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Shaikh Lakhdar, ou les origines de la Tijâniyya Hamawiyya revisitées


L'archéologie d'un projet et d'une figure in Islam et sociétés au sud du Sahara,
En Compagnie de J-L Triaud, Ka...

Chapter · May 2020

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Jillali El Adnani
Mohammed V University of Rabat
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9
Shaikh Lakhdar,
ou les origines de la Tijâniyya Hamawiyya
revisitées
L’archéologie d’un projet et d’une figure

Jillali EL ADNANI∗

Introduction

Administrateurs coloniaux et spécialistes de l’islam en Afrique de


l’Ouest ont beaucoup débattu sur la Hamawiyya1. Les recherches,
cependant, n’ont pas pu remonter jusqu’à ses origines, ce qui a permis
aux partisans et aux ennemis de la Hamawiyya de se livrer à une
polémique de grande envergure. Les deux camps ont contribué à brouiller
les pistes en l’absence de documents probants ; les partisans de Cheikh
Hamallah ont converti son ambiguïté en vertu, ses ennemis lui ont
attribué des qualificatifs péjoratifs : « faux-penseur », prétendu
« Mahdi », etc.


Université Mohamed V, Rabat. Je tiens à remercier vivement le professeur Jean-
Louis Triaud qui n’a pas ménagé conseils et encouragements. Ce travail est le
résultat d’une longue maturation et de débats méthodologiques menés avec lui
pendant plusieurs années. Il a lui-même relu plusieurs fois les versions précédentes
de ce texte, mais nous sommes seul responsable du contenu et des erreurs
éventuelles.
1. On a préféré l’appellation arabe Hamawiyya à la forme française
« Hamallisme ». Ce dernier terme est une création de l’administration coloniale pour
parler de cette branche de la Tijâniyya, dite aussi « onze grains ». Les deux formes
renvoient au nom de Cheikh Hamallah, le maître spirituel de cet enseignement. On a
gardé cependant le terme de hamallisme dans les citations extraites des rapports
coloniaux de l’époque.
2

Ces propos excessifs résultent d’un doute profond sur les origines du
mouvement. Ce problème qui a marqué la quasi-totalité des confréries,
paraît plus aigu dans le cas de la Hamawiyya pour laquelle le moment
d’une étude dépassionnée a tardé à venir. Louis Brenner parle à cet égard
de zones d’ombres qui rendent floues toute tentative de comprendre les
origines de la Hamawiyya (Brenner, 1985 : 39).
Cette contribution fait suite à la recherche exposée dans notre thèse
sur les origines de la confrérie Tijâniyya (El Adnani, 2007)2. Les
contextes respectifs de la fondation de la Tijâniyya originelle et de la
Tijâniyya Hamawiyya sont assurément différents. Les raisons de leur
création ne sont pas les mêmes, mais il y a, dans la recherche du « temps
des origines », dans ces deux institutions, des mécanismes et des
méthodes parallèles.
Ce travail comprendra une mise en perspective de la politique
musulmane française et une étude des rapports entre les zâwiya-s
maghrébines, et notamment algériennes. En effet, plusieurs documents
inédits que nous avons découverts dans les archives coloniales, nous
permettent de remonter les pistes jusqu’à la zâwiya de Fès, au Maroc, et
surtout jusqu’à celle de Guemmâr, en Algérie, ainsi qu’à l’influence d’un
membre de la famille du célèbre Mâ’ al-‘Aynayn. Ces mêmes éléments
nous ont permis d’établir la nature des rapports entre les zâwiya-s
algériennes, et de rechercher l’origine de la récitation, onze fois au lieu
de douze, de la Perle de perfection, Jawharat al-Kamâl, une prière
majeure du rituel tijânî.
Nous allons tenter, dans cette étude, de suivre le fondateur de la
Hamawiyya, Mohammed Lakhdar, à travers ses périples, essentiellement
à partir des traces laissées dans les archives coloniales. Il faut reconnaître
que les sources arabes ne donnent pas d’informations majeures sur
l’identité de Mohammed Lakhdar, mais elles fournissent des éléments
importants sur son compagnon et beau-père Mohammed al-‘Ubaydî.
L’importance des archives résulte surtout du fait qu’elles renseignent
sur des pratiques spirituelles et des « scénarios » hagiographiques qui
pourraient être utiles pour la compréhension des cheminements spirituels
de différents personnages et, éventuellement, de la configuration sociale.
Cela ne veut pas dire que les sources coloniales, de leur côté, soient sans
défaut. En effet, lorsque les sources arabes entourent les personnages
d’un voile de mystère, les sources coloniales les figent ou les perçoivent
dans l’optique administrative. On verra à quel point la lecture de ces
sources coloniales empêche de percevoir les multiples facettes des

2. Voir aussi notre introduction « Réflexions sur la naissance de la Tijâniyya :


emprunts et surenchères », dans J.-L. Triaud et D. Robinson, 2000, p. 19-33.
3

personnages religieux dont nous allons parler dans cette étude. Cependant
l’apport de ces sources demeure inestimable. Ainsi en est-il du rapport de
R. Arnaud (1906) sur Mohammed Lakhdar3 que nous allons utiliser,
parmi d’autres sources coloniales, pour avoir une meilleure connaissance
de Mohammed Lakhdar.
L’autre apport de ce travail est l’identification du beau-père de
Mohammed Lakhdar en la personne de Mohammed al-‘Ubaydî, un
cousin du père du fameux Mâ’ al-‘Aynayn (m. 1910), dans l’Adrar, où
Mohammed Lakhdar s’installa avant de jeter les bases de la Hamawiyya
dans la ville de Nioro. On y reviendra.
Nous allons tenter de montrer à quel point shaikh Lakhdar est, de
façon inattendue, lié, à un moment, au projet colonial de l’époque, et
essayer de suivre ses pérégrinations jusqu’à son arrivée à Nioro, où il va
jeter les bases de la Hamawiyya. On verra ainsi l’écart qui sépare les
antécédents du mouvement fondateur, que je tente de mettre en évidence,
et les modes d’implantation et d’essaimage de la Hamawiyya, mieux
connus, que je n’aborderai pas ici. Cette recherche n’a donc pas pour but
d’étudier les articulations du religieux, du politique et du social de la
Hamawiyya, point sur lequel on se référera aux travaux de C. Hamès
(1983), L. Brenner (1985), B. Savadogo (1998) et B. F. Soares (1996,
2005).

Le projet d’envoi, par les autorités françaises, d’un émissaire


tijânî au sud du Sahara

Notre point de vue est qu’au départ, vers 1896, il y a eu un projet des
autorités coloniales françaises de fonder une branche de la Tijâniyya en
Afrique de l’Ouest, rattachée à la Tijâniyya algérienne, pour contrer
l’influence de la Tijâniyya ‘umarienne dans la région de Nioro, et limiter
l’influence de la Tijâniyya marocaine, à une époque où le Maroc était
encore indépendant. Ce projet colonial peut paraître surprenant, mais la
documentation disponible montre pourtant qu’il a existé.
Louis Rinn avait constaté, en 1884, que la Tijâniyya pourrait
constituer « le noyau d’une véritable église musulmane algérienne », et
son shaikh « le véritable chef de la religion musulmane en Algérie,
comme notre “cheikh el-islam” » (Rinn, 1884 : 450). Rinn aurait ainsi
souhaité en faire une sorte d’ordre confrérique « officiel », qui serait en
mesure de rendre divers services à l’administration et de réduire la marge

3. Je remercie B. Soares d’avoir attiré mon attention sur l’importance de ce


rapport.
4

de manœuvre des autres confréries considérées comme anti-françaises.


Parmi ces services, il parle de l’envoi de lettres des zâwiya-s de ‘Ayn
Mâdî et Tamasîn au shaikh Ahmadou, fils d’al-Hâjj ‘Umar, en octobre et
en décembre 1882, lettres qui étaient demandées par le gouverneur
général de l’Algérie Tirman pour être remises au colonel Borgnis-
Desbordes en mission à Ségou et au Fouta, dans le Soudan français (id. :
436-440). À leur tour, Depont et Coppolani, en 1897, évoquent
ouvertement le projet de se servir de la Tijâniyya pour faciliter la
pénétration française en Afrique subsaharienne, et la recherche d’un
« chef habile » à cet effet4.
C’est dans ce contexte que le gouverneur général de l’Algérie décida
d’envoyer un émissaire, ou plusieurs, au Sénégal et au Soudan, afin d’y
implanter une Tijâniyya anti-‘umarienne, et de rattacher la Tijâniyya
ouest-africaine aux zâwiya-s algériennes, en réduisant ainsi l’influence de
la Tijâniyya marocaine jugée anti-française5.
Administrateurs, chefs des Bureaux arabes, gouverneurs et ministres
avaient tous la même vision et les mêmes jugements sur le caractère anti-
français des Tijâniyya ‘umarienne et marocaine. C’était une chose
normale, en cette fin de siècle où la ville de Ségou, capitale de l’empire
d’al-Hâjj ‘Umar et de son fils Ahmadou, avait été conquise par le colonel
Archinard (6 avril 1890). Et les tijânîs algériens, soucieux de leurs
bonnes relations avec l’administration française, et peu au fait de la
situation au sud6, n’étaient pas en position de contester cette conviction
unanime. Les chefs des zâwiya-s algériennes s’étaient donc ralliés à la

4. « On voit combien est importante la confrérie religieuse des Tidjanïa et le rôle


prépondérant qu’elle peut être appelée à jouer aussi bien en Algérie que dans notre
hinterland africain, où nous essayons d’étendre nos possessions du nord de
l’Afrique. Souhaitons qu’un chef habile, en communauté de sentiments avec nous,
parvienne à faire disparaître les dissidences… […] Avec de l’unité de direction et
l’appui des autorités locales, nos Tidjanïa algériens pourraient, peut-être, rétablir, au
Soudan et ailleurs, l’homogénéité de doctrine de l’ordre en représentant ouvertement
le gouvernement français comme le soutien de l’islam et le protecteur des
musulmans dans les pays où il établit sa domination » (O. Depont et X. Coppolani,
1897, p. 441).
5. Faut-il trouver une forme d’écho dans les traditions orales de la Hamawiyya
qui « soutiennent que shaykh al-Akhdar voyagea au sud du Sahara, à la recherche du
nouveau khalifa, appelé à succéder à al-Hâjj Umar » (L. Brenner, 1985, p. 41) ?
6. Centre des archives d’Outre-mer (aujourd’hui Archives nationales d’Outre-
mer, ANOM), gouvernement général de l’Algérie (GGA), 16 H 51, ordre religieux
des Tidjania, Laghouat, le 26 avril 1899 : « Quel est le représentant de l’ordre au
Soudan ? On dit que ce serait sid Ammar El Fouti [al-Hâjj ‘Umar], mais ce
personnage ne figure pas sur la liste des Mokaddems soudanais dressée à Aïn-Madhi
en 1897, par Sidi Ahmed Tedjeni et envoyé au gouverneur général ».
5

vision française qui considérait qu’al-Hâjj ‘Umar était hostile à la


présence française.
La ville de Nioro qui allait accueillir Mohammed Lakhdar, et qui était
un fief ‘umarien, n’avait pas résisté à l’armée d’Archinard (1er janvier
1891) et elle était la résidence des fils d’al-Hâjj ‘Umar. La famille d’al-
Hâjj ‘Umar, rassemblée à Nioro, avait fini par accepter la domination
française, mais les autorités coloniales avaient continué à croire à leur
hostilité. De ce fait, la ville de Nioro était devenue, dans leur esprit,
comme le bastion d’une Tijâniyya ‘umarienne toujours considérée
comme dangereuse. La région de Ndiambour7 au Sénégal avait été
cataloguée aussi comme un fief des insoumis. L’état de ces deux régions
avait suscité, dès lors, le projet des autorités françaises d’y envoyer des
émissaires pour implanter une Tijâniyya pro-française. Le gouverneur
général de l’Algérie était allé jusqu’à demander l’exécution d’un croquis
pour indiquer les lieux des zâwiya-s et l’existence des tijânîs en AOF8.
Dans cette mission, il fallait envoyer des émissaires dévoués aux zâwiya-
s algériennes d’‘Ayn Mâdî et Guemmâr, étant donné que les zâwiya-s de
Tlemcen et de Fès étaient, à tort ou à raison, considérées comme anti-
françaises.
Le projet avait été conçu après la prise de Ségou en 1890 et, surtout, à
un moment de vives tensions avec les autres puissances coloniales,
notamment l’Angleterre et l’Italie. Le gouverneur général de l’Algérie,
Jules Cambon, avait demandé au ministre de France à Tanger de lui
envoyer des renseignements sur les rapports entre les tijânîs algériens et
marocains, et notamment sur les hizb-s et wird-s tijânîs de la zâwiya de
Fès, et sur les différences qui existaient avec ceux des zâwiya-s
algériennes9. Cette enquête avait été menée aussi en Algérie et la réponse
d’Ahmed al-Tijânî II (le petit-fils et homonyme du fondateur), n’avait pas
tardé à venir, quelques mois avant sa mort en 1897 :
Si Ahmed affirme que toutes les zaouïas de son ordre et ses affiliés de
quelque pays qu’ils soient, sont restés fidèles à la doctrine tedjeni, qu’aucun ne
cherche à s’en écarter. Seule la maison de Temacine a des tendances à
l’indépendance10.
Le général Collet Meygret qui avait mené cette enquête avait conclu
« qu’il était difficile de connaître les tendances de certains moqaddems à

7. Le Ndiambour est une province du royaume du Cayor, région de Louga.


8. Gouverneur général aux généraux des divisions d’Alger et de Constantine,
Alger, le 27 mars 1899 (ANOM, GGA, 16 H 51).
9. Gouverneur général de l’Algérie au ministre de France, Tanger, le 9 août 1896
(ANOM, GGA, 16 H 51).
10. Général Collet Meygret, commandant la division d’Alger, au gouverneur
général, Alger, le 22 janvier 1897 (ANOM, GGA, 16 H 51).
6

professer des doctrines différentes de celle de si Ahmed Tidjeni »11. Un


autre rapport avait souligné les relations entre les régions de l’AOF
hostiles à la conquête, et la zâwiya de Fès, et se demandait si les tijânîs
algériens pourraient « envoyer vers le Sénégal, un où plusieurs émissaires
auxquels le gouvernement pourrait assurer aide et protection »12. C’est
pourquoi le ministre des Colonies avait demandé au gouverneur général
de l’Algérie de mener une enquête discrète sur les rapports entre les
zâwiya-s marocaines, algériennes et soudanaises. Le capitaine de Virville
chef de l’annexe d’El-Oued, qui avait mené son enquête sur place,
rapporte au commandant supérieur du cercle de Touggourt, les réponses
de sîdî Mohammed El Aroussi13, chef de la zâwiya de Guemmâr, rivale
de ‘Ayn Mâdî « qui nie l’existence de rapports entre les zâwiya-s
maghrébines et avoue que la tolérance de la Tijâniyya algérienne ne se
retrouve pas chez ceux [les tijânîs] du Maroc, poussés par d’autres
sentiments, [et qui] s’inspirent d’un enseignement en complète
opposition avec celui que professent les deux zaouias-mères d’‘Ain
Madhi et de Temacine »14.
Les enquêtes avaient pris une grande ampleur en 1898 quand les
autorités civiles et militaires s’étaient appuyées sérieusement sur les avis
des chefs de la zâwiya de ‘Ayn Mâdî et de Guemmâr concernant les
relations entre leurs zâwiya-s et celles de Fès et de l’Afrique de l’Ouest.
Obsédés par la menace de toute entreprise tijâniyya en provenance du
Maroc ou encore de l’Afrique de l’Ouest, les questionnaires insistaient
sur les relations véritables entre la Tijâniyya algérienne, la marocaine et
l’ouest-africaine. Une autre question intéressante pour mener à bien ce
projet portait sur le degré d’influence de la Tijâniyya de Fès en Afrique
de l’Ouest.
Après de longues enquêtes sur les différences entre les zâwiya-s et
leurs wird-s dans tout l’Ouest de l’Afrique (Algérie, Maroc, Soudan
français), le choix des autorités coloniales s’était porté, pour réaliser leur
projet, sur un personnage nommé Mohammed ben Ahmed al-‘Abdellâwî,
par l’intermédiaire de Ahmad al-Tijânî II, de la zâwiya de ‘Ayn Mâdî.

