versuch
einer Lösung », dans Archiv für Geschichte der Philosophie, 82 (2000), p. 1-35.
37 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, XIII 34-37 = Hadot 2001, XIII 43-47.
38 Hiéroclès chez Photius, Bibliothèque, codex 251, 466 a 21 sq., texte établi et traduit par
R. Henry, t. VII, Paris, 1974, p. 205.
39 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, XIII 47-66 = Hadot 2001, XIII 60-84.
40 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, XIII 50 = Hadot 2001, XIII 64.
41 Oracles Chaldaïques, fragment 155.
42 Orientis Graeci Inscriptiones Selectae, t. I, n° 383, 120 ss., p. 601 Dittenberger.
CHAPITRE SEPTIÈME

Religion et philosophie chez Épictète (Manuel,


chapitres 31-32)

1. Les devoirs envers les dieux

31, 1. Pour ce qui est de la piété envers les dieux, sache que la chose
la plus importante est celle-ci : avoir des jugements droits à leur sujet, à
savoir qu’ils existent, qu’ils gouvernent l’univers d’une manière bonne
et juste, et être disposé à leur obéir, à leur céder et à les suivre de bon
gré en tout ce qui arrive, parce que cela est produit par la plus excellente
des volontés. Ainsi tu ne blâmeras pas les dieux et tu ne leur feras pas le
reproche de te négliger.
2. Mais cela ne pourra se réaliser que si tu enlèves le bien et le mal de
ce qui ne dépend pas de nous et que tu les places seulement dans ce qui
dépend de nous. Car si tu juges qu’est bien ou mal l’une des choses qui
ne dépendent pas de nous, il est absolument nécessaire que tu manques
d’obtenir ce que tu veux et que tu tombes dans ce que tu ne veux pas, et
que tu blâmes et que tu haïsses ceux qui en sont responsables.
3. Car tout être vivant est voué par nature à ceci : fuir les choses qui
lui paraissent nuisibles et leurs causes et s’en détourner, rechercher et
admirer les choses qui lui sont utiles et leurs causes. Il est impossible
donc que celui qui croit que l’on lui nuit se réjouisse de ce qui, croit-il,
lui est nuisible, de même qu’il est impossible qu’il se réjouisse du
dommage lui-même. 4. C’est pourquoi le fils injurie son père, lorsque
celui-ci ne le fait pas participer aux choses qu’il croit être des biens. Et
c’est ce qu’ont fait Étéocle et Polynice1, croyant que la tyrannie était un
bien. Et c’est pour cela que le laboureur, pour cela que le matelot, pour
cela que le marchand, pour cela que ceux qui perdent leurs femmes et
leurs enfants insultent les dieux. Car là où se trouve l’intérêt, là se
trouve la piété, en sorte que celui qui s’applique à avoir des désirs
comme il convient et à avoir des aversions comme il convient, celui-là,
par là même, s’applique à être pieux.
5. Mais il convient à chacun de faire des libations, des sacrifices,
d’offrir les prémices selon les coutumes ancestrales, d’une manière pure,
sans nonchalance, sans négligence, sans mesquinerie, sans aller non plus
au-dessus de ses moyens2.

Les chapitres 31 et 32 du Manuel traitent des devoirs envers les dieux,


qui forment une des parties essentielles de la théorie des devoirs, ceux-ci
étant les objets de la discipline de l’action. Traditionnellement, les devoirs
faisaient l’objet de préceptes détaillés. Il a existé dans la tradition
stoïcienne, tout d’abord, des traités Du devoir (ou Du convenable) : peri tou
kathékontos (Zénon, Cléanthe, Sphairos, Chrysippe), puis des traités Des
devoirs, comme le De officiis de Cicéron, que l’on considère comme inspiré
par un traité de Panétius. Dans une de ses lettres à Lucilius, Sénèque3 pose
le problème de la place de ces préceptes dans l’ensemble de la philosophie.
Certains philosophes, dit-il, ont admis comme seule partie de la philosophie
celle qui donne les préceptes propres à chaque rôle (persona), qui ne forme
pas l’homme en général, mais prescrit au mari la conduite à tenir avec sa
femme, au père la manière d’élever ses enfants, au maître celle de
gouverner ses esclaves. Il s’agit donc de catalogues de prescriptions
concernant la conduite quotidienne. Il faut d’ailleurs reconnaître que les
chapitres 33-41 du Manuel, qui se rapportent aux devoirs envers soi-même,
ne sont qu’une énumération de préceptes et, qui plus est, négatifs : ne pas
bavarder, ne pas faire de serments, ne pas aller aux banquets, ne pas aller au
spectacle ni aux lectures publiques. Certains philosophes considéraient donc
que ces énumérations de préceptes étaient suffisantes pour pratiquer la vie
philosophique. Sénèque précise alors que le philosophe Ariston, disciple de
Zénon, était opposé à cette manière de voir et n’admettait que la seule partie
dogmatique de la philosophie, ce qui montre que la discussion sur ce point
remontait aux origines de l’école. Ariston pensait qu’il suffisait d’avoir
assimilé les principes, les dogmes fondamentaux, les règles fondamentales
de la vie, pour que soit modifiée la disposition de l’âme. Pour sa part,
Sénèque adopte une position médiane, à la suite de Cléanthe : il admet qu’il
faut des préceptes particuliers, mais il faut aussi des principes généraux, des
dogmes, qui seuls peuvent donner leur sens aux préceptes, nous faire
connaître le sens dernier de nos actions et ce que doivent être nos
motivations profondes.
La lettre suivante reprend le problème et aborde cette fois (et c’est ce qui
nous intéresse) la question des devoirs envers les dieux4. On donne
habituellement, dit Sénèque, des préceptes concernant la manière dont il
faut adorer les dieux, par exemple : de quels excès il faut se garder dans
l’usage des sacrifices, comment il faut se tenir éloigné de la superstition.
Mais, dit-il, ces préceptes concernant les sacrifices apporteront peu de
profit, tant que l’on n’aura pas conçu par l’esprit Dieu tel qu’on doit le
concevoir, c’est-à-dire comme un Dieu qui a tout, qui donne tout, qui est un
bienfaiteur désintéressé. Autrement dit, ce qui compte, ce ne sont pas tant
les préceptes concernant le culte que la connaissance exacte de ce qu’est
Dieu, c’est-à-dire les vrais dogmes, les jugements droits concernant les
dieux. Les réflexions sur le culte des dieux s’inscrivent chez Sénèque dans
la perspective de la discussion concernant les rapports entre parénétique et
dogmatique. Rendre un culte à Dieu, dit Sénèque, c’est tout simplement le
connaître : deum colit qui nouit. Nous retrouvons là ce que dit le Manuel :
ce qui compte, lorsqu’il s’agit des devoirs envers les dieux, c’est avant tout
d’avoir des jugements droits sur les dieux, c’est-à-dire d’admettre leur
existence et leur providence, d’être disposé à obéir à leur volonté et de ne
pas les accuser de négligence ou de malveillance. On entrevoit ici dans le
Manuel, comme d’ailleurs dans un passage des Entretiens5, un certain écho
de ce que l’on pourrait appeler l’origine de toute théologie rationnelle, le
texte du Xe livre des Lois de Platon6, qui démontre successivement
l’existence des dieux, ensuite le soin qu’ils prennent de l’univers, enfin leur
justice absolument incorruptible.
Transformer la représentation que l’on a de la divinité, c’est déjà, aux
yeux de Sénèque et d’Épictète, un acte de culte, c’est un changement de
disposition intérieure qui a une valeur existentielle et pratique. Le discours
philosophique est intimement lié à la pratique philosophique. Ce thème du
culte spirituel se retrouvera entre autres dans la Lettre à Marcella du
néoplatonicien Porphyre7, sous une forme négative : « L’impiété ne consiste
pas tant à ne pas entourer d’honneurs les statues divines qu’à attribuer à
Dieu les opinions du vulgaire », et aussi dans le traité De l’abstinence des
animaux, du même Porphyre8, qui fait sans doute allusion à un texte
d’Apollonius de Tyane, disant qu’il ne fallait honorer les dieux que par des
offrandes purement spirituelles.
Normalement, ce thème du culte spirituel devrait inspirer une critique
radicale des pratiques cultuelles. Pourtant, Porphyre, dans le paragraphe
suivant de la Lettre à Marcella, dit qu’il faut que le culte de la divinité lui
soit rendu selon les coutumes ancestrales. L’expression se retrouve dans le
texte du Manuel que nous avons cité au début du chapitre :
Mais il convient à chacun de faire des libations, des sacrifices, d’offrir
les prémices selon les coutumes ancestrales, d’une manière pure, sans
nonchalance, sans négligence, sans mesquinerie, sans aller non plus au-
dessus de ses moyens.

