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Jillali El Adnani
Mohammed V University of Rabat
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All content following this page was uploaded by Jillali El Adnani on 23 May 2020.
Jillali EL ADNANI∗
Introduction
∗
Université Mohamed V, Rabat. Je tiens à remercier vivement le professeur Jean-
Louis Triaud qui n’a pas ménagé conseils et encouragements. Ce travail est le
résultat d’une longue maturation et de débats méthodologiques menés avec lui
pendant plusieurs années. Il a lui-même relu plusieurs fois les versions précédentes
de ce texte, mais nous sommes seul responsable du contenu et des erreurs
éventuelles.
1. On a préféré l’appellation arabe Hamawiyya à la forme française
« Hamallisme ». Ce dernier terme est une création de l’administration coloniale pour
parler de cette branche de la Tijâniyya, dite aussi « onze grains ». Les deux formes
renvoient au nom de Cheikh Hamallah, le maître spirituel de cet enseignement. On a
gardé cependant le terme de hamallisme dans les citations extraites des rapports
coloniaux de l’époque.
2
Ces propos excessifs résultent d’un doute profond sur les origines du
mouvement. Ce problème qui a marqué la quasi-totalité des confréries,
paraît plus aigu dans le cas de la Hamawiyya pour laquelle le moment
d’une étude dépassionnée a tardé à venir. Louis Brenner parle à cet égard
de zones d’ombres qui rendent floues toute tentative de comprendre les
origines de la Hamawiyya (Brenner, 1985 : 39).
Cette contribution fait suite à la recherche exposée dans notre thèse
sur les origines de la confrérie Tijâniyya (El Adnani, 2007)2. Les
contextes respectifs de la fondation de la Tijâniyya originelle et de la
Tijâniyya Hamawiyya sont assurément différents. Les raisons de leur
création ne sont pas les mêmes, mais il y a, dans la recherche du « temps
des origines », dans ces deux institutions, des mécanismes et des
méthodes parallèles.
Ce travail comprendra une mise en perspective de la politique
musulmane française et une étude des rapports entre les zâwiya-s
maghrébines, et notamment algériennes. En effet, plusieurs documents
inédits que nous avons découverts dans les archives coloniales, nous
permettent de remonter les pistes jusqu’à la zâwiya de Fès, au Maroc, et
surtout jusqu’à celle de Guemmâr, en Algérie, ainsi qu’à l’influence d’un
membre de la famille du célèbre Mâ’ al-‘Aynayn. Ces mêmes éléments
nous ont permis d’établir la nature des rapports entre les zâwiya-s
algériennes, et de rechercher l’origine de la récitation, onze fois au lieu
de douze, de la Perle de perfection, Jawharat al-Kamâl, une prière
majeure du rituel tijânî.
Nous allons tenter, dans cette étude, de suivre le fondateur de la
Hamawiyya, Mohammed Lakhdar, à travers ses périples, essentiellement
à partir des traces laissées dans les archives coloniales. Il faut reconnaître
que les sources arabes ne donnent pas d’informations majeures sur
l’identité de Mohammed Lakhdar, mais elles fournissent des éléments
importants sur son compagnon et beau-père Mohammed al-‘Ubaydî.
L’importance des archives résulte surtout du fait qu’elles renseignent
sur des pratiques spirituelles et des « scénarios » hagiographiques qui
pourraient être utiles pour la compréhension des cheminements spirituels
de différents personnages et, éventuellement, de la configuration sociale.
Cela ne veut pas dire que les sources coloniales, de leur côté, soient sans
défaut. En effet, lorsque les sources arabes entourent les personnages
d’un voile de mystère, les sources coloniales les figent ou les perçoivent
dans l’optique administrative. On verra à quel point la lecture de ces
sources coloniales empêche de percevoir les multiples facettes des
personnages religieux dont nous allons parler dans cette étude. Cependant
l’apport de ces sources demeure inestimable. Ainsi en est-il du rapport de
R. Arnaud (1906) sur Mohammed Lakhdar3 que nous allons utiliser,
parmi d’autres sources coloniales, pour avoir une meilleure connaissance
de Mohammed Lakhdar.
L’autre apport de ce travail est l’identification du beau-père de
Mohammed Lakhdar en la personne de Mohammed al-‘Ubaydî, un
cousin du père du fameux Mâ’ al-‘Aynayn (m. 1910), dans l’Adrar, où
Mohammed Lakhdar s’installa avant de jeter les bases de la Hamawiyya
dans la ville de Nioro. On y reviendra.