11. Ibid.
12. Général Pédoya, commandant la division d’Alger au gouverneur général,
Alger, le 27 septembre 1899 (ANOM, GGA, 16 H 51).
13. La forme françisée (Mohammed EL Aroussi), usuelle dans les archives, a été
retenue par commodité (shaikh Muhammed al-‘Arûssi).
14. Rapport du capitaine de Virille, chef de l’annexe d’El Oued adressé au
commandant supérieur du cercle de Touggourt, El Oued, le 8 avril, 1899, non
numéroté, 14 p. (ANOM, GGA, 16 H 51).
7

Mohammed ben Ahmed al-‘Abdellâwî

Déjà, à l’époque du fondateur de la Tijâniyya, le grand-père de


Mohammed, Mohammed ben Qwider al-‘Abdellâwî (m. 1821) (Skîrej,
1988 : 198) s’était chargé de la propagation de la confrérie dans le Jérid
tunisien (Abun-Nasr, 1965 : 22).
Le fils de celui-ci, al-Hâjj Ahmed ben al-‘Abdellâwî, était né en
1230 H./1815, année de la mort du fondateur de la Tijâniyya et il était
devenu secrétaire et conseiller de Mohammed al-Sghîr (le fils du
fondateur Ahmed al-Tijânî). Ahmed al-‘Abdellâwî avait aussi été chargé
de missions par Mohammed al-Sghîr qui l’avait envoyé à Fès (Skîrej,
1971 : 202). À la mort de ce dernier, en 1853, il avait dirigé
conjointement la zâwiya de ‘Ayn Mâdî avec Riyyân Ibn al-Mushrî,
pendant la minorité de l’héritier, Ahmed al-Tijânî II. Il avait tenté de
séparer Ibn al-Mushrî d’Ahmed al-Tijânî II, vers 1865, pour récupérer la
direction de la zâwiya et évincer Ibn al-Mushrî considéré comme un
informateur des autorités coloniales. Cela lui avait coûté deux ans
d’internement à Alger. Ahmed Skîrej écrit qu’il s’était affilié jeune à la
Tijâniyya et qu’il avait renouvelé son affiliation auprès du chef de la
zâwiya de Tlemcen, Tahar ben Bûtayyeb (m. 1875).
Mohammed b. Ahmed al-‘Abdellâwî figure d’abord, dans les sources
coloniales, en compagnie de son père Ahmed. Emmanuel Mangin établit
le bilan suivant sur Mohammed et son père :
Mohammed ben El Hadj Ahmed ben El Abdellaoui, sous prétexte de
commerce, récolte des ziyâras et distribue le chapelet de l’ordre des Tedjini.
Ahmed al-Abdellaoui n’a plus la même estime de la part d’Ahmed al-Tijânî II ;
il a quitté Aïn Mahdi en 1859, et été arrêté en 1870 en compagnie d’un certain
Mohammed ben Ahmed al-Qustantînî, alors qu’ils se préparaient tous deux à
passer la frontière avec le Maroc. Ahmed al-Abdellaoui était en possession
d’une collection de manuscrits arabes qu’il voulait vendre au Maroc (Mangin,
1895 : 138-139).
En 1882, Jules Cambon, alors résident général de France à Tunis,
pense qu’Ahmed al-‘Abdellâwî, le père de Mohammed, cherche « à créer
en ce moment dans l’ordre des Tedjenia une sorte de schisme »15. Le
général Saint-Georges note, en 1888, que Mohammed al-‘Abdellâwî
avait voulu ouvrir une zâwiya à Constantinople où il avait passé trois
mois, puis était venu à ‘Ayn Mâdî avec son père qui avait demandé une
lettre de créance à Ahmed al-Tijânî II que ce dernier avait refusée « parce

15. Gouverneur général de l’Algérie au général Vilmette, commandant la division


de Constantine, Alger, le 2 septembre 1882 (ANOM, GGA, 16 H 45).
8

qu’il aurait appris qu’Abdellaoui cherchait à le tromper »16. D’autre part,


Ahmed al-Tijânî II dit « qu’il retenait à son profit une partie des ziyâras
qu’il récoltait »17. C’est dans ces circonstances qu’était survenu, après
1888, l’exil d’Ahmed al-‘Abdellâwî et de son fils Mohammed, qui
avaient vécu longtemps à ‘Ayn Mâdî. Mohammed, qui était né dans la
région de Touggourt en Algérie, connaissait l’Ouest saharien, où il se
serait peut-être rendu avec son père, vers 1885, et plus tard en 191418 ; il
connaissait également l’Orient. Il avait donc visité Constantinople, où il
avait souhaité fonder, comme il a été dit, une zâwiya tijânîe. Il avait fini
par s’installer à Fès, ce qui, finalement, n’avait pas été retenu contre lui
par les autorités coloniales, dans la mesure où elles avaient une confiance
totale en la collaboration de la zâwiya de ‘Ayn Mâdî et dans l’expérience
d’al-‘Abdellâwî en matière de missions. En effet, dans une dépêche
envoyée par le gouverneur général de l’Algérie au ministre des Colonies,
le recours au service de la zâwiya de Fès n’avait pas été exclu :
Ces derniers [les tijânîs de l’AOF], d’après une indication, seraient rattachés
à la zaouia Tidjanienne de Fès, qui a compté comme moqaddem le fameux El
Hadj Omar et son successeur Ahmadou, mais à laquelle il n’est peut être pas
impossible d’arriver à imprimer une action favorable à notre expansion dans
l’Afrique occidentale19.

16. Général de Saint-Georges, commandant la subdivision au général,


commandant la division d’Alger-Médéa, le 2 août 1888 (ANOM, GGA, 16 H 49).
17. Ibid.
18. P. Marty, 1920, p. 212. Maurice Delafosse (1912, t. III, p. 195-196) parle de
la propagation de la Tijâniyya dans l’Adrar et au Tagant, vers 1885, par un nommé
« Mohammed ben ‘Abdellah, wakîl [administrateur des intérêts] de sîdî Mohammed
Guener [probablement Guennûn, le shaikh de la zâwiya de Fès] », qui aurait remis à
cette occasion un brevet (ijâza) de muqaddam à Mohammed al-Mukhtâr Wuld
Sharîf Ahmed, qu’il présente comme un Arabe d’une famille originaire du Waddaï,
et le leader, à ce moment, de la Tijâniyya à Nioro. Compte tenu de la date et de la
référence à l’Adrar et au Tagant, on pourrait penser que « Mohammed ben
‘Abdellah » est Muhammad ‘Abdellâwî lui-même. On notera que Mohammed
Guennûn (m. 1326 H./1908) était un personnage tijânî important. Il avait tenté de
défendre, dans plusieurs ouvrages, les tijânîs qui continuaient à rendre visite aux
tombes des autres saints, contrairement aux préceptes de la Tijâniyya. La plupart de
ses écrits sont des manuscrits déposés à la Bibliothèque nationale de Rabat. Son
ouvrage publié concerne la Perle de la perfection : Hallu al-Iqfâl li qirâ'at Jawharat
al-kamâl, lithographié à Fès (1320 H./1902, non numéroté, 144 p.). Guennûn y parle
d’une récitation douze fois de la Perle de perfection. En 1900, il existait deux
directions au sein de la zâwiya de Fès : la première, celle d’Ahmed al-‘Abdellâwî, le
père de Mohammed al-‘Abdellâwî, la seconde, celle de Mohammed Guennûn (voir
R. Le Tourneau, 1949, p. 287-288).
19. Gouverneur général au ministre des Colonies, Alger, le 24 mars 1899
(ANOM, GGA, 16 H 51).
9

Cependant, la réalité était toute autre. En effet, Mohammed al-


‘Abdellâwî, comme son père, entretenait des relations complexes avec
‘Ayn Mâdî bien que leurs rapports avec cette dernière aient toujours
continué. L’explication qu’on pourrait donner de ce paradoxe est que les
saints de ‘Ayn Mâdî se servaient des ‘Abdellâwî pour avoir des nouvelles
de la Tijâniyya marocaine, pour recevoir par leur intermédiaire les
ziyâra-s et parce qu’ils jouaient ainsi un rôle important dans le maintien
des rapports entre les tijânîs marocains et ceux de l’Algérie. En contre
partie, les ‘Abdellâwî se servaient de ce rôle pour recueillir des ziyâra-s à
leur profit et, surtout, cette relation leur permettait de revenir
périodiquement en Algérie en continuant le plus souvent vers la Tunisie.
Mohammed al-‘Abdellâwî ne pouvait donc s’opposer aux saints de ‘Ayn
Mâdî (ce qui aurait été, aussi, synonyme d’une opposition aux autorités
coloniales), au risque d’un exil définitif et donc d’une rupture des
ressources dont il bénéficiait en Algérie, et surtout en Tunisie. Mais,
contrairement à ses rapports ambigus avec ‘Ayn Mâdî, les rapports de
Mohammed al-‘Abdellâwî avec les zâwiya-s de Tamasîn et Guemmâr,
étaient excellents. La collaboration entre Mohammed al-‘Abdellâwî et
ces dernières était permanente, et ce depuis le départ d’al-‘Abdellâwî
avec son père de ‘Ayn Mâdî en 1859 jusqu’à cette fin du XIXe siècle.
La présence de Mohammed al-‘Abdellâwî, tout comme celle des
émissaires tijânîs, au Maroc, en Tunisie et à Constantinople, montre bien
que, si les saints algériens (ceux de ‘Ayn Mâdî, Tamasîn et Guemmâr)
vivaient presque en résidence surveillée, leurs disciples, évoluant entre le
Maroc et la Tunisie, étaient chargés régulièrement d’accomplir des
missions, comme cela allait être le cas de la mission qui devait conduire,
de façon paradoxale et indirecte, à la fondation ultérieure de la
Hamawiyya, et dont nous allons parler maintenant.

La famille al-‘Abdellâwî : les liens entre la zâwiya de Fès et


les zâwiya-s algériennes

Les sources coloniales permettent de dire que les relations entre la


zâwiya de Fès et les zâwiya-s algériennes ne furent jamais continues, et
que les seuls rapports durables qui s’établirent entre elles furent l’œuvre
de certains tijânîs algériens qui avaient été chassés d’Algérie ou qui
l’avaient fuie, comme c’était le cas de la famille d’Ahmed ben al-
‘Abdellâwî20. Ce dernier, était considéré comme l’un des dirigeants de la
zâwiya de Fès vers 1907. Un rapport établi en 1925 indique qu’il est

20. Sétif, le 10 octobre 1869 (ANOM, GGA, 16 H 44).


10

décédé21, sans mentionner la date du décès. Ahmed Skîrej dit qu’il est
mort à Fès le 24 ramadân 1329 H./18 septembre 1911 (Skîrej, 1988 :
203) et qu’il a été enterré en dehors du Bâb Guissa (au nord de la
mosquée Qarawiyyîn), dans le cimetière des shurfa al-Sufyâniyyîn.
Ahmed al-‘Abdellâwî avait été responsable de la bibliothèque de
‘Ayn Mâdî et avait géré aussi, avec Riyyân, la zâwiya, après la mort de
Mohammed al-Sghîr al-Tijânî en 1853. Après une querelle avec le caïd
Riyyân, Ahmed al-‘Abdellâwî avait quitté le qsar en compagnie de son
fils. C’est à la suite de ce conflit que al-‘Abdellâwî s’était installé à
Tlemcen, auprès de Tahar ben Bûtayyeb. Entre temps, il avait effectué
des séjours en Tunisie en compagnie de son fils, et dans d’autres contrées
avant de partir au Maroc22. Quelles étaient les qualités et le niveau
intellectuel de ces personnages ?
On ne peut parler, dans leur cas, d’un bon niveau intellectuel ou d’un
vaste savoir. La réputation d’Ahmed al-‘Abdellâwî et de son fils leur
venait des ijâza-s qu’ils détenaient d’al-Hâjj ‘Ali al-Tamâsinî et des
neveux d’Ahmed al-Tijânî, le fondateur. Al-‘Abdellâwî était connu pour
être la mémoire des faits qui avaient marqué la Tijâniyya algérienne et
que les tijânîs marocains ignoraient du fait de la colonisation et de la
tiédeur des rapports entre les zâwiya-s marocaines et algériennes à cette
époque. Aucun écrit émanant de ce personnage n’est à signaler, ni aucune
contribution à un corpus doctrinal. Cependant, nous constatons que
l’ouvrage d’Ahmed Skîrej, Kashf al-Hijâb, puise souvent ses
renseignements dans la mémoire d’Ahmed al-‘Abdellâwî. D’autre part,
en tant que serviteur des fils d’Ahmed al-Tijânî et descendant d’une
famille réputée pour sa sainteté, et enfin co-directeur de la zâwiya de Fès,
Ahmed al-‘Abdellâwî et son fils jouissaient d’un réel prestige.
Pour situer les ‘Abdellawi dans le cadre des conflits de la Tijâniyya et
comprendre le rôle que jouèrent ces deux personnages, rappelons que le
père et le fils avaient perdu une grande cause, celle du maintien sous
tutelle des deux fils d’Ahmed al-Tijânî à ‘Ayn Mâdî. Riyyân avait pu
s’en charger à leur place. À la suite de ce conflit, les autorités françaises
avaient chassé Ahmed al-‘Abdellâwî, considéré comme un fauteur de
troubles, ainsi que d’autres personnalités tijânîes. L’affaire al-‘Abdellâwî
avait connu un rebondissement avec le procès de ‘Ayn Mâdî contre al-
‘Abdellâwî, relatif aux livres disparus de la zâwiya de ‘Ayn Mâdî. À la
suite de ces échecs, la famille al-‘Abdellâwî s’était installée à Fès et avait
rencontré peu de difficultés pour prendre la tête de la zâwiya de Fès. On

