et de Yasmine Langlois.
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correspondent à ceux de l’édition papier et ne sont pas applicables à la
version électronique.
PRÉFACE
Apprendre à philosopher dans l’Antiquité
I. et P. HADOT.
N.B. Les chapitres second, quatrième, sixième et huitième ont été rédigés par I. Hadot ; les chapitres
premier, troisième, cinquième et septième, par P. Hadot. Pour les abréviations des titres des œuvres
antiques, voir infra, p. 213.
CHAPITRE PREMIER
Le Manuel d’Épictète
Ce que l’on appelle le Manuel d’Épictète n’a pas été rédigé par Épictète
lui-même, mais par l’un de ses disciples, Arrien de Nicomédie. Comme
nous aurons l’occasion de le redire, Arrien avait déjà publié des Entretiens
d’Épictète, écrits à partir des notes prises au cours de son maître. Il en tira
ensuite les formules les plus frappantes qu’il réunit sous le titre de Manuel.
Les Entretiens et le Manuel sont bel et bien des ouvrages philosophiques.
Pourtant, Arrien n’est pas un philosophe de métier, donnant un
enseignement dans une école philosophique. Le cas d’Arrien nous donne
une bonne occasion d’observer un phénomène qui a été constant dans toute
l’histoire de l’Antiquité, celui de l’homme d’État philosophe. On ne peut
faire ici l’histoire détaillée de ce phénomène, mais quelques exemples
peuvent être énumérés : Xénophon, un disciple de Socrate, l’aristotélicien
Démétrius de Phalère, gouverneur d’Athènes, qui a écrit de nombreux
traités philosophiques ; chez les Latins, entre autres, Caton d’Utique,
Cicéron, Brutus, Sénèque, Marc Aurèle. Comme tous ces hommes d’État,
Arrien veut essayer de vivre en philosophe, tout en exerçant une activité
politique et administrative, et, pour ce faire, il s’efforce de garder à l’esprit
les préceptes de l’école philosophique à laquelle il appartient, en les
écrivant et en les méditant. Sur plusieurs inscriptions, notamment de
Corinthe et d’Athènes, Arrien est appelé « philosophe ». Que représente
cette dénomination ? On pourrait supposer que la qualité de philosophe a
été reconnue à l’auteur parce qu’il avait écrit des ouvrages de philosophie.
Mais les citoyens de Corinthe et d’Athènes qui firent graver ces inscriptions
ignoraient certainement l’existence des Entretiens d’Épictète. De la même
manière, si l’on introduit le mot « philosophe » dans la titulature de Marc
Aurèle, ce n’est pas parce qu’il a écrit « pour lui-même » des sentences qui
ne pouvaient être connues par le grand public, mais c’est parce que l’on
savait qu’il prétendait vivre en philosophe, alors que l’on ignorait qu’il
écrivait des textes philosophiques. Cela suppose que les citoyens ou les
autorités de la ville qui faisaient graver ces inscriptions savaient qu’Arrien,
en bon élève d’Épictète, s’efforçait de vivre selon le genre de vie stoïcien1.
Arrien était né à Nicomédie, dans la province romaine de Bithynie, en
Asie Mineure, et il est mort vraisemblablement pendant le règne de Marc
Aurèle (161-180). Il a eu le curriculum que parcouraient habituellement les
autres Romains de rang sénatorial2. Après des études de grammaire et de
rhétorique, sans doute dans sa patrie, puis de philosophie chez le stoïcien
Épictète à Nicopolis, il commence sa carrière d’homme d’État sous les
empereurs Trajan et Hadrien, devient proconsul de Bétique en Espagne,
consul suffect en 129-130, légat en Cappadoce. Il se retire ensuite à
Athènes. Il fait donc une carrière d’homme d’État, de général – en 135, il
repousse une invasion des Alains –, mais aussi d’écrivain. Il disait qu’il se
proposait d’être un nouveau Xénophon3, qui lui aussi avait été général,
écrivain et philosophe. Une telle déclaration est tout à fait dans l’esprit d’un
mouvement littéraire caractéristique de son époque : la nouvelle
sophistique. On veut faire revivre alors la vie et les formes littéraires de
l’âge d’or de la littérature grecque, et écrire donc d’une manière archaïque,
alors que, à l’époque d’Arrien, on parle communément la koiné, une langue
grecque évoluée sous l’influence du brassage des civilisations. C’est
probablement de cette époque que date la mentalité de nos classiques,
s’efforçant d’imiter de façon originale les modèles de l’Antiquité. Prendre
pour modèle Xénophon, c’était reprendre les différents thèmes de ses
œuvres. Au traité Sur la chasse de Xénophon, répond un traité Sur la chasse
d’Arrien. À l’Anabase de Xénophon va répondre l’Anabase d’Arrien, qui
n’est autre que le récit de la campagne d’Alexandre en Asie. Et aux
Mémorables de Xénophon, qui sont un récit des entretiens de Socrate, vont
répondre les Entretiens d’Épictète, qui apparaissait aux yeux d’Arrien
comme le nouveau Socrate.
Qui était donc cet Épictète4, dont Arrien paraît avoir été un disciple
enthousiaste ? Né probablement en l’an 50 de notre ère à Hiérapolis en
Phrygie, on le retrouve à Rome, esclave d’Épaphrodite, un affranchi qui fut
secrétaire de Néron à partir de 62. Cet Épaphrodite, qui n’avait pas l’air
particulièrement tendre, permit pourtant à Épictète de suivre à Rome les
cours du stoïcien Musonius Rufus5, probablement après l’année 69, c’est-à-
dire après la mort de Néron et le retour d’exil de Musonius Rufus, que cet
empereur avait exilé. Épaphrodite voulait certainement imiter les
aristocrates romains qui mettaient leur point d’honneur à s’entourer
d’esclaves cultivés. Affranchi à une date que nous ignorons, Épictète
enseigna à son tour la philosophie, mais fut exilé en 90 par Domitien,
comme tous les autres philosophes. Il fonda alors une école de philosophie
à Nicopolis en Épire, ville portuaire qui avait des relations maritimes
privilégiées avec l’Italie. Simplicius, qui, nous le verrons tout à l’heure, a
connu une Vie d’Épictète écrite par Arrien, raconte qu’il vivait d’une
manière très simple. Les meubles de son logement, dont il ne fermait jamais
la porte, consistaient en une natte de jonc et un lit de paille. Il ne se maria
jamais, mais, dans sa vieillesse, il recueillit l’enfant d’un ami et demanda à
une femme d’en être la nourrice.
Si Arrien a rédigé des Entretiens d’Épictète, c’est qu’Épictète n’a rien
écrit. Il a imité en cela son maître Musonius, dont nous ne connaissons
l’enseignement que grâce, d’une part, à l’un de ses disciples, Lucius,
d’autre part à un certain Pollion, qui a dû être aussi l’un de ses disciples.
Épictète appartenait donc à la catégorie des philosophes qui voulaient s’en
tenir à un enseignement oral. Le philosophe et philologue Longin, dans une
lettre que cite Porphyre6 dans sa Vie de Plotin, énumère plusieurs des
philosophes qui lui étaient contemporains et qui avaient pris la même
décision.
On a beaucoup discuté sur le rôle qu’Arrien a joué dans la rédaction des
Entretiens. Contre l’opinion traditionnellement reçue, selon laquelle Arrien
avait fidèlement reproduit les paroles d’Épictète – on pensait même à une
sténographie –, certains auteurs ont essayé de montrer que la part de
rédaction d’Arrien était considérable et qu’il avait inventé des dialogues
échangés entre Épictète et certains personnages. Le remarquable travail que
B. Wehner a consacré récemment à la structure du dialogue dans les
Entretiens et qui repère toutes les traces d’« oralité » présentes dans la
rédaction d’Arrien, suffit, me semble-t-il, à montrer que, pour l’essentiel,
les Entretiens reflètent fidèlement les propos d’Épictète7. On pourrait dire
que, comme nombre d’ouvrages de l’Antiquité, ils se situent à mi-chemin
entre l’état de simples notes (ύπόμνημα) et l’état d’œuvre littéraire
(σύγγραμμα) : certaines parties reflètent l’enseignement oral, d’autres
laissent entrevoir un effort de rédaction8.
Une chose est sûre : en rédigeant les Entretiens, Arrien a renoncé à nous
faire connaître, même en extrait, ce qu’avait été l’enseignement théorique
d’Épictète. En effet, à la lecture des Entretiens, on s’aperçoit qu’Épictète
fait allusion à des explications de textes qui ont eu lieu à un autre moment
que les dialogues qu’il tient avec les auditeurs ou les visiteurs, dialogues qui
constituent l’essentiel des Entretiens, dans lesquels on ne trouve jamais
d’explications de textes. Par exemple, en I, 26, 1, Arrien, rapportant les
paroles d’Épictète, nous dit que le philosophe, après une explication de
texte d’un élève sur les syllogismes hypothétiques, a pris l’occasion de
développer lui-même ses idées sur la loi de la vie. Mais Arrien ne nous dit
rien du contenu de l’exercice de logique, point de départ de son
intervention. Ailleurs (I, 10, 8), parlant de la paresse instinctive de
l’homme, Épictète avoue : « Moi le premier ! Dès qu’il fait jour, je pense un
peu à l’explication de texte que je vais diriger ; alors je me dis tout de suite :
“Mais qu’est-ce que cela peut me faire qu’un tel ou un tel explique son texte
de telle ou telle manière ? La première des choses : dormir !” » Du contenu
de l’activité exégétique et professorale d’Épictète, Arrien ne dit rien. À vrai
dire, c’eût été d’ailleurs une tâche gigantesque et pratiquement irréalisable.
Il aurait dû reproduire ou résumer des exégèses des textes de Chrysippe,
d’Antipater ou d’Archédémos se rapportant à la physique ou à la logique,
puisque Épictète se situait personnellement dans cette tradition du
stoïcisme9.
Tout cela laisse donc entrevoir qu’il existait dans l’école d’Épictète toute
une activité scolaire qui est totalement étrangère aux Entretiens. Alors que,
depuis Socrate et Platon jusqu’à Arcésilas et Carnéade, l’enseignement
avait consisté avant tout dans la discussion dialectique, à partir du Ier siècle
avant J.-C., l’enseignement philosophique a pris une forme exégétique,
celle de l’explication de textes. Ces textes étaient ceux des fondateurs de
l’école, comme Zénon ou Chrysippe, ou peut-être des résumés et des
manuels. Pourtant la discussion ne disparut pas totalement. Elle constituait
une seconde partie du cours. À ce sujet, Aulu-Gelle10 raconte ceci :
« J’interrogeais Taurus [un platonicien qui enseignait à Athènes] pendant le
cours » (en latin : in diatriba11). Aulu-Gelle continue : « Après la lecture
quotidienne [qui consistait à faire l’exégèse des dialogues de Platon], il
donnait en effet à chacun la possibilité de l’interroger sur un sujet de son
choix. » Cela suppose donc qu’il y avait deux parties dans le cours,
l’explication de texte, puis des questions libres. Les Entretiens d’Épictète,
qui sont des discussions avec des élèves ou avec des personnages de
passage, correspondent à cette deuxième partie du cours. Le titre
traditionnel, Entretiens, correspond donc bien à cet état de choses.
En fait, dans les manuscrits et dans la tradition littéraire, l’ouvrage
d’Arrien porte différentes désignations. Certaines, comme Entretiens
(διατριβαί), Discours (λόγoι), Discussions (διαλέξεις), Cours (σχoλαί)
signifient que le contenu se rapporte aux cours d’Épictète12, et il ne faut pas
entendre ιρι dans le sens du genre fantôme de la « diatribe », inventé par
certains historiens de la littérature et de la philosophie à la fin du
XIXe siècle, qui s’est maintenu jusqu’à la fin du XXe siècle, et qui a
contribué à créer la confusion dans l’analyse du discours philosophique
antique13. Il y a encore d’autres désignations qui indiquent, cette fois, que
ces cours ont été pris en notes (υπομνήματα), ou qu’ils ont fait l’objet de
commentaires ou de souvenirs (άπομνημονεύματα).
Je me suis attardé un peu sur les Entretiens, parce que, pour composer
son Manuel, Arrien en a extrait, comme dit Simplicius dans son prologue14,
ce qui était le plus nécessaire et ce qui était le plus capable d’émouvoir les
âmes.
On peut reconnaître des parallèles étroits entre certains chapitres du
Manuel et certaines pages des Entretiens. Mais il y a aussi beaucoup de
formules dans le Manuel qui n’ont pas de parallèles dans les Entretiens. Ce
fait peut s’expliquer par la disparition de plusieurs livres des Entretiens, qui
ne nous sont parvenus qu’à l’état de fragments, cités par tel ou tel auteur
antique. On peut supposer que l’on retrouve des traces de ces livres perdus
dans quelques chapitres du Manuel, par exemple les chapitres 26, 27, 28 ou
52. Mais on peut se demander aussi si Arrien n’a pas lui-même rédigé
certains chapitres pour résumer d’une manière frappante la pensée de son
maître. Il est difficile de le savoir.
On retrouve très souvent dans le Manuel la forme dialoguée15 des
Entretiens. Mais alors que le « tu » des Entretiens s’adresse à l’interlocuteur
ou à l’auditeur d’un dialogue public échangé au cours d’une conversation
concrète menée dans le cadre de l’école, le « tu » du Manuel s’adresse à un
lecteur hypothétique et impersonnel.
Le Manuel est constitué de paragraphes, relativement courts, qui
semblent isolés les uns des autres. Mais nous verrons qu’il n’en est rien. De
ce point de vue, il a une certaine ressemblance avec ce que nous appelons
les Pensées de Marc Aurèle.