Nous allons tenter de montrer à quel point shaikh Lakhdar est, de
façon inattendue, lié, à un moment, au projet colonial de l’époque, et
essayer de suivre ses pérégrinations jusqu’à son arrivée à Nioro, où il va
jeter les bases de la Hamawiyya. On verra ainsi l’écart qui sépare les
antécédents du mouvement fondateur, que je tente de mettre en évidence,
et les modes d’implantation et d’essaimage de la Hamawiyya, mieux
connus, que je n’aborderai pas ici. Cette recherche n’a donc pas pour but
d’étudier les articulations du religieux, du politique et du social de la
Hamawiyya, point sur lequel on se référera aux travaux de C. Hamès
(1983), L. Brenner (1985), B. Savadogo (1998) et B. F. Soares (1996,
2005).
Notre point de vue est qu’au départ, vers 1896, il y a eu un projet des
autorités coloniales françaises de fonder une branche de la Tijâniyya en
Afrique de l’Ouest, rattachée à la Tijâniyya algérienne, pour contrer
l’influence de la Tijâniyya ‘umarienne dans la région de Nioro, et limiter
l’influence de la Tijâniyya marocaine, à une époque où le Maroc était
encore indépendant. Ce projet colonial peut paraître surprenant, mais la
documentation disponible montre pourtant qu’il a existé.
Louis Rinn avait constaté, en 1884, que la Tijâniyya pourrait
constituer « le noyau d’une véritable église musulmane algérienne », et
son shaikh « le véritable chef de la religion musulmane en Algérie,
comme notre “cheikh el-islam” » (Rinn, 1884 : 450). Rinn aurait ainsi
souhaité en faire une sorte d’ordre confrérique « officiel », qui serait en
mesure de rendre divers services à l’administration et de réduire la marge
11. Ibid.
12. Général Pédoya, commandant la division d’Alger au gouverneur général,
Alger, le 27 septembre 1899 (ANOM, GGA, 16 H 51).
13. La forme françisée (Mohammed EL Aroussi), usuelle dans les archives, a été
retenue par commodité (shaikh Muhammed al-‘Arûssi).
14. Rapport du capitaine de Virille, chef de l’annexe d’El Oued adressé au
commandant supérieur du cercle de Touggourt, El Oued, le 8 avril, 1899, non
numéroté, 14 p. (ANOM, GGA, 16 H 51).
7
décédé21, sans mentionner la date du décès. Ahmed Skîrej dit qu’il est
mort à Fès le 24 ramadân 1329 H./18 septembre 1911 (Skîrej, 1988 :
203) et qu’il a été enterré en dehors du Bâb Guissa (au nord de la
mosquée Qarawiyyîn), dans le cimetière des shurfa al-Sufyâniyyîn.
Ahmed al-‘Abdellâwî avait été responsable de la bibliothèque de
‘Ayn Mâdî et avait géré aussi, avec Riyyân, la zâwiya, après la mort de
Mohammed al-Sghîr al-Tijânî en 1853. Après une querelle avec le caïd
Riyyân, Ahmed al-‘Abdellâwî avait quitté le qsar en compagnie de son
fils. C’est à la suite de ce conflit que al-‘Abdellâwî s’était installé à
Tlemcen, auprès de Tahar ben Bûtayyeb. Entre temps, il avait effectué
des séjours en Tunisie en compagnie de son fils, et dans d’autres contrées
avant de partir au Maroc22. Quelles étaient les qualités et le niveau
intellectuel de ces personnages ?
On ne peut parler, dans leur cas, d’un bon niveau intellectuel ou d’un
vaste savoir. La réputation d’Ahmed al-‘Abdellâwî et de son fils leur
venait des ijâza-s qu’ils détenaient d’al-Hâjj ‘Ali al-Tamâsinî et des
neveux d’Ahmed al-Tijânî, le fondateur. Al-‘Abdellâwî était connu pour
être la mémoire des faits qui avaient marqué la Tijâniyya algérienne et
que les tijânîs marocains ignoraient du fait de la colonisation et de la
tiédeur des rapports entre les zâwiya-s marocaines et algériennes à cette
époque. Aucun écrit émanant de ce personnage n’est à signaler, ni aucune
contribution à un corpus doctrinal. Cependant, nous constatons que
l’ouvrage d’Ahmed Skîrej, Kashf al-Hijâb, puise souvent ses
renseignements dans la mémoire d’Ahmed al-‘Abdellâwî. D’autre part,
en tant que serviteur des fils d’Ahmed al-Tijânî et descendant d’une
famille réputée pour sa sainteté, et enfin co-directeur de la zâwiya de Fès,
Ahmed al-‘Abdellâwî et son fils jouissaient d’un réel prestige.