Il est très possible que nous ayons ici un souvenir des Mémorables de
Xénophon9, qui précise que Socrate se conformait à ce sujet aux lois de
l’État, comme le voulait d’ailleurs l’oracle de la Pythie, qui avait répondu
que, pour les sacrifices, se conformer aux lois de l’État, c’était se conduire
pieusement. Socrate faisait de modestes offrandes sur ses modestes revenus.
Il pensait que c’étaient les hommages des hommes les plus pieux qui
faisaient le plus de plaisir aux dieux.
Le Manuel se situe donc dans la tradition stoïcienne quand il affirme que
la piété ne peut se fonder que sur une juste notion du divin, qui nous évitera
notamment de rendre les dieux responsables de ce que nous croyons être
des maux. Les dieux ne sont pas responsables des maux, c’était déjà
d’ailleurs un thème cher à Platon10 : chacun est responsable de son choix, la
divinité n’en est pas responsable. C’est un thème qui s’esquisse même déjà
dans l’Odyssée (I, 32), lorsque Zeus dit : « Écoutez les mortels mettre en
cause les dieux. C’est de nous que viennent les maux, quand eux, en vérité,
par leur propre sottise, aggravent les malheurs assignés par le sort. » On le
retrouve chez Sénèque, ou encore chez Hiéroclès le stoïcien11.
À propos de ces reproches faits aux dieux, le Manuel, dans le texte que
nous avons cité, réaffirme une fois de plus son thème fondamental. Si la
vraie piété consiste à ne pas accuser les dieux, cela ne peut se réaliser que si
l’on considère les choses qui ne dépendent pas de nous comme
indifférentes. Si on les considère comme bonnes ou mauvaises, on
considérera alors les dieux qui en sont responsables comme responsables de
quelque chose de mal. Les hommes critiquent les dieux, parce qu’ils font
des jugements erronés, parce qu’ils croient que certaines choses, en soi
indifférentes, sont des maux.
Ajoutons enfin que la formule : « là où se trouve l’intérêt, là se trouve la
piété », ne signifie évidemment pas que la piété est fonction d’un intérêt
égoïste, mais que seul l’homme qui reconnaît où se trouve son véritable
intérêt, c’est-à-dire dans le bon usage des choses qui dépendent de nous,
c’est-à-dire dans le bien moral, est véritablement pieux. Honorer les dieux,
ce sera donc vivre en accord avec la Raison universelle. Dans cette
perspective, la seule prière véritable ne sera pas la prière de demande, qui
est inutile, puisque la volonté de Dieu est inflexible, mais la prière d’action
de grâces : « Que devrions-nous faire en public et en privé, sinon chanter la
divinité, la célébrer, énumérer ses bienfaits12 ? »

2. La divination

32, 1. Quand tu recours à la divination, souviens-toi que tu ne sais pas


ce qui arrivera, et que tu viens justement pour entendre cela du devin,
mais que si tu es philosophe, tu es venu en sachant ce qu’est ce qui
arrivera. Car s’il s’agit d’une des choses qui ne dépendent pas de nous, il
est absolument nécessaire que ce ne soit ni un bien ni un mal. 2.
N’apporte donc chez le devin ni désir ni aversion (sinon tu viendras à lui
en tremblant), mais en sachant bien que tout ce qui doit arriver est
indifférent et que cela ne te concerne pas, quelque chose que cela puisse
être, car il te sera possible d’en bien user et personne ne t’en empêchera.
Plein de confiance, donc, viens vers les dieux comme vers tes
conseillers. Et ensuite, lorsque quelque chose t’aura été conseillé,
rappelle-toi bien qui tu as pris comme conseillers, et quels conseillers tu
refuserais d’entendre, si tu désobéissais.
3. Recours donc à la divination comme le voulait Socrate, c’est-à-dire
à propos des choses pour lesquelles l’examen de la question se rapporte
entièrement à leur issue et pour lesquelles on n’a aucun moyen, soit en
utilisant le raisonnement, soit en utilisant une technique quelconque, de
résoudre le problème.
C’est pourquoi lorsque tu dois partager le danger avec un ami ou avec
ta patrie, ne recours pas à la divination pour savoir s’il faut le faire. Car
si le devin te dit que les présages sacrificiels sont défavorables, cela
signifie évidemment la mort ou la perte d’une partie du corps ou l’exil.
Mais la raison exige, même dans ces circonstances, d’être aux côtés de
son ami et de partager le danger avec sa patrie. Aie donc présent à
l’esprit le plus grand des devins, Apollon Pythien, qui chassa de son
temple celui qui n’était pas venu au secours de son ami que l’on
assassinait.

La pratique de la divination, sous quelque forme que ce soit : observation


du vol des oiseaux, des victimes des sacrifices ou du feu qui les consume,
interprétation des songes, consultation des oracles (Delphes, Claros), était
un sujet de controverse parmi les philosophes. Admise par Socrate, qui
croyait aux oracles et admettait la consultation des devins, par Platon et
Aristote, mais rejetée par Épicure et par les académiciens sceptiques ou
probabilistes, comme Arcésilas et Carnéade, c’est-à-dire par ceux qui
refusent un destin immuable, elle était considérée comme authentique par
les stoïciens. Cicéron13 nous rapporte même le syllogisme qui, selon les
stoïciens, établissait sa légitimité : si les dieux existent et ne révèlent pas
aux hommes les événements futurs, c’est ou bien qu’ils n’aiment pas les
hommes, ou bien qu’ils jugent qu’il n’est pas utile pour les hommes de
connaître l’avenir, ou encore qu’ils considèrent qu’il ne convient pas à leur
majesté de signifier à l’avance aux hommes l’avenir, ou enfin que les dieux
eux-mêmes ne peuvent signifier l’avenir. Or il n’est pas vrai que les dieux
n’aiment pas les hommes, il n’est pas vrai qu’il ne soit pas utile aux
hommes de connaître l’avenir ; enfin, les dieux ne jugent pas que faire cela
est incompatible avec leur majesté et il est inadmissible qu’ils ne sachent
point ce qui arrivera. Il n’est donc pas vrai qu’à la fois il y ait des dieux et
qu’ils ne nous signifient pas le futur. Donc il y a des dieux et ils nous
annoncent le futur. Et il est impossible qu’ils nous donnent des signes sans
nous donner les moyens de les comprendre. Donc il y a une science
divinatoire.
Épictète admet son existence, mais il en restreint fortement l’usage. On
peut comparer d’ailleurs notre chapitre du Manuel avec un chapitre des
Entretiens (II, 7) qui lui est tout à fait parallèle. Il est intéressant dans ce cas
particulier de constater que le chapitre du Manuel est un résumé des
Entretiens, mais avec quelques ajouts. Tout d’abord, de part et d’autre, on
trouve une opposition entre le devin et le philosophe : le devin interprète les
signes qui annoncent l’avenir ; le philosophe, quant à lui, connaît à l’avance
la valeur des événements qui lui sont prédits : ils sont indifférents. En effet,
le résultat de l’action sera une chose indifférente, parce qu’il ne dépend pas
entièrement de nous et, quoi qu’il arrive, il nous sera possible d’en bien user
ou d’en mal user. La même doctrine était exprimée dans le chapitre 18 du
Manuel, qui traitait déjà du problème de la divination. Le cri du corbeau est
de mauvais augure. Or non seulement ce mauvais présage ne peut rien
annoncer de mal, puisqu’il n’y a de mal que dans le domaine de ce qui
dépend de nous, mais c’est même un présage favorable, puisqu’il annonce
peut-être l’occasion de progresser moralement en sachant exercer la vertu
dans une circonstance difficile. Tous les présages sont favorables, dit
Épictète, si je veux qu’ils le soient ; car quel que soit l’événement qui
résulte de ces présages, il dépend de moi d’en tirer profit.
Dans notre chapitre du Manuel et dans le chapitre des Entretiens, on
apprend également qu’en allant consulter un devin, il faut supprimer tout
désir et toute aversion, puisque ce qu’il nous annoncera ne peut nous
inspirer ni désir ni aversion, car on ne peut éprouver désir ou aversion que
pour des choses bonnes ou mauvaises, mais pas pour des choses
indifférentes. Dans les Entretiens, on trouve d’ailleurs la raison profonde du
calme qu’il faut conserver en consultant un devin14 : « Esclave, que veux-tu
donc d’autre que le meilleur ? – Et qu’y a-t-il de meilleur que ce qui plaît à
Dieu ? »
Le chapitre du Manuel et le chapitre des Entretiens admettent également
que, si on consulte un devin, ce qu’il nous révélera sera un signe de la
volonté des dieux15, et qu’il faut tenir compte de leurs conseils.
À la fin du chapitre, le Manuel fait explicitement allusion au Socrate des
Mémorables16, qui considérait qu’il ne fallait pas interroger les dieux avant
de faire des choses qu’il est indispensable de faire ou que la raison peut
elle-même prévoir. Il est inutile, en effet, selon Épictète, de consulter un
devin avant une action, si la raison nous commande de faire une chose, par
exemple de secourir un ami, de combattre pour la patrie, même en risquant
sa vie. Le thème est d’ailleurs évoqué, lui aussi, dans le chapitre des
Entretiens17 consacré à la divination.
À ce sujet, le Manuel fait allusion à une anecdote qui, disait-on, s’était
passée à Delphes et qui montrait l’importance que le dieu des oracles, c’est-
à-dire Apollon, attachait à la disposition morale de l’individu. Il chassa de
son temple, dit le Manuel, celui qui n’était pas venu au secours de son ami
que l’on assassinait. Simplicius18, dans son commentaire, donne quelques
détails qui expliquent cette brève mention. Deux hommes qui venaient
consulter l’oracle à Delphes furent attaqués par des brigands. L’un des deux
s’enfuit, laissant les brigands massacrer son compagnon. Quand le fuyard se
présenta dans le temple, la Pythie proféra cet oracle, en vers : « Alors que tu
étais présent aux côtés de ton ami, tu ne l’as pas aidé. Tu es entré, étant
impur, sors de mon beau temple. » Cette histoire, avec un texte de l’oracle
assez différent, apparaît pour la première fois dans l’Histoire variée
d’Élien19, qui écrivait à la fin du IIe siècle, c’est-à-dire après Arrien. Elle est
reproduite par Olympiodore20, dans son commentaire sur l’Alcibiade de
Platon, pour illustrer l’idée qu’une chose apparemment bonne (échapper
aux brigands) peut être mauvaise moralement. Simplicius propose le même
texte de l’oracle qu’Olympiodore. C’était probablement un thème en
honneur dans l’école d’Ammonius et de Damascius. Il y a beaucoup de
chances, en tout cas, que l’oracle soit apocryphe21.
Ces textes peuvent nous inspirer quelques réflexions, nécessairement trop
brèves, sur les rapports entre philosophie et religion dans le stoïcisme,
surtout celui d’Épictète. Tout d’abord, le concept de religion est
extrêmement complexe. Nous sommes obligés d’opérer avec un concept
mal défini. Personnellement, j’ai tendance à définir la religion comme un
ensemble de pratiques sociales, qui n’exigent pas nécessairement que leur
corresponde un sentiment intérieur. Cette définition peut, en tout cas,
s’appliquer à la religion de l’Antiquité. Aussi bien en Grèce qu’à Rome, la
religion a avant tout un caractère officiel et extérieur. La Cité veut par la
religion s’assurer la protection des puissances supérieures et elle consacre à
ces puissances supérieures une partie du temps et de l’espace, et aussi une
partie de l’activité des citoyens, en instituant des fêtes revenant à jours
fixes, des lieux particuliers, un personnel voué au service des dieux, et en
prodiguant les dons et les sacrifices. En tant que religion de la Cité, elle
s’impose à chaque individu, mais elle n’implique nullement un engagement
intérieur.
Les stoïciens situent d’ailleurs le phénomène religieux dans le domaine
des devoirs, domaine qui règle principalement le comportement social.
Épictète dit : il faut s’en tenir aux coutumes ancestrales. Au fond, à part
quelques exceptions, tous les philosophes en ont fait autant, qu’ils soient
épicuriens ou platoniciens ou sceptiques. Ils ont été conformistes en matière
de religion. Mais, en même temps, c’est le propre de la philosophie de tout
transformer en philosophie, c’est-à-dire de rationaliser et d’intérioriser tout
ce qu’elle rencontre. Quand le philosophe antique parle de Dieu ou des
dieux, il fait de la théologie. Mais la théologie des philosophes est en fait
une critique de la religion officielle ou populaire22. Par exemple, quand
dans les Lois23, Platon dit que l’on ne peut fléchir les dieux par des prières
et des présents, il met en question la prière de demande. Ou bien, encore,
nous pouvons observer dans les exhortations À Nicoclès, que nous avons
citées plus haut24, la coexistence de l’attitude conformiste et de l’attitude
éclairée, quand Isocrate, après avoir recommandé de s’acquitter des
pratiques du culte, rappelle que finalement, le meilleur sacrifice, c’est la vie
que mène un homme juste.
Quand Épictète dit que le vrai culte consiste à avoir des jugements droits
sur les dieux, il veut rectifier les croyances populaires. Tout d’abord, quand
il parle des « dieux », il veut dire : la divinité25. C’est d’ailleurs conforme à
la théologie stoïcienne, pour laquelle Zeus se transforme en une multitude
d’éléments qui portent les noms de dieux de la mythologie, mais qui se
fusionnent à la fin de la période cosmique. Les dieux des croyances
populaires deviennent ainsi des aspects de la nature. Si Épictète26, à la suite
de Zénon, décrit la fin de l’homme en utilisant la formule : suivre les dieux,
Marc Aurèle27 reprendra la même formule en disant : suivre le dieu. Il
s’agit d’un panthéisme et non plus d’un polythéisme. Mais, par ailleurs, on
peut déceler chez Épictète ce qu’on pourrait appeler une piété
philosophique, une piété intérieure, qui se traduit dans les expressions qui
se rapportent au consentement à la volonté de Dieu, qui doit être joyeux, et
aussi dans l’action de grâces à Dieu, parce qu’il nous a donné le spectacle
de l’univers28.
1 Les deux fils d’Œdipe, qui s’entretuèrent dans un duel pour obtenir le trône de leur père.
2 Arrien, Manuel, chapitre 31, p. 183-185.
3 Sénèque, Lettres à Lucilius, 94, 2.
4 Sénèque, Lettres à Lucilius, 95, 47.
5 Entretiens, II, 14, 11.
6 Platon, Lois, 888 C.
7 Porphyre, Lettre à Marcella, § 17, p. 31, trad. Festugière.
8 Porphyre, De l’abstinence des animaux, II, 34.
9 Xénophon, Mémorables, I, 3, 1-3.
10 Platon, République, II, 379 A, et X, 617 E ; Timée, 42 D. 4 ; Lois, 904 C.
11 Sénèque, Lettres à Lucilius, 95, 49 ; Hiéroclès le stoïcien, cité par Stobée, Anthologium, I,
p. 64, 1, et II, p. 181, 10.
12 Entretiens, I, 16, 15.
13 Cicéron, De la divination, I, 38, 82.
14 Entretiens, II, 7, 13.
15 Manuel, 32, 2 ; Entretiens, II, 7, 11.
16 Xénophon, Mémorables, I, 1, 6-8.
17 Entretiens, II, 7, 3.
18 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, XXXIX, 86-111.
19 Élien, Histoire variée, III, 44, 9.
20 Olympiodore, In Alcib., p. 115, 14.
21 Cf. Marie Delcourt, L’Oracle de Delphes, Paris, 1981, p. 85-107.
22 Cf. P. Hadot, La Philosophie comme manière de vivre, Paris, 2001, p. 69 sq.
23 Platon, Lois, 905 D.
24 Cf. supra, p. 23.
25 Par exemple I, 4, 32 (singulier et pluriel).
26 Entretiens, I, 12, 5, et I, 20, 15.
27 Marc Aurèle, XII, 31, 2.
28 Entretiens, I, 16, 15-21.
CHAPITRE HUITIÈME