21. Liste des principaux muqaddam-s de la Tijâniyya au Maroc en 1907 (ANOM,


GGA, 16 H 52).
22. Gouverneur général au général commandant la division de Constantine,
rapport sur la famille al-Abdellaoui, 6 novembre 1884 (ANOM, GGA, 16 H 45).
11

parle, à la fin du XIXe siècle, de deux directions, l’une menée par Ahmed
al-‘Abdellâwî, l’autre par Mohammed Guennûn, au sein de la dite
zâwiya, ce qui confirme encore leur capacité à s’imposer à une époque
où, il est vrai, Ahmed al-‘Abdellâwî restait le seul pionnier vivant après
la mort d’Ahmed al-Tijânî, le fondateur (m. 1815), de son cheikh Tahar
b. Bûtayyeb (m. 1875) et d’al-‘Arbî ben al-Sâyeh, une grande figure de la
Tijâniyya marocaine, installé à Rabat (m. 1893).
Telles avaient été les vies tourmentées qu’avaient vécues Mohammed
ben Ahmed al-‘Abdellâwî et son père. Leurs difficultés avaient résulté du
soutien des autorités coloniales au caïd Riyyân contre eux. Cependant,
c’est à Mohammed ben Ahmed al-‘Abdellâwî que le chef de ‘Ayn Mâdî
et les autorités françaises avaient pensé dans un premier temps pour
remplir la mission d’implanter au sud du Sahara une Tijâniyya dévouée
aux zâwiya-s algériennes et à la cause française.
Mohammed ben Ahmed ben al-‘Abdellâwî fut donc convoqué
d’urgence de Fès par sîdî al-Bashîr (m. 1911), qui avait succédé à son
frère Ahmed al-Tijânî II (m. 1897) à la tête de la zâwiya de ‘Ayn Mâdî, à
la demande du gouverneur général de l’Algérie, pour étendre le
rayonnement de la Tijâniyya au Sénégal. Le général Pédoya écrit au
gouverneur général sur cette mission :
J’ai eu l’honneur de vous faire connaître que Si El Bachir Tedjeni se
proposait d’envoyer au Sénégal le nommé Mohammed ben Ahmed ben
Abdellaoui, issu de parents algériens, né lui-même à Aïn-Madhi et faisant
actuellement partie de la zaouia de Fès [...] Je vous demanderais de bien vouloir
me faire parvenir les instructions de détail que vous jugeriez à propos de lui
faire donner avant son départ23.
Mohammed ben Ahmad al-‘Abdellawî arriva aussitôt (septembre
1899), et fut conduit à Alger où l’on fit de lui plusieurs photos qui
devaient être réparties entre les différents services. Il y reçut les
consignes nécessaires à l’accomplissement de sa mission. La convocation
de Mohammed ben Ahmed al-‘Abdellâwî en Algérie, en 1899, est une
preuve de son expérience en matière de missions et de voyages. Mais il y
avait sans doute aussi d’autres raisons dans ce choix. C’est ici
qu’intervient le personnage de Mohammed Lakhdar.

23. Général Pédoya, commandant la division d’Alger au gouverneur général,


Alger, le 27 septembre 1899 (ANOM, GGA, 16 H 51).
12

Mohammed Lakhdar al-Suhaylî

Au moment même où se préparait la mission de ‘Abdellawî, en avril


1898 (presque cinq mois avant l’arrivée d’al-‘Abdellâwî de Fès en 1899),
est arrivé de Constantinople un certain Mohammed Lakhdar al-Suhaylî,
déjà en contact avec les autorités françaises. C’était un Algérien
originaire de Taybet24 (également de la région de Guemmâr). Mohammed
Lakhdar al-Suhaylî était à Constantinople en 1897 en compagnie de son
beau-frère Mustapha ben Mahmoud et de son beau-père Mohammed al-
‘Ubaydî, ce qui a été signalé par J. Abun-Nasr (1965 : 91-92). À
Constantinople, al-‘Ubaydî aurait, si l’on en croit une dépêche française,
tenté de fonder une zâwiya tijânîe. La correspondance entre le chargé
d’affaires de France à Constantinople et le gouverneur général de
l’Algérie parle de cette tentative et c’est alors qu’on se préoccupa d’al-
‘Ubaydî (originaire de l’Adrar), considéré dans les archives comme sujet
algérien25. Les zâwiya-s de Tamasîn et Guemmâr furent mises au courant
de cette affaire, et les chefs des deux zâwiya-s nièrent que le personnage
ait été affilié à la Tijâniyya. Le doute est donc permis sur ce point.
Mohammed al-‘Ubaydî, de son nom complet Mohammed Fâdil b. al-
‘Ubaydî, ou Wuld ‘Ubaydî, était un personnage influent dans l’Adrar
mauritanien (du Puigaudeau, 1951 : 1217-1229 ; Boubrik, 1998 : 118). Il
s’agissait d’un ancien disciple de Mohammed Fâdil (1797-1869), le
fondateur de la confrérie Fâdiliyya et père de Mâ’ al-‘Aynayn. Le beau-
père de Mohammed Lakhdar appartenant à la Fâdiliyya, une ramification
saharienne issue de la Qâdiriyya, venait-il de se lancer, comme l’avait
affirmé le poste diplomatique de Constantinople, dans une entreprise
religieuse en se dotant d’une affiliation supplémentaire, celle de la
confrérie Tijâniyya ? Odette du Puigaudeau n’en fait, en tous cas, aucune
mention dans sa biographie (du Puigaudeau, 1951). Du moins y eut-il ce
compagnonnage avéré entre ‘Ubaydî et les deux tijânîs venus de
Guemmâr, à Constantinople.
À leur arrivée, au mois d’avril 1898, en Algérie, les voyageurs furent
incarcérés. Mohammed al-‘Ubaydî fut arrêté et mis sous surveillance, à

24. Cette localité se trouve non loin de Guemmâr dans la région d’El Oued et
compte deux zâwiya-s dirigées par les membres de la famille d’El Aroussi.
25. Le 11 novembre 1897, de La Boulinière, chargé d’affaires à Constantinople,
envoie une dépêche à Hanotaux, ministre des Affaires étrangères, l’informant de
« l’arrivée d’un Mokaddem de la confrérie des Tedjania, Sidi Mohamed ben Obeidi,
venant de Smyrne. C’est un Algérien dont le voyage se rattache à un projet de
création à Constantinople, d’une zaouia de cet ordre » (ANOM, GGA, 16 H 45).
Voir aussi la lettre adressée par le gouverneur général au général, commandant la
division de Constantine, Alger, le 8 décembre 1897 (ANOM, GGA, 16 H 45).
13

cause de ses allures jugées louches et de son mutisme sur ses origines,
sans doute à cause de ses liens familiaux avec Mâ’ al-‘Aynayn. Le
rapport du gouverneur général de l’Algérie s’interroge sur la véritable
identité d’al-‘Ubaydî :
En effet tout ce qu’il nous a été possible d’apprendre de lui sur ces points,
c’est qu’il se nommerait El Hadj Mohamed ben Larbi […] mais il est à
remarquer à ce sujet qu’il voyageait porteur de papiers, notamment d’un
passeport26 établi en langue turque et délivré sous un autre nom que celui qu’il
se donne27.
Mohammed Lakhdar, de son côté, fut arrêté et interrogé par les
autorités coloniales qui voulaient savoir s’il connaissait al-‘Ubaydî.
Lakhdar nia toute relation avec lui et feignit d’avoir été accompagné par
son beau-frère et par une troisième personne restée en Tunisie. C’est ainsi
que Lakhdar réussit à éviter qu’on établisse un quelconque rapport entre
lui et al-‘Ubaydî, qui était son compagnon à Constantinople.
À Constantinople, Mohammed Lakhdar avait fait la connaissance du
consul de France (il exhiba, à son arrivée en Algérie, une carte de ce
consul le recommandant aux autorités coloniales). Et durant cette même
année 1897, de Constantinople, El Hadj Mohammed Lakhdar al-Suhaylî,
qui se donnait le titre de sharîf, avait envoyé une lettre au ministre des
Affaires étrangères et au président de la République, en son nom et au
nom de son beau-frère Mustapha ben Mahmoud28. Dans cette lettre,
Mohammed Lakhdar se plaignait du mutisme des autorités françaises qui
ne répondaient pas à des lettres qu’il leur avait envoyées. Il écrivait :
Nous n’avons pas d’amitié pour d’autres que vous ; car s’il en était
autrement, nous aurions rendu à l’Angleterre un service qu’elle nous demandait.
En effet, l’ambassadeur de cette puissance, à Constantinople, ayant appris notre
liaison avec notre ami, Ahmed Tidjeni El Abbasi, l’un des chefs de tribus du
Soudan (anglais), nous demanda un service, nous promettant en retour de
nombreux dons et cadeaux. Mais nous lui répondîmes que nous ignorions ce
qu’il voulait nous dire et nous le quittâmes.
Il continuait :
Nous prions Dieu de nous dédommager des frais que nous avons subis
durant 20 mois, et des fatigues de voyage que nous avons éprouvées. Le devoir
des rois était de marcher sur les traces de leurs prédécesseurs ; car les souverains
d’autrefois répondaient à ceux qui s’adressaient à eux, soit par la négative, soit

26. Nous avons cherché, mais vainement, une copie de ce passeport.


27. Gouverneur général de l’Algérie au général, commandant la division de
Constantine, Alger, le 20 juillet 1898 (ANOM, GGA, 16 H 45).
28. Général Dechizelle, commandant la subdivision de Batna, au général,
commandant la division de Constantine, Batna, le 19 juillet 1898 (ANOM, GGA, 16
H 45).
14

par l’affirmative. Actuellement, nous nous rendons à Alger pour visiter notre
cheikh [le cheikh de ‘Ayn Mâdî] ; de là nous reviendrons à Tunis29.
Un rapport émanant du commandant de la subdivision de Batna
désigne les voyageurs comme Tunisiens résidant au 11, rue Bab Souika,
à Tunis, et voyageant avec des passeports délivrés par le représentant de
la France à Beyrouth. Par les mentions du passeport, nous connaissons
leur trajet : Tripoli, 24 février 1898 ; Kairouan, 8 avril30.
À son arrivée à Batna, où il fut arrêté, Mohammed Lakhdar fut
photographié (voir sa photo en annexe 1) et on lui fit passer une visite
médicale. Le rapport médical mentionne :
C’est un homme jeune, aux cheveux châtains, à la barbe noire, et si peu
fournie près des oreilles qu’il semble exister en ce point une solution de
continuité entre la barbe et les cheveux ; il souffre des yeux que le médecin a
déclaré atteints de kératite infiltrée ancienne ; il ne semble pas porter plus de 35
ans, mais en accuse 40, sa taille est de 1 m 60, [il] a plutôt le type sémite que le
type arabe31.
Cette fiche médicale a été établie à Alger le 10 mai 1898. Par la suite,
le passeport, dont on n’a pas trouvé une copie, indique selon le rapport
des autorités françaises, le trajet suivant : Thala, 31 mai ; Tébessa, 9
juin ; Batna, 21 juin ; Biskra, 2 juillet ; El Oued, 14 juillet.
Lahkdar, qui feint de ne pas connaître al-‘Ubaydi, lui tint compagnie
et ils se rendirent à la zâwiya de Guemmâr, au mois de mai 1898, dans le
but d’obtenir des crédits pour rattacher les tribus du Soudan anglais (des
tijânîs, selon Lakhdar) à la cause française32. On trouve sans doute là
l’écho des projets de Lakhdar de se rendre au Soudan anglais, dans un
ouvrage d’Hampâté Bâ (1980 : 59). Ces deux « Tunisiens » ayant fait état
de leurs rapports avec le Soudan, les autorités françaises qui trouvaient
louches les deux personnages, menèrent une enquête sur leur projet de
voyage et sur leurs rapports avec les dignitaires du Soudan anglais ; ils
conclurent que « ces gens n’ont jamais voyagé dans le Soudan et qu’ils

29. Lettre de Mohammed Lakhdar al-Suhaylî datant de 1898 (ANOM, GGA, 16


H 45).
30. Général Dechizelle, commandant la subdivision de Batna, au général,
commandant la division de Constantine, Batna, le 17 décembre 1898 (ANOM,
GGA, 16 H 45).
31. Général Dechizelle, commandant la subdivision de Batna, au général,
commandant la division de Constantine, Batna, le 10 août 1898 (ANOM, GGA, 16
H 45).
32. Lettre en arabe (traduite par les autorités françaises) de Mohammed Lakhdar
al-Suhaylî au ministre des Affaires étrangères et au président de la République, 29
novembre 1897 (ANOM, GGA, 16 H 45). Cette lettre a été traduite par Sicard,
Alger, le 15 janvier 1898.
15

paraissent s’ingénier à nous faire illusion afin de voyager et de se récréer


à nos frais »33.
Néanmoins les autorités coloniales demandèrent à Mohammed El
Aroussi (Laroussî, La’rûssî), cheikh de Guemmâr, de se renseigner sur le
personnage pour savoir s’il pourrait être éventuellement envoyé en
mission avec al-‘Abdellâwî. On s’interrogeait sur le fait de savoir s’il
fallait choisir entre les deux missionnaires ou s’ils pourraient être
envoyés tous les deux34. El Aroussi déclara que Mohammed Lakhdar et
son compagnon étaient : « des exploiteurs de la charité publique ; mais
[il] ne les croit pas susceptibles de rendre le moindre service dans les
missions qu’ils disent solliciter de notre part »35.
Et pourtant, Mohammed El Aroussi dut estimer qu’il pouvait s’en
servir pour ses propres projets. À propos de Mohammed Lakhdar, le
général Dechizelle affirme :
[Il] semble avoir déjà gagné la confiance des Tidjania de Guemar, Si
Mohamed El Aid (El Aroussi) a apposé son propre cachet sur le thédeir [ijâza]
du moquaddem dont j’ai déjà parlé et que Hadj Mohamed [Lakhdar] avait
obtenu en Syrie… J’avais demandé à Si El Aroussi quelques renseignements sur
ces indigènes ; ces renseignements ne m’ont pas encore été fournis. Je sais
seulement que les deux étrangers ont été accueillis à la zawiya où ils
s’emploient à l’exécution des chants religieux. On ne les voit jamais dans le
village de Guemar36.