Pour situer les ‘Abdellawi dans le cadre des conflits de la Tijâniyya et
comprendre le rôle que jouèrent ces deux personnages, rappelons que le
père et le fils avaient perdu une grande cause, celle du maintien sous
tutelle des deux fils d’Ahmed al-Tijânî à ‘Ayn Mâdî. Riyyân avait pu
s’en charger à leur place. À la suite de ce conflit, les autorités françaises
avaient chassé Ahmed al-‘Abdellâwî, considéré comme un fauteur de
troubles, ainsi que d’autres personnalités tijânîes. L’affaire al-‘Abdellâwî
avait connu un rebondissement avec le procès de ‘Ayn Mâdî contre al-
‘Abdellâwî, relatif aux livres disparus de la zâwiya de ‘Ayn Mâdî. À la
suite de ces échecs, la famille al-‘Abdellâwî s’était installée à Fès et avait
rencontré peu de difficultés pour prendre la tête de la zâwiya de Fès. On
parle, à la fin du XIXe siècle, de deux directions, l’une menée par Ahmed
al-‘Abdellâwî, l’autre par Mohammed Guennûn, au sein de la dite
zâwiya, ce qui confirme encore leur capacité à s’imposer à une époque
où, il est vrai, Ahmed al-‘Abdellâwî restait le seul pionnier vivant après
la mort d’Ahmed al-Tijânî, le fondateur (m. 1815), de son cheikh Tahar
b. Bûtayyeb (m. 1875) et d’al-‘Arbî ben al-Sâyeh, une grande figure de la
Tijâniyya marocaine, installé à Rabat (m. 1893).
Telles avaient été les vies tourmentées qu’avaient vécues Mohammed
ben Ahmed al-‘Abdellâwî et son père. Leurs difficultés avaient résulté du
soutien des autorités coloniales au caïd Riyyân contre eux. Cependant,
c’est à Mohammed ben Ahmed al-‘Abdellâwî que le chef de ‘Ayn Mâdî
et les autorités françaises avaient pensé dans un premier temps pour
remplir la mission d’implanter au sud du Sahara une Tijâniyya dévouée
aux zâwiya-s algériennes et à la cause française.
Mohammed ben Ahmed ben al-‘Abdellâwî fut donc convoqué
d’urgence de Fès par sîdî al-Bashîr (m. 1911), qui avait succédé à son
frère Ahmed al-Tijânî II (m. 1897) à la tête de la zâwiya de ‘Ayn Mâdî, à
la demande du gouverneur général de l’Algérie, pour étendre le
rayonnement de la Tijâniyya au Sénégal. Le général Pédoya écrit au
gouverneur général sur cette mission :
J’ai eu l’honneur de vous faire connaître que Si El Bachir Tedjeni se
proposait d’envoyer au Sénégal le nommé Mohammed ben Ahmed ben
Abdellaoui, issu de parents algériens, né lui-même à Aïn-Madhi et faisant
actuellement partie de la zaouia de Fès [...] Je vous demanderais de bien vouloir
me faire parvenir les instructions de détail que vous jugeriez à propos de lui
faire donner avant son départ23.
Mohammed ben Ahmad al-‘Abdellawî arriva aussitôt (septembre
1899), et fut conduit à Alger où l’on fit de lui plusieurs photos qui
devaient être réparties entre les différents services. Il y reçut les
consignes nécessaires à l’accomplissement de sa mission. La convocation
de Mohammed ben Ahmed al-‘Abdellâwî en Algérie, en 1899, est une
preuve de son expérience en matière de missions et de voyages. Mais il y
avait sans doute aussi d’autres raisons dans ce choix. C’est ici
qu’intervient le personnage de Mohammed Lakhdar.