Le genre littéraire utilisé est celui de l’aphorisme16. Dans le monde grec,
il remonte au moins à Héraclite. Dans l’ordre scientifique, il existe un
recueil d’aphorismes d’Hippocrate, aphorismes qui ne se présentent pas
d’une manière systématique, mais qui visent probablement à être facilement
présents à la mémoire lorsque le médecin aura besoin de les utiliser. On
retrouve la forme aphoristique dans une partie au moins (exactement à
partir du paragraphe 17) de l’ouvrage parénétique qu’Isocrate avait adressé
à Nicoclès, roi de Salamine, ouvrage qui est un des premiers « miroirs des
princes » de la littérature grecque17. Dans cette partie, les exhortations sont
faites à la seconde personne du singulier, par exemple : « Acquitte-toi de tes
devoirs envers les dieux comme tes ancêtres te l’ont enseigné, mais sois
convaincu que le plus noble sacrifice, ce sera de te montrer l’homme le
meilleur et le plus juste. » Le Démonicos attribué à Isocrate appartient au
même genre littéraire. Mais c’est surtout aux Maximes Capitales
épicuriennes18 que ressemble le Manuel. Tout d’abord, les deux recueils ont
la même brièveté, quarante petits chapitres pour les maximes épicuriennes,
cinquante-trois pour le Manuel d’Épictète. Dans le cas du Manuel, l’auteur
est un disciple ; dans le cas des Maximes Capitales, le rédacteur n’est pas
connu. Est-ce Épicure lui-même, ou un ou plusieurs de ses disciples ? Les
opinions des historiens diffèrent sur ce point. En tout cas, les deux recueils
ont une même finalité : proposer au lecteur sous une forme frappante et
condensée un résumé des dogmes fondamentaux. Enfin, dans les deux
recueils, on peut discerner un certain plan. Par exemple, les quatre
premières maximes capitales correspondent au quadruple remède19, la
formule tétrapharmakos : les dieux ne sont pas à craindre, la mort n’est pas
à redouter, le bien est facile à acquérir, le mal facile à supporter ; mais il
existe d’autres séquences, consacrées par exemple au plaisir ou à la justice.
Toutefois les Maximes Capitales épicuriennes n’emploient que trois fois le
« tu », alors que le Manuel s’adresse beaucoup plus souvent au lecteur.
Le mot Manuel, qui traduit le terme grec Encheiridion, compris au sens
étymologique, exprime bien la finalité de l’ouvrage : c’est ce que l’on a
sous la main (ρ) ou dans la main20. Arrien, dans le petit opuscule, insiste
beaucoup sur le fait qu’il faut avoir telle ou telle formule « sous la main »
(ρóιoν). L’encheiridion, c’est, précisément, au sens propre, le poignard
qu’on tient dans la main. Simplicius fait allusion à cette signification dans
son prologue21. Comme le livre de Marc Aurèle Pour lui-même, le Manuel
est destiné à faire revivre la formule efficace, qui mettra dans la disposition
de vivre conformément à l’enseignement d’Épictète. Dans son commentaire
sur un Encheiridion se rapportant à la métrique, composé par le
grammairien Héphaistion, qui est plus ou moins contemporain d’Arrien,
Longin, un philosophe et philologue du IIIe siècle, précise qu’un tel titre fait
allusion au poignard, non pas en tant qu’il aiguiserait et affinerait les âmes,
mais en tant qu’on le tient dans la main : l’ouvrage d’Héphaistion permet
d’avoir bien dans la main les règles fondamentales de la métrique22. Le
genre littéraire du « Manuel », que les ouvrages qui lui appartiennent aient
porté ou non le titre d’Encheiridion, a été très répandu dans l’enseignement
d’époque hellénistique et impériale, dans toutes les branches du savoir et
tout particulièrement en philosophie. Comme l’a montré I. Hadot23, le
prologue de la Lettre à Hérodote d’Épicure définit une méthode qui restera
constante dans l’enseignement de la philosophie des différentes écoles : le
disciple doit d’abord mémoriser de brefs résumés présentés sous la forme
de sentences très courtes, ensuite il peut étendre peu à peu ses
connaissances, mais il doit revenir toujours aux résumés, pour ne pas se
perdre dans les détails et pour garder toujours présente à l’esprit l’intuition
de la totalité24. On retrouve par exemple le même mouvement dans les
Lettres de Sénèque, mais on peut reconnaître des indices de cette pratique
dans les différentes écoles : il y a un va-et-vient continuel entre l’extension
des connaissances et le retour au noyau essentiel, la vision du tout25.
4. Plan du Manuel
Le lien entre les chapitres du Manuel n’est pas évident, au premier abord.
Mais, à la réflexion, on peut déceler dans le petit ouvrage une structure bien
articulée. Les premières lignes du premier chapitre annoncent très bien le
plan de l’ouvrage. Le principe fondamental qui reviendra tout au long des
chapitres y est très clairement énoncé. Il s’agit de la distinction entre ce qui
dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous.
Ce qui dépend de nous correspond à ce que l’on pourrait appeler les trois
activités de l’âme :
– tout d’abord, le désir ou l’aversion à l’égard des choses qui nous
affectent ;
– ensuite, l’impulsion à agir ou le refus d’agir, dans le domaine des
choses que nous faisons, dans le domaine de l’action ;
– enfin, l’assentiment que nous donnons à nos jugements.
Ce qui ne dépend pas de nous, ce sont, pourrait-on dire, les sphères qui
entourent ce noyau : d’abord le corps ; puis les objets matériels qui sont à
nous ; puis tout ce qui vient des autres hommes : les opinions qu’ils ont de
nous, les honneurs ou dignités qu’ils nous concèdent ; puis tout ce qui vient
du cosmos.
Ainsi est définie la sphère de notre responsabilité. Nous ne sommes
responsables que de ce qui dépend de nous, c’est-à-dire que nous ne
sommes responsables que de nos jugements, de nos tendances actives et de
nos désirs, qui sont les seules réalités qui puissent être bonnes ou
mauvaises. Autrement dit, la sphère du « ce qui dépend de nous » est la
sphère de la moralité, du bien ou du mal moral.
La distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de
nous correspond donc finalement au grand principe stoïcien : il n’y a de
bien que le bien moral, il n’y a de mal que le mal moral. Ce qui ne dépend
pas de nous ne peut être ni un bien ni un mal pour nous. Et le Manuel ne
nous donne des règles de vie que pour ce dont nous sommes responsables,
c’est-à-dire pour les trois activités de l’âme : le désir, la tendance ou volonté
d’agir, le jugement. Comme l’avait déjà remarqué M. Pohlenz26, le plan du
Manuel est ainsi posé.
Mais il faut apporter ici des nuances. Comme je l’ai constaté en essayant
de découvrir le plan de traités de Plotin27, notamment du traité VI, 7, les
Anciens ne composaient pas toujours leurs ouvrages d’une manière
purement linéaire, mais il leur arrivait de disposer les thèmes dans un plan à
deux dimensions. On commence par un premier thème, puis vient se
juxtaposer un second thème, puis l’on revient au premier thème, puis on
retourne au second thème, on aborde ensuite un troisième thème, mais on
peut revenir encore au premier ou au second. On pourrait dire aussi que
cette composition ressemble à un tissage, ou à une broderie, dans lesquels
on peut déceler un entrecroisement de fils. C’est précisément le cas du
Manuel.
Mais avant d’observer cet entrecroisement, je voudrais revenir sur ce
problème des trois activités de l’âme. Il nous faut expliquer cette doctrine
en la replaçant dans l’histoire de la tradition stoïcienne. Je viens d’employer
le mot « âme ». Mais il faudrait plutôt parler du principe directeur de l’âme,
ce que les stoïciens appellent l’µoνιóν, et qui correspond à la partie
supérieure de l’âme, à la partie qui raisonne. Comme une araignée au milieu
de sa toile perçoit toutes les vibrations des fils, l’ήγεμονικόν, situé dans le
cœur, perçoit tout ce qui affecte le corps28. Cet ήγεμονικόν est un principe
de perception critique, pourrait-on dire, mais aussi un principe de
mouvement29. Principe de perception critique, car non seulement, comme
l’araignée, il perçoit l’action des objets extérieurs sur le corps, mais il
exerce aussi une activité critique : il développe un discours intérieur, pour
exprimer ce qu’il ressent, émettre des jugements de valeur, et il donne ou
non son assentiment à ce discours intérieur, à ces jugements de valeur. Mais
aussi principe de mouvement, parce que, en fonction des signaux reçus et
interprétés par l’ήγεμονικόν, celui-ci donne une impulsion à agir (όρμή) de
telle ou telle manière.
C’est cette doctrine stoïcienne qui est à la base de la théorie des trois
activités de l’âme d’Épictète. Mais Épictète la modifie de la manière
suivante. Alors que, pour les anciens stoïciens, le désir (ὄρεξιζ) n’était
qu’une subdivision de l’impulsion, de l’ρµ, le désir étant alors une
impulsion portant sur quelque chose d’agréable30, Épictète en fait une
activité distincte de l’ρµ. Tandis que l’impulsion, la tendance, entre en jeu
quand il faut faire quelque chose, et se rapporte donc au domaine de
l’activité, le désir se rapporte au domaine de la passivité, de la passion (au
sens large de πάθος), c’est-à-dire aux émotions que nous éprouvons à
l’égard des événements qui se présentent à nous.
On pourrait peut-être dire que le désir (ὄρεξις) se dirige vers notre intérêt
(σνμφέρον) et la tendance à l’action (όρµή) vers notre devoir, l’action
appropriée à notre nature (καθηκον)31 : « Il est impossible que je juge
qu’une chose est dans mon intérêt (συμφέρον), et que j’en désire une autre,
que je juge qu’une chose m’est appropriée (καθηκον), me convient, et que
j’aie une impulsion active vers une autre. » On retrouve la liaison entre
intérêt (συμφέρον) et désir dans le Manuel, 31, 4, où il est dit que la piété,
et donc les prières, sont liées à l’intérêt32 : on prie pour obtenir ce que l’on
désire. On reconnaît ici encore l’aspect de passivité du désir. L’impulsion
vise une action que nous voulons accomplir parce que nous pensons qu’elle
correspond à ce qu’il convient de faire, alors que le désir se dirige vers une
chance, une fortune, qui nous paraît bonne, qui est dans notre intérêt, mais
que nous ne produisons pas nous-mêmes, que nous recevons passivement.
Il est difficile de dire pourquoi Épictète a introduit cette théorie des trois
domaines de l’activité de l’âme et s’il se situe dans une tradition antérieure.
Peut-être a-t-il été influencé par la tripartition platonicienne de l’âme, qui
distingue le oιτιóν, la partie qui raisonne, le µoι, la partie colérique, qui
pousse à l’action, et l’ιµιóν, la partie désirante33. Mais ces termes
n’apparaissent pas chez Épictète, et surtout, alors que chez Platon il s’agit
de trois parties qui doivent se hiérarchiser, chez Épictète c’est la raison, tout
entière, qui est assentiment, volonté et désir. Chez Platon, le bon état de
l’âme consiste dans la soumission à la raison ; chez Épictète, comme chez
les autres stoïciens, c’est la raison elle-même qui peut être bonne ou
mauvaise.
À ces trois activités de l’âme correspondent chez Épictète ce qu’il appelle
les trois domaines (topoi) d’exercice ou de discipline du philosophe34 :
Il y a trois domaines dans lesquels doit s’exercer celui qui veut
devenir un homme parfait :
– le domaine qui concerne les désirs et les aversions, afin de ne pas se
voir frustré dans ses désirs et de ne pas rencontrer ce que l’on cherchait
à éviter ;
– le domaine qui concerne les tendances à agir et les refus d’agir, et,
d’une manière générale, ce qui a trait à ce qu’il convient de faire
(καθñκoν), afin d’agir d’une façon ordonnée, selon la vraisemblance
rationnelle et sans négligence ;
– le domaine dans lequel il s’agit de se garder de l’erreur et des
raisons insuffisantes, et, en somme, ce qui se rapporte aux assentiments
[que l’on donne aux jugements].
Épictète emploie donc au sujet de ces trois exercices le mot topos, qui
était utilisé traditionnellement chez les stoïciens, au moins depuis
Apollodore de Séleucie, philosophe stoïcien du IIe siècle avant notre ère,
pour désigner les parties du discours philosophique : la physique, l’éthique
et la dialectique35. Or, précisément, je pense qu’il y a un certain rapport
entre ces trois exercices et les trois parties de la philosophie, autrement dit
que les trois exercices en question correspondent respectivement à une
physique vécue, à une éthique vécue, à une dialectique vécue. Dans
l’enseignement de la philosophie, on énonce des règles logiques, des
principes physiques, des préceptes moraux, mais, dans la pratique de la
philosophie elle-même, on vit ces trois sortes de règles, de principes, de
préceptes. Cicéron36 a très bien exprimé cette situation. Après avoir
développé la théorie des vertus morales selon les stoïciens, donc la partie
éthique de la philosophie, il ajoute : « À toutes les vertus dont il a été
question, les stoïciens joignent encore la dialectique et la physique, qui,
toutes deux, sont qualifiées par eux du nom de vertus. » Dialectique et
physique apparaissaient ainsi non pas seulement comme une matière
d’enseignement, mais comme une discipline de vie. En ce qui concerne la
dialectique, Cicéron n’a pas de peine à montrer qu’elle doit être pratiquée
dans la vie, et tout spécialement dans la vie morale, lorsqu’il s’agit de la
question des biens et des maux. On retrouve la même réflexion chez
Épictète37, lorsqu’il oppose les textes d’enseignement de la dialectique et sa
pratique vécue. Quant à la physique, Cicéron ajoute : « Celui qui veut vivre
en accord avec la nature doit chercher son point de départ dans l’ensemble
du monde et dans la façon dont il est gouverné. » Pour lui, c’est dans la
perspective d’une physique vécue que doivent être replacés les vieux
préceptes moraux : « Obéir au temps, suivre Dieu, se connaître soi-même,
rien de trop. »
Si nous en revenons maintenant à Épictète, nous reconnaîtrons facilement
la logique vécue dans la discipline de l’assentiment, l’éthique vécue dans la
discipline des tendances à l’action ; mais est-il possible de voir une liaison
entre la discipline du désir et la physique ? Nous pouvons tout d’abord
remarquer, pour répondre à cette question, que ces trois domaines de
l’exercice philosophique correspondent aussi à trois domaines de la réalité :
la discipline du jugement se rapporte à notre propre pensée ; la discipline
des tendances à l’action, ayant trait à ce qu’il convient de faire, c’est-à-dire
aux devoirs, se rapporte surtout aux relations avec les autres hommes, à la
communauté des êtres raisonnables ; la discipline du désir, enfin, se
rapporte aux événements qui nous adviennent, à la chance ou l’infortune
dans laquelle les événements nous placent, donc finalement au destin. Or le
destin, c’est l’enchaînement nécessaire des causes et des effets. La
discipline du désir implique donc une certaine attitude à l’égard du monde
et de la Raison qui le dirige. Ce dernier point apparaît assez bien dans ce
texte d’Épictète, où, d’ailleurs, il n’est question que de la discipline de
l’assentiment, c’est-à-dire de la critique des représentations, et de la
discipline du désir38 :
Homme, ton but était :
en ce qui concerne les représentations qui se présentent à l’esprit,
d’en user conformément à la nature,
en ce qui concerne ce que tu désires, de ne pas manquer de l’obtenir,
en ce qui concerne ce que tu as en aversion, de ne pas y tomber, de ne
jamais tomber ni dans l’infortune ni dans la mauvaise fortune, d’être
libre, sans entraves, affranchi de toutes contraintes, en te mettant en
harmonie avec le gouvernement de Zeus, t’y soumettant, t’y
complaisant, ne critiquant personne, n’accusant personne, capable de
répéter ces vers39 avec toute ton âme : « Conduis-moi, ô Zeus, ainsi que
toi, ô Destinée ! »
1. L’auteur
Simplicius, qui a écrit le commentaire sur le Manuel d’Épictète dont nous allons
interpréter un petit nombre de textes significatifs, est un néoplatonicien qui vivait dans
la première moitié du VIe siècle de notre ère. Il était originaire de Cilicie en Asie
Mineure et avait suivi à Alexandrie des cours du néoplatonicien Ammonius1. Il
désigne, à côté d’Ammonius, Damascius, le dernier diadoque de l’école
néoplatonicienne d’Athènes, comme son maître2. Selon l’historien Agathias3, après la
fermeture de l’école d’Athènes, Simplicius se trouve, avec Damascius et d’autres
philosophes grecs – probablement des condisciples ou des collègues enseignants –, en
Perse auprès du roi Chosroès. Toujours selon Agathias, les philosophes sont retournés
dans leur pays, c’est-à-dire l’Empire byzantin, après le traité de paix conclu entre
Chosroès et Justinien en 532, qui contenait, à l’initiative de Chosroès, une espèce de
sauf-conduit pour les philosophes. Selon les hypothèses très bien fondées de
M. Tardieu4, tous, ou la plupart d’entre eux, se sont installés à proximité de la
frontière perse, à Harran. Cette ville était restée en grande partie païenne, car elle se
trouvait dans la zone d’influence de la Perse, notamment de Chosroès, qui favorisait
tous les cultes non chrétiens, et ce serait là que Simplicius a écrit l’ensemble de ses
commentaires, dont une partie nous est parvenue.