La question des ijâza-s

Au détour de ce rapport apparaît une ijâza reçue en Syrie, et


confirmée par cheikh El Aroussi. La question de l’ijâza et de son
contenu, en particulier la mention de la Perle de la perfection et son
nombre de récitations, est tellement centrale dans la « question
hamalliste » qu’il vaut la peine de s’y attarder.
On ne sait si, en dehors de son cachet apposé sur l’ijâza de Syrie, El
Aroussi avait conféré une autre ijâza à shaikh Lakhdar. Il est, par
conséquent, difficile de spéculer sur ce point sans autre preuve. Pourtant,
cheikh El Aroussi était lui-même détenteur de plusieurs ijâza-s qu’il a pu
transmettre. Afin de guider le lecteur sur les ijâza-s dont il va être

33. Général Dechizelle, commandant la subdivision de Batna, au général,


commandant la division de Constantine, Batna, le 10 août 1898 (ANOM, GGA, 16
H 45).
34. Ibid.
35. Ibid.
36. Ibid.
16

question dans ce travail, précisons que ces ijâza-s sont au nombre de


trois :
1- La première que nous voulons mentionner, sans qu’elle soit
nécessairement la plus ancienne, a été donnée, sans précision de date, par
sîdî M’ammar, frère et successeur de Mohammed al-Sghîr (m. 1892) à la
tête de Tamasîn, et oncle et rival d’El Aroussi. Rien ne permet de savoir
quand ce diplôme a été délivré, avant ou après 1892. D’autre part, le nom
du bénéficiaire a été supprimé par les éditeurs, qui l’ont remplacé par
trois petits points. L’autorisation est donnée par M’ammar, est-il écrit, à
« son illustre ami, son disciple le plus grand… » sans autre indication. La
traduction de cette ijâza en français est publiée dans l’ouvrage de Depont
et Coppolani37. Dans cette ijâza il est question d’une lecture douze fois de
la Perle de perfection. La silsila de M’ammar remonte au fondateur de la
Tijâniyya en passant par le lignage de Tamasîn, à savoir, en premier,
Muhammad al-Sghîr, « son maître très considérable », puis al-Hâjj al-
Tamâsinî (m. 1844) et Mohammed al-‘Îd (m. 1875).
Nous signalons cette ijâza à titre de comparaison avec les suivantes
qui, elles, ont été fournies par Mohammed El Aroussi aux autorités
françaises.
2- La seconde ijâza est celle délivrée par Mohammed Hamallah al-
Tichîtî à Mohammed al-Sghîr, le père d’El Aroussi, le 26 rabî’ II,
1290 H./23 juin 1873. Cette ijâza contient, dans la chaîne de
transmission, les noms de Mohammed Hamallah al-Tichîtî, Mawlûd Fall
(m. 1267 H./1851) et Mohammed al-Hâfiz (1759-1830)38. Il n’y a aucune
mention du wird et de la prière de la Perle de perfection. Cette ijâza a été
copiée par El Aroussi à partir de l’original que celui-ci a conservé39.

37. O. Depont et X. Coppolani, 1897, p. 416-418 (trad. de Bagard, interprète


militaire). Le texte de cette ijâza est pris comme modèle. C’est sans doute pourquoi
une partie des mentions personnelles sont supprimées. Louis Rinn, pour sa part,
avait déjà reproduit, en français, sans mention d’origine, le dhikr tijânî. Son
document, sans doute extrait d’une autre ijâza, contient, sans mention de son titre, le
texte complet de la Perle de perfection, à réciter douze fois également (1884, p. 442-
443). C’est donc bien la récitation douze fois qui est la norme dominante.
38. Il s’agit de tijânîs originaires de l’Ouest saharien, notamment de la région de
Chinqit (Mauritanie). Le premier fut le disciple du second. Mawlûd Fâl est
originaire de la tribu des Ida Ya‘qûb. Il n’a pas pu prendre le wird d’Ahmed al-
Tijânî à Fès, mort quelques jours avant son arrivée dans cette ville. Au retour à
Chinqît il rejoignit la tribu des Ida Ou ‘Ali et devint un fervent disciple de
Mohammed al-Hâfiz, considéré comme l’introducteur de la Tijâniyya en pays
Bidân, qui lui donna sa sœur en mariage. Voir P. Marty, 1916, p. 222 ; Dedoud Ould
Abdellah, 2000, p. 69-100.
39. Colonel Dechizelle, commandant de la subdivision de Batna au général
commandant la division de Constantine, le 13 juin 1898 (ANOM, GGA, 16 H 45).
17

3- La troisième ijâza est celle qui a été accordée par Mohammed al-
Sghîr à son fils Mohammed El Aroussi et qui comporte la récitation onze
fois de la Perle de la perfection. Elle a été rédigée le 10 rajab 1295 H./10
juillet 1878. El Aroussi a conservé l’original de cette ijâza et il n’a fourni
aux autorités françaises qu’une copie écrite de sa main40. Cette ijâza
comprend trois chaînes de transmission :
La première est celle de Tamasîn (Mohammed al-‘Îd, al-Hâjj ‘Ali al-
Tamâsinî, Ahmed al-Tijânî).
La deuxième chaîne remonte par Mohammed Hamallah al-Tichîtî,
‘Abdelwahhab Lahmar41 (dit Ibn Suda de Fès), Sîdî al-Bannânî (de Fès),
Ali Harazem Barrâda (m. 1803) jusqu’à Ahmed al-Tijânî (m. 1815).
La troisième chaîne remonte à Ahmed al-Tijânî par al-Hâjj ‘Ali al-
Sûdânî ben Cheikh Aboubakr42, Mawlûd Fall, Mohammed al-Hâfiz.
La réception des ijâza-s par les autorités coloniales est mentionnée
dans la dépêche du colonel Dechizelle qui écrivait alors au gouverneur
général :
J’ai l’honneur de vous adresser ci-joint une copie avec sa traduction de
l’Idjeza de Si El Aroussi (donnée par son père) et une copie de l’Idjeza de Si
Mohamed Sghir (délivrée par Mohammed Hamallah al-Tichîtî), père de Si El
Aroussi, qui a été grand maître de l’ordre43. Dans le cas où les originaux de ces
pièces pourraient présenter quelque intérêt, Si El Aroussi me les confierait
certainement pour être communiquées au général de Division ou au Gouverneur
général [de l’Algérie]. Il est à remarquer que Si El Aroussi tient ses pouvoirs de
son père Si Mohamed Seghir et qui était grand maître de l’ordre, et non de Si
Ahmed Tedjeni44.
Ces deux dernières ijâza-s furent données aux autorités françaises par
El Aroussi au mois de mai 1898 (à l’arrivée de Mohammed Lakhdar de
Constantinople) dans le cadre du projet d’envoi d’un émissaire au
Sénégal et au Soudan français. Les autorités coloniales se demandaient à
cette époque quelles étaient « l’opinion et disposition des Marabouts de
Tamelhat en ce qui concerne le projet d’affirmer et d’étendre leur

40. Ibid.
41. C’est ce personnage qui a accompagné ‘Ali Barrada, disciple proche d’Ahmed
al-Tijânî, aux Lieux Saints et l’a enterré à Médine en 1803. Il est issu d’une grande
famille de Fès.
42. Nous n’avons pas pu identifier ce personnage tijânî.
43. Voir les deux ijâza-s, que nous avons désignées sous les numéros 2 et 3.
44. Colonel Dechizelle, commandant de la subdivision de Batna au général
commandant la division de Constantine, le 13 juin 1898 (ANOM, GGA, 16 H 45).
18

influence, particulièrement au Sénégal par l’envoi d’un ou plusieurs


moqaddems »45.
On peut observer que la première ijâza, non datée, délivrée par
M’ammar, qui la tenait de son frère Mohammed al-Sghîr, à « son illustre
ami, son disciple le plus grand », pas autrement nommé, parlait d’une
récitation douze fois de la Perle de perfection, que la seconde, reçue par
Mohammed al-Sghîr en 1873, ne fait pas mention de la Perle de
perfection, et que la troisième, délivrée par Mohammed al-Sghîr à son fils
El Aroussi, parle d’une lecture de la Perle de perfection onze fois
– première mention du genre. C’était en 1878, donc vingt ans avant les
démarches entourant l’envoi d’un émissaire au sud du Sahara, et sans
aucune relation avec shaikh Lakhdar. L’impression qui prévaut, à partir
de ces trois exemples, est celle d’une assez grande liberté, dans la Maison
de Tamasîn, concernant la récitation de la Perle de perfection.
La zâwiya de Taybet El Guebliyya, ainsi que celle de Guemmâr,
dirigée par El Aroussi, avaient été signalées dans les rapports
administratifs comme des zâwiya-s dissidentes par rapport à ‘Ayn Mâdî.
Le père d’El Aroussi est mort en 1892, ouvrant une querelle de
succession. En 1898, les services du gouvernement général précisent à la
division de Constantine que « si des idées d’indépendance ont pu se faire
jour, elles ne sont pas le fait des chefs de Temacine, mais de si El Aroussi
seul »46. En effet El Aroussi était en conflit avec son oncle Si M’ammar
qui avait été désigné à la tête de Tamasîn en 1892. El Aroussi, chef de la
zâwiya de Guemmâr, « ne reconnut pas cette nomination, il se déclara
indépendant et s’installa à Guemar »47. Ensuite un autre rapport signale
qu’El Aroussi a été poussé « dit-on, à vouloir se séparer complètement de
la maison d’Ain-Madhi… »48.
Ce jeu personnel est perceptible dans les démarches d’El Aroussi qui,
jusqu’en 1899, insistait sur le rôle qu’il pourrait jouer dans le projet
colonial français. Le capitaine de Virille, qui l’a interviewé à ce sujet en
fait le constat suivant :
En résumé, d’après le marabout de Guemar, il n’existe pas de relations entre
les zaouia algériennes et celle de Fez ; il n’en existe pas davantage entre ces
mêmes zaouias et celles installées au Soudan et au Sénégal. Si El Aroussi n’a
pas de données précises sur les Tidjania du Soudan. Si les relations avec ces

45. Général Dechizelle, commandant la subdivision de Batna, à M. le général,


commandant la division de Constantine, Batna, le 15 avril 1899 (ANOM, GGA, 16
H 45).
46. Lettre au général commandant la division de Constantine, Alger, le 4 mai
1898 (ANOM, GGA, 16 H 45).
47. Anonyme, Historique des confréries, écrit en 1948 (ANOM, GGA, 1 H 39).
48. Rapport annuel de la division d’Alger, 1898 (ANOM, GGA, 10 H 38).
19

derniers n’existent pas, on peut les faire naître […] Pour lui, il n’y a qu’à tenter,
son nom est connu au Soudan ; les Khouans soudanais qui parfois traversent le
territoire pour se rendre au pèlerinage, ne manquent pas de passer par Guemar.
Aussi quand je lui ai fait part de l’avant-dernier paragraphe de la lettre de
M. le Gouverneur général, s’est-il empressé de me rappeler qu’il était à notre
entière disposition pour toute tentative à faire de nouer des relations avec les
Khouans de son ordre installés au Soudan et au Sénégal. Si vous voulez bien
m’y autoriser, j’inviterai Si El Aroussi à tenter l’entreprise. Mais je vous serais
obligé de me dire dans quel sens cette tentative devrait être faite, et aussi les
noms des personnages religieux soudanais ou sénégalais avec lesquels il y aurait
lieu d’entrer en relation49.
Alors que les pourparlers continuaient entre les autorités coloniales et
El Aroussi, Mohammed Lakhdar et son compagnon furent autorisés à
quitter Guemmâr.
Faut-il voir dans l’ijâza à onze récitations de 1878 un signe de
dissidence au sein des zâwiya-s algériennes ? Notons d’abord que ce
document est bien antérieur aux velléités séparatistes d’El Aroussi.
Compte tenu de ce que l’on constate, on peut penser que Mohammed
Sghîr, le shaikh de Tamasîn a reçu et délivré indifféremment des ijâza-s à
douze et à onze récitations. Shaikh Lakhdar a pu, ensuite, être
bénéficiaire de l’une et de l’autre. Cette enquête montre, en tous cas, que,
si shaikh Lakhdar a été investi par une zâwiya d’Algérie d’une instruction
de récitation onze fois de la Perle de perfection, c’est par Guemmâr et
cheikh El Aroussi que cela s’est passé, et non par d’autres zâwiya-s
comme on a pu le dire parfois (comme celle de Tlemcen). Cette ijâza à
onze récitations n’est pas une innovation locale puisqu’elle remonte elle-
même à une silsila ouest-saharienne où figurent les noms connus de
Mohammed al-Hâfiz et Mawlûd Fâl et, par eux, jusqu’à Ahmad al-Tijânî
sans passer par ‘Ayn Mâdî – c’est peut-être là l’essentiel. Cette silsila,
qui comporte d’ailleurs au moins deux branches, mériterait d’être
analysée et contextualisée, puisque c’est par là que la diffusion de la
Tijâniyya (d’ailleurs à douze récitations) s’est aussi faite en Mauritanie et
au sud du Sahara.
Il n’est pas interdit de chercher d’abord dans la compétition entre les
zâwiya-s maghrébines (notamment Tamasîn contre ‘Ayn Mâdî, puis
Guemmâr contre Tamasîn) les premières origines de l’importance et du
particularisme exacerbés pris par la récitation onze fois de la Perle de
perfection. Pourtant c’est seulement au sud du Sahara que, selon le
rapport Arnaud, nous trouvons les premières traces factuelles de cette
revendication des « onze fois » par shaikh Lakhdar face aux ‘umariens.