Religion et philosophie chez Simplicius

Le commentaire de Simplicius au chapitre 31 du Manuel d’Épictète est encore une


fois très développé. Je me concentrerai donc sur quelques aspects qui me semblent
révélateurs de l’attitude de Simplicius envers la religion.
Simplicius a l’habitude, au début de chaque nouveau chapitre, de résumer en peu de
mots le contenu du précédent, soulignant ainsi la succession logique entre les
chapitres du Manuel. C’est ce qu’il fait aussi à présent1 :
Ayant enseigné les actions appropriées ((τὰ καθήκοντα) dues aux êtres de même
espèce, c’est-à-dire celles dues aux hommes, il passe désormais aux actions
appropriées dues aux êtres supérieurs. On doit en effet, commençant par ce qui est
proche, s’élever ainsi vers ce qui est supérieur, et précisément quand il s’agit
d’actions appropriées. Mais celles-là également, il les trouve à partir de la relation
(σχέσις).

En effet, le chapitre précédent traitait des devoirs envers les proches, père, frère, de
l’époux envers l’épouse, de l’élève envers un bon professeur, des devoirs entre amis,
entre voisins, entre concitoyens, envers le chef des armées et les hauts magistrats de la
cité, etc. Tout cela concernait les devoirs envers les hommes, tandis que, à partir de
maintenant, il est question de nos devoirs envers les dieux. Dans le chapitre antérieur,
Épictète avait remarqué que les différences entre les devoirs correspondaient à des
différences entre les σχέσεις, les rapports réciproques entre les partenaires. De cette
affirmation simple et brève d’Épictète, Simplicius avait tiré tout un système
compliqué et schématique de relations et coordinations (συντάξεις), auquel il fait
allusion dans la dernière phrase du texte cité. Je n’en donne qu’un seul exemple.
Après avoir défini le rapport, la σχέσις, comme étant une coordination, une σúνταξις,
des uns avec les autres, semblables ou dissemblables, qui est naturelle ou résulte d’un
choix déterminé, il poursuit2 :
Une coordination (σúνταξις) résultant du choix délibéré, quand elle réunit des
[termes] semblables, est celle des amis ; quand elle les sépare, celle des ennemis.
Et en effet les ennemis sont coordonnés selon une relation résultant d’un choix
délibéré, étant des semblables. C’est pourquoi l’énoncé de la relation se fait par
référence au même [terme] : l’ennemi est l’ennemi de l’ennemi, comme l’ami est
l’ami de l’ami, mais la coordination sépare dans le cas des ennemis, comme elle
unit dans le cas des amis.

Ce chapitre XXXVII du commentaire de Simplicius contient d’ailleurs un assez


long et très beau passage sur l’amitié3, qui, à ma connaissance, n’a jamais été pris en
compte dans la littérature sur l’amitié antique.
La suite du commentaire de Simplicius consiste d’abord en une paraphrase assez
fidèle du texte d’Épictète, dont je propose un petit extrait4. Nous avons d’ailleurs vu la
longue tradition dans laquelle le texte d’Épictète se situe. Je cite Simplicius :
Il s’agit en effet d’une relation se rapportant aux causes premières et
supérieures. Il est évident que, si elles sont telles, elles n’ont besoin, elles, de rien
qui vienne de nous ; c’est pourquoi les actions appropriées que nous leur devons
sont celles qui nous concilient avec elles et nous soumettent à elles. Car c’est en
cela que consiste le respect de la relation et de la coordination conforme à la nature
envers les causes premières et transcendantes. Il faut donc honorer et vénérer les
êtres supérieurs, obéir aux événements qui nous viennent d’eux, leur céder de plein
gré et avec contentement, dans la pensée que ces événements sont produits par un
jugement excellent et une providence bonne. Cela se réalisera pour nous si notre
connaissance (γνωσις) [...] a des évaluations et opinions droites à leur sujet, [à
savoir] qu’elles sont les causes premières de l’univers, qu’elles gouvernent ce
qu’elles ont produit, qu’elles prennent soin de l’univers et qu’elles le dirigent bien
et avec justice [...] et si d’autre part notre forme de vie (ζωή) est disposée d’une
manière accueillante envers les événements [...].

Dans cette dernière phrase, Simplicius fait allusion, comme déjà Épictète, aux trois
doctrines essentielles concernant les dieux que Platon a formulées dans les Lois5, et
qui sont le fondement d’une attitude pieuse envers les dieux ; Simplicius annonce en
même temps les deux conditions pour acquérir une attitude vraiment pieuse : la
connaissance, la γνωσις, et une forme de vie (ζωή)6 vertueuse. La connaissance est
évidemment celle que la philosophie néoplatonicienne transmet, et la forme de vie
adéquate ne peut être trouvée si nous cherchons notre bien et notre mal ailleurs que
dans ce qui dépend de nous.
La paraphrase se prolonge encore sans dévier, pour l’essentiel, du sens voulu par
Épictète, et ensuite Simplicius continue, à l’instar d’Épictète, mais d’une manière
beaucoup plus développée, par une série d’exemples de gens qui ne bornent pas leurs
désirs et leurs aversions aux choses qui dépendent d’eux et qui, à cause de cela, font
acte d’impiété7.
Intéressons-nous maintenant aux développements de Simplicius à partir du chapitre
XXXVIII 878, qui commentent la dernière phrase du chapitre 31 d’Épictète :
Mais il convient à chacun de faire des libations, des sacrifices, d’offrir les
prémices selon les coutumes ancestrales, d’une manière pure, sans nonchalance,
sans négligence, sans mesquinerie, sans aller non plus au-dessus de ses moyens.