Jusqu’ici tous les éditeurs du Commentaire sur le Manuel d’Épictète semblent avoir
été d’accord sur le fait qu’il faut entendre par le mot , qui revient deux fois dans le
texte cité, le titre sous lequel Simplicius a connu l’œuvre que l’on désigne aujourd’hui
en français comme les Entretiens d’Épictète. Rien ne me paraît moins sûr, et pour
cette raison, contrairement à l’usage des autres éditeurs, j’ai préféré écrire ce mot sans
majuscule dans le texte grec comme dans la traduction. Quand on prend en
considération les autres termes (comme όμιλίαι, σχολαί, διαλέξεις et dissertationes)
sous lesquels les Entretiens d’Épictète sont évoqués dans l’Antiquité, l’on se rend bien
compte que c’est plutôt le type d’enseignement, et en même temps le genre littéraire,
qui sont désignés par ces termes, et qu’il n’est ni nécessaire de les comprendre comme
titres distincts d’œuvres distinctes, ni possible d’en déduire le vrai titre donné par
Arrien lui-même à sa publication ou le titre qu’a connu Simplicius.
Outre ce problème, la première phrase du texte a fait couler beaucoup d’encre.
Veut-elle dire, comme je le pense, qu’Arrien avait écrit une Vie d’Épictète distincte
des Entretiens ? Se fondant sur des travaux d’Asmus24, J. Souilhé, dans la plus récente
édition avec traduction française des Entretiens d’Épictète25, l’a nié, comme avant lui
Schenkl26 et Oldfather27, et il en a conclu que le texte de Simplicius se rapportait
plutôt aux renseignements anecdotiques fournis par les Entretiens eux-mêmes. En
revanche, Saumaise28 déjà était d’avis qu’il devait exister, encore au temps de
Simplicius, une biographie d’Épictète composée par Arrien, soit qu’elle ait été
incorporée dans l’ensemble des Entretiens comme préface ou comme postface, soit
qu’elle ait formé une œuvre à part. Plus récemment, S. Follet, dans son article « Arrien
de Nicomédie »29, admet elle aussi le fait qu’Arrien est l’auteur d’une biographie,
mais elle ne mentionne pas les arguments qui parlent en faveur de cette thèse et
qu’entre-temps j’ai développés ailleurs30. En voici un résumé succinct :
1) C’était une coutume répandue depuis l’époque hellénistique de faire précéder
l’édition des œuvres d’un auteur par une biographie. Il serait donc étonnant qu’Arrien
ne l’eût pas fait.
2) Des détails biographiques, même discrets, ne se rencontrent que rarement dans
les Entretiens, et de toute façon, ils ne nous apprennent rien sur la mort d’Épictète, vu
que les Entretiens se composent de discours d’Épictète lui-même. Or, Simplicius dit
expressément qu’Arrien a écrit sur la vie et la mort d’Épictète.
3) L’image qu’Arrien se faisait de lui-même était celle d’un deuxième Xénophon.
Aussi Arrien a-t-il cherché non seulement à s’exercer dans les différents genres
littéraires dont se servait Xénophon, mais également à les imiter jusque dans les
titres : comme Xénophon, Arrien a écrit entre autres une Anabasis et un Kynegetikos.
Il ne peut y avoir de doute qu’Arrien considérait ses rédactions des diatribes
d’Épictète comme une œuvre parallèle au livre de Xénophon se rapportant à Socrate et
intitulé Mémorables (Apomnemoneumata). Or, dans cet ouvrage de Xénophon, les
deux premiers chapitres, l’Apologie, donnaient un aperçu de la vie de Socrate, et dans
une œuvre à part, intitulée également Apologie, Xénophon décrivait l’attitude de
Socrate à l’occasion de son procès et de sa mort.
4) Le quatrième argument est de nature stylistique. Revenons à la première phrase
du texte cité à la p. 55, que je vais traduire cette fois-ci, pour être plus claire, en
respectant l’enchaînement des mots de Simplicius : « Sur la vie et la mort d’Épictète,
c’est Arrien qui a écrit, celui qui a rassemblé en des livres très longs les diatribes
d’Épictète, et, grâce à lui, il est possible d’apprendre ce que fut cet homme dans sa
vie31. » Si Simplicius avait voulu dire que les renseignements biographiques se
trouvaient dans les diatribes, c’est-à-dire dans les notes des cours prises et rédigées
par Arrien, il n’aurait pas fait implicitement une distinction entre la biographie en
question et les diatribes en introduisant l’article ó (ó τὰς [...] διατριβὰς [...] συντάξας),
traduit par « celui qui ». De plus, Simplicius continue : καί άπ έκείνου μαθεĩν ἔστιν
(« grâce à lui, il est possible d’apprendre »), et non pas : καìἀπʹ έκείνων (ou καì
έκείναις), qui signifierait « grâce à elles, il est possible... » ; Simplicius continue donc
à insister sur le fait que les renseignements viennent d’Arrien et non pas des diatribes.
La suite du texte cité montre que Simplicius a pu lire, outre la biographie
d’Épictète, la lettre de dédicace du Manuel, adressée à un certain Massalenos ou
Messalinus. De cette lettre de dédicace, il ne nous reste également aucune trace en
dehors du témoignage de Simplicius.
a) Le but du Manuel
C’est ce deuxième schéma que nous allons rencontrer dans la suite de la préface au
commentaire sur le Manuel. Simplicius commence par le but. Je cite :
Le but de ce livre, pourvu qu’il atteigne des lecteurs qui se laissent convaincre
par lui, des lecteurs qui n’écoutent pas seulement les mots, mais qui soient émus
par ses propos et les mettent en pratique, est de rendre notre âme libre, telle qu’elle
a été projetée (προεβάλετο) par le démiurge et père, lorsqu’il la créa et l’engendra,
de telle sorte qu’elle ne craigne rien, qu’elle ne soit attristée par rien, qu’elle ne
soit dominée par rien d’inférieur36.
b) Le titre du Manuel
Le terme grec signifie aussi bien « manuel » que « poignard », c’est-à-dire ce que
l’on tient dans la main, prêt à l’usage. Le premier manuel philosophique qui nous est
conservé sont les Maximes Capitales, les Kuriai doxai d’Épicure.
c) L’utilité du Manuel
Si Simplicius met côte à côte deux dogmes différents sur le destin des âmes, le
dogme platonicien affirmant la survie de l’âme raisonnable après la mort du corps, et
la doctrine stoïcienne qui proclame soit sa dissolution au moment de la mort ensemble
avec le corps, soit une brève survie avant la dissolution dans la Raison universelle, il
se conforme aux habitudes des genres littéraires des exhortations, des consolations, et
autres écrits destinés à des non-philosophes, dans lesquels on cherche à donner à ses
arguments une assiette très large. Déjà Chrysippe, dans son Therapeutikos (S.V.F., III,
474), était d’avis que le directeur spirituel ne devait pas tout de suite confronter celui à
qui il s’adresse avec les dogmes de l’école, mais ferait bien de se conformer d’abord,
dans ses exhortations, aux croyances de son interlocuteur. Pour prendre un autre
exemple, ce n’est pas par éclectisme que le stoïcien Sénèque utilise, dans une
première partie de ses Lettres à Lucilius, des maximes d’Épicure ou qu’il semble
laisser ouverte, dans des écrits de consolation, la possibilité d’une survie individuelle
de l’âme50 ; ces procédés correspondent à des exigences pédagogiques. Comme je l’ai
déjà dit, les philosophes de l’Antiquité étaient très attentifs au niveau des
connaissances et aux dispositions des personnes auxquelles ils s’adressaient.
d) La structure du Manuel
Simplicius souligne donc le caractère sentencieux du Manuel, qui le rend apte à être
appris par cœur et qui facilite son assimilation. Pour Simplicius, les différents
chapitres suivent un ordre progressif, mais il ne s’est visiblement pas aperçu du plan
qu’avait suivi Arrien et dont il a été question plus haut52. Il ne dit rien non plus à cet
endroit de l’idée qui lui est probablement venue pendant qu’il écrivait le commentaire,
selon laquelle le Manuel consisterait en deux parties. En effet, arrivé au chapitre 22 du
Manuel, qu’il commente au chapitre XXX de mes éditions, Simplicius écrit ceci :
Après avoir par tant et de tels conseils exhorté tous les hommes, en tant
qu’hommes, à s’écarter, parce qu’elles leur sont étrangères, des choses extérieures
et de la passion qu’ils éprouvent pour elles, et à chercher au contraire en eux-
mêmes le bien et le mal, chose qui convient à des êtres vivants doués
d’autodétermination et maîtres de leur choix et de leur tendance, à partir de
maintenant, désormais, il adresse la plupart de ses propos à un interlocuteur déjà
passablement avancé et désireux de pratiquer la philosophie53.
Le dernier point introductif abordé par Simplicius est celui qui discute la place du
Manuel dans l’ordre de la lecture. En voici la traduction57 :
Pour commencer, il faut préciser [...] à quel genre d’homme ces propos
s’adressent et à quelle forme de vie (ζωή) humaine se rapporte la vertu à laquelle
ils conduisent celui qui se laisse persuader par eux. En effet, ils ne s’adressent pas
à celui qui est capable de vivre selon la vertu purificatrice (oὔτε [...] πρòς τòν
καθαρτικως δυνηθέντα ζñν) : car celui-là, autant qu’il le peut, veut fuir loin du
corps et des passions corporelles et se concentrer en lui-même ; encore moins
s’adressent-ils au contemplatif (oὔτε ἔτι μαλλoν πρòς τòν θεωρητικòν) : car celui-
là, s’élevant même au-dessus du niveau de sa vie raisonnable, veut appartenir tout
entier aux réalités les plus excellentes. Par contre, ces propos conviennent à ceux
qui, sans doute, ont leur essence dans la vie raisonnable, mais dans la vie
raisonnable usant du corps comme instrument, parce qu’elle ne s’imagine pas que
le corps est une partie d’elle-même, ni qu’elle est elle-même une partie du corps,
ni qu’elle et le corps ensemble sont les constituants de l’homme, comme si
l’homme était composé de deux parties, l’âme et le corps. Car l’homme ainsi
conçu, c’est l’homme ordinaire, mêlé au devenir, englouti par lui ; ce n’est pas
plus un animal raisonnable qu’un animal sans raison, et c’est pourquoi on ne peut
même pas le nommer homme au sens propre. Mais l’homme qui veut être vraiment
homme et qui s’efforce de reconquérir sa noblesse propre, celle que le dieu a
accordée aux hommes à la différence des animaux sans raison, celui-là s’efforce de
porter son âme raisonnable à vivre selon qu’il est convenable à sa nature,
commandant au corps, le tenant assujetti et s’en servant non pas comme d’une
partie conjointe, mais comme d’un instrument. Et c’est à cet homme que
conviennent les vertus éthiques et politiques ((αí ήθικαì καì πoλιτικαì αjρεταí),
auxquelles exhortent ces propos.
6. L’étude du Manuel convient à ceux qui veulent acquérir les vertus « civiles »
qui se fondent sur la métriopathie
Simplicius déclare donc que la lecture du Manuel et, en même temps, son propre
commentaire sont destinés non pas à ceux qui ont acquis les vertus cathartiques (ou
purificatrices) ou les vertus théorétiques (ou contemplatives), mais à ceux qui veulent
acquérir les vertus morales58 et les vertus politiques. Ce texte nous met ainsi en
présence de la doctrine néoplatonicienne des vertus, dans laquelle se fondent d’une
manière tout à fait étonnante, et sans jointure apparente, l’éthique du stoïcisme,
évidemment sans ses bases matérialistes, l’éthique de l’Ancienne Académie et
l’éthique péripatéticienne. Le néoplatonisme avait admis en effet, à partir de
Porphyre59, l’existence de quatre degrés de vertus, dont le premier, celui des vertus
« politiques » ou « civiques » ou « pratiques », impliquait non pas la suppression des
passions, mais leur domination par la raison, c’est-à-dire la métriopathie
péripatéticienne.
Je pense que les textes que je viens de citer ne laissent planer aucun doute sur le fait
que, dans l’Antiquité, l’origine péripatéticienne de la doctrine de la métriopathie a été
bien connue. Quelques moyen-platoniciens l’avaient adoptée, comme le prouve un
texte d’Aulu-Gelle, qui rapporte une leçon de son maître Taurus sur la colère. Taurus,
qui enseigne en grec, décrit d’abord l’attitude que le moyen-platonicien Plutarque de
Chéronée adoptait lorsqu’il punissait son esclave, attitude qui correspond à ses
propres idées sur la colère. Aulu-Gelle résume ce comportement comme suit :
Comme pour tout ce que les philosophes latins appellent affectus ou affectiones,
et les Grecs , ainsi que pour ce mouvement de l’âme qui, lorsqu’il se déchaîne vers
la vengeance, s’appelle colère, il [Taurus] jugea que ce n’est pas la suppression qui
en est utile, que les Grecs appellent ι, mais la modération, qu’ils nomment µριó
(sed mediocritatem, quam µριó illi appellant)67.