49. Capitaine de Virille, chef de l’annexe d’El Oued au commandant supérieur du


cercle de Touggourt, El Oued, le 8 avril 1899 (ANOM, GGA, 16 H 51).
20

C’est là, et non au Maghreb, que les « onze fois », venues – comme les
« douze fois » – du Maghreb, sont devenues, au nom d’un « retour aux
sources », un signe de distinction majeur de remise en cause de
l’establishment ‘umarien et d’affirmation, par shaikh Lakhdar, de la
supériorité de son enseignement. Il est impossible de savoir avec
certitude, du moins sur la base des documents que nous avons consultés,
si shaikh Lakhdar lui-même avait, dès l’origine de sa mission, fait des
« onze fois » un point crucial de son enseignement, ou s’il s’est agi d’un
développement en situation au contact de ses concurrents ‘umariens. On
peut aussi imaginer que, dans l’Adrar, le contact fâdilî-tijânî ait conduit à
une « innovation » de ce type, ou du moins à un accent mis, pour des
raisons dont la numérologie mystique n’est peut-être pas non plus
absente, sur cette variante, jusqu’alors neutre, de la récitation. Le long
séjour adrarien de shaikh Lakhdar, au contact des proches de Mâ’ al-
‘Aynayn, peut aussi être vu, en effet, comme un lieu de formation majeur
dans la carrière savante du missionnaire. Mais ce ne sont là que des
hypothèses. Ainsi avons nous retrouvé l’homme, mais pas tous ses
mystères.

Les difficultés de la stratégie française et l’échec du projet

Après quatre années de recherches sur les failles, les différences et


l’influence spirituelle et politique de toutes les zâwiya-s tijânîes au
Maghreb et en Afrique de l’Ouest, le projet, par l’administration, de
l’envoi d’émissaires au Sénégal et au Soudan avait pris une certaine
consistance. Mais la logique coloniale s’est heurtée à la stratégie du
colonisé. Et, de ce fait, le gouverneur de l’Algérie et les commandants de
subdivisions se sont trouvés dans une situation délicate.
En effet, les renseignements donnés par sîdî al-Bashîr50 de ‘Ayn Mâdî
niaient tout rapport permanent entre la zâwiya de Fès et celles de
l’Afrique de l’Ouest et celui-ci espérait ainsi prendre en charge la mission
envisagée par les autorités coloniales. Les autorités françaises n’avaient
pas compris que le chef de ‘Ayn Mâdî n’était pas le chef d’un ordre
centralisé et qu’il était ignorant des affaires de la Tijâniyya en dehors des
tijânîs qui lui étaient dévoués.
D’autre part, dans la zâwiya de Guemmâr, sîdî Mohammed El
Aroussi, qui n’avait pas raté l’occasion de montrer son savoir, en le
présentant comme supérieur à celui de sîdî al-Bashîr de ‘Ayn Mâdî, et

50. Il s’agit du chef de la zâwiya de ‘Ayn Mâdî, descendant direct de Ahmed al-
Tijânî, qui a succédé à son frère en 1897.
21

d’afficher nettement sa volonté de servir le projet français, donnait,


contrairement à sîdî al-Bashîr, des renseignements concrets sur les
rapports réels entre la zâwiya de Fès et l’Afrique de l’Ouest : « L’action
des Tidjania marocains s’exerce surtout au Sénégal et au Soudan français
occidental où les khouans de l’ordre sont bien plus nombreux que dans
l’oued Guir et au Souf »51. Mais le chef de Guemmâr n’avait pu donner
satisfaction en ce qui concernait ses rapports avec les tijânîs ouest-
africains, qu’il ignorait complètement. Le jeu d’El Aroussi était de nier
toute relation avec les tijânîs de ces régions pour signifier aux autorités
qu’il y avait là une mission à tenter et qui pourrait lui revenir. En effet,
Depont et Coppolani disaient en 1897 : « Il [El Aroussi] est le seul
membre de sa famille qui ait entretenu des relations suivies avec les
affiliés éloignés de la zaouïa mère, particulièrement avec les Ahbab
[disciples] du Sahara et même du Soudan »52.
Les contradictions entre les déclarations du chef de ‘Ayn Mâdî et
celles de Guemmâr allaient nourrir un doute chez les autorités françaises
qui avaient une troisième source de renseignements. En effet, les
gouverneurs des colonies en Afrique affirmaient l’absence de toute
influence de la Tijâniyya algérienne en Afrique de l’Ouest, contrairement
à la zâwiya de Fès dont la présence était reconnue.
Quelle suite donner au projet après quatre années d’investigation ?
Était-il possible que l’administration coloniale suscite l’envoi d’un
émissaire lié à ‘Ayn Mâdî, alors que sîdî al-Bashîr ignorait quels étaient
les tijânîs influents et même les noms des tijânîs au Sénégal et au Soudan
français ? Il avait fallu aussi l’intervention du gouverneur de l’AOF pour
se renseigner et établir une liste de muqaddam-s tijânîs, qui pourraient
être contactés par les chefs des zâwiya-s de ‘Ayn Mâdî et de Guemmâr.
Le shaikh de Tamasîn avait demandé également « que l’autorité
(coloniale) lui fît connaître les noms des cheikhs ou muqaddems influents
du Soudan et du Sénégal... »53. Comment les zâwiya-s algériennes
pouvaient-elles s’inscrire dans un projet visant à déstabiliser l’emprise de
la zâwiya de Fès en Afrique de l’Ouest et à changer le visage de la

51. Rapport des Affaires indigènes de Constantine adressé au gouverneur général


de l’Algérie, 16 février 1897 (ANOM, GGA, 16 H 51). Tamasîn se trouve dans la
vallée de l’oued Guir, ou Ghir. Le Souf est la région autour de la ville d’El-Oued, au
nord de laquelle se trouve Guemmâr. Guemmâr est située à environ 120 kilomètres
au nord-est de Tamasîn.
52. O. Depont et X. Coppolani, 1897, p. 436, ap. Rapport sur les confréries
religieuses du cercle de Touggourt, établi par le lieutenant Desgène, chef du Bureau
arabe, en 1895.
53. Rapport des Affaires indigènes de Constantine adressé au gouverneur général
de l’Algérie, 16 février 1897 (ANOM, GGA, 16 H 51).
22

Tijâniyya ‘umarienne considérée par l’administration comme anti-


française et liée à la Tijâniyya marocaine ?
Au début d’octobre 1899, le projet était encore envisagé, du côté
français. Le 6 octobre 1899, le gouverneur général de l’Algérie
demandait encore au général commandant la division d’Alger, de lui
envoyer « deux autres nouvelles épreuves de la photographie de
Mohammed el Abdellaoui ». Toujours dans la même intention, le
ministre des Colonies écrivait au gouverneur général de l’Algérie :
J’ai l’honneur de vous faire savoir que je transmets par dépêche de ce jour,
une copie de votre communication à M. le gouverneur général de l’Afrique
occidentale française, en le priant de m’adresser par le plus prochain courrier les
instructions qui pourraient être données, le cas échéant, aux émissaires
tidjaniens54.
C’est cependant au cours de ce mois d’octobre 1899 que les autorités
françaises ont été convaincues de l’impossibilité de mener cette mission
considérant que la zâwiya de Fès était très influente en Afrique de l’Ouest
et que les zâwiya-s algériennes auraient peu de chance de créer une
Tijâniyya anti-‘umarienne qui pourrait leur être dévouée. De même, les
autorités coloniales ont commencé à admettre que les tijânîs ouest-
africains n’étaient pas tous hostiles à la cause française et que « seule, la
région du N’Diambour s’était refusée nettement à nous prêter son
concours »55. La décision d’annulation n’allait pas tarder à venir.
Au début de novembre 1899, les autorités coloniales décidèrent
d’abandonner le projet. Le gouverneur général de l’Algérie fit parvenir,
le 9 novembre 1899, au général commandant la division d’Alger, la
décision prise à propos de l’envoi de Mohammed ben Ahmed al-
‘Abdellâwî (et d’un autre personnage qui était peut-être, à notre avis,
Mohammed Lakhdar Suhaylî) : « J’estime en conséquence qu’il n’y a pas
lieu de donner suite à nos projets d’envoi de ces deux émissaires
algériens »56.
Mohammed ben Ahmed al-‘Abdellâwî fut mis au courant de la
décision prise d’annuler le projet de son départ pour le Sénégal et le
Soudan français. Un mois après, il demanda à repartir vers Fès pour les
motifs suivants, rapportés par le général Pédoya :

54. Ministre des Colonies au gouverneur général de l’Algérie, l6 octobre 1899


(ANOM, GGA, 16 H 51).
55. Gouverneur général au général commandant la division d’Alger, Alger, le 27
mars 1899 (ANOM, GGA, 2 U 23).
56. Dossier « confrérie Tidjania », gouverneur général au général commandant la
division d’Alger, Alger, le 9 novembre 1899 (ANOM, GGA, 2 U 23).
23

Il [Mohammed ben Ahmed al-‘Abdellâwî] a, en effet, abandonné à Fez son


commerce et son père très âgé [Ahmed al-‘Abdellâwî], et ses intérêts sont en
souffrance : aussi dans le cas où les instructions qu’il doit recevoir ne pourraient
lui être données dans quelques temps encore (sic), désirerait-il aller surveiller
ses affaires, au lieu de séjourner ici inutilement. Il laisserait une adresse sûre à
laquelle parviendraient les communications à lui faire. Si El Bachir a d’ailleurs
déjà donné ses instructions à Mohammed ben Ahmed ben Abdellaoui57.
Il fut retenu pendant quelque temps, puis obtint, en décembre 1899, le
droit de rentrer à Fès. Par la suite, il revint de temps en temps en Algérie,
pour revoir sa famille dans la région de Touggourt, ou à la demande des
autorités coloniales qui souhaitaient avoir des renseignements sur la
situation au Maroc.
Quant à Mohammed Lakhdar, à qui on avait donné l’autorisation de
se rendre à Tebessa, il s’était dirigé, au contraire, si l’on en croit une
dépêche des autorités militaires, vers le sud58. Il était d’abord retourné
dans sa région d’origine, Taybet (El Guebliyya), avant de rejoindre
Tebessa, puis de passer en Tunisie. Pensant sans doute que c’était le
jugement sur sa personnalité qui avait motivé l’abandon du projet, il
écrivit pour se plaindre qu’on ne lui faisait pas confiance, et qu’on
pensait qu’il était au service de la zâwiya de Fès59. On ne sait d’où cette
lettre fut envoyée, car les autorités coloniales ne savaient plus où il était,
en dépit de leurs efforts. Jamil Abun-Nasr, qui ignore la nature de la
mission qu’on voulait confier à Lakhdar, pense qu’il était, en effet, en
Tunisie et qu’il a continué à écrire mais sans arriver à convaincre les
autorités coloniales (Abun-Nasr, 1965 : 91-92, 161). C’est donc à
Tébessa qu’on perd la trace de Mohammed Lakhdar al-Suhaylî.

De l’intrigue politique au secret spirituel

Les questionnaires et les informations demandées aux zâwiya-s


algériennes, et à la zâwiya marocaine de Fès par le biais de Mohammed
ben Ahmed al-‘Abdellâwî, avaient sans doute suscité la curiosité des
tijânîs sur les visées de l’administration française. Ces questionnaires
avaient montré aussi que l’administration coloniale en savait plus que les
tijânîs sur l’influence de la Tijâniyya au sud du Sahara. Face à la décision

57. Général Pédoya commandant la division d’Alger au gouverneur général,


Alger, le 27 décembre 1899 (ANOM, GGA, 16 H 51).
58. Colonel Dechizelle, commandant de la subdivision de Batna au général
commandant la division de Constantine, le 13 juin 1898 (ANOM, GGA, 16 H 45).
59. Lettre en arabe de Mohammed Lakhdar al-Suhaylî au gouverneur général
datant de 1899 (ANOM, GGA, 16 H 45).
24

du gouverneur général de l’Algérie d’annuler le projet d’envoi des


émissaires au Sénégal et au Soudan français, y eut-il volonté, de la part
d’une zâwiya algérienne, de récupérer le projet à son seul profit ?
Amadou Hampâté Bâ livre une information suggestive, sans doute
issue de la tradition interne, quand il dit que le missionnaire Mohammed
Lakhdar, l’initiateur du hamallisme, a été envoyé à la suite d’une réunion
des zâwiya-s algériennes après la chute de Ségou entre les mains des
Français (Bâ, 1980 : 59), mais cette information laisse penser que le
projet d’envoyer un émissaire en Afrique de l’Ouest était le fait, non de
l’administration coloniale, mais des zâwiya-s algériennes elles-mêmes.
Telle était, du moins, la version recueillie par A. Hampâté Bâ en Afrique
de l’Ouest. Dans ce cas, il est possible que des zâwiya-s algériennes aient
effectivement repris à leur compte le projet, afin d’augmenter le champ
de leur influence et de leurs ziyâra-s. Ceci nous incite à penser qu’on est
passé de l’envoi d’émissaires tijânîs en Afrique de l’Ouest par
l’administration coloniale, à une opération tijânîe séparée, le projet des
autorités coloniales ayant été abandonné, et des acteurs tijânîs ayant
discrètement pris la relève. Il y a donc eu passage, selon nous, d’une
mission politique destinée à contrôler la Tijâniyya ouest-africaine et à
soumettre les tijânîs ‘umariens hostiles à la présence française, à un
projet indépendant qui allait constituer le fondement de la mission de
Mohammed Lakhdar.