24. Cette localité se trouve non loin de Guemmâr dans la région d’El Oued et
compte deux zâwiya-s dirigées par les membres de la famille d’El Aroussi.
25. Le 11 novembre 1897, de La Boulinière, chargé d’affaires à Constantinople,
envoie une dépêche à Hanotaux, ministre des Affaires étrangères, l’informant de
« l’arrivée d’un Mokaddem de la confrérie des Tedjania, Sidi Mohamed ben Obeidi,
venant de Smyrne. C’est un Algérien dont le voyage se rattache à un projet de
création à Constantinople, d’une zaouia de cet ordre » (ANOM, GGA, 16 H 45).
Voir aussi la lettre adressée par le gouverneur général au général, commandant la
division de Constantine, Alger, le 8 décembre 1897 (ANOM, GGA, 16 H 45).
13
cause de ses allures jugées louches et de son mutisme sur ses origines,
sans doute à cause de ses liens familiaux avec Mâ’ al-‘Aynayn. Le
rapport du gouverneur général de l’Algérie s’interroge sur la véritable
identité d’al-‘Ubaydî :
En effet tout ce qu’il nous a été possible d’apprendre de lui sur ces points,
c’est qu’il se nommerait El Hadj Mohamed ben Larbi […] mais il est à
remarquer à ce sujet qu’il voyageait porteur de papiers, notamment d’un
passeport26 établi en langue turque et délivré sous un autre nom que celui qu’il
se donne27.
Mohammed Lakhdar, de son côté, fut arrêté et interrogé par les
autorités coloniales qui voulaient savoir s’il connaissait al-‘Ubaydî.
Lakhdar nia toute relation avec lui et feignit d’avoir été accompagné par
son beau-frère et par une troisième personne restée en Tunisie. C’est ainsi
que Lakhdar réussit à éviter qu’on établisse un quelconque rapport entre
lui et al-‘Ubaydî, qui était son compagnon à Constantinople.
À Constantinople, Mohammed Lakhdar avait fait la connaissance du
consul de France (il exhiba, à son arrivée en Algérie, une carte de ce
consul le recommandant aux autorités coloniales). Et durant cette même
année 1897, de Constantinople, El Hadj Mohammed Lakhdar al-Suhaylî,
qui se donnait le titre de sharîf, avait envoyé une lettre au ministre des
Affaires étrangères et au président de la République, en son nom et au
nom de son beau-frère Mustapha ben Mahmoud28. Dans cette lettre,
Mohammed Lakhdar se plaignait du mutisme des autorités françaises qui
ne répondaient pas à des lettres qu’il leur avait envoyées. Il écrivait :
Nous n’avons pas d’amitié pour d’autres que vous ; car s’il en était
autrement, nous aurions rendu à l’Angleterre un service qu’elle nous demandait.
En effet, l’ambassadeur de cette puissance, à Constantinople, ayant appris notre
liaison avec notre ami, Ahmed Tidjeni El Abbasi, l’un des chefs de tribus du
Soudan (anglais), nous demanda un service, nous promettant en retour de
nombreux dons et cadeaux. Mais nous lui répondîmes que nous ignorions ce
qu’il voulait nous dire et nous le quittâmes.
Il continuait :
Nous prions Dieu de nous dédommager des frais que nous avons subis
durant 20 mois, et des fatigues de voyage que nous avons éprouvées. Le devoir
des rois était de marcher sur les traces de leurs prédécesseurs ; car les souverains
d’autrefois répondaient à ceux qui s’adressaient à eux, soit par la négative, soit
par l’affirmative. Actuellement, nous nous rendons à Alger pour visiter notre
cheikh [le cheikh de ‘Ayn Mâdî] ; de là nous reviendrons à Tunis29.
Un rapport émanant du commandant de la subdivision de Batna
désigne les voyageurs comme Tunisiens résidant au 11, rue Bab Souika,
à Tunis, et voyageant avec des passeports délivrés par le représentant de
la France à Beyrouth. Par les mentions du passeport, nous connaissons
leur trajet : Tripoli, 24 février 1898 ; Kairouan, 8 avril30.