Nous voyons que le degré des vertus politiques comprend le canon des quatre
vertus cardinales : prudence ((φρÓνησις), courage ((ἀνδρíα), tempérance
(σωφρoσúνη) et justice (δικαιoσúνη). Ces quatre vertus se retrouveront à chacun des
trois niveaux supérieurs aux vertus politiques sous une forme adaptée à ces degrés
respectifs. L’implication réciproque (αjντακoλoυθíα) des vertus, doctrine
fondamentale des stoïciens, est également attestée par Porphyre pour toutes les vertus
se trouvant à l’intérieur d’un même degré.
Les vertus politiques préparent au niveau supérieur : les vertus cathartiques
(καθαρτικαì ἀρεταí). Je cite encore Porphyre :
On peut les définir par l’abstention des activités qui se font avec le corps, et des
affections qui sont en rapport avec lui. [...] C’est pourquoi dans les vertus
cathartiques, le fait de ne pas se conformer au corps dans ses jugements, mais
d’exercer seul son activité propre, constitue la prudence, qui est réalisée par l’acte
de penser d’une manière pure ; le fait de ne pas s’associer aux passions du corps
constitue la tempérance ; le fait de ne pas craindre de tomber en quelque sorte dans
une espèce de vide et dans le néant, pour l’âme séparée du corps, constitue le
courage ; quant à la justice, elle est réalisée lorsque la raison et l’intellect dominent
et que rien ne s’oppose. [...] La disposition fondamentale qui correspond à ces
vertus se voit dans l’apatheia, dont la fin est la ressemblance avec Dieu69.
L’apatheia stoïcienne caractérise donc le deuxième degré des vertus, mais comme
elle ne peut être que le résultat de longues études philosophiques, elle reste
inaccessible aux débutants.
Le troisième degré est constitué par les vertus théorétiques (θεωρητικαì ἀρεταí) :
Il existe encore un autre, un troisième genre de vertus, à la suite des vertus
« cathartiques » et « politiques », lorsque l’âme a une activité purement
intellectuelle. La sagesse (σοφíα) et la prudence (φρóνησις) consistent alors à
contempler les êtres que possède l’intellect, la justice en ce que chaque partie
accomplit sa tâche propre en suivant l’Intellect, le courage enfin en l’impassibilité
(αjπάθεια) qui imite l’impassibilité de celui vers qui l’on regarde, l’Intellect, qui
est naturellement impassible. Et ces vertus s’impliquent mutuellement, de la même
manière que les autres70.
La quatrième espèce de vertus, continue Porphyre71, ce sont les vertus
paradigmatiques qui se trouvaient dans l’Intellect, supérieures aux vertus de l’âme
et modèles de celles-ci, dont les vertus de l’âme n’étaient que des imitations. Car
l’Intellect est ce en quoi toutes choses se trouvent à l’état de modèles ; en lui la
prudence est science, la sagesse, l’Intellect connaissant, la tempérance, conversion
de l’Intellect vers lui-même, la justice, réalisation de l’activité propre (oιoρ), le
courage, identité avec soi et persistance dans son état de pureté en vertu de la
surabondance de sa puissance.
1. Parmi les choses qui existent, les unes dépendent de nous, les autres ne
dépendent pas de nous.
Dépendent de nous : jugement de valeur, impulsion à agir, désir, aversion, en un
mot, tout ce qui est notre affaire à nous. Ne dépendent pas de nous : le corps, nos
possessions, les opinions que les autres ont de nous, en un mot, tout ce qui n’est
pas notre affaire à nous.
2. Les choses qui dépendent de nous sont par nature libres, sans empêchement,
sans entrave. Les choses qui ne dépendent pas de nous sont dans un état
d’impuissance, de servitude, d’empêchement, et nous sont étrangères.
3. Souviens-toi donc que, si tu crois que les choses qui sont par nature dans un
état de servitude sont libres et que les choses qui te sont étrangères sont à toi, tu te
heurteras à des obstacles dans ton action, tu seras dans la tristesse et l’inquiétude,
et tu feras des reproches aux dieux et aux hommes. Si au contraire tu penses que
seul ce qui est à toi est à toi, que ce qui t’est étranger – comme c’est le cas – t’est
étranger, personne ne pourra plus exercer une contrainte sur toi, personne ne
pourra plus te forcer, tu ne feras plus de reproches à personne, tu n’accuseras plus
personne, tu ne feras plus rien contre ta volonté, personne ne pourra te nuire, tu
n’auras plus d’ennemi, car tu ne subiras plus de dommage qui pourrait te nuire.
4. Désirant donc des choses aussi élevées, souviens-toi que ce n’est pas en te
contentant d’un effort modéré que tu dois chercher à les atteindre, mais qu’il y a
des choses auxquelles tu dois totalement renoncer, et d’autres que tu dois remettre
à plus tard pour le moment. Mais si tu veux ces biens et en même temps
magistratures et richesses, tu risques bien de ne même pas obtenir ces dernières,
parce que tu désires les premiers : en tout cas, il est sûr que tu n’obtiendras pas ces
premiers biens, qui sont les seuls à procurer liberté et bonheur.
5. Exerce-toi donc à ajouter d’emblée à toute représentation pénible : « Tu n’es
qu’une pure représentation et tu n’es en aucune manière ce que tu représentes. »
Ensuite examine cette représentation et éprouve-la à l’aide des règles qui sont à ta
disposition, premièrement et surtout à l’aide de celle-ci : Faut-il la ranger dans les
choses qui dépendent de nous ou dans les choses qui ne dépendent pas de nous ?
Et si elle fait partie des choses qui ne dépendent pas de nous, que te soit présent à
l’esprit que cela ne te concerne pas.
Comme il l’avait fait pour les Entretiens, Arrien place au début de son Manuel
l’exposé de la doctrine d’Épictète sur la distinction entre les choses qui dépendent de
nous et celles qui ne dépendent pas de nous. Cette distinction constitue à ses yeux
l’essentiel et peut-être toute la nouveauté de l’enseignement de son maître. Dans le cas
du Manuel, cette opposition sera reprise dans presque tous les chapitres, puisque la
plupart d’entre eux proposeront des exercices destinés à s’exercer à faire cette
distinction, que ce soit dans la discipline du jugement, dans celle du désir, ou dans
celle de l’action.
Ce premier chapitre commence comme un traité de métaphysique, puisqu’il
propose une classification générale des étants (τὰ ὃντα), des choses qui existent.
Ce type de formule : « Des choses qui existent, les unes sont ceci, les autres sont
cela », était traditionnellement employé, dans la doxographie stoïcienne, pour énoncer
une distinction capitale aux yeux des stoïciens, celle qui existe entre le bien, le mal et
ce qui n’est ni bon ni mauvais. Par exemple dans Diogène Laërce : « Parmi les choses
qui existent, ils disent que les unes sont bonnes, les autres mauvaises, les autres ni
bonnes ni mauvaises1. » Cette division entre trois termes supposait en fait, comme le
remarquait le stoïcien Diogène de Babylone2, deux divisions : la première, appelée
ἀντιδιαíρεσις, c’est-à-dire division par opposition (qui, dans le cas présent, est une
opposition contradictoire), qui divise le terme « choses qui existent » : « Des choses
qui existent, les unes sont bonnes, les autres non-bonnes » ; la seconde, appelée
υποδιαíρεσις, c’est-à-dire subdivision, qui ne divise plus le terme « choses qui
existent », mais le terme « non-bonnes » : « des non-bonnes, les unes sont mauvaises,
les autres ni bonnes ni mauvaises. »
Les choses qui dépendent de nous sont bonnes ou mauvaises en fonction de notre
choix, puisqu’elles dépendent de nous. Les choses qui ne dépendent pas de nous sont
indifférentes. Cette division d’Épictète suppose, elle aussi, le principe fondamental du
stoïcisme, selon lequel il n’y a de bien et de mal que dans la sphère de la moralité,
donc dans ce qui dépend de notre liberté.
Dans ma traduction commentée du Manuel d’Épictète, j’ai écrit que cette
distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous n’était
apparue qu’avec Épictète. Cette affirmation n’est qu’en partie exacte. Il faut sans
doute reconnaître que nous n’avons pas de témoignage littéral, en grec, de l’emploi
par les anciens stoïciens de l’expression technique grecque substantivée : τò ἐφ’ήμĩν
(« le ce qui dépend de nous »), qui sert à désigner toute la sphère de la liberté et de la
responsabilité. Mais il n’en reste pas moins, comme l’a montré Jean-Baptiste
Gourinat, que cette formule existait déjà chez Aristote7. Et, en même temps, il a bien
montré également les différences qui existent entre son emploi chez Aristote et son
emploi chez Épictète8 : alors que, pour Aristote, les choses qui dépendent de nous sont
des événements et des actions qu’en fait l’on peut nous empêcher d’accomplir, chez
Épictète, les seules choses qui dépendent de nous, nous sont intérieures ; ce sont nos
actes psychiques, les trois activités de l’âme : jugement, impulsion, désir. Mais je me
suis aperçu aussi que la formule : in nostra potestate, employée par Cicéron9 lorsque,
dans le traité Du destin, il expose la théorie de Chrysippe, qui cherchait à concilier une
double affirmation, celle selon laquelle tout arrive par le destin et celle selon laquelle
nos assentiments et nos impulsions à agir sont en notre pouvoir, pouvait correspondre
à τò ἐφ’ ήμĩν. Reste à savoir si Cicéron cite directement Chrysippe ou si, peut-être, il
le fait par l’intermédiaire de l’académicien Antiochos d’Ascalon qui, nous dit-il dans
les Premiers livres académiques, se rangeait aux côtés des stoïciens pour affirmer, lui
aussi, que l’assentiment est « en notre pouvoir » in nostra potestate. On retrouvera
l’expression τò ἐφ’ ήμĩν, beaucoup plus tard, dans les polémiques que Plutarque10 et
Alexandre d’Aphrodise11 ont développées à propos du problème du destin.
Par ailleurs, le schéma de division entre choses qui dépendent de nous et choses qui
ne dépendent pas de nous ne semble pas attesté dans l’ancien stoïcisme. Sa première
apparition, à ma connaissance, se situe chez le maître d’Épictète, Musonius Rufus12,
qui écrit : « Parmi les choses qui existent, Dieu a placé les unes en notre pouvoir, les
autres non. » Il est difficile de dire si cette division remontait ou non à une tradition
stoïcienne antérieure13. En tout cas le témoignage tardif d’un écrivain ecclésiastique
du IVe siècle de notre ère, Épiphane de Salamine14, dans son livre contre les hérésies,
qui l’attribue à Zénon, le fondateur du stoïcisme, est très suspect, et doit tout
simplement refléter ce que l’on disait à son époque sur les stoïciens en général.
Hermann Diels a signalé le caractère extrêmement défectueux de la doxographie
rapportée par Épiphane15.
Dans la division d’Épictète, les choses qui dépendent de nous, c’est-à-dire les
seules qui peuvent être bonnes ou mauvaises, sont les activités de l’âme ou du
principe directeur (ήγεμονικóν). Autrement dit, il ne peut y avoir de bien ou de mal en
dehors de nous. Ce qui ne dépend pas de nous, ce qui nous est extérieur, n’est ni bon
ni mauvais. Épictète délimite ainsi le domaine qui nous appartient en propre, la
citadelle intérieure, dans laquelle rien ne peut nous atteindre, si nous le voulons.
Épictète donne donc comme exemple de ce qui dépend de nous les trois activités de
l’âme : « jugement de valeur, impulsion à agir, désir ou aversion ». Nous avons vu
dans le premier chapitre comment Épictète, en distinguant trois activités de l’âme :
jugement (υπóληψις), impulsion à agir (ὁρμή) et désir (ὃρεξις), avait modifié la
doctrine stoïcienne primitive, qui ne connaissait que jugement et impulsion à agir, le
désir n’étant alors qu’une subdivision de l’impulsion à agir. Nous avons vu également
comment ces trois activités de l’âme faisaient l’objet de trois disciplines, qui
correspondaient finalement aux trois parties de la philosophie.
Si Arrien énumère successivement le jugement, puis l’impulsion à agir et enfin le
désir, cela ne signifie pas qu’Épictète veuille définir un ordre de priorité qui existerait
entre ces trois activités. Il est vrai que l’impulsion à l’action et le désir supposent
toujours un jugement et qu’ils résultent du discours intérieur que nous énonçons à
l’occasion des représentations. Mais, pour ce qui est du désir et de l’impulsion à agir,
il n’y a pas d’antériorité de l’un sur l’autre. Dans ses Entretiens, Épictète place tantôt
le désir avant l’impulsion, tantôt l’impulsion avant le désir. Dans l’ordre des
disciplines, c’est celle du désir qui vient en premier, ensuite celle de l’impulsion, enfin
celle du jugement ou assentiment.
Le mot υπóληψις, que j’ai traduit par « jugement de valeur », tend à prendre dans
les Entretiens, mais surtout dans le Manuel, une importance beaucoup plus grande que
celle qu’il avait dans l’ancien stoïcisme. On le traduit habituellement par « opinion »,
ce qui n’est pas faux. Mais j’ai pris l’habitude de le rendre par « jugement de valeur »,
parce que j’ai remarqué que le terme υπóληψις est employé surtout lorsqu’il s’agit de
savoir si une chose est bonne ou mauvaise. L’υπóληψις est donc l’objet de ce que l’on
peut appeler la discipline du jugement. Mais on peut dire tout aussi bien discipline de
l’assentiment (συγκατάθεσις), puisque ce qui est en notre pouvoir, c’est de donner
notre assentiment à un jugement vrai, donc de redresser nos jugements, s’ils sont
erronés. Mais on peut parler aussi, comme le fait le Manuel (chapitre 6), d’usage des
représentations (χρñσις φαντασιων). En effet, la représentation (φαντασíα), qui part
d’une impression reçue de l’extérieur, suscite tout d’abord un discours intérieur, un
jugement d’existence (« il y a une tempête »), puis un jugement de valeur (« c’est un
événement terrifiant »), jugement qui risque de provoquer en nous une passion. Le
jugement droit consistera à se rappeler que la tempête fait partie des choses qui ne
dépendent pas de nous. Il faut donc savoir user des représentations, ne pas ajouter de
jugements de valeur erronés à la perception exacte de la réalité. L’usage des
représentations consiste à savoir s’influencer soi-même et à changer sa manière de
voir.
Dans le § 2, Arrien a résumé les développements contenus dans les Entretiens16 qui
opposent la liberté caractérisant les choses qui ne dépendent que de nous, donc les
activités de l’âme, et, au contraire, les risques, les empêchements, les obstacles
inhérents aux choses qui ne dépendent pas de nous.