Les tensions entre les zâwiya-s algériennes

Pour mieux comprendre ces initiatives tijânîes, revenons sur la


situation des zâwiya-s algériennes en cette fin du XIXe siècle. Il régnait
alors une tension ouverte entre les zâwiya-s de Tamasîn et ‘Ayn Mâdî qui
voulaient, en fait, utiliser les autorités coloniales pour devenir plus
influentes. Une présentation des rapports entre la zâwiya de Tamasîn et
celle de ‘Ayn Mâdî, s’impose donc, et nous allons les étudier d’après les
rapports annuels fournis par les autorités coloniales.
Le rapport annuel de la division d’Alger de 1897 rapporte que :
[…] malade depuis longtemps, si Ahmed Tedjini avait profité d’un regain
de santé pour entreprendre au commencement de l’année 1897, un voyage dont
le but était de rappeler la maison de Temacin à une observation plus rigoureuse
des doctrines de l’ordre, dont elle tendait à s’affranchir60.
Ahmed al-Tijânî mourut au cours de ce voyage, le 20 avril 1897, sans
atteindre son but, qui était la visite de ses serviteurs en Tunisie. Ceci

60. Rapport annuel de la division d’Alger, 1897 (ANOM, GGA, 16 H 45).


25

montre que, non seulement, les rapports entre ‘Ayn Mâdî et Tamasîn
étaient tendus, mais qu’il y avait entre eux une concurrence pour
s’approprier les affiliés de l’Est et, notamment, ceux de la Tunisie.
Ahmad al-Tijânî II avait des difficultés à recevoir des ziyâra-s mais il
avait toujours réussi à ce que les autorités coloniales lui accordent des
autorisations à cet effet, fut-ce sur le territoire des zâwiya-s tijânîes
rivales : Tamasîn et Guemmâr. Ces dernières, au contraire, avaient moins
de facilité à obtenir des autorisations pour recueillir des ziyâra-s, mais la
situation géographique de leur zâwiya-s, toutes proches des frontières
avec la Tunisie, avait toujours été un moyen pour charger des disciples
dévoués de recueillir clandestinement des ziyâra-s en Tunisie61. En effet,
la région du Souf où se trouvent les zâwiya-s de Tamasîn, Guemmâr et
Taybet El Guebliyya bénéficiaient largement des ziyâra-s données par les
Tunisiens, et notamment des subventions accordées par le bey de Tunis,
lui aussi affilié à la Tijâniyya. Les aides accordées par le bey avaient été à
l’origine d’un procès qui avait opposé El Aroussi à la zâwiya de Tamasîn.
Cette dernière s’en était emparée et El Aroussi, devenu l’homme fort
dans la région, avait commencé à réclamer sa part62.
La Tunisie était le refuge des membres de la famille d’El Aroussi,
tous de Taybet El Guebliyya tout comme Mohammed Lakhdar, qui
avaient menacé de créer des zâwiya-s dissidentes et anti-françaises selon
les rapports de l’administration coloniale. En effet, il a toujours fallu
l’intervention d’El Aroussi pour les faire revenir de Tunisie63. De la
même façon, les saints de ‘Ayn Mâdî avaient aussi usé de la menace
consistant à aller chercher refuge dans le territoire dissident des Awlâd
Sîdî al-Shaykh, ou au Maroc, lors des tensions avec l’administration
coloniale entre 1867 et 1881, ou tout simplement lorsque les vœux des
saints n’étaient pas exaucés par cette dernière64.
La mort d’Ahmed al-Tijânî II suscita un problème déjà posé dans
l’histoire du soufisme, celui de l’inhumation du corps des saints. Le
défunt étant mort à Guemmâr, où sîdî Mohammed El Aroussi cherchait à
étendre son pouvoir, il avait été enterré dans ce village, en raison de la
chaleur et de la distance entre Guemmâr et ‘Ayn Mâdî. Or Mohammed El
Aroussi, comme toute la famille de al-Hâj ‘Alî al-Tamâsinî, souffrait
d’un handicap lié aux fondements de toute sainteté, l’absence de
consanguinité avec le saint fondateur. C’est pourquoi il s’opposa avec

61. Ibid.
62. Ibid.
63. Ibid.
64. O. Depont, « Les Tidjania et leur rôle politique », 15 avril 1899, 47 p. (non
numéroté) (ANOM, GGA, 16 H 49). Cette note concerne les menaces d’exil vers la
Tunisie ou le Maroc.
26

détermination au désir de sîdî al-Bashîr al-Tijânî (frère et successeur du


défunt) de rapatrier le corps à ‘Ayn Mâdî, désir qui était aussi celui
d’Aurélie Picard, l’épouse française d’al-Tijânî II, qui allait devenir sa
propre épouse, tous deux appuyés par l’administration coloniale. Il fallut
attendre presque un an pour que l’exhumation soit effectuée avec
l’accord de Mohammed El Aroussi, qui ne céda qu’après avoir compris
que son obstination pourrait lui faire perdre les faveurs de
l’administration coloniale dont dépendait aussi l’avenir de sa sainteté.
L’exhumation du corps d’Ahmed al-Tijânî, fut accompagné d’un
autre conflit concernant le droit de la famille al-Tamâsinî à l’utilisation
du titre « al-Tijânî » que la zâwiya de ‘Ayn Mâdî déclarait être la
propriété des seuls descendants du saint fondateur. Ces faits
n’empêchèrent pas Mohammed El Aroussi, disait le rapport, de « vouloir
se séparer complètement de la maison d’Ain Madhi ». Le rapport annuel
de la division d’Alger, en 1898, est plus explicite encore sur les positions
de Mohammed El Aroussi, qui « ne dissimula pas son mécontentement,
et il laissa même entendre qu’une scission prochaine était probable entre
les maisons d’Ain Madhi et de Temacine »65. Ce rapport précisait
qu’aucune scission ne s’était encore produite jusqu’ici.
L’administration coloniale a bel et bien cherché une faille dans les
lignes doctrinales suivies par les différentes zâwiya-s. Le 22 janvier 1897,
le général Collet Meygret commandant la division d’Alger écrivait au
gouverneur général de l’Algérie : « Il est difficile de connaître les
tendances de certains Mukaddems à professer des doctrines différentes de
celle d’Ahmed Tedjini »66. En effet, au mois d’avril 1899, sîdî al-Bashîr
(m. 1911), le saint de ‘Ayn Mâdî avait fourni une ijâza en arabe, traduite
en langue française, aux autorités françaises, où l’on trouvait mention
d’une récitation « douze fois » de la prière de la Perle de la perfection.
Cette ijâza lui avait été demandée dans le cadre de la préparation de la
mission. On trouvait la même mention dans la lettre de sîdî al-Bashîr qui
confirmait la récitation douze fois, dans sa réponse à une lettre qui lui
avait été envoyée par l’émir de N’Gaoundéré (Tchad), lequel voulait
s’assurer de la véracité de son wird et sans doute aussi le renouveler67.

65. Rapport annuel de la division d’Alger, 1898 (ANOM, GGA, 16 H 45).


66. Général Collet Meygret, commandant la division d’Alger au gouverneur
général, Alger, le 22 janvier 1897 (ANOM, GGA, 16 H 51).
67. Dossier « confrérie Tidjania », gouverneur général au général commandant la
division d’Alger, Alger, le 9 novembre 1899 (ANOM, GGA, 2 U 23).
27

La lecture de la Perle de perfection et les zâwiya-s


maghrébines

La prière de la Perle de la perfection, Jâwharat al-Kamâl, aurait été


donnée à Ahmed al-Tijânî, le fondateur, par le prophète Mohammed en
personne, à l’état de veille, ce qui fut évidemment contesté par les
adversaires de la Tijâniyya. Pourtant les tijânîs sont arrivés à se défendre
en disant que certaines prières avaient été déjà données par le Prophète
aux saints antérieurs. Cela avait été le cas d’Abû al-Hasan al-Shâdhilî qui
avait reçu du Prophète le Hizb al-Bahr, et d’al-Busîrî (1211-1294) avec
son poème al-Burda (« le Manteau »).
Les premières sources tijânîes, à savoir le Kitâb al-Jâmi‘ d’Ibn al-
Mushrî68 et le Jâwâhir al-Ma‘ânî de H. Barrâda (1988, t. I : 104), sont les
seules à parler d’une récitation onze fois. Ibn al-Mushrî parle de onze fois
ou plus. Mais la quasi-totalité des écrits tijânîs ne mentionne nulle part
une récitation onze fois, étant donné que le fondateur avait accepté une
douzième lecture en arrivant tardivement à une réunion de dhikr. Comme
on l’a dit, la récitation de la Jawharat al-Kamâl douze ou onze fois
n’avait jamais suscité de différend entre les différentes zâwiya-s tijânîes.
En fait, le chiffre onze avait toujours été lié aux grands secrets
détenus par les grands disciples et surtout à certaines pratiques magiques.
Nous prendrons pour exemple le Taqyîd d’Ibrahîm al-Ryâhî69 (m. 1849),
qui lui avait été dicté par H. Barrâda. D’après ses notes, la répétition onze
fois du nom al-Jalâla, qui est un nom divin, permet à celui qui le répète
de vaincre l’ennemi au cours du jihâd, comme il peut permettre le retour
d’un exilé chassé par un sultan. Ibrâhîm al-Ryâhî (s.d. : 7-10) note que
cette récitation permet, aussi, de voyager vers un pays et d’y entrer sans
souci. De même, les écrits tijânîs ont toujours signalé que le nom Ahmed
al-Tijânî se composait de onze lettres. Alioune Traoré, sur la base de
sources coloniales, parle de la récitation onze fois au sein de la zâwiya de
Tlemcen (Traoré, 1983 : 81), de même que Constant Hamès évoque une
tradition algéro-lakhdarienne (Hamès, 1996 : 233).
Cependant, dans les documents saisis au cours d’une perquisition
chez les tijânîs de Tlemcen, un écrit, dont l’auteur est anonyme, traitant
du Sceau des saints, c’est-à-dire Ahmed al-Tijânî, mentionne la récitation

68. Ibn al-Mushrî, Kitâb al-Jâmi‘ li durar al-‘ulûm al-fâ’ida min bihar al-Qutb
al-Maktûm, s.d., 1er tome seulement, p. 55 (ANOM, GGA, 16 H 48).
69. Al-Ryâhî, né en 1766 et mort en 1849, est la grande figure de la Tijâniyya
tunisienne.
28

de Jawharat al-Kamâl douze fois70. Or Tahar ben Bûtayyeb (chef de la


zâwiya de Tlemcen) n’a jamais parlé de la récitation onze fois. Dans son
ijâza à Hammû al-‘Aqbânî71 qui vivait en Egypte, il ne mentionne nulle
part la récitation de la Perle de la perfection, mais on sait que Hammû al-
‘Aqbânî, comme tous les tijânîs de l’Égypte a pratiqué une récitation
douze fois (Al-‘Attâr, s.d. : 3, 26). D’autre part, Ahmed al-Tijânî II, le
petit-fils du fondateur, a surveillé la désignation des muqaddam-s
nommés à Tlemcen et dans sa région72. Toute ijâza donnée a été visée par
lui. C’est à l’époque de Mohammed Lakhdar, en juin 1899 exactement,
que sîdî al-Bashîr al-Tijânî de ‘Ayn Mâdî a désigné un muqaddam de
Tlemcen, nommé Hammâdî b. Mohammed Dali Yahya73. Or Tlemcen
pratiquait une récitation douze fois de la Perle de la perfection. Ahmed
Skîrej a été affilié à la Tijâniyya par Ahmed al-‘Abdellâwî, le père de
Mohammed ben Ahmed al-‘Abdellâwî, qui a écrit de sa main l’ijâza où il
est mentionné une récitation douze fois de la Perle de la perfection
(Skîrej, 1988 : 211). De même, l’ijâza donnée par Ahmed al-Tijânî, le
fondateur, à Ibrâhîm al-Ryâhî et rapportée par A. Skîrej, mentionne la
version douze fois (id. : 147). Al-Hâjj Malik Sy qui tient son ijâza de A.
Skîrej et d’Ahmed al-‘Abdellâwî, ancien compagnon de Tahar b.
Bûtayyeb, déclare que la pratique des hamawî-s (hamallistes) est « la plus
étrange des choses étranges (aghrab al-gharâ’ib » et va jusqu’à dire
qu’elle constitue un acte d’opposition au fondateur de la Tijâniyya. Al-
Hâjj Malik Sy déclare :
Il est authentiquement rapporté qu’Ahmed al-Tijânî a commencé à la réciter
onze fois, ensuite douze fois, et a continué cette pratique jusqu’à sa mort, et
qu’il en alla de même pour ses enfants et ses califes. Et nous n’avons jamais
entendu dire qu’il en était autrement dans l’une des grandes zâwiya-s de la
Tijâniyya (Bousbina, 1996 : 328-329).
Ahmed al-Tijânî b. Bâba al-‘Alawî confirme que Ahmed al-Tijânî, le
fondateur, a ajouté de son vivant une douzième récitation. Or, on sait que
cet auteur a fréquenté les zâwiya-s algériennes et notamment celle de

70. La Tour d’Auvergne, enquête sur le nommé Si Hammou ben al-‘Attâr et de


son ordre dans l’Ouest, 1880, 7 p. (ANOM, GGA, Fonds d’Oran, 1 J 174).
71. Ibid.
72. La Tour d’Auvergne, enquête sur le nommé Si Hammou ben al-‘Attâr et de
son ordre dans l’Ouest, 1880, 7 p. (ANOM, GGA, Fonds d’Oran, 1 J 174).
73. Ijâza délivrée par sîdî al-Bashîr al-Tijânî, en juin 1899, au muqaddam tijânî
Hammâdi ben Mohammed ben al-Hâjj Hammâdi Dali Yahya, 62 ans, de famille
kouloughli (ANOM, GGA, 16 H 29).
29

‘Ayn Mâdî où il a rédigé son écrit : Munyat al-murîd74. Amadou


Hampâté Bâ a bien affirmé que la zâwiya de ‘Ayn Mâdî pratiquait la
récitation onze fois de la Jawharat al-Kamâl75, mais cela n’est confirmé
par aucune source disponible.
Telles sont les polémiques liées à la lecture de la Perle de la
perfection, source de différends entre les tijânîs maghrébins, les
‘umariens et les hamawî-s, chacun invoquant à son profit ce qu’il estime
être la tradition. Peut-on imaginer que, dans ce contexte compétitif où la
pratique à douze récitations était largement dominante, El Aroussi ait
voulu se singulariser en promouvant, conjointement, la version à onze
récitations de la Perle de perfection reçue de son père à partir d’autorités
incontestées ? C’est une possibilité, mais ce ne peut être, en l’état, qu’une
hypothèse car les preuves décisives font défaut.

Mohammed ben ‘Abdellah Lakhdar : un saint peut en


cacher un autre !76

Le nom de Mohammed Lakhdar (le maître de Cheikh Hamallah), tel


qu’il est mentionné au sud du Sahara, a été souvent présenté sous la
graphie « Sîdî Mohammed ben Ahmad ben ‘Abdallâh » par les sources
contemporaines de 1906 à 191677. Arnaud ajoute « Lakhdar » en 1906,
comme les sources tardives et, à la suite, des auteurs récents tels que A.
Traoré et F. Dumont. La position des historiens de la Hamawiyya
jusqu’ici est que cette confrérie a été fondée par un certain sharîf
Mohammed Lakhdar venu du Touat vers 1900-1901, et rattaché à la
zâwiya de Tlemcen par Tahar Ben Bûtayyeb (J. Abun-Nasr, 1965 ; A.
Hampâté Bâ, 1980 ; A. Traoré, 1983).