À son arrivée à Batna, où il fut arrêté, Mohammed Lakhdar fut
photographié (voir sa photo en annexe 1) et on lui fit passer une visite
médicale. Le rapport médical mentionne :
C’est un homme jeune, aux cheveux châtains, à la barbe noire, et si peu
fournie près des oreilles qu’il semble exister en ce point une solution de
continuité entre la barbe et les cheveux ; il souffre des yeux que le médecin a
déclaré atteints de kératite infiltrée ancienne ; il ne semble pas porter plus de 35
ans, mais en accuse 40, sa taille est de 1 m 60, [il] a plutôt le type sémite que le
type arabe31.
Cette fiche médicale a été établie à Alger le 10 mai 1898. Par la suite,
le passeport, dont on n’a pas trouvé une copie, indique selon le rapport
des autorités françaises, le trajet suivant : Thala, 31 mai ; Tébessa, 9
juin ; Batna, 21 juin ; Biskra, 2 juillet ; El Oued, 14 juillet.
Lahkdar, qui feint de ne pas connaître al-‘Ubaydi, lui tint compagnie
et ils se rendirent à la zâwiya de Guemmâr, au mois de mai 1898, dans le
but d’obtenir des crédits pour rattacher les tribus du Soudan anglais (des
tijânîs, selon Lakhdar) à la cause française32. On trouve sans doute là
l’écho des projets de Lakhdar de se rendre au Soudan anglais, dans un
ouvrage d’Hampâté Bâ (1980 : 59). Ces deux « Tunisiens » ayant fait état
de leurs rapports avec le Soudan, les autorités françaises qui trouvaient
louches les deux personnages, menèrent une enquête sur leur projet de
voyage et sur leurs rapports avec les dignitaires du Soudan anglais ; ils
conclurent que « ces gens n’ont jamais voyagé dans le Soudan et qu’ils
3- La troisième ijâza est celle qui a été accordée par Mohammed al-
Sghîr à son fils Mohammed El Aroussi et qui comporte la récitation onze
fois de la Perle de la perfection. Elle a été rédigée le 10 rajab 1295 H./10
juillet 1878. El Aroussi a conservé l’original de cette ijâza et il n’a fourni
aux autorités françaises qu’une copie écrite de sa main40. Cette ijâza
comprend trois chaînes de transmission :
La première est celle de Tamasîn (Mohammed al-‘Îd, al-Hâjj ‘Ali al-
Tamâsinî, Ahmed al-Tijânî).
La deuxième chaîne remonte par Mohammed Hamallah al-Tichîtî,
‘Abdelwahhab Lahmar41 (dit Ibn Suda de Fès), Sîdî al-Bannânî (de Fès),
Ali Harazem Barrâda (m. 1803) jusqu’à Ahmed al-Tijânî (m. 1815).
La troisième chaîne remonte à Ahmed al-Tijânî par al-Hâjj ‘Ali al-
Sûdânî ben Cheikh Aboubakr42, Mawlûd Fall, Mohammed al-Hâfiz.
La réception des ijâza-s par les autorités coloniales est mentionnée
dans la dépêche du colonel Dechizelle qui écrivait alors au gouverneur
général :
J’ai l’honneur de vous adresser ci-joint une copie avec sa traduction de
l’Idjeza de Si El Aroussi (donnée par son père) et une copie de l’Idjeza de Si
Mohamed Sghir (délivrée par Mohammed Hamallah al-Tichîtî), père de Si El
Aroussi, qui a été grand maître de l’ordre43. Dans le cas où les originaux de ces
pièces pourraient présenter quelque intérêt, Si El Aroussi me les confierait
certainement pour être communiquées au général de Division ou au Gouverneur
général [de l’Algérie]. Il est à remarquer que Si El Aroussi tient ses pouvoirs de
son père Si Mohamed Seghir et qui était grand maître de l’ordre, et non de Si
Ahmed Tedjeni44.
Ces deux dernières ijâza-s furent données aux autorités françaises par
El Aroussi au mois de mai 1898 (à l’arrivée de Mohammed Lakhdar de
Constantinople) dans le cadre du projet d’envoi d’un émissaire au
Sénégal et au Soudan français. Les autorités coloniales se demandaient à
cette époque quelles étaient « l’opinion et disposition des Marabouts de
Tamelhat en ce qui concerne le projet d’affirmer et d’étendre leur
40. Ibid.
41. C’est ce personnage qui a accompagné ‘Ali Barrada, disciple proche d’Ahmed
al-Tijânî, aux Lieux Saints et l’a enterré à Médine en 1803. Il est issu d’une grande
famille de Fès.