Mais avant de lire le commentaire de Simplicius, il sera nécessaire de donner un


bref aperçu des doctrines néoplatoniciennes qui forment l’arrière-plan de cette partie
de son commentaire. Car ici également, Simplicius, en se conformant au niveau de ses
lecteurs, touche brièvement, sans les approfondir, à des doctrines philosophiques
précises, notamment au rapport qu’entretenait la philosophie avec la théurgie,
autrement dit au rapport du savoir et de la religion. Dans ma rétrospective historique,
je me bornerai à Jamblique et à Hiéroclès, car le fondement théorique de la théurgie
est resté le même jusqu’à la fin du paganisme, malgré des changements dans les
détails.

1. Le rapport entre les cultes ancestraux, la théurgie et la philosophie chez


Jamblique et Hiéroclès d’Alexandrie

Jamblique, qui vécut approximativement entre 240 et 325 de notre ère, avait
propagé la théurgie des Oracles Chaldaïques en s’appuyant en même temps sur les
écrits hermétiques9. Bien entendu, comme il s’agissait dans les deux cas de révélations
qui, comme les rites des mystères, ne devaient pas tomber dans les mains des gens du
commun, il ne nous a livré, dans ses Mystères d’Égypte, aucun détail des rites et
performances théurgiques, mais seulement une explication de leurs fondements
théoriques. Il est généralement reconnu que Jamblique avait essayé de faire entrer la
totalité des rites et cultes de la religion païenne traditionnelle dans la théurgie, en
soulignant cependant bien que la religion traditionnelle ne permettait pas l’accès à la
forme la plus accomplie de la théurgie10. Il est certain que, pour Jamblique, seule
l’acquisition du niveau le plus haut de la théurgie pouvait garantir à l’âme raisonnable
humaine le retour dans sa patrie intelligible11, bien que ce lot fût réservé à un très petit
nombre. Malgré cela, comme il le dit dans son Protreptique, l’étude de la philosophie
restait, à côté d’un comportement vertueux12, une préparation indispensable13, comme
d’ailleurs une bonne culture générale, et surtout des connaissances en mathématique14,
étaient nécessaires pour commencer les études de philosophie. La philosophie, elle
aussi, aux yeux de Jamblique et de tous les néoplatoniciens, n’était à la portée que
d’un nombre restreint parmi les hommes. Tout cela ressort clairement de son
Protreptique, et s’il ne parle plus de cela dans son De mysteriis, la raison en est que le
Protreptique s’adresse à des débutants, tandis que le traité De mysteriis est une
réponse aux objections du philosophe néoplatonicien Porphyre, qui n’avait plus besoin
d’être convaincu de l’importance de la philosophie. Au contraire, pour ce dernier la
philosophie restait le seul chemin qui menait l’âme humaine à son salut. Mais pour la
masse humaine, qui est subordonnée à la nature et tournée vers ce qui est corporel, et
qui est incapable d’un raisonnement pur, seule convient, selon Jamblique, la forme la
plus inférieure du culte, par exemple les sacrifices matériels. Ceux-ci peuvent
contribuer à la purification du véhicule, c’est-à-dire du corps subtil, éthéré ou
pneumatique, et préparer ce dernier à une illumination (ἔλλαμψις) par les dieux. Pour
Jamblique, même la théurgie la plus accomplie ne supplante pas la philosophie, mais
elle la complète. Et la réussite dans les deux, dans la théurgie comme dans la
philosophie, nécessite comme condition préalable une bonne culture générale et une
conduite vertueuse.
La philosophie d’Hiéroclès, par son contenu doctrinal, se situe entre Jamblique et
Proclus15. Dans les chapitres XXV, XXVI et XXVII de son commentaire sur le
Carmen aureum (c’est-à-dire les Vers d’or attribués aux pythagoriciens), qui est
destiné aux débutants, il décrit le rapport entre philosophie et théurgie, sans jamais
employer le terme « théurgie », visiblement parce que celui-ci ne se trouve pas dans le
poème. Selon Hiéroclès, le retour de l’âme raisonnable humaine dans sa patrie n’est
possible que sous certaines conditions : d’un côté, l’acquisition des vertus,
l’apprentissage des sciences mathématiques et de la philosophie, qui purifient l’âme
raisonnable humaine, et d’un autre côté, la pratique de la télestique, qui purifie le
véhicule éthéré ou pneumatique qui a été joint à l’âme raisonnable humaine par le
démiurge. La théurgie consiste selon lui en deux parties : la télestique et l’élévation
hiératique ((ἱερατικη ἀναγωγή). La télestique comprend selon lui la totalité des rites
païens locaux16. L’élévation hiératique n’est mentionnée qu’allusivement, et son
contenu ne sera pas décrit, car elle est de toute manière inaccessible aux débutants
auxquels il s’adresse. Elle est, comme on peut le déduire du contexte, identique à la
partie la plus élevée de la théurgie. Le texte d’Hiéroclès que je vais citer se rapporte
aux vers 67 à 69 du Carmen aureum, dans lesquels il est question des purifications de
l’âme raisonnable humaine et de sa délivrance (λúσις)17 :
Les purifications requises pour l’âme raisonnable sont les sciences
mathématiques, et la délivrance, qui la fait remonter (l’ἀνάγωγος λúσις), c’est la
vision dialectique des étants18. C’est pourquoi on parle [dans le Carmen aureum]
de la délivrance au singulier : « dans la délivrance de l’âme », car elle s’achève en
une seule science, tandis que la mathématique contient une pluralité de sciences. Il
faut donc aussi ordonner pour le corps lumineux des prescriptions analogues à
celles qui sont transmises d’une manière convenable pour les purifications et la
délivrance de l’âme. Il faut donc que les purifications télestiques correspondent à
celles des mathématiques et que l’élévation hiératique accompagne la délivrance
dialectique (διαλεκτικη λúσις) [...]. De même qu’il convient d’orner l’âme de
science et de vertu, pour qu’elle puisse s’unir à ceux qui sont en permanence en
possession de cela, de même il faut rendre le véhicule lumineux pur et immatériel,
afin qu’il puisse supporter le commerce avec les corps éthérés.

La correspondance entre les purifications et délivrances de l’âme raisonnable et de


son véhicule est illustrée par le schéma suivant :

Les « corps éthérés » de la dernière phrase du texte cité sont les astres, auxquels
l’âme raisonnable humaine est censée retourner avec son véhicule, appelé
indifféremment par Jamblique et Hiéroclès « pneumatique » ou « lumineux » ou
« éthéré ». Et, après avoir dit qu’il ne faut négliger ni la purification de l’âme
raisonnable ni celle du véhicule lumineux, Hiéroclès continue un peu plus loin de la
manière suivante19 :
C’est pour cela que la philosophie est réunie avec l’art des choses sacrées ((τñ
των ἱερων τέχνη), car ce dernier s’occupe de la purification du véhicule lumineux,
et si tu sépares de cet art l’intellect philosophique, tu te rendras compte qu’il n’a
plus la même puissance (δúναμις)20. Et en effet, des facteurs qui concourent à
parachever notre perfection, l’un a été trouvé d’abord par l’intellect philosophique,
et l’autre a été procuré par l’activité télestique en suivant l’intellect philosophique.
J’appelle « activité télestique » la puissance qui purifie le véhicule lumineux, en
sorte que, de la totalité de la philosophie, la partie théorétique précède en tant
qu’intellect, et la pratique suit en tant que puissance. Mais il y a pour nous deux
espèces de pratiques, l’une est la morale civique, l’autre la télestique, l’une nous
purifie de l’irrationalité à l’aide des vertus, l’autre nous enlève les imaginations
matérielles par les méthodes sacrées. Une manifestation non négligeable de la
philosophie politique sont les lois qui régissent une collectivité, et, de la
philosophie télestique, les rites sacrés pratiqués dans les cités (τὰ των πóλεων
ἱερά). Mais le sommet de toute la philosophie est l’intellect théorique, au milieu se
tient l’intellect politique, et la troisième place revient à l’intellect télestique.
Finalement, la philosophie éthique ou politique est donc comprise avec « l’art
des choses sacrées » dans une philosophie qui englobe tout. À la purification de
l’âme raisonnable par les mathématiques se joint encore la purification par la
« morale civique », c’est-à-dire par l’acquisition des vertus civiques ou politiques,
dont nous avons longuement parlé auparavant21. Les mathématiques et les vertus
civiques correspondent, au niveau du véhicule pneumatique ou lumineux, à
« l’activité télestique », qui s’exerce dans les rites sacrés pratiqués dans les cités.
Philosophie pratique et activité télestique doivent aller de pair, car la philosophie
sans la télestique achève seulement la purification de l’âme raisonnable humaine,
qui est immortelle, mais non pas la purification du véhicule, immortel lui aussi, et
ne pourrait donc pas à elle seule garantir le retour de l’âme dans sa patrie. Cela
veut dire que l’âme, pour se purifier, doit pratiquer à la fois les exercices
philosophiques et les rites religieux.

2. Le rapport entre les cultes ancestraux, la théurgie et la philosophie chez


Simplicius

Peut-être, avant de lire le commentaire de Simplicius, faut-il se rappeler les


changements dans la situation des institutions cultuelles païennes intervenus entre les
dates de la vie d’Épictète, et même d’Hiéroclès, et le VIe siècle de notre ère, l’époque
de Simplicius. Les lieux de culte païens avaient en grande partie été détruits, les
sacrifices officiels interdits, et les rites ancestraux ne pouvaient être exécutés par les
païens qu’en cachette, ce qui rendait impossible le sacrifice d’animaux de grande
taille. Je ne sais pas si c’est pour cette raison que, des trois verbes qu’Épictète utilise
pour les formes des actions cultuelles, à savoir σπένδειν, θúειν et ἀπάρχεσθαι,
Simplicius laisse de côté, dans son commentaire, le verbe θúειν, qui, au moins après
Homère, sert à désigner de préférence les sacrifices d’animaux. Mais même si cette
omission est fortuite, la situation religieuse dans les cités avait changé de fond en
comble.
Poursuivons maintenant le commentaire de Simplicius (XXXVIII 87-97, Hadot
1996) :
Il [Épictète] expose à la suite également les marques d’honneur que l’on offre au
divin au moyen de choses extérieures, parmi lesquelles le dieu a fait connaître aux
hommes celles du moins qui sont usuelles et légales – comme aussi les histoires le
font voir –, afin que d’un côté nous obtenions par elles, nous aussi, la familiarité,
l’οἰκειóτης, avec lui et que d’un autre côté les choses extérieures, profitant, par
l’intermédiaire de celles qui sont offertes, de l’illumination divine (ἔλλαμψις),
nous adviennent abondantes et utiles. En effet, de même que nous lui consacrons et
dédions l’âme, dont il est la cause, en la purifiant d’une part par la notion
scientifique (ἐπιστημονικη ἔννοια) que nous avons de lui, d’autre part par la forme
de vie (ζωή) conforme à la nature, de la même manière il faut aussi que nous
consacrions, à la suite de l’âme, le corps qu’il nous a donné, en le purifiant <de
l’intérieur> et de l’extérieur, au moyen de ce qui nettoie les souillures visibles et
invisibles (καθαíροντας <ἔσωθεν> ἔζωθέν τε διὰ των τὰς ϕανερὰς καì ἀφανεĩς
κγλĩδας ἀπορρυπτóντων).