74. Ahmad al-Tijânî b. Bâba al-‘Alawî, Munyat al-murîd âkhidh wird shaykhinâ
al-sadîd, Paris, BNF, ms. arabe, 5734, 15a-22b (voir N. Ghali et al., Inventaire de la
bibliothèque ‘umarienne de Ségou, 1983).
75. « L’oraison […] fut révélée par le Prophète Mahomet, en une vision, à Si
Ahmed Tidjani un jour de 1781 […] avec injonction de la réciter onze fois, ainsi que
cela se pratique toujours dans la maison mère. La récitation par douze fois fut
introduite par les grands élèves du Fondateur » (A. Hampâté Bâ, 1980, p. 53,
note 2).
76. « L’autre » est ici Mohammed al-‘Abdellâwî.
77. Archives nationales du Mali (ANM), Bamako, 4 H 19, rapport sur les
confréries religieuses, Nioro, le 12 juin 1913, adressé par Bernard, administrateur du
cercle de Nioro au gouverneur du Haut-Sénégal Niger, 10 p. Dans un autre rapport,
daté de 1916, l’administrateur Bernard parle de « sidi Mohammed ben Ahmedou
ben Abdellah » (ANM, 4 E 4).
30

Les sources coloniales, contemporaines de la mission, affirment que


Mohammed Lakhdar a commencé sa prédication à Nioro en 1906-1907,
et cela nous paraît vraisemblable. De fait, un rapport datant de 1905
signale l’arrivée de « Mohammed ben ‘Abdellah » dans la région de
Nioro et conclut : « les marabouts ambulants se prétendent en général
possesseurs des hauts titres tantôt dans la hiérarchie de leur ordre
religieux, tantôt dans celle de l’école soufique »78. Une autre fiche de
renseignements sur Hamallah, datant de 1911, parle ainsi de son choix :
« il [Hamallah] a été fait moqaddem des Tedjeni par cheikh sidi
Mohammed, chérif venu du nord-est en 1905 ; son maître est mort depuis
trois ans »79. La même notice affirme que Hamallah a été « reconnu
cheikh des Tidjania par tous les Maures et quelques Soninkés ; il n’en tire
aucune fierté et affirme qu’il n’y a qu’un seul chef des Tidjania, celui qui
est à Fès, et dont il ignore le nom »80. On trouve encore dans le rapport de
l’administrateur de Nioro, Bernard, en 1913 :
Il est venu de l’Adrar avec une caravane vers 1903. Il est resté un mois à
Nioro et retourna dans l’Adrar en passant par Kayes et Podor. Revenu à Nioro
l’année suivante, il y séjourna trois mois et se rendit ensuite à Kayes, à Saint-
Louis et en Gambie. Il vint une troisième fois à Nioro en 1905 ou 1906. Parti
dans le cercle de Bamako, il en fut expulsé et envoyé à Saint-Louis. Après une
longue enquête à laquelle aurait procédé Monsieur l’administrateur Adam,
adjoint au commissaire du gouvernement en Mauritanie, il aurait été autorisé à
se fixer à Nioro, où il mourut il y a environ quatre ans81.
Selon les historiens déjà cités, shaikh Lakhdar aurait déclaré
Hamallah khalîfa de la Tijâniyya, en 1902. C’est sans doute un peu plus
tard, si l’on retient 1903 ou 1905 pour l’arrivée de shaikh Lakhdar dans la
région de Nioro. Hamallah, qui serait né en 1886, était encore un très
jeune homme. Ceci mérite d’être mentionné pour bien saisir l’aspect
exceptionnel d’une mission qui a consacré un jeune « saint » (Hamallâh),
à la fois peu savant et inexpérimenté.
C’est un message du gouverneur du Haut-Sénégal Niger qui, dans une
dépêche à Arnaud, annonce avec exactitude l’arrivée de Mohammed
Lakhdar à Bamako la veille du 17 mai 1907 :

78. Archives nationales du Sénégal (ANS), Dakar, 15 G 103, « Rapport de


l’administrateur de Satadougou au gouverneur [du Haut-Sénégal Niger] écrit en
1905 », rapporté par le gouverneur, le 22 juin 1906.
79. Fiche de renseignements concernant le nommé Hamallah, 31 décembre 1911
(ANS, 15 G 103).
80. Ibid.
81. Rapport sur les confréries religieuses, Nioro, le 12 juin 1913, adressé par
Bernard, administrateur du cercle de Nioro au gouverneur du Haut-Sénégal Niger,
10 p. (ANM, 4 H 19).
31

Est arrivé hier soir à Bamako un personnage d’origine algérienne disant se


nommer Chérif Mohamed Abdoulaye et connu également sous le nom de
Mohamed Lakhdar, vient de l’Adrar par Nioro, où a pris laissez-passer et Kayes,
dit être Mokeddem de l’ordre des Tidjania. Aurait habité Fez puis se serait fixé
depuis 24 ans auprès de Cheikh Mohamed Fadel [al-‘Ubaydî], marabout réputé
de l’Adrar, cousin du cheikh Ma El Ainain, représentant de l’influence
marocaine dans l’Adrar…»82.
En comparant les sources françaises de l’Algérie, qui attestent
l’existence de Mohammed Lakhdar et de son beau-frère al-‘Ubaydî en
Algérie entre 1898 et 1899, avec les déclarations de Mohammed Lakhdar
au gouverneur et à Arnaud, on peut légitimement penser qu’il s’agit bien
du même personnage qui, tout au plus, brouille ses pistes en disant qu’il
était venu de Fès et qu’il est installé auprès d’al-‘Ubaydî, en Adrar,
depuis 24 ans.
À ce stade de l’information, on voit que, dans les rapports issus de
l’AOF, les noms, les lieux et les dates de référence subissent quelques
fluctuations. Nous remarquerons aussi que ce nom de « Mohammed b.
‘Abdallah » est le nom du Prophète lui-même, et qu’il a été attribué à
différents personnages charismatiques au Maghreb et au Sahara. Ce n’est
donc pas exactement une identité. La nisba « al-Suhaylî » est, en tous
cas, ignorée dans les sources françaises subsahariennes. Les
convergences, signalées plus haut, dans les noms et la chronologie nous
incitent cependant à penser que les deux Lakhdar, celui des archives
coloniales de l’Algérie, et celui des archives coloniales de l’AOF,
représentent bien un seul et même personnage. De même, le lien établi en
Algérie entre Mohammed Lakhdar et Mohammed al-‘Ubaydî apparaît
confirmé au sud du Sahara, à propos d’un séjour commun en Adrar, par
Arnaud, le gouverneur du Haut-Sénégal-Niger et aussi par
l’administrateur J. Beyries qui rapporte que « Mohammed ould Ahmed83
[Lakhdar ?] a vécu de longues années en Adrar auprès d’un Fâdili [de la
confrérie Fâdiliyya] Mohamed Fadel ould Abeïdi [al-‘Ubaydî] »84. C’est

82. Gouverneur du Haut-Sénégal-Niger, à Arnaud, administrateur des communes


mixtes d’Algérie hors cadre chargé de mission, Kayes, le 17 mai 1906 (ANOM, 75
APOM /9/13).
83. Mohammed Lakhdar s’est donc présenté aux autorités françaises en Adrar et
au Soudan occidental comme étant « Mohammed Abdoulaye » (Mohammed b.
‘Abdallah). Mohammed b. Ahmed al-‘Abdellâwî, qui était considéré à cette époque
comme l’un des grands saints tijânîs, et qui s’était installé définitivement à Fès, a pu
aussi servir de modèle à ce nom d’emprunt. Cela pourrait expliquer que shaikh
Lakhdar ait été désigné comme « Mohammed ould Ahmed » par Beyries. Ce n’est
qu’une hypothèse.
84. Rapport de l’administrateur de l’Adrar, Jean Beyries, Tidjania en Mauritanie,
8 p. (ANM, 4 E 7). (date ?)
32

ensuite sur l’ordre du gouverneur contenu dans la dépêche sus-


mentionnée qu’Arnaud interrogera Mohammed Lakhdar pendant son
séjour à Kayes.
Est-ce que Mohammed Lakhdar est vraiment venu par Fès et
l’Adrar ? Arnaud répond : « Interrogé sur son itinéraire de l’Adrar à
Nioro, le marabout [« Mohammed ben ‘Abdellah, dit Lakhdar », comme
le nomme Arnaud] se déclare incapable de donner un seul nom de
localité, de point d’eau »85. Au contraire, Mohammed Lakhdar parle avec
précision de son itinéraire algérien :
Cet indigène, de race blanche, a toute l’apparence d’un ksourien du Sud
algérien. Il se dit originaire de la fraction des Sbahi, tribu de Taybat, région de
Touggart [Touggourt], département de Constantine, il a certainement parcouru
le Tell algérien, comme l’indique la connaissance précise qu’il a des localités et
d’un certain nombre de familles notables algériennes86.
L’Adrar sur lequel il est plus discret, constitue cependant, dans le
déplacement du personnage, un repère important. Car cette région est le
fief de Mohammed al-‘Ubaydî, le beau-père du Mohammed Lakhdar. Al-
‘Ubaydî avait aidé Mâ’ al-‘Aynayn et son frère Sa‘âd Bûh à s’implanter
dans la région de l’Adrar (Boubrik, 1998 : 118). Déjà en 1859,
Mohammed al-‘Ubaydî a été à l’origine du contact entre Mâ’ al-‘Aynayn,
la cour émirale et les tribus de cette région (id. : 134). Le passage
éventuel de ce personnage à la Tijâniyya, qui n’est d’ailleurs évoqué,
comme nous l’avons vu, que par une source française de Constantinople,
pourrait avoir concordé avec la stratégie de Mâ’ al-‘Aynayn qui avait
commencé à donner les différents wird-s qâdîrî, tijânî et autres.
Peut-on parler d’une grande influence de Mohammed al-‘Ubaydî
dans le projet de Mohammed Lakhdar ? D’après les déclarations faites
par Mohammed Lakhdar à Arnaud, ce dernier indique que Mohamed
Obeidi était le beau-père de Mohammed Lakhdar (ce qui s’accorde
parfaitement avec ce que nous disent les sources coloniales d’Algérie) et
qu’il était mort depuis deux ans – soit autour de 1903-1904, puisque le
rapport d’Arnaud a été rédigé en 190687.
Odette du Puigaudeau, quant à elle, s’appuyant sur une déclaration de
Sa‘ad Bûh affirme :
[Mohammed Fadel al-‘Ubaydî] ramena de la Mecque, un architecte tunisien
pour lui confier la construction d’une nouvelle Zaouiya, plus vaste, isolée dans

85. R. Arnaud, mission de 1906, Kayes, rapport sur le marabout Mohammed ben
Abdallah (ANOM, 75 APOM /9/13).
86. Ibid.
87. Ibid. On sait que le fils de Mohammed al-‘Ubaydî, Mohammed al-Mamûn,
n’a quitté la région qu’en 1903, peut-être après la mort de son père.
33

un lieu désert qui lui plaisait, entre le puit d’El Afiâ et la sebkha de Chemchân.
On l’appelle aujourd’hui la ziâra parce que le tombeau du cheikh [al-‘Ubaydî],
qui y mourut en 1901, est le pèlerinage le plus fréquenté par les nomades, non
seulement de l’Adrar, mais aussi du Hodh, du Tagant et du Rio-de-Oro88.
Faut-il voir là un écho du séjour de Mohammed Lakhdar dans
l’Adrar ? Ce dernier déclara, en effet, à Arnaud qu’il était maçon à
Taybet El Gueblia (un village très proche de la Tunisie). Un
rapprochement est en tous cas permis.
Mohammed al-‘Ubaydî est un personnage important dans cette
affaire. Après avoir accompli le pèlerinage et, en compagnie de son
gendre Mohammed Lakhdar, visité Constantinople, où il aurait tenté
(comme on l’a vu) de créer une zâwiya, il a sans doute cherché des
moyens financiers pour réaliser des constructions dans le village de
Djraif qu’il avait fondé depuis 1860 (du Puigaudeau, 1951 : 1218-1227).
Sommes-nous devant deux missionnaires qui cherchaient à réunir des
fonds pour effectuer la construction qu’ils allaient réaliser dans l’Adrar ?
Mohammed al-‘Ubaydî a toujours fait preuve d’une autonomie vis-à-vis
du lignage saint de Mâ’ al-‘Aynayn et il a tenté de réunir des disciples
pour créer sa propre entreprise religieuse comme l’affirme R. Boubrik
(1998 : 180-181)89. La recherche de ziyâra-s et de moyens s’inscrit
parfaitement dans les stratégies de tous ces personnages.
À la fin des années 1930, d’Arbaumont rappellera aussi de
Mohammed Lakhdar qu’il « fréquenta au cours de ses voyages Cheikh
Mohammed Fadel O. Abbidi… » (d’Arbaumont, 1938 : 40). Ce faisceau
convergent de sources sur les liens entre Lakhdar et Mohammed al-
‘Ubaydî souligne l’importance de la relation entre les deux hommes et
l’influence certaine du second dans le « redéploiement » géographique de
Lakhdar vers l’Adrar.