42. Nous n’avons pas pu identifier ce personnage tijânî.
43. Voir les deux ijâza-s, que nous avons désignées sous les numéros 2 et 3.
44. Colonel Dechizelle, commandant de la subdivision de Batna au général
commandant la division de Constantine, le 13 juin 1898 (ANOM, GGA, 16 H 45).
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derniers n’existent pas, on peut les faire naître […] Pour lui, il n’y a qu’à tenter,
son nom est connu au Soudan ; les Khouans soudanais qui parfois traversent le
territoire pour se rendre au pèlerinage, ne manquent pas de passer par Guemar.
Aussi quand je lui ai fait part de l’avant-dernier paragraphe de la lettre de
M. le Gouverneur général, s’est-il empressé de me rappeler qu’il était à notre
entière disposition pour toute tentative à faire de nouer des relations avec les
Khouans de son ordre installés au Soudan et au Sénégal. Si vous voulez bien
m’y autoriser, j’inviterai Si El Aroussi à tenter l’entreprise. Mais je vous serais
obligé de me dire dans quel sens cette tentative devrait être faite, et aussi les
noms des personnages religieux soudanais ou sénégalais avec lesquels il y aurait
lieu d’entrer en relation49.
Alors que les pourparlers continuaient entre les autorités coloniales et
El Aroussi, Mohammed Lakhdar et son compagnon furent autorisés à
quitter Guemmâr.
Faut-il voir dans l’ijâza à onze récitations de 1878 un signe de
dissidence au sein des zâwiya-s algériennes ? Notons d’abord que ce
document est bien antérieur aux velléités séparatistes d’El Aroussi.
Compte tenu de ce que l’on constate, on peut penser que Mohammed
Sghîr, le shaikh de Tamasîn a reçu et délivré indifféremment des ijâza-s à
douze et à onze récitations. Shaikh Lakhdar a pu, ensuite, être
bénéficiaire de l’une et de l’autre. Cette enquête montre, en tous cas, que,
si shaikh Lakhdar a été investi par une zâwiya d’Algérie d’une instruction
de récitation onze fois de la Perle de perfection, c’est par Guemmâr et
cheikh El Aroussi que cela s’est passé, et non par d’autres zâwiya-s
comme on a pu le dire parfois (comme celle de Tlemcen). Cette ijâza à
onze récitations n’est pas une innovation locale puisqu’elle remonte elle-
même à une silsila ouest-saharienne où figurent les noms connus de
Mohammed al-Hâfiz et Mawlûd Fâl et, par eux, jusqu’à Ahmad al-Tijânî
sans passer par ‘Ayn Mâdî – c’est peut-être là l’essentiel. Cette silsila,
qui comporte d’ailleurs au moins deux branches, mériterait d’être
analysée et contextualisée, puisque c’est par là que la diffusion de la
Tijâniyya (d’ailleurs à douze récitations) s’est aussi faite en Mauritanie et
au sud du Sahara.
Il n’est pas interdit de chercher d’abord dans la compétition entre les
zâwiya-s maghrébines (notamment Tamasîn contre ‘Ayn Mâdî, puis
Guemmâr contre Tamasîn) les premières origines de l’importance et du
particularisme exacerbés pris par la récitation onze fois de la Perle de
perfection. Pourtant c’est seulement au sud du Sahara que, selon le
rapport Arnaud, nous trouvons les premières traces factuelles de cette
revendication des « onze fois » par shaikh Lakhdar face aux ‘umariens.
C’est là, et non au Maghreb, que les « onze fois », venues – comme les
« douze fois » – du Maghreb, sont devenues, au nom d’un « retour aux
sources », un signe de distinction majeur de remise en cause de
l’establishment ‘umarien et d’affirmation, par shaikh Lakhdar, de la
supériorité de son enseignement. Il est impossible de savoir avec
certitude, du moins sur la base des documents que nous avons consultés,
si shaikh Lakhdar lui-même avait, dès l’origine de sa mission, fait des
« onze fois » un point crucial de son enseignement, ou s’il s’est agi d’un
développement en situation au contact de ses concurrents ‘umariens. On
peut aussi imaginer que, dans l’Adrar, le contact fâdilî-tijânî ait conduit à
une « innovation » de ce type, ou du moins à un accent mis, pour des
raisons dont la numérologie mystique n’est peut-être pas non plus
absente, sur cette variante, jusqu’alors neutre, de la récitation. Le long
séjour adrarien de shaikh Lakhdar, au contact des proches de Mâ’ al-
‘Aynayn, peut aussi être vu, en effet, comme un lieu de formation majeur
dans la carrière savante du missionnaire. Mais ce ne sont là que des
hypothèses. Ainsi avons nous retrouvé l’homme, mais pas tous ses
mystères.