Le paragraphe suivant (§ 3) montre comment ceux qui appliquent la distinction
entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous trouvent la clé du
bonheur. En fait, derrière la dénomination de « choses qui dépendent de nous », il faut
bien comprendre qu’il s’agit du bien ou du mal moral, c’est-à-dire, dans la perspective
du stoïcisme, du seul bien et du seul mal qui existent. Celui qui étend ses désirs et ses
volontés d’action à ce qui ne dépend pas de lui court le risque que ses désirs soient
frustrés et ses volontés inefficaces. S’il désire la santé ou la richesse ou le pouvoir, il
désire des choses qui ne dépendent pas de lui, qui lui sont étrangères, qui dépendent
des autres hommes ou du Destin. Celui qui ne veut agir que pour faire ce qu’il doit
faire, et qui ne désire que ce qui arrive, parce que ce qui arrive est rationnel et
correspond à l’enchaînement des causes et des effets voulu par la Raison universelle,
ne peut être frustré, parce qu’il fait ce qu’il veut, et obtient ce qu’il désire17.
En s’appuyant toujours sur des textes des Entretiens18, Arrien continue (§ 4) en
invitant le lecteur à une conversion totale. On ne peut servir deux maîtres à la fois. On
ne peut pas désirer ce qui ne dépend pas de nous, magistratures et richesses, et désirer
en même temps le bonheur promis à qui ne désire et ne veut que ce qui dépend de lui.
On risque de n’avoir ni l’un ni l’autre : le début d’effort philosophique fera obstacle à
l’habileté et à l’absence de scrupules nécessaires pour réussir dans la vie mondaine, et
ces velléités d’ambition profane compromettront tout progrès philosophique.
Arrien présente ensuite (§ 5) la distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui ne
dépend pas de nous comme une règle à appliquer systématiquement lorsqu’il s’agit,
dans la discipline du jugement, de critiquer les représentations. Il est intéressant de
découvrir ici les conseils pratiques qu’à la suite d’Épictète, Arrien donne à l’apprenti
philosophe. Si une représentation pénible, c’est-à-dire la représentation de ce que nous
croyons être un mal, s’offre à nous, il faut immédiatement freiner notre réaction, ne
pas nous laisser envahir par le trouble d’une manière irréfléchie. Le premier discours
intérieur qu’il faut tenir, qu’il faut en quelque sorte ajouter immédiatement à la
représentation, consiste précisément à reconnaître qu’elle n’est que représentation
d’un mal, et pas du tout le mal lui-même. La représentation de la mort n’est pas la
mort, la représentation de la maladie n’est pas la maladie. Ce premier coup de frein à
l’émotion étant donné, il faut ensuite examiner plus précisément ce que signifie cette
représentation. Il faut, comme dit Épictète dans les Entretiens, lui demander ses
papiers19. La question fondamentale qui doit être posée est alors : s’agit-il de quelque
chose qui dépend de nous ou d’une chose qui ne dépend pas de nous ? On ne pourra
parler de mal que si la chose dépend de nous et se situe alors dans la sphère de la
moralité, s’il s’agit donc d’une mauvaise action. Si la chose ne dépend pas de nous,
elle n’est ni un bien ni un mal, elle est indifférente et ne nous concerne pas. Grâce à
cette critique de la représentation, on reconnaît alors que ce que nous imaginions être
un mal n’en est pas un. La distinction entre ce qui dépend ou ne dépend pas de nous
est une règle générale qu’il faut appliquer dans toutes les circonstances de la vie et à
propos de toute représentation.
Bergson disait que le philosophe ne dit jamais qu’une seule chose. Arrien, pour sa
part, a placé, au début de son Manuel, cette seule chose essentielle qu’Épictète a
répétée dans tout son enseignement. Derrière cette distinction, apparemment banale,
entre ce qui dépend de nous ou non, se cachent à la fois toute une ontologie et toute
une éthique. Toute une ontologie, d’abord, qui oppose la sphère du Monde, qui est
aussi celle de la nécessité et du Destin régi par la Raison universelle (donc les choses
qui ne dépendent pas de nous et qui sont indifférentes), et la sphère de notre liberté et
de notre choix, celle de nos jugements, de nos tendances, de nos désirs (donc les
choses qui dépendent de nous) : c’est dans ce minuscule noyau de liberté que
s’introduisent le bien et le mal, selon que notre raison se conforme ou non à la Raison
universelle, dit oui ou non à l’Univers. Toute une éthique aussi, un mouvement
existentiel par lequel la personne morale se circonscrit en se distinguant de ce qui
n’est pas elle, et prend conscience du fait que c’est de la manière dont elle juge les
choses que dépendent son propre bien et son propre mal : « Ce qui trouble les
hommes, ce ne sont pas les choses, mais les jugements qu’ils portent sur les
choses20. »
Tableau explicatif n° 2
1) L’âme raisonnable humaine, qui est la dernière œuvre du démiurge,
forme de vie immortelle, mue par elle-même ((ὑφ’ ἐαυτñς, αὑτοκινητóς)
et transcendant complètement ((χωριστή) le corps de chair et d’os quand
elle se tourne vers elle-même ou vers les entités ontologiquement
supérieures ; dans cette condition, elle est maîtresse de ses désirs et
impulsions, mais non pas si elle se tourne entièrement vers le corps
destructible ; elle est liée au corps ou véhicule lumineux (αὑγοειδὲς
σωμα), immortel comme elle.
2) L’âme irrationnelle que l’âme raisonnable produit quand elle s’unit
à un corps : celle-là est mortelle, mais de plus longue vie que le corps de
chair et d’os ; elle meurt en même temps que le corps pneumatique
auquel elle est liée, après avoir survécu avec lui à plusieurs
réincarnations ; elle est une forme de vie étroitement mêlée au corps en
chair et en os, mais comporte des traces de mouvement autonome (elle
ne se meut pas par elle-même, mais à partir d’elle-même : ἀφ’ έαυτñς, et
d’une manière transcendante par rapport au corps) ; elle a des traces de
désirs et tendances autonomes12.
3) L’âme végétative, produite également par l’âme raisonnable
humaine quand celle-ci s’unit à un corps périssable, est mortelle et périt
avec le corps (ἀχώριστος) ; forme de vie mue par un autre, elle ne
conserve que peu d’automotricité apparente : la passivité de « l’être
mû » prévaut en elle.
Cette formule ἔν πάντα πρò πάντων est une expression caractéristique qui
revient très souvent dans la description que Damascius donne de l’Un. Je
me borne à citer un seul exemple :
Ainsi il [l’Un] sera en vérité Tout avant toutes choses, non d’une
manière inachevée, comme s’il était tout en puissance, ni selon la cause,
comme s’il n’y avait pas encore de Tout, mais il sera Tout selon
l’existence (κατὰ ὕπαρξιν), celle qui est indifférenciée, non pas
l’existence unifiée antérieurement à tout, mais celle qui par sa propre
simplicité s’est étendue au-dessus de tout, étant toutes les choses qui
procèdent selon la distinction et tout ce qu’elles sont. Celui-là est le Tout
au sens propre28.
Dans l’utilisation des attributs qui se rapportent à l’Un, Proclus est plus
réservé et plus nuancé que Simplicius et Damascius. Lorsque Simplicius
parle de l’Un, principe de tout, cet Un est l’Un de Damascius, c’est-à-dire
un principe qui, situé immédiatement au-dessous de l’Indicible, est moins
transcendant que ce dernier et, comme nous l’avons vu, peut être appelé
« Tout avant toutes choses », ou encore « comprenant toutes choses dans sa
simplicité ». Cette description de l’Un laisse en quelque sorte entendre
qu’au-delà de ce Principe qui, malgré son unité, n’est pas, en un certain
sens, entièrement séparé du multiple, il y a un Principe encore plus
transcendant et absolument ineffable. D’autre part, le système de
Damascius se réfère sans cesse au système de Proclus, dont il est en quelque
sorte le commentaire critique. Il n’est donc pas étonnant que l’on rencontre
chez Simplicius, jusque dans les détails, les thèses mêmes et le vocabulaire
de Proclus.
Il a été dit que « le Bien produit toutes choses, les premières, les
intermédiaires et les dernières », sans aucune précision sur ce que ces
différentes entités représentent. Cette lacune sera comblée par le paragraphe
suivant29 :
Les premières des choses qui sont produites par le bien premier n’ont
jamais cessé d’être des biens, en vertu du fait qu’elles sont de même
nature que lui ; étant immobiles, immuables et fixées dans la béatitude
qui demeure toujours la même, elles ne sont jamais dans l’indigence du
bien, parce qu’elles sont des bontés-en-soi (αὐτοαγαθóτητες). Toutes les
autres choses, qui ont été produites par le Bien qui est l’Un et par les
nombreuses bontés, étant éloignées d’être des biens-en-soi et d’être
fondées de manière immobile dans l’être originel (ὕπαρξις) de la bonté
divine, ont le bien par participation (κατὰ μέθεξιν). Mais les choses qui
viennent en dernier et qui sont mues par un autre, comme les corps,
reçoivent le bien de l’extérieur de la même manière qu’elles reçoivent
de l’extérieur aussi bien leur essence que leur mouvement, n’étant
capables ni de se constituer elles-mêmes – parce que, étant divisibles et
inconstantes, elles ne peuvent se mettre d’accord avec elles-mêmes, tout
entières en leur totalité –, ni de se mouvoir elles-mêmes – parce que par
elles-mêmes, elles sont sans vie et sans respiration. Les choses
intermédiaires sont inférieures, il est vrai, à la nature immobile qui
demeure toujours la même et sous le même mode (κατὰ τὰ αὐτὰ καì
ὡσαúτως) ; mais, étant supérieures aux choses qui viennent en dernier et
qui sont mues par un autre ((ἑτεροκìνητοι), elles sont mues, certes, mais
elles le sont par elles-mêmes (ὑφ’ ἑαυτων δὲ κινεĩται) et non sous la
motion d’autres choses qui leur seraient extérieures, comme il en est des
corps. Telles sont les âmes : elles se meuvent d’elles-mêmes et elles
meuvent les corps. Et à cause de cela les corps qui sont mus de
l’intérieur, nous les nommons « animés » ; les corps qui sont mus
seulement de l’extérieur, nous les nommons « inanimés », parce que
l’âme, mue par elle-même (ὑφ’ ἐαυτñς κινουμένη), meut aussi les corps.
Si donc c’était en étant mue de l’extérieur par un autre que l’âme qui est
dans le corps mouvait le corps, il est évident que l’on ne dirait pas que le
corps est mû de l’intérieur, puisqu’il serait mû principalement par ce qui
mettrait l’âme en mouvement.
Tableau explicatif n° 3
– L’Un tout avant toutes choses ; le Bien
– Les premières choses produites par le Bien : le niveau des Hénades
jusqu’au palier le plus bas de l’Intellect ; immobiles ; restent toujours
les mêmes et sous le même mode ; « bontés-en-soi » (αυjτοαγαθóτητες),
« bontés » (ἀγαθóτητες) ou [« êtres pleinement bons » (πανάγαθα)]30 [ ;
sont immuables dans leurs essences].
– Les choses intermédiaires : les différents niveaux des âmes
raisonnables ; elles sont mues par elles-mêmes ; ont le bien par
participation ; sont divisées en :
a) âmes premières : produites immédiatement par les « bontés » ou
« êtres pleinement bons » ; leur choix est orienté uniformément vers le
Bien [ ; sont immuables dans leurs essences, mais pas dans leurs
actes31] ;
b) [âmes intermédiaires : sont immuables dans leurs essences, mais
pas dans leurs actes] ;
c) âmes humaines : servent de lien entre les choses premières et les
choses dernières ; peuvent se tourner par essence vers ce qui est
supérieur à elles ou ce qui leur est inférieur, vers ce qui est bien ou ce
qui est mal [ ; peuvent changer dans leurs essences, jusqu’à un certain
degré, et dans leurs actes].
– Les choses dernières : mues par un autre ; [les âmes inférieures et]
les corps animés et inanimés : reçoivent le bien de l’extérieur.
Le « ce qui dépend de nous » [comme le mal] se trouve
exclusivement au niveau ontologique des âmes raisonnables humaines.
1. L’escale
2. Le banquet
Simplicius affirme donc que, pour les anciens auteurs de mythes, la mer
symbolisait la , le monde du devenir où tout est sujet à des changements
perpétuels et plus ou moins violents. Par ces « anciens auteurs de mythes »
on doit comprendre, dans ce contexte, spécialement Homère comme auteur
de l’Odyssée4. Porphyre, à la fin de son petit traité L’Antre des Nymphes,
qui a comme sujet onze vers de l’Odyssée (XIII, 102-112), nous donne un
aperçu de l’interprétation allégorique de ce poème par Numénius.
L’activité du moyen-platonicien Numénius se situe vers le milieu du
IIe siècle de notre ère. Il a été quelquefois, dès l’Antiquité, considéré
comme pythagoricien ou, de notre temps, comme néopythagoricien, mais
ces termes ne désignent que ceux des platoniciens ou moyen-platoniciens
qui voyaient en Platon l’élève spirituel de Pythagore5. En effet, le Timée et
le Parménide de Platon étaient censés contenir les doctrines authentiques de
l’école de Pythagore, et un certain nombre de pseudépigraphes, considérés
comme authentiques, circulaient à l’époque impériale. Les néoplatoniciens
ont communément adopté ce point de vue et l’ont encore enrichi en
déclarant que le poète et musicien divinement inspiré Orphée avait été le
maître de Pythagore, en sorte que la transmission de la doctrine se faisait
dans l’ordre Orphée-Pythagore-Aglaophamos-Platon-Aristote. C’est ce
qu’explique par exemple la Vie de Pythagore de Jamblique6. Après Aristote
s’interpose, aux yeux des néoplatoniciens, une longue période qui
correspond à ce que nous nommons l’époque hellénistique. Pendant tout ce
temps, la vraie doctrine n’aurait été ouvertement enseignée par aucune
école, pour renaître enfin, dans toute sa pureté7, avec Ammonius Saccas, le
maître de Plotin, ou avec Plotin lui-même.