88. O. du Puigaudeau, qui croyait donner une biographie du fondateur de la


confrérie Fâdiliyya, mort en 1869, a en fait consacré une biographie à Mohammed
al-‘Ubaydî. Voir O. du Puigaudeau, 1951, p. 1218.
89. La concurrence entre le lignage saint de Mâ’ al-‘Aynayn et le lignage spirituel
de Mohamed al-‘Ubaydî rappelle le cas de ‘Ayn Mâdî et Tamasîn. Les deux
lignages spirituels sahariens et algériens ont procédé de la même manière : chercher
à s’accaparer la baraka du lignage saint. Les deux lignages ont donné les mêmes
noms à leurs enfants. C’est le cas de Tamasîn et surtout de Mohammed al-‘Ubaydî
qui a donné les noms du fondateur de la Fâdiliyya à ses propres fils. Odette du
Puigaudeau reconnaît qu’elle avait du mal à distinguer entre les fils de Mohammed
Fadel (le fondateur de la Fâdiliyya) et ceux de Mohammed al-‘Ubaydî.
34

La question des « onze grains »

Mohammed ben ‘Abdellah Lakhdar confirme à R. Arnaud, en 1906,


qu'il s’est heurté à Murtadâ Tall, le fils d’al-Hâjj ‘Umar, sur la question
de la validité respective de la version « douze grains » et de la version
« onze grains ». Selon Arnaud, Lakhdar dit que la version « douze
grains » n’est pas valable et s’attaque aux tijânîs ‘umariens qui exploitent
leurs disciples en exigeant ziyâra-s et cadeaux90. On trouve, dans les
archives du Mali, un rapport de P. Marty, daté de 1917, sur les confréries
religieuses en 1916, qui insiste aussi sur ce conflit ancien avec les
‘umariens : « Soutenu par les traitants ouloufs [wolof], assez nombreux et
fort riches, il [Sîdî Mohammed ben Ahmedou ben Abdellah] forma un
petit cénacle et lutta contre les ‘Umariens, qui lui tinrent tête »91.
Ainsi, si nos hypothèses sont fondées, l’ambiance de compétition
entre les zâwiya-s et les différents lignages tijânîs pour la primauté a pu
frayer la voie à quelques variations dans les allégeances, le rituel et les
pratiques. On doit cependant constater que la question des onze et douze
récitations n’a pas agité les zâwiya-s maghrébines. Cette question ne
prend de l’ampleur qu’au sud du Sahara, à l’instigation de shaikh
Lakhdar, pour des raisons qui sont peut-être plus locales (la concurrence
avec l’establishment ‘umarien) qu’inter-maghrébines. On doit aussi
s’interroger sur l’influence du séjour de shaikh Lakhdar en Adrar, où il a
été exposé pendant plusieurs années au patronage d’al-‘Ubaydî qui
semble bien avoir été, de longue date, son mentor. Le croisement entre
Fâdiliyya et Tijâniyya a pu aussi jouer, à cet égard, un certain rôle
formateur en libérant les innovations. On peut enfin penser que les
longues pérégrinations, comme nous l’avons montré, de shaikh Lakhdar
en Orient, puis à travers le Maghreb, de Guemmâr à l’Adrar, et ses
contacts directs ou indirects avec toutes les zâwiya-s principales, lui ont
donné expérience, savoir et autorité à partir desquelles il a construit, en
« terre de mission », son propre charisme, dans lequel la question des
onze récitations a pris, pour lui, une importance centrale. Mais c’est
seulement dans l’entretien de Bamako rapporté par Arnaud, en 1906, que
nous saisissons pour la première fois ce nombre de récitations comme
signe de distinction majeur.
Sur la personne même de Lakhdar, le rapport Arnaud du 16 mai 1906,
fait une description qui ressemble à celle déjà donnée dans la fiche

90. R. Arnaud, mission de 1906, Kayes, rapport sur le marabout Mohammed


Moktar ben Abdallah (ANOM, 75 APOM /9/13).
91. Rapport de P. Marty sur les confréries religieuses, Nioro, 1916. Ce texte est
repris dans P. Marty, 1920, t. 4, p. 219-220 (ANM, 4 H 4).
35

médicale établie à Alger en 1898 : « Cet indigène de race blanche, a toute


l’apparence d’un ksourien du sud algérien… ». Arnaud lui donne alors
environ 50 ans : il avait « 40 ans » selon la fiche établie en 1898. La
photo de Mohammed Lakhdar, en annexe de la fiche médicale de 1898,
correspond parfaitement aux descriptions données92.
Lakhdar attirait des disciples (il dit à Arnaud qu’il avait le don
d’attirer la sympathie) et il avait commencé à donner le wird « onze
grains ». Il confirma à Arnaud qu’il était originaire de Taybet (El
Guebliyya), mais il lui dit aussi qu’il souhaitait retourner dans le Sud
marocain (Adrar ?) qu’il présentait aussi comme son pays d’origine. Il
disait qu’il était affilié à la zâwiya de Tlemcen par Tahar Ben Bûtayyeb,
qu’il avait résidé à Fès, et qu’il s’était installé par la suite dans l’Adrar,
au côté de son beau-père Mohammed al-‘Ubaydî, « mort depuis deux
ans »93.
Lakhdar fut dirigé sur Kayes, puis sur Saint-Louis. Lorsque la tension
fut apaisée, on le relâcha, et il se fixa peu à peu à Nioro, où il mourut en
1909. Selon A. Traoré et A. H. Bâ, il aurait transmis le wird « onze
grains » à Hamallah, et reconnu en lui le « Maître de l’Heure » vers
1900-1901.
Les troubles entre les tijânîs « douze grains » et les disciples
hamallistes ayant repris en 1914 (deux ans après la conquête du Maroc),
on fit appel à « Ahmed al-Abdelloui », pour réconcilier les hamawîs avec
les tijânîs ‘umariens. En 1920, P. Marty devait ainsi écrire :
On crut s’éclairer sur la situation en s’aidant des lumières d’un missionnaire
de la zaouïa Tidiania de Fez, Ahmed ben Çaih l’Abdoullaoui, neveu et gendre
du khalifa de cette zaouïa. Celui-ci se rendit donc à petites journées à Nioro,
exploitant indignement les populations sur son passage (Marty, 1920 : 222).
La confusion est, à notre avis, probable avec Mohammed al-
‘Abdellawî94. Cette réapparition de Mohammed al-‘Abdellawî dans cette
affaire, si c’est bien lui, montre que, si le projet ancien de

92. Général Dechizelle, commandant la subdivision de Batna, au général,


commandant la division de Constantine, Batna, le 10 août 1898 (ANOM, GGA, 16
H 45).
93. Selon les déclarations faites à Arnaud par Mohammed b. ‘Abdellah Lakhdar.
Ce dernier déclare que sa femme (serait-ce la fille d’al-‘Ubaydî ?), s’appelle Lalla
Mariem. De ce mariage naîtra sa fille qui s’appelle Khadija mint (fille de) Lakhdar.
94. Marty a écrit « Ahmed » sans doute par erreur, confondant le père avec le fils.
Il s’agit plutôt de Mohammed b. Ahmed (« Ahmed » pourrait aussi être, à la
génération suivante, le fils de Mohammed). L’alliance familiale entre Mohammed
al-‘Abdellâwî et le chef de la zâwiya de Fès, qui est alors al-Ghâlî ben Ma‘zzûz, ou
encore Mohammed Guennûn, sans être impossible, notamment avec le second,
resterait à démontrer.
36

l’administration coloniale d’Algérie de l’envoyer en pays soudanais avait


fait long feu, les contacts n’avaient pas cessé pour autant entre elles et ce
dernier.
Ainsi la mission de Mohammed Lakhdar, qui avait passé sous silence,
en présence d’Arnaud, le rôle initial et initiateur de Guemmâr, s’inscrit
dans un paysage religieux tijânî complexe, où la compétition entre les
différentes zâwiya-s, au Maghreb comme en Afrique de l’Ouest,
constitue la règle, loin de l’illusion coloniale d’un « ordre » tijânî
centralisé.
Tel est le profil de Mohammed Lakhdar qui n’a pas été engagé par les
autorités coloniales mais qui a fini par reprendre à son compte le projet
de mission un moment envisagée par ces autorités. Après avoir assez
longuement séjourné dans l’Adrar en compagnie de son beau-père, il
avait fini par apparaître au sud du Sahara à la recherche d’un nouveau
qutb, dit la légende de sainteté de la Hamawiyya (Bâ, 1980 : 59), mais
sans doute aussi, plus probablement, de ziyara-s et de disciples.
Ainsi, a-t-il jeté les bases d’une Tijâniyya dite « onze grains », et il
l’a fait, sans rompre le contact avec les tijânîs « douze grains » de Fès, et
sans que l’on sache quel type de liens il avait pu conserver avec
Guemmâr. Sans doute faut-il envisager, en filigrane, la maturation
progressive d’un personnage religieux à la recherche de son terrain
propre.

Conclusion

Nous pensons avoir montré que la version donnée par A. Hampâté Bâ


sur l’envoi de Mohammed Lakhdar à la suite d’une réunion des zâwiya-s
algériennes ne peut être retenue que comme un écho déformé d’un projet,
qui fut d’abord de nature coloniale, avant qu’il ne soit récupéré, non par
une « réunion des zâwiya-s algériennes », mais par des acteurs algériens
plus localisés. On pourrait même dire que, par le biais de la mission de
Mohammed Lakhdar, c’est une partie du projet français qui a été réalisée,
à savoir la création d’une Tijâniyya différente de la Tijâniyya
‘umarienne. Cependant, les craintes de la politique musulmane française
au sujet des tijânîs ‘umariens allaient évoluer avec les ‘umariens eux-
mêmes, et trouver paradoxalement un nouveau champ de spéculations
inquiètes avec la nouvelle confrérie Hamawiyya – comme si le projet
initial d’une Tijâniyya anti-‘umarienne, un moment imaginé à Alger, et
depuis longtemps oublié, avait débouché, finalement, sur une Tijâniyya
encore plus insoumise que celle des ‘umariens. Les zâwiya-s tijânîes
maghrébines et ouest-africaines qui ont accueilli avec hostilité la
37

concurrence de cette nouvelle ramification « lakhdarienne », puis


« hamawî », et qui ont vu dans l’introduction de la récitation onze fois de
la Perle de la perfection, une forme de rupture et d’innovation
inacceptable, ont alors contribué à l’acharnement des autorités françaises
sur la Hamawiyya.
Toutes les zâwiya-s maghrébines et ouest-africaines, hormis le foyer
de Nioro et ses prolongements en Mauritanie et en Côte d’Ivoire, ont
d’ailleurs pratiqué, jusqu’à nos jours, la récitation de la Perle de
perfection douze fois, sans que l’on sache bien quelle était la signification
de l’usage latéral de la récitation onze fois, comme on l’a vu dans l’ijâza
n° 3 délivrée par Mohammed al-Sghîr à son fils Mohammed El Aroussi
en 1878, qui était issue de chaînes de transmission tout à fait orthodoxes.
C’est d’ailleurs la seule occurrence que nous ayons d’une transmission
onze fois. De là à penser que Lakhdar aurait été instruit dans les vertus de
cette variation à Guemmâr, il n’y a qu’un pas que nous résistons
cependant à franchir en l’absence d’autres traces.
On remarquera, pour terminer, que la Hamawiyya n’a pas pu produire
une hagiographie liée à la démarche de son « fondateur » (Lakhdar), resté
pour l’essentiel inconnu, mais seulement un ensemble de louanges
rendues à son disciple et martyr (Hamallah). On peut dire que Hamallah
n’a pas posé d’acte fondateur, mais qu’il a été l’héritier, sans doute
inconscient, d’une mission menée par Mohammed Lakhdar agissant dans
les conditions que l’on a exposées.
Les origines de la Hamawiyya montrent que la Tijâniyya n’est pas un
ordre, au sens colonial du terme, qui « marche d’un seul pas », mais un
ensemble de chaînes de transmission qui s’inscrivent dans des conditions
socio-politiques propres à un espace défini. L’errance de Lakhdar, à la
recherche de sa propre mission, constitue l’un de ces rameaux au tournant
du XIXe et du XXe siècles.
Ainsi croyons-nous avoir pu retrouver et reconstituer la carrière
perdue du saint qui a jeté les bases d’un nouvel enseignement tijânî au
sud de la Mauritanie. Il fallait, pour ce faire, réunir des sources issues, les
unes du Maghreb, les autres de l’Afrique de l’Ouest, que l’on a
généralement peu l’habitude de rapprocher. C’est une autre leçon à
retenir de cette enquête.
38

Sources d’archives

Archives nationales d’Outre-mer (ANOM), Aix-en-Provence


- Gouvernement général de l’Algérie (GGA) :
-série J, Bureaux arabes de l’Oranie, sous-série 1 J, division
d’Oran, renseignements, 1844/1909
-série H, affaires indigènes,
-sous-série 1 H, correspondance politique des affaires
indigènes, 1830/1959
-sous-série 10 H, études et notices sur l’Algérie et l’Islam,
1849/1957
-sous-série 16 H, questions religieuses, 1849/1958

-Préfecture d’Alger (1947/1962) :


-série U, cultes, 1833-1957

- Archives privées d’Outre-mer (APOM)


-papiers Randau (1872, 1896/1952)

Archives nationales du Mali (ANM), Bamako


- Série 4 E, (politique musulmane ?) (fonds ancien ou récent ?)
- Série 4 H (intitulé de la série ?) (fonds ancien ou récent ?)

Archives nationales du Sénégal (ANS), Dakar


- Série 15 G, affaires administratives et musulmanes, Soudan

Bibliothèque générale de Rabat


AL-RYÂHÎ, Ibrahim, s.d., Taqyîd al-Ryâhî, cote 2949 D (dans un
ensemble), 38 p.

Bibliographie

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World, Oxford University Press, XII + 204 p.
AL-‘ATTÂR, Abdelkrim, s.d., Târîkh al-Tarîqa al-Tijâniyya al-musharafa
fî al-bilâdi al-misriyya, Le Caire, Dâr Tibâ’at al-Ashrâf, publié
avec l’aide du ministère de l’Intérieur, 64 p.
39

ARBAUMONT (sous-lieutenant d’), 1938, Le Tidjanisme. Le hamallisme en


Mauritanie, Saint-Louis, Centre d’études de la Mauritanie, 85 p.
BÂ, Amadou Hampâté, 1980, Vie et enseignement de Tierno Bokar. Le
sage de Bandiagara, Paris, Éditions du Seuil, 254 p.
BARRÂDA, Harâzim, 1988, Jawâhîr al-ma‘ânî wa bulûgh al-amâni fî fayd
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BOUBRIK, Rahal, 1999, Saints et société en Islam, la confrérie ouest-
saharienne Fâdiliyya, Paris, CNRS, 207 p.
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l’Ouest (1820-1920), thèse de doctorat, université Paris VII, 508 p.
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l’Ouest, Bordeaux, Centre d’études d’Afrique noire, 103 p.
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41

Annexe 1 : Portrait de Mohammed Lakhdar al-Suhaylî, 1898.

Source : Cliché du 10 mai 1898. Lettre du général Dechizelle, commandant


la subdivision de Batna, au général, commandant la division de Constantine,
Batna, le 10 août 1898 (ANOM, GGA, 16 H 45).
42

Annexe 2 : Les principaux personnages du lignage saint de


‘Ayn Mâdî et de Tamasîn

‘Ayn Mâdî

Ahmed al-Tijânî I (m. 1815)

Muhammed al-Kabir Muhammed al-Sghîr al-Tijânî


(m. 1827) (m. 1853)

Sidi al-Bachi al-Tijânî Sidi Ahmed al-Tijânî II


(m. 1911) (m. 1897)

Tamasîn

Sidi al-Hâjj al-Tamâsinî (m. 1844)

Sidi Muhammed al-Sghîr Sidi Muhammed al-‘Id


(m. 1892) (m. 1875)

Sidi Lakhdar
(m. 1873)

Sidi Muhammed (Hamma) al-‘Arûssi (m. 1892)

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