Le dieu qui est mentionné ici est toujours le démiurge, le créateur de l’âme
raisonnable humaine et de son véhicule, ou du premier de ses deux véhicules selon le
néoplatonisme tardif. Que ce sont le dieu ou les dieux eux-mêmes qui ont révélé les
formes cultuelles sous lesquelles ils veulent être honorés, c’est une opinion très
répandue dans l’Antiquité, et nous allons y revenir. Les histoires qui, d’après
Simplicius, témoignent de ces révélations sont probablement les mythes étiologiques
rapportés par des géographes antiques comme Strabon ou des récits de voyages
comme ceux de Pausanias. Pour la suite du texte concernant les sacrifices comme
moyen de parvenir à l’illumination divine, nous trouvons des parallèles plus explicites
dans les textes de Jamblique et de Proclus. Il s’agit en fait d’un des effets de la
théurgie dont nous venons de parler, qui a été transmise par les Oracles Chaldaïques.
Selon Jamblique, on peut, par des sacrifices, mettre en branle les causes démiurgiques
qui se manifestent dans certaines plantes ou animaux qui, dit-il, « conservent intacte et
pure l’intention de leur auteur »22. Il s’agit là des fameux « symboles » (σúμβολα),
d’objets comme par exemple des plantes, des animaux ou des minéraux, qui possèdent
une affinité spéciale avec les divinités auxquelles ils sont offerts23, affinité qui est
censée avoir été révélée par les dieux. L’efficacité de ces sacrifices ne serait pas à
chercher seulement dans une sympathie universelle qui se fonde sur des lois physiques
et qui seraient plutôt mécaniques24, mais de préférence dans le rapport d’amitié et de
familiarité (φιλíα καì οἰκεíωσις) qui lie le créateur à sa créature25. Comme Simplicius,
Jamblique souligne la familiarité (l’οἰκειóτης chez Simplicius) qui lie le dieu créateur
à ses créatures. Mais cette phrase de Jamblique : « Mieux vaut donc chercher la cause
[des sacrifices] dans une amitié, une familiarité, une relation qui lie les créateurs à
leurs créatures », est intéressante aussi pour une autre raison : la tournure grecque
σχέσις συνδετικη των δημιουργοúντων πρòς τὰ δημιουργοúμενα rappelle en effet la
laborieuse distinction établie par Simplicius dans le chapitre précédent de son
commentaire entre les différents « rapports » (σχέσεις). Il y définit en effet, nous
l’avons vu, le rapport comme une coordination des uns avec les autres, semblables ou
dissemblables, qui est ou naturelle ou choisie (σχέσις [...] σúνταξις ἐστí τινων πρòς
ἄλληλα φυσικη ἤ προαιρετική ὁμοíων ἤ ἀνομοíων). Ce qui est chez Jamblique une
σχέσις συνδετική, est chez Simplicius une σχέσις συναγωγóς, détail qui montre que la
classification des rapports que nous trouvons chez Simplicius a sans doute eu une
longue tradition.
Le texte de Simplicius mentionne deux étapes de la purification de l’âme humaine
bien connues des néoplatoniciens : la purification par l’acquisition des vertus, qui est
rendue possible par une forme de vie qui se trouve en conformité avec la nature, et la
purification par la philosophie, qui mène à la véritable connaissance des dieux. Une
allusion à la télestique se trouve dans le terme « illumination » (ἔλλαμψις), qui est
caractéristique des procédés théurgiques. Mais elle se cache aussi derrière les
explications que Simplicius donne au sujet de la purification du corps26. Les lecteurs
que Simplicius envisage pour son commentaire, des débutants, auront compris qu’il
s’agissait uniquement du corps de chair et d’os. Mais comme ce corps, étant mortel,
n’est plus l’œuvre du démiurge, mais des dieux récents du Timée, le corps mentionné
par Simplicius devrait être le véhicule de l’âme ou au moins un des véhicules, si l’on
admet, avec Proclus et Damascius, deux véhicules, le véhicule lumineux et le véhicule
pneumatique. Dans cette perspective, ce n’est que le véhicule lumineux qui est créé
par le démiurge. C’est seulement dans un sens élargi qu’on peut comprendre, par la
tournure « le corps qu’il nous a donné », l’ensemble formé par le ou les véhicules et le
corps de chair et d’os ; en effet, si le corps de chair nous a été donné par
l’Heimarmenê, celle-ci est soumise à la providence du démiurge, en sorte que l’on
peut dire que, indirectement, le démiurge est aussi la cause du corps de chair et du
corps pneumatique. De toute manière, c’est l’ensemble corps de chair et d’os/corps
pneumatique/corps lumineux qui doit être envisagé ici, et des deux derniers corps, en
première ligne le corps pneumatique27. On comprend que Simplicius pense à cet
ensemble, puisqu’il parle ensuite des « souillures visibles et invisibles » du corps et
des purifications intérieures et extérieures que l’on doit effectuer, ce qui n’est possible
qu’à condition qu’il ne s’agisse pas seulement de notre corps d’ici-bas. Il est vrai que
« de l’intérieur » n’est qu’une conjecture de ma part, mais qui me semble être sûre. En
effet, à cause du τε, le ἔξοθέν τε, le du meilleur manuscrit A (les autres donnent
ἔξωθεν δὲ) ne peut avoir un sens que si l’on rajoute avant un ἔσωθεν. On peut voir une
justification de cette conjecture par le parallélisme avec les « souillures visibles et
invisibles ». La purification intérieure, c’est-à-dire celle du corps pneumatique, ne
peut d’ailleurs désigner autre chose que la télestique, autrement dit les rites du culte,
comme nous l’avons vu à propos d’Hiéroclès28. Ce manque de précision est tout à fait
usuel dans un écrit destiné aux débutants, mais il n’est, pour autant, pas rare non plus
dans les autres commentaires.
À ce propos, je donne comme exemple un texte du commentaire de Damascius sur
le Phédon29 :
La pureté est triple, celle de l’âme, celle du corps et celle des choses extérieures.
Nous devons faire des efforts au sujet de ces trois choses, afin que toutes, non
seulement nous-mêmes, mais aussi nos instruments (ἡμεĩς καì τὰ ἡμέτερα
ἄργανα), soient remplies de l’illumination divine, afin que ne se fixe pas sur nos
instruments souillés une sorte d’obscurité démoniaque, qui détourne notre regard
des dieux, et afin que notre âme puisse s’élever, avec plus de légèreté, dans les
hauteurs auprès des divinités, n’étant plus alourdie par ses instruments, et qu’au
contraire, elle reçoive d’eux, puisqu’elle est encore liée à eux d’une manière
matérielle, des forces supplémentaires pour l’ascension.
Les élèves de Damascius qui étudient sous sa direction le Phédon et qui, selon le
cursus néoplatonicien des études, ont lu avant le Premier Alcibiade, savent que le
ήμεĩς désigne nos âmes raisonnables humaines et que les instruments signifient le
corps humain. Mais comme, par la suite, il est question de la souillure des
instruments, qui pourrait couvrir nos âmes d’obscurité démoniaque et les empêcher de
regarder vers le haut, et de la lourdeur de l’impureté qui pourrait rendre difficile
l’ascension des âmes, il est clair qu’il ne peut pas s’agir de la souillure de nos corps de
chair et d’os, qui ne serait jamais, aux yeux des néoplatoniciens, capable de faire
obstacle aux mouvements de l’âme raisonnable. Les instruments, c’est-à-dire les
corps, dont Damascius parle ici, ce sont les deux véhicules qu’il faut conserver purs,
et peut-être surtout le corps pneumatique, car, aux yeux des néoplatoniciens, c’est lui
qui, devenu lourd par l’attrait de la matière et impropre à l’illumination divine,
pourrait empêcher l’âme de monter pour regagner sa patrie. Pour le non-initié,
l’arrière-plan dogmatique reste caché.
Le terme κηλĩδες, « souillures », dans le texte de Simplicius que je viens de citer,
est repris des Oracles Chaldaïques. Proclus cite ce mot « souillures » dans le contexte
des purifications télestiques30. Comme nous le savons par Hiéroclès, mais aussi par
Proclus, la purification du véhicule est la tâche de la télestique. Il ne faut pas s’étonner
que la partie la plus élevée de la théurgie, l’hiératique, ne soit pas mentionnée, car sa
pratique exige d’avoir préalablement rempli de nombreuses conditions, qui ne sont
pas à la portée des débutants.
Je cite encore la suite du texte à cause de certaines remarques intéressantes31 :
Que l’âme, purifiée selon la manière que nous avons dite, fasse, par
l’intermédiaire de [son] instrument purifié qui aura revêtu, autant que possible, des
vêtements propres32, offrande également des prémices des choses extérieures que
le dieu a données. Et il est en effet conforme aux lois divines et aux lois humaines
d’offrir des prémices à ceux qui les ont données, non pas parce que le dieu a
besoin d’elles – il n’a pas non plus besoin de la bonne conduite de notre vie ni des
notions droites à son sujet –, mais c’est nous qui, grâce à ces choses-là, devenues,
selon la mesure qui leur revient, aptes (ἐπιτήδειοι) à l’illumination divine,
accueillons (υποδεχóμεθα) le dieu en nous, [du moins] quiconque [entre nous] en
est digne. De cette manière également celles des choses extérieures qui sont
offertes et consacrées en venant d’une forme de vie pure selon la manière qui
convient, participent elles aussi à la bonté divine, en sorte qu’elles révèlent des
actions divines. Et en effet plus d’un a reconnu qu’il avait été délivré d’une attaque
d’épilepsie précisément par la participation à de telles choses, et souvent certaines
de ces choses ont fait cesser la grêle et l’agitation de la mer. Et ceux qui les offrent
conformément à la loi divine prennent part, eux aussi, par la relation avec elles, à
l’illumination divine en même temps qu’ils font une action juste et agréable, celle
d’offrir en prémices et de consacrer ces choses à ceux qui les ont données. Mais
comme je l’ai dit, grâce à ce peu qui est offert, c’est l’ensemble de leur espèce qui
est consacrée et dédiée au dieu et qui reçoit du dieu l’aide qui lui revient.