Après cette parenthèse, revenons à Numénius. Selon ce dernier, Ulysse
symbolise l’âme descendue dans le monde du devenir, mais appelée à
regagner un jour sa patrie céleste :
Ce n’est pas sans raison, j’imagine, que Numénius et son école
pensaient qu’Ulysse, dans l’idée d’Homère, offrait l’image, le long de
l’Odyssée, de l’homme qui traverse les épreuves successives de la
génération, pour être ainsi rétabli parmi ceux qui sont hors de toute
agitation des flots et ignorent la mer (ἔξω παντòς κλúδονος καì
θαλάσσης ἀπεíρους) : « Jusqu’à ce que tu arrives près des hommes qui
ignorent la mer et ne mangent pas de nourriture mêlée de sel marin »
(Odyssée, XI, 122 ss.). Le monde de la matière, selon Platon aussi,
s’appelle mer, grand large, flots agités (πóντος δὲ καì θάλασσα καì
κλúδων)8.
Dans cette parabole, la mer est comparée encore une fois à la matière, sur
laquelle navigue le pilote-démiurge, en regardant vers le dieu d’en haut. Les
Idées semblent être identifiées aux pensées du démiurge lui-même33,
comme ce sera souvent le cas par la suite. Le « dieu d’en haut » est pour
Numénius l’Intellect Premier, le dieu suprême, et le démiurge est l’Intellect
Second. Au cours de l’histoire du néoplatonisme, ce démiurge se place de
plus en plus bas dans la hiérarchie des étants. Pour Proclus par exemple, il
occupe le dixième rang dans l’ordre de l’Intellect. Sa position exacte dans le
système philosophique de Simplicius ne m’est pas connue.
C’est le démiurge, Simplicius le dit dans la préface34, qui a créé les âmes
raisonnables humaines comme sa dernière œuvre – les créatures qui
viennent à la suite sont l’œuvre des dieux inférieurs –, et c’est également lui
qui est dit ici (au chapitre XIII) envoyer les âmes vers le monde du devenir.
En fait, pour parler de l’entrée de l’âme raisonnable humaine dans le monde
du devenir, les platoniciens, ainsi que les Oracles Chaldaïques, emploient,
comme déjà Platon, des images différentes et même opposées. D’un côté
l’on dit, sans connotation péjorative, que l’âme descend vers le devenir de
son propre gré, comme Simplicius en XXXV 351 s. (Hadot 1996). D’un
autre côté l’on dit qu’elle descend parce qu’elle est devenue incapable de
rester en haut, et cela ou par sa propre faute, comme déjà Platon le laissait
entendre dans le Phèdre, ou encore à cause de sa situation ontologique
médiane entre les choses qui restent toujours en haut et les choses qui
restent toujours en bas, et qu’elle a par essence aussi la vocation d’animer
les corps35. À cette dernière version correspond l’affirmation selon laquelle
l’âme est envoyée dans ce bas monde par le démiurge ou le dieu, bien que
l’accent soit cette fois mis sur la passivité de l’âme : elle ne descend pas
d’elle-même vers le devenir, mais elle y est envoyée (καταπέμπεσθαι). Les
verbes employés pour la descente de l’âme relevant de sa propre
responsabilité ou situation sont : ῥέπειν, νεúειν, πíπτειν, κατακλíνειν,
καταβαíνειν.
Ces versions divergentes à propos de la descente de l’âme sont le résultat
d’une difficulté théologique majeure, qui est en rapport avec la théodicée36.
Si le démiurge est bon – ce que souligne Platon, suivi par les
néoplatoniciens –, pourquoi envoie-t-il les âmes raisonnables humaines
dans la génération, tout en sachant qu’une grande partie d’entre elles vont
entrer en contact avec le mal ? S’il est nécessaire, pour le salut du Tout, que
ces âmes descendent pour animer la matière, comment est-il possible que ce
soit par leur propre faiblesse, donc par leur faute, qu’elles soient attirées par
la matière ? Comment le mal peut-il exister si tout dérive d’un principe qui
est pure bonté ? Dans le cadre du platonisme traditionnel, Simplicius essaie
de trouver une réponse à ce dilemme dans le chapitre XXXV de son
commentaire qui traite de l’origine du mal.
et
Car le divin n’est pas accessible aux mortels qui pensent selon le
corps, mais à ceux qui, nus, se hâtent vers les hauteurs.
Le pilote qui rappelle les passagers représente chez Épictète comme chez
Simplicius le dieu qui donne le signal du départ de la vie. Chez le premier,
ce dieu est le principe premier, nommé Zeus, le feu originel ou la raison
universelle ; chez le second, il s’agit du démiurge platonicien, qui se trouve
assez éloigné du premier principe ou Un. Pour les deux philosophes, les
circonstances de notre vie nous sont imparties par l’Heimarmenê, mais,
pour Simplicius, ces circonstances sont en grande partie imposées en
fonction de nos mérites ou démérites dans nos vies antérieures. Les deux
philosophes sont enfin d’avis que ces circonstances n’ont pas d’importance
par rapport à notre conduite morale et que tous les prétendus biens de la vie,
qui ne sont pas des biens véritables, ne nous sont que prêtés pour peu de
temps. Il ne faut donc pas nous y attacher.
Nous avons entrevu brièvement l’extraordinaire complexité doctrinale
qui se trouve à l’arrière-plan du commentaire de Simplicius en général,
comme en particulier de l’image du voyage en mer, symbole de la vie
humaine. Cette complexité résulte du fait que les néoplatoniciens se sentent
obligés de réconcilier le plus possible entre elles les différentes révélations
qu’ils croient avoir reçues.
1 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, XIII 3-25 = Hadot 2001, XIII 3-31.
2 À propos d’autres significations possibles de , cf. supra, p. 132.
3 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, XIII 26-46 = Hadot 2001, XIII 32-59.
4 À ce sujet, cf. St. Toulouse, « La lecture allégorique d’Homère chez Porphyre : principes et
méthode d’une pratique philosophique » dans La Lecture littéraire. Revue de recherches sur la
lecture des textes littéraires, 4 : L’allégorie, 2000, p. 25-50. Cf. aussi W. Bernard, « Zwei
verschiedene Methoden der Allegorie in der Antike » (sur la différence entre la méthode
stoïcienne et la méthode néoplatonicienne), dans H. J. Horn et H. Walter (éd.), Die Allegorese
des antiken Mythos, Wiesbaden, 1997 (Wolfenbütteler Forschungen 75), p. 63-83.
5 Cf. Eusèbe, Praeparatio Evangelica, 9, 7, 1. Avec raison, B. Centrone, dans son article
« Cosa significa essere pitagorico in età imperiale. Per una riconsiderazione della categoria
storiografica del neopitagorismo », dans La filosofia in età imperiale. Le scuole e le tradizioni
filosofiche, Atti del Colloquio (Roma, 17-19 giugno 1999), éd. A. Brancacci, Naples, 2000,
p. 137-168, montre qu’il est impossible de reconnaître, comme on le fait traditionnellement,
une école néopythagoricienne qui serait distincte du platonisme de l’époque impériale.
6 Pour Orphée comme maître de Pythagore (via Aglaophamos), cf. Jamblique, Vie de
Pythagore, XXVIII, p. 145-147.
7 Cf. l’histoire du platonisme vue par Hiéroclès (résumés du De providentia chez Photius,
Bibliothèque, codex 214, 171 b 33 sq., texte établi et traduit par R. Henry, t. III, Paris, 1962,
p. 125 sq.) et par Proclus, Théologie platonicienne. t. I, texte établi et traduit par H. D. Saffrey
et L. G. Westerink, Paris, 1968, p. 5-7.
8 Porphyre, De antro, 34, cité dans la traduction de F. Buffière, Les Mythes d’Homère et la
Pensée grecque, Paris, 1956, p. 615. Cf. aussi J. Pépin. « The Platonic and Christian
Ulysses », dans D. J. O’Meara (éd.), Neoplatonism and Christian Thought, State University of
New York Press, 1982, p. 3-23. Cf. aussi Y. Le Lay et G. Lardreau, Porphyre, L’Antre des
nymphes dans l’Odyssée (Introduction et traduction française), Lagrasse, 1989.
9 Platon, Lois, VII, 803 A 4 ss. : la vie comparée à une traversée nautique (διὰ τοũ πλoũ
τοúτου τñς ζωñς).
10 Maxime de Tyr, XI, 10 ; cf. IX, 6.
11 Hiéroclès, In Carm. aur., XXIV, 15, p. 101, 23 sq.
12 Hermias, In Phaedr., p. 192, 30-31.
13 Proclus, In Alcib. pr., 44, 15-17, I, p. 36.
14 À ce propos, cf. O. Geudtner, Die Seelenlehre der chaldäischen Orakel, Meisenheim am
Glan, 1971, p. 11, f), βαρúνεσθαι und βρíθειν.
15 Proclus, In Crat., CX, p. 61, 10.
16 Cf. aussi Philon, De plantatione, § 144. Pour une plus ample documentation sur ce sujet,
cf. O. Geudtner, Die Seelenlehre der chaldäischen Orakel (op. cit. à la note1), p. 11-15.
17 Hans Lewy, Chaldaean Oracles and Theurgy, Le Caire, 1956. Une nouvelle édition
augmentée de l’œuvre de Lewy a été établie par M. Tardieu, Paris, 1978. Cf. aussi
R. Majercik, The Chaldean Oracles, Leiden-New York-Köln, 1989. Pour une importante
contribution récente, cf. P. Athanassiadi, « The Chaldean Oracles : Theology and Theurgy »,
dans P. Athanassiadi et M. Frede (éd.), Pagan Monotheism in Late Antiquity, Oxford, 1999,
p. 149-183.
18 Cf. I. Hadot, « Aristote dans l’enseignement philosophique néoplatonicien », dans Revue
de Théologie et de Philosophie, 124 (1992), p. 407-425 (version anglaise dans Oxford Studies
in Ancient Philosophy, Suppl. vol. 1991, Aristotle and the Later Tradition, Oxford, 1991,
p. 175-189).
19 Cf. I. Hadot 2001, Simplicius, Comm. Manuel, t. I, p. LXXIII-LXXXVIII et supra, p. 80-
84.
20 Le début de l’approche syncrétique apparaît déjà dans le moyen-platonisme, au moins
chez certains auteurs. Mais cette méthode se manifeste pour la première fois de manière
programmatique et exhaustive, probablement sous l’influence de Jamblique, chez Hiéroclès
d’Alexandrie. Photius, résumant le De providentia de ce philosophe, écrit ceci (Bibliothèque,
codex 214, 171 b 33 ss., texte établi et traduit par R. Henry, t. III, Paris, 1962, p. 125) : « Le
but déclaré de la présente enquête, c’est de traiter de la providence en mettant ensemble la
doctrine de Platon et celle d’Aristote ; l’auteur veut, en effet, rapprocher les deux penseurs
non seulement dans leurs théories sur la providence, mais aussi sur tous les points où ils
conçoivent l’âme comme immortelle et où ils ont philosophé sur le ciel et sur le monde [...] ;
le quatrième livre veut mettre en accord avec les doctrines de Platon ce que l’on appelle les
Oracles et les institutions hiératiques [c’est-à-dire la théurgie] ; le cinquième attribue à
Orphée et à Homère, et à tous ceux qui étaient célèbres avant l’apparition de Platon, la théorie
philosophique de Platon sur les sujets ci-dessus. »
21 Oracles Chaldaïques, fragm. 45.
22 Macrobe, In Somnium Scipionis, 1, 11, 6.
23 Comme Proclus l’explique dans son commentaire sur le Premier Alcibiade (In Alcib. pr.,
117, 10 sq.), l’amour véritable, l’amour divin, est acte, et l’autre, l’amour violent, est le pâtir ;
l’un est immatériel, l’autre matériel.
24 Proclus, In Rem publ., II, 346, 16-347, 12, cité dans la traduction, légèrement modifiée,
d’A. J. Festugière, Proclus, Commentaire sur la République, t. III, Paris, 1970, p. 305.
25 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, XIII 30-32 = Hadot 2001, XIII 37-40.
26 Platon, République, X, 617 D. 2.
27 Ibid., 620 A.
28 I. Hadot 2001, Simplicius, Comm. Manuel, p. CXXIX-CLXII.
29 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, XIII 32-34 = Hadot 2001, XIII 40-43.
30 Cf. I. Hadot, Le Problème du néoplatonisme alexandrin : Hiéroclès et Simplicius (op. cit.
p. 113 et note 2), p. 110-116. Cf. aussi I. Hadot, « Le démiurge comme principe dérivé dans le
système ontologique d’Hiéroclès », dans Revue des Études grecques CIII, 1990, p. 241-262, et
« À propos de la place ontologique du démiurge dans le système philosophique d’Hiéroclès le
néoplatonicien », dans Revue des Études grecques, CVI, 1993, p. 430-459.
31 Platon, Le Politique, 272 E 3 : « le pilote de l’univers ».
32 Numénius, Fragments, texte établi et traduit par E. des Places, Paris, 1973, fragm. 18.
33 Pour une explication plus détaillée, cf. H. Dörrie et M. Baltes, Der Platonismus in der
Antike, Stuttgart, 1998, p. 268.
34 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, P(raefatio) 15 sq. = Hadot 2001, Prooem. 21-23.
35 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, I 117-125 = Hadot 2001, I 148-161.
36 Cf. à ce propos Chr. Schäfer, « Das Dilemma der neuplatonischen Theodizee. Versuch
einer Lösung », dans Archiv für Geschichte der Philosophie, 82 (2000), p. 1-35.
37 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, XIII 34-37 = Hadot 2001, XIII 43-47.
38 Hiéroclès chez Photius, Bibliothèque, codex 251, 466 a 21 sq., texte établi et traduit par
R. Henry, t. VII, Paris, 1974, p. 205.
39 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, XIII 47-66 = Hadot 2001, XIII 60-84.
40 Simplicius, Comm. Manuel, Hadot 1996, XIII 50 = Hadot 2001, XIII 64.
41 Oracles Chaldaïques, fragment 155.
42 Orientis Graeci Inscriptiones Selectae, t. I, n° 383, 120 ss., p. 601 Dittenberger.
CHAPITRE SEPTIÈME
31, 1. Pour ce qui est de la piété envers les dieux, sache que la chose
la plus importante est celle-ci : avoir des jugements droits à leur sujet, à
savoir qu’ils existent, qu’ils gouvernent l’univers d’une manière bonne
et juste, et être disposé à leur obéir, à leur céder et à les suivre de bon
gré en tout ce qui arrive, parce que cela est produit par la plus excellente
des volontés. Ainsi tu ne blâmeras pas les dieux et tu ne leur feras pas le
reproche de te négliger.
2. Mais cela ne pourra se réaliser que si tu enlèves le bien et le mal de
ce qui ne dépend pas de nous et que tu les places seulement dans ce qui
dépend de nous. Car si tu juges qu’est bien ou mal l’une des choses qui
ne dépendent pas de nous, il est absolument nécessaire que tu manques
d’obtenir ce que tu veux et que tu tombes dans ce que tu ne veux pas, et
que tu blâmes et que tu haïsses ceux qui en sont responsables.