50. Il s’agit du chef de la zâwiya de ‘Ayn Mâdî, descendant direct de Ahmed al-
Tijânî, qui a succédé à son frère en 1897.
21
montre que, non seulement, les rapports entre ‘Ayn Mâdî et Tamasîn
étaient tendus, mais qu’il y avait entre eux une concurrence pour
s’approprier les affiliés de l’Est et, notamment, ceux de la Tunisie.
Ahmad al-Tijânî II avait des difficultés à recevoir des ziyâra-s mais il
avait toujours réussi à ce que les autorités coloniales lui accordent des
autorisations à cet effet, fut-ce sur le territoire des zâwiya-s tijânîes
rivales : Tamasîn et Guemmâr. Ces dernières, au contraire, avaient moins
de facilité à obtenir des autorisations pour recueillir des ziyâra-s, mais la
situation géographique de leur zâwiya-s, toutes proches des frontières
avec la Tunisie, avait toujours été un moyen pour charger des disciples
dévoués de recueillir clandestinement des ziyâra-s en Tunisie61. En effet,
la région du Souf où se trouvent les zâwiya-s de Tamasîn, Guemmâr et
Taybet El Guebliyya bénéficiaient largement des ziyâra-s données par les
Tunisiens, et notamment des subventions accordées par le bey de Tunis,
lui aussi affilié à la Tijâniyya. Les aides accordées par le bey avaient été à
l’origine d’un procès qui avait opposé El Aroussi à la zâwiya de Tamasîn.
Cette dernière s’en était emparée et El Aroussi, devenu l’homme fort
dans la région, avait commencé à réclamer sa part62.
La Tunisie était le refuge des membres de la famille d’El Aroussi,
tous de Taybet El Guebliyya tout comme Mohammed Lakhdar, qui
avaient menacé de créer des zâwiya-s dissidentes et anti-françaises selon
les rapports de l’administration coloniale. En effet, il a toujours fallu
l’intervention d’El Aroussi pour les faire revenir de Tunisie63. De la
même façon, les saints de ‘Ayn Mâdî avaient aussi usé de la menace
consistant à aller chercher refuge dans le territoire dissident des Awlâd
Sîdî al-Shaykh, ou au Maroc, lors des tensions avec l’administration
coloniale entre 1867 et 1881, ou tout simplement lorsque les vœux des
saints n’étaient pas exaucés par cette dernière64.
La mort d’Ahmed al-Tijânî II suscita un problème déjà posé dans
l’histoire du soufisme, celui de l’inhumation du corps des saints. Le
défunt étant mort à Guemmâr, où sîdî Mohammed El Aroussi cherchait à
étendre son pouvoir, il avait été enterré dans ce village, en raison de la
chaleur et de la distance entre Guemmâr et ‘Ayn Mâdî. Or Mohammed El
Aroussi, comme toute la famille de al-Hâj ‘Alî al-Tamâsinî, souffrait
d’un handicap lié aux fondements de toute sainteté, l’absence de
consanguinité avec le saint fondateur. C’est pourquoi il s’opposa avec
61. Ibid.
62. Ibid.
63. Ibid.
64. O. Depont, « Les Tidjania et leur rôle politique », 15 avril 1899, 47 p. (non
numéroté) (ANOM, GGA, 16 H 49). Cette note concerne les menaces d’exil vers la
Tunisie ou le Maroc.
26
68. Ibn al-Mushrî, Kitâb al-Jâmi‘ li durar al-‘ulûm al-fâ’ida min bihar al-Qutb
al-Maktûm, s.d., 1er tome seulement, p. 55 (ANOM, GGA, 16 H 48).
69. Al-Ryâhî, né en 1766 et mort en 1849, est la grande figure de la Tijâniyya
tunisienne.