Ce commentaire se fonde en sa totalité sur la doctrine théurgique telle qu’elle a été


transmise depuis Jamblique. En témoignent des termes techniques de la théurgie
comme « illumination » (ἔλλαμψις), « aptitude » (ἐπιτηδειóτης), « réception »
(υποδοχή), « familiarité » (oἰκειóτης ou οἰκεíωσις). L’aptitude (ἐπιτηδειóτης) est une
notion très importante dans la philosophie néoplatonicienne, non seulement dans le
domaine de la perception, mais aussi en théurgie. Certains objets naturels (des
animaux, des plantes, des pierres) et certains objets de culte constitués par ces objets
naturels étaient censés, à cause de leur ressemblance ou familiarité avec les dieux, être
« aptes » (ἐπιτήδειοι) à recevoir en eux les divinités ou à ménager le contact avec
elles33. La réception (υποδοχή) est un autre terme technique de la télestique et de
l’hiératique. Nous lisons dans le De mysteriis de Jamblique (V, 23, [233, 11 sq.]34) que
« la théurgie, en découvrant ainsi, d’une manière générale, selon la familiarité (κατ’
οἰκειóτητα) avec chacun des dieux, les réceptacles (υποδοχάς) adaptés, aime à tresser
ensemble pierres, herbes, animaux, aromates, d’autres objets sacrés parfaits et
déiformes, pour faire ensuite de tout cela un réceptacle (υποδοχήν) intégral et pur ».
En général, les néoplatoniciens croyaient fermement à l’efficacité de leurs sacrifices
pour produire des miracles. Dans notre texte, Simplicius en parle. Je cite un seul texte
parallèle de Jamblique (De myst., V, 6 [206, 14 sq.]) qui souligne aussi l’efficacité des
sacrifices : « [...] sans eux ni les pestes, les famines ou les disettes ne cessent ni les
pluies ne s’obtiennent ou les biens plus précieux qui contribuent à purifier l’âme, à la
perfectionner, à l’affranchir du devenir [...]. » Un trait remarquable, dans le texte de
Simplicius, est aussi la réciprocité d’action entre l’offrande et l’homme qui fait cette
offrande : si celui qui fait l’offrande n’est pas vertueux et ne sacrifie ni selon les rites
prescrits, ni les objets qui conviennent, dans ce cas les offrandes ne seront pas
illuminées par la lumière divine, et celui qui fait les offrandes ne pourra pas participer
à l’illumination des offrandes.
Les rites pour les offrandes doivent, comme l’affirme Simplicius en suivant
Épictète, être exécutés selon la coutume ancestrale35 :
Le dieu en effet est toujours présent partout en même temps avec toutes ses
puissances divines. Nous au contraire, qui, alors que les choses produites par le
dieu sont multiples, sommes déterminés selon une seule espèce, l’espèce humaine,
et qui de l’espèce humaine avons désormais détaché pour nous une seule forme de
vie et le choix d’une seule [forme d’] existence, confinés dans une petite partie du
tout et de la terre même, nous participons, l’un de telle bonté divine, l’autre de
telle autre, et, d’une manière différente, l’un en tels lieux et tels temps, et l’autre en
d’autres. Tu vois par exemple que, quand il fait jour chez nous, il fait nuit chez
d’autres, et, quand c’est l’hiver en tel endroit, c’est l’été en d’autres lieux, et qu’ici
naissent telles plantes et tels animaux, en d’autres lieux d’autres, étant donné que
la terre et les choses qui sont en elle reçoivent les bontés divines d’une manière
partielle. Chacun [des peuples] se rend le divin favorable, d’une part grâce à ce
que le dieu [lui] a révélé, d’autre part grâce à ce dont il est lui-même devenu
conscient par l’expérience, avec des différences que l’on trouve dans les lieux et
les [formes d’] existence, comme dans les moments opportuns, les modes et le
changement dans les sacrifices et les offrandes.

En résumé, si les rites cultuels doivent être exécutés selon les coutumes ancestrales,
c’est parce que les différentes formes des cultes résultent des ordres différents que les
peuples, logés en des lieux différents, ont reçus pour l’institution de leurs cultes. Cette
justification de l’origine des différences entre les cultes des divers peuples a une
longue tradition, qui remonte à une remarque de Platon dans son Politique (271 D) :
Le commandement et la vigilance du dieu s’exerçaient tout d’abord, comme à
présent, sur l’ensemble du mouvement circulaire, et la même vigilance s’exerçait
localement, toutes les parties du monde étant distribuées entre des dieux chargés
de les gouverner.

Ainsi Celse, un moyen-platonicien du IIe siècle de notre ère, juge lui aussi36 que
les différentes parties de la terre ont été dès l’origine attribuées à différents
surveillants (ἐπóπταις) et réparties en autant de gouvernements, et c’est ainsi
qu’elles sont administrées. Dès lors, ce qui est fait dans chaque nation est accompli
avec rectitude si c’est de la manière agréée par ces puissances ; mais il y aurait
impiété à enfreindre des lois établies dès l’origine dans chaque région.

Je citerai encore Jamblique (De mysteriis, V, 25 [236, 1 sq.]), qui explique la


différence des cultes régionaux d’une manière semblable :
Si ce n’étaient là que des habitudes humaines et sanctionnées par nos décrets, on
pourrait dire que les cultes des dieux sont des inventions de nos conceptions ; mais
en fait Dieu en est l’initiateur, celui que l’on appelle « le dieu des sacrifices », et
des dieux et des anges l’entourent en grand nombre ; pour chacune des nations de
la terre il a tiré au sort un protecteur (ρ) commun et chaque sanctuaire a eu le sien.

Retournons au texte de Simplicius :


Et quand, poursuit-il37, les cérémonies en l’honneur du dieu sont célébrées
conformément à la volonté du dieu, une certaine action de l’illumination divine se
manifeste aux jours déterminés, qui en d’autres jours ne se manifeste pas du tout.
Et en effet des malades sont guéris [en ces jours] et certaines des choses utiles sont
alors prédites : tant est puissante, pour la familiarité avec ce qui est divin, aussi
bien la différence des temps que l’accord parfait entre les lieux, les manières, les
mots, les actions et les choses offertes.

Par la suite38, Simplicius souligne d’une manière tout à fait traditionnelle que toute
cérémonie cultuelle doit être exécutée avec la plus grande attention. Chaque
manquement à l’encontre des rites prescrits, par exemple l’omission de mots ou aussi
des erreurs dans leur enchaînement, détruit l’efficacité de la cérémonie et
l’illumination par le dieu n’aura pas lieu. Déjà Cicéron (De responso, XI, 23)
s’exprimait en ce sens. De même, le chrétien Origène (Contra Cels., I, 24, 29 sq.) et à
plus forte raison Jamblique soulignent l’importance de l’enchaînement correct des
noms des divinités et de l’intégrité du texte. Mais l’observation stricte des rites à elle
seule n’est pas encore suffisante. L’attitude intérieure de celui qui exerce les rites joue
également un rôle important : il faut approcher les dieux dans une attitude de respect
profond. Selon Simplicius, le zèle de celui qui accomplit les rites, s’il est accompagné
de connaissance (ἐπιστήμη), constitue la meilleure garantie de leur succès. Je pense
qu’il s’agit ici de la connaissance philosophique, car nous avons vu qu’Hiéroclès lui
aussi, comme d’ailleurs Jamblique et Damascius, souligne le fait que la théurgie ou la
télestique ne peuvent être efficaces si elles ne sont pas complétées par une bonne
connaissance philosophique.
Les termes « théurgie » ou « télestique » n’ont jamais été utilisés dans les textes de
Simplicius que nous venons de commenter. Mais nous savons que Jamblique avait
incorporé l’ensemble des cultes païens dans son système théurgique, où ils se situaient
au niveau le plus bas. Les textes d’Hiéroclès que j’ai cités nous ont appris qu’il
employait le terme « télestique » pour désigner la totalité des rites locaux païens.
L’usage par Simplicius de termes techniques comme ἔλλαμψις, οἰκειóτης ou
οἰκεíωσις, ἐπιτηδειóτης, υποδοχή et κηλĩδες des Oracles Chaldaïques, ainsi que
l’allusion à la purification du véhicule pneumatique de l’âme, font apparaître l’arrière-
plan théurgique de ces textes. S’étendre sur ce sujet aurait été déplacé dans un
commentaire adressé à des débutants qui pouvaient à la rigueur avoir encore accès à
quelques cultes, comme par exemple à Harran, mais qui en aucun cas ne pouvaient
remplir les nombreuses conditions que demandait l’exercice de la théurgie. Le but
déclaré du commentaire de Simplicius sur le Manuel d’Épictète était l’acquisition du
premier degré du canon néoplatonicien des vertus, donc des vertus politiques ou
civiles, et cette acquisition allait de pair, comme nous l’avons vu, avec l’exercice des
rites cultuels, même si, au temps de Simplicius, ces rites ne pouvaient plus, en général,
être pratiqués qu’en privé. Aucun indice ne nous permet de supposer que Simplicius
aurait eu, au sujet du rapport entre philosophie et théurgie, une attitude différente de
celles de Jamblique, d’Hiéroclès et de Proclus. Cela veut dire que pour lui, comme
pour les autres néoplatoniciens tardifs, la théurgie était un complément essentiel de la
philosophie.