3. Car tout être vivant est voué par nature à ceci : fuir les choses qui
lui paraissent nuisibles et leurs causes et s’en détourner, rechercher et
admirer les choses qui lui sont utiles et leurs causes. Il est impossible
donc que celui qui croit que l’on lui nuit se réjouisse de ce qui, croit-il,
lui est nuisible, de même qu’il est impossible qu’il se réjouisse du
dommage lui-même. 4. C’est pourquoi le fils injurie son père, lorsque
celui-ci ne le fait pas participer aux choses qu’il croit être des biens. Et
c’est ce qu’ont fait Étéocle et Polynice1, croyant que la tyrannie était un
bien. Et c’est pour cela que le laboureur, pour cela que le matelot, pour
cela que le marchand, pour cela que ceux qui perdent leurs femmes et
leurs enfants insultent les dieux. Car là où se trouve l’intérêt, là se
trouve la piété, en sorte que celui qui s’applique à avoir des désirs
comme il convient et à avoir des aversions comme il convient, celui-là,
par là même, s’applique à être pieux.
5. Mais il convient à chacun de faire des libations, des sacrifices,
d’offrir les prémices selon les coutumes ancestrales, d’une manière pure,
sans nonchalance, sans négligence, sans mesquinerie, sans aller non plus
au-dessus de ses moyens2.
Il est très possible que nous ayons ici un souvenir des Mémorables de
Xénophon9, qui précise que Socrate se conformait à ce sujet aux lois de
l’État, comme le voulait d’ailleurs l’oracle de la Pythie, qui avait répondu
que, pour les sacrifices, se conformer aux lois de l’État, c’était se conduire
pieusement. Socrate faisait de modestes offrandes sur ses modestes revenus.
Il pensait que c’étaient les hommages des hommes les plus pieux qui
faisaient le plus de plaisir aux dieux.
Le Manuel se situe donc dans la tradition stoïcienne quand il affirme que
la piété ne peut se fonder que sur une juste notion du divin, qui nous évitera
notamment de rendre les dieux responsables de ce que nous croyons être
des maux. Les dieux ne sont pas responsables des maux, c’était déjà
d’ailleurs un thème cher à Platon10 : chacun est responsable de son choix, la
divinité n’en est pas responsable. C’est un thème qui s’esquisse même déjà
dans l’Odyssée (I, 32), lorsque Zeus dit : « Écoutez les mortels mettre en
cause les dieux. C’est de nous que viennent les maux, quand eux, en vérité,
par leur propre sottise, aggravent les malheurs assignés par le sort. » On le
retrouve chez Sénèque, ou encore chez Hiéroclès le stoïcien11.
À propos de ces reproches faits aux dieux, le Manuel, dans le texte que
nous avons cité, réaffirme une fois de plus son thème fondamental. Si la
vraie piété consiste à ne pas accuser les dieux, cela ne peut se réaliser que si
l’on considère les choses qui ne dépendent pas de nous comme
indifférentes. Si on les considère comme bonnes ou mauvaises, on
considérera alors les dieux qui en sont responsables comme responsables de
quelque chose de mal. Les hommes critiquent les dieux, parce qu’ils font
des jugements erronés, parce qu’ils croient que certaines choses, en soi
indifférentes, sont des maux.
Ajoutons enfin que la formule : « là où se trouve l’intérêt, là se trouve la
piété », ne signifie évidemment pas que la piété est fonction d’un intérêt
égoïste, mais que seul l’homme qui reconnaît où se trouve son véritable
intérêt, c’est-à-dire dans le bon usage des choses qui dépendent de nous,
c’est-à-dire dans le bien moral, est véritablement pieux. Honorer les dieux,
ce sera donc vivre en accord avec la Raison universelle. Dans cette
perspective, la seule prière véritable ne sera pas la prière de demande, qui
est inutile, puisque la volonté de Dieu est inflexible, mais la prière d’action
de grâces : « Que devrions-nous faire en public et en privé, sinon chanter la
divinité, la célébrer, énumérer ses bienfaits12 ? »
2. La divination
En effet, le chapitre précédent traitait des devoirs envers les proches, père, frère, de
l’époux envers l’épouse, de l’élève envers un bon professeur, des devoirs entre amis,
entre voisins, entre concitoyens, envers le chef des armées et les hauts magistrats de la
cité, etc. Tout cela concernait les devoirs envers les hommes, tandis que, à partir de
maintenant, il est question de nos devoirs envers les dieux. Dans le chapitre antérieur,
Épictète avait remarqué que les différences entre les devoirs correspondaient à des
différences entre les σχέσεις, les rapports réciproques entre les partenaires. De cette
affirmation simple et brève d’Épictète, Simplicius avait tiré tout un système
compliqué et schématique de relations et coordinations (συντάξεις), auquel il fait
allusion dans la dernière phrase du texte cité. Je n’en donne qu’un seul exemple.
Après avoir défini le rapport, la σχέσις, comme étant une coordination, une σúνταξις,
des uns avec les autres, semblables ou dissemblables, qui est naturelle ou résulte d’un
choix déterminé, il poursuit2 :
Une coordination (σúνταξις) résultant du choix délibéré, quand elle réunit des
[termes] semblables, est celle des amis ; quand elle les sépare, celle des ennemis.
Et en effet les ennemis sont coordonnés selon une relation résultant d’un choix
délibéré, étant des semblables. C’est pourquoi l’énoncé de la relation se fait par
référence au même [terme] : l’ennemi est l’ennemi de l’ennemi, comme l’ami est
l’ami de l’ami, mais la coordination sépare dans le cas des ennemis, comme elle
unit dans le cas des amis.
Dans cette dernière phrase, Simplicius fait allusion, comme déjà Épictète, aux trois
doctrines essentielles concernant les dieux que Platon a formulées dans les Lois5, et
qui sont le fondement d’une attitude pieuse envers les dieux ; Simplicius annonce en
même temps les deux conditions pour acquérir une attitude vraiment pieuse : la
connaissance, la γνωσις, et une forme de vie (ζωή)6 vertueuse. La connaissance est
évidemment celle que la philosophie néoplatonicienne transmet, et la forme de vie
adéquate ne peut être trouvée si nous cherchons notre bien et notre mal ailleurs que
dans ce qui dépend de nous.
La paraphrase se prolonge encore sans dévier, pour l’essentiel, du sens voulu par
Épictète, et ensuite Simplicius continue, à l’instar d’Épictète, mais d’une manière
beaucoup plus développée, par une série d’exemples de gens qui ne bornent pas leurs
désirs et leurs aversions aux choses qui dépendent d’eux et qui, à cause de cela, font
acte d’impiété7.
Intéressons-nous maintenant aux développements de Simplicius à partir du chapitre
XXXVIII 878, qui commentent la dernière phrase du chapitre 31 d’Épictète :
Mais il convient à chacun de faire des libations, des sacrifices, d’offrir les
prémices selon les coutumes ancestrales, d’une manière pure, sans nonchalance,
sans négligence, sans mesquinerie, sans aller non plus au-dessus de ses moyens.
Jamblique, qui vécut approximativement entre 240 et 325 de notre ère, avait
propagé la théurgie des Oracles Chaldaïques en s’appuyant en même temps sur les
écrits hermétiques9. Bien entendu, comme il s’agissait dans les deux cas de révélations
qui, comme les rites des mystères, ne devaient pas tomber dans les mains des gens du
commun, il ne nous a livré, dans ses Mystères d’Égypte, aucun détail des rites et
performances théurgiques, mais seulement une explication de leurs fondements
théoriques. Il est généralement reconnu que Jamblique avait essayé de faire entrer la
totalité des rites et cultes de la religion païenne traditionnelle dans la théurgie, en
soulignant cependant bien que la religion traditionnelle ne permettait pas l’accès à la
forme la plus accomplie de la théurgie10. Il est certain que, pour Jamblique, seule
l’acquisition du niveau le plus haut de la théurgie pouvait garantir à l’âme raisonnable
humaine le retour dans sa patrie intelligible11, bien que ce lot fût réservé à un très petit
nombre. Malgré cela, comme il le dit dans son Protreptique, l’étude de la philosophie
restait, à côté d’un comportement vertueux12, une préparation indispensable13, comme
d’ailleurs une bonne culture générale, et surtout des connaissances en mathématique14,
étaient nécessaires pour commencer les études de philosophie. La philosophie, elle
aussi, aux yeux de Jamblique et de tous les néoplatoniciens, n’était à la portée que
d’un nombre restreint parmi les hommes. Tout cela ressort clairement de son
Protreptique, et s’il ne parle plus de cela dans son De mysteriis, la raison en est que le
Protreptique s’adresse à des débutants, tandis que le traité De mysteriis est une
réponse aux objections du philosophe néoplatonicien Porphyre, qui n’avait plus besoin
d’être convaincu de l’importance de la philosophie. Au contraire, pour ce dernier la
philosophie restait le seul chemin qui menait l’âme humaine à son salut. Mais pour la
masse humaine, qui est subordonnée à la nature et tournée vers ce qui est corporel, et
qui est incapable d’un raisonnement pur, seule convient, selon Jamblique, la forme la
plus inférieure du culte, par exemple les sacrifices matériels. Ceux-ci peuvent
contribuer à la purification du véhicule, c’est-à-dire du corps subtil, éthéré ou
pneumatique, et préparer ce dernier à une illumination (ἔλλαμψις) par les dieux. Pour
Jamblique, même la théurgie la plus accomplie ne supplante pas la philosophie, mais
elle la complète. Et la réussite dans les deux, dans la théurgie comme dans la
philosophie, nécessite comme condition préalable une bonne culture générale et une
conduite vertueuse.
La philosophie d’Hiéroclès, par son contenu doctrinal, se situe entre Jamblique et
Proclus15. Dans les chapitres XXV, XXVI et XXVII de son commentaire sur le
Carmen aureum (c’est-à-dire les Vers d’or attribués aux pythagoriciens), qui est
destiné aux débutants, il décrit le rapport entre philosophie et théurgie, sans jamais
employer le terme « théurgie », visiblement parce que celui-ci ne se trouve pas dans le
poème. Selon Hiéroclès, le retour de l’âme raisonnable humaine dans sa patrie n’est
possible que sous certaines conditions : d’un côté, l’acquisition des vertus,
l’apprentissage des sciences mathématiques et de la philosophie, qui purifient l’âme
raisonnable humaine, et d’un autre côté, la pratique de la télestique, qui purifie le
véhicule éthéré ou pneumatique qui a été joint à l’âme raisonnable humaine par le
démiurge. La théurgie consiste selon lui en deux parties : la télestique et l’élévation
hiératique ((ἱερατικη ἀναγωγή). La télestique comprend selon lui la totalité des rites
païens locaux16. L’élévation hiératique n’est mentionnée qu’allusivement, et son
contenu ne sera pas décrit, car elle est de toute manière inaccessible aux débutants
auxquels il s’adresse. Elle est, comme on peut le déduire du contexte, identique à la
partie la plus élevée de la théurgie. Le texte d’Hiéroclès que je vais citer se rapporte
aux vers 67 à 69 du Carmen aureum, dans lesquels il est question des purifications de
l’âme raisonnable humaine et de sa délivrance (λúσις)17 :
Les purifications requises pour l’âme raisonnable sont les sciences
mathématiques, et la délivrance, qui la fait remonter (l’ἀνάγωγος λúσις), c’est la
vision dialectique des étants18. C’est pourquoi on parle [dans le Carmen aureum]
de la délivrance au singulier : « dans la délivrance de l’âme », car elle s’achève en
une seule science, tandis que la mathématique contient une pluralité de sciences. Il
faut donc aussi ordonner pour le corps lumineux des prescriptions analogues à
celles qui sont transmises d’une manière convenable pour les purifications et la
délivrance de l’âme. Il faut donc que les purifications télestiques correspondent à
celles des mathématiques et que l’élévation hiératique accompagne la délivrance
dialectique (διαλεκτικη λúσις) [...]. De même qu’il convient d’orner l’âme de
science et de vertu, pour qu’elle puisse s’unir à ceux qui sont en permanence en
possession de cela, de même il faut rendre le véhicule lumineux pur et immatériel,
afin qu’il puisse supporter le commerce avec les corps éthérés.
Les « corps éthérés » de la dernière phrase du texte cité sont les astres, auxquels
l’âme raisonnable humaine est censée retourner avec son véhicule, appelé
indifféremment par Jamblique et Hiéroclès « pneumatique » ou « lumineux » ou
« éthéré ». Et, après avoir dit qu’il ne faut négliger ni la purification de l’âme
raisonnable ni celle du véhicule lumineux, Hiéroclès continue un peu plus loin de la
manière suivante19 :
C’est pour cela que la philosophie est réunie avec l’art des choses sacrées ((τñ
των ἱερων τέχνη), car ce dernier s’occupe de la purification du véhicule lumineux,
et si tu sépares de cet art l’intellect philosophique, tu te rendras compte qu’il n’a
plus la même puissance (δúναμις)20. Et en effet, des facteurs qui concourent à
parachever notre perfection, l’un a été trouvé d’abord par l’intellect philosophique,
et l’autre a été procuré par l’activité télestique en suivant l’intellect philosophique.
J’appelle « activité télestique » la puissance qui purifie le véhicule lumineux, en
sorte que, de la totalité de la philosophie, la partie théorétique précède en tant
qu’intellect, et la pratique suit en tant que puissance. Mais il y a pour nous deux
espèces de pratiques, l’une est la morale civique, l’autre la télestique, l’une nous
purifie de l’irrationalité à l’aide des vertus, l’autre nous enlève les imaginations
matérielles par les méthodes sacrées. Une manifestation non négligeable de la
philosophie politique sont les lois qui régissent une collectivité, et, de la
philosophie télestique, les rites sacrés pratiqués dans les cités (τὰ των πóλεων
ἱερά). Mais le sommet de toute la philosophie est l’intellect théorique, au milieu se
tient l’intellect politique, et la troisième place revient à l’intellect télestique.
Finalement, la philosophie éthique ou politique est donc comprise avec « l’art
des choses sacrées » dans une philosophie qui englobe tout. À la purification de
l’âme raisonnable par les mathématiques se joint encore la purification par la
« morale civique », c’est-à-dire par l’acquisition des vertus civiques ou politiques,
dont nous avons longuement parlé auparavant21. Les mathématiques et les vertus
civiques correspondent, au niveau du véhicule pneumatique ou lumineux, à
« l’activité télestique », qui s’exerce dans les rites sacrés pratiqués dans les cités.