28
74. Ahmad al-Tijânî b. Bâba al-‘Alawî, Munyat al-murîd âkhidh wird shaykhinâ
al-sadîd, Paris, BNF, ms. arabe, 5734, 15a-22b (voir N. Ghali et al., Inventaire de la
bibliothèque ‘umarienne de Ségou, 1983).
75. « L’oraison […] fut révélée par le Prophète Mahomet, en une vision, à Si
Ahmed Tidjani un jour de 1781 […] avec injonction de la réciter onze fois, ainsi que
cela se pratique toujours dans la maison mère. La récitation par douze fois fut
introduite par les grands élèves du Fondateur » (A. Hampâté Bâ, 1980, p. 53,
note 2).
76. « L’autre » est ici Mohammed al-‘Abdellâwî.
77. Archives nationales du Mali (ANM), Bamako, 4 H 19, rapport sur les
confréries religieuses, Nioro, le 12 juin 1913, adressé par Bernard, administrateur du
cercle de Nioro au gouverneur du Haut-Sénégal Niger, 10 p. Dans un autre rapport,
daté de 1916, l’administrateur Bernard parle de « sidi Mohammed ben Ahmedou
ben Abdellah » (ANM, 4 E 4).
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85. R. Arnaud, mission de 1906, Kayes, rapport sur le marabout Mohammed ben
Abdallah (ANOM, 75 APOM /9/13).
86. Ibid.
87. Ibid. On sait que le fils de Mohammed al-‘Ubaydî, Mohammed al-Mamûn,
n’a quitté la région qu’en 1903, peut-être après la mort de son père.
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un lieu désert qui lui plaisait, entre le puit d’El Afiâ et la sebkha de Chemchân.
On l’appelle aujourd’hui la ziâra parce que le tombeau du cheikh [al-‘Ubaydî],
qui y mourut en 1901, est le pèlerinage le plus fréquenté par les nomades, non
seulement de l’Adrar, mais aussi du Hodh, du Tagant et du Rio-de-Oro88.
Faut-il voir là un écho du séjour de Mohammed Lakhdar dans
l’Adrar ? Ce dernier déclara, en effet, à Arnaud qu’il était maçon à
Taybet El Gueblia (un village très proche de la Tunisie). Un
rapprochement est en tous cas permis.
Mohammed al-‘Ubaydî est un personnage important dans cette
affaire. Après avoir accompli le pèlerinage et, en compagnie de son
gendre Mohammed Lakhdar, visité Constantinople, où il aurait tenté
(comme on l’a vu) de créer une zâwiya, il a sans doute cherché des
moyens financiers pour réaliser des constructions dans le village de
Djraif qu’il avait fondé depuis 1860 (du Puigaudeau, 1951 : 1218-1227).
Sommes-nous devant deux missionnaires qui cherchaient à réunir des
fonds pour effectuer la construction qu’ils allaient réaliser dans l’Adrar ?
Mohammed al-‘Ubaydî a toujours fait preuve d’une autonomie vis-à-vis
du lignage saint de Mâ’ al-‘Aynayn et il a tenté de réunir des disciples
pour créer sa propre entreprise religieuse comme l’affirme R. Boubrik
(1998 : 180-181)89. La recherche de ziyâra-s et de moyens s’inscrit
parfaitement dans les stratégies de tous ces personnages.
À la fin des années 1930, d’Arbaumont rappellera aussi de
Mohammed Lakhdar qu’il « fréquenta au cours de ses voyages Cheikh
Mohammed Fadel O. Abbidi… » (d’Arbaumont, 1938 : 40). Ce faisceau
convergent de sources sur les liens entre Lakhdar et Mohammed al-
‘Ubaydî souligne l’importance de la relation entre les deux hommes et
l’influence certaine du second dans le « redéploiement » géographique de
Lakhdar vers l’Adrar.
Conclusion
Sources d’archives
Bibliographie
ABUN-NASR, Jamil M., 1965, The Tijanîyya. A Sufi Order in the Modern
World, Oxford University Press, XII + 204 p.
AL-‘ATTÂR, Abdelkrim, s.d., Târîkh al-Tarîqa al-Tijâniyya al-musharafa
fî al-bilâdi al-misriyya, Le Caire, Dâr Tibâ’at al-Ashrâf, publié
avec l’aide du ministère de l’Intérieur, 64 p.
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‘Ayn Mâdî
Tamasîn
Sidi Lakhdar
(m. 1873)