3. Remarques finales

Nous avons donc vu, à l’aide de plusieurs exemples, la manière dont le


néoplatonicien Simplicius avait commenté un texte stoïcien. Nous avons constaté que
Simplicius ne peut s’empêcher de réintroduire dans son commentaire, dans la mesure
où ses auditeurs ou lecteurs débutants peuvent les comprendre, des doctrines
néoplatoniciennes très complexes, qui n’ont rien à voir avec le texte du Manuel. Les
conclusions que l’on peut tirer de ces exemples au sujet de la méthode exégétique de
Simplicius ne sont pas valables seulement pour son commentaire sur Épictète, mais
également pour ses commentaires sur Aristote. Certains historiens modernes de la
philosophie, notamment Carlos Steel, affirment que ce qui caractérise la méthode
exégétique de Simplicius commentant les traités d’Aristote, c’est la simplicité et
l’objectivité. Il en conclut que, puisque l’auteur du commentaire du De anima
d’Aristote attribué à Simplicius donne libre cours à son interprétation
néoplatonicienne, Simplicius ne peut être l’auteur de ce commentaire. Il est vrai que,
dans les commentaires sur les œuvres de logique, le néoplatonicien Simplicius trouve
peu d’occasions d’introduire sa philosophie propre. Il en va déjà autrement en ce qui
concerne les commentaires sur la Physique et le De caelo. Mais, lorsqu’il s’agit du De
anima, traité qui se plaçait, dans le cursus néoplatonicien, immédiatement avant la
Métaphysique d’Aristote, et qui mettait en cause des problèmes métaphysiques, la
situation était toute différente. Sur de tels sujets, les doctrines néoplatoniciennes
différaient largement de celles d’Aristote, en sorte que le fait de devoir prouver à
chaque pas l’harmonie des philosophies de Platon et d’Aristote revenait à un exercice
de haute voltige. Cette apparente différence de méthode provient donc de la
divergence entre les doctrines au sujet de l’âme que professaient Aristote et les
néoplatoniciens39.
Plus généralement, quand on compare la position d’un stoïcien comme Épictète
concernant le rapport entre philosophie et religion avec celle d’un néoplatonicien, en
l’occurence Simplicius, on doit constater l’apparition chez le philosophe
néoplatonicien d’une perte d’autonomie à l’égard du divin. Le philosophe stoïcien, en
s’appuyant exclusivement sur la cohérence de son système et sur la force de sa raison
qu’il croit apte à diriger une vie vertueuse s’il est décidé à la suivre, se considère
maître autonome de sa relation à Dieu. La question du salut de son âme après sa mort
ne se pose pas pour lui. Il en va autrement du philosophe néoplatonicien (exception
faite de Plotin) qui, pour sauver son âme, a besoin, dans une certaine proportion, à
côté de sa philosophie hautement systématisée et abstraite et d’une vie vertueuse, de
l’aide des dieux en partie obtenue grâce à des rites qu’il croit être transmis par des
« révélations ». Cette attitude, tout en se fondant sur les traditions religieuses
païennes, ressemble finalement à celle du christianisme recourant à des rites et des
sacrements. À vrai dire, lorsqu’il s’agit du philosophe néoplatonicien accompli, nous
ne savons à peu près rien du contenu et des formes que prend la théurgie
correspondant à son niveau ; elle semble, en tout cas, devoir aboutir alors, comme la
philosophie de Plotin, à une union mystique avec l’Un ou l’Ineffable. Mais, tandis que
Plotin arrivait à cette union par des moyens autonomes, les néoplatoniciens à partir de
Jamblique ne se croyaient plus capables d’y arriver tout à fait par eux-mêmes ni de
pouvoir garantir le retour de leurs âmes dans leur patrie sans l’aide d’un certain rituel.
Il persiste néanmoins de grandes différences entre la « religion » néoplatonicienne et
le christianisme ou d’autres religions qui ont la prétention de posséder seules la
vérité : la plus importante de ces différences, à mes yeux, et la plus estimable, consiste
en la tolérance et l’ouverture de l’esprit vis-à-vis des religions étrangères40. Nous
avons vu comment les néoplatoniciens expliquaient les divergences entre les religions
des différents peuples : c’étaient pour eux des manifestations d’une même divinité,
appropriées à la diversité des régions de la terre et des peuples qui les habitent. Ce
point de vue garantissait aux différentes religions localement implantées une sorte
d’égalité de valeur et impliquait aussi que, arrivant en qualité d’étranger dans un
environnement cultuellement et religieusement différent, on avait à respecter les cultes
locaux et même à s’y conformer au moins extérieurement. C’est cet esprit d’ouverture
et de tolérance religieuse qui s’est largement perdu avec la fin de l’Antiquité gréco-
romaine et qui nous fait tellement défaut actuellement. Simplicius, mais aussi
Épictète, aurait certainement approuvé les mots du préfet païen Symmaque, par
lesquels ce dernier protestait en 384 contre la décision de l’empereur chrétien de faire
enlever de la salle du Sénat romain l’autel de la Victoire41 :
Nous contemplons les mêmes astres, le ciel nous est commun, le même monde
nous enveloppe. Qu’importe la voie de la sagesse dans laquelle chacun cherche la
vérité ? À un si grand mystère on ne parvient pas par un seul chemin.

1 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, XXXVIII 1-7.