Philosophie pratique et activité télestique doivent aller de pair, car la philosophie
sans la télestique achève seulement la purification de l’âme raisonnable humaine,
qui est immortelle, mais non pas la purification du véhicule, immortel lui aussi, et
ne pourrait donc pas à elle seule garantir le retour de l’âme dans sa patrie. Cela
veut dire que l’âme, pour se purifier, doit pratiquer à la fois les exercices
philosophiques et les rites religieux.
Le dieu qui est mentionné ici est toujours le démiurge, le créateur de l’âme
raisonnable humaine et de son véhicule, ou du premier de ses deux véhicules selon le
néoplatonisme tardif. Que ce sont le dieu ou les dieux eux-mêmes qui ont révélé les
formes cultuelles sous lesquelles ils veulent être honorés, c’est une opinion très
répandue dans l’Antiquité, et nous allons y revenir. Les histoires qui, d’après
Simplicius, témoignent de ces révélations sont probablement les mythes étiologiques
rapportés par des géographes antiques comme Strabon ou des récits de voyages
comme ceux de Pausanias. Pour la suite du texte concernant les sacrifices comme
moyen de parvenir à l’illumination divine, nous trouvons des parallèles plus explicites
dans les textes de Jamblique et de Proclus. Il s’agit en fait d’un des effets de la
théurgie dont nous venons de parler, qui a été transmise par les Oracles Chaldaïques.
Selon Jamblique, on peut, par des sacrifices, mettre en branle les causes démiurgiques
qui se manifestent dans certaines plantes ou animaux qui, dit-il, « conservent intacte et
pure l’intention de leur auteur »22. Il s’agit là des fameux « symboles » (σúμβολα),
d’objets comme par exemple des plantes, des animaux ou des minéraux, qui possèdent
une affinité spéciale avec les divinités auxquelles ils sont offerts23, affinité qui est
censée avoir été révélée par les dieux. L’efficacité de ces sacrifices ne serait pas à
chercher seulement dans une sympathie universelle qui se fonde sur des lois physiques
et qui seraient plutôt mécaniques24, mais de préférence dans le rapport d’amitié et de
familiarité (φιλíα καì οἰκεíωσις) qui lie le créateur à sa créature25. Comme Simplicius,
Jamblique souligne la familiarité (l’οἰκειóτης chez Simplicius) qui lie le dieu créateur
à ses créatures. Mais cette phrase de Jamblique : « Mieux vaut donc chercher la cause
[des sacrifices] dans une amitié, une familiarité, une relation qui lie les créateurs à
leurs créatures », est intéressante aussi pour une autre raison : la tournure grecque
σχέσις συνδετικη των δημιουργοúντων πρòς τὰ δημιουργοúμενα rappelle en effet la
laborieuse distinction établie par Simplicius dans le chapitre précédent de son
commentaire entre les différents « rapports » (σχέσεις). Il y définit en effet, nous
l’avons vu, le rapport comme une coordination des uns avec les autres, semblables ou
dissemblables, qui est ou naturelle ou choisie (σχέσις [...] σúνταξις ἐστí τινων πρòς
ἄλληλα φυσικη ἤ προαιρετική ὁμοíων ἤ ἀνομοíων). Ce qui est chez Jamblique une
σχέσις συνδετική, est chez Simplicius une σχέσις συναγωγóς, détail qui montre que la
classification des rapports que nous trouvons chez Simplicius a sans doute eu une
longue tradition.
Le texte de Simplicius mentionne deux étapes de la purification de l’âme humaine
bien connues des néoplatoniciens : la purification par l’acquisition des vertus, qui est
rendue possible par une forme de vie qui se trouve en conformité avec la nature, et la
purification par la philosophie, qui mène à la véritable connaissance des dieux. Une
allusion à la télestique se trouve dans le terme « illumination » (ἔλλαμψις), qui est
caractéristique des procédés théurgiques. Mais elle se cache aussi derrière les
explications que Simplicius donne au sujet de la purification du corps26. Les lecteurs
que Simplicius envisage pour son commentaire, des débutants, auront compris qu’il
s’agissait uniquement du corps de chair et d’os. Mais comme ce corps, étant mortel,
n’est plus l’œuvre du démiurge, mais des dieux récents du Timée, le corps mentionné
par Simplicius devrait être le véhicule de l’âme ou au moins un des véhicules, si l’on
admet, avec Proclus et Damascius, deux véhicules, le véhicule lumineux et le véhicule
pneumatique. Dans cette perspective, ce n’est que le véhicule lumineux qui est créé
par le démiurge. C’est seulement dans un sens élargi qu’on peut comprendre, par la
tournure « le corps qu’il nous a donné », l’ensemble formé par le ou les véhicules et le
corps de chair et d’os ; en effet, si le corps de chair nous a été donné par
l’Heimarmenê, celle-ci est soumise à la providence du démiurge, en sorte que l’on
peut dire que, indirectement, le démiurge est aussi la cause du corps de chair et du
corps pneumatique. De toute manière, c’est l’ensemble corps de chair et d’os/corps
pneumatique/corps lumineux qui doit être envisagé ici, et des deux derniers corps, en
première ligne le corps pneumatique27. On comprend que Simplicius pense à cet
ensemble, puisqu’il parle ensuite des « souillures visibles et invisibles » du corps et
des purifications intérieures et extérieures que l’on doit effectuer, ce qui n’est possible
qu’à condition qu’il ne s’agisse pas seulement de notre corps d’ici-bas. Il est vrai que
« de l’intérieur » n’est qu’une conjecture de ma part, mais qui me semble être sûre. En
effet, à cause du τε, le ἔξοθέν τε, le du meilleur manuscrit A (les autres donnent
ἔξωθεν δὲ) ne peut avoir un sens que si l’on rajoute avant un ἔσωθεν. On peut voir une
justification de cette conjecture par le parallélisme avec les « souillures visibles et
invisibles ». La purification intérieure, c’est-à-dire celle du corps pneumatique, ne
peut d’ailleurs désigner autre chose que la télestique, autrement dit les rites du culte,
comme nous l’avons vu à propos d’Hiéroclès28. Ce manque de précision est tout à fait
usuel dans un écrit destiné aux débutants, mais il n’est, pour autant, pas rare non plus
dans les autres commentaires.
À ce propos, je donne comme exemple un texte du commentaire de Damascius sur
le Phédon29 :
La pureté est triple, celle de l’âme, celle du corps et celle des choses extérieures.
Nous devons faire des efforts au sujet de ces trois choses, afin que toutes, non
seulement nous-mêmes, mais aussi nos instruments (ἡμεĩς καì τὰ ἡμέτερα
ἄργανα), soient remplies de l’illumination divine, afin que ne se fixe pas sur nos
instruments souillés une sorte d’obscurité démoniaque, qui détourne notre regard
des dieux, et afin que notre âme puisse s’élever, avec plus de légèreté, dans les
hauteurs auprès des divinités, n’étant plus alourdie par ses instruments, et qu’au
contraire, elle reçoive d’eux, puisqu’elle est encore liée à eux d’une manière
matérielle, des forces supplémentaires pour l’ascension.
Les élèves de Damascius qui étudient sous sa direction le Phédon et qui, selon le
cursus néoplatonicien des études, ont lu avant le Premier Alcibiade, savent que le
ήμεĩς désigne nos âmes raisonnables humaines et que les instruments signifient le
corps humain. Mais comme, par la suite, il est question de la souillure des
instruments, qui pourrait couvrir nos âmes d’obscurité démoniaque et les empêcher de
regarder vers le haut, et de la lourdeur de l’impureté qui pourrait rendre difficile
l’ascension des âmes, il est clair qu’il ne peut pas s’agir de la souillure de nos corps de
chair et d’os, qui ne serait jamais, aux yeux des néoplatoniciens, capable de faire
obstacle aux mouvements de l’âme raisonnable. Les instruments, c’est-à-dire les
corps, dont Damascius parle ici, ce sont les deux véhicules qu’il faut conserver purs,
et peut-être surtout le corps pneumatique, car, aux yeux des néoplatoniciens, c’est lui
qui, devenu lourd par l’attrait de la matière et impropre à l’illumination divine,
pourrait empêcher l’âme de monter pour regagner sa patrie. Pour le non-initié,
l’arrière-plan dogmatique reste caché.
Le terme κηλĩδες, « souillures », dans le texte de Simplicius que je viens de citer,
est repris des Oracles Chaldaïques. Proclus cite ce mot « souillures » dans le contexte
des purifications télestiques30. Comme nous le savons par Hiéroclès, mais aussi par
Proclus, la purification du véhicule est la tâche de la télestique. Il ne faut pas s’étonner
que la partie la plus élevée de la théurgie, l’hiératique, ne soit pas mentionnée, car sa
pratique exige d’avoir préalablement rempli de nombreuses conditions, qui ne sont
pas à la portée des débutants.
Je cite encore la suite du texte à cause de certaines remarques intéressantes31 :
Que l’âme, purifiée selon la manière que nous avons dite, fasse, par
l’intermédiaire de [son] instrument purifié qui aura revêtu, autant que possible, des
vêtements propres32, offrande également des prémices des choses extérieures que
le dieu a données. Et il est en effet conforme aux lois divines et aux lois humaines
d’offrir des prémices à ceux qui les ont données, non pas parce que le dieu a
besoin d’elles – il n’a pas non plus besoin de la bonne conduite de notre vie ni des
notions droites à son sujet –, mais c’est nous qui, grâce à ces choses-là, devenues,
selon la mesure qui leur revient, aptes (ἐπιτήδειοι) à l’illumination divine,
accueillons (υποδεχóμεθα) le dieu en nous, [du moins] quiconque [entre nous] en
est digne. De cette manière également celles des choses extérieures qui sont
offertes et consacrées en venant d’une forme de vie pure selon la manière qui
convient, participent elles aussi à la bonté divine, en sorte qu’elles révèlent des
actions divines. Et en effet plus d’un a reconnu qu’il avait été délivré d’une attaque
d’épilepsie précisément par la participation à de telles choses, et souvent certaines
de ces choses ont fait cesser la grêle et l’agitation de la mer. Et ceux qui les offrent
conformément à la loi divine prennent part, eux aussi, par la relation avec elles, à
l’illumination divine en même temps qu’ils font une action juste et agréable, celle
d’offrir en prémices et de consacrer ces choses à ceux qui les ont données. Mais
comme je l’ai dit, grâce à ce peu qui est offert, c’est l’ensemble de leur espèce qui
est consacrée et dédiée au dieu et qui reçoit du dieu l’aide qui lui revient.
En résumé, si les rites cultuels doivent être exécutés selon les coutumes ancestrales,
c’est parce que les différentes formes des cultes résultent des ordres différents que les
peuples, logés en des lieux différents, ont reçus pour l’institution de leurs cultes. Cette
justification de l’origine des différences entre les cultes des divers peuples a une
longue tradition, qui remonte à une remarque de Platon dans son Politique (271 D) :
Le commandement et la vigilance du dieu s’exerçaient tout d’abord, comme à
présent, sur l’ensemble du mouvement circulaire, et la même vigilance s’exerçait
localement, toutes les parties du monde étant distribuées entre des dieux chargés
de les gouverner.
Ainsi Celse, un moyen-platonicien du IIe siècle de notre ère, juge lui aussi36 que
les différentes parties de la terre ont été dès l’origine attribuées à différents
surveillants (ἐπóπταις) et réparties en autant de gouvernements, et c’est ainsi
qu’elles sont administrées. Dès lors, ce qui est fait dans chaque nation est accompli
avec rectitude si c’est de la manière agréée par ces puissances ; mais il y aurait
impiété à enfreindre des lois établies dès l’origine dans chaque région.
Par la suite38, Simplicius souligne d’une manière tout à fait traditionnelle que toute
cérémonie cultuelle doit être exécutée avec la plus grande attention. Chaque
manquement à l’encontre des rites prescrits, par exemple l’omission de mots ou aussi
des erreurs dans leur enchaînement, détruit l’efficacité de la cérémonie et
l’illumination par le dieu n’aura pas lieu. Déjà Cicéron (De responso, XI, 23)
s’exprimait en ce sens. De même, le chrétien Origène (Contra Cels., I, 24, 29 sq.) et à
plus forte raison Jamblique soulignent l’importance de l’enchaînement correct des
noms des divinités et de l’intégrité du texte. Mais l’observation stricte des rites à elle
seule n’est pas encore suffisante. L’attitude intérieure de celui qui exerce les rites joue
également un rôle important : il faut approcher les dieux dans une attitude de respect
profond. Selon Simplicius, le zèle de celui qui accomplit les rites, s’il est accompagné
de connaissance (ἐπιστήμη), constitue la meilleure garantie de leur succès. Je pense
qu’il s’agit ici de la connaissance philosophique, car nous avons vu qu’Hiéroclès lui
aussi, comme d’ailleurs Jamblique et Damascius, souligne le fait que la théurgie ou la
télestique ne peuvent être efficaces si elles ne sont pas complétées par une bonne
connaissance philosophique.
Les termes « théurgie » ou « télestique » n’ont jamais été utilisés dans les textes de
Simplicius que nous venons de commenter. Mais nous savons que Jamblique avait
incorporé l’ensemble des cultes païens dans son système théurgique, où ils se situaient
au niveau le plus bas. Les textes d’Hiéroclès que j’ai cités nous ont appris qu’il
employait le terme « télestique » pour désigner la totalité des rites locaux païens.
L’usage par Simplicius de termes techniques comme ἔλλαμψις, οἰκειóτης ou
οἰκεíωσις, ἐπιτηδειóτης, υποδοχή et κηλĩδες des Oracles Chaldaïques, ainsi que
l’allusion à la purification du véhicule pneumatique de l’âme, font apparaître l’arrière-
plan théurgique de ces textes. S’étendre sur ce sujet aurait été déplacé dans un
commentaire adressé à des débutants qui pouvaient à la rigueur avoir encore accès à
quelques cultes, comme par exemple à Harran, mais qui en aucun cas ne pouvaient
remplir les nombreuses conditions que demandait l’exercice de la théurgie. Le but
déclaré du commentaire de Simplicius sur le Manuel d’Épictète était l’acquisition du
premier degré du canon néoplatonicien des vertus, donc des vertus politiques ou
civiles, et cette acquisition allait de pair, comme nous l’avons vu, avec l’exercice des
rites cultuels, même si, au temps de Simplicius, ces rites ne pouvaient plus, en général,
être pratiqués qu’en privé. Aucun indice ne nous permet de supposer que Simplicius
aurait eu, au sujet du rapport entre philosophie et théurgie, une attitude différente de
celles de Jamblique, d’Hiéroclès et de Proclus. Cela veut dire que pour lui, comme
pour les autres néoplatoniciens tardifs, la théurgie était un complément essentiel de la
philosophie.
3. Remarques finales
9782253163565
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