2 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, XXXVII 63-67.
3 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, XXXVII 155-272.
4 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, XXXVIII 7-23.
5 Platon, Lois, X, 885 B 4-9 ; 888 C 4-7.
6 Pour , cf. supra, p. 104 sq.
7 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, XXXVIII 43-82.
8 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996.
9 Cf. supra, p. 151-152.
10 Cf. C. van Liefferinge, La Théurgie. Des Oracles Chaldaïques à Proclus, Liège, 1999, et B. Nasemann,
Theurgie und Philosophie in Jamblichs De mysteriis, Stuttgart, 1991.
11 Insuffisance de la philosophie et de la pensée pure : Jamblique, De myst., par exemple II, 11 (96, 13-16,
et 97, 2-4).
12 Jamblique, Protrept., 1, p. 40, 6-14.
13 Jamblique, Protrept., 12, p. 89, 7-25.
14 Jamblique, Protrept., 2, p. 43, 8-10 : « De même qu’avant les Grands Mystères, il faut initier aux Petits,
de même avant la philosophie, à la culture (paideia) » ; 13, p. 92, 7-24 : les connaissances qui nous incitent
à raisonner en nous affranchissant des sens sont les sciences mathématiques. Dans le traité en dix livres Sur
le pythagorisme, Jamblique fait succéder au Protreptique entre autres les livres III, IV, VIII à X qui donnent
une introduction aux quatre sciences mathématiques : cf. J. D. O’Meara, Pythagoras revived. Mathematics
and Philosophy in Late Antiquity, Oxford, 1989.
15 Cf. I. Hadot, Le Problème du néoplatonisme alexandrin : Hiéroclès et Simplicius (op. cit., p. 113 et note
2).
16 Hiéroclès, In Carm. aur., XXVI, 26, p. 118, 10 sq.
17 Hiéroclès, In Carm. aur., XXVI, 21-22, p. 116, 20-117, 10.
18 C’est-à-dire la philosophie au sens de Platon.
19 Hiéroclès, In Carm. aur., XXVI, 24-27, p. 117, 20-118, 13.
20 Cf. Hiéroclès, In Carm. aur., XXVI, 7, p. 113, 6-15 : il faut purifier le corps pneumatique « en suivant
les lois sacrées et les techniques des rites sacrés. Cette purification est en quelque sorte plus corporelle.
C’est pour cela qu’elle a recours à des matières diverses [...] mais toute cette pratique, si elle se fait d’une
manière qui convient aux dieux et non pas de la façon d’un charlatan, se trouve conforme aux canons de la
vérité et de la vertu ».
21 Cf. supra, p. 75-84.
22 Jamblique, De myst., V, 9 (209, 14 ss.).
23 Cf. Jamblique, De myst., V, 24 (235, 9-17).
24 Jamblique, De myst., V, 7-9 (208, 1-210, 7).
25 Jamblique, De myst., V, 9 (209, 11 ss.).
26 Cf. la citation p. 194-195.
27 Sous l’influence des Oracles Chaldaïques, qui ne connaissent qu’un seul véhicule de l’âme et ne
peuvent mentionner que celui-ci : « Ne souille pas le pneuma [...] » (Oracles Chaldaïques, fragment 104).
28 Cf. aussi Hiéroclès, In Carm. aur., XXVI, 4-5, p. 112, 6-13 ; XXVI, 8, p. 113, 8-13 : les vers du
Carmen aureum enseignent, dit Hiéroclès, « qu’il faut, ensemble avec la pratique de la vertu et l’acquisition
de la vérité, prendre soin de la pureté de notre corps lumineux [...]. Cette pureté s’étend jusqu’aux aliments
et boissons et au régime entier de notre corps mortel, dans lequel se situe le corps lumineux qui insuffle la
vie au corps sans vie et maintient son harmonie » ; 8 : « Mais à notre corps lumineux s’est attaché un corps
mortel ; de ce dernier il faut purifier notre corps lumineux et le tenir éloigné de toute sympathie avec le
corps mortel. Il reste donc la purification de notre corps psychique [c’est-à-dire du corps lumineux] qu’il
faut réaliser en suivant les lois sacrées et les rites sacrés (τοĩς ἰεροĩς ἑπóμενον θεσμοĩς καì ταĩς των ἱερων
τέχναις). Cette purification est en quelque sorte plus corporelle [que celle de l’âme] quand elle soigne de
multiples manières et fait changer d’avis efficacement ce corps lumineux, afin qu’il se sépare de la matière
et s’envole vers le lieu éthéré, où sa première félicité consistait à être placé. » Pour Hiéroclès n’existait,
comme nous l’avons dit, qu’un seul véhicule de l’âme, le véhicule ou corps lumineux ou pneumatique.
29 Damascius, In Phaed., I, 123, p. 77.
30 Proclus, In Tim., III, p. 300, 16-18.
31 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, XXXVIII 97-115.
32 Les « vêtements » sont ceux, matériels, du corps mortel, mais aussi le corps pneumatique lui-même qui
peut être regardé comme le vêtement de l’âme. Cf. Jamblique chez Stobée, Anthologium, I, p. 385, 2-10,
cité dans la traduction de A.-J. Festugière, La Révélation d’Hermès Trismégiste, t. III, Paris, 1953, p. 237 :
« Les uns, comme la plupart des Platoniciens, logent immédiatement l’âme même dans le corps même qui
est propre à servir d’instrument. Les autres estiment qu’entre l’âme incorporelle et le vase corporel il y a des
vêtements éthérés, célestes et spirituels qui, enveloppant la vie intellective, sont placés devant elle comme
un rempart pour la garder, qui en outre sont à son service en qualité de véhicules, et qui d’autre part aussi la
réunissent de manière proportionnée au corps solide en l’y attachant par de certains liens intermédiaires
communs. » Cf. aussi Proclus, In Tim., III, p. 234, 26 sq. (se référant aux Oracles Chaldaïques).
33 Cf. B. Nasemann, Theurgie und Philosophie in Jamblichs De mysteriis (op. cit. p. 188, note 1), entre
autres p. 172.
34 Cf. B. Nasemann, ibid., p. 278 sq., entre autres.
35 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, XXXVIII 116-129.
36 Celse, chez Origène, Contra Cels., V, 25, t. III, p. 74-75. Cf. ibid., VII, 68, 8 ss., t. IV, p. 170-172.
L’empereur Julien mentionne dans son Contra Galilaeos, 100 C, p. 176, des surveillants divins qui furent
départis à chacun des peuples. Cf. aussi Proclus, In Tim., I, p. 139, 17-142, 10, résumé dans R. van den
Berg, Towards the Paternal Harbour, p. 435, note 45.
37 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, XXXVIII 129-135.
38 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, XXXVIII 136-165.
39 À ce propos, cf. I. Hadot, « Simplicius or Priscianus ? On the author of the commentary on Aristotle’s
De anima » (op. cit., p. 105, note 1).
40 Cf. sur ce point A. H. Armstrong, « Itineraries in late Antiquity », dans A. H. Armstrong, Hellenic and
Christian Studies (coll. d’articles), Aldershot, 1990, Étude XIV.
41 On pourra lire le texte latin dans Prudence, Psychomachie. Contre Symmaque, trad. Lavarenne, Paris,
1963, p. 110 (Relatio Symmachi, § 10).
ABRÉVIATIONS DES ŒUVRES ANTIQUES
Alexandre d’Aphrodise, Du destin = Alexandre d’Aphrodise, Traité du
destin, texte établi et traduit par P. Thillet, Paris, 1984.
Ammonius, In Cat. = Ammonius, In Aristotelis Categorias commentarius,
éd. A. Busse, Berlin, 1895 (Commentaria in Aristotelem Graeca, t. IV).
Arrien, Manuel d’Épictète = Pierre Hadot, Arrien, Manuel d’Épictète, Paris,
2000.
Damascius, In Phaed. = L. G. Westerink, The Greek Commentaries on
Plato’s Phaedo, vol. II, Damascius, Amsterdam-Oxford-New York, 1977.
Damascius, De princ., I = Damascius, Traité des premiers principes, texte
établi par L. G. Westerink et traduit par J. Combès, t. I, Paris 1986.
David (Élias), In Cat. = Eliae in Porphyrii Isagogen et Aristotelis
Categorias commentaria, éd. A. Busse, Berlin, 1900 (Commentaria in
Aristotelem Graeca, t. XVIII).
Hermias, In Phaedr. = Hermiae Alexandrini in Platonis Phaedrum scholia,
éd. P. Couvreur, Paris, 1901 (réimpr. Hildesheim-New York, 1971).
Hiéroclès, In Carm. aur. = Hieroclis in aureum Pythagoreorum carmen
commentarius, rec. F. G. Koehler, Stuttgart, 1974.
Jamblique, De myst. = Jamblique, Les Mystères d’Égypte, texte établi et
traduit par É. des Places, Paris, 1966.
Jamblique, Protrept. = Jamblique, Protreptique, texte établi et traduit par É.
des Places, Paris, 1989.
Julien, Contra Galileos = Giuliano Imperatore, Contra Galileos, introd.,
testo critico e trad. a cura di E. Masaracchia, Testi e commenti n° 9, Roma,
1990.
Macrobe, In Somnium Scipionis = Ambrosii Theodosii Macrobii
commentarii in somnium Scipionis, éd. Iac. Willis, Leipzig, 1963.
Manuel, voir Arrien.
Maxime de Tyr = Maximus Tyrus : Dissertationes, éd. M. B. Trapp,
Stuttgart, 1994.
Olympiodore, In Alcib. = Olympiodorus, Commentary on the First
Alcibiades of Plato, critical text and indices by L. G. Westerink,
Amsterdam, 1956.
Olympiodore, In Cat., et Olympiodore, Proleg. = Olympiodori
Prolegomena et in Categorias commentarium, éd. A. Busse, Berlin,
1902 (Commentaria in Aristotelem Graeca, t. XII).
Olympiodore, In Phaed. = L.G. Westerink, The Greek Commentaries on
Plato’s Phaedo, vol. I, Olympiodorus, Amsterdam-Oxford-New York, 1976.
Oracles Chaldaïques = Oracles Chaldaïques avec un choix de
commentaires anciens, texte établi et traduit par É. des Places, Paris, 1971.
Origène, Contra Cels. = Origène, Contre Celse, t. III (livres V et VI) et t. IV
(livres VII et VIII), introduction, texte critique, traduction et notes par
M. Borret, S.J., (Sources chrétiennes), Paris, 1969.
Philopon, In Cat. = Philoponi (olim Ammonii) in Aristotelis Categorias
commentarium, éd. A. Busse, Berlin, 1898 (Commentaria in Aristotelem
Graeca, t. XIII).
Philopon, In De anima = Ioannis Philoponi in Aristotelis De anima libros
commentaria, éd. M. Hayduck, Berlin, 1897 (Commentaria in Aristotelem
Graeca, t. XV).
Porphyre, Sent. = Porphyrius, Sententiae ad intelligibilia ducentes, éd.
E. Lamberz, Leipzig, 1975.
Proclus, De prov. = Procli Diadochi tria opuscula (De providentia,
libertate, malo), latine G. de Moerbeka vertente et graece ex Isaaci
Sebastocratoris aliorum scripta collecta, éd. H. Boese, Berlin, 1960.
Proclus, In Alcib. pr. = Proclus, Sur le premier Alcibiade de Platon, texte
établi et traduit par A. Ph. Segonds, t. I, Paris, 1985.
Proclus, In Tim. = Proclus Diadochus, In Platonis Timaeum Commentaria,
éd. E. Diehl, t. I, Leipzig, 1903 ; t. II, Leipzig, 1904 ; t. III, Leipzig, 1906,
réimpr. Amsterdam 1965.
Proclus, In Crat. = Proclo, Lezioni sul « Cratilo » di Platone, Introduzione,
Traduzione e Commento di F. Romano, Università di Catania,
1989 (Symbolon 7).
Proclus, In Rem publ. = Proclus Diadochus, In Platonis Rem publicam
commentarii, éd. W. Kroll, t. II, Leipzig, 1901.
Simplicius, In Cat. = Simplicii in Aristotelis Categorias commentarium, éd.
C. Kalbfleisch, Berlin, 1907 (Commentaria in Aristotelem Graeca, t. VIII).
Simplicius, Comm. Manuel, Hadot, 1996 (s’il s’agit du texte grec), ou
I. Hadot, 1996, Simplicius, Comm. Manuel (s’il s’agit de l’Introduction) =
Simplicius, Commentaire sur le Manuel d’Épictète, Introduction et édition
critique du texte grec par I. Hadot, Leiden-New York-Köln, 1996. Édition
complète. (Les chiffres romains correspondent aux numéros de chapitre du
commentaire, les chiffres arabes aux lignes de chapitre.)
Simplicius, Comm. Manuel, Hadot, 2001 (s’il s’agit du texte grec), ou
I. Hadot, 2001, Simplicius, Comm. Manuel (s’il s’agit de l’Introduction ou
des notes) = Simplicius, Commentaire sur le Manuel d’Épictète, t. I,
Chapitres I-XXIX, texte établi et traduit par I. Hadot, Paris, 2001. (Les
chiffres romains correspondent aux numéros de chapitre du commentaire,
les chiffres arabes aux lignes de chapitre. Malheureusement les lignes de
cette editio minor ne correspondent pas aux lignes de l’editio maior, dont
les numéros se trouvent néanmoins approximativement inscrits à intervalles
réguliers en marge entre parenthèses droites.)
Simplicius, In De anima = Simplicii in libros Aristotelis De anima
commentaria, éd. M. Hayduck, Berlin, 1882 (Commentaria in Aristotelem
Graeca, t. XI).
Simplicius, In Phys. = Simplicii in Aristotelis Physicorum libros quattuor
priores commentaria, éd. H. Diels, Berlin, 1882 (Commentaria in
Aristotelem Graeca, t. IX [p. 1-799]), et Simplicii in Aristotelis physicorum
libros quattuor posteriores, éd. H. Diels, Berlin, 1885 (Commentaria in
Aristotelem Graeca, t. X [p. 801-fin]).
Stobée, Anthologium = Ioannis Stobaei Anthologii libri duo priores qui
inscribi solent Eclogae physicae et ethicae, éd. K. Wachsmuth, I-II, Berlin,
1974.
S.V.F. = Stoicorum Veterum Fragmenta, coll. von Arnim, 4 tomes, Leipzig,
1903-1924.
Le Livre de Poche
Ilsetraut Hadot est directrice de recherches au C.N.R.S., spécialiste du
stoïcisme et du néoplatonisme tardif ; Pierre Hadot est professeur
honoraire au Collège de France, et l’auteur, notamment, d’Exercices
spirituels et philosophie antique, et de Qu’est-ce que la philosophie
antique ?
© Librairie Générale Française, 2004
Couverture : Fresque paléochrétienne, Philosophe enseignant (détail),
Catacombes du cimetière Maggiore, Rome. © AKG-images / Pirozzi

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